Socialisme ou Barbarie - NO. 31 (DÉCEMBRE 1960-FÉVRIER 1961)

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Table des matières

La révolte des colonisés 31:1-11
CHATEL, S.: Le vide congolais 31:12-23
LYOTARD, Jean-François: Le gaullisme et l'Algérie 31:24-32 = La guerre des algériens
GUILLAUME, Ph.: Dix semaines en usine 31:33-50
CARDAN, Paul: Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (I) 31:51-81 = FR1960B*
DOCUMENTS:
KURODA, Kun-ichi: Japon, juin 1960 (article paru dans International Socialism) 31:82-86
UNITÁ PROLETARIA: Italie, juillet 1960 31:87-90
DISCUSSIONS:
La gauche française aux yeux des Algériens (texte anonyme envoyé au groupe, suivi de "notre position sur trois points particuliers") 31:90-94
LE MONDE EN QUESTION:
MOTHÉ: Les licenciements chez Renault 31:95-98
Le sens des économies (Financial Times) 31:98
CHATEL, S: Après les élections américaines 31:98-100
L'étrange comportement des ouvriers et ses causes (déclaration des dirigeants de l'Action catholique ouvrière, Le Monde) 31:100
L'étrange comportement des ouvriers: des remèdes (Bourguiba, s'adressant la nation tunisienne) 31:101
Les "sit-down" des étudiants noirs aux États-Unis 31:101-103
UN ÉTUDIANT AMÉRICAIN: Ce qu'ils doivent éprouver 31:103-104
Ce qui nous manque: des spécialistes de la généralité (extrait du Monde) 31:104
CHATEL, S: À bout de soufle de Jean-Luc Godard 31:104-107
À nos lecteurs 31:108
Souscription permanente de soutien 31:108
TABLE DES MATIÈRES DU VOLUME V 31:109-110
BULLETIN D'ABONNEMENT 31:111-112
PUBLICITÉS:
Passato e Presente 31:113
Présence Africaine 31:114
Arguments 31:115
Études 31:116
À PARAÎTRE DANS LES PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X•
Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19
Comité de Rédaction :
Ph. GUILLAUME
F. LABORDE
D. MOTHE
Gérant : P. ROUSSEAU
3 N.F.
10 N.F.
Le numéro
Abonnement un an (4 numéros)
Abonnement de soutien
Abonnement étranger
20 N.F.
15 N.F.
Volumes déjà parus (I, nos 1-6, 608 pages ; II, nºs 7-12,
464 pages ; III, nos 13-18, 472 pages : 5 N.F. le volume.
IV, nos 19-24, 1 112 pages : 10 N.F. le volume.
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure..
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
1,00 N.F.
0.50 N.F.
La révolte
des
colonisés
La révolte des peuples colonisés s'étend et s'approfondit.
Les colonisateurs s'efforcent de ne pas perdre la face :
« Nous avons amené ces pays barbares à la civilisation ;
nous les faisons entrer maintenant dans notre univers de
nations sages et cultivées ». Les esclaves d'hier devraient
être les valets reconnaissants d'aujourd'hui. Mais les bons
nègres, les bons sauvages se font rares. Lumumba répond
au roi des belges : nous n'oublierons jamais que vous nous
pendiez haut et court il n'y a pas si longtemps. En pleine
Assemblée Générale, le délégué du Mali rejette avec indi-
gnation le parrainage de la France pour entrer à l'O.N.U.
L'accession des peuples colonisés à l'indépendance
politique est le résultat d'une lutte longue et sanglante,
d'une mobilisation formidable des masses contre les nations
« sages et cultivées » qui les exploitaient. Et toute la diffé-
rence entre hier et aujourd'hui c'est que les serviteurs ne
sont plus battus partout, qu'ils frappent à leur tour et que
les maîtres reculent sous les coups. L'initiative est passée
du côté des masses colonisées.
Les impérialismes essayent de se retirer en bon ordre,
de conserver par d'autres moyens que la domination
directe leurs positions économiques et stratégiques. Mais
les privilèges des belges sont attaqués au Congo, les intérêts
de la France remis en cause dans la Communauté. En
Algérie, des paysans illettrés, des étudiants de vingt ans,
des ex-manæuvres de Billancourt tiennent tête depuis six
ans à une armée de 500.000 hommes. Au cour de l'Améri-
que, à deux cents kilomètres des Etats-Unis, la domination
yankee sur le peuple cubain est mise en pièces. Au moment
même où les investissements nord-américains sont natio-
nalisés à Cuba, avec l'approbation enthousiaste de millions
de travailleurs et de paysans pauvres d'Amérique Latine,
Fidel Castro harangue les noirs d'Harlem. L'inquiétude des
occidentaux tourne à l'affolement. Eisenhower lâche son
golf et se précipite à l'O.N.U., où les délégations des « sau-
vages » sont noyées de fleurs et d'invitations, étouffées de
caresses par les Deux Grands.
Mais, comme chacun sait, l'O.N.U. n'est qu'un haut-
parleur, et les discours ne changent rien aux faits. La
division politique de l'Occident, les divergences d'intérêts
entre les puissances coloniales et les nations ne possédant
1
pas de colonies, d'une part, l'autonomie dont jouissent les
sociétés et les trusts qui ont dominé jusqu'ici les économies
des territoires, sous-développés d'autre part, interdisent aux
occidentaux non seulement d'adopter un plan de recon-
version, mais même une attitude commune. On l'a bien vu
au Congo.
C'est que le problème dépasse la simple reconnaissance
de l'indépendance nationale aux colonies. Ce qui est en
question, ce sont les conditions de vie, l'avenir même des
populations de toutes les régions sous-développées du
monde. Ce n'est ni un simple problème d'institutions poli-
tiques ni une question d'organisation économique pouvant
être résolue par des mesures techniques. Dans le bouillon-
nement qui agite le « tiers monde », ce qui est contesté
c'est la structure sociale de ces territoires, ce qui est mis
en cause par les peuples ce sont les anciens rapports de
« sous-développé » à « industrialisé », car de ces structures
et de ces rapports dépend leur propre sort.
ne
La situation actuelle de ces régions où vit la moitié
de la population mondiale, sans compter la Chine
découle pas simplement de leur « état arriéré ». En péné-
trant depuis plus d'un siècle dans les sociétés pré-capita-
listes d'Asie, d'Afrique et d'Amérique, l'impérialisme a
conservé et détruit à la fois. Il s'est partout allié aux
couches dominantes indigènes : grands propriétaires ter
riens, ou bien chefs religieux et militaires, fonctionnaires
locaux, dont il a maintenu les fonctions et les privilèges ;
il a souvent laissé intacte la structure sociale des campa-
gnes ; mais il a rendu les paysans tributaires du marché
mondial pour leurs ventes et achats ; ailleurs, il a imposé
la monoculture et a lié les cultivateurs aux grandes compa-
gnies exploitant directement le sol ou commercialisant ses
produits ; il a ruiné l'artisanat indigène par la concurrence
des marchandises importées de la métropole ; en même
temps, les capitaux étaient investis dans l'exploitation des
minerais et autres matières premières pour l'industrie
métropolitaine, ainsi que dans l'infrastructure ports,
chemins de fer, routes, -- nécessaire pour l'acheminement
des marchandises et des matières. L'impérialisme a relié
les économies arriérées au capitalisme mondial, mais en
limitant leur développement à des secteurs bien précis, en
réduisant ces régions au rôle de sources de matières pre-
mières et de marchés pour l'industrie des nations avancées.
Le travail des populations indigènes a été approprié
directement ou indirectement par la classe dirigeante
des puissances colonisatrices et leurs conditions de vie
déterminées par cet état de dépendance.
Rien n'empêchait la France d'industrialiser l'Algérie,
qu'elle occupe depuis 1830. Elle ne l'a pas fait. Rien
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n'empêchait les Etats-Unis d'industrialiser Cuba, qu'ils ont
dominé de 1898 à 1958. Ils ont préféré en faire un immense
champ de canne à sucre et un marché pour leur camelote.
Certes, l'éveil progressiſ des populations colonisées, son
accélération depuis la fin de la dernière guerre, montraient
bien l'impossibilité de perpétuer les anciens rapports, ren-
daient évidente aux colonisateurs la nécessité de modifier
leur politique. Mais la réponse des impérialismes au mou-
vement l'emancipation a été typique de leur propre nature,
car elle se fondait sur la violence, la paperasserie et la
corruprion. Alors que des armes et des avions étaient
fournis à Tchang-Kai-Chek, que les corps expéditionnaires
débarquaient en Indochine, en Indonésie, que les parachu-
listes s'envolaient pour le Kenya, des centaines d'organis-
mes, des dizaines de milliers de fonctionnaires s'affairaient
déjà autour des « sous-développés ». Des commissions
nationales et internationales se penchaient sur leur sort,
élaboraient des statistiques, des études régionales, des
rapports particuliers ; les parlements votaient des aumônes,
les gouvernements envoyaient des spécialistes. Au fond, les
impérialismes n'arrivaient pas à croire à la révolte de leurs
« pauvres ». Ils se disaient qu'il suffirait d'augmenter les
aumônes et que, au pire, en leur faisant cadeau de quelques
jouets de civilisé - un gouvernement, un parlement, un
drapeau, des titres ronflants et des Cadillac pour les
« évolués » ils se tiendraient encore tranquilles pour un
bout de temps.
Aujourd'hui ce sont des masses innombrables de
« pauvres » qui s'ébranlent, bousculent les prévisions,
rejettent les aumônes, réclament les richesses de leurs pays.
Les dirigeants occidentaux reculent, menacent, promet-
tent, se contredisent, mais ne changent quelque chose que
contraints et forcés.
Il suffit de considérer, par exemple, le caractère à la
fois dérisoire et conservateur du Plan Eisenhower pour le
développement de l'Amérique Latine présenté à la récente
conférence de Costa-Rica pour constater la résistance des
U.S.A. à modifier leur orientation traditionnelle. Or, le Plan
Eisenhower que les gouvernements américains favora-
bles aux U.S.A. ont été forcés eux-mêmes de critiquer —
prétendait être la réponse de Washington à la révolution
cubaine !
La « stérilité » des cerveaux impérialistes dans ce
domaine, leur incapacité à trouver de nouvelles solutions,
confirmé tout simplement que les facteurs qui ont modelé
les rapports entre nations industrialisées et pays arriérés
par le passé restent toujours aussi forts. Pour les grandes
puissances, en effet, promouvoir l'industrialisation concer-
tée de ces pays' voudrait dire non seulement investir à perte
dans l'immédiat, mais se créer des concurrents pour plus
tard et, de toutes façons, mettre en danger leurs sources
3
de matières premières et de minerais. Une politique de
développement équilibré entraînerait inévitablement et
ne pourrait être appliquée qu'à cette condition --- un boule-
versement de la structure sociale des campagnes par les
besoins en main-d'œuvre de la nouvelle industrie et par la
nécessité de créer un marché intérieur pour ses produits,
une transformation de la production agricole elle-même,
qui devrait être liée à la croissance industrielle. Elle forti-
fierait la bourgeoisie indigène et son appareil d'Etat, qui
ne tarderaient pas à mettre la main sur les matières pre-
mières, à en disposer en priorité pour les besoins nationaux
et à les fournir aux acheteurs étrangers à des conditions
sensiblement différentes de celles dont ils jouissent actuel-
lement. Une telle politique signifierait tout bonnement
l'écroulement du système actuel d'exploitation des écono-
mies coloniales et semi-coloniales par les capitalistes étran-
gers. Enfin, en provoquant des bouleversements sociaux
considérables, l'industrialisation décuplerait la pression de
la population travailleuse, rendant ainsi encore plus diffi-
cile l'aménagement de nouveaux rapports entre le capital
étranger et la bourgeoisie nationale.
En reliant les pays arriérés au marché mondial, l'impé-
rialisme a imposé à une partie de la population des condi-
tions de vie et de travail nouvelles, souvent pires que les
anciennes, détruit l'économie de subsistance, fait dis paraître
les anciens cadres de la vie sociale et familiale sans les
remplacer par un cadre semblable à celui des métropoles
industrielles, dont l'avance sur les régions arriérées s'accen-
tue sans cesse, créé des déséquilibres et des contrastes
explosifs, et n'a offert aucune solution.
Sa propre veuvre se retourne maintenant contre lui.
Alors que les paysans pauvres réclament la terre, ou des
crédits, ou la suppression des usuriers et de la commer-
cialisation par les compagnies étrangères, que les travail-
leurs revendiquent des meilleurs salaires, une autre vie,
que tous exigent la fin des privilèges des colonisateurs, la
bourgeoisie indigène rêve de plus grands profits, d'industrie
moderne, d'efficacité, de pouvoir. Mais surtout, dans tous
ces pays, que ce soit brusquement, dans l'agitation qui
accompagne l'indépendance, ou peu à peu, au fil des crises
succédant aux « pronunciamentos », des groupes sociaux
se dégagent ici directement liés à la bourgeoisie, là en
conflit avec cette même bourgeoisie, trop faible ou trop
corrompue qui veulent assumer avec des nouvelles
méthodes les tâches de modernisation, de développement
national.
Cadres de l'armée, intellectuels, techniciens, fonction-
naires, ils voient dans l'appareil d'Etat le seul organisme
capable de prendre les mesures propres à promo'ivoir ce
4
développement et d'exercer le contrôle total de toutes les
activités qu'un tel effort réclame.
Les obstacles sont évidents. Pour réaliser les inves-
tissements indispensables, il faut disposer de capital
c'est-à-dire de travail accumulé. Ce capital, c'est les nations
déjà industrialisées qui le possèdent. Il est difficile de
s'attaquer aux intérêts des sociétés étrangères alors qu'on
doit demander des prêts à leurs gouvernements. D'autre
part, l' « aide », fort limitée, que ces gouvernements se sont
montrés jusqu'ici disposés à accorder vise ouvertement des
buls dont aucun ne correspond aux besoins des territoires
sous-développés. L'une des plus fortes motivations de cette
« aide » est le conflit entre le Bloc occidental et le Bloc
russe. Les crédits sont concédés en priorité aux zones les
plus chaudes de la guerre froide. En 1957, par exemple, la
moitié de l'aide des Etats-Unis à l'étranger est allée à
Formose, à la Corée du Sud et au Sud-Vietnam. L' « aide >>
occidentale est d'ailleurs presque toujours assortie de condi-
tions imposant au bénéficiaire un effort militaire incom-
patible avec son développement. Les crédits constituent, en
outre, une sorte de compensation accordée en échange du
maintien des entreprises et des investissements du pays
donateur. Ils tendent justement à conserver aux pays sous-
développés leur caractère de fournisseurs de matières pre-
mières et de marchés et à les maintenir dans l'orbite des
int périalismes. Dans ce sens, ils sont donc essentiellement
conservateurs, toute réforme sociale importante, toute
modification profonde des structures pouvant provoquer
un déséquilibre dangereux pour l'impérialisme.
Il reste évidemment l'autre voie : celle des crédits
russes. Parce qu'elle n'a rien à y perdre et tout à gagner,
l'URSS se fait le défenseur et le guide des peuples colonisés
et sous-développés. N'ayant ni intérêts ni investissements
dans ces territoires — qui se trouvaient jusqu'à présent
dans la zone d'influence des occidentaux elle peut se
contenter d'une seule condition en échange de ses roubles :
la neutralité. Cependant, la manière dont elle a coupé les
crédits à la Yougoslavie après la rupture de 1948, peut déjà
donner une idée de son intransigeance. Il n'en reste pas
moins quc les conditions qu'elle offre sont meilleures et
que, si le pays sous-développé sait offrir une résistance
suffisante, elle renonce à lui imposer des conditions poli-
liques supplémentaires.
D'autre part, le système que le Bloc russe propose en
modele aux pays sous-développés : réforme agraire et
coopération agricole, étatisation de l'industrie et du com-
merce, planification, répond à la préoccupation des diri-
geants indigènes, car il permet l « quto-création » de
capital par l'exploitation intensive du travail et l'investis-
sement d'Etat. C'est la méthode appliquée en Chine, en
Indochine. Elle exige aussi l'aide d'une nation industrielle,
5
au moins au départ, aide que l'URSS se déclare prête à
apporter. Mais elle réclame encore l'existence d'un parti
politique capable soit de contrôler totalement l'Etat, soit
en particulier pour les pays nouvellement arrivés à
l'indépendance de faire surgir de lui-même les cadres
du nouvel Etat, capable également, du moins au début, de
faire accepter aux masses ses objectifs politico-économi-
ques.
Or, si des groupes dirigeants s'orientent peu à peu
dans ce sens dans un certain nombre de pays arriérés, les
conditions pour l'avènement d'un régime de ce type ne sont
pas données partout. Les liens qui attachent les économies
de ces pays aux puissances occidentales sont souvent encore
trop forts et les partisans d'une telle orientation trop faibles
pour l'imposer ; de plus, la plupart de dirigeants actuels,
plutôt que de dépendre entièrement de l'Est, préfèrent se
livrer à un jeu de balance entre les deux camps, obtenir
des crédits de l'un et de l'autre. C'est la politique d'un
Nasser, des neutres en général.
Il est vrai qu'elle ne résoud pas grand chose et que,
en Egypte comme aux Indes ou en Indonésie, les grands
problèmes demeurent : les structures rétrogrades se main-
tiennent dans les campagnes alors que la croissance de
l'industrie est faible, partielle et chaotique.
En revanche, l'exemple chinois est là pour prouver
l'efficacité de la méthode étatiste, planificatrice.
La position des occidentaux face aux pays sous-déve-
loppés apparait comme conservatrice, celle de l'URSS et
de la Chine comme dynamique , en tant que 'telle, sa force
d'attraction est considérable.
Mais si la voie russe ou chinoise
permet de
trancher les liens avec les occidentaux et de transformer
profondément les structures sociales, ce n'est que pour
ouvrir un processus d'industrialisation basé sur l'exploita-
tion de la force de travail. Ce système peut satisfaire une
partie des cadres indigènes actuels, de l' « élite » qui
cherche à consolider son pouvoir au travers du développe-
ment national. Il échappe complètement au contrôle de la
population travailleuse, dont on exige pourtant une somme
plus grande de travail, et ne réalise ses aspirations que
dans leur partie « négative »: destruction des structures
sociales rétrogrades. C'est pourquoi l'instauration d'un tel
régime ne peut avoir lieu que si le mouvement d'émanci-
pation des paysans pauvres et des salariés des villes a été
capté par les cadres « progressistes » de l'ancienne société
ou par une bureaucratie politique née au cours de la
lutte elle-même. L'industrialisation signifie alors l'extension
et le renforcement de la couche sociale de « spécialistes en
direction », qui procède à l'accumulation de capital par
ALBANIA
6
SOUS
l'exploitation des travailleurs et gère le pays en fonction
de ses intérols particuliers.
C'est ce qui est arrivé en Chine. Les vieilles classes
dominantes ont été liquidées, mais des nouvelles couches
formors en partie par des anciens fonctionnaires, offi-
riors, pailrons, Techniciens, en partie par des organisateurs
Nllryis de la masse -- ont monopolisé la gestion, étendu et
forlifir leurs privilèges, se sont constituées en classe diri-
grande. Les ouvriers des nouvelles usines, les salariés des
novelles crploitations agricoles n'ont pas tardé à s'en
pererpoir. L'adhésion des masses à l'œuvre de liquidation
vir la société ancienne n'a nullement empêché l'antago-
nisme des classes de renaître une forme plus
À moderne », dans le nouveau régime.
Le mouvement révolutionnaire des paysans et des
ouvriers (*/ bien parvenu i détruire les vieux cadres
NOC/111.1', mintis, cms los conditions d'une économie sous-
depelopper, il alle « récupéré » par la bureaucratie nais-
sanilo od i'll (bouli qu'a jeter des centaines de millions
l'hommes dans le bagne d'une industrialisation inhumaine.
Le développement forcé de l'économie arriérée ou
coloniale que la bureaucratie s'efforce de présenter
comme la construction du socialisme pour conserver
l'appui des masses --- peut apparaître pour un temps comme
la seule solution possible, surtout aux yeux des « élites »
indigènes. En réalité, il ne fait que créer les conditions
pour un rebondissement de la lutte des classes.
Cependant, le développement des régions arriérées,
même sous une forme « bureaucratique », n'est pas le
premier objectif, le but fondamental de la politique de
l'URSS dans ce domaine.
Les besoins de ces pays, les aspirations de leurs
populations, tout comme les rapports entre l'URS, déjà
industrialisée, et la Chine, en voie d'industrialisation, sont
envisagés par la bureaucratie russe dans le cadre de sa
stratégie mondiale, qui vise exclusivement, comme celle
de toute classe dirigeante, à affermir sa domination, à
justifier ses fonctions et ses privilèges.
Déterminée par les nécessités de la classe qui dirige
la société russe, l'attitude de l'URSS dépend directement
des fluctuations du conflit qui l'oppose aux occidentaux.
C'est pourquoi elle exploite aussi bien les mouvements
populaires que les haines nationales, les revendications des
paysans colonisés que les appétits des bourgeois indigènes.
* Progressisle », et même aventuriste, elle peut être, s'il
le faul, ouvertement contre-révolutionnaire.
Le refus de Moscou d'aider Mao-Tsé-Toung en 1945,
la remise des territoires que les russes occupaient alors
dans le Nord de la Chine aux armées de Tchang-Kai-Chek,
seul gouvernement reconnu par eux à l'époque, au moment
7
même où l'URSS se partageait avec les Etats-Unis et l'An-
gleterre les zones d'influence dans le monde, constituent
un des exemples les plus typiques de la politique réaction-
naire de la bureaucratie russe.
Mais l'attitude de l'URSS devant la lutte des algériens
est aussi significative à cet égard.
Non seulement pendant six ans elle n'a pratiquement
rien fait pour aider l’A.L.N., mais encore c'est sur ordre
de Moscou que les Thorez et Cie ont systématiquement
freiné en France toute action efficace contre la guerre
d'Algérie, ont saboté les mouvements de 1956, ont mené la
misérable politique des pétitions chez M. le Maire. C'est
que, dans le cadre de leur conflit avec les américains, les
dirigeants du Kremlin caressaient l'espoir de détacher la
France du camp atlantique, ou du moins de la neutraliser.
On se souvient encore de leur mansuétude vis-à-vis de de
Gaulle quand il est monté au pouvoir. N'était-ce pas
l'homme du R.P.F., le nationaliste qui, tout comme Thorez
lui-même, avait mené campagne en 1953-54 contre le projet
d'armée européenne, la C.E.D. ? Il fallait donc le ménager,
il fallait ménager la bourgeoisie française, flatter son
nationalisme, les algériens pouvaient bien crever. Aujour-
d'hui Khrouchtchev embrasse Krim Belkacem, fait des
promesses au G.P.R.A. C'est que les velléités d'indépen-
dance de de Gaulle se sont révélées vaines et que la bour-
geoisie française est toujours aussi átlantique. D'autre part,
au moment où la Chine se fait le champion des algériens,
I'URSS ne peut plus biaiser longtemps si elle veut conserver
la première place.
La politique « progressiste » de l'URSS face aux pays
coloniaux et simi-coloniaux est donc essentiellement une
arme dans sa lutte avec les occidentaux pour l'hégémonie
mondiale.
Si elle offre à ces pays son propre régime comme
modèle, c'est surtout aux classes dirigeantes
bureaucraties naissantes qu'elle s'adresse en leur propo-
sant le meilleur système pour affermir leur domination sur
les masses. Et elle n'hésite pas une seconde à venir en aide
aux régimes les plus férocement anti-prolétariens du
« tiers monde » pourvu qu'ils se déclarent neutres. Elle
construit des barrages et fournit des capitaux à Nasser,
l'homme de la bourgeoisie égyptienne, le bourreau des
ouvriers d'Alexandrie, le tortionnaire de militants commu-
nistes qui pourrissent dans ses prisons ; elle envoie des
roubles, des techniciens, des machines à Nehru, le bon
apôtre qui fait mitrailler les manifestations ouvrières, qui
emprisonne les grévistes et laisse mourir de faim les pay-
sans ; elle fait des sourires au Sultan du Maroc, tire des
coups de chapeau à l'Empereur d'Ethiopie, flatte des
princes orientaux, des arrivistes africains, des généraux
sud-américains...
ou
aux
8
Le haut-parleur onusien diffuse ces temps-ci une
donnante cacophonie pleine de bruit et de fureur. Mais
derrière les discours démagogiques, les déclarations hypo-
crilex, les empoignades, les coups de soulier, se précise
l'image d'un monde instable, fragile, ébranlé par le vaste
combut des peuples opprimés, déchiré par l'âpre compéti-
lioni des deux Blocs.
Point de rencontre d'intérêts irréductiblement opposés,
l'Organisation des Nations Unies n'est que l'expression
parlementaire de ces conflits et, comme tout parlement qui
se respecte, elle est impuissante à les résoudre.
Cette impuissance ne découle pas simplement de
Iquilibre de forces des deux Blocs, elle provient, plus
profondiment, de la nature même de la société moderne,
incapable de trouver des solutions aux problèmes des hom-
ms, l'ouvrir la voie de l'affranchissement des peuples et
otron individus. Fondée sur la division en classes l'une
monopolisant le pouvoir, la gestion, l'autre étant réduite
(111 role de simple exécutant c'est son essence qui cons-
titue la source de tous les conflits, de toutes les contradic-
tions sans cesse renaissantes, des luttes des classes comme
des rivalités impérialistes.
Depuis quinze ans, la propagande officielle s'efforce
pourtant de répandre l'idée d'une société en marche vers
le progrès, où les gens, munis d'un nombre croissant de
voitures, de postes de télévision et d'appareils ménagers,
jouissant d'un « haut niveau de vie » ou alléchés
par
la
promesse de ce niveau - ne seraient plus que des citoyens
satisfaits et dociles. Il y a quinze ans, les populations
d'Europe sortaient d'un affreux cauchemar : l'hécatombe
de 1939-45. Il fallait qu'elles oublient. Après la courte et
décevante période des « libérations », les générations qui
avaient traversé la guerre n'ont plus pensé qu'à... vivre, tout
simplement. Malgré la sourde inquiétude due aux arme-
ments atomiques, malgré les effets « déconcertants » du
« haut niveau de vie » : rythme accéléré du travail, asser-
vissement total du travailleur aux machines, mécanisation
croissante de la vie, les gens ont bien voulu oublier. La
production montait, l' « américanisation » de l'Europe
(allait bon train...
Tout comme les régimes capitalistes de l'Ouest avaient
surmonté la crise de 1944-45, les régimes bureaucratiques
de l'Est parvenaient à triompher de la leur, plus tardive,
mais plus violente. La scission de la Yougoslávie, les révoltes
ouvrières d'Allemagne Orientale et de Hongrie, les événe-
ments de Pologne, la pression des travailleurs en URSS
même, n'arrivaient pas à renverser le pouvoir de la bureau-
cratie, un moment ébranlé. Alliant la répression aux
concessions, celle-ci triomphait provisoirement. Elle reven-
diquait alors ouvertement le modèle occidental du bonheur:
9
le haut niveau de vie, et les moyens occidentaux d'y
arriver.
La coexistence fleurissait, la concurrence pacifique
entre les nations allait se substituer à la guerre froide.
Cependant, la lutte des masses colonisées s'étendait
et s'approfondissait. Alors que le capitalisme occidental
marchait déjà vers les records de production, il avait dû
subir ses premières défaites en Asie : l'Inde n'avait fait
qu'accéder à l'indépendance nationale, la Chine, elle,
expulsait les impérialismes de son sol, l'Indochine se
révoltait, l’Indonésie était en feu... Mais après l'Asie, c'était
l'Afrique, l'Amérique même.
Aujourd'hui, parce que le tissu des impérialismes
craque de tous côtés, les plans des grandes puissances sont
bouleversés. Leurs efforts pour canaliser, contrôler les
mouvements d'émancipation n'aboutissent pas et la poussée
des peuples colonisés, renforce directement ou indirecte-
ment les contradictions et l'anarchie des régimes d'exploi-
tation dans les pays avancés.
Dirigé contre le même système qui asservit les travail-
leurs des grandes nations industrielles, le mouvement des
peuples colonisés et semi-colonisés rejoint historiquement
la lutte du prolétariat. Mais cette convergence ne s'est pas
manifestée jusqu'ici par une solidarité réelle.
Après 1945, la bureaucratisation et l'affaiblissement
du mouvement ouvrier dans les pays avancés a permis au
capitalisme de renforcer sa pression matérielle et idéologi-
que sur les travailleurs. Le patriotisme le plus plat avait
été prêché par les organisations « ouvrières » depuis des
années. Exacerbé pendant le deuxième conflit mondial, il
a été un des plus puissants moyens de stabilisation des
régimes bourgeois au cours des premières années de paix.
Or, s'il est vrai que le patriotisme ne décroit que dans la
mesure où la lutte des classes ronge le mythe de la commu-
nauté nationale, il est encore plus vrai que son contraire
l'internationalisme - ne peut pas surgir spontanément
dans la classe ouvrière. L'internationalisme suppose un
degré de conscience politique qui n'est pas automatiquement
donné par l'expérience quotidienne du travailleur dans
l'entreprise. Il a toujours été le produit des organisations
ouvrières révolutionnaires. La dégénérescence des partis et
syndicats traditionnels et la disparition simultanée du
sentiment internationaliste devaient rendre la solidarité
entre les travailleurs des pays avancés et les masses colo-
nisées extrêmement difficile, et d'autant plus difficile que
le mouvement anti-impérialiste avait — et ne pouvait ne
un caractère fortement « national ».
Mais à mesure qu'il découvre son contenu social, et
qu'une fois la nation constituée les oppositions des classes
se précisent et éclatent, le mouvement anti-impérialiste
pas avoir
10 .-
devient plus proche du mouvement ouvrier des métropoles
industrielles.
A leur tour, dans ces métropoles, les travailleurs font
jour après jour l'expérience de la « belle vie » du capita-
lisme moderne. Les méthodes de production nouvelles, les
modes de vie nouveaux accumulent des tensions formida-
bles qui déjà explosent ici et là -- dans les maillons les plus
faibles de la chaîne — déroutant les calculs des gouver-
nements, les prévisions des professionnels de la politique.
Des nouvelles générations de travailleurs, d'intellectuels
salariés, commencent à se débarrasser du fatras désigné
encore comme « politique de gauche ».
En dépit des fluctuations de la lutte des classes, du
poids énorme des idéologies et des forces conservatrices,
les conditions d'une solidarité réelle entre le mouvement
des colonisés et la lutte du prolétariat se renforcent sans
cesse.
La conjonction des deux mouvements offre la véritable
issue aux peuples colonisés, car seul le proletariat industriel
est capable de les délivrer à la fois de la maladie du sous-
développement et des travaux forcés de l'industrialisation
bureaucratique en créant avec eux une société où l'appareil
de production des pays avancés au lieu d'être source
d'oppression sera instrument de libération.
Mais encore, la conjonction des deux mouvements, en
incorporant à la résistance de classe des travailleurs indus-
triels la force explosive des contradictions coloniales, pourra
seule engendrer la puissance nécessaire pour détruire la
société d'exploitation inévitable prologue à la construc-
tion du socialisme.
11
Le vide congolais
Le monde entier décide des affaires du Congo. A
Moscou l'on s'occupe d'intégrer la crise qui sévit à Léopold-
ville dans le plan général d'encerclement du Secrétaire
général des Nations Unies et d'exploiter au maximum les
contradictions et les erreurs de la politique américaine. A
New-York l'on décide que le Congo est devenu le champ
de bataille de l'Est et de l'Ouest : c'est à Léopoldville, dit-
on, que triomphera ou se brisera l'offensive communiste en
Afrique. Pour les nations nouvelles, celles dont le prestige
international et dont l'existence même on tant que forces
capables de peser sur l'évolution du monde passent inévi-
tablement par l'ONU, les événements du Congo se déroulent
selon deux critères : ils servent ou ils desservent les Nations
Unies. Que dix personnes se rassemblent à Léopoldville et
crient un slogan, les téléscripteurs réperculeront sur l'heure
cet événement considérable dans les salles de rédaction de
Paris, de Rome et de Tokyo. Quelques heures encore, et
l'homme de la rue ouvrant son journal lira que ce fait
renforce ou ne renforce pas la position de Hammarskjoeld,
trouble les russes ou leur convient, embarrasse ou non
Eisenhower.
Le monde entier regarde le Congo. Et pourtant c'est
une illusion : le monde regarde son nombril et il se trouve
que, par hasard, par la stupidité de quelques administra-
teurs coloniaux belges, par les ambitions de quelques
politiciens noirs, le Congo est aujourd'hui ce nombril.
lire la presse, occidentale ou communiste, tout se passe
comme si Lumumba était un être de fiction : c'est Khrou-
chtchev en noir. Tchombé, c'est Baudouin, Kasavubu c'est
Hammarskjoeld. Léopoldville est une projection fantasti-
que du palais des Nations Unies. Qu’un nom nouveau se
manifeste, une hésitation se produira : Mobutu, se deman-
dera-t-on pendant quelque temps avec angoisse, c'est qui ?
Les russes, les américains, Sékou Touré ? Ne serait-ce
plutôt personne ? Une aberration, un non-être qui retour-
nera bientôt à son néant faute d'avoir trouvé un être de
poids (de préférence un blanc) en qui s'incarner ?
Bien sûr, il est vrai que le Congo a rejoint Berlin et
quelques autres cités et nations au rang des lieux où passe
la frontière de la guerre froide, et où, nous assure-t-on, se
joue le sort du monde. Et puisque Lumumba et Tchombé
12
et tous les congolais avec eux sont devenus à la fois l'enjeu
et les pions de la lutte des blocs, il est fondé de chercher
derrière chacun de leurs gestes l'influence de l'une ou
l'autre des puissances. Mais il est faux, mille fois faux, de
s'arrêter là. Car 'si nous voulons que les événements du
Congo nous servent en nous apprenant quelque chose, la
condition essentielle est que nous acceptions une bonne
fois pour toutes de mettre entre parenthèses, ces puis-
sances qui ont jusqu'ici orienté le cours de l'histoire :
l’Europe, les USA et, depuis 1917 au moins, l'URSS.
Que cette mise entre parenthèses nous répugnions à
la faire, c'est ce que chaque jour nous apprend. Nous
affirmons que l'initiative appartient désormais à l'Afrique,
mais du même souffle nous attribuons tout ce qui s'y passe
à l'effet plus ou moins protracté des agissements de l'une
de ces puissances : dans les gestes des noirs nous ne pou-
vons nous empêcher de déceler l'intention d'un blanc.
A cet égard les réactions suscitées en Occident par les
premières manifestations de ce qui a été appelé l' « anar-
chic » congolaise, furent caractérisques. L'on se hâta de
trouver une explication qui permit de relier ces événements
non à l'état réel du Congo mais à ceux qui ne s'y trouvaient
déjà plus : les Belges. Pour les racistes, l'anarchie qui se
produisait maintenant était la preuve que seuls les Belges
étaient aptes à diriger ce pays. Le présent rendait un
hommage au passé, ce fut donc du passé que l'on parla,
c'est-à-dire des Belges. L'on rappela leur æuvre de « civi-
lisation », on alla chercher les chiffres de la production
industrielle, on cita le nombre des chômeurs, le nombre
d'hôpitaux, de kilomètres de voies ferrées. A gauche c'était
encore des Belges qu'il s'agissait, ils étaient toujours
responsables de ce qui se passait, mais directement cette
fois, et non indirectement, par leur absence, comme dans
le cas précédent. Les Belges, disait-on, ont systématique-
ment saboté l'Indépendance en divisant les partis nationa-
listes, en poussant à la sécession de certaines provinces,
en encourageant le tribalisme. Bien plus : en refusant de
former, du temps même de leur domination, une élite noire
capable de gérer le pays, ils ont rendu par avance impos-
sible l'exercice réel d'une indépendance formellement
reconnue. Par ce moyen, expliquait-on, les Belges étaient
assurés de voir la domination des compagnies minières et
des colons survivre à l'abandon d'une forme démodée
d'exploitation, l'Empire colonial.
Il ne s'agit pas de nier les évidences. Effectivement les
belges, croyant à l'éternité de leur domination, se sont
opposés à ce que se constitue une « élite » congolaise, au
sens où élite signifie une couche d'individus rompus aux
formes modernes de l'administration et ayant reçu une
certaine éducation dans des écoles ou universités blanches.
Il n'est pas moins vrai qu'un sabotage de l'indépendance
13
!
ait été effectivement organisé par cerlains éléments de
l'administration et de l'armée belges.
Mais ici un peu de logique est nécessaire. Si nous
croyons réellement, comme nous affectons de le croire, que
les noirs ne sont pas « de grands enfants », alors il faut
faire aux congolais l'honneur de les créditer de leurs
propres actes. Si nous pensons sincèrement que les noirs
détiennent autant que nous, et peut-être plus, la capacité
de gérer la société, il faut mesurer leurs actes i celle capa-
cité. Bref, si les congolais sont autre chose que ce que les
belges prétendent, ils sont responsables de leur propre sort,
et lorsqu'il s'agit du Congo c'est des congolais qu'il importe
de parler, et non des belges, des russes ou des américains.
Si c'est dans cet esprit qu'on veut aborder les événe-
ments du Congo, il est nécessaire de rappeler brièvement
les circonstances qui permirent d'arracher aux belges la
reconnaissance de l'indépendance du Congo et donc d'abord
la révolte de Léopoldville, en février 1959 (1). La révolte
de Léopoldville établit au grand jour deux faits : le premier
était que le degré de tension entre blancs et noirs avait
rejoint un niveau inconnu jusqu'alors dans les rapports
belgo-congolais, et ceci non du fait des belges, mais bien
de celui des congolais qui se refusaient désormais de consi-
dérer que ces rapports fussent « naturels » et éternels,
ainsi qu'on le leur répétait pourtant sans cesse. Le second
fait que révélait la révolte était celui-ci : les noirs possé-
daient d'ores et déjà des formes d'organisation aptes à
entretenir d'une manière continue l'agitation anti-belge. A
Léopoldville cette forme d'organisation s'appelait l'Abako,
une association tribale sans objectifs politiques apparents,
mais qui était, peut-être justement parce qu'elle était au
départ tribale et non politique, le support le plus approprié
pour la naissance et la diffusion des thèmes nationalistes.
Les événements qui suivirent la révolte de Léopoldville
ne démentirent pas ces faits. Des révoltes éclataient d'un
bout à l'autre du Congo, accompagnées d'une frénésie
d'auto-organisation et d'une floraison de partis politiques
nationalistes, auxquels s'ajoutèrent les associations triba-
les de toute espèce, fraîchement politisées. Tentant, dans
un premier temps, de reprendre la situation en main par
le moyen d'une évolution contrôlée et gụidée, les belges
durent constater rapidement qu'une telle entreprise était
vouée à l'échec et décidèrent, dans une panique générale,
d'accorder aux noirs tout ce qu'ils demandaient. La déco-
lonisation, qui ressembla à vrai dire davantage à
débandade aveugle qu'aux opérations du même type entre-
prises avec un certain succès par les anglais, fut ainsi
déclenchée non parce qu'on avait l'intention et les moyens
Q
(1) V. dans le N° 26 de cette revue, « La révolte de Léopold-
ville ».
14
de mener les noirs à une indépendance adaptée aux besoins
des compagnies industrielles et minières, mais en réalité
parce qu'on n'avait rien à opposer à ces deux atouts
majeurs dont disposaient les congolais : un objectif précis
cil des organisations de masse pour l'atteindre.
Au lendemain de la reconnaissance de l'indépendance,
les instruments formels du pouvoir restèrent vacants et si
dans la réalité des faits les fonctionnaires belges se mon-
traient peu enclins à se mettre au service d'un ouverne-
ment noir, il n'en est pas moins évident qu'ils cessaient
d'exercer le pouvoir, et devaient se résigner de tenter d'en
obstruer le fonctionnement. Avec la reconnaissance de
l'indépendance ce fut donc non seulement les instruments
formels du pouvoir qui échappèrent aux belges, mais aussi
sa réalité.
Qui recueillit le pouvoir ? Personne. Depuis six mois,
il n'y : plus, au Congo ni pouvoir, ni instruments du pou-
voir, ni dirigeants. Bien plus : en tant qu'unité politique
le Congo a, momentanément du moins, cessé d'exister.
Ce bilan de six mois d'indépendance ira de soi pour
certains. Mais si l'on veut bien réfléchir les choses vont
autrement. En un an de temps, une révolte organisée par
les noirs africains les plus :« incultes » (après ceux de
l'Angola portugais) parvient à mettre en miettes la plus
solide, la plus écrasante et peut-être la plus sanglante
domination coloniale qu'il y ait au monde. Mais les mêmes
noirs s'avèrent incapables de la moindre initiative dans
une société dont ils viennent de chasser les maîtres et qui
pour la première fois leur appartient en propre. De toute
évidence ceci n'est pas și facile à comprendre et demande
quelques explications.
Le fait important est pourtant celui-là. Depuis le jour
de la reconnaissance de l'indépendance à l'exception des
jours qui suivirent le soulèvement de l'armée, les masses
noires se sont repliées sur elles-mêmes, abandonnant les
hommes et les organisations en qui, quelques semaines plus
tôt, elles se reconnaissaient. Où est aujourd'hui le Mouve-
ment national congolais ? Que représente l'Abako ? 150
personnes, ou moins ? A quel nombre se comptent les
partisans du Lumumba, de Kasavubu, d'Iléo ?
S'agit-il d'une désaffection des masses par rapport à
ces organisations et à ces hommes ? Si oui où sont les
hommes nouveaux qu'elles chercheraient à leur opposer ?
La vérité est qu'il n'y a pas eu à proprement parler scission
entre les masses et les organisations d'hier : il ne s'est rien
passé. Les organisations se sont installées dans l'illusion
du pouvoir, les masses ont regardé les belges amener le
drapeau, puis sont reparties à leurs occupations habi-
tuelles.
Que dans ces occupations habituelles, l'une d'elles,
l'activité de gagner sa vie, soit devenue rapidement un motif
15
de conflits entre les masses et les leaders, ceci est vrai. Le
départ de nombreux industriels et artisans belges, s'ajou-
tant à l'exode de la plus forte partie de la population
blanche après les premières révolles de soldats, cut pour
effet un accroissement dramatique du chômage dans les
principaux centres et notamment à Léopoleville. Se joignant
aux soldats et aux inoccupés et chomeurs d'avant l'indé-
pendance, les nouveaux chômeurs grossirent le rang de
ceux que tout éloignait des leaders : leurs intérêts immé-
diats, comme leur comportement, l'uisque leurs ressources
avaient disparu, le pillage des quartiers blancs ne pouvait
manquer de se produire. Puisque li ou l'on travaillait
encore, les salaires n'avaient pas change depuis la procla-
mation de l'indépendance, il fut inévitable que des grèves
se produisent. Le pillage des quartiers blancs, comme la
grève, allaient à l'encontre de la politique de Lumumba.
S'ensuivit-il un conflit ? Il faut être deux pour se quereller,
et ici, en toute rigueur, il manquait l'un des combattants :
le prolétariat congolais. Pendant toute la période de la
lutte contre les belges et surtout au cours de l'année 1959,
les ouvriers ont joué un rôle essentiel, soil on participant
aux journées de manifestations et de révolle, soil i travers
les grèves qui se sont succédées sans arrel depuis les événe-
ments de Léopoldville jusqu'à l'indépendance. Mais si leurs
actes furent marqués par la classe à laquelle ils apparte-
naient, il n'en reste pas moins que c'est comme une caté-
gorie de la population dans son ensemble que les ouvriers
ont participé aux événements de 59, et non comme une
classe sociale dotée d'une conscience propre et d'objectifs
spécifiques. C'est ce qui explique que malgré la fréquence
et l'ampleur des grèves, il ne se soit pas dégagé de regrou-
pements ou d'organisations se proposant d'assembler les
ouvriers sur la base de leur appartenance de classe.
C'est pourquoi, lorsque vint le reflux de l'activité poli-
tique des masses, les ouvriers ne se distinguèrent pas plus
du restant de la population qu'auparavant. Et les heurts qui
se produisirent à Léopoldville entre la police obéissant à
Lumumba et les grévistes, ne furent rien d'autre que le
signe de l'isolement grandissant de Lumumba et de l'écart
énorme entre les préoccupations d'une minorité de politi-
ciens et celles de la population dans son ensemble.
Il serait donc erroné d'expliquer la passivité actuelle
des masses congolaises en termes d'une désaffection due
aux conflits de deux classes : le proletariat et la nouvelle
couche dirigeante, ne serait-ce que parce que ni l'une ni
l'autre de ces « classes » (surtout la seconde) n'a atteint
une consistance suffisante pour entrer en conflit avec qui
que ce soit en son nom propre. Il serait également erroné
d'attendre du prolétariat une relance de l'activité politique
des masses, car à ce qui vient d'être dit s'ajoute la perspec-
tive d'un marasme économique durable sous le poids
16
duquel on ne voit pas, comment les ouvriers congolais,
roduits à un chômage sans perspectives, trouveraient la
force et les moyens de modifier leur situation.
Absente de la scène politique dans ses catégories
urbaines et ouvrières, la population y fut pourtant un
moment présente à travers son représentant de la brousse:
la force publique. C'est d'elle, la fraction la moins évoluée
de la population noire, la seule dont les colons fussent
absolument sûrs, que vint l'initiative de l'unique interven-
tion politique qui se soit produite au Congo depuis l'inde-
pendance.
La force publique était le dernier refuge des colons.
Habitués à exercer sans murmurer les actes répressifs qui
leur étaient commandés, les soldats noirs représentaient
le seul espoir sérieux de reconquête qui restât aux ultras.
L'étendue de l'erreur commise par ceux-ci s'explique. La
force publique élait ainsi conçue et organisée que son
identification lotale et sans hésitation à la cause des colons
était un chèque en blanc sur le pillage, le viol, le meurtre
des populations : le soldat congolais était un gangster en
uniforme. Mais c'était aussi, derrière l'uniforme, un congo-
lais. L'on comprend alors que c'est justement parce qu'ils
croyaient à la fidélité de l'armée, que les belges refusèrent
de « décoloniser » et d'en africaniser les cadres et créèrent
ainsi eux-mêmes les conditions de la révolte. Croyant la
maison sûre, ils s'y replièrent : elle explosa sous leurs
pieds.
Les soldats se révoltèrent pour acquérir leur propre
indépendance au sein de l'armée, en chasser les belges et
assurer la promotion à leur place de congolais, jusqu'au
grade de général y compris. Ils le firent en recourant aux
pratiques que les blancs avaient encouragé et autorisées,
mais dont ils subirent maintenant eux-mêmes les effets :
le pillage, le viol, la brutalité nue.
La cause initiale de la révolte fut donc le retard pris
par l'armée par rapport au reste de la société : par là,
l'intervention des soldats s'apparente ainsi plus aux événe-
ments de 59 qu'à ceux de 60. Néanmoins, il sembla un
instant que de ce retard pouvait naître dans l'armée une
conscience plus aiguë des problèmes qui se posaient
ailleurs et dont la population se détournait. En effet, une
fois atteint l'objectif de la décolonisation de l'armée et de
l'africanisation des cadres, les soldats ne rentrent pas
dans leurs casernes. Chassés de la force publique, les belges
reviennent aussitôt sous la forme de parachutistes, l'ennemi
du soldat congolais, qui était auparavant le gradé devient
alors le parachutiste : c'était le même homme sous un
uniforme différent.
Mais lorsqu'à leur tour partent les parachutistes,
escortés aux aérodromes par les troupes de l'ONU, les
objectifs de l'armée commencent à s'obscurcir et sa cohé-
17
sion même est bientôt menacée. Elle semble accepter de se
rassembler autour de Lumumba et d'endosser sa tentative
de restaurer l'unité du Congo à travers la reconquête mili-
taire. Ses conflits avec l'ONU, qui voudrait bien la désarmer
et l'emprisonner dans ses casernes sont trop nombreux
pour qu'elle ne soit pas sensible aux critiques de Lumumba
à l'égard du Secrétaire général et des troupes internatio-
nales. Mais déjà l'armée retourne elle aussi à la passivité :
son unité est une fiction qui recouvre le réseau des riva-
lités tribales et des ambitions personnelles. En ce sens, le
colonel Mobutu est bien, comme il le dit, son représentant :
le nombre de ses partisans ne dépasse pas celui du premier
caporal venu, son autorité s'arrête à sa porte.
Ce n'est donc par l'armée qui permettra de nuancer une
appréciation concluant à l'affaissement général de l'activité
politique des masses. De celle-ci, qui représente l'élément
essentiel, mais en quelque sorte par défaut, de la situation
présente, il n'est pas possible de donner une explication en
termes d'action causale simple. Il est certain que l'orien-
tation générale de la politique de Lumumba devait rendre
les paroles de celui-ci rapidement incompréhensibles aux
masses. Il est certain également que la précipitation avec
laquelle les leaders congolais ont singé, parfois géniale-
ment, les moeurs politiques occidentales, a considérablement
contribué à les isoler du restant de la société et à les faire
apparaître comme des spécialistes lointains et sans rapport
avec le commun des mortels. Mais que le raisonnement
puisse être retourné, c'est ce qu'on voit sans peine. C'est
l'absence des masses qui oblige Lumumba à abandonner
l'agitation et la propagande au profit de manœuvres de
couloirs et de communiqués de presse. C'est elle encore qui
le prive de tout pouvoir réel et le force de s'accrocher aux
russes, à l'ONU, à n'importe qui, pourvu que cette adhésion
soit monnayable en termes de pouvoir à Lépoldville.
Le retrait des masses et l'accentuation des éléments
formalistes et même comiques dans la vie politique congo-
laise, ou ce qui en reste, vont de pair, s'expliquent l'un
par l'autre, et se renforcent réciproquement.
C'est pourquoi il faut replacer la politique de Lumumba
dans ce contexte. A l'époque où le pouvoir de Lumumba
n'est encore contesté par personne, tout est normal, trop
normal. Chacun est à sa place : Lumumba au gouverne-
ment, Kasavubu à la présidence, les députés et sénateurs
à leurs bancs. La machine politique, qui imite à perfection
les modèles occidentaux les plus récents, fonctionne sans
à-coups, ou plutôt avec les à-coups de rigueur. Mais à
regarder de près la scène, on s'aperçoit que tout est illu-
sion : la machine tourne à vide, les discours sont des
rivières de mots qui s'écoulent sans parvenir à prendre
prise sur la réalité. Les actes n'ont pas de poids. Serait-ce
qu'on s'oppose quelque part à l'autorité centrale ? C'est
18
L :
pire : on l'ignore simplement. Quoi qu'en fasse le repré-
sentant suprême, Lumumba, quoi qu'il dise, rien ne se
produit : le monde entier reproduit ses discours, mais à
Léopoldville 30 personnes ne se dérangeraient pas pour
l'écouler parler.
Moins on veut l'entendre cependant, plus il parle : la
parole est le seul acte qui lui soit encore possible, c'est la
compensation de son impuissance. Comme le camelot, il
s'efforce d'établir ce 'contact avec un public qui l'ignore à
travers la pure et simple quantité du débit. Parfois il y
parvient : les journaux ont rapporté les revirements extra-
ordinaires des gens dont il parvient à arrêter l'attention et
qu'il convainc.
Après la révolte de l'armée noire il semble qu'il ait
trouvé enfin les mots qui tirent les gens de leur passivité
et les rassemblent autour de lui. La population blanche
s'arını, les parachutistes belges tombent du ciel à leur
secours. Les coups de feu entre noirs et blancs sont de plus
en plus fréquents, et chacun d'eux signifie que les belges
sont encore là, prêts à restaurer leur domination, ils repor-
tent le Congo aux mois qui précédèrent l'indépendance.
Dès lors, puisque l'on est replongé dans une situation
qui rappelle celle de 1959, puisqu'il s'agit de nouveau de
chasser les belges, les gens se retrouvent pendant quelques
jours tels qu'ils étaient avant l'indépendance. Les rues se
peuplent de nouveau de manifestants qui se joignent aux
soldats pour surveiller les belges, tenter d'arrêter leur
exode, les désarmer, les brimer, parfois les battre : bref
renverser réellement le cours de l'oppression, et exercer à
l'encontre des blancs une terreur dont ceux-ci avaient
jusqu'ici seuls le monopole.
C'est dans ce climat que Lumumba retrouve pendant
quelques jours l'audience qu'il possédait autrefois. Ses
discours suivent les passions des masses, allant au devant
d'elles, leur désignant de nouveaux objectifs : des espions
belges, des parachutistes camouflés en troupes de l'ONU,
des complots contre sa personne. Grâce à l'armée, dont il
endosse les objectifs, grâce également à la terreur que les
populations exercent à l'encontre des belges, et parfois des
blancs tout court, il parvient à imposer à l'ONU l'expul-
sion des parachutistes. Cette victoire contient cependant
les germes de sa défaite.
Une seconde fois, constatant qu'elle a gagné une fois
de plus, la population retourne chez elle, laissant les politi-
ciens à leurs affaires. Arrêtées un instant par le retour des
belges, celles-ci ont de nouveau tout loisir de proliférer.
Contre Lumumba et son pouvoir central, le recours au
tribalisme paraît l'arme la plus efficace. Dans le tribalisme
on trouve en effet à la fois une base populaire, et une
justification à l'usage de l'extérieur : le droit des tribus à
disposer d'elles-mêmes doit embarrasser les partisans
19
internationaux de Lunfumba et servir d'alibi aux belges et
à leurs amis. En dehors du Congo, la sécession est la porte
ouverte à tous les espoirs : à Brazzaville, Foulbert Youlou
rêve de se tailler un empire sur mesure pour lui et son
ami Kasavubu, en Rhodésie les ultras et les compagnies
minières se préparent à annexer le Katanga, au Katanga
même l'Union minière, qui ne désire nullement être mangée
à la sauce anglaise, prépare sa propre accession à l'indé-
pendance et se félicite d'avoir trouvé un noir assez dégénéré
pour accepter de se prêter à cette manouvre, Moïse
Tchombé.
Contre ces manœuvres, quelles sont les armes de
Lumumba ? La population, jusque dans sa fraction la plus
avancée, celle de Léopoldville, est plus sensible aux
propagandes tribalistes qu'aux idées centralistes et natio-
nalistes. Dans la brousse les massacres de tribus rivales
ne tardent pas à se produire, L'armée a paru adhérer au
plan de Lumumba pour reconquérir le Katanga en séces-
sion, et le Kasaï. Mais l'expédition militaire, après une
victoire facile au Kasaï se perd dans la brousse, s'évapore.
La guerre et ses objectifs précis se diluent : la division
n'est plus entre nationalistes et belgophiles, Lumumbistes
ou Tchombistes, centralistes ou sécessionnistes, elle passe
maintenant à travers chacun des camps, le long des fron-
tières tribales.
Dans ces conditions, tout pousse Lumumba
l'ONU. C'est parce que les congolais s'avèrent momentané-
ment impuissants à résoudre leurs propres problèmes que
le seul recours est l'internationalisation. Mais c'est aussi
parce que cette internationalisation s'installe au Congo que
les affaires politiques deviennent définitivement incompré-
hensibles pour la population : avec l'ONU c'est en effet le
monde entier qui afflue vers le Congo, pour en faire le
champ de ses propres luttes.
Au départ l'ONU semble en effet désireuse de se
mettre réellement au service des intérêts nationalistes.
L'évacuation des troupes belges, qu'elle obtient tant bien
que mal, semble en être le gage. Mais lorsqu'il s'agit de
rétablir l'unité du pays et d'imposer à Tchombé l'autorité
centrale, le spectacle change. C'est qu'entre temps Lumumba
qui a multiplié les contacts avec les russes, acceptant l'aide
qu'ils lui proposent, parlant de leur réclamer des armes,
s'est attiré l'hostilité du camp occidental. Certes les améri-
cains ne veulent pas soutenir le colonialisme belge, mais il
leur apparaît trop clairement que les événements du Congo
ne sont pas propices à l'apparition des nationalistes modé-
rés dont ils souhaitent voir l'avènement en Afrique. Il leur
est essentiel d'autre part que la décolonisation de l'Afrique
se fasse sans mettre en pièces l'unité du camp occidental :
or ce qui se produit au Congo implique effectivement ce
risque.
vers
20
C'est pourquoi Hammarskjoeld, qui passera sans doute
dans l'histoire des Nations Unies comme le dernier Secré-
Inire général dont les américains aient pu user à leur gré,
(découvre à son tour le droit des tribus à disposer d'elles-
momes, derrière celui de l'Union minière à disposer du
Katanga. Et c'est pourquoi Lumumba est cette fois défini-
livement impuissant.
Mais Léopoldville est une ville peuplée de politiciens
impuissants : à ceux-ci l'ONU, venue pour restaurer l'ordre
et rétablir l'unité, offre chaque jour le spectacle de sa
propre impuissance, de son désordre et de sa division. Car
si le Congo est aujourd'hui l'échec des noirs à organiser
leur propre société, il est tout autant celui de l'ONU à
organiser cette société à leur place. En effet depuis qu'elle
a débarqué au Congo ses nuées de soldats et de spécialistes,
l'ONU n'a pas trouvé la moindre réponse aux problèmes :
le chômage, de l'avis des fonctionnaires internationaux
eux-mêmes n'a jamais été plus élevé, les industries étant
toujours au point mort ; le problème de la subsistance des
gens n'a pas dépassé le stade des dossiers et des rapports.
En fin de compte tout s'est passé comme s'il existait
une ligne précise au-delà de laquelle l'activité politique des
masses congolaises était incapable d'aller : cette ligne, c'est
celle qu'elles atteignirent le jour de la reconnaissance de
l'indépendance et du départ sinon de la totalité de la
population blanche, du moins des fonctionnaires coloniaux
et de l'appareil répressif. Depuis ce jour en effet les masses
n'ont pas fait le moindre pas en avant sur la voie de la
résolulion des problèmes qui se posaient au pays, et dont
les plus importants étaient et sont toujours : la constitu-
tion d'un appareil de gestion politique et économique ; la
création d'une nation congolaise réellement unifiée, unifiée
par la volonté des populations noires et non parce que le
hasard des rivalités impérialistes de l'Europe en a décidé
ainsi ; la lutte contre le tribalisme. A cet égard il est insuf-
fisant de dire seulement qu'aucun pas en avant n'a été fait :
car avec l'effondrement de l'activité politique des masses,
c'est un retour en arrière qui s'est produit, non pas comme
on le prétend vers la « sauvagerie » (concept d'ailleurs
dépourvu du moindre sens) mais vers des formes de vie
qui ne peuvent en aucun cas servir à résoudre les problè-
mes actuels du Congo.
L'évolution congolaise présente un cas-limite dans
l'histoire de la décolonisation. La domination impérialiste
dans les pays colonisés n'a été liquidée, en règle générale,
et ne pouvait l'être, que lorsqu'une force indigène de
« relève » suffisamment importante s'est présentée pour la
contester; force qui de ce fait même, était capable
d'assumer le pouvoir dans le nouvel Etat, ou l'est devenue
au cours de la lutte contre l'impérialisme. A des degrés
21
divers, aux Indes, en Tunisie, au Maroc une bourgeoisie
indigène s'était développée sous la domination étrangère,
qui a assuré un passage relativement pacifique à l'indé-
pendance. En Chine ou même en Indochine, cette force
aurait pu être le prolétariat à la tête de la révolte agraire ;
des facteurs que l'on a analysé ailleurs (2) l'ont rendu
incapable de jouer ce rôle et, au cours de la longue lutte
anti-impérialiste, une puissante bureaucratie s'est formée.
La constitution d'un nouvel appareil d'Etat, dominé par
elle, a progressé dans ce cas parallèlement à l'expulsion de
l'impérialisme, pour ainsi dire kilomètre carré par kilo-
mètre carré. En Algérie, un phénomène assez analogue se
déroule actuellement sous nos yeux. Ailleurs, -- au Ghana,
par exemple — la lutte n'a pas pris un caractère militaire,
mais une pression politique formidable des masses prolon-
gée pendant des années a obligé l'impérialisme à se retirer,
c'est alors le parti politique de masse formé pendant cette
période qui joue le rôle d'appareil unificateur, en utilisant
les structures étatiques léguées par l'impérialisme.
Si la domination impérialiste n'a pas suffisamment
transformé le pays pour y créer des classes au sens mo-
derne bourgeoisie, prolétariat capables de diriger la
lutte pour l'indépendance et le nouvel Etat, une bureau-
cratie politique ou militaire tend à se former, qui remplit
ce rôle. Mais une telle bureaucratie ne peut pas se former
dans n'importe quelles conditions : elle apparaît lorsque
la lutte des masses contre la domination étrangère atteint
une certaine intensité et durée, sans être toutefois capable
de s'organiser et de se diriger elle-même. Ces conditions
ne se sont pas présentées au Congo. La situation générale
de l'Afrique
et du monde en 1959-1960 comme aussi
leur propre faiblesse, ont obligé les Belges, à peine la lutte
des masses commencée, de se retirer. Les tensions accumu-
lées pendant la période coloniale ont conduit à une explo-
sion, qui a déchiqueté l'appareil d'Etat (qui aurait pu, dans
d'autres circonstances, être le pivot d'une transition vers
une évolution « normale »). Ce couvercle une fois éclaté,
que resta-t-il ? Une société qui affronte les problèmes de
son passage à l'époque moderne ---- unité nationale, consti-
tution d'un appareil d'Etat sans que son degré de déve-
loppement y ait créé les forces sociales qui pourraient les
résoudre. Les masses, prêtes à se battre contre leurs tyrans
d'hier, n'en sont pas encore au point de cohésion et d'homo-
généité qui leur fasse poser le problème de la direction de
leur propre société. Alors les seuls liens unificateurs d'une
société pré-capitaliste reprennent leur force : solidarités
locales, loyautés tribales, etc.
(2) V., dans le N° 2 de cette revue, l'article de P. Brune sur
la Chine.
22
Dans ces conditions, il est impossible de conclure une
revue des points les plus saillants de la situation congo-
laise, par une analyse des perspectives. Car si dans le petit
monde des politiciens de Léopoldville et d'Elisabethville
« tout est possible » comme l'expliquait gaiement un des
commissaires-étudiants de Mobutu, par contre, en ce qui
concerne les masses, qui sont seules capables d'une relance
réelle des événements, il semble que tout soit impossible.
En l'absence de toute autre force et de toute autre classe
apte à prendre le relai des masses et d'imposer à la situa-
tion actuelle un dénouement qui lui soit favorable, le Congo
tout entier vit actuellement sans pouvoir dominer sa propre
histoire.
S. CHATEL.
23
1
Le gaullisme et l'Algérie
1. Au sens où la « politique » est une représentation, le
spectacle français n'a pas changé son programme depuis
un an. Le Président préside, les Français expédient leurs
affaires courantes.
Mais, par rapport aux problèmes que le pouvoir de de
Gaulle avait à résoudre, la situation française s'est sensi-
blement modifiée ; dans le bilan du régime les échecs qui
se sont accumulés en quelques mois pèsent de plus en plus
lourd.
Enfin, à un autre niveau, le plus important, celui où
est posée en permanence la question : qui fait l'histoire ?
un bouleversement profond des positions s'est opéré.
Comme tous les impérialismes occidentaux, plus même
qu'aucun autre, l'Etat français non seulement à reculé de
concessions en concessions devant l'immense soulèvement
des peuples sous tutelle ; mais il a complètement perdu
sur ce terrain le monopole de l'initiative.
La guerre d'Algérie est ce qui met en communication
ces trois niveaux, celui de la politique officielle, celui des
problèmes du capitalisme, celui de la lutte des classes. Mais
elle-même prend en chacun d'eux des significations diffé-
rentes. Elle est un élément stable du décor où se joue la
comédie politique. Mais elle est aussi l'échec le plus cuisant,
le moins facile à travestir, de la tâche la plus urgente que
la Ve République devait accomplir ; enfin elle ne demeure
pas ce qu'elle était déjà depuis six ans : le défi non relevé
qu'une poignée de fellahs jette à l'un des premiers capita-
lismes du monde ; elle devient maintenant un épisode, l'un
des derniers, l'un des plus sanglants, l'un des plus exem-
plaires, mais un épisode dans l'irréversible histoire de la
décolonisation.
2. Depuis des mois le tissu dans lequel l'impérialisme
avait enveloppé le monde s'éraille, usé ici, troué là. Le
contenu social des luttes menées par les étudiants coréens,
japonais ou turcs, d'une part, des révolutions cubaine ou
algérienne d'autre part n'est assurément pas identique, ni
par conséquent l'importance de la défaite que le capitalisme
occidental subit dans ces différents pays. Mais il y a par-
tout défaite. Et surtout la signification positive d'ensemble
de ces mouvements éclate ouvertement : ceux qui étaient
dans la politique mondiale, dans l'histoire de l'humanité
24
des objets, ces peuples qui n'existaient pas autrement que
par leur situation stratégique, leur sous-sol ou le pitto-
resque de leurs maîtres, conquièrent la subjectivité, disent
Nous, bouleversent les calculs de chancellerie, contraignent
les « Grands » à refaire, à défaire et à refaire encore leur
tactique à toute allure, suscitent une bataille formidable
pour le contrôle de l'ONU.
Or cette autonomie, c'était déjà depuis des années le
sens véritable de la lutte des algériens : victorieux dès qu'ils
eurent pris, avec les armes, leur sort entre leurs mains.
Dans le contexte actuel cette lutte revêt ainsi une signifi-
cation exemplaire : toute l'Asie, toute l'Afrique, toute
l'Amérique latine s'y reconnaissent, au-delà des divergences
idéologiques. En elle se ramasse et s'exaspére la poussée
que ces peuples exercent non seulement contre la domi-
nation occidentale, mais plus profondément contre la
monopolisation de l' « humanité » par l'Europe.
Avant, le combat des algériens demeurait relativement
isolé. De Gaulle s'était assuré une espèce de monopole sur
le règlement de la question ; d'un autre côté la détente
entre les deux blocs incitait Khrouchtchev à ménager Paris
pour tenter de briser l'unité atlantique ; enfin les pays
africains étaient encore trop peu nombreux et trop tribu-
taires de la France pour pouvoir soutenir le GPRA, qui ne
trouvait finalement d'ouverture que du côté de l'impuis-
sante Ligue Arabe. Tous ces éléments tendaient à main-
tenir, sinon l'Algérie, au moins le problème dans la sphère
de décision française.
Désormais l'Algérie n'est plus un problème français.
Déjà, dans les mots, Paris l'avait admis en acceptant le
principe de l'autodétermination. Mais au-delà des vocables,
et en dépit des intentions de de Gaulle, la réalité est venu
confirmer que le problème échappait au capitalisme fran-
çais : la rupture des pourparlers de Melun et le vide de la
conférence du 5 septembre témoignent de cette situation
nouvelle.
3. A partir de cette constatation, deux implications
doivent être soulignés. On a présenté la rupture des pour-
parlers uniquement comme le fait de l'Elysée, de son
intransigeance. Mais si les rapports ont été rompus, c'est
aussi que le GPRA n'a pas voulu capituler, que les algé-
riens n'étaient pas vaincus, que le degré de participation
des masses à la lutte demeurait toujours aussi élevé. Après
le 24 janvier et la tournée dite des « popotes », de Gaulle
entendait à coup sûr utiliser sa victoire sur les ultras pour
négocier, mais de manière à ne pas décupler les « inquié-
tudes » des militaires, qu'il avait pu constater sur le
terrain, c'est-à-dire en obtenant l'équivalent d'une reddi-
tion militaire de l’ALN. Cette stratégie devait trouver dans
la couche petite bourgeoise algérienne un partenaire
compréhensif. C'était un calcul deux fois faux :
25
a) la direction frontiste a opposé à cette tentative de
fractionnement une unité renforcée ; la preuve a été admi-
nistrée que non seulement la fraction petite bourgeoise
algérienne (les « libéraux ») n'a aucune force autonome,
aucun pouvoir de capter les masses, mais qu'au sein même
du Front les éléments issus de cette couche étaient absorbés
complètement et qu'ils ne formaient pas une tendance
politique réellement distincte. C'est là un fait extrêmement
important, puisqu'il signifie que le pouvoir dans l’Algérie
indépendante ne sera probablement pas détenu par la
bourgeoisie dans les formes « démocratiques » occiden-
tales. Il est du reste clair que celle perspective n'était
ouverte qu'autant que le capitalisme français pouvait par-
venir à un compromis avec le GPRA. On s'explique alors la
tentative désespérée faite par Bouirguiba pour relayer de
Gaulle et rendre vie à la fraction « libérale » du Front,
par exemple en formant un gouvernement unique où la
bourgeoisie tunisienne pourrait peser de tout son poids sur
la bureaucratie algérienne. Quel que soit le sort du projet,
il y a gros à parier que la mana'uvre échouera : le potentiel
révolutionnaire que représente le FLN dans les masses
nord-africaines est sans commune mesure avec le prestige
de Bourguiba.
b) les « inquiétudes » de l'armée ne sauraient être
apaisées à si bon comple. Il y a beau temps qu'elle n'est
plus un instrument destiné à sa fin officielle : désarmer des
rebelles. Serait-elle parvenue à une victoire militaire, ce
qui n'est
pas
le cas et n'a exactement aucun sens en l'occur-
rence, qu'elle n'en resterait pas moins une force sociale
gérant ou prétendant gérer les campagnes et les banlieues
algériennes. En particulier une reddition militaire de la
résistance ne saurait lui suffire si par la suite le Front
devait être reconnu par Paris comme une force politique
officielle et si le droit lui était consenti de postuler, par la
voie électorale, à la direction des affaires algériennes.
Plus la guerre dure, plus l’Algérie devient aux yeux
de l'armée le test de son propre rôle, la justification de son
existence. Décrocher les officiers de l’Algérie, ce n'est pas
du tout un simple problème stratégique de regroupement
de troupes, c'est un problème social de transfert de couche
gestionnaire, c'est-à-dire un problème gros d'une crise. On
sait que de Gaulle n'a pas eu jusqu'ici la force de trancher
ce problème ; mais on sait aussi que cette situation pèse
lourdement sur les actes et sur les perspectives du régime
en France.
4. A la persistance de la guerre, s'ajoutent en effet
les échecs que l'Etat gaulliste a rencontrés dans toutes les
directions. Assurément la croissance économique se pour-
suit ralentie seulement par le rétrécissement des débouchés
extérieurs et la menace de récession aux Etats-Unis : sur
ce plan la bourgeoisie française ne rencontre que des pro-
26
blèmes « techniques », en ce sens qu'elle a les moyens
de les résoudre ; on peut s'attendre du reste que les
syndicats appuieront des revendications de salaires, dont
la satisfaction permettrait somme toute de relancer les
secteurs productifs les plus touchés.
Mais les grandes tâches de « rationalisation » des
structures n'ont même pas été entamées ; elles n'existent
guère que sous forme de projet dans les cartons du Comité
Rueff-Armand. Ni dans la question agricole, ni dans la
question de la distribution, des mesures décisives n'ont été
prises. Le programme et les hommes existent, et si l'on
examine les propositions faites par le Comité déjà cité, on
se trouvera confirmé dans l'appréciation du gaullisme
comme expression de la tentative du grand capital à rationa-
liser sa domination sur la société. Mais ce qui freine cette
tentative, c'est l'impossibilité de mettre en place de
nouvelles structures politiques, correspondant à cette
rationalisation.
Laissons de côté la politique extérieure où l'échec est
général aussi bien en matière européenne qu'atlantique ou
mondiale. Sur le plan intérieur la possibilité du gaullisme
reposait sur la neutralité bienveillante de l'ensemble de la
population : en l'absence d'un parti fortement charpenté
qui lui eût permis de s'informer de l'opinion et d'agir sur
elle, le pouvoir de de Gaulle ne pouvait prendre appui que
sur un... climat. Mais ce climat lui-même n'existait dans
l'opinion que sous bénéfice d'inventaire. Or l'inventaire est
maintenant facile à faire : les jeunes continuent à partir
en Algérie, le pouvoir d'achat a baissé depuis 1958, la
marge entre les prix à la production et les prix à la consom-
mation est toujours aussi forte, on peut de moins en moins
s'exprimer.
De ce fait la rupture entre le pouvoir et le pays s'est
aggravée. La fonction du Parlement a été réduite à rien ;
le gouvernement lui-même a été littéralement doublé par
un système de commissions où siègent les conseillers per-
sonnels de de Gaulle ; aucun parti n'est venu combler le
désert qui s'étend entre l'Elysée et l'ensemble de la popu-
lation. Le seul moyen dont dispose l'Etat, c'est l'ensorcel-
lement : mais il n'agit plus que sur les vieilles bretonnes.
Ainsi à mesure que la solution des différents problèmes
posés au capitalisme français se fait attendre, en particu-
lier avec la prolongation de la guerre d'Algérie les diffé-
rentes tendances qu'il avait tenté de capter ou de neutra-
liser reprennent leur mouvement centrifuge. De cet
écartèlement, il est mille expressions politiques, qu'il serait
fastidieux de dénombrer. Les mêmes contradictions qui ont
miné la IVe République et que le gaullisme avait grippées
reprennent vie ; mais ce n'est pas encore le plus important.
5. Dans leur immense majority les travailleurs sont
restés passifs depuis le 13 mai : la solution de la guerre
27
d'Algérie leur semblait dépasser leurs propres forces. Les
actions que le prolétariat a menées ici ou là depuis le début
de cette année sont restées dans leur but comme par la
forme des luttes essentiellement revendicatives. Le seul
fait vraiment significatif dans ce pays depuis un an, c'est
qu'une fraction, encore infime, de la jeunesse, intellectuelle
surtout, mais aussi travailleuse, s'est mise à résoudre par
elle-même et pour elle-même la situation que lui crée la
guerre d'Algérie.
Pour elle-même parce que, pris à la lettre et dans ses
origines le refus que quelques appelés opposent au service
militaire ne peut pas constituer de soi une solution ni une
esquisse de solution à la guerre, ni une activité politique
exemplaire ; ce que le réfractaire refuse, c'est sa participa-
tion à la guerre. Mais il y aurait plus que de l'hypocrisie
à s'indigner d'un tel individualisme : si le PC et la gauche
non communiste n'avaient depuis six ans désespéré les
jeunes en n’opposant à l'envoi du contingent en Algérie
que des võux pieux et des votes de confiance à l'armée,
l'insoumission ne leur fut sans doute pas apparue comme
une solution.
Mais s'il est vrai que le courant du refus prend source
dans le croupissement des partis, dans la dégénérescence
des traditions prolétariennes de solidarité internationaliste
et d'anticolonialisme, il ne peut pas être réduit à une somme
d'actes de désespoir sporadiques. On ne comprendrait pas
que la publication de ces actes ait soulevé dans l'opinion
un intérêt nouveau pour la question de l'Algérie, de la
guerre et des institutions ; force est de constater qu'à partir
de ces décisions individuelles une assez large fraction de
la jeunesse s'est mise à considérer son rapport avec la
guerre d’Algérie autrement que comme une détestable
fatalité ; les futurs appelés s'interrogent, dans les discus-
sions des étudiants il n'est question que de ce problème.
La déclaration des intellectuels et le procès du réseau
Jeanson sont venus donner à cette attitude une nouvelle
publicité en même temps qu'un sens plus large : on voit
de paisibles romanciers ou d'intègres commis de l'Etat
reconnaître publiquement que somme toute le devoir mili-
taire n'est pas une obligation incontestable et qu'en se
battant contre l'armée française les algériens luttent pour
la liberté ; au procès du Cherche-Midi les inculpés et leurs
défenseurs font rouvrir le dossier de la torture, en appellent
à quelques témoins irrécusables par l'accusation elle-même,
déclarent et justifient leur solidarité pratique avec les
algériens. Les mesures de répression prises aussitôt par
le gouvernement font évidemment rebondir l'affaire : les
protestations se multiplient ainsi que les prises de position
jusque, dans des secteurs de l'opinion demeurés jusque là
silencieux.
Tout cela n'est certes pas la révolution. Tant que ce
28
niouvement n'atteindra pas les masses travailleuses, ne
serait-ce que sous la forme de la participation d'une mino-
rité d'employés et d'ouvriers, la contestation dont il est
porteur n'atteindra que les formes les plus apparentes de
l'oppression et de l'exploitation. Les travailleurs représen-
tent une force immense parce que dans leur condition est
inscrite une contestation totale de la société. Cette force
peut être réveillée par les initiatives des jeunes, par les
appels des intellectuels, à condition que les travailleurs
ne se contentent pas d'attendre des mots d'ordre venus d'en
haut, mais prennent à leur tour l'initiative de l'action.
Car c'est, on l'a dit, par elle-même qu'une fraction de
la jeunesse a tenté de résoudre son problème, et là est
l'important. Pendant des années les jeunes ont été condam-
nés à l'alternative suivante : ou bien faire joujou avec le
hochet que les partis leur offraient en guise de politique,
ou bien s'en désintéresser complètement, et de toute
manière ils finissaient par partir à la guerre, c'est-à-dire
que de toute manière, politique ou pas, leur sort ne se
trouvait pas modifié. Ils refusent maintenant cette alter-
native et cela s'avère être la politique la plus efficace, car,
à partir de là, tout commence à bouger, y compris les
organisations les plus respectueuses de la légalité.
Il y a évidemment une affinité profonde entre la déci-
sion de refuser concrètement la guerre, aussi minoritaire
et isolée soit-elle, et le grand mouvement de décolonisation
qui fait changer de mains l'initiative à l'échelle mondiale.
Dans les deux cas des pouvoirs établis, des traditions, des
valeurs et des conduites si enracinées qu'elles passaient
pour une nature
tout cela est contesté, réfuté par des
actes simples. Bien sûr quand ce sont les paysans, les
ouvriers et les intellectuels cubains ou algériens qui effec-
tuent ce renversement, c'est une révolution parce qu'à la
fin il n'y a plus d'autre pouvoir que celui qui émane de leur
force ; quand ce sont les étudiants coréens ou turcs, c'est
une révolte, qu'une bourgeoisie libérale ou l'armée peut
confisquer à son profit ; quand c'est un pour mille du
contingent français, c'est seulement un indice, l'écho de
ces révoltes, de ces révolutions dans un pays moderne
terrassé par la « bonne vie ». Mais ce rien statistique
bouleverse toutes les positions.
6. A partir de l'automne, la situation en France a
commencé à se modifier à un égard important : l'attitude
des gens face à la guerre d'Algérie. La conférence de presse
de de Gaulle le 5 septembre, où celui-ci est apparu complè-
tement hors de toute réalité ; le mouvement d'insoumis-
sion ; le procès de réseau Jeanson et les faits dont il a fourni
la confirmation judiciaire, pár témoignage sous serment
de hauts fonctionnaires sur les tortures en Algérie ; le
« Manifeste des 121 » et les sanctions prises contre ses
signataires — tous ces événements ont joué le rôle de cata-
29
lyseurs d'un réveil de l'opinion qui se dessinait déjà depuis
le printemps.
Ce réveil est encore limité à une fraction relativement
petite de la population ; il est surtout vif chez les étudiants.
C'est ce qui explique que ce soit l’U.N.E.F. qui ait pris
l'initiative d'une manifestation publique « pour la paix
négociée en Algérie». Il est certain, en particulier, que dans
la classe ouvrière la volonté de s'opposer par des actes à
la continuation de la guerre reste encore faible. C'est la
raison pour laquelle les invraisemblables manquvres du
P.C., visant à saboter la manifestation, ont été couronnées
d'un relatif succès. Le nombre des manifestants du 27 octo-
bre était petit pour une ville comme Paris, et peu d'ouvriers
y ont participé. Mais le P.C. a enregistré une cuisante
défaite parmi les étudiants : à peine deux centaines d'étu-
diants communistes ont accepté de se désolidariser de leurs
camarades en se réunissant paisiblement à la Sorbonne,
pendant que les autres allaient se faire matraquer par la
police. Cela montre que la coupure entre le vieil appareil
bureaucratique de Thorez et la jeunesse va en s'approfon-
dissant.
Il n'empêche que la manifestation du 27 octobre a
marqué un réel pas en avant, à plusieurs titres. Compte
tenu des manæuvres de diversion du P.C. et de la C.G.T.,
compte tenu aussi de la prévision certaine de bagarres avec
la police, la réunion de 15.000 manifestants n'est nullement
négligeable ; et leur nombre rendait ridicules par compa-
raison les quelques centaines de contre-manifestants fas-
cistes. Une proportion importante des participants ont
montré que pour eux, manifester c'était manifester, et non
pas se disperser paisiblement après avoir entendu des
discours encourageants.
Le point le plus fort de la manifestation est qu'elle a
existé, autrement dit que pour la première fois depuis des
années, une fraction de la population et surtout de la jeu-
nesse montrait sa volonté de ne plus subir passivement le
sort que lui prépare le gouvernement. Son point le plus
faible, a été contenu politique. Les manifestants
criaient « Paix en Algérie », « A bas la guerre », « Arrêtez
les tortures », « Négociation ». Presque personne n'a
réclamé l'indépendance de l'Algérie ; personne n'a mis en
cause le régime responsable de la guerre.
7. Nul doute que ce début d'une activité de masse contre
la guerre d'Algérie n'ait joué un rôle dans le revirement
que le discours de de Gaulle du 4 novembre représente par
rapport à ses déclarations du 5 septembre. Il venait s'ajou-
ter à la multiplication et à l'accélération des signes d'une
détérioration irréversible de la situation de l'impérialisme
français. L'échec de Melun, loin d'affaiblir le F.L.N., avait
renforcé la volonté de lutte des algériens et détruit les
illusions qui pouvaient subsister sur de Gaulle. Les pro-
son
30
messes chinoises et russes d'assistance au F.L.N. menacent
de se matérialiser dans un délai rapproché. Cette perspec-
tive incite les autres Occidentaux, et singulièrement les
Américains, à renforcer leur pression sur le gouvernement
français pour obtenir une solution rapide du problème
algérien. Enfin le caractère chimérique de la tentative,
sérieuse ou pas, de de Gaulle, de susciter une « troisième
force » algérienne était démontré de façon éclatante ; à
peine réunies, les « commissions d'élus » (choisis, comme
on sait, par l'administration), commencent par réclamer
des négociations avec le F.L.N., et les députés musulmans
de l’U.N.R. font de même.
Le discours du 4 novembre traduit le nouveau recul
imposé par tous ces facteurs à l'impérialisme français,
mais crée en même temps une situation nouvelle. La nou-
velle ouverture en vue de négociations avec le F.L.N., quel-
ques semaines à peine après que l'idée d'un « nouveau
Melun » ait été catégoriquement rejetée, n'est pas le plus
important. Le plus important, c'est que l'impérialisme
français, par le truchement de de Gaulle, après l'autodéter-
mination et l'Algérie algérienne, reconnaît explicitement
que l’Algérie sera indépendante, et ne peut plus qu'expri-
mer le souhait et l'espoir que la future République Algé-
rienne maintiendra « des liens avec la France ». Les vais-
seaux sont désormais brûlés, il n'y a pas de retour en
arrière possible.
Le discours crée une nouvelle situation sur le plan
international : il se peut qu'il calme la prochaine discussion
de l’O.N.U., mais il est désormais reconnu officiellement
que l’Algérie n'est pas une affaire intérieure française. En
France même, il rend d'abord évidente aux yeux de tous
l'absurdité de la continuation de la guerre. Il constitue
d'autre part et surtout, une mise en demeure aux éléments
activistes de l'Armée de se soumettre ou de s'insurger
ouvertement.
Cela certes ne signifie pas que le discours du novem-
bre, ni même le référendum prévu pour le début de 1961,
résolvent le problème algérien. Pour parvenir à sortir de sa
situation actuelle, le gouvernement de Paris doit d'abord
s'imposer à l'Armée d'Algérie ; il doit ensuite composer
avec le F.L.N. On sait que ces deux exigences sont en
conflit.
Il ne s'agit pas ici de jouer au prophète. Mais d'ores
et déjà, certains points sont acquis :
a) Tout « bao-daïsme » est exclu en Algérie. Il n'y a
aucune fraction de la bourgeoisie ou des cadres musulmans
qui soient disposés, comme Bao-Daï en Indochine, à jouer
le rôle d'un gouvernement « indépendant » et à prendre
la responsabilité politique de la guerre contre le F.L.N. Les
députés musulmans gaullistes eux-mêmes réclament la
31
-
négociation. Cela montre qu'il n'y aura de : « République
Algérienne » qu'avec le F.L.N.
b) Un nouveau régime - résultant par exemple d'un
coup d'Etat de la fraction ultra de l'Armée qui essaie-
rait de revenir en arrière par rapport au gouvernement de
Gaulle rencontrerait non seulement une opposition immen-
se et probablement active en France même, mais aussi
l'hostilité totale du monde extérieur et aurait à faire face
presque certainement à une intervention russo-américaine
combinée pour arrêter la guerre. Le résultat de son avène-
ment serait sans doute d'accélérer l'indépendance de
l'Algérie. Cela montre qu'une tentative des ultras pour
s'emparer du pouvoir, et encore plus son succès, sont fort
improbables.
c) Le référendum projeté montre la situation parado-
xale où se trouve le capitalisme français. Avec son Armée
et son appareil d'Etat noyautés par des groupes qui s'oppo-
sent à la politique officielle et la sabotent ouvertement. il
est obligé contre ses propres instrument, d'en appeler « au
peuple ». Le gouvernement doit prouver à nouveau sa légi-
timité, après avoir ridiculisé le Parlement qui devait en
être la source. Cela montre que le problème d'un fonction-
nement normal des institutions politiques capitalistes n'a
pas été résolu avec la V° République.
8. Mais encore une fois, pour ceux qui s'opposent à la
guerre et reconnaissent dans la lutte du peuple algérien
pour son indépendance, une lutte juste et positive, la ques-
tion n'est pas de spéculer sur ce que peut ou ne peut pas
faire de Gaulle. Ce que de Gaulle « a fait » jusqu'ici, il
ne l'a fait que contraint par la résistance indomptable des
algériens ; et aussi, dans une mesure malheureusement
infiniment plus petite, par le commencement d'une oppo-
sition active à la guerre qui se dessine en France. La fin
rapide de la guerre, et encore plus, le contenu véritable
de l'indépendance algérienne, seront fonction du dévelop-
pement de cette opposition. Plus l'impérialisme français
sera faible chez lui, et moins il pourra tenter d'imposer à
travers la paix ses intérêts d'exploiteur au peuple algérien.
Il faut que l'opinion soit éclairée en France, non seule-
ment sur les tortures et les atrocités de la guerre
sur ses inconvénients
pour
les français mais surtout sur
le contenu réel de la lutte des algériens ; contenu politique,
mais aussi économique, social et humain. Il faut que l'oppo-
sition à la guerre se manifeste activement, dans les univer-
sités et dans les usines. Il faut que les masses imposent
la seule solution à la guerre : l'indépendance incondition-
nelle de l'Algérie.
Jean-François LYOTARD.
ou
32
Dix semaines en usine
« Qu'est-ce que j'ai bien pu venir foutre ici, il faut
être complètement cinglé ». C'est ce que je me répète depuis
une heure inlassablement. Il est sept heures et demie du
matin. Comme d'habitude, le matin, j'ai mal au cœur, la
tête vide et je n'arrive pas à coordonner mes mouvements.
Ma brosse est mauvaise, elle ne mord pas bien la gomme.
Je peine et le nombre de pièces de la caisse gauche est
ridiculement petit, alors que dans la droite il est innom-
brable. D'ailleurs à droite c'est toujours un tas, un tas
informe de caoutchouc où des séries de cinq à six pièces
sont attachées les unes aux autres comme des guirlandes.
Il faut tirer dessus vigoureusement pour les détacher et
les faire accéder à un début de vie individuelle. A gauche
par contre les quelques pièces faites font reluire leurs
ferrures bien nettoyées. Mais le tas de gauche ne grossit
que bien lentement, alors que celui de droite paraît tou-
jours aussi massif.
C'est clair, je n'avance pas. Pourtant autour de moi
mes camarades travaillent avec rapidité et régularité. On
entend le zin zin rythmé de la brosse sur les ferrures et les
clocs des pièces qui tombent dans la caisse de gauche. C'est
toujours au début, que ce soit le matin ou le soir, qu'ils en
mettent un coup. Ils ne parlent pas. Ils travaillent. Ils
travaillent comme le patron voudrait qu'ils travaillent
durant leur sept heures cinq (le matin) de travail productif
effectif (huit heures, moins quarante minutes, y compris
les dix minutes de tolérance, de repas et moins quinze
minutes de nettoyage). Rien ne compte en ce moment que
le travail. Les gestes sont rapides, précis, extrêmement liés
et rythmés. Lorsque l'on arrive pour la première fois, à
regarder cela semble facile. Dans un sens ça l'est. Les
trois-quarts du temps ce sont les mêmes pièces, toujours
les mêmes pièces : 173 zéro-douze, 300 zéro-treize et les
541 minutes fatidiques sont faites, soit 72 minutes à l'heure;
car, à l'usine, Kepler ne vaut pas, l'heure c'est 120 % et
les 30 minutes réglementaires de repas valent 36 minutes...
et tout cela, au niveau de la paye, ça s'appelle régler à
150 %.
Oui, c'est un autre monde. Un monde où l'on com-
mence par violer les lois de Kepler et où l'on finit par
violer toutes les lois, humaines et naturelles. C'est bien
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pour cela que je suis venu d'ailleurs, pour connaitre ce
monde et pour le vivre. Et pourtant je me répète depuis
une heure qu'il faut être cinglé pour faire cela. Et cepen-
dant je sais où est le vice : je réfléchis trop. C'est parce
que je réfléchis trop que ne fais pas mon temps. Même
dans le vide des premières heures mon esprit fonctionne
sans arrêt, pour ainsi dire automatiquement, comme une
machine enregistreuse...
Nuit et jour je pense à la journée de demain, à l'heure
qui va suivre, quelquefois même à la prochaine minute.
Je ne sais jamais ce que m'apportera l'instant à venir. Cet
univers de la monotonie est l'univers de l'inattendu. Mais
pour ressentir cela il faut comprendre, il faut le compren-
dre. Nuit et jour... manière de parler. Il n'y a pas de nuits
et il n'y a pas de jours dans cet univers. Il y a l'équipe.
Du matin ou du soir. 6 heures et demie à deux heures et
demie, plus le samedi jusqu'à 4 heures et demie, lorsque
l'on est du matin. 2 heures et demie à 11 heures et demie
et le samedi libre lorsque l'on est du soir. On change toutes
les semaines.
Lors de ma première semaine, c'était le matin. Je prenais
le métro. Deux changements. Il fallait attraper le premier,
à cinq heures et demie et ne pas le rater. Trois stations
avant l'arrivée le taux de compression est tel que l'on peut
à peine respirer. Suivant le jour, l'heure d'arrivée du métro
varie de trois à cinq minutes. Ceux qui travaillent le plus
loin partent en flèche au pas de course. En queue, traînant
la patte, on trouve les vieux, les bancals et les boiteux. On
est déjà dans l'univers des 72 secondes à la minute et c'est
peut-être pour cela que l'on dirait un film de l'époque des
premiers Charlot où tous les gestes sont plus vifs que
nature.
Par la suite j'ai pris mes pieds, puis l'autobus de ban-
lieue, puis encore mes pieds. Je pouvais respirer. Au moins
jusqu'à onze heures moins cinq. C'est l'heure de la bouffe.
Il y a la gamelle, la cantine ou le restaurant. Suivant l'état
de la bourse. Le moins bousculé c'est la gamelle. La perfor-
mance c'est le restaurant : les serveuses feraient baver
d'admiration le plus sévère des chronos et le café, le petit
verre et l'addition sont déjà là avant que l'on ait reposé
sa fourchette. Au moins c'est l'impression que cela donne.
Le matin, suivant la saison, c'est l'aube ou la nuit noire
et la journée est finie en début d'après-midi où la vie vous
prend comme dans un torrent de soleil. Pourtant certains,
comme moi, vont dormir deux heures. Car être du matin
cela veut dire pouvoir veiller le soir, voir sa femme, quel-
quefois d'un peu près, ses enfants, voire lire, écouter la
radio ou regarder la télé. Etre du soir par contre c'est se
lever tard et ne rien faire ni ne rien voir d'autre, en dehors
du travail, pendant toute une semaine. Arrivé vers deux
heures à l'usine, car là il s'agit non seulement de pointer,
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mais d'être à l'heure sur la machine, on est de retour vers
une heure du matin. Tout dort et heureux sont ceux qui
arrivent à en faire autant après l'énervement de la journée.
Mais tout cela n'est rien. Quel sera le travail demain ?
Quelle sera la journée ? Y aura-t-il de ces saloperies de
pièces spéciales, chronométrées en dépit de tout sens, dont
certaines peuvent être bonnes, mais dont la plupart sont
mauvaises ? Ici on calcule en centièmes de minute, mais
en centièmes de vraies minutes et pour faire son temps
avec ces grosses pièces lourdes et bizarres que j'ai en
horreur, payées deux minutes comme elles le sont, il fau-
drait en faire 36 à l'heure alors que je n'en fait que huit
ou dix. Pas commode de se rattraper sur les autres, surtout
sur les 012, les seules qui payent et qui pourtant m'ont
donné tant de mal. Est-ce que quelqu'un se blessera ? Est-
ce que je me blesserai ? Au début j'avais les mains couvertes
de sparadra et j'attrapais des sueurs froides à manipuler
ce putain de montage qui sert justement aux 012 et dont
tout le monde a peur, même les anciens, parce qu'une
fraction de seconde d'inattention suffit pour que la brosse
l'entraîne et que son bord de droite vous coupe profondé-
ment le doigt. Est-ce que le régleur, le chef d'équipe et le
contremaître nous foutront la paix ou est-ce qu'ils tourni-
cailleront autour de nous comme des mouches incohérentes
et énervées ? Est-ce que les camarades seront froids, maus-
sades et renfermés ou seront-ils chauds et fraternels ? Si
l'on est du soir, l'atmosphère, après la soupe et le départ
des chefs, sauf les petits gradés, sera-t-elle celle de l'acca-
blement et de l'apathie ou au contraire celle de l'excitation,
des cris et des bousculades ? Aurai-je une conversation
intéressante dans les chiottes notre salon où l'on cause
en fumant – ou n'entendrai-je que des banalités ?
Cela, et bien d'autres choses encore, on ne le sait
jamais d'avance. Et pourtant je ne peux jamais m'ôter de
l'esprit une certaine febrilité dans l'attente de ce que sera
demain. Jamais je n'ai ressenti cette chose dans les bureaux
où le lendemain c'est toujours la veille. Cette existence
absurde, dans le sens fort du terme, par son absurdité
même, est une existence d'aventure...
En gros l'atelier est ainsi : à droite il y a les brosses
et les appareils de traction qui servent au contrôle, à
gauche il y a les presses qui servent au moulage. Les
mouleurs mettent dans les moules la gomme et les ferru-
res. Après cuisson ils démoulent. Nous, brosseurs, on
ébarbe avec une sorte de brosse métallique circulaire qui
fonctionne sur le principe d'une meule, les pièces venues
des presses et qui sont ensuite tractionnées, toutes ou en
partie, pour mesurer leur solidité. Cependant les ferrures
nues, avant d'être enduites de dissolution et mises dans
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les moules doivent être soigneusement nettoyées. Pour cela
les mouleurs jusqu'il y a peu de temps utilisaient des
brosses analogues aux nôtres. Mais récemment les chimistes
étaient arrivés à faire diminuer le temps de cuisson de 50
à 36 minutes. C'était une sérieuse économie de temps,
seulement pour qu'elle soit effective il fallait que le bros-
sage des ferrures suive l'augmentation du rythme de
cuisson. Mettre du personnel supplémentaire, c'est onéreux.
Mieux vaut concevoir une machine qui fasse rapidement
ce travail. Ce qui fut fait. On amena une machine expéri-
mentale, c'est-à-dire encore grossière et rudimentaire et
l'on commença le travail. Il se révéla rapidement que la
machine était trop élémentaire pour un travail aussi délicat.
Le réglage aurait dû pouvoir se faire au dixième de milli-
mètre, ou même moins, ce qui n'était pas le cas. Résultat,
suivant les fournées, les pièces étaient parfois éjectées dans
tous les sens et à toute vitesse, heureusement à hauteur de
ceinture ce qui limitait le danger. Tout le monde s'énervait
et tournicaillait autour de cette sacrée machine que nous
avions appelé « la mitrailleuse ». Son servant n'arrivait
pas à faire son temps et risquait de se blesser. Alors les
ingénieurs eurent une idée lumineuse : ils placèrent autour
du plateau de la machine des écrans protecteurs en tôle,
doublés d'écrans en simple carton. La machine ejecte
presque toujours autant de ferrures mais ce n'est plus
dangereux ou presque. D'autre part le servant a acquis
un certain doigté empirique et les choses vont un peu
moins mal.
Un jour, alors que je n'étais pas encore arrivé à faire
mon temps, regardant la machine qui passait par une crise
de mitraillage je dis « cette sacrée machine, ils ne sont
pas foutus de la faire marcher ! » Un camarade - algérien
pour lequel je portais de l'estime pour son sérieux et son
flegme et pour lequel j'en porte toujours, me réponds alors:
« ce n'est pas la machine qui ne marche pas, c'est toi ».
A ce moment j'ai compris que cette journée était une
mauvaise journée. Si je voulais gagner la confiance des
types il fallait que je fasse mon temps. A l'époque j'en
étais bien incapable, mais je serrais les dents ét me jurais
d'y arriver.
Je dois avouer que cela ne s'est pas fait tout seul, ni
facilement, car je n'étais pas doué, ni physiquement, ni
intellectuellement.
.
Par la suite on me déplaça et l'on me mit à la traction.
C'était un véritable travail de robot, genre Charlot des
Temps Modernes mais c'était moins fatigant que la brosse.
Or ce qui me tuait, c'était la fatigue musculaire. Comme
tous les travaux d'Os, la brosse faisait intervenir sélecti-
vement un certain nombre de muscles qui bien souvent
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dans la vie normale ne jouent que peu de rôle et il est très
difficile et très pénible de « les faire ». J'ai observé la
chose chez d'autres que moi. Pas toujours il est vrai, mais
je crois que cela dépend de la constitution physique indi-
viduelle.
Après deux jours, à la traction j'y arrivais à peu près.
Malheureusement le troisième jour je me foulais le genou
en faisant un faux mouvement et partais à l'assurance. Je
souhaitais y revenir, non cependant sans une certaine
appréhension. Les gestes doivent être tous automatisés,
évidemment suivant le tempérament de chacun. Ils sont
au nombre d'une dizaine par pièce, ce qui fait pour quel-
que 800 pièces un joli total journalier. Malheureusement
je suis distrait, sauf pour ce qui est du contrôle lụi-même
que j'effectuait avec beaucoup de conscience, sachant qu'à
la limite la vie d'un automobiliste pouvait en dépendre. (II
est vrai que je ne me suis jamais prévalu de ce trait de
mon caractère, car mes chefs n'y auraient certainement
rien compris. Le seul argument qu'ils m'aient donné c'est
que derrière ce contrôle à 100 %, il y en avait un second,
statistique celui-là, mais au pourcentage très élevé de 30 %,
et que comme nous poinçonnions les pièces de notre lettre
les négligences ne pouvaient passer inaperçues. On rem-
place la véritable responsabilité morale par le système
statistique, ce qui donne une garantie... statistique !).
Or la distraction risquait ici d'être dangereuse pour
les autres et pour moi-même. En effet, à un moment donné
de la séquence des gestes, si je déclanchais le vérouillage
avant la traction, au lieu de faire l'inverse, la pièce parti-
rait dans la nature avec une force correspondant à une
traction de 600 kg. J'étais donc tout le temps sur mes
gardes, ce qui laissait peu de place à la rêverie, malgré
l'automatisme des gestes. Il est vrai qu'un certain danger
n'en demeurait pas moins. Parfois la ferrure se détache
d'un seul coup et la pièce saute. Danger limité d'ailleurs
depuis que le temps de traction avait été ralenti. En effet
précédemment, afin de gagner du temps et de faire faire
un plus grand nombre de pièces, on avait accéléré le temps
de traction et un vieil ouvrier qui travaillait sur cette
machine avait été aveuglé par une pièce qui lui avait sauté
aux yeux.
Toujours est-il qu'après cinq jours d'absence on me
remit à la brosse et non pas à la tractionneuse. « C'est un
emploi où il ne faut pas s'absenter ». J'ai bien l'impression
que cette réflexion valait pour tous les emplois. La vérité
c'est que la maladie ou les accidents étaient mal vus et se
traduisaient toujours par un déplacement qui avait tous
les caractères d'une sanction. J'avais un camarade algérien
qui travaillait sur une perceuse qui servait à déboucher les
trous fermés par la gomme de cette pièce que j'avais juste-
ment à tractionner. C'est un travail hallucinant de rapidité.
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Il faut faire quinze cents pièces à raison de quatre trous
par pièce. Mon ami en avait marre et demandait depuis des
mois à être déplacé. Malheureusement, ayant cinq enfants
et une femme souvent malade, il lui arrivait d'être forcé
de s'absenter. « Un type qui s'absente, me dit-il, n'a aucune
chance d'obtenir quoi que ce soit et je sais bien qu'ils me
garderont ici ». Le pire, c'est que pour des raisons mysté-
rieuses, ce poste était moins payé que les autres.
De retour à la brosse j'en foutais un sérieux coup et
au bout de deux ou trois jours j'arrivais à faire mon temps,
au moins avec certaines pièces. On m'avait d'ailleurs pré-
venu que dorénavant je serais payé à l'individuelle, c'est-
à-dire suivant ce que j'avais fait. Mais cela ne plut pas à
ces messieurs. Tous les matins on affichait un tableau où
était noté la nature et le nombre des pièces que l'on avait
à brosser. Il comprenait un assez grand nombre de pièces
standard, mais aussi parfois des pièces spéciales, peu
courantes, et qui étaient en général très mal payées. Quand
j'arrivais c'était très largement le cas.
Un matin donc je vois le « Hiboux », notre chef
d'atelier, foncer sur moi et me dire « il faut suivre les pièces
du tableau ». « Entendu, mais cela ne vous avancera
pas à grand chose, car comme je suis payé à l'individuelle
je commencerai par les pièces que je sais faire et je finirai
par les plus difficiles et évidemment je n'y arriverai pas.
Moi ma paye s'en ressentira et vous vous n'aurez pas vos
540 minutes ». Manifestement il ne comprenait pas ce
raisonnement. Il est vrai qu'il ne comprenait en général
pas grand chose. Deux heures plus tard on me parachute
le contremaître. Je recommence mon raisonnement. Il
fronce les sourcils, pour lui aussi c'était difficile. Pourtant
un vieux de l'atelier m'avait expliqué que durant une
période on avait payé les mouleurs à la pièce. « On n'arrive
jamais à faire sa journée, mais si le travail est trop dégueu-
lasse on peut toujours refuser de le faire, quitte à perdre
encore plus d'argent. C'est pour cela qu'ils y ont renoncé ».
J'étais donc fort de mon bon droit. J'oubliais seulement
que mon cas était isolé et que dans ce cas il n'y a pas de
bon droit qui tienne. J'insiste donc « je crois que vous ne
comprenez pas très bien... » L'homme aux lunettes noires
frémit d'indignation, puis tout à coup s'illumine et me dit
avec un sourire méchant : « Non, il faut suivre le tableau
dans l'ordre d'inscription des pièces ». Or justement c'était
les plus mauvaises qui étaient inscrites en premier. Ma
paye n'allait pas être lourde.
Le lendemain j'arrive et décide de commencer par les
pièces que je sais faire. Ça ne dure pas longtemps. Le
contremaître me convoque au bureau. Il s'énerve « Vous
êtes là pour obéir et pas pour discuter, d'ailleurs je ne
veux pas de discussion ». Décidément il se prend pour un
adjudant de quartier. « Je n'ai pas du tout l'intention de
.
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discuter, je refuse tout simplement ». Le type suffoque de
rage. Le Hiboux se ramène. Même comédie. Résultat : on
me donne un bon de sortie. Je suis puni de travail. En fait
c'est là une sanction officieuse qui coûte très cher. On y
perd ses, heures supplémentaires en plus de la journée
elle-même. C'est une forme de l'amende du bon vieux
temps.
J'avais eu tort et, dès ce jour, mon sort était scellé,
On ne refuse pas, on ne conteste pas de front l'Autorité.
C'est un crime majeur. Par la suite un gros algérien, vieil
ouvrier de la maison m'expliqua « J'ai des enfants. Ils
sont toujours après moi à me demander « papa, achète-moi
ceci, papa donne-moi cela », je réponds toujours oui et je
ne le fais pas car ça n'en finirait plus. Avec les chefs il
faut faire la même chose ». C'était un philosophe.
Mais il était aussi plus et mieux que cela. Quelques
jours plus tard j'avais fini par capituler et je suivais
scrupuleusement l'ordre du tableau, ce qui me coûtait
cinquante francs de l'heure — on était du soir et j'expli-
quais au régleur et au chef d'équipe que je n'arriverai
jamais à digérer la saloperie qu'on m'avait ainsi faite.
Cinquante francs de l'heure en moins, j'étais payé comme
une femme de ménage. Mon ami algérien s'adresse alors
avec un air méchant au chef d'équipe et lui dit « c'est toi
qui a fait çà ? » « Non » répond l'autre. « Bon, mais
maintenant je te préviens, moi je lui ferai les pièces s'il
n'arrive pas à les faire ». A ce moment là j'ai compris que
cette journée était une bonne journée. Rien ne « paye »
comme la fraternité et la solidarité.
Les choses s'arrangèrent d'ailleurs rapidement. J'allais
de plus en plus vite et les pièces spéciales les plus mau-
vaises commencèrent à disparaître du tableau. Je fis régu-
lièrement mon temps.
**
Dans le premier temps on m'appelle un jour au
bureau., C'est la pin-up du Département qui me reçoit. Sa
fonction semble vague. Je crois qu'elle s'occupe plus ou
moins des « relations sociales et humaines ». Quand on
arrive le premier jour c'est elle qui vous fait visiter
l'ensemble du Département et vous fait un cours sur les
procédés de fabrication. Elle est aimable et agréable à
regarder. Elle serre toutes les mains, y compris les plus
sales, avec un soupçon d'effusion. D'ailleurs j'ai appris
que la qualité primordiale d'un chef c'est de serrer les
mains sales sans sourciller. Plus le grade est élevé, plus.
c'est indispensable. Le travail c'est noble, c'est bien connu.
On me sourit. « Vous avez vos deux bacs. Un emploi
dans un bureau, est-ce que ça vous dirait quelque chose ».
A vrai dire, non, je ne suis pas venu pour ça et je me fais
encore des illusions sur la facilité de l'entreprise. Aussi,
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prudent, je réponds « ça dépend, si je gagne beaucoup plus
d'argent... » Le reste de la conversation devient mondain.
On m'a sondé et on en reste là.
A quelque temps de là, je suis convoqué au bureau
d'embauche, à la Direction, service des mensuels. Le
« Hiboux », tout content me dit : « A vous de jouer ». De
jouer à quoi ? C'est ce que je vais savoir. On me donne
le nom d'un caïd. J'attends assis dans un beau fauteuil.
Dans le hall je vois un jeune qui discute frébrilement avec
un huissier qu'il a l'air de connaître. Il doit être OS, comme
moi. Je crois comprendre qu'il a été représentant de com-
merce et qu'il a peut-être une chance de passer dans les
bureaux. Il est rose d'émotion. A lui aussi c'est « à lui de
jouer ». Celui-là jouera, c'est sûr et c'est normal.
Un type passe et me dit qu'il m'attendait. Ce n'est pas
le caïd mais un de ses adjoints. Arrivé dans son bureau il
est plutôt formel. Je commence à lui raconter mes histoires
à dormir debout. Je suis très naturel, parce qu'il y a quel-
ques vingt ans que j'ai des histoires à dormir debout à
raconter. Il se détend, s'ouvre et devient sympathique. On
discute. Sociologie, Cybernétique. Matrices économiques.
Psychologie, philosophie. Curieuse discussion pour un OS.
Mais rien n'est plus normal. De temps en temps quelques
petits pièges : on effleure la politique. Puis cela devient
plus sérieux. « Alors vous n'avez pas d'ambitions ? » C'est
là le hic, je ne veux pas jouer. Le sondage, pour l'essentiel
est fait. Quelques mots encore et l'on se sépare fort sympa-
thiquement. « Vous pouvez toujours venir me revoir ».
De vieux camarades de l'usine m'ont affirmé que le
bruit courait que de telles conversations étaient parfois
enregistrées au magnétophone et que messieurs les psycho-
logues et sociologues faisaient ensuite une petite réunion
collective où ils repassaient la bande et discutaient du cas
de l'impétrant.
Nous nous sommes revus deux fois. J'y ai appris un
certain nombre de choses. Par exemple que les employés
n'étaient pas mieux payés au départ que les OS, mais que
la différence résidait dans le fait qu'un ouvrier n'a prati-
quement aucune possibilité de promotion alors que les
mensuels, eux, en avaient. La dernière fois on m'expliqua
très ouvertement que passer aux employés était une pro-
motion et que si je ne faisais pas mon temps, ou même
seulement si je n'étais pas bien vu de mes chefs, il était
tout à fait inutile de me présenter pour un emploi de
bureau.
Je n'ai pas à vrai dire connu d'employés là-bas. J'en
ai vu les rares fois où j'ai mangé au restaurant. C'était des
habitués. Ils étaient habillés d'une assez minable veste
grise. Leurs propos et leur comportement s'approchaient
beaucoup de ceux de leurs voisin's ouvriers.
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Mon chef d'équipe m'expliqua un soir ce qu'était le
travail au planning. Il y avait travaillé, probablement pen-
dant son stage de chef d'équipe. Il s'agissait de comptabiliser
et de ventiler toutes les pièces qui avaient été fabriquées
dans le Département. Les pièces sont identifiées par des
nombres de six chiffres. Rien que pour une journée, cela
représentait 75 pages de chiffres. Lorsqu'il faisait ce travail,
plusieurs fois par jour, une sorte de chef lui téléphonait
et lui demandait: « A quelle page en êtes-vous ? » « A la
page 27 ».
- D'après l'heure et suivant mon barème vous
devriez en être à la page 32 » et il raccrochait. Il avait
l'air tout fier en me racontant cela. D'ailleurs, indépen-
damment de tout jugement sur lui, ce gars était un drôle
de type. Il avait commencé à la brosse, comme tout le
monde. A cette époque il y avait une équipe de nuit. Les
pièces étaient beaucoup plus lourdes et plus diverses car
moins standardisées que maintenant. On était payé à l'indi-
viduelle. Les brosses n'étaient pas carénées et lorsque la
pièce échappait, elle allait voltiger dans tous les sens. Les
blessés étaient monnaie courante. « Le matin, disait-il, tu
avais les bras gonflés comme ça et lorsque tu rentrais chez
toi tu avais tout juste la force de t'écrouler sur ton lit »
et il ajoutait : « Ça ne fait pas de mal d'être passé par là ».
Je lui répondais que c'était là une curieuse morale que je
ne partageais pas.
Il parlait aussi des études qu'il avait dû faire pour se
qualifier et devenir chef d'équipe : dessin industriel, etc.
Cela me laissait rêveur. Tous ces efforts pour faire quoi ?
Son rôle, ainsi qu'au régleur, consistait à jouer les utilités,
à aider les approvisionneurs à déplacer les lourds bacs de
pièces, ou à ranger des caisses mal placées. Curieuse pro-
motion, et on ne voit vraiment pas ce que le dessin indus-
triel venait faire là. Il est vrai que le régleur des brosses
venait de s'accidenter et qu'il fallait bien faire son travail.
Ce régleur là c'était un maniaque du zèle et du rende-
ment. Il voulait toujours vous montrer combien il allait
vite. Se précipitait dans tous les sens, tirait, poussait,
soulevait tout ce qu'il rencontrait. Sa manie allait si loin
qu'un jour il me dit « si tu vas pas plus vite que ça avec
ta femme ! ». Il en était arrivé à vouloir introduire les
temps dans l'amour. Je lui répondis « eh bien tu vois, mon
vieux, si tu baises vite, c'est que tu baises mal, alors je
dois baiser mieux que toi ». Il resta interloqué.
A force de si bien faire il se démit une vertèbre. Revenu
trois semaines après, avec une exemption de gros travaux
pour un mois, il fut mis dans un coin comme un vulgaire
OS à couper des bouts de caoutchouc avec de gros ciseaux.
Il n'allait pas bien vite et me dit avec un air sombre :
« Tu vois comme on récompense les mouchards ». Il avait
effectivement cette réputation aux yeux des hommes.
Cette race de gens est très difficile à comprendre. Un
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vieux copain de l'usine me dit un jour « ces gars-là, pour
garder leur petite place, si petite soit-elle, tueraient père
et mère ». C'est probablement là ce que les sociologues
appellent l'importance du « statut ».
« Pôôvre icon ! »
« Bertrand y t'encule ». Ça commence. On est le soir.
Les hommes ont fini le plus vite possible, car le soir il n'y
a plus qu'un chef d'équipe et un régleur qui vous foutent
la paix, même s'ils vous ont emmerdé l'après-midi lorsque
les chefs étaient là.
« Tiens, si tu veux boire, mets-toi à genoux, j'ai ce
qui faut pour toi »... Cela fuse de tous les côtés. Ce soir
ils sont énervés. Certains jours c'est l'apathie et l'accable-
ment le plus profond. Aujourd'hui il y en a qui ont bu un
coup de trop. Il y a un vieux qui se tape régulièrement ses
six litres par jour. C'est un gars des presses. C'est d'ailleurs
eux les plus nerveux. Ils jouent à se battre. Ils sont tous
forts comme des turcs et l'énervement monte. Ou alors
on entoure le gars qui a un coup dans l'aile et on le tara-
buste. Décidément, ce soir les enculés ne se comptent plus.
Ça dure comme ça pendant une heure et demie, deux
heures. Les hostilités politiques ou syndicales ressortent,
mais par la bande, pas de front. « Eh ! va donc eh
spoutnik ». « Spoutnik, y t'emmerde ».
La pression de la journée a été trop forte, il faut que
cela explose. A ce moment, si une bagarre éclatait ils se
tueraient. Mais en général, c'est plutôt bon enfant. Les
algériens participent peu. Ils restent dans leur coin, un
peu guogenards, un peu critiques.
***
Le « Hiboux » ne connaît qu'une chose : la production,
les quota. Le reste il s'en fout. On peut être blanc, jaune
ou noir, malade ou en bonne santé, avoir cinq enfants ou
être célibataire, il s'en fout du moment qu'il a sa prod
tion.
Les huit premiers jours de temps en temps, il vient
vous voir, aimable et vague. Il vous flaire. Le neuvième
jour il passe vérifier votre carnet et se ramène, la babine
retroussée sur une canine aiguë : il lui manque des minu-
tes, on dirait qu'il a faim de minutes : « ça ne va pas, vous
ne faites pas votre temps ».
A partir de ce moment l'amabilité des premiers jours
et le style « public relations » c'est fini et bien fini.
J'ai un copain, un petit ajusteur, qui est rentré en
même temps que moi et que j'ai connu lors de l'attente
pour la visite médicale. On se voit quelquefois au café. La
première semaine il était tout jouasse. On-l'avait mis sur
une machine à affûter les fraises, comme OS2 « pour
42
commencer », bien qu'il fut P1. Mais après 27 mois d'armée
il était tout content. Trois semaines plus tard, je le revois.
Il a la mine sombre. Deux ou trois bonnes entailles aux
doigts, comme à l'emporte-pièce. Lui aussi a fini la période
idyllique. Il en bave et n'arrive pas à faire son temps.
« Oh ! je ne resterai pas ».
Tout le monde passe par cette phase. J'en parle à un
noir, depuis deux ans dans la boîte, mais qui vient d'être
muté dans notre atelier. Il me dit que c'est toujours comme
ça : les premiers jours passés on vous met dans un boulot
dur et dégueulasse et on vous en fait baver. Les chefs sont
tout le temps sur votre dos. C'est une sorte de mise à
l'épreuve. Il faut à la fois tenir le coup et ne pas trop se
rebiffer.
Après, pour celui qui s'est adapté, les choses vont
mieux. On prend de l'assurance et inéluctablement un jour
ou l'autre on en arrive au stade où l'on envoie le contre-
maitre sur les roses. Il ne faut pas le faire trop tôt, mais
il faut le faire sinon vous serez l'éternelle victime. Habi-
tuellement cela se passe assez énergiquement. Un camarade
nord-africain me racontait qu'un jour il a une violente
prise de gueule avec le contremaitre. Le ton monte, il se
met en colère et l'attrape par la gorge. L'autre se dégage,
tout pâle, et lui dit : « tu es renvoyé ». Le copain répond :
« Je suis renvoyé si tu veux, mais si je suis renvoyé je
t'attends à la sortie et ça sera ta fête ». Les choses en sont
restées là et depuis on lui fiche la paix. Tous les anciens
le disent : « tant que tu ne les as pas envoyés chier, ils
t'emmerdent ».
Cela n'empêche pas les petites saloperies de continuer.
En effet, tout l'art de la maîtrise et des chefs de service,
c'est de faire produire le plus possible en payant le moins
possible. Il ne faut pas oublier que les chefs travaillent
au boni. C'est même avec ces bonis, dûment hiérarchisés,
qu'ils se payent leurs maisons de campagne. Aussi il n'y
a pas de petits bénéfices. La faim de minutes du « Hiboux >
n'est pas une image. Ainsi on déplace les types assez
souvent pour boucher un trou. Un matin je vois un mou-
leur à qui on dit : « aujourd'hui va aux brosses ».
malin qui avait été précédemment brosseur pour
épater les copains rentre à fond dans la matière. En quatre
heures il fait presque la totalité de sa journée. Alors on
le rappelle aux presses et il se tape encore deux ou trois
heures de boulot. En fait il a fait gratuitement un tiers
environ de pièces supplémentaires, mais ces pièces, gra-
tuites pour lui, sont
lui, sont dûment
dûment portées crédit du
« Hiboux ».
Pour moins payer il y a un tas de petites combines. Le
noir dont je parlais et qui venait d'être muté, se trompe
dans ses nouveaux horaires et donne rendez-vous à sa
femme au métro 1 heure et demie avant l'heure de sa
Le gros
au
43
sortie. Lorsqu'il s'aperçoit de son erreur, comme sa femme
est enceinte de huit mois, il demande un bon de sortie
pour ne pas la faire attendre. Le contremaître le lui donne
avec un sourire aimable. Pensez, on est humain. La semaine
suivante il va voir le contrecoup et lui demande de pouvoir
récupérer le samedi son heure et demie de perdue. « Ah !
non, mon petit ami, pas question ». Ça lui fait sauter une
partie de ses heures supplémentaires, dans la tranche la
mieux payée, à 50 %. La maison y gagne. Le contremaître
est un bon contremaître, il sera bien noté s'il continue
comme ça.
Il y a pourtant quelque chose qui est au-dessus de la
production : c'est la discipline, l'autorité. Peu de temps
après mon arrivée les mouleurs de l'autre équipe avaient
été mêlés à une sombre histoire de « sabotage ». Il s'agis-
sait en fait d'un système très rudimentaire de sécurité
une simple cornière en fer hâtivement soudée à l'arc
dont la disposition mal conçue avait pour résultat que les
types se coinçaient les doigts. Enervés, certains abattirent
les cornières avec leurs gros maillets de bois qui servent
au démoulage. Gros scandale. Sanctions. On en profite pour
vider un ou deux types considérés comme des fortes têtes.
Résultat : on désorganise la production durant huit jours.
Mais dans ce cas là cela n'avait tout à coup plus du tout
d'importance : la discipline passait avant tout.
Il est vrai qu'il y a une explication à cela. Au niveau
de l'atelier ou du Département, encore plus qu'à celui de
l'usine tout entière, les chefs se livrent à une politique de
stockage effrénée, afin de s'assurer toujours une assez large
marge de manouvre. La politique du rendement à outrance
est quasiment une politique permanente, indépendamment
de l'état des commandes. Parfois la maîtrise entre en
transes : on harcèle les hommes, on fait faire des heures
supplémentaires, on renforce les postes productifs, etc. On
pourrait croire que c'est parce que les commandes se font
pressantes, qu'il y a du retard. Ce peut être parfois le cas,
mais certainement pas le plus souvent. On cherche seule-
ment à reconstituer et à gonfler le stock, à se préserver
une marge de manquvre confortable. Un ancien me racon-
tait que, travaillant à une autre fabrication sous les ordres
de notre chef actuel, celui-ci avait constitué, en cravachant,
de tels stocks que ceux-ci ont fini par se détériorer et
devenir inutilisables.
Le raisonnement est aussi en partie valable à l'échelle
de l'usine tout entière. Si bien qu'après que l'on a bourré
pendant des mois comme des brutes, un jour, on vient, la
mine contrite, vous tenir à peu près ce langage :
concurrence est forte, les affaires ne marchent pas fort, on
ne pourra pas renouveler votre contrat » (ceci pour ceux
qui sont embauchés sous contrat provisoire). De toute
manière cette politique permet de tenir, quand il le faut,
44.
la dragée haute aux ouvriers : « si vous n'êtes pas contents,
vous n'avez qu'à partir ». Evidemment cette situation de
force ne peut être que cyclique et dans les périodes où l'on
bourre, ce sont les ouvriers qui sont dans la bonne position.
Mais ils ne s'en rendent pas toujours compte et c'est quel-
quefois eux-mêmes qui se préparent leurs tristes lende-
mains en acceptant les heures supplémentaires.
C'est vrai, je réfléchis trop. Mais c'est que j'ai l'impres-
sion de me trouver en présence d'un puzzle que je tente
de reconstituer. Ce puzzle, le lecteur vient d'en connaître
quelques pièces, d'ailleurs indépendamment de tout ordre
chronologique. Au bout d'un mois environ, comme je l'ai
dit, je me foulais le genou et partais cinq jours à l'assu-
rance. C'est alors que je commençais à comprendre mon
puzzle el que j'arrivais à en reconstituer la première
partie. Voici les quelques pages que j'écrivis à l'époque,
profitant de mon repos forcé, et telles exactement que je
les écrivis.
LA FONCTION SOCIALE DE L'USINE
On écrit des tonnes d'ouvrages sur la production indus-
trielle moderne, la sociologie industrielle, les relations
humaines, la psychologie industrielle, l'évolution du
travail, etc. Aucun de ces ouvrages, je dis bien aucun, n'a
été capable de seulement entrevoir le fond du problème.
Tous se sont perdus interminablement dans des analyses
sur l'évolution du machinisme, l'automatisation, l'évolution
des qualifications professionnelles, l'attitude, ou plutôt la
soi-disant attitude des ouvriers, la fatigue, l'adaptation, les
aptitudes, le rôle des cadres, le fonctionnement des groupes
informels, que sais-je encore. Mais personne encoré n'a
seulement envisagé quelle était la fonction sociale essen-
tielle de l'usine.
Pourtant il y a maintenant plus d'un siècle que Marx
avait dégagé d'un seul coup cette fonction sociale essen-
tielle qui est tout simplement de fabriquer des prolétaires
et
par
là même de bouleverser la société dans son ensemble,
Mais il est certain que même ceux qui ont lu Marx
ne l'a lu parmi les intellectuels de nos jours ?
compris la signification de cette constatation fondamen-
tale et ont été incapables de féconder l'analyse de l'évolu-
tion moderne de la production industrielle en se plaçant à
ce point de vue et encore moins d'enrichir et d'approfondir
cette optique marsxiste par plus d'un siècle d'une évolution
fiévreuse, faite à une échelle gigantesque.
Oui, la fonction sociale essentielle de l'usine n'est pas
de produire des automobiles, des machines à laver ou des
et qui
n'ont pas
45
-
machines-outils, mais bien de produire des hommes et des
femmes capables de s'assimiler le travail d'usine. Il est
vrai que les choses ont évolué depuis 1840 et les grandes
unités industrielles ne fabriquent plus presqu'exclusive-
ment des prolétaires, mais aussi en nombre croissant des
employés, des techniciens et des cadres, ceci pour utiliser
la terminologie officielle qui est aussi arbitraire qu'inexacte.
Ainsi l'usine absorbe dans la société, dans toutes les classes
et les couches de la société, des gens qu'elle s'intègre autour
de deux pôles : l'un directement productif et exclusivement
chargé de fonctions d'exécution et l'autre chargé de fonc-
tions de direction, d'encadrement, de planning, de prépa-
ration du travail, d'organisation ou de contrôle. Ainsi on
dirait une immense cathode et une immense anode qui
attirent chacune dans la société une population disparate
pour les regrouper en deux familles autour de ces deux
pôles.
Or l'usine elle-même, qui a évidemment aussi pour
fonction de produire des objets industriels, c'est l'ensemble
de ces deux pôles humains liés entre eux sur la base de
l'appareil matériel de production.
Ce que nous allons essayer de montrer c'est comment
fonctionne cet ensemble et par là même éclairer quelle est
la fonction sociale, la fonction sociologique de l'usine. En
effet ces multiples couples cathode-anode, qui absorbent
des masses croissantes de population non industrielle,
jouent le rôle de générateurs de la société moderne. Ils sont
à la fois les cellules du tissu osseux et conjonctif du corps
social en pleine croissance. Mais en même temps ils cons-
tituent une part croissante de ce corps lui-même. TOUS les
problèmes essentiels de la société doivent donc se chercher
et se trouver à ce niveau, y compris les problèmes qui
concernent la vie hors de la production, sans exclure les
plus généraux tels que le comportement, les habitudes de
consommation, les goûts, les conduites idéologiques, les
meurs mêmes. En effet cet ensemble de choses ne s'éclaire
que comme des réactions à la vie productive.
Encore faut-il comprendre ce que c'est que la vie
productive. Essentiellement, ce sont les rapports entre ces
deux groupes humains que nous qualifierons schématique-
ment de direction et d'exécution, compte tenu de la nécessité
de produire des objets industriels en quantité et en qualité
suffisantes.
L'ABSORPTION.
Mais il faut commencer par le commencement :
l'absorption. Le travail industriel qu'il se situe d'ailleurs
au niveau de la « direction » ou à celui de l'exécution
a un caractère tellement original qu'il n'a de correspondant
dans aucun autre type de travail. Il nécessite obligatoire-
ment une formation spéciale qui comporte deux aspects :
46
cette marge. Or une telle
la formation au travail lui-même, à l'emploi que l'on est
appelé à tenir et, deuxièmement, la formation à ce que
l'on peut appeler l'esprit industriel et qui se ramène essen-
liellement à l' « esprit OS » (1). Lorsque l'on est embauché
comme OS, les deux formations se confondent. Si l'on est,
combauché comme professionnel c'est la seconde formation
scule qui vous reste à acquérir. Mais de toute manière,
c'est cette seconde formation qui constitue l'essentiel.
Que dire de l'esprit OS ? C'est évidemment d'abord
l'esprit de rendement élevé à la dignité de vertu suprême.
C'est ensuite, plus matériellement et plus élémentairement,
la rapidité poussée jusqu'à la virtuosité. C'est enfin l'auto-
matisation de l'homme lui-même. Mais cet ensemble de
dispositions ne suffit pas s'il ne s'y ajoute une qualité
purement quantitative : la nécessité d'être devenu naturel-
lement capable de travailler toujours plus rapidement que
ce qui vous est imposé. Plus généralement, la nécessité
absolue pour l'ouvrier d'être en possession d'une marge de
capacité, car il lui est en fait impossible de travailler sans
diction avec la logique de la production qui est de pousser
le rendement à ses limites. Dans la mesure où les rende-
ments augmentent, l'OS doit être en mesure de récupérer
à assez brève échéance sa marge, ou au moins une partie
de sa marge. Il ne s'agit d'ailleurs pas få uniquement d'une
économie de temps, mais aussi d'une économie d'efforts et
en définitive de fatigue. Sous un autre aspect, c'est plutôt
d'un surcroît de faculté d'automatisation dont il faudrait
parler, l'homme introduisant plus d'automatisme qu'il ne
lui en est demandé, comme font ceux qui dans certains cas
sont capables de dormir en travaillant.
Or personne n'a comme une donnée l' « esprit OS »,
pas plus le professionnel venant d'une petite boîte de type
anoien, que le paysan, l'employé de bureau sans emploi
ou le petit commerçant ruiné. Inversement tous, sans
exception, sont capables aussi bien les uns que les autres,
de l'acquérir. C'est la raison pour laquelle l'usine puise
indistinctement dans toutes les couches de la population,
le seul problème étant celui de leur modelage suffisamment
rapide et satisfaisant.
Mais cet « esprit OS » doit aussi trouver son corres-
pondant chez les cadres, et ceci suivant des modalités qui
évoluent au fur et à mesure que l'on s'élève dans l'échelle
hiérarchique, la forme la plus bornée de la religion du
rendement prévalant chez les petits cadres, pour aboutir
à des formes infiniment plus subtiles et plus riches aux
niveaux les plus élevés.
Dès que l'on approche d'ailleurs des hautes sphères,
ou au moins des sphères centrales, on y découvre ce que
(1) O.S. = ouvrier spécialisé.
47
l'on peut véritablement appeler une conception stratégique
de l'absorption des couches indifférenciées de la population
aussi bien dans l'appareil de direction que dans l'appareil
d'exécution. L'idéal serait évidemment de faire passer tout
le monde par un stage d'OS manuel, car rien ne vaut la
« formation » sur le tas et les échines de ceux qui accèdent
qu paradis bureaucratique sont autrement plus souples
après un passage en Sibérie. Cette méthode est d'ailleurs
assez amplement utilisée.
LES DEUX POLES.
Mais supposons provisoirement le problème de l'absorp-
tion résolu. Que se passe-t-il ? Au sein de chacun des pôles
rien d'extraordinaire, chacun s'adapte plus ou moins bien
à son travail, à son univers. Par contre si l'on embrasse
la totalité de l'entreprise on constate que la logique de
chacun de ces pôles, tout en procédant d'un esprit identique,
l'« esprit OS », se manifeste avec des signes opposés. En
fin de compte ces deux univers sont antagoniques.
Voici pourquoi. Le pôle de la direction a précisément
pour objet de son travail le pôle de l'exécution, et même
très matériellement chacun des hommes et des femmes
qui le composent. C'est dire que par sa fonction même il
est amené à considérer les hommes comme des objets. On
peut même dire que plus les individas sont considérés
comme tels, plus la sollicitude de la direction se penche
sur chacun d'eux, et plus ils sont « objectives », plus ils
subissent un processus de choséification. Vous appelle-t-on
dans les bureaux pour vous demander si vous êtes satis-
fait de votre emploi, si vous n'êtes pas malheureux, si vous
vous adaptez, c'est, par la force des choses, pour s'assurer
que vous êtes en train de devenir l'OS-type ou l'employé.
type. Si l'on vous déplace pour un autre emploi, c'est åvec
l'espoir que vous vous automatiserez d'une manière plus
satisfaisante que dans le précédent. D'une manière plus
générale d'ailleurs, votre fonction vous objective obligatoi-
rement aux yeux de celui qui a, lui, pour fonction de consi-
dérer la vôtre comme un fait objectif, comme une machine
qui a un rendement satisfaisant et sans trop d'à-coups.
Certes cela est vrai dans la société dans son ensemble et
la profession de docteur objective celui qui la pratique
comme docteur. Mais être docteur c'est encore une profes-
sion. Etre OS c'est uniquement faire un certain nombre de
gestes, qui n'engagent qu'une infime partie de la person-
nalité, même si cela mobilise la quasi totalité des forces
énergétiques et nerveuses de l'ouvrier.
A l'autre pôle, cependant, l'exécutant ne se rend jamais
entièrement et pleinement compte que logiquement il n'est
perçu que comme objet. D'abord parce qu'il ne se perçoit
évidemment pas lui-même comme tel. Il est fatigué ou en
48
forme, le travail va tout seul ou les anicroches s'accumu-
lent, il est gai ou triste, les vacances sont proches ou loin-
Ininos, on lui fiche la paix ou l'on vient l'embêter, etc. En
doncième lieu il n'arrive jamais à comprendre vraiment
lorsque l'on s'occupe de lui, que l'on s'intéresse à son
Travail, qu'on le change de place et que donc pour cela on
s'adresse directement à lui, en l'appelant par son nom,
voire en le tutoyant, que ce n'est pas en fait à lui person-
nellement que l'on s'adresse mais à un être-type désincarné,
à « celui-qui-convient-pour-ce-genre-de-travail » et qu'il a
été sélectionné parce que l'on jugeait ou l'on espérait qu'il
correspondait bien à la case à remplir, qu'il était adapté ou
le moins mal adapté à ce genre de travail.
Dans cette mesure les rapports « humains » qui
existent entre les populations de ces deux pôles sont basés
pour l'essentiel sur des quiproquo et des équivoques en
partie systématiques et en partie involontaires.
En fait on se trouve en présence de deux univers paral-
leles qui n'ont pratiquement pas la possibilité d'avoir de
véritables contacts l'un avec l'autre. Dans un sens l’OS,
ça n'existe pas, et pourtant le pôle dirigeant vit sur cette
fiction. Cela est possible parce que l'on juge sur les résul-
tats. Si le travail OS se fait c'est que l'homme OS existe.
On ne cherche pas à savoir pourquoi et comment ce travail
se fait. Il importe peu que sa première caractéristique est
d'être fait à contre-coeur et nullement dans un état d'adhé-
sion de l'homme à son travail. Il importe peu de savoir
qu'il ne se fait que dans la mesure où l'homme est capable
de s'assurer cette « marge » personnelle dont nous parlions
plus haut et qui seule lui permet de n'être justement pas
uniquement et entièrement OS, de nier partiellement son
existence d'OS. Dans cette mesure le « bon » ouvrier, celui
qui s'adapte le mieux est précisément celui qui s'écarte le
plus du schéma dans lequel on veut l'enserrer et sur lequel
vit obligatoirement la direction.
Ainsi ces deux univers qui se cotoyent vivent en fait
sur des plans différents, tout à fait étrangers l'un à l'autre,
et fonctionnent en fait indépendamment l'un de l'autre.
LES CONTRADICTIONS DE LA PRODUCTION.
Cependant il faut aussi produire des objets industriels
et pas uniquement « produire » des Os. Et c'est à ce
niveau que se situe l'essentiel des contradictions de la
production. Un chef d'atelier veut sortir sa production,
respecter sans trop d'ennuis ses quota et c'est tout. Peu lui
importe avec qui, peu lui importe comment : il veut sa
production et pas d'ennuis. Pour cela, il procède toujours
de la manière la plus empirique possible. Or non seulement
les méthodes de production évoluent sans arrêt, mais
encore, quotidiennement, il se produit des trous dans le
49
que
processus de production, aussi bien dans son aspect humain
cements, nouveaux venus, ou alors arrêt de machines,
malfaçons ou imperfections, changement trop rapide de la
structure de la demande, innovations difficiles à mettre au
point, voire erreurs des services d'études. Ceci sans parler
des problèmes qui concernent la « discipline » ou le « mau-
vais esprit ».
Il faut donc une très grande souplesse d'adaptation du
personnel humain qu'il a à sa disposition. Mais qui 'peut
assurer cette souplesse ? Essentiellement une petite fraction
du personnel, la plus ancienne et la plus expérimentée.
Aussi assiste-t-on à ce spectacle paradoxal, de voir les meil-
leurs ouvriers, c'est-à-dire les moins OS, être les plus
emmerdés, les plus mis à contribution. Ce sont au contraire
les plus « OS », les plus limités, à qui l'on fiche la paix
dans leur coin. La production repose donc qualitativement
sur les éléments de qualité, ceux qui s'écartent le plus du
type OS. Ces éléments, on essayera à tout prix de les garder,
même contre leur volonté et au mépris de leur promotion
et de leur valeur réelle.
Si l'on réfléchit, on se rend compte que si l'usine
moderne dans son ensemble repose obligatoirement sur
ľ « esprit OS », la production dans chaque cas particulier
repose essentiellement sur la négation de cet esprit. Cette
contradiction n'est nullement abstraite et désincarnée, elle
est au contraire personnifiée dans des individus bien
vivants et qui pensent et réagissent. L'OS vomit son travail
et l'ouvrier expérimenté se défend énergiquement contre
ce rôle de bouche-trou qu'on veut lui faire jouer. En géné-
ral, au début, il se laisse faire. Mais au fur et à mesure
que les mois et les années passent et qu'il voit qu'il ne
tire de sa' situation aucun avantage, qu'il ne récolte que
les difficultés, les responsabilités et les ennuis, il se replie
sur lui-même, fait de la résistance passive et raisonne
suivant cette logique: « vous voulez des OS, eh bien laissez-
moi dans mon coin à mon petit boulot et n'en demandez
pas plus ».
Aussi la Grande Stratégie qui est élaborée dans les
sommets se traduit-elle sur le tas par des petites luttes et
des petites ruses de détail, le plus souvent individuelles
et parfois même de caractère familial, d'une « famille »
où régnerait une incompréhension profonde et irrémédiable
dont on s'est fait une raison. Voilà à quoi se ramène le
« modernisme » de la grande industrie.
Et pourtant cette existence déchiquetée et contradic-
toire est la matrice d'une société entière, d'une société
aveugle qui s'ignore elle-même et qui engendre le monde
qui se fait.
(La suite au prochain numéro).
Ph. GUILLAUME.
50
Le mouvement révolutionnaire
sous le capitalisme moderne
Le texte ci-dessous, dont les idées ne sont
pas nécessairement partagées par l'ensemble du
groupe Socialisme ou Barbarie, ouvre une dis-
cussion sur les problèmes de la politique révo-
lutionnaire dans la période actuelle qui sera
poursuivie dans les numéros à venir de cette
revue.
La longueur de ce texte, et la nécessité d'en étaler la
publication sur plusieurs numéros de cette revue, nous
incite à le faire précéder, en guise d'introduction, par un
résumé de ses thèses principales.
Formant contraste avec l'activité des masses dans les
pays arriérés, l'apathie politique prolongée des travailleurs
semble caractériser les sociétés capitalistes modernes. En
France même, le gaullisme, entreprise de modernisation
du capitalisme, n'a été possible que par cette apathie, qu'il
n, à son tour, renforcée. Le marxisme étant avant tout une
théorie de la révolution prolétarienne dans les pays avancés,
on ne peut continuer de se dire marxiste et se taire sur ces
problèmes : en quoi consiste la « modernisation » du capi-
talisme ? Quel est son lien avec l'apathie politique des
masses ? Quelles sont les conséquences qui en découlent
pour le mouvement révolutionnaire ?
Des traits nouveaux et durables du capitalisme doivent
d'abord être constatés et décrits. Les classes dominantes
sont parvenues à contrôler le niveau de l'activité économi-
que et à empêcher des crises majeures. L'importance numé-
rique du chômage a énormément diminué. Le salaire
ouvrier réel augmente beaucoup plus rapidement et réguliè-
rement que par le passé, entraînant une augmentation de la
consommation de masse par ailleurs indispensable au fonc-
tionnement de l'économie et désormais irréversible. Les
syndicats, devenus des rouages du système, négocient la
docilité des ouvriers contre des augmentations de salaire,
La vie politique se déroule exclusivement entre spécialistes,
et la population s'en désintéresse. Il n'y a plus d'organisa-
tions politiques auxquelles la classe ouvrière participe ou
51
qu'elle soutienne par son action. Hors de la production, le
prolétariat n'apparaît plus comme une classe ayant des
objectifs propres, La population entière est prisé dans un
mouvement de privatisation ; elle vaque à ses affaires,
cependant que les affaires de la société lui semblent échap-
per à son action.
Pour les prisonniers des schémas traditionnels, il
faudrait en conclure en toute rigueur qu'il n'y a plus de
perspective révolutionnaire. Pour le marxisme traditionnel,
en effet, les contradictions « objectives » du capitalisme
étaient essentiellement de type économique, et l'incapacité
radicale du
du système à satisfaire les revendications
économiques des ouvriers faisait de celles-ci le moteur
de la lutte de classe. Correspondant à certaines mani-
festations du capitalisme d'autrefois, ces idées s'effon-
drent devant l'expérience actuelle. C'est qu'elles n'ont
jamais concerné que des aspects extérieurs du capitalisme.
Les contradictions économiques « objectives » disparaissent
avec la concentration totale du capital (pays de l'Est);
mais il suffit du degré d'intervention de l'Etat pratiqué
aujourd'hui dans les pays occidentaux pour corriger les
déséquilibres spontanés de l'économie. Le niveau des salai-
res n'est pas déterminé par des lois économiques « objec-
tives », mais essentiellement par la luite de classe ;
l'augmentation des salaires, pourvu qu'elle n'excède pas
l'augmentation du rendement, est praticable par le capita-
lisme. La vue traditionnelle est aussi fausse sur le plan
philosophique ; mécaniste et objectiviste, elle élimine de
l'histoire l'action des hommes et des classes pour la rem-
placer par une « dynamique objective » et des « lois natu-
relles », et fait de la révolution prolétarienne un reflexe
de révolte contre la faim.dont ,on ne voit pas comment
jamais une société socialiste pourrait être le résultat. Plus
même : la connaissance des ressorts de la crise du capila-
lisme est, pour elle, l'apanage de théoriciens spécialisés ;
la solution de cette crise, une simple question de transfor-
mations « objectives » éliminant la propriété privée et le
marché et ne nécessitant nullement une intervention auto-
nome du prolétariat. Cette vue ne peut être, et n'a été dans
l'histoire, que le fondement d'une politique bureaucra-
tique.
La contradiction fondamentale du capitalisme se trouve
dans la production et le travail. C'est la contradiction con-
tenue dans l'aliénation de l'ouvrier : la nécessité pour le
capitalisme de réduire les travailleurs en simples exécu-
tants, et son impossibilité de fonctionner s'il y réussit ;
son besoin de réaliser simultanément la participation et
l'exclusion des travailleurs relativement à la production
(comme des citoyens relativement à la politique, etc.). Seule
contradiction véritable de la société contemporaine, et
source ultime de sa crise, elle ne peut pas être atténuée
52
par des réformes, par l'élévation du niveau de vie ou par
l'élimination de la propriété privée et du « marché ». Elle
ne sera supprimée que par l'instauration de la gestion
collective des travailleurs sur la production et la société.
Objet d'une expérience quotidienne du prolétariat, elle est
le seul fondement possible de sa conscience du socialisme,
ot ce qui donne à la lutte des classes sous le capitalisme
son caractère universel et permanent. Elle définit le cadre
de l'histoire et de la dynamique de la société capitaliste,
qui n'est rien d'autre que l'histoire et la dynamique de
la lutte de classe. Cette dynamique est historique et non
« objective », car elle modifie constamment les conditions
où elle se développe et les adversaires eux-mêmes, et com-
porte une expérience et une création collectives. La lutte de
classe à déterminé, à un degré croissant, l'évolution de la
technologie, de la production, de l'économie et de la politi-
que et a imposé au capitalisme, directement ou indirecte-
ment, les modifications profondes que l'on constate aujour-
d'hui.
Sur le plan « subjectif », ces modifications s'expriment
par l'accumulation chez les classes dominantes d'une expé-
rience de la lutte sociale et l'apparition d'une 'nouvelle
politique capitaliste. Dominée par l'idéologie du « laissez-
faire » et limitant l'Etat au rôle du gendarme, la politique
capitaliste était autrefois pour les marxistes synonyme de
l'impuissance pure et simple. Actuellement, elle reconnaît
la responsabilité générale de l'Etat, en élargit constamment
les fonctions et s'assigne des objectifs dont la réalisation
n'est plus laissée au fonctionnement « spontané » de
l'économie (plein emploi, développement économique, etc.).
Elle tend à soumettre à son contrôle toutes les sphères de
l'activité sociale et prend par là, quelle que soit sa forme,
un caractère totalitaire.
Sur le plan « objectif », les transformations du capi-
talisme se traduisent par la bureaucratisation croissante
qui, trouvant son origine dans la production, s'étend à
l'économie et à la politique et finalement envahit tous les
secteurs de la vie sociale. Elle va de pair évidemment avec
l'expansion et la prépondérance croissante de la bureau-
cratic comme couche gestionnaire. La concentration et
lelalisation, autres aspects du même phénomène, entraî-
nent à leur tour des modifications importantes dans le
fonctionnement de l'économie.
Mais l'effet le plus profond de la bureaucratisation c'est
que, en tant qu'« organisation » et « rationalisation » des
activités collectives faite de l'extérieur, elle achève la des-
truction des significations provoquée par le capitalisme et
produit l'irresponsabilité en masse. La privatisation des
individus est le corrolaire de ces phénomènes.
La tendance idéale du capitalisme bureaucratique est
la constitution d'une société intégralement hiérarchisée et
na to 53
en « expansion » continue, où l'aliénation croissante des
hommes dans le travail serait compensée par l' « élévation
du niveau de vie » et où toute l'initiative serait abandonnée
aux « organisateurs ». Inscrite objectivement dans la
réalité sociale contemporaine, cette tendance coïncide avec
le but final des classes dominantes : faire échouer la
révolte des exploités en les attelant à la course derrière
le niveau de vie, en disloquant leur solidarité par la hiérar-
chisation, en bureaucratisant touíe entreprise collective.
Conscient ou non, c'est là le projet capitaliste bureau-
cratique, le sens pratique qui unifie les actes des classes
dominantes et les processus objectifs se déroulant dans leur
société.
Ce projet échoue parce qu'il ne surmonte pas la contra-
diction fondamentale du capitalisme, qu'il multiplie au
contraire à l'infini. La bureaucratisation croissante des
activités sociales étend à tous les domaines le conflit inhé-
rent à la division dirigeants-exécutants et l'irrationalité
intrinsèque de la gestion bureaucratique. De ce fait, le capi-
talisme ne peut absolument pas éviter des crises (ruptures
du fonctionnement normal de la société), bien que celles-ci
ne soient pas d'un type unique et qu'elles ne procédent
pas d'une dynamique cohérente et homogène. Sur le fond
de la même contradiction immanente au capitalisme, les
anciennes expressions de son irrationalité sont remplacées
par de nouvelles.
Mais contradiction et crises n'atteignent une portée
révolutionnaire que par la lutte de classe. La situation
actuelle à cet égard est ambivalente. Dans la production,
cette lutte manifeste, précisément dans les pays les plus
modernes, une intensité inconnue autrefois, et tend à poser
le problème de la gestion de la production. Mais hors des
entreprises elle ne s'exprime plus, ou bien seulement
tronquée et déformée par les organisations bureaucratiques.
Cette absence du prolétariat à la société a également une
double signification. Elle traduit une victoire du capita-
lisme : la bureaucratisation des organisations chasse les
ouvriers de l'action collective, l'effondrement de l'idéologie
traditionnelle et l'absence d'un programme socialiste les
empêchent de généraliser leur critique de la production
et de la transformer en conception positive d'une nouvelle
société, la philosophie de la consommation pénètre le
prolétariat. Mais aussi, une expérience de la nouvelle phase
du capitalisme se constitue, pouvant conduire à une critique
des formes de vie sous le capitalisme beaucoup plus pro-
fonde et générale que par le passé, et par là à un renouveau
du projet socialiste dans le prolétariat à un niveau supé-
rieur.
La maturation des conditions du socialisme se pour-
suit donc, étant entendu qu'elle ne peut jamais signifier
une maturation purement objective (accroissement des
54
forces productives ou « des contradictions »), ni une matu-
ration purement subjective (sédimentation d'expérience
offecline chez les prolétaires), mais l'accumulation des
conditions objectives d'une conscience adéquate. Le prolé-
turiul ne pouvait pas éliminer le réformisme et le bureau-
cralisme avant de les avoir vécus, c'est-à-dire avant de les
(Ivoir produits comme réalités sociales. Maintenant, la
gestion ouvrière, le dépassement des valeurs capitalistes de
la production et de la consommation comme fins en elles-
mêmes, se présentent au prolétariat, comme seule issue.
Ces conditions imposent au mouvement révolutionnaire
des transformations profondes. Sa critique de la société,
essentielle pour aider les ouvriers à valoriser et à généra-
liser leur expérience directe, doit être intégralement réorien-
tée ; elle doit s'attacher surtout à décrire et analyser les
contradictions et l'irrationalité de la gestion bureaucratique
de la société, à tous les niveaux, à dénoncer le caractère
inhumain et absurde du travail contemporain ; à dévoiler
l'arbitraire et la monstruosité de la hiérarchie dans la
production et la société. De façon correspondante, la lutte
autour de l'organisation et des conditions de travail et de
vie à l'entreprise et la lutte contre la hiérarchie doivent
être l'élément central de son programme revendicatif.
D'autre part, dans les conditions du capitalisme moderne,
le problème essentiel est le passage de la lutte de classe
du plan de l'entreprise à celui de la société globale. Le
mouvement révolutionnaire ne pourra remplir son rôle à
cet égard que s'il détruit les équivoques qui pèsent sur
l'idée de socialisme, s'il dénonce impitoyablement les
valeurs de la société contemporaine, et s'il présente le
programme socialiste au prolétariat pour ce qu'il est : un
programme d'humanisation du travail et de la société.
Ces tâches, le mouvement révolutionnaire ne pourra
les remplir que s'il cesse d'apparaître comme un mouve-
ment politique traditionnel – la politique traditionnelle
est morte et devient un mouvement total concerné par
tout ce que les hommes font dans la société et avant tout
par leur vie quotidienne réelle. Il doit donc également cesser
d'être une organisation de spécialistes, et devenir un lieu
de socialisation positive où les individus réapprennent la
vraie vie collective en gérant leurs propres affaires et en
se développant par le travail pour un projet commun.
Il est enfin évident que les conceptions théoriques
sous-jacentes à l'activité révolutionnaire - et la concep-
tion même de ce qu'est une théorie révolutionnaire
doivent être radicalement modifiées. Deux notes annexées
à ce texte Sur la théorie révolutionnaire, Sur la théorie
de l'histoire — visent à préciser l'orientation de cette trans-
formation.
55
« Il y a des gens qui ne réussissent à rester
révolutionnaires qu'en gardant leurs yeux bien
fermés » (1).
A Cuba, un partisanat paysan a mis par terre une
dictature établie de longue date et appuyée par les Etats-
Unis. En Afrique du Sud, des noirs illettrés, soumis depuis
des générations à la domination totalitaire de trois millions
de négriers blancs, constituent des organisations clandes-
tines, se mobilisent collectivement, inventent des formes
de lutte inédites et sont sur le point d'obliger le gouver-
nement Verwoerd à entreprendre ce que le Financial Times
a appelé « une longue et douloureuse retraite ». En Corée
du Sud la dictature de Syngman Rhee, ouvertement sou-
tenue par les Etats-Unis depuis quinze ans, s'est effondrée
sous les coups portés par les manifestations populaires où
les étudiants ont joué un rôle prépondérant. Ce sont encore
les étudiants qui, en Turquie, se dressèrent les premiers
contre le gouvernement Mendérès et ses mesures dictato-
riales et ouvrirent la crise qui aboutit à la chute du
régime.
Mais en France, un régime s'effondre en 1958 et une
guerre se poursuit depuis six ans au milieu d'une apathie
générale. Aux Etats-Unis, politiciens et sociologues se
penchent angoissés sur l'indifférence politique de la popu-
lation (2). En Angleterre, le parti travailliste après une
série de défaites électorales n'arrive pas à intéresser ses
propres membres à la discussion sur la modification de
son programme. La vie politique de l'Allemagne fédérale
se réduit pour l'essentiel aux sautes d'humeur d'un vieil-
lard de quatre-vingt ans et aux intrigues aufour de sa
succession.
Faudra-t-il donc penser désormais que l'activité poli-
tique des masses est un phénomène spécifique aux pays
arriérés, que les seules collectivités capables d'agir pour
changer leur destin sont les paysans, les étudiants, les
opprimées dans les pays coloniaux ? L'intérêt de la popu-
lation pour la politique serait-il fonction directe de son
« arriération » économique et culturelle, la civilisation
industrielle moderne signifie-t-elle que le sort de la société
ne concerne plus les membres de la société ?
(1) Léon Trotsky, Introduction aux Cinq premières années de
l’Internationale Communiste, New-York, Pioneer Publishers, 1945,
p. 9. Cette introduction est datée du 20 mai 1924.
(2) V. par exemple C. Wright Mills, The Power Elite, New-York
1956, et le récent article d’Adlai Stevenson dans le n° de janvier de
Foreign Affairs, dont les extraits ont été publiés dans le n° 30 de
Socialisme ou Barbarie, p. 97.
56 منه
Ce qui se passe en France depuis deux ans oblige à
poser ces mêmes questions de façon encore plus concrète.
Deux constatations s'imposent lorsqu'on réfléchit sur l'ins-
tauration et l'évolution de la V° République. D'abord, le
régime gaulliste, quelles que soient les intentions et les
idées de ses chefs, les contradictions qui le déchirent et les
impasses qu'il rencontre, signifie objectivement une entre-
prise de modernisation du capitalisme français. Le bilan
de cette entreprise peut être complexe (3), son sens est tout
autant indiscutable que le caractère irréversible de ses
effets sur les réalités sociales françaises les plus profondes.
Ensuite, cette entreprise n'a été possible au départ, et ne
le demeure depuis, qu'en fonction d'une attitude de la
population en général, des masses travailleuses plus parti-
culièrement : de leur apathie ou indifférence à l'égard de
la politique, de ce que l'on peut appeler en première appro-
ximation leur dépolitisation (4).
Si ces deux constatations résument la signification de
la situation actuelle en France, il est clair qu'elles soulè-
vent en même temps une série de problèmes. On ne peut
en effet sérieusement définir l'évolution présente de la
société française comme
« modernisation », sans
réfléchir sur le contenu de cette modernisation et
appro-
fondir son sens. On ne peut se borner à constater que c'est
l'apathie des masses qui a permis le succès du gaullisme,
entreprise de modernisation, et refuser de s'interroger sur
le lien entre ces deux phénomènes. On ne peut enfin et
surtout parler de dépolitisation en omettant d'enregistrer
que cette dépolitisation apparaît comme caractéristique de
tous les pays capitalistes modernes depuis bientôt quinze
ans, et que la France n'a fait que rejoindre avec quelque
retard des pays plus avancés qu'elle.
Il faut en effet insister sur le caractère général de ce
phénomène. Les pays qu'il concerne et auxquels nous
nous référons dans ce texte lorsque nous parlons de pays
de capitalisme moderne sont tous ceux où les structures
pré-capitalistes dans l'économie et l'organisation sociale en
général ont été pour l'essentiel éliminées. Ce sont les
seuls pays qui comptent lorsqu'on veut parler des problè-
mes d'une société capitaliste et non pas des problèmes du
passage d'une autre forme de vie sociale au capitalisme.
Ce sont les Etats-Unis, le Canada, l'Australie, la Nouvelle-
Zélande, la Suède, la Norvège, la Finlande, le Danemark,
une
(3) V. dans le n° 30 de cette revue Jean-François Lyotard, L'Etat
et la politique dans la France de 1960, et, dans ce numéro-ci, Le
gaullisme et l’Algérie.
(4) L'appui électoral massif fourni à de Gaulle en septembre,
puis en novembre 1958 ne contredit pas cette interprétation. il en est
au contraire la confirmation la plus éclatante. Il signifiait prenez
le pouvoir, chargez-vous de l'Etat -et du pays, pourvu qu'on nait
pas à s'en occuper.
57
ou il
l'Angleterre, l'Allemagne occidentale, les Pays-Bas, la
Belgique, l'Autriche, la Suisse, maintenant la France et
bientôt l'Italie -- soit, au total, des pays dont la population
dépasse 450 millions d'habitants, qui concentrent les trois-
quarts de la production totale du monde occidental et les
neuf dixièmes de sa production industrielle, enfin et surtout,
les pays où vit et travaille l'écrasante majorité du prolé-
tariat moderne. Et, parmi les pays du bloc oriental, ceux
qui ont achevé leur industrialisation, comme la Russie,
la Tchécoslovaquie et l'Allemagne orientale s'acheminent
vers une situation fondamentalement analogue.
Il est bien entendu que la grande majorité de l'huma-
nité reste encore en dehors de ce type de régime : aussi
bien l'écrasante majorité des pays du monde occidental
(1.400 millions d'habitants contre 450) que celle du bloc
oriental (650 millions contre 250). Mais il est
devrait être tout aussi bien entendu que le marxisme
est en premier lieu une théorie de la révolution dans les
pays capitalistes, non pas dans les pays arriérés. Si des
marxistes cherchent désormais les racines de la révolution
dans les pays coloniaux, et les contradictions du capita-
lisme dans l'opposition entre l’Occident et le Tiers Monde
ou même dans la lutte entre les deux blocs, ils feraient
tout aussi bien de cesser de s'appeler marxistes. Car le
marxisme était ou voulait être une théorie de la révolution
socialiste portée par le prolétariat, non pas une théorie de
la révolution des paysans africains ou des ouvriers agricoles
dans les Pouilles ; non pas une théorie de la révolution
comme produit des résidus non-capitalistes dans la société
nationale ou mondiale, mais l'expression idéologique de
l'activité du proletariat, lui-même produit du capitalisme
et de l'industrialisation. Quelle que soit l'énorme impor-
tance des pays arriérés, ce n'est pas à Léopoldville, ni
même à Pékin, mais à Pittsbourg et à Détroit, dans les
Midlands et dans la Rhur, dans le bassin parisien, à
Moscou et à Stalingrad que se décide finalement le sort du
monde moderne. Et personne ne peut se dire marxisté ou
socialiste révolutionnaire s'il refuse de répondre à cette
question : que devient aujourd'hui le prolétariat comme
classe révolutionnaire, là où ce prolétariat existe effecti-
vement ?
Nous allons donc essayer de comprendre en quoi
consiste la « modernisation » du capitalisme, autrement
dit quelles sont les modifications survenues dans le fonc-
tionnement du capitalisme et qui différencient le capita-
lisme contemporain soit du capitalisme d'autrefois soit -
et c'est presque tout aussi important ---- de l'image que
s'en faisait le mouvement marxiste traditionnel ; quel est
le lien entre la « modernisation » du capitalisme et la
58
« dépolitisation » des masses ; enfin, quelle peut et doit
être la politique révolutionnaire dans la période actuelle (5).
I.
Quelques traits importants du capitalisme contem-
porain.
Nous nous bornons pour commencer à décrire les phé-
nomènes nouveaux (nouveaux effectivement ou nouveaux
par rapport à la théorie marxiste traditionnelle). Nous n'en
fournirons pas pour l'instant une analyse, encore moins
une explication systématique (6).
1. Le capitalisme est parvenu à contrôler le niveau de
l'activité économique à un degré tel que les fluctuations de
la production et de la demande sont maintenues dans des
limites étroites et que des dépressions de l'ordre de celles
d'avant-guerre sont désormais exclues. C'est là le résultat
aussi bien des modifications dans l'économie elle-même,
que des nouveaux rapports entre l'Etat et l'économie.
Premièrement, l'amplitude des fluctuations spontanées de
l'activité économique a été considérablement réduite, parce
que les composantes de la demande sociale globale sont
devenues beaucoup plus stables. Cette stabilité, à son tour,
est le résultat de plusieurs facteurs. L'élévation des taux
de salaire, l'augmentation du nombre de mensuels parmi
les salariés, l'introduction des allocations de chômage, ont
limité les variations de la demande de biens de consom-
mation donc aussi les variations de la production de
ces biens ; elles ont aussi beaucoup atténué l'effet cumulatif
que ces variations avaient par le passé. L'augmentation
continue et irréversible des dépenses de l'Etat crée une
demande stable qui absorbe 20 à 25 % du produit social ;
compte tenu de l'activité des organismes para-étatiques et
des fonds qui « transitent » par l'Etat, le secteur public
(5) On verra que cette analyse aboutit à des conclusions qui rom-
pent avec les idées traditionnelles aussi bien dans le domaine théori-
que le plus général que dans le domaine de la pratique politique révo-
lutionnaire. Le lecteur pourra vérifier, s'il le désire, que cette rupture
à partir d'une réflexion sur les phénomènes qui nous entourent
recoupe et prolonge les conclusions des analyses menées depuis des
années dans cette revue à partir d'autres événements ou de préoc-
cupations théoriques. V. en particulier les textes Sur la dynamique
du capitalisme (N° 12, spécialement les p. 1 à 8), Sur le contenu du
socialisme (Nºs 17, 22 et 23), Bilan, perspectives, tâches (N° 21),
Prolétariat et organisation (Nos 27 et 28).
(6) Les éléments les plus importants de cette explication seront
donnés plus loin. Mais en tout cas, il est impossible de reprendre
ici les analyses dont ce texte est le prolongement et qu'il présuppose,
ou d'en élaborer dans le détail toutes les idées. Nous pensons publier,
dans des numéros à venir de Socialisme ou Barbarie, des études
destinées à compléter et à corroborer les conclusions de ce texte, en
particulier sur l'économie capitaliste moderne, sur la crise de
l'idéologie marxiste traditionnelle, sur la crise des motivations et des
valeurs de la société contemporaine, sur la signification des luttes
ouvrières dans la production, etc.
59
contrôle ou manipule dans le cas de certains pays jusqu'à
40 ou 45 % du produit social global. Enfin l'accumulation
capitaliste, dont les fluctuations étaient principalement
responsables de l'instabilité économique dans le passé,
varie désormais beaucoup moins ; d'abord parce que les
investissements tendent à devenir plus massifs et s'étalent
sur des périodes plus longues ; ensuite, parce que l'accélé-
ration du progrès technique incite ou oblige les entreprises
à investir d'une façon beaucoup plus suivie ; en dernier
lieu, parce que l'expansion continue justifie, aux yeux des
capitalistes, une politique d'investissements constamment
croissants qui à leur tour nourrissent l'expansion et rati-
fient a posteriori cette politique.
Deuxièmement, il y a une intervention consciente
continue de l'Etat en vue de maintenir l'expansion écono-
mique. Même si la politique de l'Etat capitaliste est inca-
pable d'éviter à l'économie l'alternance de phases de réces-
sion et d'inſlation, encore moins d'en assurer le dévelop-
pement rationnel optimum, elle a été obligée d'assumer
la responsabilité du maintien d'un « plein emploi » relatif
et de l'élimination de dépressions majeures. La situation
de 1933, qui correspondrait aujourd'hui aux Etats-Unis à
un chômage de 30 millions, est absolument inconcevable,
ou bien conduirait à l'explosion du système dans les vingt-
quatre heures ; ni les ouvriers, ni les capitalistes ne la
toléreraient plus longuement. Ce qui fournit désormais à
l'Etat capitaliste les instruments nécessaires pour main-
tenir les fluctuations économiques dans des limites étroites,
c'est l'étendue de son intervention dans la vie économique
et surtout l'énorme proportion du produit social qu'il
manipule directement ou indirectement.
2. En conséquence l'importance. numérique relative du
chômage on ne parle pas ici de son importance hu-
maine (7) a énormément diminué. Dans presque tous
les pays européens industrialisés, la proportion des chô-
meurs est restée depuis 15 ans inférieure à 2 % de la
force du travail ; aux Etats-Unis de 1950 à 1959, elle a
été en moyenne de 4,3 %, pourcentage sensiblement infé-
rieur à celui d'autrefois. En dehors de rares cas particu-
liers, et malgré l'énorme développement technique, il n'y
a pas eu de chômage technologique tant soit peu important.
Et il est apparent que l'introduction de l' « automation »
(7) L'élévation des besoins et la situation financière perpétuel-
lement précaire de presque tous les salariés font que, malgré les
allocations (en général misérables) de chômage, l'état de chômeur
est presqu'aussi intolérable aujourd'hui qu'autrefois. Pour le reste
on peut et on doit dire, en paraphrasant Féguy, que la société 'où
un seul homme est en chômage involontaire est une société absurde.
60
ne crééra à cet égard rien de plus que des situations
locales (8).
3. La quasi-disparition du chômage a contribué à
élever le revenu ouvrier moyen en longue période. Mais
surtout, l'augmentation des salaires en termes réels a été
non seulement plus rapide que dans les périodes précé-
dentes du capitalisme, mais infiniment plus régulière (9).
C'est là, d'abord et avant tout, le résultat de plus d'un
siècle de luttes ouvrières, aussi bien des luttes générales
et organisées que des lulles « informelles » dans le cadre
d'une entreprise ou d'un atelier ; plus généralement, de
la pression constante exercée par les salariés en ce sens
dans tous les pays à tout instant. D'autre part, une nouvelle
politique patronale est apparue, appliquée par un nombre
constamment croissant d'entreprises, que l'on peut résumer
ainsi : céder, quand c'est nécessaire, sur les salaires,
prendre mème au besoin les devants pour éviter les conflits;
se rattraper par l'augmentation du rendement; s'associer
le plus possible les syndicats ; tâcher d' « intégrer » les
'ouvriers à l'entreprise par des avantages et des dispositions
calculés à cet effet.
Les revendications économiques au sens étroit - celles
visant des augmentations de salaire et même celles visant
une réduction de la durée du travail — ne paraissent plus,
ni aux yeux des salariés ni à ceux des capitalistes comme
impossibles à satisfaire à moins de bouleverser le système
social. Un taux d'augmentation annuelle des salaires de
l'ordre de 3 % est désormais considéré comme allant de
soi, normal et inévitable, aussi bien par les patrons que
par les ouvriers (bien entendu, par ceux-ci en tant que
minimum, par ceux-là en tant que maximum). Le capita-
lisme peut réaliser un compromis pour ce qui est de la
répartilion du produit social, parce que précisément un
rythme d'augmentation des salaires qui est du même ordre
que l'accroissement de la productivité du travail laisse en
gros intacte la répartition existante.
4. L'élévation des taux de salaire et la quasi-dispari-
tion du chômage ont conduit à une progression régulière
du niveau de vie ouvrier, mesuré en termes de marchan-
dises consommées. A long terme, et abstraction faite des
fluctuations conjoncturelles et des situations locales ou
professionnelles, cette progression tend à être parallèle à
(8) Autre chose si l' « automation » est d'ores et déjà utilisée
par les entreprises pour discipliner les travailleurs par la menace
du chômage et en tout cas pour détériorer leur situation dans le
processus du travail.
(9) En France, en fonction des facteurs spécifiques bien connus
(guerre d'Algérie et décomposition progressive de la gestion capita-
liste de l'économie surtout après 1956) ce processus s'est interrompu
et même inversé entre 1957 et 1959. Mais sauf bouleversement "extra-
ordinaire, il reprendra sa course dans la période qui vient.
61
celle de la production globale. Ce phénomène n'est pas
seulement irréversible (hors cataclysme mondial); il résulte
d'un processus que rien ne pourra plus arrêter, car il est
inscrit désormais dans l'anatomie, dans l'ossature physique
du capital. Les deux tiers de la production finale contem-
poraine sont formés par des objets de consommation, dont
une proportion constamment croissante est fabriquée en
série. L'accumulation dans ces secteurs de l'économie serait
impossible sans une extension régulière de la demande de
masse des biens de consommation, y compris ceux consi-
dérés autrefois comme biens « de luxe ». Le processus est
soutenu par une énorme activité de commercialisation
dirigée vers la création de besoins et la manipulation
psychologique des consommateurs, et renforcé par des
systèmes latéraux, comme le crédit à la consommation, dont
les effets sont décisifs sur le marché des « biens dura-
bles' » (10). L'élévation du niveau de vie va de pair avec
un accroissement, quoique beaucoup plus limité et irrégu-
lier, des loisirs. Les deux s'accompagnent aussi bien d'un
changement du type de consommation que, jusqu'à un
certain point, d'un changement du mode de vie en géné-
ral (11).
5. Le rôle des syndicats est profondément modifié,
<
(10) Le crédit à la consommation a été récemment introduit en
U.R.S.S. avec un grand succès (Financial Times, 17 septembre 1959).
Plus généralement, la signification des phénomènes que nous décri-
vons dépasse les sociétés occidentales et devient vraie également pour
les pays bureaucratiques de l'Est au fur et à mesure que ceux-ci
se développent ». Symétriquement, la bureaucratisation de la
politique et l'irresponsabilité totale de la direction étatique dans
les pays occidentaux avancent parallèlement à la « libéralisation »
des régimes à l’Est. Les deux régimes convergent ; ce n'est plus
seulement leur réalité profonde qui est identique, leur apparence
aussi tend à le devenir.
(11) Ce qui ne veut nullement dire que ce mode de vie devienne
bourgeois, comme le dit A. Touraine (v. Arguments, Nº 9, décembre
1958). Il diffère aussi bien du mode de vie des ouvriers d'autrefois
que de celui des privilégiés d'aujourd'hui. Relativement à ce dernier,
les différences subsistent intégralement pour ce qui est de la base
économique de la consommation. La gêne reste permanente dans
les familles à revenu modeste, si même elle ne s'accroît pas paral-
lèlement au « niveau de vie » qui propose et impose constamment
de nouveaux besoins et de nouvelles dépenses ; cependant que, à
l'autre bout de l'échelle, il y a des classes auxquelles la satisfaction
des besoins matériels ne pose pas de problème économique. Les diffé-
rences subsistent aussi pour ce qui est de la structure matérielle de
la consommation, sauf que celle-ci désormais évolue perpétuellement,
et subit une différenciation non pas spontanée mais organisée et
intentionnelle : au fur et à mesure que le marché « de masse »
s'annexe des biens réservés autrefois aux classes supérieures, celles-
ci émigrent vers d'autres types de consommation. Cf. Vance Packard,
The Status Seekers (traduit en français sous le titre stupide Les
maniaques du standing) en particulier p. 315-319. Ce dernier fait
(le dependence effect des économistes anglo-saxons) est en lui-même
un ingrédient puissant des stimulants de consommation indispensa-
bles à l'économie capitaliste moderne.
62
aussi bien objectivement qu'aux yeux des capitalistes et des
ouvriers. Leur fonction essentielle est devenue le maintien
de la paix dans l'entreprise, à l'échange de concessions
périodiques sur les salaires et d'un très relatif statu-quo
sur les conditions de production. Les capitalistes les voient
ainsi comme un mal nécessaire, qu'ils ont renoncé à com-
battre, même indirectement. Ils sont vus par les ouvriers
comme des organismes « corporatifs », sortes d'amicales
ou mutuelles assurant tant bien que mal la protection d'une
partie de leurs intérêts professionnels, et utiles à l'obten-
tion des augmentations courantes de salaire. L'idée que
les syndicats pourraient avoir un rapport quelconque avec
une transformation du système social, violente ou pacifi-
que, soudaine ou graduelle, est aux yeux des ouvriers et
d'après leurs actes une idée de martien.
6. La vie politique, au sens courant du terme, est
devenue en fait et aux yeux des gens une affaire de spécia-
listes, considérés en général comme malhonnêtes et comme
« formant tous une même clique » (12). La population s'en
désintéresse, non seulement en temps normal, mais même
pendant les périodes que les spécialistes considèrent comme
des « périodes de crise politique ». Elle se borne à parti-
ciper aux jeux électoraux une fois tous les cinq ans, de
façon cynique et désabusée.
7. En particulier, il n'y a plus d'organisations politi-
ques ouvrières (nous ne disons pas révolutionnaires). Ce
qu'il y a sous ce nom, ce sont des organisations politiques
formées aux neuf dixièmes par des bureaucrates, des intel-
lectuels sincères ou arrivistes et des syndicalistes profes-
sionnels pour lesquelles vote (ou ne vote pas) la majorité
de la classe ouvrière. Il n'existe actuellement dans aucun
pays moderne important aucune organisation politique
importante dont les militants soient fournis dans une pro-
portion importante par la classe ouvrière ou même qui soit
simplement capable de mobiliser effectivement sur des
problèmes politiques une proportion importante de la classe
ouvrière (même en entendant par importante une propor-
tion aussi basse que 10 ou 15 %). Cette évolution est liée,
de toute évidence, à la dégénérescence et à la bureaucra-
tisation des organisations ouvrières de jadis, qui les a
rendues indiscernables dans leur essence des organisations
politiques bourgeoises. Mais elle correspond aussi à l'évolu-
tion d'ensemble du capitalisme, décrite plus haut. On y
reviendra plus loin.
8. Le prolétariat, dans cette société, apparait ainsi en
première approximation comme ayant cessé d'être classe
pour soi et redevenu simple classe en soi ; autrement dit,
comme une catégorie sociale définie par la place des indi-
(12) G. Wright Mills, The Power Elite.
63
vidus qui la composent dans les rapports de production,
constituée par l'identité objective de leur situation dans la
société, mais qui ne posent pas eux-mêmes, consciemment,
explicitement et collectivement le problème de leur sort
dans la société. Plus exactement, le proletariat continue à
apparaître comme une classe consciente de son être collectif
et agissant comme telle lorsqu'il s'agit de ses intérêts
« économiques » et « professionnels ». Encore plus, et à
un degré croissant, les ouvriers ou les salariés de chaque
entreprise tendent à former une collectivité et à agir comme
telle dans la lutte permanente au sein de l'entreprise
concernant les rapports de production et les conditions de
travail. Nous reviendrons longuement sur ce phénomène,
qui est pour nous le phénomène fondamental. Mais cela ne
change rien au fait que le prolétariat n'apparaît plus par
son attitude effective. et explicite dans les sociétés capita-
listes modernes, comme une classe qui tend à agir pour
renverser cette société ou même pour la réformer d'après
une conception qui lui serait propre.
.
aux
9. Cette même attitude existe dans toutes les classes
ou couches de la population et à propos de toutes les
activités sociales et collectives. C'est ce qui montre, si
besoin en était, qu'il ne s'agit pas là d'un phénomène
conjoncturel ou temporaire, d'un recul passager de la
conscience politique du proletariat, mais bien d'un phéno-
mène social profond, caractéristique du monde moderne.
Une infime proportion de citoyens s'intéresse à la chose
publique. Mais aussi, une infime proportion de syndiqués
s'intéresse aux affaires du syndicat ; une infime partie des
parents d'élèves s'intéresse activités des parents
d'élèves ; une infime minorité des participants à une asso-
ciation quelconque s'intéresse à la gestion et aux affaires
de cette association. La privatisation des individus est le
- trait le plus frappant des sociétés capitalistes modernes.
Nous devons prendre conscience de ce que nous vivons dans
une société dont le trait le plus important, pour ce qui
nous intéresse, est qu'elle réussit jusqu'ici à détruire la
socialisation des individus en tant que socialisation poli-
tique ; une société où les individus en dehors du travail se
perçoivent de plus en plus comme des individus privés et
se comportent comme tels ; où l'idée qu'une action collec-
tive puisse déterminer le cours des choses à l'échelle de la
société a perdu son sens sauf pour d'infimes minorités (de
bureaucrates ou de révolutionnaires, peu importe à cet
égard). Une société dans laquelle la chose publique ou plus
exactement la chose sociale est vue non seulement comme
étrangère ou hostile, mais comme échappant à l'action des
hommes; qui renvoie donc les hommes à la '« vie privée »,
ou à une « vie sociale » dans laquelle la société comme
telle n'est pas mise explicitement en question.
64
II.
La perspective révolutionnaire dans le marxisme
traditionnel.
Ceux que nous appellerons les marxistes tradition-
nels » refusent d'enregistrer ces faits. Certains admettent
les transformations objectives du capitalisme contempo-
rain (décrites plus haut sous les paragraphes 1 à 4). Mais
les modifications de l'attitude et de l'activité des classes
dans la société, et notamment du prolétariat, et en parti-
culier ce phénomène central que nous avons appelé priva-
tisation, n'existent pas pour eux. Dénommé « dépolitisa-
tion » ou « apathie politique », il est qualifié de provisoire,
transitoire, résultat d'une « terrible défaite », etc. La magie
des mots est ainsi utilisée pour réduire à rien la réalité des
choses. On a pu, par exemple, entendre dire : la dépoliti-
sation actuelle du prolétariat français n'a pas besoin d'ex-
plication particulière, elle traduit une phase de recul
correspondant à une formidable défaite. Mais de quelle
défaite s'agirait-il ? Pour qu'il y ait défaite, il faudrait
qu'il y ait bataille ; et le fait éclatant est que le régime
gaulliste s'est installé sans bataille. D'autres « approfon-
dissent » alors l'argument : la défaite se trouverait préci-
sément dans le fait de ne pas avoir livré bataille. Mais il
est clair que le refus de livrer bataille, en mai 1958, expri-
mait précisément l' « apathie » ou « dépolitisation » des
masses, que donc cette explication présuppose ce qu'elle
devait expliquer. Il est également, clair qu'on cherchera en
vain une défaite à l'origine de l’apathie politique du prolé-
tariat anglais, américain, allemand ou scandinave. Plus
généralement, les questions : est-ce que les modifications
objectives du capitalisme sont sans rapport avec l'attitude
des hommes dans la société ? A quel transitoire se réfère-
t-on, puisqu'aussi bien cette minute-ci que l'existence de
la Galaxie sont transitoires ? Comment les révolutionnaires
peuvent et doivent-ils agir pour que cette situation, « tran-
sitoire » ou pas, soit dépassée ? - ces questions doivent,
dans cette optique, demeurer sans réponse.
D'autres refusent en gros et en détail de reconnaître
les transformations du capitalisme, attendent avec confiance
la prochaine grande crise économique, continuent à parler
de la paupérisation du proletariat, dénoncent l'augmenta-
tion des profits capitalistes en même temps qu'ils essayent
de démontrer la baisse historique du taux de profit. Cette
attitude est plus conséquente, non seulement parce qu'elle
refuse tout ce qui la gêne dans la réalité un délire
est d'autant moins attaquable qu'il est plus radical et plus
complet --, mais aussi parce qu'elle essaie de sauver ce
qui a passé pendant un siècle pour le fondement de la
perspective et de la politique révolutionnaire.
C'est qu'en effet, si l'on pense en termes de marxisme
65
traditionnel (13), il faudrait conclure en toute rigueur que
les transformations du capitalisme décrites plus haut
suppriment la perspective révolutionnaire. Car ce qui
fondait cette perspective dans l'esprit des marxistes tradi-
tionnels c'était, d'un côté, les « contradictions objectives
de l'économie capitaliste » ; d'un autre côté, l'incapacité
radicale du système à satisfaire les revendications écono-
miques des ouvriers.
A vrai dire, il n'y a pas, dans le marxisme traditionnel,
une réponse théorique systématique à la question : qu'est-
ce qui doit conduire le prolétariat à une activité politique
visant à transformer la société (14). Mais la pratique du
(13) Ce que nous appelons, dans la suite, le marxisme tradition-
nel et ce qui nous intéresse en premier lieu n'est pas la doctrine
systématique et pure que l'on pourrait extraire de l’quvre de Karl :
Marx, mais ce qui a été la théorie et l'idéologie du mouvement
marxiste effectif dans sa réalité historique. Cela tout d'abord parce
que ce sont les idées qui ont effectivement prévalu (en passant ou
non pour celles de Marx, et en l'étant ou pas) qui ont modelé, le
mouvement ouvrier. La réalité historique de l'idéologie du Christia-
nisme il faut la chercher beaucoup plus dans l’Imitation et les Vies
des Saints que dans les Evangiles, Clément d'Alexandrie ou Saint
Augustin. La réalité historique de l'idéologie marxiste se trouve dans
ce qui a formé des millions de militants les brochures et les
articles de journaux, les cuvres de vulgarisation de Kautsky, l’ABC
du communisme de Boukharine ou même le Karl Marx de Lénine
et non pas dans Le Capital, que très peu de gens ont lu, encore
moins dans les manuscrits de jeunesse de Marx, publiés pour la
première fois en 1925. Ensuite parce que cette idéologie effective,
en dépit de son schématisme et sa vulgarité, traduit assez fidèlement
l'esprit de tout un côté de l'æuvre de Marx, qui était devenu le plus
important aux yeux de Marx lui-même. On le verra dans la suite du
texte, à propos de l'économie du Capital. Enfin, comme cette même
considération le montre, il n'y a pas de doctrine systématique que
l'on pourrait extraire de l'œuvre de Marx car celle-ci contient des
éléments foncièrement contradictoires. On y reviendra à la fin de
ce texte.
(14) Les réponses qu'on peut trouver sont à la fois fragmentaires
(car la question n'a jamais été traitée comme telle par les auteurs
classiques) et contradictoires. Ainsi chez Marx, à côté de passages
(surtout dans les œuvres de jeunesse) soulignant la tendance du
prolétariat à supprimer l'inhumanité de sa condition et à viser la
société comme un tout, on trouve comme idée prédominante, dans
les æuvres de la maturité, celle de mécanismes économiques inexora-
bles poussant le prolétariat à la révolte (exprimée de la façon la
plus catégorique dans le passage bien connu du Capital qui terminé
le chapitre sur l' « Accumulation primitive »). On connaît la posi-
tion de Kautsky, suivie par Lénine dans le Que Faire, d'après laquelle
le prolétariat n'accède à l'activité politique que par l'effet de la
propagande des intellectuels petits-bourgeois ; position que par
ailleurs de nombreuses citations de Lénine lui-même contredisent.
Dans In Defence of Marxism, Trotsky a défini le socialisme scienti-
fique comme « l'expression consciente de la tendance élémentaire
et instinctive du prolétariat à reconstruire la société sur des fonde-
ments communistes ». Phrase belle, mais qui ne fait qu'obscurcir
le problème, en appliquant les termes métaphoriques « élémentaire »
et « instinctif » à ce qui est chez le prolétariat le produit d'un
développement et d'une lutte historiques.
66
mouvement depuis un siècle, et ce que l'on peut appeler
son esprit indique clairement le sens de la réponse qu'il lui
donnait implicitement. Certes on trouvera quelques cita-
tions immortelles où la condition du prolétaire est vue
comme une condition totale, affectant tous les aspects de
son existence. Mais il est vain de se cacher qu'aussi bien
dans la théorie courante que dans la pratique quotidienne
du mouvement l'essentiel était la condition économique du
travailleur salarié et en particulier son exploitation en tant
que vendeur de la force de travail, son expropriation d'une
partie de son produit. Sur le plan théorique, toute l'atten-
tion était tournée vers les « contradictions objectives » et
les « mécanismes économiques inéluctables » du capita-
lisme. Ceux-ci entraînaient le système vers des crises
économiques périodiques et peut être vers un effondrement
final ; ils rendaient en même temps impossible la satis-
faction des revendications ouvrières concernant la consom-
mation, provoquaient des baisses de salaire ou en annulajent
les hausses; créaient périodiquement un chômage de masse
et menaçaient constamment le travailleur d'aller grossir
les rangs de l'armée industrielle de réserve. Sur le plan
pratique, c'étaient les questions économiques qui fournis-
saient à la fois le point de départ et les lignes centrales
de la propagande et de l'agitation. De là, l'importance pri-
mordiale accordée au travail dans les syndicats, à leur
constitution d'abord, à leur « noyautage » ensuite. En bref:
l'exploitation capitaliste devait faire naître dans le prolé-
tariat des revendications économiques, dont la satisfaction
était impossible dans le cadre du système établi ; l'expé-
rience ou la conscience de cette impossibilité devait entraîner
les ouvriers à une activité politique visant à faire éclater
le système ; le mouvement propre de l'économie capitaliste
devait produire des crises, des ruptures de l'organisation
capitaliste de la société, permettant au prolétariat d'inter-
venir en masse pour imposer ses solutions.
Il est incontestable que ces idées correspondent à des
aspects réels de l'évolution du capitalisme et de l'activité
du prolétariat, depuis le xixe siècle jusqu'aux alentours
de la deuxième guerre mondiale. L'absence d'organisation
du capitalisme laissait entièrement libre cours aux « méca-
nismes du marché », qui effectivement produisaient - et
tendaient nécessairement à produire des crises dont
rien, dans une économie libérale, ne limitait a priori la
profondeur. Le capitalisme s'est pendant longtemps opposé
avec acharnement à toute augmentation du niveau de vie
ouvrier. Les luttes revendicatives ont été le point de
départ de la prise de conscience d'une foule d'éléments
ouvriers. Les organisations syndicales qui d'ailleurs à
leurs débuts ont été beaucoup plus que des simples syndi-
cats professionnels ont joué aussi bien le rôle de
ferments dans la masse ouvrière que de milieu de formation
67
des militants. La constitution des grandes organisations
ouvrières, leur développement, l'influence qu'elles exercent
sur l'évolution de l'économie et de la société capitaliste
n'ont été évidemment possibles que parce qu'une fraction
très importante du prolétariat y a participé activement et
de façon permanente ; parce que, aussi, la masse ouvrière
s'est toujours trouvée prête, en définitive, à travers les
fluctuations conjoncturelles, à appuyer leur action sur des
problèmies cruciaux et à se mobiliser politiquement de
façon autre qu'électorale.
Il paraissait tout aussi évident que les luttes revendi-
catives, dès qu'elles dépassaient une certaine ampleur ou
intensité, tendaient nécessairement à poser le problème du
pouvoir et de l'organisation générale de la société. Deux
exemples pris dans l'expérience française de cet après-guerre
éclaireront cette dernière idée et montreront aussi pourquoi
l'oplique traditionnelle peut paraître à des militants fran-
çais corroborée par la réalité encore aujourd'hui.
De 1945 à 1950 le capitalisme français effectue sa
reconstruction dans le gaspillage et l'anarchie, mais avec
une parfaite suite dans les idées sur un seul point : la
reconstruction se fait sur le dos des salariés, c'est la baisse
de leur niveau de vie et leur travail accru qui doit la finan-
cer. Etant donné le mécanisme de l'inflation et lå direction
de l'économie par la bourgeoisie, toute hausse générale des
salaires se traduit presqu'immédiatement par une hausse
des prix qui l'annule en termes réels. La revendication
économique, impossible à satisfaire dans le cadre existant,
conduit nécessairement au-delà de l'économie. Si le prolé-
tariat veut arrêter sa surexploitation, il doit, à partir des
revendications de salaire, les dépasser, poser le problème
du contrôle des prix, de l'économie et finalement de l'Etat.
En 1957 et 1958, pour financer la guerre d'Algérie
sans entamer ses profits, le capitalisme français réduit le
niveau de vie des salariés. Des revendications de hausse
des salaires dans ces conditions ne pouvaient avoir
n'ont eu
aucun résultat. Le problème posé est celui de
l'équilibré économique global. Les revendications de salaire
ne pouvaient être effectivement satisfaites que si l'affecta-
tion du produit social par catégories d'utilisation était
modifiée. Cela impliquait dans les circonstances données
* l'arrêt de la guerre d'Algérie, débouchait donc en plein
sur les problèmes politiques du pays (15).
Mais ces situations ne sont nullement typiques. Elles
traduisent les particularités du capitalisme français et ses
+
et
cas
(15) Dans les deux
période de reconstruction, guerre
d’Algérie le passage du revendicatif au politique a avorté. Mais
on peut dire que, dans les deux cas, cet avortement était dû à des
facteurs proprement politiques, concernant le prolétariat et.
rapports avec les organisations bureaucratiques, facteurs qui auraient
pu être dépassés.
ses
68
traits « arriérés. » ; concrètement, son incapacité de par-
venir, pendant ces périodes, à un degré de gestion « ration-
rielle ». de son économie, intimement liée à son incapacité
de se donner une organisation et une direction politique.
La reconstruction d'après-guerre s'est effectuée dans la
plupart des autres pays capitalistes dans des conditions
infiniment moins chaotiques et sans créer des tensions
comparables à celles qui ont existé en France. La guerre
d'Algérie aurait pu être évitée comme aurait pu être
évitée la guerre d'Indochine, comme a été évitée la guerre
de la Tunisie, du Maroc ou celle de l'Afrique noire, comme
a été évitée par les Anglais la guerre de l'Inde, du Ghana
ou du Nigeria. Elle aurait pu, en tout cas, être financée
de façon qui ne crée pas de situation économique explo-
sive en France -- comme le montre ce qui s'est passé depuis
inai 1958 (16).
La situation typique est celle de tous les autres pays :
capitalistes modernes, où depuis la guerre les luttes reven-
dicatives, parfois très importantes et même violentes n'ont
pas mis en question la direction politique, encore moins
la structure de la société, ni objectivement, ni dans la tête
de ceux qui y participaient.
Mais, de même que la confirmation apparente des con-
ceptions traditionnelles par le capitalisme du xixe siècle ne
suffisait pas pour les fonder, de même leur réfutation par
l'expérience contemporaine ne règle pas leur sort. Il est,
en tout état de cause, nécessaire de les discuter sur le plan
théorique proprement dit. Cela conduit à un examen
critique de l'économie politique marxiste, dont nous ne
pouvons ici qu'esquisser les grandes lignes (17).
Le fait fondamental de la société capitaliste est évidem-
ment que le travail, en tant que travail salarié, est asservi
au capital. Sur le plan économique, cet asservissement se
traduit par l'exploitation du travail salarié, c'est-à-dire
l'appropriation par la classe dominante d'une partie du
produit social (plus-value), qu'elle utilise à sa guise ; sous
le capitalisme, cette utilisation prend nécessairement pour
l'essentiel la forme de l'accumulation, c'est-à-dire de l'aug-
mentation du capital par la transformation d'une partie
de la plus-value en moyens de production supplémentaire.
(16) Le financement de la guerre d'Algérie, de l'ordre au plus de
1.000 milliards de francs anciens par an, soit 4 % du produit national
de la France, ne devrait pas créer des problèmes insurmontables pour
11n pays dont le produit national s'accroît de 4 ou 5 % par an. C'est
une chose de dire que même un franc dépensé pour cette guerre
est un franc de trop, et que cet argent est pris sur le travail. des
salariés ; c'en est une autre, que de dire ou insinuer, comme le fait
constamment la « gauche », que la guerre ne pourra pas être conti-
née pour des raisons financières, ou qu'elle ne pourrait l'être que
por une réduction continue du niveau de vie des salariés.
(17) Dans tout ce qui suit, ce n'est plus de marxisme tradition-
nel, mais bien de Marx lui-même qu'il s'agit.
-69
Combinée avec le progrès technique, l'accumulation conduit
à une expansion permanente de la production globale et de
la production par ouvrier (rendement ou productivité). Le
développement du capitalisme signifie la destruction des
formes pré-capitalistes de production (production féodale
ou petite production indépendante) et la prolétarisation
croissante de la société. En même temps, la lutte entre
capitalistes entraîne la concentration du capital, que ce
soit par absorption ou élimination des capitalistes les plus
faibles ou par des fusions volontaires.
Cette définition des grands traits de l'économie capi-
taliste constitue un des apports impérissables de Marx à
la connaissance de la réalité sociale moderne ; clairement
saisie par lui lorsque le capitalisme n'existait réellement
que dans quelques villes d'Europe occidentale, elle a été
confirmée de façon éclatante par l'évolution d'un siècle sur
les cinq continents.
Mais l'analyse économique du capitalisme doit poser
et résoudre les problèmes concernant le fonctionnement et
l'évolution du système ainsi défini. Qu'est-ce qui détermine
le niveau d'exploitation du travail salarié par le capital, ce
que Marx appelle le taux d'exploitation (rapport de la plus-
value totale ou de la masse des profits à la masse des
salaires), et comment ce taux évolue-t-il ? Comment peut
se réaliser l'équilibre économique (égalité de l'offre globale
et de la demande globale) dans un système où, production
et demande dépendent de millions d'actes indépendants,
et où surtout, tous les rapports sont constamment boule-
versés par l'accumulation et l'évolution technique ? Enfin,
quelles sont les tendances à long terme de l'évolution du
capitalisme, autrement dit, comment le fonctionnement du
système en modifie-t-il progressivement la structure ?
C'est également Marx, qui, le premier, a posé avec clarté
ces questions et a essayé d'y répondre de façon systéma-
tique et cohérente. Cependant, quelle que soit la richesse
et l'importance du travail monumental qu'il leur a consa-
cré, il faut dire que les réponses qu'il a fournies sont
erronées sur le plan théorique, et en contradiction profonde
avec ce qui est, à nos yeux, l'esprit de sa propre conception
révolutionnaire.
La pierre angulaire de tous les problèmes est la déter-
mination du taux d'exploitation. Pour Marx, ce taux dépend
exclusivement de facteurs économiques objectifs, qui font
qu'il ne peut qu'aller en augmentant ; c'est-à-dire que
- l'exploitation des ouvriers sous le capitalisme, vue comme
exploitation économique, ne peut aller qu'en s'aggravant.
Le taux d'exploitation dépend en effet, d'une part du pro-
duit réel de l'heure (ou journée, ou semaine) de travail,
d'autre part du salaire réel. Le produit réel croit constam-
ment (élévation de la productivité), sous l'effet des inno-
70
vations techniques et de la « compression des pores » de
la journée de travail. Quant au salaire réel, il est présenté
dans Le Capital comme une donnée ; c'est le coût « objec-
tif » du maintien en vie de l'ouvrier et de sa famille ; c'est
l'équivalent en marchandises du « niveau de vie » de la
classe ouvrière. Qu'est-ce qui détermine ce niveau de vie ?
Des « lancteurs historiques et moraux », dit Marx dans le
Volume 1 du Capital. Mais l'ensemble de l'exposition rend
cluir que pour Marx ce niveau de vie doit être considéré
au mieux (18) comme une constante ; le fonctionnement
cu marché du travail, la pression d'une surpopulation
ouvrière que le capitalisme reproduit constamment empê-
che qu'il s'élève jamais de façon significative et durable (19).
Il faut dire tout de suite que cette conception équivaut
à traiter dans la théorie les ouvriers comme le capitalisme
voudrait mais ne peut pas les traiter dans la pratique de
la production — à savoir comme des objets purs et simples.
Elle équivaut à dire que la force de travail est intégralement
marchandise, au même titre qu'un animal, un combustible
ou un minerai. Elle possède une valeur d'échange qui
correspond à un coût objectif déterminé par les forces du
marché ; elle possède une valeur d'usage, dont l'extraction
ne dépend que du bon vouloir du capitaliste et de ses
méthodes de production. Le charbon ne peut pas influer
sur le prix auquel il est vendu ; ni empêcher le capitaliste
d'augmenter son rendement énergétique par des méthodes
d'utilisation perfectionnées. L'ouvrier non plus.
Encore une fois, que ce soit là la tendance du capi-
talisme c'est certain. Mais, comme on le sait d'avance, et
pour les raisons que l'on exposera plus loin, cette tendance
ne peut jamais prévaloir intégralement et si jamais elle
le faisait, le capitalisme s'écroulerait aussitôt. Le capita-
lisme ne peut pas exister sans le prolétariat, et le proléta-
riat ne serait pas prolétariat s'il ne luttait constamment
pour modifier ses conditions d'existence, aussi bien son sort
dans la production que son « niveau de vie ». La produc-
tion, loin d'être intégralement dominée par la volonté du
capitaliste d'augmenter indéfiniment le rendement du tra-
vail, est tout autant déterminée par la résistance indivi-
duelle et collective des ouvriers à cette augmentation.
(18) Au mieux, car les capitalistes essayent constamment de le
réduire (ils y sont obligés) ; et comme, dans l'exposition du Capital,
aucun facteur ne s'y oppose, sauf au point où cette réduction rend
impossible la survie biologique d'un prolétariat en nombre suffi-
sant, ils y parviennent. C'est le sens de la « paupérisation absolue ».
(19) Bien qu'il subsiste chez Marx des restes de la conception
de Ricardo (régulation réciproque du salaire et de l'offre de travail
de façon que les oscillations du salaire au-dessus ou au-dessous du
minimum physiologique augmentent ou diminuent le taux de survie
des générations ouvrières), la surpopulation ouvrière est pour Marx
cssentiellement un produit du capitalisme lui-même, qui remplace
constamment les ouvriers par les machines. On en parlera plus loin.
71
L'extraction de la « valeur d'usage de la force de travail »
n'est pas une opération technique, mais un processus de
lutte acharnée, dans lequel les capitalistes se retrouvent
perdants pour ainsi dire une fois sur deux. La même chose
vaut pour le niveau de vie, c'est-à-dire le niveau du salaire
réel. Dès ses origines, la classe ouvrière s'est battue pour
réduire la durée du travail et pour élever le niveau des
salaires, et c'est cette lutte qui a déterminé l'évolution de
ce niveau. S'il est plus ou moins vrai que, pour l'ouvrier
individuel à un instant donné, le niveau de son salaire le
confronte comme une donnéé objective indépendante de son
action (20), il est entièrement faux de dire que le niveau
des salaires sur une période donnée est indépendant de
l'action de la classe ouvrière. Ni le travail effectif à fournir
pendant une heure de travail, ni le salaire reçu en échange
ne peuvent être déterminés par aucune espèce de loi, règle,
norme ou calcul « objectifs ». S'ils pouvaient l'être, le
capitalisme serait un système rationnel ou tout au moins
rationalisable, et toute discussion sur le socialisme serait
vaine (21).
Il est tout autant erroné de prétendre que, lutte ou
pas, le capitalisme ne peut pas laisser les salaires augmen-
ter. Que chaque capitaliste et la classe capitaliste prise
dans son ensemble s'y opposent tant qu'ils peuvent, c'est
certain; qu'il y ait une impossibilité pour le système, c'est
radicalement faux. L'idée classique était que le capitalisme
était incapable de supporter des augmentations de salaire,
parce que celles-ci signifiaient automatiquement la dimi-
(20) Même cela n'est pas tout à fait exact ; la lutte ouvrière
même individuelle dans la production a une influence importante
sur les rémunérations effectives. Cf. dans le N° 23 de cette revue,
Sur le contenu du socialisme, en particulier p. 120 et suivantes.
(21) Ce que nous disons ne signifie pas que des facteurs propre-
ment économiques ou même « objectifs » ne jouent aucun rôle dans la
déterinination du niveau de salaire. Tout au contraire. La lutte de
classe ne joue à chaque instant que dans un cadre économique
et plus généralement, objectif – donné et agit non seulement direc-
tement mais aussi par l'intermédiaire d'une série de « mécanismes
économiques » partiels. Pour n'en donner qu'un exemple entre
mille': une victoire revendicative des ouvriers dans un secteur a un
effet d'entraînement sur le niveau général des salaires non seulement
parce qu'elle peut stimuler la combativité des autres ouvriers, mais
aussi du fait que les secteurs à bas salaire éprouveront des diffi-
cultés grandissantes pour recruter de la main-d'æuvre. Mais aucun
de ces mécanismes n'a une action et une signification propres si on
fait abstraction de la lutte de classe ; et le cadre économique est
graduellement modifié par celle-ci. Réciproquement, il faut dire que
toute l'analyse du texte se réfère au Capital. Dans Salaires, prix et
profits (conférence faite devant des ouvriers anglais longtemps avant
Le Capital), Marx défend clairement l'idée juste que la lutte ouvrière
peut améliorer le niveau des salaires. Cette idée est abandonnée
dans Le Capital, au profit de la conception objectiviste discutée dans
le texte. Il est vrai qu'il serait impossible de fonder sur elle la méca-
nique du capitalisme qu'essaie de constituer Le Capital.
72
nution des profits, donc la réduction du fonds d'accumu-
lation indispensable à l'entreprise pour survivre à la concur-
rence. Mais cette image statique est sans réalité. Si le
rendement des ouvriers augmente dans une année de 4 %,
et les salaires également, les profits augmentent nécessai-
rement aussi de 4 % toutes choses égales par ailleurs. Et
si la pression des salariés conduit à des augmentations à
peu près analogues entre entreprises et secteurs, aucun
capitaliste ne sera défavorisé par rapport à la concurrence.
Du moment qu'elles n'excèdent pas substantiellement et
durablement les augmentations de la productivité, et
qu'elles sont généralisées, les augmentations de salaires
sont parfaitement compatibles avec l'expansion du capital.
Elles lui sont même, en dernière analyse, indispen-
sables sur le plan strictement économique (et abstraction
faite de leur utilisation pour river les ouvriers à la produc-
tion). Dans une économie qui croît en moyenne au-taux de
3 % par an, et où les salaires correspondent à 50 % de la
demande finale, tout écart tant soit peu substantiel entre
le taux d'accroissement des salaires et le taux d'expansion
de la production conduirait au bout d'un temps relative-
ment court à des déséquilibres formidables, et à une inca-
pacité d'écouler la production qui ne pourrait être corrigée
par aucune
« dépression », aussi profonde qu'elle soit.
Une production qui augmente de 3 % par an double à peu
près tous les vingt-trois ans ; au bout d'un siècle, elle est
multipliée par vingt. Si la production nette du secteur
capitaliste en France était en 1860 de 100 par ouvrier
employé, elle est aujourd'hui de 2.000 ; la théorie de la
paupérisation absolue signifie que si le salaire était de
50 en 1860, il est inférieur à 50 aujourd'hui, autrement dit
que les salaires représentent moins de 50/2.000èmes (soit
moins de 2,5 %) du produit net du secteur capitaliste !
Quel que soit le volume de l'accumulation, de l'exportation
de capital, des dépenses de l'Etat, etc., l'écoulement de la
production serait dans conditions rigoureusement
impossible.
En fait, le résultat de la lutte de classe jusqu'ici a été
une augmentation du salaire réel qui a été, en gros et à
long terme, parallèle à l'augmentation de la productivité
du travail. Le prolétariat, en d'autres termes, n'a pas réussi
ou pas substantiellement à modifier la répartition
du produit social à son avantage ; mais il a réussi à éviter
que cette répartition ne s'aggrave à son détriment. Le taux
d'exploitation à long terme est resté à peu près constant.
Pourquoi la lutte de classe a abouti jusqu'ici à ce résultat-ci
et pas un autre, c'est une question trop vaste pour qu'on
puisse l'aborder ici.
ces
La théorie de Marx sur l'élévation du taux d'exploi-
tation a joué. — et continue de jouer un rôle dans la
73
conception traditionnelle, pour autant que cette élévation
y paraît comme le moteur de la lutte de classe. Mais elle
a aussi une importance centrale dans son analyse des
conditions d'équilibre dynamique de l'économie capitaliste
et de ses « contradictions ». La « dynamique objective des
contradictions économiques du capitalisme résulterait
du conflit entre le développement illimité des forces pro-
ductives, vers lequel tend le capitalisme, et le développe-
ment limité du pouvoir de consommation de la société.
(pouvoir économique, bien entendu et non biologique), reflet
de la stagnation du niveau de vie de la classe ouvrière ou
de son élévation trop lente par rapport à la production.
Ce conflit ferait que l'accumulation du capital ne pourrait
se réaliser qu'à travers des crises périodiques entraînant
une destruction des richesses, ou même rendrait cette accu-
mulation à la limite impossible (22).
Il découle directement de ce que nous venons de dire
que ce conflit ne crée pas de contradiction absolue et insur-
montable. Le conflit est réel jusqu'à un certain point : le
capitalisme augmente effectivement la production, mais
cette augmentation ne s'accompagne pas automatiquement
et nécessairement d'un accroissement correspondant de la
demande sociale solvable. Mais il n'y a pas de contradic-
tion insurmontable : la demande sociale solvable peut être
augmentée, sans nullement que le ciel s'effondre. Elle peut
l'être comme résultat de la lutte ouvrière, qui augmente
les salaires ; en conséquence d'une augmentation de l'accu-
mulation capitaliste ; par l'effet d'une politique consciente
augmentant les dépenses de l'Etat (23).
Cette considération règle à nos yeux la question sur
le plan profond ; car elle montre que la réalisation d'un
équilibre dynamique de l'économie capitaliste (ou la possi-
bilité de l'accumulation sans crises) est un problème relatif.
C'est Marx lui-même qui a le premier montré, dans le
Volume II du Capital, que l'accumulation sans crises était
possible, pourvu que certaines proportions entre les gran-
ne
(22) C'est à cette dernière conclusion que parvient Rosa Luxem-
bourg, mais en fonction d'un raisonnement différent, que nous
pouvons pas discuter ici. Ajoutons que de grandes discussions ont
eu lieu entre marxistes pour savoir si les crises sont des crises de
< surproduction » ou de « sous-consommation ». A une certaine
époque, le terme de « sous-consommationiste » était une des injures
les plus graves que l'on pouvait proférer contre quelqu'un saris être
tenu à demander son exclusion immédiate. Cette distinction est
purement théologique. Surproduction et sous-consommation sont des
notions qui s'impliquent réciproquement ; il n'y a de surproduction
que relative à un niveau donné de demande solvable, il n'y a de
déficience de la demande que relative à un niveau donné de pro-
duction.
(23) La discussion de cette dernière possibilité dans le texte La
consolidation temporaire du capitalisme mondial (dans le N° 3 de
cette revue, p. 60-61) est faite dans l'optique traditionnelle et comme
telle elle est en partie insuffisante et en partie fausse.
74
deurs économiques soient respectées. Ses formules peuvent
atronisément généralisées : l'accumulation sans crises sera
possible si, à partir d'un état d'équilibre, toutes les grandeurs
conomiques croissent proportionnellement – ou si leurs
rythmes différents de croissance se compensent récipro-
quement. Si, par exemple, dans une économie à population
constante, l'accumulation annuelle (accroissement annuel
net du capital) équivaut à 3 % du capital installé et si,
de ce fail (24), la productivité par heure-ouvrier augmente
également de 3%, il faut et il suffit pour que l'équilibre
se préserve indéfiniment que les salaires et la consomma-
lion improductive des capitalistes (y compris celle de l'Etat)
in 11gmentent également de 3 % par an. Si, dans cette même
économie, les rapports entre grandeurs économiques sont
modities, des ajustements rétablissant l'équilibre sont tou-
jours possibles. Si par exemple, les capitalistes réussissent
di imposer une diminution du salaire réel ouvrier mais
aligmentent de façon correspondante leur consommation
improductive ou les dépenses de l'Etat, l'équilibre sera
maintenu ; de même, s'ils entreprennent une accumulation
à un taux plus élevé, aussi longtemps qu'ils maintiendront
ce taux ; de même enfin, s'ils diminuent leur accumulation
pour augmenter les dépenses de l'Etat (dans ces deux
derniers cas, le taux de croissance de l'économie sera diffé-
rent de ce qu'il aurait été autrement, et aussi la répartition
des forces productives entre production de moyens de
production et production d'objets de consommation devra
élre modifiée, graduellement ou brutalement).
Maintenant, il est certain que l'économie capitaliste
classique, à savoir entièrement livrée aux forces du marché,
ne contient aucun mécanisme qui garantisse la croissance
proporlionnelle de ses grandeurs, ou qui ajuste ces crois-
sances les unes aux autres ; ou plutôt, que ce « mécanisme
d'ajustement » n'est rien d'autre que la crise économique
elle-même (crise de surproduction). Son évolution spon-
tanée tend effectivement à produire régulièrement un désé-
quilibre ; les phases d'expansion sont nécessairement des
phases d'accumulation accélérée, pendant lesquelles la
capacité de production tend à augmenter plus rapidement
que la demande finale d'objets de consommation, ce qui
conduit à la surproduction, au freinage du processus
l'accumulation et à la crise. Sous une forme affaiblie
l'alternance de phases d'euphorie et de récession -- le
même phénomène, résultat des mêmes facteurs, persiste
dans l'économie capitaliste contemporaine.
Mais la concentration du capital et l'intervention crois-
(24) La proportionalité impliquée dans le texte entre le taux
ll'accumulation et le taux d'augmentation de la productivité est, à
strictement parler, une hypothèse pour simplifier la discussion. Elle
correspond toutefois aux faits observés ; c'est l'hypothèse qui se
vérific empiriquement en moyenne et à la longue.
75
sante de l'Etat dans l'économie signifient précisément que
l'économie capitaliste n'est plus intégralement livrée aux
forces du marché – en tout cas, pas à l'égard du problème
des crises, qui est le plus important aux yeux des capita-
listes, parce que remettant en question de façon périodique
la stabilité de leur pouvoir sur la société. L'intervention
de l'Etat est précisément désormais ce facteur de compen-
sation des déséquilibres, qui était absent dans le capita-
lisme classique. En augmentant ou diminuant sa demande
nette de biens et services l'Etat devient un régulateur du
niveau de la demande globale, et peut en particulier
compenser la déficience de cette demande qui est à l'origine
des crises de surproduction (25). Que cette intervention de
l'Etat capitaliste soit caractérisée elle-même par les irré-
tionalités et l'anarchie profonde que présente la gestion
capitaliste-bureaucratique de la société, c'est incontestable;
qu'elle crée à d'autres niveaux, des conflits et des déséqui-
libres dont on parlera plus loin, c'est certain. Mais il
n'empêche qu’une dépression du genre de celle de 1929 est
désormais inconcevable, en dehors d'une crise de folie
collective des capitalistes.
La question devrait du reste être claire depuis long-
temps pour ceux qui admettent que la suppression de la
propriété privée et du marché classique ne suffisent pas
pour abolir le capitalisme. Si l'on admet en effet que la
concentration totale des moyens de production entre les
mains d'une seule compagnie capitaliste ou de l'Etat ne
leur enlève pas le caractère de capital comme Marx,
Engels et Lénine l'ont admis ---- aussi longtemps qu'une
couche particulière domine la production et la société, on
est obligé d'admettre immédiatement que les crises écono-
miques de surproduction sont un phénomène relativement
superficiel qui ne correspond qu'à une phase du capita-
lisme. Car où cherchera-t-on les crises de surproduction
dans l'économie de capitalisme bureaucratique intégral
comme en Russie par exemple ? Il est en effet clair que,
(25) D'autres moyens sont également utilisés (politique moné-
taire, régulation du crédit à la consommation, etc.). Mais aucun n'a
l'efficacité de la politique budgétaire. Il faut dire ici que l'importance
des dépenses étatiques comme moyen d'équilibrer l'économie avait
été reconnue par les marxistes longtemps avant Keynes et le « deficit
spending »: on admettait (et l'on admet toujours) que les dépenses
d'armement peuvent sortir le capitalisme d'une dépression et sont
utilisées à cet effet. Mais rien ne montre mieux le degré d'auto-mysti-
fication auquel était parvenu le mouvement que la réduction de cette
idée juste à un fétichisme des armements. Si les dépenses d'arme-
ment peuvent sortir le capitalisme d'une dépression, pourquoi les
dépenses de construction de routes ne le peuvent-elles pas ? Un fait
relatif que, spus certaines conditions, la classe capitaliste préfé-
rera la construction d'armements à d'autres dépenses possibles
était érigé en absolu magique. La fabrication de canons aurait des
vertus curatives des dépressions que d'autres types de dépenses de
l'Etat n'auraient pas.
76
Ann an ans, l'incapacité profonde et nécessaire de la
Bourouleratie planifier rationnellement de son propre point
The Voir ne se traduit pas et ne peut pas se traduire par des
ories che surproduction générale, et que des « surproduc-
Ionis .. si elles s'y manifestaient, n'auraient ni plus ni
moins cher signification que les autres expressions de l'inco-
locronica de la planification bureaucratique (26).
Pour Marx, ce qui était encore plus important que les
crises de surproduction, c'était les grandes tendances ou
lois qu'il avait cru discerner dans l'évolution du capita-
lisme : l'augmentation du taux d'exploitation ; l'élévation
che la composition organique du capital (élimination des
ouvriers par les machines) ; la baisse du taux de profit.
Plus importantes parce qu'elles se trouvent à l'origine des
crises de surproduction et qu'elles doivent conduire à une
aggravation de celles-ci à travers l'histoire du capitalisme.
En effet, l'augmentation de l'exploitation et l'élévation de
la composition organique du capital conduisent toutes les
deux à une diminution relative ou absolue de la masse
des salaires, donc de la demande de biens de consomma-
tion parallèle à l'augmentation de la production de ces
biens, donc à la surproduction ; et, à la crise suivante, le
laux d'exploitation s'est entre temps accru et la composition
organique s'est élevée - ce qui rend le dépassement de
la crise plus difficile. Mais ces tendances sont aussi plus
importantes que les crises de surproduction, parce qu'elles
expriment les « impossibilités » du capitalisme. La pro-
duction ne peut pas croitre indéfiniment, cependant que la
demande finale d'objets de consommation stagne par suite
de l'augmentation du taux d'exploitation. L'accumulation
ne peul pas continuer sans se ralentir si sa source, la masse
des profits, baisse relativement à la masse du capital. Le
capitalisme enfin ne peut pas continuer à la fois à prolé-
lariser la société et à condamner une masse croissante de
prolétaires au chômage, comme le veut la loi de l'élévation
de la composition organique et la croissance de l'armée
industrielle de réserve qui en résulte.
Mais ces impossibilités sont imaginaires. Nous avons
montré plus haut qu'il n'y a pas de « loi » d'augmentation
du taux de l'exploitation, et qu'au contraire, ce qui corres-
pond aux nécessités de l'économie capitaliste c'est la cons-
tance à long terme de ce taux d'exploitation. On a également
(26) Il faut rappeler ici que des marxistes considérant l'URSS
comme un régime « capitaliste d'Etat » y ont pendant longtemps
chorelié l'équivalent des dépressions capitalistes et de l'armée indus-
Trelle de réserve et ont cru le trouver dans le phénomène des
('ll mps de concentration, où Staline réunissait, à les en croire, la
siirpopulation ouvrière qui ne pouvait pas être employée dans la
production.
77
montré ailleurs (27) que la « loi de la baisse tendancielle
du taux de profit » était inconsistante et par ailleurs
dépourvue de toute signification. Enfin, l'élévation incon-
testable de la composition organique du capital — le fait
que le même nombre d'ouvriers manipule une quantité
toujours croissante de machines, matières premières, etc.
--- d'une importance fondamentale pour l'évolution de la
production et de l'économie à d'autres égards, n'a pas eu
du tout le résultat que Marx lui attribuait, c'est-à-dire la
croissance à long terme du chômage ou de l'armée indus-
trielle de réserve. Ici encore, comme dans la question des
crises, un problème relatif a été érigé en contradiction
absolue. L'expulsion des ouvriers par les machines dans un
secteur conduira ou non à un accroissement durable du
chômage suivant que certaines conditions existent ou non:
parmi celles-ci les plus importantes sont l'emploi primaire
et secondaire créé par la construction
des
nouvelles
machines, et surtout le rythme de l'accumulation dans les
autres secteurs de l'économie. Or ces conditions dépendent
de multiples facteurs, parmi lesquels un rôle décisif est
joué par le taux d'exploitation (28) qui comme on l'a déjà
dit, dépend essentiellement de la lutte de classe. Il se
trouve ainsi que la lutte ouvrière pour l'augmentation des
salaires a contribué indirectement (et de façon non inten-
tionnelle) à limiter l'importance du chômage technologique.
Les tendances vraiment importantes de l'évolution à
long terme du capitalisme ne sont pas à chercher dans le
domaine économique proprement dit, et cela pour une
raison simple. Cette évolution entraîne une modification
(27) V. Sur la dynamique du capitalisme, dans le N° 12 de cette
revue.
(28) Pour les économistes académiques, un taux élevé de salaire,
renforce la tendance des capitalistes à introduire des inventions et
des investissements qui économisent le travail vivant. Par consé-
quent, l'augmentation des salaires devait favoriser le chômage. Mais
ce rajsonnement oublie, comme l'a fait remarquer Joan Robinson
:(The rate of interest and other essays, p. 52) que ce qui entre en
ligne de compte pour un capitaliste à cet égard n'est pas le niveau
absolu des salaires, mais la différence entre les salaires qu'il paye
aux ouvriers et le coût de la machine qui les remplacerait ; or, ce
coût est également fonction du niveau des salaires. Une hausse
générale des salaires n'altère donc pas les conditions du choix du
capitaliste. Nous ajouterons, quant à nous, que la vraie relation
entre niveau de salaires et emploi est la contraire de celle admise
par l'économie académique. Car plus le taux de salaire est élevé,
plus l'emploi total (primaire et secondaire) créé par un investisse-
ment donné est grand ; plus, par conséquent, la diminution finale
nette, de l'emploi provoquée par un investissement économisant du
travail sera petite. Cela parce que ce que l'on appelle depuis Keynes
le « multiplicateur d'emploi » n'est rien d'autre, en termes marxistes,
que l'inverse du taux d'exploitation ; plus ce taux est petit, plus
l'emploi total créé par un investissement sera grand. Il en résulte
que, en luttant pour des salaires plus élevés, la classe ouvrière
combat en même temps les effets sur l'emploi des inventions écono-
misant du travail.
78
des structures économiques du capitalisme, et par là une
Iransformation plus ou moins profonde des lois économi-
ques. Les relations et les lois à l'intérieur d'une économie
aprilliste concurrentielle ne sont pas les mêmes que celles
dans une économie où dominent les monopoles, et ces der-
mores sont très différentes de celles qui régissent une
economie de capitalisme bureaucratique intégral (où les
moyens de production sont étatisés et un plan de produc-
lion général est appliqué). Ce qui est commun à ces diffé-
rentes étapes, ce sont les tendances d'évolution de la pro-
aduction : l'aliénation croissante du travailleur, la mécani-
salion et la « rationalisation » capitalistes, et leur corro-
laire : la concentration. C'est aussi et surtout le facteur
déterminant de cette évolution : la lutte de classe. Nous y
reviendrons plus loin.
Nous avons essayé de montrer succinctement que le
système économique développé par Marx dans Le Capital
(sans parler de ses vulgarisations) ne rend pas compte du
fonctionnement et de l'évolution du capitalisme. Si l'on
réfléchit sur le sens de cette critique, on s'apercevra que
ce qui nous est apparu constamment comme la source de
ce qui est contestable dans Le Capital est sa méthodologie.
La théorie du salaire de Marx et son corollaire, la théorie
de l'augmentation du taux de l'exploitation, partent d'un
postulat : que l'ouvrier est réduit effectivement et intégra-
lement par le capital en objet (en marchandise). La théorie
des crises part également d'un postulat, au fond analogue
au premier : que les hommes et les classes (en l'occurrence,
la classe capitaliste) ne peuvent rien face au fonctionne-
ment de l'économie.
Ces postulats sont faux, mais ils ont aussi une signi-
fication plus profonde. Ils sont nécessaires pour que l'éco-
nomie devienne une science au sens des sciences de la
nature. Pour cela il faut que son objet soit formé par des
objets ; et c'est en effet comme des purs et simples objets
qu'ouvriers et capitalistes apparaissent dans Le Capital. Ils
n'y sont que les instruments aveugles et inconscients réali-
sant par leurs actes ce que les « lois économiques » impo-
sent. Si l'économie doit devenir une mécanique de la
société, il faut qu'elle ait à faire à des phénomènes régis
par des lois « objectives », indépendantes de l'action des
hommes et des classes. On aboutit ainsi à cet énorme
paradoxe : Marx, qui a découvert la lutte des classes, écrit
un ouvrage monumental analysant le développement du
capitalisme, ouvrage d'où la lutte des classes est totalement
absente.
Celle vue de l'histoire traduit l'influence qu'a exercée
Nur Marx l'idéologie capitaliste ; car ces postulats et cette
méthode, dans ce qu'ils ont de plus profond, expriment
l'onnelle de la vision capitaliste de l'homme. Nous y revien-
Irons plus loin. Mais on ne peut clore cet examen critique
79
de l'économie marxiste sans essayer d'en dégager claire-
ment les implications politiques.
Quelle est, dans cette conception, la conscience de
l'ouvrier ? C'est une conscience de la misère, et rien de
plus. L'ouvrier a des revendications économiques, suscitées
par le système, et il apprend d'expérience que le système
interdit leur satisfaction. Cela peut le mener à la révolte ;
mais quel en sera l'objet ? Une meilleure satisfaction de
ses besoins matériels. Si cette conception était vraie, tout
ce que l'ouvrier apprendrait sous le capitalisme c'est qu'il
désire une consommation plus élevée et que le capitalisme
est incapable de la lui offrir. Le prolétariat pourrait à la
rigueur détruire cette société. Par quoi la remplacerait-il ?
Aucun contenu positif nouveau pouvant fonder une recons-
truction de la société ne pourrait surgir d'une simple cons-
cience de la misère ; ni pour ce qui est de l'organisation de
la nouvelle société, ni pour ce qui est de son orientation le
prolétariat ne pourrait tirer de son expérience de la vie
sous le capitalisme de nouveaux principes. Brièvement
parlant, la révolution prolétarienne devient dans ces condi-
tions un simple reflexe de révolte contre la faim, dont il
est impossible de voir comment jamais le socialisme pour-
rait être le résultat.
Et quelle est l'origine des contradictions du capita-
lisme, de ses crises et de sa crise historique ? C'est
l « appropriation privée », autrement dit la propriété
privée et le marché. C'est cela qui fait obstacle au « déve-
loppement des forces productives », qui serait par ailleurs
le seul, vrai et éternel objectif des sociétés humaines. La
critique du capitalisme consiste finalement à dire qu'il ne
développe pas assez vite les forces productives (ce qui
revient à dire qu'il n'est pas assez capitalisme). Pour
réaliser ce développement plus rapide, il faudrait et il suffi-
rait que la propriété privée et le marché soient éliminés :
nationalisation des moyens de production et planification
offriraient alors la solution à la crise de la société contem-
poraine.
Cela d'ailleurs les ouvriers ne le savent pas et ne peu-
vent pas le savoir. Leur situation leur fait subir les consé-
quences des contradictions du capitalisme, elle ne les
conduit nullement à en pénétrer les causes. La connaissance
de celles-ci ne résulte pas de l'expérience de la production,
mais du savoir théorique portant sur le fonctionnement de
l'économie capitaliste, savoir accessible certes à des ouvriers
individuels, mais non pas au prolétariat en tant que prolé-
tariat. Poussé par sa révolte contre la misère, mais inca-
pable de se diriger lui-même puisque son expérience ne
lui donne aucun point de vue privilégié sur la réalité, le
prolétariať ne peut être, dans cette optique, que l'infanterie
au service d'un état-major de spécialistes, qui eux savent,
à partir d'autres considérations auxquelles le prolétariat
80
1*0.0110000 lol n'a pas accès, ce qui ne va pas avec la société
Hulle comment il faut la modifier. La conception
Inditionnelle sur l'économie et la perspective révolution-
wir il peut fonder, et n'a fondé effectivement dans
l'histoire, qu'une politique bureaucratique.
Carles Marx lui-même n'a pas tiré ces conséquences
clo sa théorie économique ; ses positions politiques sont
allées, la plupart du temps, dans un sens diametralement
opposé. Mais ce sont ces conséquences qui en découlent
objectivement, et ce sont elles qui ont été affirmées de
Parçon de plus en plus nette dans le mouvement historique
ollectif, aboutissant finalement au stalinisme.
La vue objectiviste de l'économie et de l'histoire ne
peut être que la source d'une politique bureaucratique,
c'est-à-dire d'une politique qui, sauvegardant l'essence du
capitalisme, essaye d'en améliorer le fonctionnement.
(La suite au prochain numéro).
Paul CARDAN.
81
1
1
DOCUMENTS
JAPON, JUIN 1960
L'auteur de l'article publié ci-dessous, Kan-ichi
Kuroda, né en 1927, est un des camarades qui ont fondé
en 1957 la Ligue Communiste. Révolutionnaire du Japon
(dont les positions sont définies à la fin du texte). Il
a écrit plusieurs ouvrages sur la philosophie et l'économie
marxistes : Hegel et Marx (1952, 460 p) Economie et
dialectique (1956, 260 p.) Les fondements de la critique
du stalinisme (1956, 150 p.) Paix et révolution dans le
monde moderne (1959, 200 p.). L'article a été d'abord
publié dans la revue anglaise International Socialisme,
No d'automne 1960.
Fendant plus de 18 mois et en particulier dans la période entre
avril et juin 1960, des milliers de manifestants ont à plusieurs repri-
ses marché sur la Diète japonaise, afin d'empêcher la ratification du
nouveau traité nippo-américain. Les protestations étaient organisées
par le « Conseil du Peuple contre la ratification du traité de sécu-
rité », qui est un cartel de diverses organisations de « gauche ».
Cette organisation comprend le Parti Socialiste, le Sohyo, conseil
général des syndicats japonais fort de 3.597.000 membres orga-
nisme sous l'influence du parti socialiste le Parti Communiste
stalinien, le Zengakuren (Fédération nationale des Associations auto-
nomes des étudiants), et d'autres organismes de « gauche ».
Après l'adoption du traité par la Chambre des députés à minuit
le 19 mai, le mouvement de masse s'étendit considérablement. Les
socialistes boycotèrent cette session et même certains députés des
partis bourgeois n'étaient pas présents au vote. Des milliers de mani-
festants ont depuis ce moment pris part aux démonstrations et
défilés qui avaient lieu jour et nuit autour de la Diète pour réclamer
l'annulation du nouveau traité, le renvoi immédiat du cabinet Kishi
et la dissolution de la Diète. Cette dernière demande était particu-
lièrement importante parce que le nouveau traité serait automati-
quement ratifié par la Diète 30 jours après être passé devant la.
Chambre des députés. Des grèves, des réunions et des manifestations
étaient sans cesse organisées à Tokyo et dans d'autres parties du
pays pour renforcer le mouvement de protestation. Le 4, le 15 et le
22 juin, répondant à un appel à la grève lancé par le Sohyo, les
ouvriers des transports cessèrent le travail, ce qui eut pour résultat
de bloquer la circulation d'un million de personnes dans la région
de Tokyo. L'Union nationale des ouvriers des chemins de fer, l'Union
des conducteurs de locomotives, et l'Union des ouvriers des transports
métropolitains de Tokyo, affiliées au Sohyo, aussi bien que beau-
coup d'autres syndicats d'entreprises publiques et privées, partici-
pèrent à ces grèves et à ces réunions. Quelque 5.000.000 ouvriers
étaient impliqués.
Même si elles étaient limitées à une heure, ces grèves étaient les
premières grèves politiques de la classe ouvrière japonaise dans la
période d'après-guerre. Les forces anti-gouvernementales firent tout
pour persuader le Secrétaire de la Maison Blanche, James Hagerty,
de l'opposition des masses à la visite projetée par le président Eisen-
hower. Des manifestations furent organisées et des appels directs
lancés par des représentants des diverses couches de la population
japonaise. Ce recours aux appels, c'est la contribution du Parti
Communiste japonais à la lutte contre l'impérialisme américain.
Cependant les forces principales concentrèrent leur activité contre
le bâtiment de la Diète et la résidence officielle du premier ministre
Kishi. Les manifestants portaient des pancartes avec des slogans
82
dinout : * Contre le nouveau Traité de Sécurité », « Kishi démis-
lon ! », « Dissolution de la Diète », « U 2. Go home », « We don't
liko Ike », etc. La veille du 3 juin, des bagarres sanglantes éclatèrent
contre les étudiants les plus radicalisés. qui lançaient des pierres et
In police chargeant à la matra que. Un heurt sanglant eut lieu le
16 juin quand des étudiants conduits par le Zengakuren se heurtèrent
i la police. Une étudiante fut tuée et plus de 700 blessés durent
otre hospitalisés. Beaucoup d'autres furent blessés, parmi lesquels,
outre des étudiants, , environ cent professeurs et assistants de
l'Université de Tokyo et des reporters et photographes de journaux,
de la radio et de la télévision.
L'effet de ces émeutes fut de choquer Washington et de forcer les
américains à changer brusquement leurs plans concernant la visite
d'Eisenhower au Japon. En dépit de cette décision il n'y eut aucun
changement dans la détermination du cabinet Kishi de ratifier le
traité. Le 16 juin le gouvernement publia une déclaration affirmant
que l'action des étudiants du Zengakuren le 15. juin avait été provo-
quée par les communistes, en accord avec le projet du communisme
international de détruire l'ordre social. En fait la direction du
Zengakuren est composée non de staliniens mais de marsxistes anti-
staliniens.
Tous les journaux influents ont écr des éditoraux critiquant
les méthodes de manifestation violente utilisées par le Zengakuren.
C'est un fait pourtant que c'est seulement la résolution de ces
étudiants sans, armes d'engager une bagarre sanglante contre la
phalange armée de la police à uniforme bleu, devant la Diète, qui
a obtenu l'annulation de la visite d’Eisenhower au Japon.
Le mouvement de masse à atteint son point culminant le 18 juin.
Devant la Diète, des vagues énormes de manifestants, totalisant plus
de 350.000 personnes ont assiégé lè bâtiment. Cependant ils n'ont
pu empêcher l’approbation automatique du Pacte. Le nouveau traité
de sécurité nippo-américain est entré en vigueur le 23 juin. La
grande lutte du peuple japonais conduit par le Conseil du Feuple
a été incapable d'assurer le renvoi du cabinet Kishi ou la dissolution
de la Diète (1). La lutte pour l'instant a échoué.
avec
On n'avait jamais auparavant fait l'expérience au Japon d'un
tel mouvement de protestation de masse. Pourquoi ce mouvement,
ses violentes manifestations et son utilisation de la grève
politique, a-t-il été battu ?
On doit trouver l'explication de cette défaite dans l'absence d'une
véritable avant-garde marxiste révolutionnaire. Ce manque d'une
avant-garde révolutionnaire s'est révélé dans le développement du
mouvement anti-pacte. Tous les leaders officiels de la gauche ont
démontré leur incapacité au cours de la lutte. Les leaders du Parti
Socialiste et du Parti Communiste se sont constamment efforcés de
maintenir les luttes révolutionnaires du peuple à l'intérieur du cadre
du parlementarisme et de la démocratie bourgeoise. Ils ont détourné
les tentatives du peuple d'entreprendre une lutte révolutionnaire
en les canalisant vers le pacifisme et le soi-disant neutralisme. Seule
le gauche de la direction du Zengakuren a critiqué la politique
non-révolutionnaire du Conseil du Peuple. Le Zengakuren a organisé
une action de classe indépendante, brisant le cadre impuissant du
« mouvement uni » organisé par le Conseil du Peuple, et a pris
l'initiative d'encourager l'action de masse énergique et violente. C'est
sous l'initiative du Zengakuren qu'a eu lieu l'invasion de la Diète
le 27 novembre de l'année dernière. C'est le Zengakuren qui a orga-
nisé la lutte à l'aéroport de Haneda, qui avait pour but d'empêcher :
In visite de Kishi en Amérique, où il allait signer le nouveau traité
la sécurité. Les manifestations « en danse de serpent » qui ont -
(1) On sait que depuis, le cabinet Kiski a démissionné.
83
eu lieu à la Diète et à la résidence officielle de Kishị le 26 avril,
le 20. mai, le 26 mai et les 11, 15 et 22 juin étaient aussi inspirées
par le Zengakuren.
Cette activité du Zengakuren a été violemment critiquée et
dénoncée par les leaders officiels. Le P.C. japonais, cette prétendue
« avant-garde », était particulièrement hostile aux activités du
Zengakuren. Sans cesse ils dénonçaient les « provocations » des
trotskistes. Cette attitude des staliniens vis-à-vis d’une action de
classe indépendante a démontré aussi clairement que possible la
véritable nature de leur dégénérescence bureaucratique. De même,
le Parti Socialiste et les huiles du Sohyo dans le Conseil du Peuple
ont attaqué les actions violentes inspirées par le Zengakuren. Ces
organisations ont abandonné leur politique précédente sur laquelle
elles avaient mobilisé leurs membres pour manifester contre la
Diète. A la place, elles se sont tournées vers les réunions « calmes »
(les manifestations genre « enterrement »).
Les leaders officiels de « la gauche » ont tout à fait clairement
trahi les désirs et les revendications du peuple. Leur politique a
affaibli et empêché le plein développement de l'immense énergie
révolutionnaire du peuple dirigée contre le pacte de sécurité. Bien
qu'ils aient appelé à trois grèves politiques d'une heure, ces leaders
ont encore restreint la lutte à des revendications telles que « la
défense de la Démocratie », « la défense du gouvernement parle-
mentaire », « le maintien de la paix et du neutralisme », et « l'indé-
pendance du Japon ». Les slogans qui venaient du Conseil du Feuple
portent la marque incontestable de la nouvelle ligne de Khrouchtchev,
une concoction de démocratie sociale et de stalinisme éculcoré.
L'essence de cette ligne néo-stalinienne découle de la stratégie de la
coexistence pacifique, qui à son tour découle inévitablement de la
théorie de Staline sur le socialisme dans un seul pays. Cette même
théorie conduit à encourager les illusions parlementaires la voie
parlementaire tracée par Khrouchtchev au 20e congrès du Parti Com-
muniste Soviétique.
Le Conseil du Peuple contre la révision du pacte de sécurité
est sous l'hégémonie organisationnelle des sociaux-démocrates (P.S.
et Sohyo) ; mais il est influencé idéologiquement par les staliniens.
Sur ce fond, la direction et la base du Zengakuren se démarquent du
stalinisme à la fois au point de vue organisationnel et au point de
vue idéologique. C'est grâce à cela que le Zengakuren a été capable
de mener la lutte en dehors du cadre réformiste imposé au mouve-
ment par le Conseil du Peuple. Par là, le mouvement des étudiants
a aidé à l’éducation de la classe ouvrière.
Les activités du Zengakuren pendant la lutte anti-pacte ont mis
en évidence l'absence d'une direction révolutionnaire dans le mouve-
ment ouvrier. Quelques développements inattendus se sont produits.
La direction du Zengakuren a joué à la fois le rôle d'une organi-
sation politique et celui d'une avant-garde dans le mouvement. Elle
a donné forme et expression au « radicalisme » des classes moyennes
et aux tendances ultra-gauches et même blanquistes de la jeunesse.
Ceci a signifié que leurs manifestations de rues étaient isolées et
coupées de la lutte de la classe ouvrière dans la production.
Sous la direction du Conseil du Peuple le mouvement contre la
révision du pacte de sécurité a dégénéré en mouvement petits bour-
geois, pacifiste et constitutionnel. Des intellectuels « progressistes »
et des petits bourgeois éclairés avaient évolué jusqu'à soutenir le
mouvement anti-pacte. Leur action était motivée par la décision du
gouvernement et du Parti Libéral Démocrate d'obtenir la ratification
du nouveau traité unilatéralement par la Chambre des Députés.
L’action du gouvernement ouvrait la voie pour intensifier le senti-
ment anti-Kishi dans le pays. A partir de ce moment le mouvement
s'est rapidement étendu. Mais c'est précisément à cette étape que le
peuple japonais a été battu. Suivant la défaite du 19 mai, le mouve-
84
ment anti-pacte dépassa son point maximum. Il devint essentielle-
ment un mouvement à direction bourgeoise, défendant la démocratie
parlementaire. Les « progressistes » à cause de leur formation
stalinienne, n'ont pas compris que la « crise du parlementårisme »
n'est rien d'autre que la crise de la dictature bourgeoise. Comme dit
Marx, le parlementarisme est la « communauté illusoire » qui
réalise cette dictature de la bourgeoisie. Tous les intellectuels : « pro-
gressistes », staliniens ou socialistes, oublient commodément que
« toutes les luttes l'intérieur de l'Etat, les luttes entre démocratie,
aristocratie et monarchie, les luttes au sujet du droit de vote, ne
sont que les formes illusoires différentes sous lesquelles s'expriment
les véritables luttes des classes les unes contre les autres » (Marx,
L’Idéologie allemande).
Selon la pensée de ces gens, l'objectif est non pas la prise du
pouvoir par la classe ouvrière mais la défense de la démocratie
parlementaire. Ils négligent de montrer aux masses que la seule
manière de défendre la démocratie est d'abolir le parlementarisme
et de le remplacer par la démocratie prolétarienne telle qu'elle est
définie par Lénine. La véritable démocratie prolétariennė est ignorée
et remplacée par la vieille et classique « démocratie en général », à
la Khrouchtchev. Par conséquent, en dépit du fait qu'il avait mobilisé
des milliers de manifestants, le mouvement se trouvait paralyse
par la politique même dont il se réclamait. Ce groupement d'orga-
nisations. « de gauche » ne pourrait jamais organiser le prolétariat
dans un véritable mouvement de combat uni.
Le slogan d' « Unité » a été mis en avant par les leaders du
P.C. afin d'étouffer toute opposition et toute critique à l'intérieur
et à l'extérieur de leur Parti. Tout au long de la lutte ils ont
travaillé à freiner les revendications populaires et à les maintenir
au plus bas commun dénominateur acceptable par la petite bour-
geoisie. Seul le Comité national de la Ligue Communiste Révolution-
naire du Japon a exposé ceci d'une façon théorique, et seules les
activités du Zengakuren ont démontré de façon pratique ce qu'était
la politique anti-leniniste du mouvement de type front populaire
organisé par le Conseil du Peuple. Ceci a eu pour résultat une cam-
pagne de calomnie et de diffamation entreprise par toutes les
directions officielles contre les étudiants révolutionnaires. Les chefs
du P.C. japonais étaient au premier rang dans cette campagne. Leur
Trahison de la lutte du peuple japonais est très semblable aux
Trahisons perpétrées par les staliniens français dans le mouvement
contre de Gaulle.
Tous les éléments s'opposant à Kishi à travers le Japon entier
étaient mobilisés par le mouvement anti-pacte. L'aile petite bour-
geoise, pacifiste et parlementaire, qui était sous l'influence du néo-
stalinisme et du culte de la « démocratie » décidèrent qu'il était
nécessaire de faire de nouvelles élections pour normaliser la situa-
lion. D'un autre côté le P.C. japonais, à cause de son obéissance
!!!!'rnigle à Moscou et Pékin, mettait l'accent surtout sur l'appui à
donner à une politique de « neutralisme », de « paix » et de
* nalionalisme ». Là ils avaient la possibilité de profiter du
denir de l'ouvrier japonais moyen d'éviter une situation où Japon
s'isolerull (11 permanence de la Chine, quelle que soit la nature
politique du pouvernement chinois. Pour les staliniens, la campagne
contro le mili et contre la visite d'Eisenhower n'a été qu'une partie
de leur luto kénérale contre l'impérialisme américain. L'attentat
contre la voiture l’Hagerty le 10 juin était une diversion créée par
les stalinlon's 10.0r rapport à la lutte contre Kishi. Leur but était de
gagner l'état deponais à la lutte contre l'Amérique orientée autour
de la demande de l'indépendance japonaise. Naturellement les
staliniens alludend protester contre le Traité de Sécurité et essayer
d'empêcher 10 HIT Vernement japonais d'admettre des bases aériennes
il méricaines sur N011 Territoire. Ce chantage militaire est l'aboutis-
sement logique de la stratégie de la « coexistence pacifique » de
85
la bureaucratie stalinienne et n'a rien à voir avec l'internationalisme
prolétarien.
La direction du Zengakuren et une section de la Ligue Commu-
niste Révolutionnaire ont critiqué à la fois théoriquement et prati-
quement cette politique nationaliste du P.C. japonais. En pratique
les tentatives des staliniens d'organiser un mouvement nationaliste
ont échoué.
*
avec
Le groupe dominant dans la direction du Zengakuren adhère
maintenant au marxisme révolutionnaire et s'est dégagée de l'in-
fluence des néo-staliniens. L'aile droite de ce mouvement est influencée
par le P.C. japonais mais la direction du Zengakuren est entre les
mains des étudiants révolutionnaires qui ont rompu
le
stalinisme.
(L'auteur décrit ensuite les divers groupes d'extrême gauche
existant maintenant au Japon. Par suite du xxe Congrès du P.C. russe
et de l'écrasement de la révolution hongroisé par Mascou, un mouve-
ment anti-stalinien s'est développé dans le P.C. japonais. Ce mouve-
ment, dirigé par quelques trotskistes et d'autres marxistes anti-
staliniens, a gagné de l'importance et a fortement influencé le
mouvement étudiant.
La Ligue Communiste Révolutionnaire du Japon, fondée en 1957,
en a été le centre. Par la suite, diverses scissions et regroupements
ont conduit à la situation actuelle, qui est la suivante :
1. Un « Comité japonais de la IVe Internationale », partisan de
l'entrée totale dans le Parti Socialiste et soutenant la « IVe Interna-
tionale » de M. Pablo.
2. Un groupe de « trotskistes 100% », qui sont proches des
trotskistes américains groupés autour de James Connon.
3. La Ligue Communiste Révolutionnaire du Japon, Comité
National, à laquelle appartient l'auteur. Celle-ci oppose au slogan
trotskiste de la « défense de l'URSS » la nécessité de lutter å la
fois contre l’impérialisme et contre le stalinisme. Elle travaille pour
constituer une' organisation ouvrière révolutionnaire combative, se
réclame des écrits de jeunesse de Marx et considère comme un pro-
blème fondamental la constitution d'une internationale marxiste
révolutionnaire et anti-stalinienne.
4. La Ligue Communiste, qui est une organisation d’étudiants
comprenant une fraction importante de la direction du Zengakuren.
Ses mots d'ordre sont anti-impérialistes et anti-staliniens, mais elle
présente des tendances primitivistes et blanquistes. Elle est pour la
création d'une nouvelle Internationale.
Le Zengakuren lui-même est l'organisation de
des
étudiants, et est considérablement influencé par les groupes men-
tionnés plus haut.
L'auteur continue en soulignant que, pendant les récentes luttes,
les marxistes anti-staliniens ont gagné de l'influence, parce que
beaucoup d'ouvriers et d'intellectuels ont vu clair dans la politique
du P.C. et du P.S. Leur tâche est maintenant de construire une
organisation marxiste révolutionnaire fortement enracinée dans la
classe ouvrière.
En juin 1960, après les événements, les révolutionnaires anti-
staliniens ont formé la Fédération Anti-Stalinienne. C'est un front
uni de la gauche révolutionnaire qui comprend des léninistes, des
trotskistes, des anarchistes et quelques membres de la Ligue Com-
muniste Révolutionnaire (Comité National) et de la Ligue Commu-
niste. Cette organisation vise à développer la théorie révolutionnaire,
et avec la Ligue Communiste Révolutionnaire et la Ligue Communiste,
jouera un rôle important dans le mouvement révolutionnaire au
Japon. Il termine en disant :)
« Anti-impérialisme, anti-stalinisme », c'est la seule voie pour
l'émancipation de la classe ouvrière partout dans le monde. Travail-
leurs de tous les pays, unissez-vous !
Kun-ichi KURODA.
masse
86
ITALIE : JUILLET 1960 (1)
SOUS
Dix travailleurs tués dans la rue ; le Congrès du parti fasciste
llilien interdit à Gênes ; des manifestations dans beaucoup de villes
loodustrielles ; la chute du gouvernement Tambroni qui s'appuyait
"illr les voix fascistes, son remplacement par le gouvernement de
linnlani, leader démocrate-chrétien « de gauche » : tel serait le bilan
:pparent des journées de juin-juillet en Italie...
Une victoire de l'antifascisme ?
Il serait faux de s'arrêter là, car ce bilan se cache un
enseignement infiniment plus profond que celui que les partis de
1rliche ont voulu en tirer. Une force entièrement nouvelle s'est
rivélée au cours de ces événements : cet élément qui a bousculé
sans façons et les projets de la bourgeoisie et la tactique des partis
ve gauche a été la jeunesse ouvrière et étudiante.
C'est désormais vers cette jeunesse que s'oriente l'effort de
propagande et de formation des groupes qui se sont détachés des
organisations politiques traditionnelles pour appliquer et diffuser
une conception réellement socialiste de la lutte politique.
*
Ce fut l'annonce qu'un Congrès fasciste était autorisé à se réunir
à Gênes qui déclencha le processus dont devaient résulter les mani-
festations de juillet.
La permission accordée aux fascistes de tenir leur congrès à
Gênes était d'abord de la part du gouvernement en place un acte
de remerciement : depuis quelque temps, en effet, les fascistes étaient
sortis de l'opposition parlementaire et appuyaient le gouvernement
de leurs voix. Mais plus qu'un geste de reconnaissance, il s'agissait
pour la majorité au pouvoir d'effectuer une expérience, dont la
population de Gênes était destinée à être le sujet. Gênes est une des
villes les plus rouges du pays, la ville qui fut littéralement occupée
par les ex-partisans et les travailleurs armés en 48 lors de l'attentat
fasciste contre Togliatti ; Gênes est le port qui a mené des grandes
grèves dans les derniers 15 ans en passant par-dessus les syndicats;
Gênes est donc un échantillon à partir duquel il est possible de
généraliser à l'échelle des masses populaires du pays tout entier.
L'intention de la majorité gouvernementale était donc, en autorisant
un congrès fasciste dans la ville, de prendre la température du pays,
et de démontrer si possible qu’une ouverture vers l'extrême droite
fasciste était sans · danger du point de vue d'une réaction de la
population.
Cette « expérience »
était tentée par gouvernement qui
entendait continuer la politique de rationalisation de la production
et de renforcement de l'Etat inaugurée en 1953. Prenant des mesures
en vue d'accroître la consommation réduction du prix de l'essence,
développement des ventes à crédit, etc. encourageant les nouvelles
méthodes d'exploitation du travail, il favorisait en même temps la
cléricalisation de la vie publique, et le contrôle de la population
Travailleuse par toute sorte d'organismes privés, politiques ou publics.
linsi, le gouvernement Tambroni, tout en se présentant comme un
pouvernement de « trêve sociale » et de techniciens, ne faisait que
cévelopper d'une façon plus décidée et orientée la politique des
Kouvernements précédents.
Cependant, ni les frigidaires ni le contrôle des gens par les
paroisses n'étaient parvenus à étouffer la lutte des classes. De 53
it 58, des grandes grèves avaient éclaté à plusieurs reprises, grèves
(1116 les centrales syndicales s'étaient bien gardées de coordonner
od l'unifier (2). Après, 58, si la tension sociale semblait 'avoir diminué,
un
(1) Ce texte a été rédigé pour Socialisme ou Barbarie par nos
1'111110 ales du groupe Unites Proletarien.
(2) Voir dans le N° 27 de Socialisme ou Barbarie, p. 111-115,
. 1.rs breves en Italie ».
87.
des mouvements sporadiques éclataient pourtant ici et là, imprévus
et violents : les ouvriers du Nord les mieux payés passaient
dans plusieurs cas à l'occupation des usinesi, alors que les travail-
leurs de la terre, dans le Sud, manifestaient et se battaient contre
les forces de police, occupaient des mairies, recevaient à coups de
pierre les députés qui voulaient les calmer.
C'est donc dans une période caractérisée par l'absence de grands
mouvements sociaux, mais aussi par des initiatives locales prenant
des formes très dures, que les événements de Gênes se produisent.
Le 25 juin, les étudiants, les professeurs, des jeunes, organisent
un meeting de protestation contre le Congrès fasciste convoqué pour
le 2 juillet. La réunion a lieu dans une place où se retrouvent
d'habitude des dockers et des marins. La police arrive et attaque.
Les sirènes des voitures de la « celere » alertent les dockers au
travail et les ouvriers des usines proches, qui accourent armés de
crochets, de barres de fer, pour défendre les étudiants. C'est à partir
de là que s'organise, en dehors des partis et des syndicats, une
véritable unité entre travailleurs et jeunes qui cherchent à faire
« quelque chose de pratique, d'efficace ». En effet, les organisations
de gauche, qui donnaient à la campagne contre le Congrès un carac-
tère strictement légal, se bornaient à répandre des slogans anti-
fascistes et à tenir des réunions où l'on votait des motions deman-
dant au gouvernement de bien vouloir interdire ce Congrès. Les
éléments les plus actifs, qui étaient en majorité des jeunes, ne mirent
pas longtemps à constater la carence des organisations : dès le
26 juin, des délégations de jeunes et de deux petites organisations
d'opposition se mettent en rapport avec des hommes qui se tenaient
éloignés depuis des années de toute activité politique, mais dont
on connaissait le rôle qu'ils avaient joué au sein de la Résistance,
ainsi que les conflits qui les avaient opposés plus tard aux partis
de gauche. En outre, c'est aux ouvriers eux-mêmes que les étudiants
s'adressent, ignorant ainsi leurs représentants légaux, court-circui-
tant la structure des organisations officielles.
Le 28 juin, cependant, les partis de gauche, qui ont eu le temps
de se concerter, rendent public un programme de manifestations
et décrètent la grève générale à Gênes et à Savone pour le 30. Pendant
que le gouvernement concentre environ 15.000 policiers à Gênes, la
grève se prépare. Les organisations de gauche tiennent un meeting
où assistent 30.000 personnes et pendant lequel un leader socialiste,
pris à sa propre éloquence, promet d'abandonner son immunité
parlementaire et de « descendre dans la rue, comme tout le monde »,
La gauche officielle est cependant décidée à voir se dérouler la
journée du 30 juin dans le calme, sans « provocations ». Les « pro-
vocateurs », au même moment, se rassemblent : il s'agit de groupes
d'étudiants, d'anciens partisans, de communistes dissidents, d'anar-
cho-syndicalistes. L'élément nouveau ici n'est pas tellement que ces
militants se rassemblent : il est constitué par l'audience dont ils
bénéficient auprès de la jeunesse et des travailleurs.
La grève générale donne lieu à des heurts extrêmement violents
entre policiers et' manifestants, qui se battent à coups de pierres,
de boulons et de tiges de fer. Parmi les manifestants, les plus
décidés et les plus violents sont également les plus jeunes. Les
dirigeants syndicaux et politiques s'efforcent de ramener le calme.
Le président de l'ANPI (Association Nationale des Partisans Italiens)
intervient personnellement pour que les gens rentrent chez eux. Les
manifestants se retirent ; tout le monde regrette le manque d'armes,
tout le monde réclame l'arrivée des ex-partisans. Le lendemain,
alors que les chefs officiels ont disparu et n'organisent plus rien,
la grève se poursuit spontanément. Pour éteindre le mouvement, la
CGIL (CGT italienne) diffuse alors un communiqué annonçant faus-
sement que des tractations sont en cours et que le Congrès va être
interdit, cependant que le Conseil de la Résistance menace : « Nous
n'aiderons pas ceux qui seraient arrêtés aujourd'hui ».
88
A Turin, le 30, une grève de solidarité a eu lieu. Le service
d'ordre de la CGIL a dû s'opposer par la force à des groupes de
travailleurs et de jeunes qui voulaient se jetter sur les policiers.
Le 2 juillet, les autorités font un ultime effort pour calmer
l'agitation par l'entremise des chefs de l'ANPI, mais les travailleurs
ont une attitude de plus en plus décidée et menacent ouvertement
de descendre les dirigeants si les fascistes commencent leur Congrès
et si l'on ne passe pas à l'action. De nombreux ouvriers et des
jeunes gens des villes voisines sont arrivés depuis la veille à Gênes.
En même temps, des groupes d'ex-partisans arrivent de toute la
région et, désobéissant aux injonctions de l'ANPI, apportent leurs
armes.
Le gouvernement finit par reculer. Le Congrès n'est plus autorisé
à Gênes même et les fascistes renoncent à le tenir ailleurs.
Constatant le succès de Gênes, les partis essaient alors de récu-
pérer le mouvement, en vue de l'exploiter sur le plan parlementaire.
Ils organisent des manifestations « anti-fascistes » un peu partout.
Mais, de nouveau, les mouvements ne se déroulent pas comme prévu.
Le 6 juillet, à Rome, des bagarres opposent pendant plusieurs heures
manifestants et policiers. Le 7 juillet, à Reggio Emilia, la police
tire sur une manifestation : 5 ouvriers sont tués. Une nouvelle grève
générale est décrétée, mais cette fois-ci sur le plan national.
En Sicile, le 1er juillet un ouvrier agricole avait déjà été tué
par la police au cours d'une manifestation pour les salaires, Le
9 juillet, à Palerme et à Catane, la police tire sur la foule faisant
quatre nouveaux morts.
Magré la répression policière, et justement à cause d'elle, de ses
excès, des intentions qu'elle révèle et des réactions qu'elle provoque,
il apparaît alors clairement que les jours du gouvernement Tam-
broni sont comptés. L'union du centre et de la droite néo-fasciste
qu'il incarne est condamnée. La solution de la crise : retour de
Fanfani à la tête du gouvernement et de Scelba, l'homme à poigne,
à l'Intérieur, satisfait la bourgeoisie. En effet, Fanfani rassure à
bon compte la gauche, tandis que Scelba garantit l'ordre public.
L'écho des journées de juin-juillet a été très grand dans le
prolétariat italien. Alors qu'à Gênes l'expression « faire comme à
Tokyo » courait de bouche en bouche et devenait une sorte de mot
d'ordre, à Turin et dans d'autres villes industrielles, les travailleurs
disaient : « il faut faire comme à Gênes », et des ouvriers ajou-
taient : « pour nous, le fascisme c'est le patron ». Mais à Gênes et
ailleurs, les travailleurs et les jeunes se sont heurtés non seulement
aux forces de répression, mais encore aux dirigeants de la gauche
qui tentaient de freiner leur action, de lui donner un caractère
(*xclusivement légal et inoffensif. Ils ont réagi, parfois brutale-
ment : à Gênes, ils ont renversé la voiture de la Bourse du Travail
qui parcourait les rues en invitant au calme ; à Rome, ils ont
onosso la figure à un fonctionnaire du P.C. qui leur tenait des propos
lon1010111s. Un peu partout, les chefs de la gauche ont été critiqués,
BD momo hués, pour leurs atermoiements, Certes, on ne peut pas
prilor l'une rupture nette entre les travailleurs et leurs directions
In'e111cratiques, mais beaucoup d'ouvriers, de jeunes, d'ex-partisans
111111 1111 jourd'hui à même de voir plus clairement que le problème
*** Hoite pas à savoir si les directions des partis sont plus ou
Inoloen 10lles, plus ou moins dures, qu'il est bien plus profond.
Il l'orell souligner ceci : en juillet, les ouvriers et les jeunes
l'damment des formes de lutte que les organisations traditionnelles
II plumbent pas leur offrir. A la cristallisation de ces formes et
A lour "stension s'opposa cependant le manque total de liens entre
Tom Hotpoin 10tonomes et les militants révolutionnaires qui, dans
Ilm villor lllférentes, prirent les initiatives les plus efficaces.
89
Eussent-ils existé, ces liens n'auraient certainement pas modifié le
destin final du mouvement : ce qui est sûr, par contre, c'est qu'ils
en auraient modifié l'aspect, et donc aussi la trace qu'il a laissé
dans la conscience de ceux qui y ont participé. Un autre enseigne-
ment doit être dégagé : le comportement du prolétariat pendant ces
journées fait justice de l'idée d'une intégration des ouvriers dans
la société obtenue au moyen d'une politique de hauts salaires
et de « prospérité ». Les manifestations eurent pour protagonistes
les ouvriers les plus « prospères et apparemment les plus
« intégrés » d'Italie.
Mais la leçon la plus importante concerne la forme d'activité
des groupes révolutionnaires. Il existe des groupes « férocement »
marxistes au sein desquels on se borne à faire un travail d'étude.
Leur orientation exclusivement théorique fait qu'ils ne peuvent en
aucun cas devenir un pôle de regroupement. Il existe aussi à peu
près dans toutes les villes d'Italie des groupes de jeunes qui, plutôt
que de faire de la théorie en cercle fermé, cherchent d'une part à
dégager en
avec les travailleurs, l'expérience accumulée
au cours de ces dernières années aussi bien au sein des partis et
des syndicats, que dans l'usine et même dans la vie quotidienne,
et d'autre part à intervenir efficacement dans les luttes.
Ce travail exige pratiquement une coopération étroite entre
ouvriers et intellectuels, et la rédaction, grâce à cette coopération,
de bulletins et de trcats qui soient à la fois un instrument de liaison
des luttes ouvrières et un outil pour l'élucidation de l'expérience
révolutionnaire. Certains groupes l'ont déjà entrepris. Il faudrait
le coordonner et l'approfondir pour qu'il puisse aboutir, dans
délai plus ou moins long, à la constitution d'une avant-garde orga-
nisée capable de répondre aux problèmes et aux besoins actuels des
masses travailleuses italiennes.
UNITA PROLETARIA.
commun
un
Le texte ci-dessous nous est parvenu par la poste
et sans signature, mais ni son ton ni les idées qu'il
exprime ne permettent des doutes sur son authenticité.
Nous le publions parce qu'il nous paraît exprimer fidè-
lement la position des algériens les plus conscients sur
les problèmes essentiels qui les confrontent et notam-
ment leur attitude face à la bourgeoisie algérienne d'un
côté, aux grandes organisations « de gauche » français
de l'autre. Les différences d'opinion que nous pouvons
avoir avec le texte
et que nous formulons brièvement
à la suite du texte comptent peu devant la possibilité
de laisser s'exprimer ce qui nous paraît être la tendance
révolutionnaire la plus consciente du mouvement algé-
rien.
LA GAUCHE FRANÇAISE AUX YEUX DES ALGERIENS
Le bilan de six années de guerre est lourd pour le peuple algé-
rien. Mais les souffrances, les tortures et le massacre de plus d'un
million de ses enfants n'ont pas pour autant ébranlé son esprit
de combativité et sa détermination de se libérer du joug colonial.
La guerre d'extermination qui lui a été imposée n'a pas eu raison
de ce peuple qui lutte courageusement pour recouvrer sa liberté, et
son indépendance.
Durant ces six années de guerre le peuple algérien a montré
dans sa lutte de libération nationale son courage, son sacrifice et
sa maturité qui font l'admiration du monde et même de ses ennemis.
Aussi contrairement à l'optimisme sophistique des généraux et
des dirigeants français, la guerre se poursuit plus meurtrière que
jamais et sans aucune perspective de paix.
Des accrochages, des attentats, des exécutions sommaires, des
90
regroupements de populations qui ont lieu chaque jour le démon-
trent cruellement.
Ce drame, cette gangrène qui ronge la France depuis 1830 ne
trouvera donc sa solution et son remède que dans la continuation
de la guerre ?
Jusqu'ici les formules chimériques d'intégration, de doi-cadre,
d'autonomie, de fédération n'ont été conçues que dans la mesure
où la prolongation du conflit pouvait trouver sa justification.
Ces mythes destinés à la consommation du public français,
appuyés journellement par la voix de la presse et de la radio, ne
trompaient en réalité personne sauf les auteurs eux-mêmes.
Incapables d'apporter une solution conforme aux aspirations
profondes du peuple algérien, les gouvernements de la IVe Répu-
blique ont été balayés faute de réalisme politique.
Le 13 mai des colonels a imposé de Gaulle à la France (consti-
tutionnellement) pour achever une politique de reconquête coloniale.
Aux yeux de ces ultras, saul le patriotisme du général pouvait
les laver de la honte des défaites d'Indochine et reconquérir par le
feu et le sang le Maroc et la Tunisie qui ont accédé à l'indépendance.
Malheureusement la Ve République n'est guère plus efficace que
la précédente à la seule différence que celle-ci ne permet pas à la
Constitution de changer de premier ministre tous les trois mois.
Le peuple français usé, blasé et trompé par ses dirigeants, ne
pouvait que suivre indifférent la marche des événements.
En de Gaulle les uns voyaient la paix par la voie des négocia-
tions, les autres une paix à tout prix et par la force.
Parler de la grandeur, du prestige et de la richesse de la France
était-ce donc possible tout en poursuivant une guerre injuste, incer-
taine et sans issue ? Ainsi raisonnaient certains français les plus
lucides peut-être mais les moins écoutés.
Puis vient la déclaration du 16 septembre.
Pour la première fois un chef d'état au nom de la France a
reconnu ouvertement au peuple algérien le droit à l'auto-détermi-,
nation.
Cette légitimité internationale universellement reconnu, devait
dans l'esprit du général conduire vers « la paix des braves » et
ouvrir ainsi « la voie à la coopération et à l'amitié des deux
peuples »
Mais qu'est-ce que l'auto-détermination ? Que renferme cette
formule nouvelle ? N'est-elle pas qu'une manæuvre politique ?
Ces questions méritent réponses.
Poser d'une façon précise la question de l'auto-détermination
c'est-à-dire le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est aboutir
à cette conclusion.
D'un point de vue juridique par libre disposition des nations
on entend d'abord leur séparation en tant qu'état d'avec les collec-
tivités nationales étrangères, et la formation d'états nationaux
indépendants.
La nation a le droit de décider librement de
son sort, de
s'organiser comme bon lui semble et de lier avec les autres nations
des rapports fédératifs. La nation est souveraine et toutes les nations
sont égales en droit.
Mais les facteurs économiques jouent un rôle déterminant dans
la création d'états nationaux, et c'est pourquoi il serait faux
d'entendre par libre disposition autre chose que le droit d'exister
comme état distinct.
Car le capitalisme impérialiste par son exploitation économique
4115cile en Afrique et en Asie des mouvements nationaux qui tendent
no constituer des états, assurant à celui-ci les meilleures conditions
cdo diveloppement. Ces mouvements nationaux guidés par une bour-
Hoosie nouvelle ne mettent généralement pas en cause les fondements
ile la société capitaliste.
Donc, d'un point de vue économique, la 'libre disposition des
91
une
avec
son
nations ne peut avoir d'autre signification que la libre disposition
politique, l'indépendance en tant qu'état, la formation d'un état
national.
De Gaulle en reconnaissant au peuple algérien le droit à l'auto-
détermination a voulu avant tout manœuvrer.
D'abord, par cette formule nouvelle créer un choc psychologique
dans les esprits, d'où les conséquences possibles d'une désintégration
des forces populaires qui sont engagées dans la lutte de libération
nationale.
Puis en faisant appel « aux dirigeants extérieurs de la rébel-
lion » pour « venir discuter avec lui des conditions du cessez-le-feu,
de la destination des armes, et du sort des combattants ». le général
de Gaulle espère obtenir la reddition pur et simple de l’A L.N., force
combattante en armes du peuple algérien.
Mais le G.P.R.A. en acceptant le principe de l'auto-détermination
c'est-à-dire le libre choix des algériens, pose le problème des garan-
ties et des conditions d'application de cette auto-détermination. Car,
certain à l'avance du résultat, il sait que les algériens choisiront
l'indépendance si la consultation populaire se déroule librement
et sans contrainte.
Pris ainsi à son propre piège de Gaulle évoque l'éventualité
d'une balkanisation de l'Algérie dans le cas où ses habitants opte-
raient pour ce qu'il appelle « le désastre, la misère et la terreur »
c'est-à-dire l'indépendance.
« Je suis sûr que les algériens choisiront de rester avec la
France, et qu'ils opteront pour une Algérie Algérienne ».
Qu'est-ce que cette Algérie Algérienne de Gaulle sinon
nouvelle mystification.
Qu'on jette les bases d'un soi-disant état fédéral
exécutif et son législatif, il n'y a là rien d'étonnant.
Après une « Algérie de papa » colonialiste, de Gaulle veut créer
sur ces ruines une Algérie du fils néocolonialiste.
Après l'échec des conversations préliminaires de Melun entre
le gouvernement français et le G.P.R.A: la politique dite gaulliste
se démasque une fois de plus aux yeux du monde comme étant la
plus colonialiste, la plus chauvine et la plus bornée des politiques.
Comme ses prédécesseurs, de Gaulle s'est révélé incapable de résoudre
le problème. Il n'a fait que l'aggraver dans la poursuite d'une guerre
qu'il sait lui-même perdue pour la France.
La Ve République agonise à son tour. Et les factieux d’Alger
après leur tentative du 24 janvier se préparent déjà à prendre la
succession, et à faire de la France une seconde Algérie.
La gauche par ses erreurs, sa division et son impuissance lais-
sera-t-elle s'instaurer sans agir, un régime de dictature militaire ?
Conséquence de la guerre d'Algérie le fascisme n'est-il pas inévitable
en France ?
Les tentatives d'une union des forces démocratiques de gauche
pour imposer par des mouvements de masse une solution à la
guerre d’Algérie se sont toujours soldées par des échecs cuisants.
Pourtant tous reconnaissent que la guerre actuelle est une guerre
impérialiste et injuste. Mais l'état d'esprit du peuple français en
faveur de la paix négociée ne s'est pas exprimé d'une façon générale
par des actes de protestation et d'effervescence souhaitée. La cons-
cience qu'il a eu de la nature réactionnaire de la guerre n'a pas
décidé celui-ci à agir par-dessus la tête des partis traditionnels qui
pratiquent ouvertement une politique anti-prolétarienne et bourgeoise.
Le peuple algérien dans sa lutte de libération était en droit
d'exiger des partis de gauche en plus de la reconnaissance et de la
défense du droit à disposer de lui-même, une aide effective et
inconditionnelle.
Car la lutte qu'il mène contre le colonialisme et l'impérialisme
est aussi la leur.
Mais ces Messieurs de la gauche oublient que pour atteindre
92
un
ces
leur but il faut aussi lutter contre toute oppression en aidant les
opprimés.
« Un peuple qui opprime un autre ne peut être un peuple libre ».
Par leurs erreurs ces chauvins de gauche ont fait le jeu non
seulement de leur bourgeoisie nationale mais aussi des factieux qui
espèrent dans l'asservissement de l’Algérie instaurer régime
réactionnaire dont le parti ouvrier ferait les frais.
Devant cette perspective est-il donc besoin de répéťer à
aveugles que la cause du peuple algérien est étroitement liée à
celle du peuple français ?
Ce n'est pas seulement l'avenir de l’Algérie qui est menacé,
mais bien celui de la France qui est en jeu.
D'aucuns objecteront peut-être que jamais le pays des droits
de l'homme n'acceptera d'être sous un régime dictatorial.
« Nous préférons disent certains poursuivre la guerre d'Algérie
cent ans s'il faut plutôt que de se tuer entre français ».
Ainsi la France vaut bien une chandelle.
Que l'Algérie disparaisse à feu et à sang pour que vive la
France.
De tels propos sont indignes de ceux qui se réclament justement
de ces droits du citoyen.
D'autres se disant marxistes prétendent encore qu'apporter aide
et assistance au nationalisme algérien est contraire à l'enseignement
de Marx et de Lénine.
« Le marxisme est inconciliable avec le nationalisme, fut-il le
plus pur, le plus fin et le plus civilisé ».
Evidemment lorsqu'on est incapable de trouver une solution et
de l'appliquer à une époque historique déterminée, on se penche sur
les classiques du communisme pour trouver une réponse qui ne
correspond nullement aux problèmes de l'époque actuelle et surtout
dans le cas de l'Algérie.
Néanmoins il convient de leur répondre sur le même terrain
à ces copistes qui déforment l'esprit du marxisme avec de tels argu-
ments.
Premièrement :
« Le marxisme reconnaît pleinement la légitimité historique des
mouvements nationaux ».
Deuxièmement :
« Dans tout nationalisme bourgeois d'une nation opprimée, il
existe un contenu démocratique général contre l'oppression, et c'est
ce contenu qu'il faut appuyer sans restriction ».
Ces citations de Lénine démontrent d'une façon nette et précise
la justesse du point de vue marxiste, et l'appui qu'il convient
d'apporter à ce nationalisme, sans pour autant faire « son apolo-
gie » ou obscurcir la conscience prolétarienné par l'idéologie bour-
geoise.
Si on parle d'un point de vue de classe le prolétariat algérien
sait pertinemment que la bourgeoisie joue un rôle de direction au
sein de tout mouvement national. Mais il ne continue pas moins de
combattre sous ce drapeau bourgeois afin de préparer un régime
chémocratique dans lequel il poursuivra la lutte pour détruire à son
1our cette même bourgeoisie.
Le prolétariat français il est vrai a connu sa bourgeoisie depuis
longtemps. Elle a même cessé d'être révolutionnaire puisqu'elle est
stevenue impérialiste et réactionnaire.
Mais contrairement à ceux qui prêchent aux algériens commu-
noisannis de s'écarter du mouvement national et de se délimiter du
1.L..N., notre bourgeoisie, messieurs les plagiats du marxisme, n'est
119000 sa première phase révolutionnaire. Il convient donc de la sou-
Tenir pour mieux la détruire.
1:conséquence la classe ouvrière en général et le parti du
luodolnriat en particulier se doivent d'apporter au peuple algérien
Nii lulle pour son indépendance, aide et assistance.
93
Car tant que durera la guerre, le prolétariat français ne pourra
rien faire pour hâter l'avènement du socialisme. Bien au contraire,
son mutisme et sa méfiance dans cette guerre, ne peuvent que
reculer l'échéance. :
Tous les moyens doivent être bons, pour arrêter le sang qui
coule depuis six ans.
Imposer la paix au plus vite et se débarrasser de préjugés
médiocres, est-ce donc trahir la cause du socialisme ?
Malgré les fautes et les erreurs commises, il n'est pas encore
trop tard pour agir. Et faire front contre la guerre d'extermination
et le fascisme renaissant.
Le peuple algérien pour sa part n'a jamais cessé de faire appel
désespérément au peuple français aux partis qui se disent incarner
les idéaux de justice, de liberté et de démocratie.
Mals malheureusement jusqu'ici cet appel est resté sans échos.
Ce vide crée entre deux peuples qui souffrent tous deux d'un
même mal, incombe aux partis de gauche qui ont toujours pratiqué
une politique de conciliation avec la bourgeoisie impérialiste.
Le peuple français en général est anti-impérialiste mais il est
trompé en plus de ses dirigeants, par ses renégats de la gauche qui
donnent l'impression d'agir mais en reculant comme les écrevisses.
Il n'est que juste le temps pour le peuple français de se
ressaisir, s'il ne veut pas avoir un jour à combattre pour reconquérir
sa propre liberté.
(Nous estimcns utile de résumer ici notre position sur trois
points particuliers soulevés par le texte qu'on vient de lire :
1° Il est évident que de la part de la « gauche » française, criti-
quer la révolution algérienne comme « nationaliste et bourgeoise »
est le comble de l'infâmie, lorsque cette gauche est parmi les plus
chauvines du monde et le meilleur rempart de sa propre bourgeoisie.
Mais, du point de vue des révclutionnaires algériens, la théorie
(stalinienne) des « étapes » : d'abord nous porterons la bourgeoisie
au pouvoir, ensuite ce sera notre tour, est fausse et peut conduire à
des résultats catastrophiques. A l'intérieur de la lutte actuelle, la
fraction révolutionnaire doit travailler pour que les masses puissent
dépasser le moment venu : l'étape « bourgeoise », en mettant en avant
les revendications qui représentent les véritables aspirations des
masses et qui les sépareront tôt ou tard de la direction bourgeoise-
bureaucratique : l'appropriation collective de la terre par les fellahs,
la constitution d'organismes démocratiques de masse comme organes
de pouvoir, etc.
2° Les organisations « de gauche » en France ne commettent pas
des « erreurs » dans leur politique sur la question algérienne (ou sur
n'importe quelle autre question). C'est, de leur part, une politique
systématique et cohérente, qui découle du fait que ce ne sont plus,
depuis longtemps, des organisations exprimant les intérêts ouvriers,
mais des organisations bureaucratiques visant à maintenir l'ordre
social existant à l'aide de quelques réformes plus ou moins impor-
tantes.
3° La population française, et en particulier la classe ouvrière,
porte de lourdes responsabilités dans la guerre d'Algérie et sa conti-
nuation. Nous nous sommes exprimés à plusieurs reprises à ce sujet
dans cette revue (v. en particulier dans le N° 21 Les ouvriers français
et les nord-africains, de D. Mothé). Les organisations, comme le P:S.
et le PC., ont de leur côté fait tout ce qu'elles pouvaient pour la
maintenir dans l'inaction : c'était leur rôle. Nous pensons toutefois
qu'une part de responsabilité incombe aussi à la direction du F.L.N.,
qui n'a pratiquement jamais essayé de s'adresser aux ouvriers fran-
çais, et qui a mené la guerre, comme une guerre de « nation contre
nation ». Cela est de toute évidence relié à la nature bourgeoise-
bureaucratique de cette direction).
94
LE MONDE EN QUESTION
LES LICENCIEMENTS CHEZ RENAULT
Mille licenciés au printemps, trois mille à l'automne de la même
année, voilà le bilan de 15 années de productivité à la Régie. Pendant
ces années, les lettres que la Direction envoyait à ses ouvriers ne
manquaient jamais de spécifier que son personnel serait le premier
bénéficiaire des progrès techniques. Le bénéfice pour certains c'est
la porte, pour d'autres la crainte du prochain licenciement et pour
la majorité un diminution de leur paye puisque l'usine réduit son
horaire sans qu'une compensation suffisante comble la perte de
salaire.
Ces licenciements sont-ils liés à la crise de l'industrie automo-
bile ou sont-ils dus à la rationalisation du travail chez Renault ?
Qu'il y ait une mévente de voitures ou non, la vraie cause des
licenciements est ailleurs. Si la Régie débauche aujourd'hui c'est
surtout parce qu'elle peut faire la même production avec moins de
personnel. L'usine s'est modifiée, transformée, agrandie. Des ateliers
entiers ont été transférés à Flins d'abord, à Cléon ensuite. Le trans-
fert de ces ateliers, qui groupaient parfois plus d'un millier de tra-
vailleurs, ne devait en aucune façon entraver la production. C'est
pourquoi, il y a à peine un an, la Régie embauchait à tour de bras.
Ce sont ces nouveaux embauchés qui ont permis de ne pas diminuer
le nombre de voitures qui sortaient tous les jours. En même temps,
les techniciens créaient de nouvelles machines plus perfectionnées,
des « transferts » plus grands et plus rapides. Les chronos rédui-
saient les temps. La Régie réussissait à faire des aménagements
considérables dans l'organisation de ses ateliers, tout en augmentant
continuellement le nombre de moteurs produits.
Puis, les aménagements ont cessé, du moins provisoirement, et
elle a décidé de ne plus augmenter le nombre de véhicules fabriqués.
Alors, elle a licencié.
La sélection des licenciés,
nouveaux
Les premiers licenciements, ceux du printemps, ont été faciles.
La Direction avait pris ses précautions bien longtemps à l'avance.
En embauchant l'année dernière, elle ne délivrait aux
embauchés que des contrats provisoires de 3 mois, renouvelables.
Lorsque la Régie a commencé à purger son personnel, il lui a suffi
de ne plus renouveler ces contrats. Ce personnel-là n'avait pas besoin
de beaucoup d'égards.
Pour les autres licenciements, la chose devenait plus difficile,
car la Régie emploie un personnel dont la plus grande partie a plus
de dix ans de maison. Alors la sélection a été confiée à la maîtrise.
Chaque ouvrier a été noté en fonction de sa disponibilité et de sa
valeur. La valeur, jugée par un contremaître ou un chef d'atelier,
c'est essentiellement la valeur disciplinaire, l'aptitude manuelle ne
jouant presque aucun rôle dans le travail moderne, où tout ouvrier
est de plus en plus interchangeable. La valeur professionnelle c'est
:1115si et surtout la rapidité et le rendement.
La Direction a choisi d'abord ceux dont le travail n'était plus
Indispensable. Dans certains ateliers, plus de 70 % du personnel a
olé licencié. On a choisi ensuite ceux qui ne pouvaient plus suivre
104 cadences, ceux qui tombaient souvent malades et les déficients.
On il pris enfin ceux qui rouspètent ou ne se laissent pas faire. La
mitrise a pu ainsi vider délibérément ses querelles. C'est ainsi que
story Iravailleurs ayant plus de 15 ans de Régie, d'autres quatre
Will I'm not si, d'autres âgés de plus de 45 ans, ont été licenciés.
95
Le dosage des licenciements permettait d'avoir une masse de
mécontents dont la combativité n'était pas homogène. Si le licen-
ciement a été savamment dosé dans ses effectifs, il l'a été aussi dans
sa divulgation.
La Régie a fait d'abord annoncer son projet dans la presse.
Quelques jours plus tard, elle en a informé simultanément et la
maîtrise et le comité d'entreprise. Puis, par lettre personnelle, elle
en a avisé l'ensemble des travailleurs. Toutefois, le nom des licenciés
a été tenu secret.
Pendant les 15 jours qui ont suivi cette information, les syndicats
ont mené leur train-train : deux grèves de deux heures et une grève
d'une heure et demie, avec meeting et défilé dans les rues de Bou-
logne-Billancourt, dans le calme et la dignité.
La riposte syndicale.
C'est le 19 octobre que les organisations syndicales CGT, CFTC,
FO, dans un tract commun, nous appellent à un débrayage de 2 heu-
res. De nombreux camarades OS se font tirer l’oreille pour débrayer;
pourtant ils sont payés pour savoir que, dans une telle circonstance,
ils fourniront le plus gros pourcentage de licenciés. Nous nous
retrouvons une dizaine de milliers au carrefour Zola-Kermen. Après
quelques télégrammes d'encouragement lus au micro, c'est le défilé
jusqu'à la mairie de Boulogne, où a lieu un autre meeting sous le
regard indifférent des flics du commissariat tout proche. Mais il
semble que le moral n'y soit pas, tant nous paraît évidente l'ineffi-
cacité d'une telle action.
Six jours plus tard, le 25, un autre tract commun nous appelle
à un nouveau débrayage de deux heures. Le rassemblement est fixé
au carrefour Zola-rampe de l'île Seguin. Mais, cette fois, dans plu-
sieurs secteurs de l'usine, l'idée de manifester devant la Direction
a fait son chemin. Les effectifs ont grossi (15.000) et chacun suppute
les chances de succès d'un tel rassemblement. Quelques ouvriers
commencent à crier : « à la Direction ! ». A ce moment, la camion-
nette de la CGT, avec micro et haut-parleur, suivie des porteurs de
banderolles, s'ébranle vers la place de l'Eglise. Ceux qui crient « à
la Direction » sont mécontents ; il y a quelques remous, mais tout
le monde se rend au meeting. Puis, de nouveau, défilé dans les rues
de Boulogne-Billancourt jusqu'à la mairie.
Pour la plupart des ouvriers, les deux heures de grève corres-
pondaient à leur degré de combativité. Beaucoup voulaient manifester
par là leur protestation contre les licenciements, mais n'étaient pas
décidés à dépasser ce stade. Seule une minorité combative d'un ou
deux mille travailleurs était prête à affronter sérieusement le
problème.
Le mercredi 26, le ministre du Travail, Bacon, donne une réponse
négative aux syndicats. Ceux-ci se réunissent pour décider de l'action
à mener. La CFTC et FO veulent une grève pour le lendemain. La
CGT accepte. Le 27, un débrayage d'une heure et demie est lancé.
Il n'est suivi que par 3.000 travailleurs environ, qui assistent à un
meeting où on leur répète ce qu'on leur a dit les fois précédentes.
Certains sont encore décidés à aller plus loin et les cris de « déci-
sion », « à la Direction », accueillent les discours pompeux et vides.
Mais un groupe de militants et délégués CGT, dévoués corps et áme
à leurs dirigeants, sont là pour faire la claque et prévenir tout
incident. Il faut que les consignes syndicales soient respectées de
gré ou de force.
C'est le mercredi 2 novembre que nous apprenons les noms de
nos camarades licenciés. Les syndicats se réunissent pour décider
de l'action. La CGT refuse un débrayage collectif et un meeting
devant la Direction. Les autres syndicats se rangent à son avis et
le jeudi 3 novembre, le débrayage d'une heure et demie est échelonné
sur les trois équipes de façon à limiter le nombre des participants.
96
Les incidents du 3 novembre.
Pendant le meeting, la pluie se - met à tomber dru, et il faut se
mettre à l'abri. On se réfugie, en majorité, à l'intérieur de l'usine
par les portes des ateliers. La Direction a fait fermer les portes
qui conduisent à ses bureaux. Quelques bousculades se produisent
entre les ouvriers qui travaillent et ceux qui font grève, puis c'est
de nouveau les cris : « à la Direction ! ». Les durs de la CGT font
leur possible pour contenir les gars, qui s'énervent de plus en plus.
On entend des répliques comme : < on en a marre de vos messes »,
« assez de processions dans Boulogne ». Deux portes blindées don-
nant accès à la Direction sont ouvertes par les manifestants, l'une
a été forcée à l'aide d'un « fenwick ».
Pendant ce temps, la pluie a cessé et le meeting a repris. Il est
décidé d'envoyer une délégation à la Direction, mais celle-ci refuse
de la recevoir. Les responsables syndicaux en informent les travail-
leurs. Les ouvriers accueillent cette réponse par des jets de pierres
sur les carreaux de la Direction. Les délégués CGT essaient de les
calmer, leur demandent de « ne pas commettre l'irréparable » ; ils
disent que si les incidents continuent, la Direction fermera l'usine.
Mais les portes sont ouvertes et les ouvriers, précédés des licenciés,
rejoignent dans la cour de la Direction ceux qui ont forcé les
portes. Pourtant, beaucoup refusent d'entrer sans doute par crainte
de sanctions. La délégation CGT barre l'entrée du bâtiment de la
Direction. Coude à coude, les délégués s'adressent aux travailleurs :
« c'est nous camarades, nous sommes vos délégués de la CGT,
n'entrez pas ! ». Réponse : « on s'en fout ! ». Les délégués sont
bousculés. On ne les reverra plus, malgré les appels des délégués
CFTC qui, eux, regardent faire. La porte du bâtiment est franchie
par des travailleurs, en majorité des jeunes licenciés. Dehors, les
autres approuvent et sont là pour les protéger ; plus loin, la majorité
assiste au spectacle, se réjouissant d'une chose qu'elle n'ose pas faire
elle-même. Seuls la maîtrise et les responsables CGT sont indignés,
furieux, mais cette fois-ci ils sont trop faibles pour contenir la ven-
geance que les licenciés sont en train d'assouvir sur le mobilier,
aucun membre de la Direction ne se trouvant plus là.
Le lendemain, l'unité syndicale, aussi fragile que les carreaux
de la Direction, avait volé en éclats une fois de plus. Les dénoncia-
tions allaient commencer et c'est la CGT qui a ouvert le feu. Pen-
dant la nuit, la Direction avait fait réparer les carreaux et apposer
une affiche stigmatisant les incidents de la veille et menaçant le
lock-out. Elle informait les travailleurs que la Régie avait déposé
une plainte. Le matin, un tract de la CGT apportait sa contribution
en condamnant les violences de la veille ; les casseurs de carreaux
étaient traités de provocateurs et de « trotskystes » et les dirigeants
CFTC et FO accusés d'avoir incité les travailleurs au saccage ; mais
le tract ne se limitait pas à accuser les organisations, il citait les
noms de quelques responsables syndicaux deux CFTC, un · FO
et un UOA les dénonçant comme étant les responsables directs
des incidents. Conséquence : la semaine suivante, la Direction licencie
deux des responsables syndicaux dénoncés par le tract CGT.
La lutte contre les licenciements à Billancourt se termine ainsi
sur cette dénonciation de la CGT, qui indigne la majorité des travail-
leurs, dégoûtés de ces méthodes policières.
Mais, même sans cela, la lutte était déjà bien compromise le
I novembre. Après trois grèves limitées et des défilés symboliques,
les travailleurs étaient fatigués des discours et se rendaient compte
170'lly n'arrêteraient pas les licenciements avec de telles méthodes.
1'11111' l'aire reculer la Direction, il aurait fallu se battre avec plus
lle conviction et cela depuis le début. Mais les organisations syndi-
amelos en général, et la CGT en particulier, ne voulaient pas déclencher
llle loille dure. Il est vrai que la majorité des travailleurs
umibolonde pas prête à s'engager dans une grève totale. Mais si la
ne
97
CGT, au lieu de freiner dès le début la minorité combative, l'avait
appuyée, les choses auraient pu se passer autrement. Cette minorité
au rait pu entraîner une grande partie de l'usine et transformer
ainsi l'état d'esprit des autres ouvriers, qui auraient eu alors des
raisons de croire à l'efficacité et au succès de leur action.
D. MOTHÉ.
LE SENS DES ECONOMIES
« Un ajusteur des Charbonnages britanniques, au salaire hebdo-
madaira de 11 livres, a résolu en dix minutes un problème qui
« vaut » 30.000 livres par an (42 millions de francs légers, N. du tr.)
pour les Charbonnages. Il a reçu une récompense de 100 livres de
la direction des Charbonnages du Nord-Ouest.
« L'ajusteur M. Douglas French, de Standish, est âgé de 30 ans ».
(Financial Times, 25 septembre 1960).
APRES LES ELECTIONS AMERICAINES
L'Administration Eisenhower aura marqué pour les classes diri-
*geantes américaines une phase de recul mental et d'infantilisme
politique se terminant par une suite d'échecs nationaux et interna-
tionaux. La campagne électorale a été dominée par la constatation
de cette situation. Du point de vue de la position internationale des
USA la chose saute aux yeux et n'a pas besoin de beaucoup d'expli-
cations. Le retard des américains en matière de fusées et dans le
domaine scientifique en général est devenu une évidence qu'on ne
songe pas à discuter. Leur avance dans le domaine économique
s'est amenuisée suffisamment pour que Khrouchtchev puisse prétendre
sans exagération pouvoir rattraper les USA dans un a'venir palpable.
Surtout c'est la signification de cette avance qui est de plus en plus
souvent mise en question : la production d'automobiles ou d'appa-
reils de télévision ne semble plus être le signe d'une supériorité
économique incontestable. Sur toutes les questions mettant en cause
l'équilibre des blocs les russes ont désormais l'initiative. Devant
l'opinion internationale, la Russie n'est plus « Monsieur Niet » : ce
sont les russes qui proposent et les américains qui refusent. En ce
qui concerne Cuba, l'Amérique du Sud, l'Afrique, la Chine, les
américains ont été repoussés sur une position défensive, et ceci non
du point de vue d'une analyse générale de l'évolution historique,
inais de l'avis même de l'homme de la rue. Pire : la position des
USA n'est pas seulement défensive : elle est indéfendable et chacun
s'en rend compte. En ce qui concerne l'Alliance Atlantique, la détente
intervenue après la mort de Staline, et maintenue depuis ce temps,
a laissé aux tendances centrifuges la possibilité de se développer.
Maintenant qu'elles se sont remises de leur grande frousse et qu'elles
ne craignent plus une guerre mondiale, des puissances comme la
France et l'Allemagne songent à acquérir leur propre armement
atomique et s'efforcent d'échapper à l'hégémonie américaine.
Aux USA même, la situation apparente est moins alarmante. En
profondeur cependant il est clair qu'un point critique a été atteint.
Le redressement de la situation internationale exige une réorienta-
tion de l'effort économique, et celle-ci réclame que soient bazardées
sans façons les valeurs qui pendant des années ont composé l'image
mythique de l'« american way of life ». Rétablir la prédominance
économique et militaire des USA demande en effet une centralisation
accrue de l'activité économique, l'abandon du manteau libéral sous
lequel l'Etat a caché jusqu'ici ses interventions. Cela demande égale-
ment que l'accent soit déplacé de la consommation à l'équipement
industriel et scientifique : en termes simples que l'on produise moins
de voitures et plus de fusées. Or cette modification serait impossible
si elle ne s'accompagnait pas en même temps d'une réorganisation
98
а
du mode de vie américain, au sein duquel la consommation est
aujourd'hui l'acteur principal.
Nixon aussi bien que Kennedy se sont rendu compte de ces
choses. Mais alors que Nixon, qui était en somme le co-auteur de
cette situation, devait s'efforcer d'en masquer la gravité, Kennedy,
qui se présentait les mains propres, a pu faire du retard des USA
le thème dominant de sa campagne.
Or il est évident que les paroles de Kennedy ont fait écho à des
préoccupations existant réellement parmi la population américaine,
surtout celle des villes et des centres industriels.
Il s'agit d'abord des couches dirigeantes, ou de celles qui sont
associées à un certain degré à la gestion du pays. Depuis plusieurs
années déjà il se développe parmi celles-ci une sorte d'angoisse concer-
nant non seulement la manière de diriger le pays, mais même le
contenu de la vie dans ce pays, les valeurs qui sont proposées aux
gens. De cette angoisse, nous avons relevé ici même à plusieurs repri-
ses les signes (1), mais on en trouverait bien d'autres, choisis au
hasard dans la presse, le cinéma, la télévision, la littérature.
Ces couches cependant ne composent qu'une fraction minuscule
de la population des grands centres où Kennedy a reçu un accueil
enthousiaste et même délirant : or ce qu'il est important de constater,
c'est que c'est de la population salariée qu'est venu cet accueil. De
tous ceux qui constituent le secteur « tertiaire » d'abord (employés,
agents de transports, fonctionnaires), mais également des ouvriers
proprement dits, bien que l'accueil de ces derniers ait été nettement
plus réservé.
Il est possible de passer sur ce fait : le marxisme dégénéré dont
on use souvent permet de le faire. Selon la teinte politique que l'on
on dira donc soit que les positions de Kennedy ont au moins
quelque chose de progressif (et que de toutes façons elles sont moins
réactionnaires que celles de Nixon), soit que les ouvriers américains
et les travailleurs américains dans leur ensemble se moquent de
Kennedy. Or la vérité est tout autre : les positions de Kennedy sont
les plus réactionnaires qu’un candidat démocrate à la présidence
ait jamais défendues, et dans un sens elles sont plus réactionnaires
que celles de Nixon lui-même. Car, tandis que Nixon ne demande
rien du tout, Kennedy réclame l'intensification de l'effort productif,
le renversement de la tendance vers une journée de travail plus,
courte, l'accélération de la course vers la suprématie économique,
scientifique et militaire. Ceci signifie simplement : produire davan-
tage, consommer moins.
Tout ceci est d'abord en contradiction totale avec la ligne adoptée
au cours des années précédentes par les syndicats américains. Depuis
la récession de 58, ceux-ci répètent par exemple que seule une dimi-
nution de la journée de travail est capable de résorber le chômage
entretenu par l'automation. Malgré cela, les syndicats ont officiel-
lement endossé la candidature de Kennedy, et ceci jusqu'au syndicat
de la métallurgie dont 500.000 adhérents, sur un total de 1.200.000,
sont en chômage partiel ou total et dont le président Mac Donald
est un des partisans les plus convaincus de la diminution de la durée
de la journée de travail.
L'attitude des syndicats est cependant, sinon en surface, du
moins en profondeur, cohérente. Car sur l'essentiel, le problème de
la productivité, leur attitude n'a pas varié et rejoint finalement celle
de Kennedy. Mais par contre c'est autour de ce problème qu'on
diurait pu s'attendre à voir apparaître un conflit entre Kennedy et
l'électorat ouvrier, puisque c'est à propos de la productivité
existe un conflit permanent entre ouvriers et syndicats. Or il
Hemble qu'il n'en est rien. Plus généralement on ne retrouve pas,
1111 niveau des problèmes politiques généraux, les attitudes que l'on
111 Cf. dans notre N° 30, « La bonne vie » (p. 57-58).
99
une
rencontre au sein de l'activité productive quotidienne. Ainsi que nous
l'avons souvent relevé ici, par la pratique des grèves sauvages, par
leur solidarité, par leur mentalité même, les ouvriers américains
se situent en marge de la société officielle. A première vue, à ne
les considérer que dans leur vie de travail, rien ne semble indiquer
qu'ils soient accessibles à la propagande de Kennedy. Depuis des
années, ils sont payés pour connaître le mensonge de la productivité
et de l'automation. Depuis des années ils se comportent comme si
ils n'attendaient rien de personne et n'avaient confiance qu'en leur,
propre pouvoir. Si un bureaucrate syndical venait prêcher l'union
nationale et demandait aux gens de manifester davantage d'esprit
civique et de produire davantage, il serait obligé de mener
guerre permanente aux ouvriers. Or Kennedy vient leur prêcher la
même chose, mais cette fois en qualité de candidat à la présidence
du pays. Que se passe-t-il ? Au lieu d'un coup de pied dans le der-
rière, il reçoit un bulletin de vote.
Cela ne signifie pas qu'il y ait un « mystère » dans la partici-
pation des ouvriers et des salariés en général à la campagne prési-
dentielle. Ce qui apparaît simplement à cette occasion c'est qu'entre
l'expérience quotidienne et ce qu'on est bien obligé d'appeler la
« politique », même si la campagne présidentielle n'en représente
qu'une forme particulièrement dégénérée, la communication est très
difficile à établir. S'il existe un tel écart entre le comportement des
ouvriers américains dans l'usine et celui qu'ils adoptent devant une
urne électorale, c'est qu'il s'agit de deux mondes bien différents.
Cela ne veut pas dire que le prolétariat américain dans son ensemble
soit insensible au besoin de donner à son comportement dans l'usine
un sens plus général, un sens politique. Mais les ouvriers ne dispo-
sent pas actuellement des moyens qui leurs permettraient d'effectuer
ce passage du particulier au général, de la grève sauvage à la poli-
tique.
Dans ces conditions, les classes dirigeantes conservent le mono-
pole exclusif de la politique au sens actif, au sens d'une réponse
apportée aux problèmes de la société. La population salariée est
toujours présente, mais c'est en tant qu'électeur seulement. Dans la
situation présente, il est clair pour n'importe quel électeur que les
USA se trouvent devant un certain nombre de choix. Qu'il s'agisse
de Nixon ou de Kennedy les choix offerts et même la façon de
poser le problème sont finalement identiques : c'est le problème tel
qu'il est vu par la classe dirigeante et des choix qui s'offrent à lui.
Il existe évidemment une autre manière de voir les choses, celle
du prolétariat. Mais cette manière de voir ne parvient pas à se cris-
talliser, elle ne parvient même pas à s'opposer efficacement à la
pénétration parmi les salariés des options politiques telles que la
classe dominante les définit.
En définitive le succès de Kennedy ne signifie pas qu'il parle
au nom de la population américaine : mais il parle en son absence.
Et c'est précisément parce qu'il y a cette absence que la seule
expression politique qui se fasse entendre est celle de la classe diri-
geante.
S. CHATEL.
L'ETRANGE COMPORTEMENT DES OUVRIERS ET SES CAUSES
« Le monde ouvrier s'est construit en dehors de l'Eglise : 1 à
5 % seulement des travailleurs pratiquent, et dans la communauté
chrétienne on trouve au maximum 5 % d'ouvriers. Aussi notre com-
portement paraît-il souvent étrange aussi bien à l'Eglise qu'à votre
propre 'milieu ».
(Déclaration des dirigeants de l'Action catholique
ouvrière : Le Monde, 28 mai 1960).
100
L'ETRANGE COMPORTEMENT DES OUVRIERS : DES REMEDES
comme
Les ouvriers ne travaillent plus ; les ouvriers vivent comme des
parasites ; ils se servent si habilement d'une législation sociale
favorable à leurs intérêts que les patrons sont en train de se ruiner.
« Le patron s'expose à subir la loi de l'ouvrier qui le tient sous la
menace des juridictions du travail : le résultat est que le patronat
n'a plus d'intérêt à faire travailler les ouvriers ». La cause ? « Le
manque de maturité... Les ouvriers ont tendance à considérer le patron
un ennemi ».
Le remède à cet infantilisme persistant ? « Eduquer le peuple,
éduquer les ouvriers... », « leur faire prendre conscience de leurs
devoirs ». La pédagogie nouvelle débutera par la suppression des
« innombrables indemnités dont rien ne justifie la prolifération »,
comme les indemnités de préavis, de licenciement, de congé payé,
de transport, de saleté. « La seule indemnité qui me paraît justi-
fiée, serait une prime de rendement ou de productivité ». C'est
comme les Prud'hommes : ce ne sont pas dés tribunaux « efficaces »:
« pourquoi ne pas soumettre les conflits du travail aux juridictions
du droit commun ?. ». Quant aux prolétaires décidément imperméa-
bles à toute moralité, les « paresseux » ou les « saboteurs », ils
seront « châtiés comme des criminels » : « travail forcé dans des
régions éloignées et dans des conditions plus précaires. Cela durera
le temps qu'il faut aux coupables pour s'amender ».
Qui parle ? Verwoerd, Franco, Battista, Sérigny ? Remplacez
« patronat » par « Etat » : Gomulka, Mao ? Ou bien les considérants
d'un statut du travail « Jeune Nation » ? Non, c'est Bourguiba, le
17 mars 1960, s'adressant à la nation tunisienne (Publications du
Secrétariat d'Etat à l’Information, Tunis). La langue, la formulation,
l'idéologie invoquée changent : mais quelle persévérance dans le
contenu ! Le 17 mars à Tunis, tous les dirigeants du monde rêvaient
à voix haute.
LES « SIT-DOWN » DES ETUDIANTS NOIRS AUX ETATS-UNIS
Le 1er février de cette année, 4 étudiants noirs de Greensboro,
dans le Sud des Etats-Unis, s'assoient au comptoir d'un snack-bar
réservé aux blancs et demandent à être servis. Agissant sans le
conseil d'aucune organisation et sans autre inspiration que celle qu'ils
ont tiré eux-mêmes, l'un, d'une reconstitution télévisée de la vie de
Ghandi, un autre, d'une bande dessinée portant sur le même sujet,
les deux derniers, des événements de Little Rock et de Montgomery,
ces quatre étudiants déclenchent, par ce geste, un mouvement qui
prend en quelques jours des proportions nationales. Les occupations
de snack-bars interdits aux noirs, appelées « sit-down strikes », se
répètent au cours des mois de février et de mars dans toutes les
villes du Sud pourvues d'universités noires. Les snacks-bars le plus
souvent visés sont ceux qui se trouvent à l'intérieur des grands
magasins du type « Frisunic », car en installant devant ces magasins.
des piquets de grève qui invitent les noirs qui y font habituellement
leurs achats à les boycotter, les étudiants ont trouvé une forme de
lutte qui atteint directement les intérêts des propriétaires et permet
dans un certain nombre de cas d'aboutir à des succès rapides.
Comment la généralisation du geste des quatre étudiants de
lireensboro a-t-il été possible. ? De même qu'elles ont été absentes
de son déclenchement, les organisations noires qui se chargent habi-
Iuellement de la lutte contre la ségrégation, n'ont pas eu le moindre
rile dans l'extension du mouvement des sit-downs. Interrogé par
in presse, un des dirigeants de la plus puissante de ces organisations,
1. NAACP (National Association for the Advancement of Colared
101
au
People), s'est déclaré tout aussi surpris que n'importe qui par ce
qui se passait. Questionné sur ses rapports avec les étudiants qui
organisaient les « sit-down », le porte-parole de la NAACP a dit
sans façons que les étudiants étaient « exaspérés » par son organi-
sation. Toute organisation nationale étant absente, aucun moyen de
diffuser des mots d'ordre et des plans d'action ne se trouvait entre
les mains des étudiants et c'est par une succession de hasards que
la généralisation du mouvement s'est produite.
Voici comment, selon Helen Fuller (New Republic, 25 avril),
les sit-down se sont propagés dans une ville parmi d'autres, Raleigh.
Un groupe d'étudiants noirs rentrait d'une réunion cours de
laquelle avait été votée une motion de soutien aux étudiants de
Greensboro. La réunion s'était terminée sans que soit prise aucune
décision d'action. Avant que les étudiants aient eu le temps de se
disperser, un speaker déclarait déjà à la radio que la réunion qui
venait d'avoir lieu prouvait clairement que les événements de Greens-
boro ne
se produiraient pas à Raleigh. L'affirmation du speaker
provoqua aussitôt une seconde réunion au cours de laquelle il fut
décidé de procéder, dès le lendemain, au premier « sit-down ».
Des faits du même genre, cités par Helen Fuller et par d'autres
journalistes, prouvent que la décision d'imiter l'exemple de Greens-
boro a été prise partout d'une manière totalement spontanée et
apparemment irréfléchie. Apparemment seulement, car si un mouve-
ment de cette ampleur a pu se produire, sans organisation formelle,
sans presse, sans soutien, c'est que la volonté de faire quelque chose
de ce type existait déjà et pour se manifester n'avait besoin de rien
de plus important qu'un hasard, qui fut en l'occurrence le geste venu
de Greensboro. « Nous étions prêts depuis des mois », dit un
étudiant à Hellen Fuller.
Le génération qui a organisé et exécuté les occupations de
snack-bars et les boycottages des grands magasins, est en effet, à
plusieurs titres, une génération nouvelle. Partageant avec la majo-
rité de la jeunesse américaine, de quelque race qu'elle soit, un senti-
ment de désillusion envers les institutions et les idéaux de la
société officielle, les étudiants noirs ont dû à leur situation parti-
culière de pouvoir donner à ce sentiment une forme plus précise
que le cynisme ou la révolte auxquels il conduit habituellement.
Elevés à une époque où les idéaux égalitaires et humanitaires de la
société américaine n'ont jamais été plus abondamment diffusés, les
étudiants ont dû affronter dans la vie quotidienne la discrimination
constante. Constatant ne serait-ce que par les journaux ou la télé-
vision, que les noirs d'Afrique ont obtenu en quelques années et
parfois en quelques mois ce que les noirs d'Amérique n'ont jamais
atteint malgré des années d'attente et les promesses de l'ensemble
des porte-paroles de la société officielle, ils se sont exaspérés de plus
en plus devant les lenteurs de la Cour suprême, et l'obstruction
systématique des législatures locales. L'idée qu'il fallait attendre
que la ségrégation soit abolie par ceux qui détiennent pouvoir
a perdu son crédit et les organisations comme la NAACP qui la
défendent encore aujourd'hui ont la jeunesse noire s'écarter
d'elles. C'est ainsi que, bien qu'ils proviennent pour la plupart des
couches les plus aisées de la population noire, l'expérience de ces
dernières années a abouti à diffuser parmi les étudiants un type de
comportement politique qui diffère profondément de celui dont la
bourgeoisie noire a témoigné de par le passé.
Refusant d'abandonner son sort aux décisions d'autrui, qu'il
s'agisse du Klu-Klux-Klan, de Eisenhower ou de la NAACP, le jeune
noir a la passion de l'organisation et ses gestes politiques n'ont à
ses yeux de valeur que s'ils sont calculés et s'insèrent dans un plan
d'ensemble. « Il n'y a pas de bavure dans l'aspect de ces jeunes
gens, écrit Helen Fuller, ni dans leur manière de se comporter ou de
préparer leur tactique. Ils jugent tout mouvement en se demandant
s'il aura des suites et quel est son objectif ». Dans chaque localité
vu
.102
les « sit-downs » donnent lieu à la création de formes d'organisation
qui, d'emblée, semblent atteindre la perfection. C'est par exemple,
l'université de Raleigh, où l'organisation des « sit-downs » et des
piquets de grève est centralisé par un Comité de 8 membres. C'est,
pour citer un autre exemple fourni par Helen Fuller, l'Université
Shaw ou « un organigramme impressionnant présente un réseau de
comités de base dotés de fonctions précises et un Comité d'Organi-
sation qui établit les plans d'action et les soumet aux étudiants
pour discussion ».
Le sens de l'organisation qui s'exprime à l'échelon local n'est
pas pour autant inconscient de la nécessité de cohérence nationale.
Sur l'instigation de Martin Luther, le pasteur qui organisa le boycot
des autobus de Montgomery et qui représente pour eux la volonté
de balayer la ségrégation par une action directe de la totalité de la
population noire, les délégués des divers comités étudiants ont voté
une motion dont l'article premier fait état du besoin pressant « d'une
forme d'organisation permanente .» (« some sort of continuing
organisation ». Ce que sera cette organisation quand (et si) elle
naîtra, il est impossible de le dire avec la moindre précision. Il
semble toutefois qu'elle ne démentira pas l'influence croissante de
Martin Luther et des autres pasteurs qui comme lui entendent mener
la lutte sur la base de la « non-violence ».
Pour certains, ceci peut suffire à jeter le discrédit sur ce que
font les étudiants. Pour la majorité cependant, la leçon sera claire.
Quelles que soient les façons par lesquelles les diverses catégories
de la population noire, qu'il s'agisse d'ouvriers, d'employés, d'étu-
diants et même de certains secteurs de la bourgeoisie, rationalisent
ce qu'ils font, l'occupation d'un snack-bar, l'organisation d'un piquet
de grève devant un magasin, le boycot des autobus, ces actes témoi-
gnent devant la société tout entière de la volonté de décider soi-
même de son sort et de sa vie. En réussissant à entraîner des couches
de plus en plus importantes de la population, ces actes font plus
que témoigner : ils prouvent que la capacité de transformer les
choses est partout, ils donnent à l'idée qu'il n'est pas impossible
aux hommes de dominer leur propre société sa profondeur et son
sérieux.
CE QU'ILS DOIVENT EPROUVER (par un étudiant américain)
Pour le lecteur européen, cette forme de lutte sociale peut
paraître bizarre ou même enfantine. Je veux donc essayer d'en
approfondir le vrai sens, en termes d'expérience. Ayant participé à
des « sit-down » plusieurs fois en 1958-1959, bien qu'étant un blanc,
je me contenterai d'imaginer les sentiments qu'un noir peut éprouver
à cette occasion. Vous décidez, soul ou avec des amis, de « tenter
votre chance » et d'essayer de « briser la ligne » (de couleur) dans
tel ou tel endroit (le motif peut être plus simple si on est un noir
et qu'on ait faim).
Vous entrez dans le local, vous vous asseyez calmement au
comptoir.
On vous dit « On n'a pas le droit de servir les noirs ici » (1).
Vous dites poliment, « merci, j'attends » et vous vous taisez.
En ce moment les serveuses noires (la majorité des serveuses
sont noires) sont envoyées à la cuisine. (Que doivent-elles panser
là-bas ?)
(1) La manière de s'interpeller entre blancs et noirs au Sud est
très intéressante. Le noir est, si on peut ainsi dire, « tu-toyé ». On
l'appelle garçon même s'il a 80 ans, ou simplement « toi, nègre » !
Jamais « monsieur ». En revanche, il doit dire « sir », « patron »,
ou « capitaine » au blanc, même si ce dernier est un clochard et le
noir en question docteur en philcsophie. Un médecin noir a été
arrêté l'année passée en Alabama pour ne s'être pas conformé à cette
coutume.
103
Le patron vient vous dire de vous en aller. Il est généralement
embarrassé. Il vaus explique que « Personnellement, j'aime assez
les nègres » mais que la coutume l'oblige... Puis il vous traite de
C..., et parle de violence en général.
Vous dites gentiment, « Merci, j'attends ».
Ici commence une bataille de nerfs. Lui, il a la société, la police,
la loi, les « comités de sûreté publique », les matraques, le juge,
la foule des « lyncheurs », etc., pour lui. Dans certains états s'il
vous tue, vous n'avez jamais existé : la police « perd les dossiers ».
Si vous devenez violent, on vous pend. Il s'agit d'attendre.
S'il perd ses « nerfs » au bout de 2 ou 3 heures, vous avez gagné
une victoire. Sinon, vous pouvez vous attendre à une des trois choses
suivantes :
a) à cinq heures on ferme. Vous rentrez découragé.
b) la police et la prison.
c) la violence directe.
Il s'agit d'attendre.
La deuxième fois, s'il y en a une, vous apportez un livre.
CE QUI NOUS MANQUE : DES SPECIALISTES DE LA GENERALITE
concours
« La spécialisation médicale en vient à '
un point que certains
en arrivent à souhaiter la création d'un certificat d'interniste destiné
à former paradoxalement des spécialistes en médecine générale!... »
« ...excellentes critiques de la forme actuelle de nos
hospitaliers où se gaspille le temps des candidats et des juges et qui
stérilisent l'esprit par une érudition mal comprise, la leçon inaugu-
rale du professeur Léger a sans doute posé plus de problèmes qu'elle
n'a réussi à en résoudre ».
(Le Monde, 21 mai 1960).
« A .BOUT DE SOUFFLE » DE JEAN-LUC GODARD
A voir des films français, qui pourrait se douter qu'il y ait eu
la guerre d'Indochine, les événements d'Afrique du Nord, l’Algérie,
le 13 mai ? Ceci n'est encore rien : car qui pourrait se douter même
que dans ce pays les gens doivent, comme cela arrive à certains,
gagner leur vie, se marier, se loger, envoyer leurs enfants à l'école,
assister à la mort des personnes qu'ils aiment ?
Pour le cinéma français la société est composée exclusivement
de putains et de caïds, avec apparition occasionnelle d'un Monsieur
Vincent égaré. Sous des costumes divers, ces trois catégories de per-
sonnages jouent; de film en film, de mauvaises adaptations de mau-
vais romans sur le commerce et l'adultère tels qu'ils se pratiquaient
en 1900 sur les scènes des théâtres.
Aussi loin que l'on remonte dans le temps, le cinéma français
n'a jamais offert autre chose qu'une image mystifiée et plus ou
moins grotesque de la société. Il est évident qu'il n'y avait là rien
d'inévitable. Car pendant ce temps, dans d'autres pays, il se produi-
sait des films qui s'efforçaient, avec plus ou moins de succès, de
donner aux gens une représentation exacte de leur vie et à travers
lesquels l'on a vu au moins le reflet des problèmes qui se sont
posés successivement à la société. « A bout de souffle » de Jean-Luc
Godard est un film de ce genre et c'est pourquoi il marquera sans
doute une date dans l'histoire du cinéma français. Pour la première
fois dans ce pays quelqu'un a fait un film sans intention de mysti-
fication, mais dans le but de placer les gens devant leur propre vie.
La vie c'est d'abord l'existence quotidienne. Dans « A bout de
souffle »
chambre d'hôtel ressemble - pour une fois à
chambre d'hôtel, une rue à une rue, un policier à un policier.
une
une
104
www
Belmondo pisse comme tout le monde dans le lavabo, fait comme
la plupart des gens l’amour sans histoires, tient allumé le poste
de radio à longueur de journée sans l'écouter et achète France-Soir
pour une quantité de raisons sauf celle de le lire. Parce que les
acteurs français sont une race d'incapables, les critiques avaient
inventé une théorie selon laquelle les gens sont « insondables » et
« mystérieux » d'où il découlait évidemment que moins un acteur
jouait plus il était vrai. Dans « A bout de souffle » au contraire
l'on redécouvre que les gens sont constamment occupés à s'extério-
riser et qu'ils mettent tout entier dans leur moindre geste : ici ces
gestes sont le tic d'un journaliste, les yeux fuyants du policier, la
manière de marcher de Belmondo. Les personnages du film de Godard
sont d'abord une somme de gestes, ce sont eux qui les rendent
réels en leur permettant d'être à chacune de leurs apparitions tout
entier présents.
On trouve pourtant autre chose dans « A bout de souffle » que
le détail de la vie quotidienne. Pour le cinéma réaliste italien le
détail de la vie était tout : en dehors de cela il n'y avait rien. Ou
plutôt il y avait bien une sorte de philosophie, un « humanisme »,
mais qui ne parvenait pas de toutes façons à se définir et qui, une
fois épuisés les sujets qui l'inspiraient, la Misère et la Résistance,
a été incapable de se survivre. Chez Godard, le détail est analogue
au mot : il est là pour dire quelque chose.
Ce quelque chose n'est pas si facile à résumer : il est constam-
ment présent tout au long du film, mais, justement à cause de cela,
il s'incarne dans des situations déterminées, dans des gestes et dans
des répliques dont il est difficile après coup de le détacher. Si la
signification d'« A bout de souffle » semble ne pas se laisser résumer
c'est aussi parce que le but de ce film est justement d'inspirer une
critique du délire culturel dans lequel nous vivons, du déluge de
mots dont on recouvre le moindre aspect de la réalité, de l'incapacité
que nous avons de laisser parler les choses. Or ce but, « A bout
de souffle » l'atteint, si bien qu'on sort de ce film avec un besoin
énorme d'en parler et un dégoût non moins énorme pour les mots
dont on devrait se servir pour le faire.
Le film de Godard donne de la société une image dont
l'élément essentiel est ce que, faute d'un terme plus approprié,
nous appellerons la culture. Tout ce qui apparaît dans « A bout de
souffle » a quelque chose à faire avec la culture. Ce sont d'abord
les personnages eux-mêmes. Il y a l’écrivain Parvulesco, un person-
nage important, un homme que l'on interviewe bien qu'il n'ait rien
à dire et que tout le monde écoute bien qu'il n'y ait rien de commun
entre lui et les gens auxquels il s'adresse. Il y a le journaliste
américain : pour dire à une femme qu'il voudrait faire l'amour avec
elle il écrit à haute voix un roman et parle à cette femme d'elle-
même, de lui et de ses envies à la troisième personne. Il y a Jean
Seberg qui voudrait apprendre de la littérature comment il faut
vivre et éprouve, avant de faire l'amour, un grand besoin de parler
des auteurs russes.
Passons aux choses, qui jouent un rôle aussi important que les
personnages. Il y a les journaux, qui accompagnent partout Belmondo.
Le journal informe le peuple : notamment il diffuse les déclarations
capitales de Parvulesco et publie en première page la photographie
d'un assassin en fuite, Belmondo. Le journal est indispensable au
public : notamment il lui sert à ne pas reconnaître Belmondo, il
sert à Belmondo à cacher son visage aux policiers (et de leur pré-
senter au lieu de ce visage sa propre photographie) et surtout à se
cirer les chaussures. La radio est aussi présente : elle diffuse d'impor-
tants programmes tels que « musique en travaillant » ainsi intitulé
parce que cette émission est diffusée à une heure à laquelle les gens
qui travaillent ne peuvent l'écouter. Elle est là aussi pendant la
scène de la rupture finale, qu'elle accompagne d'une analyse de la
situation internationale que ni Jean Seberg ni Belmondo n'écoutent.
105
Ce dont il est question ici, ce n'est évidemment pas de la culture
au sens propre du terme. C'est l'image que la société produit aujour-
d'hui d'elle-même et qu'elle diffuse au moyen de ses instruments
d'information, c'est la signification de l'existence telle qu'elle est
propagée, c'est ce que cette société reconnaît aujourd'hui comme
important. Or c'est précisément tout ceci qui apparaît dans « А
bout de souffle » sous une forme grotesque. Tout est futile et stupide.
Parvulesco est si important que les gens creveraient de rage s'il
parvenait à quitter le pays sans avoir proféré ses dernières âneries.
La France jusqu'à son dernier chat se moque éperduement du prési-
dent des Etats-Unis, mais lorsqu’Eisenhower descend les Champs-
Elysées, c'est une foule immense qui sort pour l'acclamer. Renoir
n'a vécu que pour que les gens puissent acheter des reproductions
de ses tableaux et, les ayant accrochées aux murs de leurs apparte-
ments, se demander 'si c'est vraiment très beau, ou seulement beau,
ou même seulement assez beau.
Tout le monde est dérisoire dans ce film sauf Belmondo. Tout
le monde bavarde, sauf lui. Tout le monde trahit tout le monde,
ment, vole, dénonce, joue la comédie. Belmondo est le seul qui soit
à l'aise dans sa peau. Il ne trahit personne, parce que finalement
il ne croit en rien suffisamment pour pouvoir le faire. Il ne vole
pas : il se sert des choses et les abandonne. Il ne joue pas la comédie
parce qu'il n'a aucun personnage à jouer, aucune situation sociale
à défendre et à représenter. Contrairement à Parvulesco, au journa-
liste américain-et à Jean Seberg qui n'arrêtent pas de parler d'eux-
mêmes, il n'a pas d'intérêt pour l'analyse de ses propres sentiments.
Les autres personnages du film sont des points d'interrogation ambu-
lants. Parvulesco esť un égomaniaque qui ne peut pas se passer
de l'image que les journalistes donneront de lui. Le policier joue
à être un policier. Jean Seberg, c'est le doute, l'insatisfaction, l'hési-
tation. Belmondo par contre ne s'occupe pas de poser des questions,
il ne cherche pas à établir une image de lui-même, il ne justifie
pas ses comportements au moyen d'acrobaties permettant de faire le
contraire de ce que l'on dit.
Il n'est pas difficile dans ces conditions de comprendre pour-
quoi « A bout de souffle » a eu un succès considérable parmi la
jeunesse. D'abord en effet l'image que Godard donne de la société
est celle à laquelle elle est actuellement le plus sensible, ainsi
qu'elle le manifeste constamment par son rejet temporaire, mais
total et violent, des valeurs établies, mais aussi par sa valorisation
de tout ce qui est immédiat et sans discussion. Mais ce qui explique
surtout le succès d' « A bout de souffle » c'est le personnage de
Belmondo.
Belmondo' n'est certainement pas un portrait « réaliste » d'un
jeune homme en 1960, ainsi que l'ont remarqué des gens qui vou-
laient, par cette constatation, porter une critique au film de Godard.
Or en disant cela, on ne dit finalement rien du tout. Car le propre
de Belmondo est de rassembler dans son personnage non des détails
qui feraient qu'on puisse le reconnaître comme « jeune homme en
1960 exerçant tel métier, ayant épousé tel femme, etc... », mais deux
ou trois traits qui caractérisent d'une manière essentielle la jeunesse
de 1960. Il est important de savoir si l'on est étudiant, dessinateur
ou ouvrier. Mais ce qui définit en propre la jeunesse comme jeunesse,
ce n'est pas actuellement son appartenance à une classe sociale. Les
mêmes comportements fondamentaux se retrouvent d'une section de
la jeunesse à une autre, et ce sont d'après ces comportements que la
jeunesse se reconnaît, à tort ou à raison. Or ce sont ces comporte-
ments qui se retrouvent, débarrassés de tout folklore à la Carné,
dans le personnage de Belmondo.
Le fait essentiel est donc celui-ci : pour la première fois depuis
qu'on fait des films en France, une fraction de la population se
retrouve dans un film, et peut donc, grâce à cela, se regarder,
s'admirer, se critiquer 'ou se rejeter, en tous cas se servir des images
106
qui passent sur l'écran pour ses propres besoins. De ce fait il découle
deux leçons. L'une ne nous intéresse pas directement ici : il s'agit
de cette constatation que la rénovation de forme à laquelle conduit
« A bout de souffle. » est directement liée à la rénovation de fond.
Car le film de Godard prouve que c'est quand on a quelque chose
i dire, qu'on découvre également une manière de s'exprimer.. Mais
ce qui est plus important dans le cadre des préoccupations de cette
revue, c'est la valeur d'exemple de ce film. L'on entend dire que les
gens
s'intéressent pas à une représentation de leur propre
existence et que d'ailleurs cette représentation, dont personne ne
veut, tomberait inévitablement dans une quantité de vices, qu'elle
serait ennuyeuse, qu'elle ressusciterait un réalisme sans perspec-
tives, qu'elle ne modifierait pas les formes présentes de culture. « A
bout de souffle » s'ajoute à la liste des cuvres qui permettent de
soutenir le contraire.
ne
S. CHATEL.
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