Socialisme ou Barbarie - NO. 32 (AVRIL-JUIN 1961)

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Table des matières

LES GRÈVES BELGES:
CARDAN, Paul: La signification des grèves belges 32:1-4 = FR1961A*
TÉMOIGNAGES ET REPORTAGES SUR LE DÉROULEMENT DES GRÈVES:
La grève vue par ceux qui l'ont fait 32:5-15
MARTIN GRAINGER: La grève vue par un militant anglais (extraits du "Journal de Grève", publié dans la brochure Belgium--The General Strike du groupe Agitator for Worker's Power) 32:16-24
La grève vue par des militants français 32:25-29
Interview de "blousons noirs" 32:29
La grève vue par ceux qui l'ont faite 32:30-34
MOTHÉ, D..: Les leçons des grèves belges 32:35-53
CHATEL, S.: La loi unique et les "réformes de structure" 32:54-61
LYOTARD, Jean-François: En Algérie, une vague nouvelle 32:62-72 = La guerre des algériens
GUILLAUME, Ph.: Dix semaines en usine (fin) 32:73-83
CARDAN, Paul: Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (II) 32:84-111 = FR1961B*
NOTES: Nouvelles de l'Angleterre
PRADER, Jean: Angleterre: Vieille marchandise, nouvel emballage 32:112-113
WELLER, Ken: Les Shop Stewards à la Standard Telephones 32:114-115
À nos lecteurs 32:116
Souscription pour les grévistes de Belgique 32:116
BULLETIN D'ABONNEMENT 32:117-118
PUBLICITÉS:
Présence Africaine, Arguments 32:119
Passato e Presente, Nuova Presenza, Études 32:[120]
ANNONCE: Les textes sur les grèves belges en brochure 32:[121]
À PARAÎTRE DANS LES PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X.
Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19
Comité de Rédaction :
Ph. GUILLAUME
F. LABORDE
D. MOTHE
Gérant : P. ROUSSEAU
3 N.F.
Le numéro
Abonnement un an (4 numéros)
Abonnement de soutien
10 N.F.
20 N.F.
Abonnement étranger
15 N.F
Volumes déjà parus (I, nº$ 1-6, 608 pages ; II, nºs 7-12,
464 pages ; III, nºs 13-18, 472 pages ; 5 N.F. le volume.
IV, nºs 19-24, 1 112 pages ; V, nºs 25-30, 648 pages : 10 N.F.
le volume.).
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure..
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
1,00 N.F.
0,50 N.F..
sa
La signification des grèves belges
La vague de grèves qui, du 20 décembre au 18 janvier, a
couvert la Belgique et étonné le monde est sans doute, après
les événements de Pologne et de Hongrie en 1956, l'événement
le plus marquant du mouvement ouvrier depuis la guerre.
Pour la première fois depuis de longues années, le proletariat
d'un pays industrialisé et riche descend par centaines de
milliers dans un combat qui le met directement aux prises
avec le gouvernement capitaliste. Comme toujours dans ces
cas, la classe ouvrière rassemble immédiatement autour d'elle
tout ce qui n'est pas pourri dans la population -- c'est-à-dire
l'immense majorité. Les petits commerçants de Wallonie
participent aux manifestations ; les femmes, plus combatives
encore que les hommes, renforcent les piquets de grève ;
comme à Budapest, la jeunesse presqu'entière se mobilise
contre l'Etat et des garçons de quinze ou dix-sept ans forcent
les cordons qu'opposent aux manifestants Alics et dirigeants
syndicaux ; les barrières entre les ouvriers et les intellectuels
qui se rangent de leur côté fondent au feu de bois des piquets
de grève. Le soldat de métier qui monte la garde sur un pont
dit : « Je ne tirerai jamais sur pareil à moi », et les curés
déclarent que la cause des ouvriers est juste. Dans toute la
Wallonie, le signe d'une situation révolutionnaire est présent
pendant trente jours dans l'extraordinaire unification de la
population, la solidarité totale entre ceux qui luttent, l'aboli-
tion des distances entre les individus, les professions et les
âges.
Le signe d'une situation révolutionnaire on le trouve aussi
dans l'origine du mouvement. Depuis de longs mois, le Gouver-
nement prépare la cuiller destinée à vider l'océan de la
pagaille capitaliste ; depuis de longs mois, la bureaucratie
syndicale et politique bavarde et brandit des menaces symbo-
liques de grève d'une ou de vingt-quatre heures. Mais lorsque
la Loi unique vient devant le Parlement, les ouvriers sans plus
attendre des ordres, prennent l'affaire entre leurs mains et
déclenchent la grève. C'est parmi les plus exploités que le
mouvement a, encore une fois, trouvé son origine : les ouvriers
communaux. Et l'extension de la grève dans la sidérurgie est
marquée, dans plusieurs cas, par de violentes bagarres entre
les ouvriers et les délégués syndicaux.
1
ne
Mais si l'on peut discerner facilement dans les événements
de Belgique le caractère des grands mouvements prolétariens,
il importe d'en reconnaître les limites, qui furent aussi les
conditions de l'échec final. Les ouvriers ont commencé par
élire, dans plusieurs endroits, des Comités de grève formés
de travailleurs du rang ayant joué un rôle dans le déclenche-
ment du mouvement. Mais dès que les syndicats ont ratifié
le mouvement auquel ils ne pouvaient plus s'opposer, ils ont
pu facilement imposer partout leurs Comités de grève, en fait
20mmés par les sommets. Nulle part, par la suite, on
discerne une tentative des travailleurs de former leur propre
direction autonome. Tout en se méfiant de la bureaucratie
syndicale et politique, la méprisant, parfois la huant, le prolé-
tariat belge ne parvient pas en fait à se dégager de son emprise,
à s'affirmer comme direction de soi-même et de la société, à
créer un embryon quelconque de nouvelles institutions
comme l'ont été en d'autres circonstances les Comités de grève
vraiment représentatifs, les Comités d'usine, les Conseils
ouvriers ou les Soviets. Malgré certaines difficultés, la bureau-
cratie syndicale parvient à conserver d'un bout à l'autre le
contrôle du mouvement.
On retrouve ce manque d'autonomie du prolétariat lors-
qu'on regarde les objectifs du mouvement. La disproportion
entre l'ampleur et l'acharnement de la lutte ouvrière, d'un
côté, et le but formulé et apparent de cette lutte le retrait
de la Loi unique -- de l'autre côté, est telle qu'on serait tenté
de dire que le mouvement n'avait pas d'objectif, en tout cas
pas d'objectif méritant qu'on en parle. Que la bureaucratie
n'ait ni pu ni voulu donner au mouvement d'autres buts, cela
se comprend trop facilement ; quels pourraient-ils être ? Pour
la bureaucratie, l'immense lutte populaire n'était qu'une
immense cause d'embarras, car, avec les proportions qu'elle a
prises, elle n'était pas utilisable. Elle aurait pu tout au plus
être utilisée pour forcer la formation d'un gouvernement à
participation socialiste ; il est devenu rapidement clair que
la bourgeoisie n'en voulait à aucun prix. Pour l'y obliger, la
bureaucratie aurait dû radicaliser la lutte, chercher les com-
bats de rue, s'attaquer à l'appareil d'Etat -- bref, faire ce
qu'une bureaucratie réformiste a toujours été organiquement
incapable de faire. D'un bout à l'autre de la lutte, la bureau-
cratie a été prise dans cette contradiction insurmontable.
Radicaliser le mouvement, c'était se tourner contre cet appa-
reil d'Etat qu'elle a dirigé hier, qu'elle se prépare à diriger
à nouveau demain, dont elle fait de toute façon partie. S'oppo-
ser de front aux travailleurs c'était se couper définitivement
d'eux, démolir le fondement de sa propre existence, sans
grande chance de maîtriser les événements. De là sa tactique
exclusivement dilatoire, l'attente de l'usure de la grève, son
refus de l'ordre de grève générale, son refus de la marche sur
Bruxelles, sa menace d'abandon de l'outil destinée à calmer
2
>
les grévistes et jamais réalisée. Tout autant et pour les mêmes
raisons, la bureaucratie était-elle incapable d'assigner au mou-
vement un objectif réel quelconque.
On serait tenté de dire que le mouvement n'avait pas
(l'objectif et ce serait faux. Six cent mille salariés en grève,
plus d'un million de personnes si l'on compte tous ceux qui
ont participé au mouvement, n'ont pas lutté pendant trente
jours, consenti des sacrifices énormes, sans vouloir quelque
chose d'autre et de plus important que le retrait d'une réforme
budgétaire à tout prendre plus bénigne que les mesures prises
par de Gaulle et Pinay en décembre 1958. Ce que les travail-
leurs en lutte voulaient, transparaît dans le choix qu'ils font
de leurs ennemis, des immeubles qu'ils attaquent, dans les
slogans qui sortent de la foule – « Les banquiers doivent
payer »
dans ceux qu'elle reprend le plus volontiers
« Les usines aux ouvriers ». Les travailleurs voulaient lutter
contre le régime capitaliste. Mais cette volonté ils n'ont pas
pu la formuler explicitement, ni lui donner la forme d'objec-
tifs déterminés, d'un programme au sens le plus large de ce
terme. Le proletariat belge n'a pas pu se donner une perspec-
tive positive, et, pour cette raison, même le côté « négatif »,
purement défensif de sa lutte, n'a pas pu aboutir.
On se trouve donc devant une contradiction frappante
entre la combativité de la classe ouvrière, sa solidarité, sa
conscience de son opposition en tant que classe à la classe
et à l'Etat capitalistes, sa méfiance de la bureaucratie, d'un
côté ; et, d'un autre côté, la difficulté pour l'instant insurmon-
table qu'elle rencontre pour se dégager de l'emprise de cette
bureaucratie, assumer positivement la direction de ses affaires,
créer ses propres institutions, formuler explicitement ses
objectifs. Quelle est l'origine de cette contradiction, et com-
ment pourra-t-elle être surmontée ?
Disons tout de suite que les grèves belges traduisent d'une
façon typique la situation du prolétariat dans une société
capitaliste moderne. Tout d'abord, elles relèguent à leur juste
place ---- le Musée des monstruosités théoriques --- les concep-
tions qui proclamaient la disparition du proletariat, la fin de
la lutte des classes, etc. Dans un pays fortement industrialisé,
i niveau de vie supérieur à la moyenne européenne, le prolé-
larial n'est battu comme classe contre les capitalistes ; et il
x’CH batu contre le régime, non pas pour sa modernisation.
Tout autant, elles montrent le caractère caduc d'un certain
nombre de schémas: d’un pseudo-marxisme conservateur. Ce
ne sont pas les « mécanismes inexorables de l'économie capi-
laliste », mais la lentative d'Eyskens d'éliminer la pagaille
d'un secteur de l'économie capitaliste, qui a déclenché les
luttes et failli mettre par terre la bourgeoisie belge.
Mais ce que l'on constate surtout, c'est que dès qu'il lui
faut passer au plan de l'action politique — qui vise l'ensemble
de la société , le prolétariat rencontre des difficultés pour
3
l'instant insurmontables. L'emprise de la bureaucratie, l'habi-
ture de confier la gestion de ses affaires aux « responsables »,
le désapprentissage des affaires de la société sont devenus
tels
que dans un pays de vieille tradition de luttes ouvrières,
l'idée qu'un réseau de Comités de grève, indépendant des
syndicats et responsable devant les travailleurs, aurait dû se
constituer aussitôt, ne se fait pas jour, même pas parmi les
militants les plus à gauche ; l'idée que cette énorme latte peut
être le point de départ d'un combat pour la transformation
socialiste de la société, encore moins.
Il serait complètement superficiel d'attribuer ce phéno-
mène à des conditions locales et, par tant, « accidentelles ».
Dans tous les pays modernes, la même difficulté est virtuelle:
ment présente, résultat d'un demi-siècle de bureaucratisation
du mouvement ouvrier et de la société en général.
Comment cette situation peut-elle être surmontée ? La
classe ouvrière belge ---. et avec elle, les éléments les plus
conscients du prolétariat européen vient de faire une expé-
rience cruciale de la bureaucratie, et c'est là sans doute la
première condition d'un changement de l'attitude ouvrière
contemporaine face au problème général de la société.
Mais à elle toute seule cette expérience peut rester totale-
ment insuffisante et conduire simplement à la démoralisa-
tion, qui n'a jamais rien appris à personne -- si un travail
n'est pas fait pour en dégager, avec les ouvriers belges et pour
eux, les leçons, pour les formuler clairement, pour tracer une
perspective positive de lutte pour la transformation de la
société. Ce travail, seule une organisation révolutionnaire peut
le faire ; une organisation qui ne vise pas à se substituer à
la classe, ni à la diriger, mais à être un des instruments que
celle-ci utilise pour sa libération. Déjà lors des grèves une
telle organisation, si elle avait existé, aurait pu jouer un rôle
capital : des idées comme l'élection des Comités de grève, leur
fédération sur le plan national, des objectifs de caractère
socialiste auraient pu être présentés à la classe ouvrière et
défendues devant celle-ci, et cela aurait pu modifier radicale.
ment l'allure et l'évolution des luttes.
Nous sommes heureux de pouvoir annoncer aujourd'hui
que des camarades belges, avec la coopération de notre orga-
nisation Pouvoir Ouvrier de France, travaillent depuis les
événements à la constitution d'une organisation révolution-
naire en Belgique.
0
Paul CARDAN.
..4
Témoignages et reportages
le déroulement des grèves
sur le
A
La grève vue par ceux qui l'ont faite
Les textes qui suivent proviennent de cama-
rades, ouvriers et intellectuels, de La Louvière, de
Liége, de Mons, de Charleroi et de Bruxelles qui
ont tous participé activement aux grèves d'un bout
à l'autre et dont certains ont joué un rôle impor-
tant dans leur déclenchement.
Lettre de A., de La Louvière.
Depuis deux ans, des signes de mécontentement se manifestaient
de plus en plus dans la classe ouvrière, surtout en Wallonie où le
inarasme économique prend de plus en plus d'ampleur. Déjà, les
grèves du Borinage en 1958 avaient ravivé la colère des Wallons.
Cependant, le mouvement s'était localisé dans la région boraine.
Début 60, un événement avait retenu l'attention des observateurs:
la grève générale du 29 janvier lancée par la F.G.T.B. Sans être un
succès total, elle avait montré la combativité de centaines de milliers
de travailleurs.
Le mythe de l'ouvrier embourgeoisé avait tremblé.
Le milieu de l'année est marqué par l'indépendance du Congo
ou le paternalisme suranné de la bourgeoisie a fait son temps. Peu
v peu sera dévoilée la manière criminelle dont elle libère une colonie:
ps im senl médecin noir, des évêques... Les « pauvres colons » sont
irrwillis avec indifférence.
En IVallonie, les usines attendues ne viennent pas ; le chômage
11t sit resorbe pas. On parle de plus en plus de fraude fiscale : dix
milliards (ili moins par an. Le gouvernement propose un remède : la
Tot illiqan. Iin document où tout le monde se perd. On arrive à
comprendre qu'on va relever le pays" sur le dos des travailleurs, qu'on
Tourhorn 1111.1 roils acquis, qu’on instaurera une nouvelle réglemen-
dation virr li chomage, etc. .
1
Lellre ile B., de Liège.
Depuis l'automne, l'agitation menée contre la loi unique avait
pris une ampleur tripussant les prévisions syndicales. Peu avant les
iménements, le journal « La Wallonie » présenta les principaux
vilégués syndicaux de la région (au même titre qu'elle eût présenté
Brigitte Bardol ou la dernière frasque de La Callas). Les articles se
Terminaient invariablement par l'apologie du syndicat et la promesse
d'aller jusqu'an bont. ».
5
en
ses
Le 10 décembre, à La Louvière, par A.
Le 10 décembre, Renard et Collard viennent parler à La Lou-
vière.
RENARD : Il égratigne constamment les parlementaires
narguant Collard assis à sa gauche., Renard rit, rit. C'est extrêmement
gênant. On dirait qu'il parle uniquement pour Collard ; qu'ils sont là
tous deux pour vider une querelle à laquelle personne ne comprend
goutte.
Renard aime les métallurgistes, « » métallurgistes, comme
il dit. Il aime les wallons aussi. Pas un mot de la Flandre. Il est
venu nous dire ce qu'il aime ; il s'en excuse. Il rit toujours, et il
aime toujours les métallurgistes et les wallons. Soit.
Loi unique, enfin. Veillée d'armes, camarades, mais... il ne faut
pas se presser. Nous avons tout le temps. Il faut s'organiser.
COLLARD : Ton de confidences. Comme Renard. Il ne faut plus
faire de la démagogie, dit-il, 'parlons entre nous, vous écoutez avec
trop de sérieux. (C'est nouveau, ça)... On écoute. La situation est
catastrophique. Nous sommes contre la loi unique. Nous avons un
programme : les réformes de structure.
Jusque là : parfait. Analyse abjective, pro-jet. Entre les deux, la
volonté des travailleurs.
Mais il manque quelque chose au schéma : les moyens d'action.
Serait-ce un détail ?
On écoute très attentivement les modalités de ce saut historique.
La tension monte, monte. Plus vite, Collard. Nous sommes d'accord
avec vous : dites-nous ce qu'on va faire. Réponse vague, molle. La
volonté reste suspendue quelque part au plafond dans les banderolles.
Une Internationale soupirée. Un type, au fond, chante très fort,
crie presque. Ça fait un peu mal.
Après cette réunion, les ouvriers ne sont pas satisfaits. L'atti-
tude du parti, des syndicats n'est pas nette. Que veulent-ils ? Tâter
le terrain ? Laisser passer la loi unique : tactique électoraliste. Les
travailleurs s'énervent, s'impatientent.
1
Le 12 décembre, à La Louvière, par A.
Deux jours plus tard, les délégués syndicaux de la fédération
du Centre se réunissent. Le ton change.
Une salle comble. Un orateur parle de la loi unique. On ne
comprend rien. Des délégués somnolent.
« Oui, chers camarades, voilà le gouvernement que nous avons.
Ces hommes qui prétendent nous diriger ne font que
le
sang », etc., etc.
Les délégués attendent visiblement la fin. L'orateur est applaudi
brièvement.
Un membre du bureau bondit à la tribune, s'excuse de ne pas
respecter la procédure tant il est emporté par la passion....
« Camarades, c'est des actes qu'il nous faut. Des paroles, on
sucer
en
a marre ».
Le second a pris la parole pour ridiculiser le premier. Il continue
en patois, la main à la hanche. On l'applaudit.
Le président veut conclure. Remous dans la salle. Des tòpes
rigolent tout haut.
« Camarades, je pense qu'on peut lever la séance », dit le
président. (Un délégué s'esclaffe). « Le bureau propose donc à chaque
secteur de défendre, d'organiser des grèves partielles, des
meetings »...
« Des grèves d'une heure, couille ! » crie un délégué.
Le président semble étonné. Une lame de protestations, bạlaie
l'estrade. Un type se lève dans la salle, demande la parole. Il monte
à la tribune :
« Camarades, jamais dans le mouvement ouvrier, on n'a vu
se
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les capitalistes se foutre de nous comnie aujourd'hui. C'est notre
peau qu'ils veulent. Des grèves d'une heure, non ! C'est la grève
générale qu'on veut ! Et s'il le faut, on montera à Bruxelles ».
Applaudissements frénétiques.
Le 14 décembre, à Liége, par B.
Finalement, on se met d'accord.
Le 14 décembre, la veille du mariage du roi, une manifestation
réunit près de 50.000 participants en plein cæur de Liége. Surpris de
la réussite de cette « journée d'action », le camarade Renard haussa
le ton et harangua les ouvriers qui désiraient, tous, la grève générale.
« Grève générale au finish ? D'accord, décréta Renard, je prends la
paternité du mouvement (sic). Mais nos camarades flamands ne sont
pas prêts. Il leur faudra un certain temps. Laissez-les donc se mettre
dans le bain ». Tel était le langage le 14 décembre. Pas un mot sur
le fédéralisme. Rien que les critiques habituelles contre la loi unique,
critiques qui, à elles seules, ne pouvaient sérieusement alimenter
un îmouvement aussi général. Un ouvrier des ACEC (filiale de Herstal)
tenta bien d'obtenir un durcissement de Renard, mais il fut rapide-
ment « canalisé » dans la manifestation. Dès cet après-midi, il était
évident qu'on n'échapperait pas à la grève générale. En bon manager
syndicaliste, Renard. l'avait compris et c'est pourquoi, au comité
national FGTB du 16 décembre, il « présenta » une motion en ce sens.
Celle-ci fut rejetée à une faible majorité (pas plus de 16.000 mandats
sur 800.000 environ !). Rien n'est plus faux que dire que la majorité
contre la grève se trouvait exclusivement en pays flamand. Les régio-
nales de Gand et d'Anvers, des sections du Rupel et d'ailleurs, avaient
voté avec les mandataires wallons.
A Liége, le 15 décembre, par un ouvrier de Cockerill-Ougrée.
Les syndicats ont d'abord appelé à une manifestation nationale
pour le 15 décembre. C'était le jour du mariage royal et jour de
congé officiel. Sous la pression de la masse, la manifestation a été
ramenée au 14 décembre. L'après-midi 50.000 ouvriers se sont réunis
à la place Saint-Lambert à Liége. Plusieurs pancartes réclament une
grève générale.
Renard a pris la parole et a conclu avec la phrase ambiguë :
« Considérez-vous comme mobilisés sur un pied de guerre...
et
attendez les instructions de vos dirigeants ». La réunion s'était
déroulée dans le bruit et l'agitation. Un membre des JGS était monté
sùr l'estrade et avait tenté de prendre la parole. Il en avait été
empêché par les membres du parti. Le député socialiste Simon Paque
lui avait arraché le micro des mains et s'était adressé à la foule en
ces termes : « Restez prêts à agir. La manifestation est terminée ».
Liége, 20 décembre, par C.
Le mardi 20 décembre des employés communaux partent en grève.
Les ouvriers décident de les épauler malgré l'opposition de la
FGTB. Le 20, les ouvriers de Cockerill-Ougrée abandonnent le travail,
un délégué syndical qui avait voulu s'opposer à leur mouvement est
hospitalisé. Ils se rendent en groupe à l'Espérance de Seraing et
obligent les ouvriers de cette usine à débrayer malgré l'opposition
des délégués syndicaux. Puis ils obligent les tramways de Liége-
Seraing à rentrer au dépôt. Le même phénomène, se passe à Jemappe
et à Flémalle 3. grosses usines métallurgiques : l’Espérance de
Jemappe, Les tubes de la Meuse et Fhénix Works sont en grève encore
une fois malgré l'opposition des syndicats. Des comités de grève
organisés par les ouvriers eux-mêmes se forment.
7
Dans l'usine de Cockerill-Ougrée, le 20 décembre, par F.
Les choses sont allées très vite. Des centaines d'ouvriers ont
quitté les ateliers centraux. Ils sont allés d'atelier en atelier deman-
dant aux gars d'arrêter le travail. 3.000 hommes se sont rassemblés
dans la nouvelle usine d'acier Thomas autour d'un matériel très cher.
C'était dangereux mais c'était là où il y avait le plus de place. Il y
a eu des bagarres avec les délégués syndicaux. Ils voulaient que les
hommes reprennent le travail jusqu'à l'arrivée des instructions
officielles. On nous promettait des meetings pour le jour suivant.
Pourquoi pas maintenant, avaient demandé les hommes. Nombreux
sont restés sur les lieux pour empêcher ceux, de nuit de venir tra'.
vailler. La moitié de l'usine a seulement travaillé cette nuit. Le
mercredi tout était arrêté. Ce n'est que le jeudi que le syndicat
nous appelait officiellement à faire grève.
Le mardi 20 décembre, dans la région du Centre, par D., de
La Louvière.
Le mardi 20 décembre, la lutte a débuté, les services publics, ont
tenu parole. Les premiers rassemblements s'organisent. D'imposants
cortèges parcourent les rues des grosses communes. Les ports d'Anvers
et de Bruxelles sont bloqués.
Dans la région du Centre, les seuls services publics étaient en
grève, mais la tension était forte partout dans les entreprises privées.
La presse de l'opposition signale « que les mots d'ordre ne sont
que partiellement suivis », Précisons que les ouvriers ne répondaient
à aucun mot d'ordre, ils avaient compris l'importance de l'enjeu. Le
peuple se fachait !
Le mardi 20 décembre, par B., de Liége.
C'est le mardi 20 décembre que la loi unique vint en discussion
à la Chambre. Malgré le vote négatif du 16 décembre (1), les militants
de base des secteurs publics déclenchèrent le mouvement ce jour
même. Le rôle de pointe des secteurs publics s'explique si on sait
que les dispositions prévues par la loi unique prévoyaient avant tout
đes mesures d'austérité concernant les retenues sur les traitements
de' ces agents, surtout en matière de pensions. Il ne signifie pas que
ces agents eurent, à priori, le rôle le plus combattif car, par la suite,
certains secteurs de l'enseignement, notamment à Liége-ville, votèrent
la reprise du travail dès le 11 janvier. Ce qui est remarquable, par
contre, c'est que les ouvriers du secteur privé se joignirent, dès le
lendemain 21 décembre, dans toute la région, à ce mouvement local,
uniquement lancé par les secteurs d'employés communaux, provin-
ciaux, enseignants, etc. En trois jours, la paralysie fut complète dans
le bassin liégeois. Elle l'était également au port d'Anvers et dans
les secteurs publics de Gand. On retiendra aussi que le secteur des
cheminots joua un rôle déterminant dans le déclenchement de la
grève. C'est du Namurois (des ateliers et remises de Salzinnes et
Ronet) que partit le mouvement, dès le 20 décembre. Le 21, à 16 h.,
aucun train ne circulait dans la partie sud du pays. Peut-on imaginer.
plus confondante combativité de la classe ouvrière ?
Le 22 et 23 décembre, à La Louvière, par D.
Le 22 décembre la grève se généralisait. Les métallos débrayaient
en Wallonie, les mineurs suivaient et le préavis était déposé chez
Gazelco. La colère des travailleurs leur avait fait choisir d'instinct
l'arme la plus efficace, l'arme qu'ils paient du prix même de leurs
sacrifices, mais l'arme décisive des grands combats prolétariens. Les
travailleurs se battent pour leur pain, pour leur place dans la société,
contre cette loi de malheur née de la conspiration de la réaction poli-
(1) Au Comité National de la FGTB.
i 8
lique et de la haute finance. Des travailleurs chrétiens tournent le
dos à leurs dirigeants.
Notre région du Centre affichait un beau tableau de combat :
grève totale dans les services publics, communaux et enseignants. Les
chemincts de la gare de formation de Haine-Saint-Pierre commen-
caientà débrayer ! Le trafic ferroviaire s'éteignait progressivement
dans la région du Centre. Dès ce jeudi 22, naissent les premiers
incidents : les forces de l'ordre entraient en action. Le Gouvernement
avait compris toute l'importance des manifestations, de la volonté
des travailleurs.
A partir du 23 décembre la grève gagne le pays tout entier ; un
vieux militant aimant les formules stratégiques nous disait, jeudi
après-midi, dans le vocabulaire des pionniers de nos luttes ouvrières:
« On se bat sur tous les fronts, sur le front politique, sur le front
syndical, au Parlement et dans les Centres industriels ». Bien que
ce langage puisse paraître anachronique aux jeunes générations, il
correspondait tout de même à la réalité.
Dans le Centre, la grève était totale en métallurgie et en side-
rurgie, les mineurs désertent les charbonnages. L'on peut d'ailleurs
dire que toute la Wallonie avait croisé les bras.
Le jeudi 22 décembre, à Liége, par C.
Le jeudi matin, environ 200 ouvriers sont massés place Saint-
Paul en face de la maison syndicale. Ils huent les chefs syndicalistes,
ils réclament la reconnaissance de la grève, ils jettent des pierres
dans les carreaux et tentent d'entrer de force dans le bâtiment. Quatre
bonzes du syndicat essayent successivement mais en vain de les
calmer. Finalement c'est un ouvrier de Cockerill qui ramène le calme
mais à 10 heures la grève est reconnue par la FGTB.
La grève à Mons, par E.
A Mons aucune action concertée sérieuse avant le 23 décembre.
A cette date un piquet fort de 150 hommes de toute tendance politique
ou syndicale des syndiqués chrétiens seront dans le mouvement
du début à la fin va faire fermer les bureaux du tri postal à la
gare. Celle-ci est fermée depuis la veille et gardée par la gendarmerie.
Les piquets font fermer la banque nationale, les bureaux des contri-
butions et la poste centrale. Dès ce jour la vie est paralysée, les seuls
transports étant les voitures particulières piquets en déplacement
pour la plupart. La SNCB essaye de faire rpuler quelques trains de
prestige mais ceux-ci mettent six heures pour joindre Bruxelles å
Soignies (47 km.). Les voies sont coupées ou obstruées à Mons et
vers le Borinage. Les piquets contrôlent toutes les issues de la gare
ainsi que l’Arsenal. Le 25 la gendarmerie est remplacée par l'armée.
Depuis tous les trains de prestige ont disparu, on ne les verra rouler
que lorsque le syndicat des cheminots aura décidé la reprise
soit
le 18 janvier après que l'armée ait quitté les lieux et balayé les
locaux, conditions posées pour la reprise du travail par le syndicat
et accordées par la direction de la SNCB.
Le manque réel d'organisation au départ a eu des répercussions
durant les deux tiers de la grève. Les bonnes volontés et l'énthou-
siasme ont été tels que certains piquets montaient la garde 24 heures
sur 24 ; il y avait énormément de non syndiqués des classes moyennes.
On a vu des commerçants participer aux piquets. Les piquets se
formaient au gré des sympathies et les discussions la nuit auprès
des feux réunissaient manuels et intellectuels dans un merveilleux
coude-à-coude. Les femmes divisées en équipes se chargaient de
préparer nuit et jour casse-croûte, café et potage. Le feu sacré était
tel que lorsque la répression se fit plus dure un piquet d'une ving-
taine d'hommes arrêté et conduit à la prison était remplacé par un
piquet plus important dans la demi-heure. A ce régime les prisons
furent bientôt pleines et les arrestations massives beaucoup moins
nombreuses.
9
Commentaires, par A.
Beaucoup partent en grève sans attendre les mots d'ordre. Bien
vite, on se rend compte que quelque chose ne tourne pas rond en
Flandre. A part Anvers et Gand où les travailleurs se battent dans
des conditions difficiles, le reste du Nord ne bouge pas. Le bureau
national de la FGTB s'est réuni à Bruxelles : le mot d'ordre de grève
générale a été rejeté. Par qui ? Par les Flamands. Une fédération
wallone a voté aussi contre la grève générale. Les travailleurs wallons
apprendront cette décision de la FGTB comme une insulte. Flamand
signifie désormais droite, Haute Finance, Eglise. Pourquoi les travail-
leurs flamands n'ont-ils pas déclenché seuls le mouvement ? D'abord,
il est coutume de dire que les flamands sont cinquante ans en arrière
au point de vue prise de conscience. En Flandre, les socialistes sont
minoritaires, la majorité des flamands étant inscrits à la Centrale
chrétienne (CSC). Mais tout en étant minoritaires en Flandre, au sein
de la FGTB ils sont majoritaires, étant donné que les flamands sont
beaucoup plus nombreux que les wallons. Etant donné que le mot
d'ordre de grève générale n'est pas encore
il ne viendra
jamais les régionales, ne pouvant résister à la pression de la base
en Wallonie, ont lancé le mot d'ordre : « feu vert ». Chacun se
débrouille.
Gand et Anvers tiennent bon. Le 24 décembre, « La Gauche >>
écrit : « l'absence d'une propagande systématique en faveur des
réformes de structure en Flandre, la passivité impardonnable de
certains dirigeants syndicaux et crétinisme parlementaire de
certains autres ; le poids majeur de la CSC dans les régions fiamandes
et son rôle plus ouvertement diviseur sinon traître dans ces régions ;
tout cela fait que de nombreux secteurs y débrayent plus lentement
qu'en Wallonie. Mais ils débrayent ! »
venu
Commentaires, par B.
La première mancuvre des dirigeants syndicaux, dépassés par
une grève dont ils n'avaient ni l'idée, ni la direction, fut la tempo-
risation à l'échelon national. Pendant que le 23, toute la région
liégeoise organisait (?) des comités de grève dont' étaient radicalement
exclus ceux-là mêmes qui avaient été à l'origine du mouvement
(notamment à l’Espérance-Longdoz et aux ACEC), les responsables
nationaux ne décrétèrent pas la grève générale, sauf ceux de la CGSP
(centrale des services publics), forcés et contraints par l'allure du
mouvement, tant en Flandre qu'en Wallonie. Dès ce 23 décembre, il
était évident que la grève devait être gagnée le plus rapidement
possible sans quoi elle risquait de s'enliser dans les « tactiques
syndicales ». Alors qu'en 1950, l'abandon de l'outil avait été décidé
dans les trois jours, en 1961, sa simple menace ne sera utilisée par
Renard qu'au 15e jour de la grève, le 3 janvier, à Ivoz-Ramet, comme
une diversion à un autre mot d'ordre également dépassé, la marche
sur Bruxelles. Celle-ci demeurait possible au soir du 23 décembre et
même entre Noël et le Nouvel An. Après les incidents de Bruxelles
du 30. décembre devant la SABENA, la marche sur Bruxelles devenait
une folie pour la simple raison que les forces de répression jusque-là
concentrées en Flandre et dans la capitale furent dirigées vers les
provinces wallonnes. Si l'abandon de l'outil avait été effectif dès le
23 décembre, si des occupations d’usines et de gares avaient été
rendues possibles entre Noël et le Nouvel An, le gouvernement eût
été contraint de disperser les « forces de l'ordre », rendant du même
coup possible la marche sur Bruxelles. En réalité, concentrées dans
la capitale et en Flandre, d'abord, les forces de la répression n'eurent
pratiquement pas à intervenir ailleurs avant le Nouvel An. C'est ce
qui rèndit vulnérables les manifestations ultérieures en Wallonie, dụ
fait qu'on avait laissé le gouvernement prendre les dispositions les
plus dures en Flandre et à Bruxelles. Si la direction syndicale avait
10
déclenché en Wallonie une série d'occupations d'usines, de points
stratégiques, la coupure du courant électrique, tant pour les besoins
vitaux que pour les autres, etc., l'issue de la grève eût été toute
différente, tant en Flandre qu'en Wallonie.
La grève à Liége pendant la dernière semaine de décembre,
par
C.
A partir du 22 décembre la grève devient générale dans tout le
secteur privé et les services publics de Wallonie. Les magasins
d'alimentation peuvent seuls ouvrir de 10 h. à 13 h. Les autres sont
fermés. Le port d'Anvers est en grève ainsi que les services publics
de Gand.
Dans chaque Maison du peuple socialiste un comité. de grève
organisé par la FGTB fonctionne. Il distribue le travail à une cen-
taine de grévistes : sabotage la nuit, piquets de grève le jour. Ces
hommes mangent et dorment à la Maison du peuple. Le comité de
grève organisé à Flémalle par les ouvriers n'a pas été reconnu par
les syndicalistes. Ces derniers recherchent même activement les mem-
bres afin de les exclure du syndicat (ils ne les cnt pas encore décou-
verts). Les femmes préparent les repas et distribuent des colis aux
enfants de grévistes. Elles organisent un piquet de grève tournant,
tous les matins, devant la grande poste de Liége.
Le mouvement de grève est à son apogée le 26 décembre bien
que M. Eyskens a mis le Parlement en vacances jusqu'au 3 janvier.
Les miliciens ont été rappelés d'Allemagne et occupent les édifices
publics (gare, poste, télégraphe, etc.). Ils gardent les ponts, les voies
ferrées, les dépôts d'armes et d'essence. Chaque jour des manifesta-
tions et des meetings se déroulent dans le calme.
Mais dès les premiers jours de janvier; les grévistes se montrent
mécontents : on se promène pour rien (manifestations), on ne fait
rien, on piétine. Les magasins du centre de Liége ont rouvert leurs
portes, beaucoup arborent une affiche : « Loi unique non, mais
liberté d'abord ».
La grève dans le Centre pendant la dernière semaine de
décembre, par D.
Les piquets de grève s'organisent. Face à la gare d'Haine Saint-
Pierre, les grévistes ont installé un brasero, et se chauffent philo-
sophiquement.
A Haine Saint-Pierre toujours, des cheminots grévistes ont été
appréhendés par la gendarmerie et conduits dans un local de la gare
où ils ont subi un interrogatoire et un contrôle d'identité.
Il me parait honnête de rapporter les propos tenus par une reli-
gieuse des écoles libres de Morlanwelz, à qui la portée de la loi
unique avait été expliquée. Elle déclara :: « Nous sommes aussi contre
la loi unique ».
A La Louvière, le carrefour du Drapeau Blanc fut obstrué pendant
de longues heures par des files de trams et d'autobus bloqués. Ceux-ci
rallièrent d'ailleurs le dépôt : ils ne transportaient personne. A Joli-
mont, des pavés ont été lancés contre des trams qui circulaient
encore, et des grévistes avaient entrepris de dépaver la chaussée aux
abords d'un aiguillage.
A partir de ce 22 décembre, les centrales de la FGTB lancent leurs
mots d'ordre. Les secteurs sont mandatés pour arrêter les modalités
d'exécution.
Nous participons tous à des piquets de grève ; une certaine presse
de droite prétendit que nous n'étions plus tenus en mains par nos
dirigeants. Cette allégation a pu, un instant, paraître réelle et certaine.
Les travailleurs en lutte avaient pris la direction du mouvement.
11
Aucun d'entre eux n'était décidé à se laisser faire. Des femmes et des
jeunes gens participent à la vie de cette grève dont la croissance
implacable accable le Gouvernement. Vendredi 23 décembre, vers
6 heures du matin, on a dépavé à La Louvière. M. Eyskens fut pendu
au pont de Houssu, à Haine Saint-Pierre, en effigie, bien entendu.
Dans le début de l'après-midi, l'agitation a continué à Binche, qui
étuit sillonnée par des piquets de grève, femmes en tête, qui chan-
taient « l'Internationale ». Des renforts de gendarmerie sont arrivés
à La Louvière. Partout, les gendarmes se présentent en ordre de
bataille, fusil à bout de bras.
Cette grève est populaire. Sa croissance le démontre. Les travail-
leurs savent pourquoi ils se battent. Certains prétendent que le
mouvement est politique. C'est faux ! Il a été déclenché par les
ouvriers. Il est l'expression de l'indignation légitime des travailleurs
en lutte pour la défense de leurs droits et de leur liberté au travail.
Sa répercussion politique ? elle existe. Les parlementaires de la classe
ouvrière affirment leur solidarité avec les grévistes en intervenant
aux Chambres.
Entourée par ses dirigeants, mais soulevée par une vague de
fond plus lointaine, la classe ouvrière a cessé le travail. Que demande
le monde du travail ? Simplement sa juste place dans la nation, il
ne veut pas être traité en inférieur, il veut être considéré.
Mgr l'an Roey vient au secours du Gouvernement. Il s'est mani-
festé politiquenient, car sur le plan religieux, il nous était apparu,
cette semaine encore, bénissant l'union de Baudouin Jor et de Mlle de
Mora. Il condamnait les grèves qu'il qualifiait de désordonnées et
déraisonnables. Aux yeux de ce prélat, à qui la communauté paie
plusieurs centaines de milliers de francs par an, la protestation de
la classe ouvrière contre le sort indigne que lui prépare la loi unique,
constitue un acte indigne et condamnable. L'Eglise belge se rangeait
du côté des possédants, contre la majorité de ses propres ouailles.
Qu'il mé soit pourtant permis de citer l'attitude de ce curé de
La Louvière, devant l'entrée du Lycée Royal, bloquée par un piquet
de grève. Ce curé nous dit : « L'Eglise ne se résigne pas à là condition
prolétarienne qu'elle tient pour la honte de ce siècle. La classe
ouvrière attend que l'on s'occupe d'elle. Je suis pour les ouvriers qui
revendiquent leur juste cause ».
Dès le lundi 26 décembre, les assemblées offraient à leurs parti-
cipants un climat de fraternité qui ne fut jamais pris en défaut. Des
ouvriers assistaient aux réunions des communaux, où ils intervenaient
d'ailleurs fréquemment. La classe ouvrière du Centre était décidée à
faire entendre sa voix à Bruxelles. Bientôt, les assemblées de secteurs
devinrent des assemblées de grévistes, tous secteurs compris. Jamais
discussions et interventions ne furent plus judicieuses. L'ouvrier
avec son bon sens apportait une note fraiche dans le mouvement. Les
objectifs : le retrait pur et simple de la loi de malheur et le respect
des travailleurs.
Les piquets de grève étaient formés d'ouvriers, d'employés et
d'enseignants. Le rôle de ces piquets ? Sûrement pas empêcher le
travail, celui-ci avait cessé partout depuis longtemps. Les grévistes
voulaient participer activement au mouvement qu'ils avaient déclen-
ché. C'était leur grève ! Les piquets de grève vivaient 24 heures sur 24.
Jamais autre part, je crois, on ne pourra retrouver ce commun élan
de solidarité, de chaude fraternité. Les heures s'écoulaient dans des
discussions apportant chaque fois une note nouvelle dans l'examen
des grands problèmes du moment. L'ouvrier était conscient de sa
force ; l'optimisme le plus complet planait au-dessus de ces têtes
réunies peut-être pour la première fois. La gravité de la situation
n'excluait pas la bonne humeur. Les piquets de grève étaient ravi-
taillés par les habitants de l'endroit, des boissons chaudes étaient
servies toute la nuit, des collations étaient préparées autour d'un
brasero. Les parties de cartes allaient bon train.
12
Le 27 décembre à Liége, par B.
Entre Noël et le Nouvel An, la FGTB de Liége (et des autres
bussins wallons) se borne à prêcher la discipline, le calme et « la
lignité ». Le mardi 27 décembre, à Seraing, Renard ne se montra pas.
C'est son adjoint Schugens qui déclara, pour que nul n'en ignore, que
« les travailleurs wallons ne voulaient pas être des fellaghas » (sic) ;
Le lendemain, les étudiants socialistes, devant la gare des Guillemins,
manifestaient avec les cheminots, en répliquant fort justement :
« Nous voulons être les fellaghas d'Alger-sur-Meuse »...
Commentaire de B. sur le fédéralisme wallon.
A aucun moment, entre Noël et le Nouvel An, le fédéralisme ne
fut le thème des discours durant les manifestations en Wallonie.
Bien mieux : au soir du 30 décembre, après les incidents de la
SABENA, à Bruxelles, l'affiche de la FGTB, c'q wallon sur fond jaune,
disparut de la circulation, certains responsables estimant qu'il s'agis-
sait d'un mot d'ordre dépassé et, en fait, il l'avait toujours été...
Pourquoi, dès lors, à la reprise du débat de la loi unique, le 3 janvier,
y eût-il la réunion des députés socialistes wallons, fait unique dans
les annales parlementaires ? Simplement parce que la FGTB réservait
au parti le soin de prendre la responsabilité d'une diversion poli-
tique. Les députés socialistes s'étaient opposés bruyamment à tout
ajournement du débat, le 23 décembre, au soir, on fut ainsi surpris
doublement par une opposition « légale » qui, le 3 janvier ne fit rien
pour porter la question de la loi unique dans la rue. Au contraire
ils cherchaient la voie de garage où loger désespérément la ténacité
des travailleurs. Cette voie fut le fédéralisme. Violents, phraseurs
révolutionnaires, le 23 décembre ; les socialistes redevinrent, dès le
3 janvier, l'opposition « respectueuse » de Sa Majesté Eyskens, déjà
responsable de la mort d'un gréviste, d'arrestations sans nombre, etc.
Au soir du 3 janvier, le fédéralisme était devenu un moyen d'enterrer
la grève.
Commentaires sur les Comités de grève, par D., de La Louvière:
Le mouvement des grèves était coordonné par des comités de
grève locaux. Peut-on dire que les membres ont été chcisis par les
ouvriers ? Prétendrons-nous qu'ils ont été nommés par les organisa-
tions syndicales ? L'installation des comités de grève ne fut pas le
résultat d'une élection. Personnellement, je crois qu'il eût été difficile
d'agir autrement. Ayant pris l'habitude de nous réunir tous ensemble,
il était normal que l'on retrouve à la table du bureau les délégués
syndicaux de toutes les corporations. Ce fut en quelque sorte l'instal-
lation de membres ayant reçu l'investiture avant que la grève ne soit
déclenchée.
La volonté des travailleurs était cristallisée autour de leurs repré-
sentants. Ceux-ci ont-ils fait l'objet de critiques ? Oui.
Lesquelles ? Les ouvriers réclamaient la marche sur Bruxelles.
Les comités de grève n'ont jamais pu leur offrir cette manifestation.
Ncus porterons au crédit des comités de grève, l'organisation
de manifestations journalières, de réunions animées où chacun pouvait
faire le point de la situation, dresser l'éventail des nouvelles du pays.
Déclenchement de la grève à « L'Espérance » : récit d'un
métallo liégeois.
Je travaille dans une des grandes entreprises de sidérurgie du
bassin sereinsien : « L'Espérance » qui est un peu moins importante
que Cockeril-Ougrée mais groupe tout de même 10 000 ouvriers en
3 usines.
La grève ne fut pas déclenchée par le syndicat, mais contre lui
par quelques militants traduisant les aspirations de la totalité des
13
vuvriers. En fait, nous avions commencé depuis plusieurs mois un
travail d'explication et de critique du réformisme des chefs syndicaux
FGTB. Les employés communaux groupés dans la CGSP avaient
déclenché leur grève le mardi 20 décembre. D'autre part, un arrêt de
travail de 24 heures dans la métallurgie était étudié par les syndi-
cats pour le début janvier. Dès que les communaux furent en grève,
l'agitation fut extrême dans notre boite. Des réunions spontanées
se produisaient, tout le monde parlait de s'arrêter, c'était une véri-
table anarchie. On était gonflé à bloc, personne n'aurait pu nous
arrêter. Nous avons ainsi pu organiser une Assemblée Générale de
l'usine le mercredi matin, nous c'est-à-dire quelques copains JGS et
communistes qui peuvent se compter sur les doigts d'une seule main.
Cette assemblée a voté la grève malgré l'opposition des délégués
syndicaux. Ces délégués ont même essayé à la fin de l'assemblée
générale de rester avec quelques types pour faire une contre-réunion
condamnant la grève mais la chose s'est sue et nous les avons pour-
suivis dans l'usine pour leur casser la gueule. Je crois qu'il y en a
un qui est encore à l'hôpital car les gars étaient mauvais. Un comité
de grève dont je fis partie fut élu au cours de cette assemblée. Nous
étions donc 3 camarades (2 communistes et moi) pour diriger la grève
dans cette usine. C'est le jeudi, à 10 'heures, donc 2 jours après le
début de notre mouvement, que la FGTB reconnut la grève. Une
réunion eut lieu avec les délégués des syndicats. Le mouvement
entrait dans sa phase officielle. Le jour suivant (vendredi 23) des
bonzes de la FGTB descendirent à l'usine et organisèrent un grand
meeting au cours duquel ils firent élire le comité de grève officiel.
Notre action des jours précédents fut tout simplement ignorée. Quel-
ques copains firent bien des prises de parole en notre faveur mais
nous ne sommes pas très orateurs et les chefs syndicaux se tirèrent
très bien de l'affaire. Au surplus, il faut dire que peu d'ouvriers se
levèrent pour nous soutenir. Après cette réunion, nous n'étions plus
rien. Nous sommes donc allés nous intégrer dans les piquets de grève
qui sont organisés sur une base locale par les Maisons du Peuple
de chaque commune. Ces Maisons du Peuple sont chapeautées par la
Grande Maison du Peuple de Liége. C'est là que des comités régionaux
organisent la grève (tour de roulement pour les piquets, organisation
des concentrations, etc.).
De A., de La Louvière.
Dans la région du Centre, les comités de grève firent leur appa-
rition vers les 24 et 25 décembre, scit quatre ou cinq jours après
le 20 décembre, au moment où la région était complètement para-
lysée. Un peu partout, des groupes de délégués syndicaux s'instituè-
rent en comités de grève. Les grévistes, dès le début, se méfièrent.
Certes, ils reconnaissaient la nécessité de coordonner l'action des
piquets de grève, de centraliser les renseignements, de prendre des
mesures d'intérêt général (faire respecter les restrictions de courant,
surveiller les heures de fermeture des magasins, etc.) en un mot la
nécessité d'assurer la bonne marche de la grève, mais ils doutaient
des hommes qui en prenaient la responsabilité. L'avant-garde des
grévistes, connaissant la culbute de la FGTB, craignait une emprise
de la bureaucratie sur le mouvement, sous quelque forme que ce
soit. Ce comité se faisait auprès de la base l'interprète des décisions
d'une FGTB dont l'efficacité devenait de plus en plus problématique.
En plus, les destinées de la grève étaient près d'être plongées dans
les ténèbres quand ce comité déclarait : « Il y a parmi nous des
espions. Nous ne pouvons pas tout vous dire ». Quoi qu'il en soit,
les grévistes entérinèrent la création de ce comité. L'avant-garde
n'avait pas pris les devants en prévoyant l'élection de délégués de la
base. Le sentiment général fut : « Soit. Nous vous faisons confiance
quelques jours. Mais nous vous tenons à l'ail ». Les membres de ces
comités de grève n'étaient pas des jaunes déclarés mais, la plupart
du temps, des délégués dévoués, courageux, soumis très souvent
14
corps et âme aux directives nationales. « Attendez, soyez patients,
on va nous donner des ordres..., » En fait, ce groupe d'hommes. « de
bonne volonté » constituait une inestimable couverture pour les
instances supérieures sur le compte desquelles la base ne se faisait
guère d'illusions. Il est à regretter que les ouvriers, dont certains
ont tout de même une expérience ou tout au moins une connaissance
des grèves de l'entre-deux guerres, n'aient pas eu le réflexe d'élire
des hommes à eux. Disons tout de même que dans certaines localités,
le genre d'élection
tacite a eu lieu : les grévistes ont envoyé sur
l'estrade des éléments, manuels et intellectuels, qui leur semblaient
les plus aptes à défendre la grève. Et c'est évidemment ces comités,
où la base était représentée, qui se sont montrés les plus lucides,
les plus dynamiques. Mais, soit composés de délégués syndicaux
« surveillés » par la base, soit composés de délégués élus par la base,
res comités n'ont jamais existé qu'à l'échelle locale. Il faut tirer de
cette expérience la règle suivante : « Des centaines de comités locaux,
si efficaces soient-ils, ne remplacent jamais un comité régional » (1).
La bureaucratie syndicale a corporatisé la grève, témoignant d'un
souci aigu du compartimentage. Malgré les demandes répétées de la
base, il n'y a jamais eu d'assemblées de grévistes en tant que tels.
On n'assista qu'à des assemblées de grévistes par secteurs gardés
jalousement os. Evidemment, il est impossible de réunir dans une
salle tous les grévistes. Là aussi le problème des délégués élus et
révocables était à poser, délégués dont le rôle eût consisté à défendre
dans des assemblées élargies les motions votées dans les réunions
locales ou dans les différents secteurs. Le problème des délégués de
la base n'a touché les ouvriers une minorité qu'au cours de la
grève. Comme dès lors, il devenait extrêmement difficile, quoi qu'on
dise, de déloger quelque membre de comités arbitrairement
instaurés, l'avant-garde s'est limitée à exercer une pression constante,
å informer, à prévenir les grévistes de toute manæuvre.
Voici le motif généralement invoqué par les comités pour empê-
cher toute réunion de grévistes : « Il y a des problèmes techniques
propres à chaque secteur, et qui n'intéressent pas les autres secteurs ».
A cela on pouvait répondre que des assemblées techniques n'empê-
chent nullement des assemblées de délégués -grévistes pour tracer des
perspectives politiques. On peut dire que ces comités de grève ont fait
l'objet d'une constante préoccupation, car les grévistes se rendaient
compte que le problème en son entier cristallisait les chances d'une
véritable action lancée et menée à son terme par la base.
Question. Là où les délégués de la base ont existé, par quel
biais les grévistes les ont-ils imposés ?
Réponse. Question de procédure importante. Comme la majo-
rité des travailleurs n'osent pas encore se déclarer ouvertement contre
les responsables syndicaux, il fallait trouver un prétexte (2). (Signa-
lons tout de même que, vu la « nonchalance » de la FGTB à lancer
le mot d'ordre de grève générale, des grévistes, dans certaines loca-
lités, ne mâchèrent plus leurs mots et n'hésitèrent plus à déboulonner
les délégués incapables ou hésitants). Le prétexte fut simple : le
personnel syndical est insuffisant quantitativement (lisons qualita-
tivement) ; il faut l'aider, donc envoyons des hommes qui, au cours
de la grève, se sont révélés les plus décidés, non à organiser un
comité de soupe populaire, mais à imposer une ligne politique-gréviste
par delà la tête des délégués syndicaux.
ces
(1) Signalons toutefois que pour pallier ce manque de coordi-
nation à l'échelle régionale, les grévistes ont senti le besoin d'envoyer
des estafettes d'assemblée en assemblée pour prendre la température
des localités voisines.
(2) Dans certaines régions, à Charleroi, à La Louvière, par
exemple, des responsables syndicaux ont été hués publiquement, mais
néanmoins, cette démystification, très significative pour l'avenir, n'a
pas abouti dans l'immédiat à une direction totale du mouvement par
les grévistes.
15
La grève vue par un militant anglais
(Extraits du “ Journal de Grève", publié dans la brochure
Belgium-The General Strike, éditée par nos camarades anglais
du groupe Agitator for Worker's Power).
annonce
Bruxelles, mercredi 28 décembre.
11 heures du matin. C'est le septième jour de la lutte.
А un kiosque j'achète Le Peuple, organe officiel du PSB. Il
une grande manifestation pour ce matin. A la Maison du
Peuple on m'indique l'endroit où se trouve les manifestants. Au
bout d'une heure, je les rattrape alors qu'ils sont sur le point de se
disperser. Encore deux ou trois mille personnes occupent un carre-
four. Un tram a été encerclé et son pare-brise cassé. La foule entoure
un autre tram. Des placards proclament « NON à la Loi Unique ».
« Pourquoi est-ce toujours nous qui payons ? ». « Eyskens, démis-
sion », chante la foule sur l'air des lampions. D'autres clament
« Eyskens, au poteau ». Il y a un tas de jeunes ici.
La foule se met à défiler dans une des grandes rues commer-
ciales, chantant l’Internationale. La police, de façon hésitante, place
un cordon d'une trentaine d'hommes devant la foule. Ils ne font
qu'une seule rangée. Tranquillement, la foule fait le tour du cordon,
ou même le traverse, et continue son chemin tout en chantant, riant,
criant. J'aperçois les banderolles des JGS. Ils ont été très intéressés
d'apprendre que des gens en Grande-Bretagne suivaient leur lutte de
si près. On fraternise en quelques minutes. « C'est une chose, l'un
d'entre eux me dit, que ni vos dirigeants ni les nôtres ne pourront
jamais comprendre ».
9 heures du soir. Avec le piquet devant la Poste Centrale et centre
de tri. Des postiers étaient allés aux JGS demander du renfort. Une
douzaine de camarades viennent immédiatement, d'autres nous rejoi-
gnent ensuite.
La majorité des 2000 postiers sont en grève depuis une semaine.
Les jaunes travaillent, protégés par des paras à mitraillette et des
gendarmes. Tout le courrier de Bruxelles passe maintenant par cette
poste. Une seule entrée est utilisée et elle est bien gardée. Les équipes
se relaient jour et nuit car les autorités sont conscientes de la néces-
sité de maintenir né fut-ce qu'un personnel très réduit. Des camions
transportent les jaunes. Ils sont copieusement sifflés. Le piquet fort,
de 50 hommes ne peut apprccher l'entrée du dépôt à moins de
80 mètres, aussi tout contact verbal ou physique avec les jaunes est
impossible. Il y a donc peu à faire, mais les gars du piquet sont aussi
conscients que leurs dirigeants de la nécessité de maintenir un piquet
important. On me répète à chaque instant que c'est un des points-clé
de la grève à Bruxelles.
Il fait très froid. Nous arpentons le trottoir entre les passages
des camions de jaunes. Un petit nombre seulement sont des postiers.
Les autres des militants des autres syndicats, du PSB ou des JGS.
Un jeune postier me dit qu'il y avait les premiers jours un
immense piquet formé de postiers. « Mais il y avait trop de troupes.
Nous envoyons maintenant un piquet symbolique. Nous savons qui
travaille ».
Je le questionne au sujet de l'organisation des ouvriers des
postes. 50 % appartiennent à la Centrale Générale des Services
Publics, affiliée à la FGTB. 30 % à la Confédération Chrétienne
Syndicale. Les autres ne sont pas syndiqués ou appartiennent à des
syndicats neutres.
16
en
Il me dit qu'à la FGTB à laquelle il appartient, il n'existe pas
ide réunions régulières des ouvriers de sa branche. De temps en temps,
und il faut rendre compte de décisions importantes, les dirigeants
syndicaux convoquent les hommes à des meetings. A ces meetings
assistent 80 % des ouvriers. « Les dirigeants nous confient leurs
décisions. Ils prennent la température du meeting. S'il y a une grosse
opposition, on modifie un peu les choses ». Je lui demande s'il n'y
(1 jamais de réunion de tous les ouvriers d'un secteur indépendamment
de leur affiliation syndicale. Non, dit-il. Il est d'accord que ce serait
une bonne chose. « Nous sommes très divisés, c'est ce qui nous
(1ffaiblit ». Il a été aux JGS mais ne s'occupe maintenant que d'affai-
res syndicales. Il est intéressé par les shop-stewarts anglais.
Il y a des élections annuelles pour déterminer la répartition des
délégués entre les divers syndicats s'occupant des ouvriers des postes.
Dans un certain bureau, l'élection peut montrer que la FGTB aura
trois délégués, les chrétiens deux, et les autres un. Ils ne sont pas
révocables. « On les voit trop rarement ».
A ce moment des gendarmes passent sur le trottoir. Ils sont
salués par l’Internationale.
10 h. 30 du soir. Assemblée générale aux JGS. Environ 40 cama-
rades assis sur des caisses ou des chaises défoncées. Un tiers de filles.
Personne ne semble avoir plus de trente ans. Sur les murs des affi-
ches au sujet de la révolution algérienne, de leurs propres activités,
et un portrait de Lénine. Ils ont déjà discuté de ce qu'ils allaient
faire le lendemain. Certains slogans ont été décidés : « Eyskens au
poteau » « Grève jusqu'au bout » « Aux banquiers de payer »
« Les soldats avec nous » « Les usines aux ouvriers ». Deux
camarades ont été chargés de contacter les Jeunesses Communistes
vue d'une action commune jeudi prochain.
Les Jeunesses Communistes ont accepté tous les slogans sauf le
dernier « Les usines aux ouvriers ». La délégation a alors décidé de
retirer le slogan « offensant ». Mais l'assemblée proteste à l'annonce
de cette nouvelle. « Mandat dépassé » entend-t-on de toute part. Un
vote défie l'action des délégués et soutient le slogan incriminé. Les
délégués sont chargés de contacter les J.C. et de leur dire : « nous
marcherons séparément s'il le faut, mais nous passerons les slogans
que nous voulons ».
Les pancartes sont faites. Le lendemain le slogan « Les usines
qux ouvriers » sera repris plusieurs fois par la foule. Les journaux
auront des photos des camarades avec cette pancarte. La Télé l'aura
montré. Le message aura été porté à des dizaines de milliers de
maisons ouvrières.
Aujourd'hui, grève s'est encore étendue. 35 000 métallurgistes
de la vallée de la Senne ont quitté le travail. La grève s'est étendue
à Peugeot, Raguneau, Métallurgia, Rateau, Acomal et Triumph. Elle
a gagné Ypres, Courtrai et Alost ; l'ameublement à Malines et le
textile et la chaussure à Termonde.
Il y a eu des manifestations massives à Bruges et à Gand où 1 000
personnes étaient dans la rue. Il y a eu des bagarres avec la police. A
Naniur les flics ont dit aux grévistes : « Vous pouvez avoir un autre
Grace-Berleur si vous le voulez ».
A Charleroi, nous raconte un camarade, les grévistes ont formé
des queues devant les bureaux de poste où quelques jaunes travail-
lent, protégés par la police. Tout usager est envoyé au bout de la
queue où il perd patience et s'en va. Un par un les grévistes entrent
pour acheter des timbres à dix centimes en tendant des billets de
banque et réclamant de la monnaie, disant au jaune : « Dépêchez-
vous, vous êtes là pour ça ».
Bruxelles, jeudi 29 décembre.
10 heures du matin. Il y a déjà une foule énorme devant la
Maison du Peuple. Voici les travailleurs de Bruxelles par milliers :
ceux de la métallurgie du faubourg « rouge » de Forest, les chemi-
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nots, les traminots, les employés des postes, les employés muni-
cipaux, ceux des bureaux, les vendeuses, les ronds de cuir, des jeunes,
des vieux, des vétérans, et des gens qui participent à ce genre de
choses pour la première fois, tous unis dans la lutte contre les
récentes décisions du gouvernement, tous bien résolus à dire : « Non,
ça' va pas toujours être sur notre dos qu'ils vont résoudre leurs
problèmes ». C'est un spectacle impressionnant. La foule envahit la
rue, se répand dans toutes les rues avoisinantes, les vendeurs de
journaux distribuent Le Peuple (journal du parti socialiste), La
Wallonie (journal des syndicats liégeois), Le Drapeau rouge (journal
du parti communiste), et La Gauche (journal de gauche du parti
socialiste). Ils en vendent beaucoup. Les gens sont de bonne humeur.
Ils achètent tous les journaux qu'ils peuvent, car ils sont avides
de nouvelles. Ils sont heureux du spectacle de leur propre nombre.
On fixe des haut-parleurs sur le rebord des fenêtres de la Maison
du Peuple. Les dirigeants des syndicats et des partis haranguent la
foule, assurent qu'ils se battront jusqu'au bout, qu'ils ne feront pas
de compromis, que la loi unique ne sera pas amendée, mais rejetée
en bloc, que le mouvement s'étend et que le gouvernement est force-
ment impressionné par la force numérique et la discipline des milliers
de grévistes. La foule est heureuse d'entendre tout cela. Des contin-
gents de quelques grandes villes comme Gand, Anvers, Liége, défilent
dans les rues et sont bruyamment applaudis. Finalement la procession
déploie des banderolles dénonçant la loi unique en français et en
flamand.
Lentement les manifestants progressent jusqu'à la « zone neu-
tre » du Parlement et où il est interdit de pénétrer. La zone est
entourée par des barbelés et pleine de gardes à cheval, de troupes
avec des jeeps, de détachements de gendarmerie, de pompes d'in-
cendie... Une petite délégation de l'Action Commune est autorisée à
pénétrer et est reçue par le Premier Ministre. Le défilé se poursuit
à travers les rues augmentant sans cesse de volume.
En passant devant les grosses banques le slogan « Les banquiers
doivent payer » est repris par les manifestants. Les fenêtres de certai-
nes banques sont bombardées avec des boulons dont les manifestants
semblent abondamment pourvus. Les flics qui bordent le trottoir
semblent complètement désemparés. A un moment ils tentent d'entourer
quelqu'un qui veut jeter une grosse brique. Un grondement de colère
de la foule les repousse. Certains projectiles ratent leur but mais
retombent sur le trottoir. Rendus confiants par leur nombre, les gens
vont les récupérer aux pieds même des flics. Le rapport des forces
n'est plus ce qu'il était hier devant la Poste.
La presse socialiste commente ainsi : « après dix jours de grève
très dure, les manifestants de jeudi n'ont pas montré d'hostilité à
l'égard des commerçants du Centre. Si des fenêtres ont été saccagées
dans quelques entreprises représentant le grand capital, c'est que
les ouvriers se rendent bien compte d'où vient l'agression menaçant
leurs conquêtes sociales ». Quel aveu de la part du porte-parole du
parti social-démocrate !
Marchant à trente de front, occupant toute la largeur du bou-
levard, la procession s'étend à perte de 'vue. L'Internationale ést
reprise à tout instant. Il y a maintenant beaucoup de jeunes dans
les tout premiers rangs. Ils chantent de tout leur cour. Je ne puis
m'empêcher de songer que voilà la réponse à ceux qui disent que la
jeunesse est dépolitisée, que le prolétariat n'existe plus, qu'il s'est
désintégré avec l'abondance capitaliste ou a été intégré dans la struc-
ture capitaliste. Le 'slogan « les usines aux ouvriers » est repris à
chaque instant rencontrant un écho de plus en plus grand. Toutefois
le plus populaire est sans aucun doute « Eyskens au poteau ».
Après une heure de marche nous atteignons la place Fontainas
où un grand meeting devait avoir lieu. C'est ici que la dispersion
est décidée. La tête du mouvement est prise alors par les JGS et par
un petit nombre de militants de Liége et d'Anvers. Ils en ont discuté
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pendant les deux dernières heures. Que faire ? encore défiler ? d'autres
llecours ? quoi encore ? comment pouvons-nous intervenir ? que
cle'sire vraiment la foule ? est-ce une foule unique ou divisée ? A
1110ins d'un kilomètre après le service d'ordre se trouve la Poste
lientrale et les deux ou trois cents jaunes qui y travaillent sous
protection.
Un mot d'ordre jaillit : « A l'action. A l'action. Assez de dis-
cours ». La foule ignore l'ordre de dispersion venant du haut-parleur,
mais le cordon du service d'ordre est là. Trois cents, quatre cents,
rinq cents personnes ont maintenant brisé le barrage. Les officiels
idés des syndicalistes et des parlementaires réussissent à le rétablir.
Une vingtaine de camarades du groupe de tête coupé du reste sont
envoyés derrière le cordon. A nouveau les slogans reprennent, la foule
se jette à travers la barrière. Le flot ne peut plus être contenu. Des
milliers de personnes tournent le dos à la place Fontainas et se préci-
pitent vers la Poste.
Le lendemain la presse socialiste décrira l'incident ainsi : « Les
manifestants ayant atteint la place Fontainas ne s'arrêtèrent pas
comme prévu mais filèrent vers le Midi qui était gardé par d'impor-
tantes forces de police ». En fait la pression de la foule avait été si
grande que le journal était forcé d'assumer la responsabilité des
événements : ce n'était pas le fait d'agitateurs excités. La mer
humaine qui avait surpris les militants de l'Action Commune était la
manifestation d'une authentique explosion de colère, qui quoique
pouvant prendre parfois des formes violentes, n'en est pas moins
légitime quant à ses motifs ».
La procession avance vers la Poste. Un tram est repéré dans une
rue latérale par quelques manifestants qui le prennent en chasse. Le
chauffeur accélère et échappe de justesse. Les camarades en tête
s'arrêtent, les rangs se reforment. Une foule peut fạire preuve de
beaucoup de discipline quand elle s'est fixée des objectifs de son
choix. La procession regroupée avance. Il est évident que la police
se trouve aussi surprise que les dirigeants syndicaux. Seuls une tren-
taine de gendarmes à cheval et une douzaine à pied sont devant la
Poste. Ils sont hués. Les chevaux se cabrent et désarçonnent deux de
leurs cavaliers tandis que la foule jette des boulons dans les rangs de la
police. Comme les gendarmes ne tentent pas d'intervenir la foule les
abandonne. A la Poste toutes les fenêtres du rez-de-chaussée sorit
brisées et certaines du premier aussi. Les pierres pleuvent sur
l'immeuble pour à peu près dix minutes. Sous le regard impuissant
d'une cinquantaine de flics terrorisés, les manifestants s'emparent de
boîtes à ordures et les vident dans les bureaux où travaillent les
jaunes. Un de ces camions qui servent à' amener les jaunes au travail
est renversé.
Finalement les renforts de police apparaissent. Mais ce n'est que
sous la menace des sabres et des revolvers chargés que la rue est
évacuée. La foule se retire vers la place Fontainas où Gedhof, délégué
syndical de la Sabena, leur parle. Il annonce que 65 % du personnel
de la Sabena est en grève, mais que M. Dieu, le directeur a décidé que
les sanctions les plus sévères seraient prises contre les grévistes.
« M. Dieu se croit toujours au Congo ; pendant des années il a com-
mandé des noirs ; il pense pouvoir faire pareil avec nous ».
Liége, jeudi 29 décembre.
La grève est ici bien plus étendue qu'à Bruxelles. Tous les trans-
ports publics sont arrêtés depuis plusieurs jours. Plusieurs grands
magasins sont fermés. D'autres obéissent à la requête de la FGTB
et n'ouvrent que de dix heures du matin à une heure de l'après-midi.
Des groupes d'environ une douzaine de policiers parcourent les rues.
Des groupes de grévistes se rassemblent pour discuter. Beaucoup de
gens se sont groupés devant les bureaux du journal local de la FGTB
la Wallonie. Plusieurs lisent le dernier numéro qui est placardé.
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D'autres contemplent la vitrine du local brisée il y a quelques nuits
par des voyous d'extrême-droite.
La Wallonie a joué un rôle important dans la grève. Elle a été
le porte-parole de la partie la plus militante de l'appareil syndical,
Elle a soutenu la grève en décrivant avec amp'es détails les princi-
pales concentrations des grévistes et elle a donné la totalité des
déclarations des leaders de la FGTB et du PSB. Elle a essayé de
coordonner la lutte, d'en haut, en annonçant les concentrations et les
endroits où l'on pouvait trouver les journaux socialistes.
Le 24 décembre ce journal a publié un appel spécial aux troupes
qui leur demandait de fraterniser avec les grévistes ; de ne pas être
des briseurs de grève ; de ne pas être traîtres à leur propre classe. Cet
appel, le plus dramatique des documents, dans la grande lutte de la
classe laborieuse belge, mécontente le gouvernement. Le soir même,
sur ordre de Bruxelles, les officiers de la justice accompagnés d'un
juge et d'un Procureur du Roi, avaient la vile besogne de déchirer
les affiches et de forcer les serrures des vitrines d'affichage. Au petit
matin de Noël les bureaux du journal, les locaux syndicaux, les librai-
ries, les maisons des dirigeants et des militants syndicaux furent
perquisitionnées et partout le journal fut saisi.
Dans son numéro suivant, le journal annonça hardiment : « La
Wallonie n'a pas l'intention de se taire. Elle continuera comme aupa-
ravant de combattre pour la bonne cause. Et on ne l'empêchera pas.
de faire son devoir même si elle est menacée de saisie ».
L'article interdit fut repris par deux autres journaux socialistes,
le Monde du Travail et le Feuple qui furent saisis à leur tour. Des
groupes de jeunes socialistes et de jeunes syndicalistes placardèrent
les murs de la ville d'affiches reproduisant l'appel.
Je sens qu'à cet état de la lutte, la Maison du Peuple va devenir
un point crucial. Le rez-de-chaussée est un énorme restaurant coc pé-
ratif où le café est servi gratuitement aux grévistes à toute heure du
jour et de la nuit. Au-dessus, des groupes de camarades syndicalistes
et socialistes sont en réunion permanente, dans les bureaux. Un
énorme drapeau rouge pend aux fenêtres du premier étage.
Je leur explique ce que je viens de faire. Plusieurs camarades
acceptent gentiment de me conduire à divers endroits. Tandis que
j'attends je discute avec plusieurs personnes. D'abord avec un boueux.
« Nous avons arrêté le travail le premier jour. C'est même un peu
nous qui avons commencé tout. Mais ils ne purent le supporter. La
saleté leur fait peur. Nous avons été réquisitionnés le quatrième jour.
Un gendarme, armé, à vélomoteur, est venu nous chercher à domicile
avec l'ordre de réquisition. Le lendemain nous devions nous rendre
à notre dépôt habituel. Et j'avais dit à ma femme de ne pas ouvrir
la porte ! Le flic entru et jeta le papier sur la table. S'il ne vient .
pas on le mettra au bloc. Ils ont fait une loi en 1789 qui leur permet
de le faire. Nous en avons discuté entre nous, nous ne voulons pas
être en tôle des jours comme cela. Mauvais pour la santé, qu'on
pensait, la tôle. On pouvait pas faire grand chose derrière des
barreaux. Alors on est allé travailler le lendemain... en portant ça :
et il me montra des affiches qu'ils avaient mis par-dessus leurs bleus
« réquisitionnés de force », « Solidarité avec les grévistes », « Non à
la loi unique ».
Un cheminot me raconte les événements de ce matin devant la
gare des Guillemins. De très bonne heure un camion des postes conduit
par des jaunes apportait des tas de journaux de droite de Bruxelles.
Le camion devait être déchargé à la gare dans un dépôt postal, gardé
militairement. Il avait été repéré par le piquet des cheminots avant
de pouvoir atteindre le dépôt. Son contenu fit un énorme feu de joie
qui servit aux piquets pour se chauffer.
Le congrès régional FGTB de Liége-Huy-Waremme, le 22 décembre
lança un appel pour l'arrêt total et immédiat du travail dans tous,
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los secteurs de production et de distribution des entreprises publiques
il privées. Il assura que la section locale du FGTB resterait unie
110squ'ù la victoire finale.
8 heures du matin. Plus de cent femmes font le piquet à l'entrée
ili la Poste Centrale à Liége. Elles font les cent pas sur le trottoir
devant l'entrée par laquelle les « jaunes » pourraient passer. Trois
policiers se tiennent devant la porte. Ils ont l'air gêné d'être au
milieu de ces femmes. Le piquet semble efficace : peu de jaunes osent
fronter la froide ironie de ces femmes résolues.
Le premier jour il y avait eu trente femmes d'arrêtées sur les
soixante du piquet. Cela avait fait toute une histoire à cause de la
léputé Fontaine-Borguet qui se trouvait parmi elles. Elles furent donc
relâchées immédiatement et reprirent leur place au piquet. Le lende-
main il y avait 100 femmes, maintenant plus de 130. Je pense à
l'autres piquets de grève où des femmes ont été arrêtées et qui ne
jouissaient pas de l'immunité parlementaire !...
Midi trente. Plusieurs centaines de gens se regroupent sur la
place Saint-Paul du quartier général du FGTB. Là, ils sont rejoints
par un millier de grévistes qui déambulaient sans but à travers la
ville. On se retrouve environ 2000 à attendre qu'il se passe quelque
chose. Mais il ne se passe riėn. On ressent péniblement l'absence de
directives. Brusquement, un groupe de jeunes travailleurs se met à
scander : « A l'action ! A l'action » La foule reprend ce slogan.
Une trentaine de jeunes se précipitent vers la porte du FGTB en
criant : « on va les secouer ». Un officiel de troisième ordre montre
Te bout de son nez et improvise un discours sur la discipline. Puis
arrive un dirigeant plus important qui se met à parler brillamment :
« on doit être unis dans l'action. Allons tous à la gare ! » La foule
réagit avec enthousiasme, mais leur conception d'une marche sur la
gare est manifestement différente de celle des dirigeants. Ils se met-
tent à crier : « les paras à l'usine ». La température monte. Le cortège
(Lvance d'un kilomètre environ. Il est alors dépassé par une camion-
nette officielle du syndicat munie d'un haut-parleur. Le cortège
s'arrête. Des pancartes et des calicots sont distribués aux manifes-
tants : « non à la Loi », « Eyskens, démission », « la Wallcnie en
al assez ». Les haut-parleurs diffusent les slogans des dirigeants et
la foule les reprend de façon mitigée. Le cortège atteint la place de
la gare, en fait deux fois le, tour, à bonne distance des gendarmes
alignés sur le trottoir, et se disperse.
3 heures de l'après-midi. Un jeune camarade a accepté de me
conduire à Seraing, la grande banlieue industrielle de Liége. C'est le
terrain de prédilection de Renard, le cæur de la grève. C'est là que
vivent les milliers de métallos et de mécaniciens qui travaillent dans
le complexe industriel de Cokerill-Ougrée. J'appris plus tard que
beaucoup d’usines dans ce secteur avaient été fermées par les patrons
ețix-mêmes, dès qu'ils avaient compris que la grève serait générale.
Les cheminées fument quand même : par un accord mutuel, les
équipes de sécurité ont été maintenues.
La menace d'abandonner l'outil était l'atout de Renard, le sommet
de sa stratégie. Un certain nombre d'ouvriers n'étaient pas d'accord :
« On peut bien gagner la grève et hériter d'un désert. Cockerill-Ougrée
emploie plus de 25 000 hommes. Si on éteint les hauts-fourneaux des
milliers d'entre nous seront sans travail pendant des mois ».
La grève à Seraing est totale. Seules les épiceries sont ouvertes
et seulement à certains moments permis par les syndicats. Tout est
extraordinairement calme ; pas un policier, pas un piquet en
Pas de femmes ou d'enfants dans les rues. çà et là des groupes
d'hommes aux carrefours, ne faisant rien.
Nous arrivons à la Maison du Peuple où il y a quand même une
certaine activité. Mon ami et moi semmes conduits dans un petit
bureau où nous rencontrons trois membres du comité de grève, tous
les trois officiels du syndicat. Les comités élus sont exceptionnels.
vue.
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Ils nous regardent curieusement. « Oui la grève est solide.
N'avais-je pas lu les journaux ? Tout est en ordre à Seraing. Qu'est-ce
que j'espérais ? » Est-ce que les méthodes actuelles de combat seraient
suffisantes pour faire capituler le gouvernement ? « Il faudra que
nous y réfléchissions. A chaque jour ses tâches cependant ». Ūne
marche sur Bruxelles ? « Oui, mais il faudrait une décision natio-
nale »
5 heures de l'après-midi. Nous retournons par une autre route,
le long de la rivière, et nous entrons à Liége par les faubourgs
surpeuplés d'Outre-Meuse. Comme nous atteignons le quai sur la
rivière Ourthe, une vision inoubliable s'offrit à notre regard. A
300 mètres de là, un pont traverse la rivière. Un cortège traverse le
pont, trois énormes drapeaux rouges en tête ; on entend les accents
de l'Internationale. Nous rejoignons rapidement le cortège qui est
complètement différent de ceux que nous avons vus jusqu'ici ; il est
entièrement composé de jeunes gens. Il s'est formé spontanément
aussitôt que la nouvelle s'est répandue qu'un jeune peintre avait été
tué le matin dans une manifestation à Bruxelles. A la tête du cortège
une grande pancarte : « Eyskens assassin. A Bruxelles aujourd'hui
un mort, dix blessés ». En vingt minutes le cortège est doublé de
grosseur. Tout le monde chantait l'Internationale avec passion.
Un très jeune homme harangua alors la foule : « Voilà leur vrai
visage, voici ce qui nous attend. Qu'est-ce qu'on peut faire ? Au parti
et au syndicat ils se contentent de bavarder, le gouvernement tempo-
rise. Le temps ne joue pas en notre faveur. On devrait faire quelque
chose d'autre ». Les autres sont d'accord. L'idée d'une marche sur
Bruxelles est accueillie avec enthousiasme. Mais qui l'organisera ?
Les partis ? Les syndicats ? Mais ils ne veulent pas d'une telle
marche ; ou bien ils veulent s'en servir comme une soupape de sécu-
rité. Qu'est-ce qu'on peut faire alors ? « On peut répandre l'idée de
cette marche. On doit nous-mêmes contacter les gens dans d'autres
villes. Personne ne le fera pour nous ». D'autres crateurs parlent sur
le même ton. Le cortège retourne en ville et dépose une protestation
à l'Hôtel de Ville (la seule chose qu'il puisse faire actuellement) et
se disperse. Une pluie dense se met à tomber.
8 heures du soir. Dans la voiture d'un camarade du PSB de Liége
nous visitons plusieurs Maisons du Peuple aux environs de Liége.
Elles ressemblent beaucoup aux Workingmen's clubs en Angleterre.
Ce sont les quartiers généraux de la grève. C'est ici que les grévistes
se présentent tous les jours ou tous les deux jours selon la région ou
selon leur occupation. C'est ici que les allocations de grève sont
versées. Bien qu'elles varient avec les régions, elles sont en moyenne
de trois mille francs français par semaine. Les fonds de solidarité
qui arrivent de plus en plus de tout le pays et de la nourriture
gratuite sont distribués ici aux familles dans le besoin. Les « Popu-
laires » sont aussi des centres de distribution pour les journaux de
la classe travailleuse. C'est ici que l'on établit la rotation des piquets
et d'autres décisions locales importantes. Avant la grève les Maisons
du Peuple avaient svrtout une fonction récréative. Plusieurs proje-
taient régulièrement des films « socialistes ».
Non loin de là, nous passons sur un pont qui enjambe la ligne
Bruxelles-Liége. Un soldat est assis seul sur le parapet, une mitraillette
d'un côté et un thermos de l'autre. Il converse avec trois cheminots
qui viennent de lui apporter de la soupe fumante. Quand ils l'ont
quitté je vais le voir et lui dit qui je suis. Il a l'air sympathique. Il
me dit qu'il discute avec les gens d'ici tous les soirs. Il a été rappelé
d'Allemagne il y a 3 jours. Non, il n'est pas un conscrit, il a fait son
service puis s'est rengagé. Son père est maçon à Namur. Que pense-
t-il de la grève ? Il n'y a pas moyen de faire autrement ! A-t-il.
entendu parler de l'appel dans le numéro saisi de la Wallonie ? Bien
sûr ! Alors ? Il me regarde droit dans les yeux' : « Je ne tirerai
jamais sur pareil à moi ! » (en français dans le texte, N. du Tr.).
22
ali
Liége, vendredi 30 décembre.
6 heures du matin. Avec le piquet de grève, à l'extérieur de la
yure de Vuillemins. C'est un des endroits importants : il y a
moins 80 hommes qui font le piquet. Ils sont de bonne humeur : les
(vénements d'hier matin ont réchauffé les cæurs.
Il ne se passe rien de très important : il est trop tôt pour que
« Messieurs les Gendarmes » fassent une apparition.
Le piquet est composé d'éléments divers : des postiers, des
cheminots, des mécaniciens, des employés de bureau, et même un
mineur ; c'est à lui que j'adresse la parole : il travaille dans un petit
puits à Milmott. Ce puits emploie 450 hommes de fond, 150 à la
surface. Ils se sont mis en grève mercredi 21 décembre, dès qu'ils ont
appris que les employés municipaux de Liége avaient débrayé.
« Rien n'aurait pu nous arrêter. Cela faisait des semaines que l'on
s'agitait contre la Loi Unique. Tous les hommes étaient prêts pour
l'action. Les chefs syndicalistes temporisaient... Puis ce fut comme
une grande vague, en quelques heures tous les mineurs avaient quitté
leur travail. La décision officielle ne vint que 24 heures plus tard ! »
D'autres piquets nous firent le même récit : solidarité spontanée
et massive à la base, puis décision officielle qui ne fait que ratifier
le fait établi. Néanmoins une fois que la machine bureaucratique se
fut mise en marche, cela donna une impulsion plus grande à la lutte.
1
Liége, samedi 31 décembre.
10 heures du inatin. Théo Degace, le député communiste de Liége,
tient un meeting en plein air sur la place de la République française.
Il y a environ 600 auditeurs. Il y a trop peu de contact, dit-il, entre
les organisations officielles et les grévistes. Il avertit la foule de se
méfier des agitateurs et des provocateurs. Pour lui, la tâche principale
est d'empêcher que la Loi Unique soit votée à la session du Parlement
du 3 janvier. Un tract officiel du parti communiste est distribué
pendant le meeting. Il se termine ainsi : « Si, malgré la volonté
populaire, la majorité réactionnaire du Parlement devait continuer
à supporter la Loi Unique, la lutte continuerait. Que le gouvernement
n'ait aucun doute là-dessus ! Un Parlement qui s'oppose de manière si
flagrante à l'opinion publique devrait être dissous sans délai ! Les
grévistes sont forts. Surtout pas d'actes irresponsables qui pourraient
nous affaiblir ».
La foule écoute sans grand enthousiasme. Les étiquettes sont
différentes mais les remèdes sont les mêmes.
10 heures du matin. Une manifestation de deuil pour la mort
d'un peintre à Bruxelles a été arrangée à la hâte par l'Action Com-
mune. On manifestera en silence. Pas de banderolles. Seuls des
drapeaux rouges bordés de noir seront autorisés. « C'est le ciel qui
leur envoie cette occasion » me dit un jeune employé de banque,
«Ça leur permettra de contenir le mouvement un peu plus longtemps.
Sans l'excuse d’un défilé en silence il y aurait eu vraiment de la
bagarre aujourd'hui ».
Le cortège commence à 6 000 environ. Pendant la première demi-
heure on ne crie ni ne chante. Les gens se racontent leurs expériences
et commentent les événements des dernières journées.
Le cortège a maintenant traversé le fleuve. Les premiers inci-
dents se produisent alors que nous passons devant un grand magasin
qui n'a pas obéi à l'ordre de la FGTB de fermer. Un groupe de mani-
festants entrent, l'air, menaçant. Le service d'ordre intervient à la
hâte. C'est eux qui vont parler au directeur. Les manifestants sortent,
mécontents, inais attendant dehors. Après quelques minutes, les volets
sont baissés. Le directeur a décidé de participer au deuil !
Un peu plus loin nous passons une pancarte de « l'Union de la
Classe - Moyenne » qui dit « LIBERTE D'ABORD ». Ce qui doit signi-
fier la liberté pour les jaunes de travailler et pour le Gouvernement
d'utiliser tous les moyens de briser la grève. Le propriétaire de la
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1
boutique reçoit l'ordre de retirer cette pancarte. Après avoir regardé.
la foule il obéit. Plus loin des boutiquiers essayent de protester. Pas
pour longtemps ! Si les pancartes ne disparaissent pas, ce sont les
vitrines qui volent en éclats. L'atmosphère change petit à petit. Les
manifestants recherchent maintenant des pancartes hostiles et des
magasins ouverts. Quelques membres du service d'ordre et notamment
les étudiants socialistes déplorent ce changement. « Camarades, sou-
venez-vous que c'est une manifestation en silence. Suivez les mots".
d'ordre ».
1 heure de l'après-midi. Je suis avec un groupe de camarades du
journal La Gauche. Ils ne se font aucune illusion au sujet des diri-
geants des partis et des syndicats. Mais ils continuent de croire que
des solutions peuvent être apportées au sein des présentes organi-
sations. L'idée qu'ils devraient s'unir et tirer un tract leur semble
du sectarisme.
Ernest Mandel, éditeur de La Gauche, écrit dans une édition
spéciale du 24 décembre : « Les ouvriers craignent qu'à la chute du
présent gouvernement le Parti Socialiste n’entre dans une coalition
« afin d'éviter que le pays ne devienne ingouvernable ». L'immense
majorité des grévistes ne tolérera un tel renversement des alliances
(parlementaires) que si :
a) le nouveau gouvernement abandonne la Loi Unique. C'est-à-dire
non seulement les mesures d'austérité, mais aussi l'augmentation des
impôts indirects.
b) que le nouveau programme ministériel retienne l'essentiel des
« réformes de structure ». Si ces deux conditions ne sont pas remplies,
on doit s'opposer absolument à toute participation socialiste à un
gouvernement dont le but serait de terminer la grève ».
Mandel croit que de tels objectifs peuvent être atteints même avec
des députés bourgeois. Sous le titre « Moments décisifs » il écrit :
« Une nouvelle majorité parlementaire réalisée sur le retrait de la
Loi Unique et le vote d'une réforme fiscalé et des « réformes de
structure » pourrait bien émerger. Il suffirait que les Chrétiens-
Démocrates écoutent les voix de leurs électeurs et, sous la pression
de la grève, se rangent aux opinions de ceux qu'ils représentent ».
3 heures de l'après-midi. Nous revenons à Bruxelles dans une
petite Citroën. D'autres souvenirs affluent à ma mémoire : la sympa-
thie à l'égard des grévistes de la part des petits boutiquiers et des
bistrots ; les fermiers fournissant des légumes gratis aux Maisons du
Peuple ; des hommes, des femmes, des enfants, n'ayant pas dormi
depuis plusieurs jours, aux piquets, comme agents de liaison, parti-
cipant à des meetings, des marches, des manifestations, tous bien
décidés à exprimer leur volonté, sentant bien pour une fois que ce
qu'ils font, ce qu'ils pensent a vraiment de l'importance, tous tirés
de l'anonymat de leur vie de tous les jours et confrontés l'image
de leur nombre, de leur cohésion, de leur force...
La solidarité fut immense dans cette grève. Au début de la grève
le ministre de l'Intérieur avait demandé à tous les bourgmestres de
signaler tous les fonctionnaires absents de leur travail. Les 62 bourg-
mestres socialistes ont décidé de ne tenir aucun compte des ordres
du ministre et proclamé leur entière solidarité avec les grévistes à
Liége. Il en fut de même à Verviers, Nivelles, Charleroi, Namur et
dans le Borinage.
Le pouvoir est sans force, l'initiative est aux mains de la classe
travailleuse. Je me rappelle une conversation avec deux camarades
à Liége. « Les dirigeants nous disent de faire ceci, cela. Nous ne
savons plus. C'est à nous, les ouvriers, de décider. C'est nous qui nous
faisons descendre, c'esť nous qu'on fout en taule. Nous ne serons pas
roulés si c'est nous qui décidons comment il faut lutter ».
Martin GRAINGER.
24:
La grève
vue par des militants français
Plusieurs de nos camarades ont été en Belgique, tout au long
ile la grève. On trouvera ici la relation de ce qu'ils ont vu et entendu
lit-bas.
Bruxelles, lundi 2 janvier.
10 heures du matin. Le personnel de l'aéroport se réduit à une
dizaine de personnes visibles. On plonge dans une ville morte. Partout
des grands panneaux :
« En raison des événements, les trains vers
Bruxelles sont supprimés ». Je note le mot. En Algérie aussi on parle
les « événements ». Partout où leur suprématie est contestée, les
bourgeois n'osent pas appeler les choses par leur nom. Finalement
j'utilise un « train de prestige » que le gouvernement fait circuler
à l'aide de quelques jaunes, toujours sur le même itinéraire, faute
il'aiguilleurs (des grévistes citeront le cas d'un train de marchandises
complètement vide qui fit six fois l'aller et retour entre Namur et
Charleroi).
Tout le long du trajet, des trains immobilisés, des usines désertes.
Parfois, des bureaux éclairés. Le directeur est à son poste. Sur la
voie, un militaire tous les 100 mètres. Près des ponts et des aiguil-,
lages, ils sont plus nombreux.
A Bruxelles, l'aspect change. La circulation est presque normale,
les tramways circulent, les magasins sont ouverts. Une certaine
fièvre est pourtant sensible. La police ou l'armée garde les édifices
publics et les armureries. Pourtant le service d'ordre reste très faible.
Toutes les forces sont concentrées dans la « zone neutre », c'est-à-dire
le Palais Royal et le Parlement. Le Gouvernement a organisé là une
véritable forteresse. La circulation y est contrôlée. Des chars sont en
position.
Une réunion à la Maison du Peuple.
Je me rends aussitôt à la Maison du Peuple, guidé par des petits
groupes de grévistes qui vont aux nouvelles. En approchant, les
grcupes se font plus nombreux, on s'interpelle, les discussions s'ani-
ment. Tous posent la même question, et les bourgeois qui regardent
de leurs fenêtres aussi : « Le mouvement reprendra-t-il, après la
cassure de Noël et du Nouvel An ? ». Chacun est décidé, mais chacun
s'inquiète de l'attitude des autres, et surtout de l'attitude des diri-
geants syndicaux. Car la lutte est commencée depuis deux semaines,
et chacun sent que les jours suivants seront décisifs.
Lorsque j'arrive, la rituelle réunion d'information touche à sa
fin. La salle est houleuse. Il y a environ 1 200 grévistes. Au bureau,
Brohon, qui vient d'annoncer une concentration dans Bruxelles pour
le lendemain, mardi 3 janvier à 10 heures, parle de la nécessité de
manifester dans la dignité, d'éviter les provocations qui se « retour-
nent contre nous », et dénonce les « irresponsables ». La salle scande
violemment : « Marche sur Bruxelles », « Grève générale ». Les
« commissaires » au brassard rouge, tentent de ramener le silence.
Finalement, Brohon entonne l’Internationale, reprise par les commis-
saires puis peu à peu par la salle. Un commissaire qui me voyait
prendre des notes s'approche ; je le questionne. Il m'explique que la
grève générale n'a jamais été décrétée à Bruxelles, où les grèves sont
tournantes. Les traminots tel jour, les grands magasins tel autre, etc...
25
« Pour ne pas essouffler les gars, et puis ça gêne le gouvernement,
vous comprenez ».
« Tu parles si je comprends ».
Ma réponse a l'air de le vexer. Je le plaque.
En sortant, les commentaires vont bon train : « C'est pas comme
ça qu'on obtiendra quelque chose », « la dignité, je l'emmerde ». Mais
même les plus combatifs et les plus conscients se raccrochent à la
manifestation du lendemain que chacun voudrait décisive. Pendant
toute la durée de la grève, cette attitude a persisté : « Demain, çu
pètera ; demain, il faudra bien qu'ils fassent quelque chose ». Chacun
espère une relance politique et ne voit d'autre moyen pour rompre
l'immobilisme des organisaticns que des manifestations violentes.
Beaucoup espèrent que les grévistes du Borinage viendront à Bruxelles
malgré les dirigeants.
Chez les Jeunes Gardes Socialistes (3).
Au local des Jeunes Gurdes Socialistes, l'attitude est la même,
mais l'ambiance est toute différente. Elle regroupe dans une certaine
confusion idéologique des éléments très combatifs. Sur le Congo,
l’Algérie, ils sont les seuls en Belgique, avec l'équipe du journal La
Gauche, à avoir pris des positions révolutionnaires.
Depuis le début des grèves, ils déploient une activité extraordi-
naire, au point que le Parti Socialiste a fait planer la menace de
provoquer leur dissolution.
L'accueil est méfiant, on cruint les indicateurs. Heureusement
j'ai de quoi prouver qui je suis. Aussitôt rassurés, les jeunes Gardes
font preuve d'un sens de la solidarité internationale vraiment extra-
ordinaire. Malgré leur activité débordante, ils feront leur possible
pour m'aider. Pendant tout mon séjour je serai admis, et je me
considérerai, comme l'un des leurs.
Tout en peignant un calicot pour la manifestation du lendemain,
nous discutons de la situation. Les répercussions en France et en
Europe, la signification de cette lutte pour le mouvement ouvrier, Ce
qui est possible, ce qui ne l'est pas. Tous font une critique extrême-
ment violenté de l'attitude des parlementaires socialistes et des bonzes
syndicaux : « Ce sont des cons, des lâches, ils ne comprennent rien,
ils défendent leur fromage ». « La grève bouscule leurs habitudes
autant que celles des bourgeois ». « Ils ne font pas confiance aux
ouvriers ».
Je suis stupéfait de la violence des critiques, d'autant plus que
pour la plupart, cette prise de conscience est très récente. Elle s'est
faite, à la faveur des multiples conflits qui sont nés au cours de la
lutle. Pourquoi se faisait-on traiter de provocateurs dans les concen-
trations, par les commissaires ? Pourquoi ceux-ci lançaient-ils le
lamentable « Eyskens boîten » (4) pour couvrir les slogans des JGS :
« Marche sur Bruxelles. Grève générale. Les usines aux ouvriers » ?
Pourquoi était-il soudain si difficile d'obtenir du papier pour les
tracts ? Peu à peu, la prise de conscience s'approfondit. Certains font
état de la rage des ouvriers qui ne comprennent pas que 15 jours
après le déclenchement de la lutte, la grève générale ne soit même
pas décidée à Bruxelles, et qu'on leur ordonne de reprendre le
travail, de le quitter, de le reprendre encore... Peu à peu on se rend
compte que ce n'est pas seulement une question de personnes ou de
tactique, mais que les objectifs ne sont pas les mêmes : « le travail
quotidien d'un bureaucrate politique ou syndical, n'a aucun rapport
avec les tâches à remplir en période de lutte ».
Tous se rendaient compte d'une part, que pour obtenir la victoire,
(3) Jeunes Gardes Socialistes : organisation de jeunes du Parti
Socialiste Belge, très à gauche et en opposition avec la direction du
PSB.
(4) « A bas Eysken's ».
26
il fallait absolument que la lutte soit organisée, et d'autre part, que
la bureaucratie politique et syndicale était incapable de jouer ce rôle,
qu'en fait elle « gaspillait la combativité des ouvriers ». Personne
ne comprend par exemple pourquoi les dirigeants s'opposent à la
« Marche sur Bruxelles ». On m'explique que cette « marche » est tra-
ditionnelle dans le mouvement ouvrier belge. En 1950 elle a provoqué
ra chute de Léopold. Mais surtout, à Anvers, à Gand, à Bruges et dans
bien d'autres endroits, les ouvriers flamands sont aussi combatifs
que les ouvriers wallons, mais sont écrasés par une société paysanne
of cléricalisée. De plus, contrairement aux régiments wallons, les régi-
ments flamands obéissent inconditionnellement
gouvernement.
Seule la solidarité de travailleurs wallons et flamands peut assurer
la victoire.
Mais comment organiser cette solidarité ? Comment faire pour
que les wallons, qui ressentent aussi ce besoin, brisent l'opposition
des leaders ? Faute de moyens, les JGS espèrent que des incidents
violents à Bruxelles le lendemain obligeront les bureaucrates à agii
all
Dans le Borinage.
Le soir même, je profite de la voiture d'un gréviste pour aller à
Mons. Là-bas tout est calme. La grève est totale. Les grévistes frater-
nisent avec la police, et avec les quelques militaires du contingent qui
sont là, les autres n'osent pas bouger, de peur de provoquer des
incidents.
Vers Charleroi, pour empêcher les mouvements de troupes, des
arbres coupés sur la route, des barrages de pavés, des clous, et même
une grue de 70 tonnes, couchée sur la chaussée. Dans la grande salle
de café, qui est aussi le local syndical, une cinquantaine de grévistes.
Les conversations sont animées. Dans la salle, derrière, on fait des
paquets de sandwiches pour les piquets, ainsi que de la soupe et du
café. Continuellement, des voitures partent ravitailler les piquets, ou
pour les relayer. Tous ceux qui sont présents participent à l'orga-
nisation. Je suis tout de suite invité à une table. Ils sont contents
qu’un camarade français s'intéresse au mouvement. « Quelles sont
les répercussions en France » ? On voudrait bien que les syndicats
français empêchent réellement la livraison d'électricité à la Belgique.
Ils savent que tout dépend de la situation à Bruxelles et en Flandre,
mais ils sont décidés à tenir jusqu'au bout. « La Loi Unique, c'est
important, mais les causes sont beaucoup plus profondes ». « On en
a marre, tu comprends ». « Ils se foutent de nous » ! « Même si on
n'obtenait rien, on leur a quand même montré qu'on les emmerde »,
« ils ont la frousse ». Un vieux cheminot : « J'ai jamais connu une
ambiance comme ça, on n'a jamais été aussi heureux ». Ils sont tous
très fiers que le mouvement soit de la base. « Le syndicat, y croyait
pas qu'on en serait capable, mais ça peut durer encore un mois, on
leur en
a bouché un coin ». Tous ont les yeux tournés vers les
Flandres : « T'as vu à Anvers et à Gand ». A cette date, aucun orgueil
wallon, au contraire, on admire les camarades flamands qui sont
dans des conditions plus difficiles. On regrette presque que la situa-
tion soit si calme ici. Je leur parle de la « marche sur Bruxelles ».
« Ah ! Si en la fait, ça pétera ! mais il faut attendre que les
syndicats la décident, on peut pas l'organiser comme ça ».
Mais leur victoire est si totale en Wallonie qu'ils sont presque
sûrs du succès. « Bien sûr, si le gouvernement gagnait en Flandre, le
fédéralisme serait la seule solution ». « Il faudrait lui faire payer
cher ». Cinq jours plus tard, après l'échec politique des concentrations
de Bruxelles, mardi et mercredi, malgré le nombre des participants,
et après les tentatives de compromis des parlementaires socialistes,
on assistera au réveil d'un « nationalisme wallon » encouragé par
l'appareil syndical. Des mensonges purs et simples et des arguments
racistes commencent même à circuler.
Une dernière question : l'abandon de l'outil. « ça c'est grave,
27
tu comprends ». « Ça radicaliserait la lutte ». Tous y sont favorables,
« pourvu qu'on soit prêt à aller jusqu'au bout ».
Mais en dehors de l'élément psychologique, on ne voit pas ce que
ça rapporterait de plus. La Marche sur Bruxelles leur semble plus
efficace. Mais on commence à parler de nids de mitrailleuses et de
barrages de l'armée sur la route de Bruxelles. En réalité, les seuls
barrages sont des barrages de grévistes, comme je le verrai le len-
demain.
Les concentrations du 3 et 4 janvier à Bruxelles.
La lutte est commencée depuis 15 jours. Toute la Belgique a les
yeux tournés vers Bruxelles. Ces journées seront décisives. Tout est
encore possible, mais si le mouvement ne s'amplifie pas à Bruxelles
et en Flandre, si les organisations qui ont très vite repris le contrôle
du mouvement se figent dans l'immobilisme, l'échec final est inévi-
table, le séparatisme wallon ne peut constituer qu'une satisfaction
d'amour-propre, et un moyen pour l'appareil syndical de sauver les
meubles.
Mardi 3 janvier.
10 heures. Plus de dix mille personnes devant la Maison du
Peuple. Je viens de rentrer de Mons avec des Borains qui voulaient
se battre à Bruxelles, Tout le monde est décidé et anxieux : « Va-t-il
enfin se passer quelque chose ». Les commissaires sont très nombreux,
3 rangs en tête, et tout le long du cortège, en serre-file. Pour la
ne fois les grévistes vont défiler pendant des heures dans Bruxelles.
La police reste passive. Les gendarmes surveillent de loin. Souvent
les slogans des JGS (Marche sur Bruxelles grève générale les
usines aux ouvriers) couvrent les slogans officiels (Loi Unique Non !
Eyskens boîten). Devant les banques la foule scande : « les banquiers
doivent payer » ! Les vitrines volent en éclats. Les commissaires se
précipitent pour maîtriser les « provocateurs », mais la foule prend
leur défense et la pluie de boulons redouble. Pourtant une vitre de
plus ou de moins, tout le monde s'en fout. Tous attendent le meeting
qui doit clôturer le défilé. Or, arrivés place Rodgers, les commissaires
et les calicots, en tête, se dispersent dans 4 ou 5 directions différentes,
suivis par des groupes compacts. La concentration est disloquée.
Quand la foule s'en rend compte, il est trop tard, malgré les efforts
des JGS et des étudiants qui s'assoient par terre. Finalement, les
groupes de manifestants sont dispersés. Quand les gendarmes à cheval
font leur apparition, il reste à peine 1 000 manifestants. Les incidents
violents qui suivront ne font que traduire la rage d'avoir été une
fois de plus trahis. La foule attaque les gendarmes et les bloque
dans une rue adjacente aux cris d' « Assassins ! » et en lançant des
boulons et des billes pour arrêter les charges de cavalerie. 3 fois, les
gendarmes nous chargent sabre au clair. D'un camion un gendarme
nous menace de son revolver. Un incident mortel est possible, mais
pourquoi ? De loin, cette combativité sans objectif peut paraître
absurde... En rentrant un JGS me dit : « Heureusement qu'il y a eu ça,
il faut que les wallons sachent qu'on se bat à Bruxelles ».
Mercredi 4 janvier.
Même scénario, mais les positions sont plus tranchées. Le service
d'ordre est décidé à ne pas se laisser déborder, et les manifestants
ne veulent pas une fois de plus perdre leur temps. Pendant le défilé,
le ton monte. De nombreux incidents éclatent entre les grévistes et
les commissaires, et entre les manifestants. Les ouvriers tiennent à
se démarquer des petits-bourgeois sociaux-démocrates. A plusieurs
reprises, des ouvriers crient : « Pas de bourgeois dans le cortège ».
Beaucoup commencent à ressentir l'antagonisme entre leurs intérêts
d'ouvriers et les intérêts des petits-bourgeois qui sont contre la loi
28
unique pour défendre leurs privilèges. La mystification propagée par
l'appareil syndical rend cette prise de conscience difficile. Elle
li'apparait pas au niveau politique mais devient très nette au niveau
les méthodes de lutte. « Les manifestations dans la dignité et la léga-
lilé, on en a marre ».
Arrivés place Fontenas, les commissaires veulent reproduire leur
tactique de la veille. Ils se scindent en répétant : Demain, 10 heures,
i la Maison du Peuple, mais cette fois ça ne marche pas. La foule
(rige un meeting. Un dirigeant syndical prend la parole, parle de
l'unité nécessaire, explique que la division entre « nous » serait une
catastrophe, déclare que la lutte sera poursuivie jusqu'au bout, puis
proclame la dislocation. Cette fois, la foule explose et reprend en
masse les slogans qui avaient ponctué ce beau discours : « Marche
sur Bruxelles, grève générale » puis bientôt : « à l'action », « truhi-
son », « démission ». Un manifestant me montre une bouteille de
nitro-glycérine : « S'ils ne font rien, ils l'auront sur la gueule au
lieu des gendarmes ». La combativité est extrême, mais sans objectif,
la foule ne sait que faire. Soudain les étudiants socialistes et commu-
nistes hurlent : « Au Parlement ». Etant donné les forces concentrées
là-bas, c'est absurde. Tout le monde en est conscient, les Jeunes Gardes
que je rencontre sont consternés. Cet objectif visiblement irréalisable
sans organisation et sans « une marche sur Bruxelles » démobilise
les éléments les plus combatifs. Plus de 2000 personnes s'y rendent
cependant. Les incidents seront là encore très violents. Deux tramways
sont saccagés, la gendarmerie, puis la police nous chargent plusieurs
lois et des petits groupes de grévistes manifestent tard dans la nuit,
Un jeune ouvrier, devant l'immeuble de la SABENA, en fuyant devant
une charge de gendarmes : « Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse tout
seuls contre les flics ? Ces salauds-là n'organisent rien d'efficace ».
Interview de « blousons noirs » :
Citation d'un journal : Ce genre de manifestation est
l’æuvre de provocateurs étrangers à la grève, de blousons noirs »...
Alors, c'est vous les éléments étrangers, les perturbateurs qui
troublent les manifestations dignes et pacifiques, de vos provoca-
tions ?
Bien sûr que c'est nous. Toujours en tête. Tu peux dire que
c'est nous qui menons les cortèges.
Vous menez les cortèges ?
Oui, c'est nous qui animons les manifestations de rue. Mais,
crois-le bien, les autres nous suivent ! Simplement, ils sont un peu
plus vieux, plus modérés, ils ont besoin que les jeunes les secouent.
Quel âge avez-vous donc ?
A peu près 17 à 20 ans, mais il y en a aussi qui sont plus
âgés : 22-25 ans.
De quel milieu social vous venez ?
De tous les milieux : apprentis, ouvriers, manutentionnaires,
postiers, étudiants, écoliers.
N'est-ce pas les JGS qui se sont trouvés régulièrement à la
tête des manifestations ?
C'est vrai, les JGS ont jcué et jouent encore un très grand
rôle pour entraîner la foule et lancer des mots d'ordre. D'ailleurs,
certains d'entre nous sont aussi JGS, mais ce n'est pas général.
29
-
1
La grève
vue par ceux qui l'ont faite
A Liége, par C.
Le 2 janvier, 300 grévistes environ, conduits par des jeunes
organisent une manifestation spontanée dans les rues de Liége, ils
cassent les vitrines à coups de brique et hurlent : « A l'action, à
l'action ». La police liégeoise intervient mais après de violentes
bagarres rue Saint-Gilles, les manifestants continuent victorieusement
leur roude jusqu'à la gare des Guillemins où ils crient bravo aux
cheminots.
Le 3 janvier on apprend qu'un homme a été tué à Bruxelles, des
grévistes exaspérés par l'immobilisme des dirigeants syndicaux
tentent une nouvelle fois de prendre la maison syndicale d'assaut,
ils sont repoussés par les fanatiques des « Jeunesses syndicales »
et à ce moment-là surviennent des communistes qui portent un
calicot : « un mort, 10 blessés à Bruxelles ». Une manifestation spon-
tanée s'organise de nouveau, ce sont essentiellement des jeunes. Les
policiers encadrent la manifestation mais ils n'interviennent pas. Les
manifestants se rendent à Outremeuse (le quartier le plus populaire
de Liége) et à l'Hôtel de Ville (la mairie). Quatre jeunes vont en
délégation auprès du bourgmestre (libéral) afin de protester contre
le fait d'un gréviste tué à Bruxelles. Le bourgmestre répond qu'il a
été tué par une balle perdue. Les manifestants découragés rentrent
chez eux.
Le 4 janvier, le Syndicat organise 4 grandes concentrations dans
la région liégeoise. Des milliers de grévistes sont rassemblés. Les
jeunes gardes socialistes tentent de lancer le mot d'ordre « marche
sur Bruxelles », mais ils ne sont guère suivis. André Renard, leader
syndicaliste liégeois, préside le meeting. Il dit en substance : nous
irons jusqu'au retrait pur et simple de la loi unique, nous n'accep-
terons aucun compromis et comme arme ultime nous employerons
l'abandon de l'outil... ; il rejette l'idée de la Marche sur Bruxelles.
Il est follement applaudi par les manifestants.
Le 4, à 19 h. -30 a lieu un grand congrès d'action commune à la
Populaire (Action Commune : union des 4 formes du parti socialiste :
syndicats, mutuelles, coopératives et organisaticns politiques). Le
député J.-J. Merlot vient annoncer que tous les mandataires socia-
'lisles vont démissionner en bloc. Renard annonce l'imminence de
l'abandon de l'outil. Les congressistes les acclament follement.
La manifestation du 6 janvier à Liége, par B.
Que s'est-il passé à Liége, le 6 janvier ? Quelles leçons les
ouvriers retireront-ils de cette bataille de rues où le dynamisme
d'une minorité, inorganisée, a failli mettre en péril le déploiement
sans précédent de la répression ?
Les faits sont éloquents. La manifestation devant le syndicat avait
rassemblé quelques 40 000 participants grévistes, accourus de toute
la banlieue. Après la harangue bonhomme de Renard, sa
répétée « d'abandon de l'outil », plusieurs sinon la majorité
attendaient, au moins, un défilé en ville. Les dirigeants syndicaux,
apeurés de l'ampleur de la manifestation, lancèrent un seul « mot
d'ordre » : « Dispersez-vous dans le calme !. » C'est ainsi que la
manifestation se scinda en plusieurs tronçons, les uns regagnant
leur banlieue, d'autres, plus dynamiques, organisant à l'improviste,
un défilé sur les boulevards du centre. Un autre groupe, remontant
menace
30
la rue Saint-Gilles, fut l'objet de provocations de la part des employés
du syndicat chrétien, dont le siège est dans cette rue. Le local fut
mis à sac sans hésitation, ainsi que d'autres locaux commerçants
(déjà peu favorables aux grévistes. Les deux cortèges, finalement, se
rejoignirent, face à la gare des Guillemins.
Les éléments jeunes, abandonnés par
les commissaires »,
euren't l'idée d'occuper certaines parties de la gare notamment le
bar. Immédiatement, les cordons de police cédèrent, étant donné
l'exténuation de ce corps municipal et, faut-il le dire, le peu d'empres-
sement des agents à s'opposer aux grévistes. Par contre, aussitôt
ulertée, la gendarmerie riva en jeeps, armée jusqu'aux dents et
refoula les quelques 2000 grévistes. C'est alors que la bagarre se
(léclencha avec l'âpreté qu'on sait et, dans l'affaire, les forces de
l'ordre eurent le dessous. Leurs auto-pompes inondaient bien les
manifestants, mais ceux-ci, encapuchonnés dans de longs imperméa-
bles, ne prêtaient aucune attention à ces jets d'eau, pour le moins,
à vous couper le souffle. En un clin d'æil, les vitres des halls volèrent
en éclats, le mobilier du buffet de la gare s'abattit sur les jeeps des
pandores. Refoulés, pied à pied, tout le long de la rue des Guillemins,
les manifestants formerent alors une masse de manæuvre et une sorte
d'arrière-garde, destinée à tenir « les forces de l'ordre » en alerte
sur les boulevards. La masse de maneuvre, encadrée par deux ou
trois camarades, s'en revint vers le centre.
Il fallait un nouvel objectif à cette masse. Le défilé en lui-même
n'aurait rien signifié. L'un des camarades eut l'idée de lancer les
grévistes à l'assaut du journal La Meuse, le plus réactionnaire de la
région et objet de la haine de tous. C'est ici que l'improvisation de
la manifestation joua à la fois pour elle et contre elle. Un bref
colloque sur un terre-plein et il est décidé que le mot d'ordre sera
transmis de bouche à oreillè, et non scandé, afin d'endormir les poli-
ciers, toujours présents. Ce qui fut fait. Au pont d'Avroy, le cordon
de flics cède sans résistance et la masse de manæuvre s'engouffre
au boulevard de la Sauvenière, siège du journal. La colonne s'avança
devant l'immeuble, en scandant les habituels slogans contre Eyskens
et la loi unique. Arrivée un peu au-delà de l'immeuble et alors que
les policiers échangeaient déjà un fameux soupir de soulagement, les
grévistes, par un demi-tour à gauche impressionnant (d'autant qu'il
était imprévu), firent face au journal et lancèrent le mot d'ordre
jusque-là tenu secret. En une seconde, les pavés volèrent vers les
fenêtres. Les gendarmes, revenant des Guillemins, chargent les mani-
festants à coups de grenades fumigènes et de jets d'eau. Un camarade
prévient tout le monde de ne pas se frotter les yeux car c'est la
meilleure façon de ne plus rien y voir.
Dispersés, les manifestants mettent les rues adjacentes en état
de siège.
D'autres constituent un troisième cortège qui se dirige vers la
Grande Poste, distante d'environ 500 mètres, en ligne droite, attirant
ainsi d'importantes forces de l'ordre. Pendant ce temps, les grévistes,
demeurés aux alentours du journal, reviennent à l'assaut, aidés par
des camarades redescendus des hauteurs de la ville, à l'annonce des
événements. Deux fois, ils feront le siège du journal. La seconde fois,
enfin, ils enfonceront une porte latérale et saccageront les bureaux
d'une agence de voyage qui occupe les locaux du rez-de-chaussée. Mal
commandés, les grévistes perdront des minutes précieuses dans ce
travail, permettant aux pandores de rappliquer de la Poste, alors
ait suffi de descendre dans les caves et d'y saboter convena-
blement les rotatives du journal.
L'après-midi s'acheva dans les heurts éparpillés aux quatre coins
de la ville. On verra même une barricade sur le plus vieux pont de
Liége : le pont des Arches. Là, les pandores, surpris par le dos d'âne,
ne verront pas les grévistes, couchés sur le sol, les guettant dans
leur charge, se relevant d'un bond, le pavé à la main pour leur
fracasser la gueule. En Outremeuse, quartier entre tous populaire,
qu'il
31
3
eu
zone
parsemé de ruelles et de petites rues, des groupes de grévistes attirent
les auto-pompes et les fameux half-tracks de la gendarmerie (sorte de
longs camions bâchés, malaisément muniables) et montent à l'assaut
des escadrons motorisés, armés de gourdins et de barres de fer. Au
soir du 6 janvier, 75 % des blessés appartiennent aux « forces de
l'ordre ». Malgré leur inorganisation, malgré leur dispersion après la
harangue de Renard, les grévistes, grâce à l'initiative d'une poignée
et à l'extraordinaire dynamisme de la masse, ont ébranlé la belle
assurance des forces de M. Eyskens. La journée s'achève dans un
climat d'émeute. Hélas, le lendemain, c'est samedi et le week-end
déterminera une nouvelle pause dans la bataille.
Imaginons que cette manifestation ait eu lieu au début de la
semaine, le 3 janvier, au même moment que celle de Bruxelles ! Rien
ne dit et tout porte à croire que l'ampleur de cette manifestation eût
un retentissement tel à Bruxelles et ailleurs que M. Eyskens,
contraint d'éparpiller la véritable armada qui cernait la «
neutre », à Bruxelles, se fut trouvé devant un problème stratégique
autrement difficile et qui l'eût amené à céder définitivement devant
la puissance des grévistes. Hélas, la direction syndicale
et en
premier lieu, Renard plaça cette manifestation à la fin d'une
semaine qui avait été marquée par un débat académique à la Cham-
bre. Ici encore se constate le manque de coordination entre action
politique et la volonté sans cesse grandissante des grévistes qui
voulaient se battre et non « se disperser dans la dignité ». Ce qui
a été possible dans l'improvisation serait mille fois plus payant si
les ouvriers se réorganisaient, en dehors de tout parti ou syndicat,
en mettant en place un dispositif secret insurrectionnel, en préparant
un plan d'action visant à s'emparer des points-clés de la vie publique
(mairie, radio, etc.). Les « émeutes » de Liége démontrent, qu'au
xx° siècle, en face des forces de répression équipée d'un appareillage
ultra-moderne, la seule chance de réussite des manifestants réside
dans leur mobilité, leur promptitude à saisir toute occasion de tenir
en alerte des forces de police de plus en plus disséminées, à opérer
des « marches » sur les grands centres industriels avant le bouclage
militaire qui s'effectue dans un minimum de huit jours. Cette leçon
essentielle de la grève, les syndicats et les partis politiques, enlisés
dans la « légalité », là passeront sous silence. A nous d'en prendre
la responsabilité.
La fin de la grève, par C.
Le 11 janvier, nouveau congrès d'Action Commune. Merlot
annonce que les députés socialistes ne démissionneront pas. Les
Flandres et Bruxelles abandonnent le combat. A partir du 16 janvier
les grévistes découragés reprennent un à un le travail. Il ne reste
plus dans le combat que la grosse industrie (métallurgie et side-
rurgie). Ceux-là sont décidés à tenir aussi longtemps qu'il le faudra
mais Renard leur annonce le 18 janvier que les caissés sont vides,
qu'ils sont seuls dans la lutte et qu'il vaut mieux reprendre le
travail. Voilà comment se termine le 23 janvier ce qu'on a appelé
la grève du siècle.
Commentaires, par B., de Liége.
Toute grève est politique. Toute grève générale met en cause le
système politique à l'aide duquel les capitalistes ont emprise sur
l'Etat. Il en résulte que toute grève se développe à la fois sur le
plan syndical et sur le plan politique. Mais, à la différence des mouve-
ments de protestation petits-bourgeois qui progressent en ligne droite,
soit vers leur objectif immédiat et limité, soit vers la mythification
de leur action, la grève, arme essentielle du prolétariat, exige que
l'action syndicale soit complétée par l'action politique ou que celle-
ci, à un moment donné, prenne le pas sur les revendications qui ont
déclenché la lutte. Autrement dit, les perspectives et consignes d'action
32
d'une grève générale progressent en zigs-zagtsy et non selon la loi qui
régit les autres mouvements. Qu'avons-nous vu; en Belgique ? Des
zigs-zags ? Oui, certes, mais dirigés tous contre la grève. Rien
n'illustre mieux ce manque de coordination entre les différents plans
de l'action que les tractations « parlementaires » qui eurent lieu à
l'occasion de « l'amendement Van Acker ». Celui-ci, en fait, n'était
pas destiné à satisfaire certaines revendications, encore moins à les
élargir au plan politique. Il était avant tout un coup de sonde destiné
à détendre l'atmosphère entre les partis, à diviser l'effort admirable
des grévistes en leur laissant croire qu'il y avait une possibilité de
négociation. Or, justement, cette possibilité ne s'est jamais offerte
sur le plan syndical. Cette négociation par le haut contrait l'élan
de la masse et permettait, au contraire, un effritement du mouve-
ment, rendant possible, du même coup, et l'apaisement, avec la reprise
du travail, et la répression, après la reprise du travail. C'est ce qui
se produisit dans la semaine qui suivit cette tractation. Les ensei-
gnants de Liége-Ville donnèrent eux-mêmes le signal (en dépit d une
forte minorité contre la reprise du travail) de cet abandon, sous
prétexte qu'il y avait plus de risque à laisser les écoles officielles
sans professeurs alors que les écoles confessionnelles n'avaient fait
grève à aucun moment. On alla jusqu'à faire usage du « civisme »
traditionnel des enseignants comme d'un moyen de chantage. D'autres
secteurs reprirent le travail (notamment les tramwaymen et les
postiers) parce que le fonds de grève était épuisé.
C'est ainsi que du 6 janvier, point culminant de la grève, au
15 janvier, date de l'assemblée des « mandataires » wallons à Saint-
Servais, il fut permis des « lâchages », certes, localisés, mais qui
donnèrent des coups sérieux à l'ensemble du mouvement. Les socia-
listes attendirent donc, en toute quiétude, l'effondrement de la grève.
Leur « second front politique », tant souhaité par Renard, fut un
coup d'épée dans l'eau et d autant plus qu'ils refusèrent de démis-
sionner en bloc comme l'idée en avait été lancée par les grévistes
du Borinage. Quel risque y avait-il encore de se constituer en
assemblée majoritaire et légitime de la Wallonie », au soir du
15 janvier ? Aucun., Quelle efficacité représentait l'adresse au roi,
rédigée par ces mandataires, tranquillisés sur l'usure de la grève ?
Aucune. Certes, l'industrie lourde, les mines et les cheminots pour-
suivirent la grève une semaine encore, mais ce n'était-là, bien entendu,
qu'une retraite en bon ordre. Dès le milieu de la semaine du 15 au
21 janvier, les cheminots de Namur, les mineurs borains, liégeois
reprirent le travail. Les métallos, isclés, auraient pu encore pour-
suivre le mouvement. Mais ce n'était pas la même chose qu'en 57 où
leur grève pour le double pécule de vacances avait duré 5 semaines,
isolée. Là il s'agissait d'une grève non soutenue, ici, il s'agissait
d'une bataille générale. Finalement, les métallos reprirent le chemin
des usines et ce ne fut pas, comme tend à le faire croire la direction
syndicale, parce que « la grève était suspendue ». La grève était
terminée : la vraie bataille commençait dans les usines, les ateliers,
les grands magasins, les services publics contre la répression, dont
on avait ouvert le chemin. Faute d'en tirer la leçon, l'organisation
syndicale risque aujourd'hui d'être emprisonnée dans le fameux
« statut » syndical que les droitiers s'efforceront d'obtenir, si les
élections leur sont favorables.
<
Après la grève, par E., de Mons.
Les travailleurs jugent durement leurs dirigeants. Sur le plan
politique ils n'ont plus confiance aux politiciens toujours trop rapides
au compromis. Sur le plan syndical il n'a pas été digéré que la FGTB.
n'ait jamais décrété la grève générale et réalise pour une fois l'union
totale entre les flamands et les wallons.
Il n'est pas interdit de penser que les élections sanctionneront
33
tout cela par de nombreuses affiliations aii parti communiste dont
la ligne de conduite fut exempte d'équivoque. Son objectiy fut inva-
riablement le retrait de la loi unique suivie de la démission du
cabinet Eyskens.
Après la grève, par C., de Liége.
on
Les travailleurs, pris individuellement, sont tous hostiles à leurs
directions mais ils ne le disent pas collectivement : on est mécontent
des cadres syndicaux, mais reconnaît qu'il était, après tout,
< normal » qu'ils viennent diriger la grève, puisqu'ils ont été élus
pour défendre les travailleurs. Il y a donc une confusion sur les
responsabilités, la trahison étant attribuée tantôt au parti socialiste
plutôt qu'au syndicat, et tantôt inversement. Beaucoup gardent des
illusions de revanche par la victoire du PSB aux élections, comme
si leur vie pouvait en être le moins du monde affectée. Tous décrivent
les erreurs, ou même la fonction de frein dè leurs directions, mais
ils se demandent enccre comment ils pourraient s'en servir au mieux :
34.
Les leçons des grèves belges
la
Les principales leçons des grèves belges qui nous intéres-
sent ici concernent l'orientation et la direction du mouvement.
Si l'extraordinaire mouvement des travailleurs belges a
échoué, ce n'est certainement pas par manque de forces. Mais
comment ces forces ont été orientées, conduites, dirigées ?
Si l'on peut se passer d'une direction générale pour faire
une grève dans un atelier, on ne peut pas s'en passer pour
la faire dans tout un pays. Mais quelle peut être cette direc-
tion ?
Nous le disons tout de suite : pour nous, cette direction
ne peut être
que
celle créée
par masse en lutte elle-même.
La direction de la grève devait être formée par des Comités.
de grève élus et révocables, qui se seraient fédérés sur le plan
local, régional et national et qui auraient assuré la coordina-
tion du mouvement. Seule une telle direction, pour les raisons
que nous exposerons plus loin, peut être efficace, et seule elle
peut exprimer la volonté des travailleurs en lutte.
Mais en Belgique, dans la mesure où le mouvement a eu
une direction, celle-ci a été assurée par les chefs de la FGTB
et du PSB, par la bureaucratie syndicale et politique.
Cette bureaucratie prétend qu'elle est la seule capable de
diriger, parce que c'est son métier. Des Comités de grève élus ?
Ils. en seraient incapables, comment voulez-vous que des
simples ouvriers affrontent et résolvent les problèmes de la
direction d'une lutte nationale ? Nous seuls, disent les bureau-
crates, sommes capables de diriger ; et d'ailleurs nous avons
la confiance des ouvriers.
La bureaucratie a-t-elle mérité la confiance des ouvriers ?
Les événements se sont chargés de répondre à cette question,
et tout commentaire serait superflu. Mais, puisque la bureau-
cratie prétend être la seule capable de diriger, voyons com-
ment elle a dirigé.
Une force d'un million de grévistes décidés à se battre
doit être utilisée au maximum de ses possibilités. Au contraire
dans ce mouvement les travailleurs n'ont tiré que le minimum
de cette force.
Il fallait en premier lieu entraîner le plus grand nombre.
de travailleurs dans le mouvement.
Le mouvement devait donc s'efforcer de s'associer les
35
travailleurs - flamands. Pour que les travailleurs flamands se
solidarisent avec les Borains ou les Liégeois, des appels à la
lutte ne suffisent pas.
Il faut
que les revendications contiennent
des objectifs valables pour les deux comm: inautés.
Or, la bureaucratie syndicale a mis en avant le « fédéra-
lisme wallon », orientation à condamner pour trois raisons :
D'abord, parce qu'elle tendait à circonscrire le mouve-
ment dans la Wallonie et à séparer les travailleurs des deux
régions du pays. Comment les dockers anversois auraient-ils
puisé leur énergie dans une revendication qui ne les touchait
pas ? Les travailleurs flamands parce qu'ils sont minoritaires
dans leur communauté la Flandre est beaucoup moins
industrialisée que la Wallonie --- sont handicapés dans leur
lutte. Le fait qu'il y avait derrière eux près d'un million de
travailleurs wallons en lutte aurait pu changer le rapport de
force en Flandre en faveur des ouvriers flamands. Ceux-ci
n'étaient plus seuls, ils pouvaient s'appuyer sur le combat
de leurs camarades wallons. Cette situation modifiait le désé-
quilibre des forces antérieures. Elle devait être exploitée au
maximum.
Ensuite, parce que c'est une orientation réactionnaire.
Dans le monde actuel où de plus en plus l'économie et la
politique se concentrent, où les capitalistes regroupent et
rationalisent leur industrie, où les barrières des Etats s'abais-
sent, où les concepts nationaux s'effacent, l'objectif du morcel-
lement, de la séparation de la Wallonie est réactionnaire; réac-
tionnaire du point de vue capitaliste, réactionnaire du point
de vue du prolétariat. La concentration du capital, la plani-
fication de l'industrie à une échelle constamment élargie, sont
les objectifs du capitalisme moderne. A cela les travailleurs
n'ont pas à répondre : « Pas de concentration, pas de plani-
fication ; fédéralisme, séparatisme, etc. ». Les travailleurs
doivent répondre : « C'est nous qui voulons concentrer, plani-
fier, unifier, supprimer les préjugés nationaux, les barrières
linguistiques. C'est nous qui voulons le faire, mais à notre
profit, tandis que vous, capitalistes, le faites au vôtre ».
Enfin, c'était clair dès le départ que l'objectif du Fédé-
ralisme était irréalisable. Les stratèges s'avérèrent des imbé-
ciles à moins qu'ils ne fussent tout simplement des salauds.
Voilà le réalisme de la bureaucratie.
Il y a en Belgique aussi bon nombre de travailleurs
italiens, il y a des Algériens. Ces travailleurs partagent le
même sort que les Belges, ils vivent au milieu de leurs villes.
Ne devait-on pas tout faire pour que ces travailleurs trouvent
dans la lutte des objectifs qu'ils puissent partager ? Le retrait
de la loi unique et à plus forte raison le fédéralisme wallon,
ou de nouvelles élections, ne pouvaient que les laisser indiffé-
rents. Pourquoi ne pas inclure dans la lutte des revendications
propres
à ces minorités ou bien inclure des revendications
communes aux travailleurs belges et étrangers ?
36
Ce n'est pas en clamant l'unité des travailleurs qu'on la
réalise, c'est en donnant des raisons objectives aux travailleurs
de s'unir.
Il fallait ensuite utiliser au maximum la force de travail.
leurs, en lutte.
Le mouvement regorgeait de bonne volonté, de grévistes
disponibles, de forces impatientes de s'employer. Beaucoup de
travailleurs piétinaient, attendaient des ordres, et d'autres, las
d'attendre, partaient faire sauter une voie de chemin de fer
ou bien construire une barricade ou bien encore rentraient
chez eux découragés. Tout ce potentiel devait être utilisé. Ceci
ne veut pas dire qu'il fallait donner des mots d'ordre à ceux
qui attendaient des mots d'ordre. Il fallait inviter les travail.
leurs à mettre leurs idées au service de la grèye, il fallait
solliciter les idées des travailleurs pour
conduire le mouvement
en avant.
Pourquoi leur demander des idées ? Pour deux raisons
essentielles qui ont toujours fait la supériorité des mouvements
populaires.
Si ce sont les travailleurs qui élaborent leur tactique, qui
deviennent les stratèges de la grève, ils élaborent nécessaire-
ment une stratégie supérieure à celle des ennemis, c'est-à-dire
à celle du Gouvernement et de la police. La stratégie qui sort
de milliers de têtes, l'élaboration d'une tactique qui est le fait
de milliers d'intelligences animées du même idéal de vaincre.
est plus efficace que celle du Préfet de Police ou du Premier
Ministre animés tous deux de l'idéal de ne pas être renvoyés.
Le combat élaboré démocratiquement par ceux qui doivent
se battre est infiniment plus efficace que celui élaboré par
ceux qui font se battre les autres. La tactique définie par ceux
qui connaissent concrètement le terrain de la bataille est
infiniment supérieure à celle que décident des officiers ou des
bureaucrates éloignés. Les stratèges militaires d'aujourd'hui
en sont arrivés eux aussi à des conclusions identiques en cons-
tatant l'efficacité des armées révolutionnaires aussi bien
chinoises qu'algériennes.
Dans ce combat la bureaucratie a agit comme un général
d'Empire au moment même où les généraux des armées capi-
lalistes essaient de copier les stratèges des armées populaires.
Il aurait donc fallu utiliser la créativité des travailleurs
et mettre leur intelligence à la tête du mouvement. La direc-
tion syndicale l'a ignorée. De plus, quand les travailleurs
ont dit : « A Bruxelles », elle a dit : « Non ».
L'autre raison pour laquelle la stratégie élaborée par les
travailleurs est plus efficace c'est que les travailleurs qui
auront élaboré en commun le plan de campagne seront beau-
coup plus disposés à réaliser ce plan que s'il a été fait par
d'autres à leur place. Leur combativité sera plus grande.
37
Il fallait utiliser des moyens de lutte correspondant à
immense étendue du mouvement.
Il ne fallait pas rester sans rien faire. Les meetings que
la direction syndicale donnait en pâture aux travailleurs ne
pouvaient pas être considérés comme une action.
La force des travailleurs était considérable. Le Borinage
et le Liégeois complètement paralysés, des mouvements de grève
à Bruxelles, des grèves en Flandre, à Anvers et à Gand. Toute
une armée de travailleurs disponibles. Une armée décidée,
qui n'avait pas attendu les mots d'ordre pour se mettre en
grève, qui construisait des barricades, crevait les pneus des
automobilistes, empêchait les jaunes de travailler.
Quels étaient les besoins de cette armée de travailleurs ?
Des discours pour lui faire comprendre les causes pour
lesquelles elle luttait ? Certainement pas. Elle était la mieux
informée sur la question ; à moins que l'on considère que les
travailleurs qui la constituaient agissaient dans état
d'inconscience totale. Pourtant la direction du mouvement
n'avait que des discours à proposer aux manifestants.
Pour préparer une lutte il faut faire des meetings, il faut
manifester dans la rue, faire le plus de bruit possible pour
ameuter la population, pour l'entraîner dans le combat. Mais
une fois la lutte engagée il faut passer à une autre étape du
combat. On ne peut répéter indéfiniment des exhortations.
Cette étape n'a jamais été franchie par les chefs du
mouvement. Il y avait les travailleurs, il y avait la combativité,
mais il manquait le courage et la détermination de leurs chefs;
et cette combativité qui restait inutilisée s'est retournée
souvent vers des actes de désespoir : le sabotage et la bagarre
avec la police.
un
L'ABANDON DE L'OUTIL.
La bureaucratie s'était opposée à la marche sur Bruxelles;
en compensation elle proposa l'abandon de l'outil. Si la situa-
tion n'avait pas été aussi tragique, l'histoire de cette menace
ferait à elle seule le sujet d'une galéjade marseillaise. Tandis
que Eyskens affirme qu'il ne transigera pas, Renard dans un
meeting s'écrie : Si le Gouvernement ne veut pas céder,
nous durcirons notre position et envisagerons l'abandon de
l'outil ».
Puis les jours se succèdent, le Gouvernement ne cède pas
et la menace de l'abandon de l'outil figure dans tous les
discours de Renard. Le principe en est approuvé par le Comité
National de la FGTB, mais entre le principe et la réalisation
il y a un abîme qui ne sera jamais franchi. Il est dit dans la.
résolution du Comité National que les syndicats wallons déci-
deront quand doit être appliquée cette décision. Ils ne le
décideront jamais et cela Renard le sait très bien. Il a voulu
gagner du temps. Désormais la lutte larvée de la bureaucratie
contre les travailleurs se situe sur ce terrain : gagner du temps
38
pour que le mouvement perde de sa vigueur, s'use et finisse
par mourir de lui-même.
L'abandon de l'outil était pour la bureaucratie syndicale
une manoeuvre sans plus, car elle savait que les travailleurs
n'étaient pas tellement enthousiastes pour éteindre les hauts
fourneaux.
Mais, indépendamment de tout cela, que vaut cette forme
de lutte ?
L'extinction des hauts fourneaux est une forme de lutte
désespérée. C'est une initiative qui peut se comprendre quand
les travailleurs n'ont plus l'espoir de vaincre par d'autres
moyens. Mais lorsqu'un million de travailleurs est en grève
la situation n'est désespérée que pour les patrons et non pour
* les travailleurs.
L'abandon de l'outil c'était la dernière cartouche que les
travailleurs auraient pu utiliser au besoin, mais il fallait
d'abord utiliser toutes les autres.
De plus l'extinction des hauts fourneaux, si elle lèse
incontestablement les capitalistes qui perdent pendant une
longue période le bénéfice de l'exploitation de la sidérurgie,
n'en lèse pas moins les travailleurs employés dans ces indus-
tries. Si les hauts fourneaux s'étaient éteints, les métallurgistes
auraient été les seuls à en subir les conséquences. Pourquoi
faire porter tout le poids d'un mouvement unanime sur une
partie seulement des travailleurs ? Dans un mouvement le
rôle de l'avant-garde et des militants les plus conscients est
de sauvegarder l'unité de la lutte. Dissocier les moyens de la
grève risquait de créer aussitôt une division entre les corpora-
tions. Les métallurgistes se seraient sentis seuls à porter le
poids principal de la lutte et la propagande gouvernementale
n'aurait pas manqué de se servir de cet argument pour diviser
le mouvement et convaincre les moins solides.
La recherche systématique du combat avec la police était
aussi une forme de lutte désespérée, car ce combat n'avait la
plupart du temps aucun objectif précis. Les travailleurs
doivent être avares de leurs forces et le combat avec la police
doit avoir des objectifs : la défense d'un bâtiment ou la prise
d'un édifice, la prise d'otages, etc.
Avec un million de travailleurs en lutte qui sont prêts à
tout moment à se mobiliser et à descendre dans la rue, il
у
autre chose à proposer ; il y a des initiatives à prendre.
La marche sur Bruxelles en était une, elle aurait dans sa
dynamique changé le climat.
Mais la bureaucratie s'est constamment refusée à cette
marche ; elle a mis en avant l'abandon de l'outil comme arme
de substitution, mais sans l'intention de l'utiliser. Ainsi, à
partir d'un certain moment, le mouvement de grève a com-
mencé à piétiner, parce que aucune nouvelle initiative n'était
prise, aucun moyen de lutte, aucun objectif précis n'étaient
a
39
proposés. Et tout le monde sait que pour un mouvement de
ce type, rester sur place, c'est en fait reculer.
Le mouvement aurait pu avancer par la marche sur
Bruxelles. Mais il aurait aussi pu avancer de plusieurs autres
façons.
Par exemple, les travailleurs en grève occupaient en fait
toute une partie du territoire belge. Qui les empêchait de s'en
proclamer les maîtres et d'agir en conséquence : occuper les
entreprises et remettre en marche la production en y instau-
rant la gestion ouvrière ; refuser de reconnaître toute autorité
autre que celle de leurs propres Comités ; confier à ces Comités
la réorganisation de la vie des localités et de la région ;
déclarer propriété collective toutes les richesses de la Wallo.
nie ; inviter les travailleurs du monde entier à les soutenir ?
Une telle initiative n'aurait pas seulement sorti le mouve-
ment de l'impasse dans laquelle il se trouvait à partir d'une
certaine étape ; elle aurait eu également une immense réper-
cussion internationale chez les travailleurs des autres pays ;
elle aurait été une action exemplaire. Personne évidemment
ne peut dire quel aurait pu être le sort final d'une telle
initiative. Mais ce que l'on peut affirmer, c'est qu'en aucun
cas les résultats n'auraient pu être pires que la défaite pure
et simple, le dégoût et la démoralisation auxquels ont conduit
les travailleurs les méthodes de la bureaucratie.
CRITIQUE DE LA BUREAUCRATIE
LA BUREAUCRATIE SYNDICALE.
A l'échelon de la bureaucratie il n'y a eu ni combativité,
ni créativité, ni initiative. Il y a eu carence, disent les uns,
trahison disent les autres.
Nous disons, nous, qu'il y a eu incapacité, qui n'est pas
due aux caractéristiques personnelles des dirigeants, mais
découle de leur situation de bureaucrates. Nous disons aussi
que la direction bureaucratique poursuit des objectifs qui lui
sont propres et qui, dès qu'une lutte prend de l'ampleur, se
séparent radicalement des objectifs ouvriers. La bureaucratie
de la FGTB et du PSB, dès que les grèves se sont étendues
dans le pays, s'est trouvée prise dans cette contradiction : le
mouvement n'aurait pu vaincre qu'en élargissant et les moyens
qu'il utilisait et les objectifs qu'il se donnait ; or la bureau-
cratie ne pouvait tolérer ni des moyens de lutte radicaux, ni
des objectifs qui mettraient en cause la structure profonde
de la société belge. Car ce qu'elle cherche n'est pas de trans-
former cette société, mais de l' « aménager » juste assez pour
que elle, la bureaucratie, puisse y prendre une place de plus
en plus importante.
Nous disons qu'il y a eu incapacité, car la bureaucratie
dans la mesure où elle est détachée de la masse ne peut béné-
40
ficier de son élan et de son dynamisme. Si la direction du
mouvement avait été l'émanation directe des comités de grève,
toutes les idées des travailleurs auraient pu donner naissance
à des initiatives nationales. Une direction bureaucratisée ne
pourra jamais être l'expression authentique d'un mouvement
de masse ; elle ne pourra être faite qu'à l'image de toutes les
directions des sociétés capitalistes, incapable et omnipotente,
prolixe et stérile, omnisciente et stupide. Cette direction a
gaspillé toute la combativité, toute l'énergie des travailleurs,
comme la direction des usines gaspille le travail de ses
ouvriers. La vie même de cette bureaucratie lui interdisait de
bénéficier de cette créativité ouvrière.
Quand les journalistes interviewent Renard, ce dernier
parle comme un stratège, et la seule stratégie qui ressort de
l'attitude de la bureaucratie, c'est la stratégie de la bureau-
cratie pour la bureaucratie.
Renard n'est plus un ouvrier, il vit comme un bourgeois,
il côtoie surtout les fonctionnaires d'Etat, les hommes d'Etat,
les capitalistes. Quand on interviewe Renard il cite des chif.
fres, il parle de ce qu'il connaît, les hautes sphères de la
direction capitaliste ; il connaît les manoeuvres de couloir,
les possibilités du Gouvernement, ses intentions. Mais en quoi
cela a servi Renard ? Il connaissait beaucoup de choses et
tout ce qu'il connaissait aurait pu servir aux travailleurs ;
seulement il s'est tu devant les travailleurs. Il ne les a pas
renseignés, il ne les a pas informés de ce qu'il savait. Il les a
seulement exhortés. Devant les travailleurs Renard et les
autres se sont présentés comme les artistes, les chefs du
Gouvernement et les reines se présentent au peuple. La
bureaucratie syndicale se présente aux travailleurs avec l'uni.
que souci de PLAIRE.
Leur talent est de savoir faire du charme, mais ce talent-
là ne sert à rien dans la lutte.
Renard savait que le Fédéralisme n'avait aucune chance.
Renard savait que le Gouvernement ferait voter la loi
unique.
Renard savait que le Gouvernement belge ne capitulerait
pas devant la grève.
S'il le savait il devait le dire aux travailleurs pour que
ces derniers durcissent leur mouvement et agissent en consé-
quence.
Si Renard ne le savait pas il était un mauvais dirigeant.
A quoi lui servent les réunions avec les patrons ; à quoi lui
servent toutes ses relations si Renard se trouve en dernier
lieu aussi ignorant de la situation que le dernier des mineurs ?
Nous croyons, nous, que Renard est un bon bureaucrate
et qu'il savait.
La direction du mouvement était mauvaise et elle ne
pouvait être que mauvaise.
Non parce que Renard n'avait pas les qualités requises
41
pour le mener, mais parce que la bureaucratie de par sa fonc-
tion ne peut avoir les qualités requises pour bien mener une
action de classe. Notre critique de Renard va plus loin que
l'individu ; elle est la critique globale de la bureaucratie, plus
que sa critique, sa condamnation ; car les dirigeants bureau-
crátes s'intègrent de plus en plus dans l'appareil d'Etat.
Le syndicalisme du début du siècle s'est transformé. Un
dirigeant syndicaliste était autrefois perpétuellement traqué,
maudit par la bourgeoisie. Aujourd'hui les dirigeants syndi.
caux ont les honneurs. La bourgeoisie leur donne une parcelle
des fonctions officielles ; des strapontins dans le Pouvoir,
parfois même des situations qui font crever d'envie des fils
de famille. L'Etat bourgeois s'est transformé ; en son sein, il
y a désormais une place pour les syndicats. Ces places leur
sont accordées mais il faut une contre-partie de la part des
syndicats ; cette contre-partie c'est la reconnaissance de l'Etat
bourgeois.
LE PARTI SOCIALISTE BELGE.
Depuis un demi-siècle les révolutionnaires après chaque
mouvement ont crié à la trahison des partis réformistes.
Ce fut en 1914 quand les socialistes du monde entier
apportèrent leur concours à leurs Gouvernements respectifs.
pour la guerre mondiale.
Ce fut en 1919 en Allemagne quand les dirigeants socia-
listes écrasèrent dans le sang les révoltes ouvrières.
Ce fut encore récemment en France quand les socialistes
et les communistes votèrent les pouvoirs spéciaux au Gouver-
nement pour défendre en Algérie les privilèges des colons.
Mais nous, nous ne dirons pas que les partis réformistes
(ou staliniens) « trahissent ». Les partis sociaux-démocrates
ne sont pas des partis qui de temps à autre sont atteints par
une épidémie de trahison. Leur structure, leurs objectifs les
amènent naturellement, dans les conflits aigus, à prendre parti
contre les travailleurs.
En Belgique ils n'ont pas pris ouvertement le parti des
gendarmes ; ils ont attendu que ça se passe. Si le mouvement
s'était amplifié et si les travailleurs avaient contesté leur poli-
tique et leur fonction de dirigeants de mouvement, ils se
seraient solidarisés avec la police et le Gouvernement.
Le parti socialiste belge n'a pas trahi les travailleurs car
son programme n'a jamais été de les défendre.
Le PSB se propose pour objectif de gouverner le pays
avec des réformes de structure, avec une armée démocratisée;
mais le PSB se propose de gouverner ce pays et cet Etat tels
qu'ils sont, de mieux gérer les affaires de la bourgeoisie. Quand
il met son programme en avant, il veut montrer à la bour-
geoisie qu'il n'a pas l'intention de lutter contre elle.
Si le PSB est contre la loi unique c'est parce qu'elle est
42
absurde du point de vue capitaliste et qu'elle risque de
troubler l'ordre social. Le programme du PSB est double :
l'un que l'on montre à la bourgeoisie pour ne pas l'effaroucher,
l'autre que l'on brandit aux travailleurs dans les meetings.
Aux bourgeois le PSB montre qu'ils ont intérêt à se servir
des socialistes pour gouverner,
car les socialistes ont la
confiance des travailleurs. Aux travailleurs il montre qu'ils
doivent faire confiance à leur parti car lorsque ce dernier aura
des portefeuilles ministériels il pourra changer la situation.
Les objectifs du PSB aussi bien que ceux de la direction
de la FGTB ne sont pas des objectifs stupides. Ce sont des
objectifs qui ne sont valables que pour la bureaucratie. Ce ne
sont pas les objectifs de la classe ouvrière. Le PSB se présente
dans l'arène politique comme un parti parmi les autres qui
se propose de gérer l'Etat ou simplement de participer à sa
gestion.
Toutes les questions sont traitées par le PSB en fonction
du meilleur fonctionnement de l'Etat capitaliste.
Prenons le problème militaire ; les socialistes sont pour
la réduction des armements. D'après Le Peuple, organe du
PSB :
« Le congrès proclame qu'il est temps de mettre fin aux
incohérences et au caractère dispendieux de la politique mili-
taire poursuivie par le gouvernement actuel tant en matière
de personnel que d'équipement et dont la conséquence est
d'amener le
pays
à entretenir des forces armées dont l'efficacité
n'est pas en rapport avec le budget qui leur est consacré ».
Pourquoi donc veulent-ils la réduction des armements ?
Non pas parce que l'armée est une armée au service de
l'Etat, c'est-à-dire des capitalistes, mais parce que l'armée
coûte cher à l'Etat et qu'elle est de plus « inefficace ».
(Georges Dujardin, au Congrès du PSB).
Mais les masses populaires et surtout les jeunes travail-
leurs qui sont hostiles à l'armée, le sont pour des raisons tout
autres et bien plus profondes que le PSB. Les travailleurs
disent : « L'armée ne sert pas notre cause, mais défend la
propriété des capitalistes, c'est pourquoi nous n'en voulons
pas ». Les socialistes disent : « L'armée doit être réduite pour
qu'elle s'adapte aux nouvelles formes de combat. Une grande
armée si elle n'a pas d'engins nucléaires est une absurdité
comme tout le monde peut le comprendre ». Les travailleurs
sont contre l'armée d'un point de vue de classe. Les socialistes
sont pour la réduction de l'armée du point de vue de l'intérêt
bien compris de leur bourgeoisie.
Quand Van Acker est à la Chambre il ne parle plus devant
les travailleurs, aussi peut-il déclarer que s'il avait été Premier
Ministre il aurait agit comme Eyskens.
La vie de ces députés, de ces anciens ministres, de ces
dirigeants politiques n'a plus rien à voir avec la vie des
travailleurs. Ils sont continuellement en contact avec le Pou-
43
voir et, pour eux, être « réalistes » c'est trouver des moyens,
une tactique pour s'immiscer dans ce Pouvoir. Tout objectif
qui viserait à détruire le pouvoir bourgeois les fera hurler,
car dans la « démocratie » belge ils trouveront toujours un
fauteuil ou à défaut un strapontin. Dans un Gouvernement
de Comités ouvriers ils risquent de se trouver en chômage.
Toute autre explication du comportement du PSB serait
totalement incohérente.
LES LIMITES DE L'ACTIVITE
DES TRAVAILLEURS BELGES
Les travailleurs belges ont compris dès le départ que la
direction syndicale en qui ils avaient confiance était défail-
lante. Tous les témoignages publiés plus haut sont affirmatifs
sur ce fait. Mais l'opposition des travailleurs à la direction
bureaucratique n'a pas été très loin.
Bien sûr certains dirigeants ont été chahutés ; Renard
lui-même a dû faire des concessions ; mais à aucun moment,
à part dans des Comités de grève locaux, les travailleurs n'ont
contesté à leurs dirigeants syndicaux la direction de leur grève.
Ils ont rouspété, mais ils se sont tout de même laissés faire.
Une des raisons principales de cette lacune vient du fait
que les travailleurs belges ont été mystifiés par la tradition.
Les luttes dans la Wallonie reprennent les mêmes formes
qu'elles avaient au début du mouvement ouvrier. Si les luttes
ont conservé le même cérémonial, drapeaux, fanfares, vio-
lence, etc., elles ont conservé aussi les coutumes dépassées du
mouvement ouvrier.
Les dirigeants syndicaux ont été dans le passé des lutteurs
authentiques, et du fait qu'ils n'étaient pas encore intégrés
dans l'appareil d'Etat, ces luttes en faisaient des person. -
nages au-delà de tout soupçon. Cette liaison entre les dirigeants
et les travailleurs a disparu aujourd'hui, mais les travailleurs
ont du mal à le réaliser. Que Spaak soit un traître, encore,
oui, ils l'admettent, mais Collard, c'est plus difficile. Que Van
Acker soit un politicien bourgeois bien sûr, mais dire que
Renard est aussi un politicard, c'est trop. Ils le disent, mais
quand Renard paraît ils se taisent. Renard représente aussi
une tradition et le rejeter n'est-ce pas aussi fouler aux pieds
le drapeau et l’Internationale !
Mais il y a plus. Ce qui fit la force du mouvement a aussi
fait sa faiblesse. Ce qui fit la force du mouvement, tous les
témoignages nous le montrent, c'est la grande fraternité qui
en est née. Dès qu'ils ont déclenché la grève les travailleurs
se sont sentis libérés, les rapports humains ont changé, tout
le monde du travail s'est rejoint dans un grand élan d'amitié.
Pendant un mois il a existé deux sociétés en Belgique :
d'un côté la société officielle a continué de vivre, le Parle-
ment a continué de fonctionner, les officiers de commander,
44
lui a
les conseils d'administration d'administrer. De l'autre côté il.
y. a eu la société du monde du travail qui s'est créée dans la
rue, dans les meetings, dans les piquets de grève, foulant aux
pieds toutes les valeurs de l'autre monde, détruisant les
rapports hiérarchiques, bafouant les sacro-saints principes de
l'argent du monde des capitalistes, balayant l'individualisme,
recréant entre les individus de véritables rapports humains,
faisant surgir une société imprégnée d'amitié et de solidarité.
C'est cette atmosphère qui a soutenu ce mouvement,
donné son élan et toute sa combativité. C'est cette commu-
nauté que beaucoup de travailleurs recherchent à recréer
désespérément encore après la grève.
Cette grande kermesse a baigné les travailleurs dans
l'euphorie.
La victoire ? Mais voyons, ne l'avait-on pas déjà réalisée !
Beaucoup ont cru que cette fraternité qui se dégageait du
mouvement était la plus grande assurance de la victoire finale.
Et là encore les travailleurs ont été victimes de leurs illusions.
Certains n'ont pas voulu crier contre leurs leaders parce qu'ils
ne voulaient pas rompre la grande fraternité. D'autres ont
préféré se taire et attendre, quand ils voyaient les dirigeants
syndicaux et politiques les bafouer. Beaucoup n'ont pas eu le
courage d'affronter cette unité, de prendre la responsabilité
de désagréger cette grande kermesse. Ils n'ont pas eu la force
de le faire et c'est là, nous le savons bien, qu'il faut avoir le
plus de courage. Se battre contre la police n'est rien à côté
du courage qu'il faut pour affronter la bureaucratie quand
cette dernière a l'appui d'une partie de vos propres cama-
rades.
Cette force là certains jeunes l'ont eu, parce que moins
attachés aux traditions et moins liés à la population. Mais
la classe ouvrière belge n'a pas pu, encore cette fois-ci, trouver
en elle-même la force et la conscience nécessaires pour se
libérer à la fois des bureaucrates « ouvriers » et des capita-
listes.
CRITIQUE DE LA GAUCHE
Beaucoup de militants groupés autour du journal La
Gauche ou dans les Jeunes Gardes Socialistes ont eux aussi
critiqué les méthodes de la bureaucratie syndicale. Ils ont
appuyé les travailleurs sur le principe de la grève générale.
Ils ont appuyé et propagé l'idée de la marche sur Bruxelles.
Ils ont poussé les manifestations, débordé les services d'ordre
des syndicats, transformé les manifestations calmes et pacifi-
ques en manifestations quasi-insurrectionnelles. Ils ont été
en un mot le noyau des « durs » du mouvement c'est-à-dire
l'avant-garde.
La tactique et l'objectif de ces militants ont été de pousser
le mouvement et ils ont en effet poussé le mouvement. Ce
furent les militants les plus courageux et les plus dynamiques,
45
mais ils se sont heurtés à la bureaucratie syndicale et à celle
du PSB. Si leur combat contre la bourgeoisie a été exemplaire,
leur lutte contre les appareils et contre la démagogie des
leaders syndicaux a été terriblement gênée par la conception
même qu'ils se font du rôle de ces organismes.
Ces militants ont été gênés par deux obstacles.
Le premier : ils n'étaient pas organisés de façon auto-
nome, c'est-à-dire qu'ils appartenaient soit au PSB soit aux
JGS et que cette appartenance les a empêchés de radicaliser
leur position. Les révolutionnaires se sont trouvés dispersés
sans pouvoir coordonner leur ligne politique et leur tactique,
car ils n'avaient pas d'organisation qui correspondait à leurs
objectifs. De ce fait ils ont perdu une grande partie de leur
énergie à combattre au sein même de leur organisation les
tendances « molles » et opportunistes.
Le second obstacle a été idéologique. Ces -militants ont
eu trop confiance en la bureaucratie ; ils n'ont pas eu la force
idéologique de rompre définitivement avec elle.
La tactique pour ces militants honnêtes est de conquérir
des postes de responsable dans l'appareil syndical ou politique,
ou bien encore de pousser à la tête de ces appareils des mili-
tants courageux et incorruptibles. Ils canalisent leur énergie
dans ce combat et la plupart du temps ils sont battus par les
opportunistes et les mous de l'appareil. Mais pour mener ce
combat, ils sont obligés de faire des concessions à l'appareil,
concessions basées sur la discipline et l'organisation.
Ainsi les Jeunes Gardes ou militants de gauche s'interdi-
sent-ils de dire au grand jour ce qu'ils pensent réellement
pour ne pas briser la discipline de leur organisation. Sous le
prétexte de faire croire aux travailleurs que la direction du
syndicat et du parti n'est pas divisée, ce sont toujours les
éléments révolutionnaires qui doivent se taire. Le respect de
cette discipline les amène de concession en concession et leur
interdit de dénoncer ouvertement la « trahison » de la direc-
lion syndicale ou politique.
Nous le disons carrément : ces militants se trompent. Ils
seront toujours battus et minoritaires et s'ils acceptent de
continuer ainsi à se taire, ils participeront eux aussi sans le
vouloir à la trahison.
Ces organisations, que ce soit le parti ou le syndicat, ne
sont pas des institutions démocratiques. Ce sont des organismes
qui tolèrent une certaine démocratie à condition que cette
démocratie ne gêne pas la politique de la direction. L'élection
de Van Acker au dernier congrès du PSB est un exemple
frappant. Elle montre comment une majorité est trafiquée,
falsifiée. Les principes de la démocratie au sein du parti sont
les mêmes que dans la société capitaliste. C'est une démocratie
pour les chefs du parti, pas pour la base.
Quand M. Spaak démissionne de son poste de Secré-
46
que défend
laire Général de l'OTAN pour se présenter en tête sur la liste
des députés, cela se fait naturellement, sans que la base du
parti puisse l'en empêcher. Qu'y a-t-il de commun entre
M. Spaak, qui dit que de Gaulle doit diriger l'Europe, et les
militants de base dont certains aident le FLN ? Entre la
direction et la base il y a un abîme, et cet abîme est la
preuve même que la démocratie n'existe pas. Les militants de
gauche le savent et pourtant ils persistent à lutter au sein de
ces organisations.
Nous leur disons ; vous perdez votre énergie et même
plus, car la direction de votre parti se sert de cette énergie
pour sa propre cause. Vos idées réussissent à entraîner des
travailleurs. Ce sont sur vos idées que ces travailleurs viennent
à l'organisation, mais ce ne sont pas vos
idées
l'organisation. Vous n'aurez ni les micros, ni les colonnes de
journaux, ni les responsabilités. Vous entraînez les jeunes et
les travailleurs parce que vous êtes des militants honnêtes, les
travailleurs vous font confiance, mais vous les entraînez à faire
une politique qui n'est ni la vôtre, ni la leur. Vous faites la
campagne électorale pour que M. Spaak défende l'Europe
gaulliste bien que vous ayez des idées totalement opposées au
gaullisme.
Mais ce qu'il y a de plus grave c'est que, pendant que vous
vous acharnez à démolir un bureaucrate, à remplacer un mou
· par un dur, il y a le reste des problèmes que vous négligez.
Par exemple quand les travailleurs belges étaient en grève la
chose la plus importante à faire était de donner toutes les
chances à ce mouvement. Vous avez tenté de le faire. En
prenant à votre compte la marche sur Bruxelles vous aviez
parfaitement raison. Mais que s'est-il passé ? La direction des
syndicats et la direction du PSB vous ont interdit d'utiliser
les micros pour défendre cette thèse. Ils vous ont interdit les
moyens d'expression. Ils vous ont empêché d'organiser réelle-
ment cette marche. Ils ont intrigué pour vous discréditer ; ils
n'ont
pas
hésité à vous salir.
Que fallait-il faire ? Rester disciplinés ? Qu'y avait-il de
plus important ? La marche sur Bruxelles ou la discipline
derrière Van Acker, Renard et les autres ?
Vous avez choisi la deuxième solution. Vous avez capi.
tulé. Vous n'avez pas été jusqu'à dénoncer votre propre direc-
tion. Ce pas, vous n'avez pas voulu le franchir publiquement,
et pourtant vous savez très bien que les travailleurs les plus
combatifs avaient fourni cette étape. Il fallait leur donner
confiance. Il fallait que ces travailleurs les plus dynamiques
puissent retrouver chez vous l'expression de leur volonté.
Vous avez enterré la marche sur Bruxelles et vous avez
eu tort. Vous étiez conscients de la manoeuvre de la direction
syndicale et du parti et vous vous êtes tus pour ne pas briser
la discipline.
Mais c'était le sort de la grève qui se jouait. Vous deviez
47
ces
mettre toute votre énergie du côté de cette résolution ; contre.
dire Renard, montrer la démagogie de l'abandon de l'outil.
Si vous l'aviez fait que ce serait-il passé ? Une partie des
travailleurs vous aurait suivi, une autre aurait peut-être refusé
de le faire. Mais il fallait en tout cas engager la bataille contre
la direction syndicale et politique car même si cette marche
n'avait pas eu lieu, aujourd'hui beaucoup de travailleurs
pourraient reconnaître que vous aviez raison.
Vous avez lancé une idée, l'idée était partagée par la
majorité des travailleurs, elle était juste ; il fallait la défendre
jusqu'au dernier moment. Il fallait combattre votre propre
direction avec autant d'énergie que vous
avez combattu le
Gouvernement et la police.
Demain quand vous serez dans les assemblées pour détrô-
ner tel mou au profit de tel dur, vous allez vous trouver seuls
devant un appareil de bureaucrates. Les travailleurs ne seront
plus avec vous, ils seront repartis chez eux, ne croyant plus
à ces formes de lutte. Vous essayerez de les raccrocher, mais
leur défaite leur aura enlevé un peu plus de leur confiance
dans le parti et le syndicat, et les raisons qui vont les détacher
de ces appareils sont positives, vous le savez. Ils auront pris
conscience de leur trahison. Vous devez rester avec
éléments les plus conscients et leur apporter votre soutien
plutôt que de soutenir un appareil qui a fait échouer le
mouvement.
A l'intérieur vous serez seuls à lutter contre ces appareils
inamovibles, vous userez et vous aussi peut-être irez
rejoindre les dégoûtés dans la tristesse de l'isolement,
Si nous pouvons vous le dire avec assurance, c'est qu'en
France les choses se sont passées ainsi et que si la classe
ouvrière ne veut plus se battre pour le moment c'est qu'elle
n'a plus rien à quoi se raccrocher. Les militants qui s'effor-
cent de recoller les organisations qui ont traîné les travailleurs
de défaite en défaite n'arrivent plus à redonner confiance aux
ouvriers, dont la méfiance est le résultat de plusieurs années
de trahison et d'échecs.
Nous le disons clairement : la bureaucratie ne peut mener
les travailleurs qu'à la défaite. Vous vous taisez sur la bureau-
cratie pour ne pas briser l' « unité ». Mais, vaut-il mieux
que les travailleurs subissent leur défaite dans l'unité plutôt
que dans la division ? Le problème est mal posé.
L'essentiel est que les travailleurs prennent conscience
de la réalité. Ce n'est que dans cette mesure qu'ils seront
capables de vaincre. Il faut d'abord qu'ils soient conscients.
Que cette prise de conscience amène au début une division
au sein même de la classe ouvrière c'est fatal mais ce sont
les travailleurs les plus conscients qui joueront le rôle d'avant-
garde, ce n'est plus la bureaucratie.
Dans les années qui viennent les travailleurs combatifs
seront de plus en plus repoussés par la bureaucratie et ses
vous
;
48
méthodes ; par contre cette dernière attirera les mous, les
arrivistes et les carriéristes. L'avenir de la bureaucratie va
dans ce sens. Il n'y aura pas de renouveau. Les vieilles géné-
rations de lutteurs disparaîtront peu à peu de ses rangs, soit
parce qu'ils seront éliminés par l'âge, soit parce qu'ils seront
corrompus par les appareils, soit parce que la corruption de
l'appareil les aura complètement dégoûtés.
Nous devons envisager le mouvement ouvrier dans sa
perspective historique et ne pas faire de la politique à la
petite semaine.
Peut être faudra-t-il que des luttes ouvrières soient encore
écrasées ou vaincues pour que les travailleurs prennent claire-
ment conscience, et du rôle de la bureaucratie et du leur
propre. Mais ces luttes ne seront pas vaines si les révolution-
naires savent les utiliser pour faire avancer la conscience des
travailleurs.
Quand les militants de gauche vous disent en aparté que
la bureaucratie syndicale trahit les travailleurs, et demandent
dans les meetings à ces derniers de faire confiance à la bureau-
cratie, ils trompent eux aussi les travailleurs et ils se trom-
pent eux-mêmes. Aujourd'hui, précisément un des motifs qui
empêchent les travailleurs les plus conscients de radicaliser
leur position est celui de l'unité.
Dans des mouvements comme ceux de Belgique on trouve
deux blocs bien distincts : d’un côté la bourgeoisie avec ses
forces de police, et de l'autre les travailleurs. Mettre en ques-
tion la direction du mouvement, critiquer les syndicats ou le
PSB, n'est-ce pas affaiblir le camp des travailleurs face à
l'adversaire ? N'est-ce pas démoraliser certains éléments du
camp ouvrier ? La meilleure tactique n'est-elle pas de souder
les travailleurs dans un seul bloc ?
L’unité de la classe ouvrière est certainement une des
conditions essentielles de sa force ; mais d'abord le principe
de l'unité ne peut absolument pas être le prétexte à n'importe
quel compromis. On ne peut pas toujours sacrifier l'action à
l'unité.
Ainsi quand la centrale chrétienne se refusait de parti-
ciper au mouvement, les travailleurs belges devaient-ils sous
prétexte d'unité s'interdire de faire grève comme les leaders
de la majorité de la FGTB le leur conseillaient ? Les travail-
leurs les plus combatifs ont répondu non. Ils ont lancé le
mouvement et ils ont eu raison.
Le prétexte de l'unité à tout prix ne sert en réalité que
la bourgeoisie. L'unité totale des travailleurs ne se réalise que
très rarement. Il y a toujours dans tous les mouvements une
hiérarchie dans la combativité qui va du jaune au bagarreur.
Prétendre qu'il faille attendre que tous les jaunes veuillent
bien se décider à faire grève est de l'utopie pure et simple.
Nous savons très bien qu'il y aura des travailleurs qui ne
feront jamais grève à moins qu'on ne les y oblige. Ce ne sont
49
pas ceux-là qui déterminent un mouvement, ils ne sont qu'un
poids mort.
Si les grévistes sont forts, décidés, les jaunes ne se mon-
treront pas ; si au contraire les grévistes se montrent indécis,
faibles, sans initiative, si les grévistes ne s'occupent pas de la
grève, restent chez eux à attendre, le poids mort des jaunes
basculera vers les « forces de l'ordre ». Ils auront plus peur
des patrons que des grévistes et arriveront ainsi à faire échouer
le mouvement.
C'est donc toujours sur la partie la plus décidée du mou-
vement que reposent les chances de victoire. C'est cette partie
la plus combative qui est capable par son dynamisme et son
combat d'entraîner les moins combatifs.
Par exemple, en France, lorsque tous les syndicats et
partis de gauche invitèrent à manifester lors du 27 mai contre
de Gaulle, cette manifestation qui rassemblait 500 000 per-
sonnes n'avait aucune signification, dans la mesure où ceux
qui étaient rassemblés étaient incapables de faire autre chose
que de chanter la Marseillaise et de se disperser dès que le
service d'ordre le leur demandait. Les journaux avaient beau
saluer l'unité du peuple parisien, ceci ne voulait rien dire.
La preuve c'est qu'au même moment où 500 000 personnes
clamaient : « de Gaulle ne passera pas », le Président de la
République appelait ce dernier à l'Elysée.
On peut supposer que si à ce moment une minorité de
dix à vingt mille personnes avait rompu le service d'ordre
et avait lancé des mots d'ordre plus radicaux — qui en fait
auraient brisé l'unité elle aurait aussi donné un autre sens
à cette kermesse et aurait pu cristalliser un courant important.
L’unité dans le calme, l'unité dans la passivité ne peut
servir
que la bourgeoisie. Cette unité-là, nous nous y opposons
de toutes nos forces.
Aujourd'hui en France la classe ouvrière ne bouge pas,
et bien qu'elle soit unie dans sa passivité, nous n'en tirons
aucune gloire, aucun avantage.
Il y a d'autre part l'unité dans le combat.
Quand une armée de grévistes décide de lutter pour ses
objectifs, il n'y a que deux façons de réaliser l'unité des
combattants, c'est-à-dire des grévistes.
La première, c'est la discipline aux mots d'ordre. C'est
la reconnaissance inconditionnelle de toutes les directives de
ceux qui dirigent le mouvement. C'est l'obéissance aux chefs
syndicaux, de la même nature que celle du gendarme à ses
supérieurs. C'est la réduction des grévistes au rôle de simples
exécutants. Cette unité là, nous lui dénions toute valeur parce
qu'elle va à l'encontre du but que les travailleurs recherchent.
Dans leur lutte les travailleurs résistent à l'oppression de
la bourgeoisie et cette résistance a en elle-même un contenu
libérateur. Les travailleurs ne veulent plus être considérés
comme des rouages dans un appareil d'exploitation, ils veulent
1
- 50
montrer qu'ils sont des hommes. L'organisation de leur lutte
doit être à la mesure de ce principe ; dans leur lutte les
travailleurs ne doivent pas retrouver la forme de domination
qu'ils subissent dans la société.
Si, après qu'il n'a été qu’un pion dans la société capita-
liste, les chefs syndicaux proposent à l'ouvrier de n'être qu'un
pion dans son combat contre cette société, sa lutte n'a plus
de sens. Cette obéissance correspond peut-être au niveau
idéologique d'un gendarme, elle ne peut satisfaire un prolé-
taire en lutte. Cette unité n'est qu'une unité de façade, elle
a le même contenu que l'unité de l'armée. L'unité de l'armée
n'existe que parce qu'il y a la prison et le conseil de guerre.
L'unité ouvrière dans la lutte existe au départ parce que
les travailleurs ont librement consenti le combat et qu'ils
décident de le mener. Ils doivent l'assumer ; nous en arrivons
ainsi à la deuxième façon de réaliser l'unité ouvrière. C'est la
façon dont tous les mouvements populaires l'ont réalisée,
depuis la Révolution française jusqu'à la Révolution hon-
groise en passant par la Commune. C'est l'unité basée sur la
démocratie des travailleurs.
Cette unité là est solide dans la mesure où elle est basée
sur la détermination libre et consciente de leur lutte par les
travailleurs eux-mêmes.
Quand un mot d'ordre sera donné il sera l'expression des
travailleurs, si non de tous, du moins de la majorité et cela
comme nous l'avons déjà vu a une répercussion sur le combat
lui-même.
Cette unité sur les décisions prises en commun nous
devons la reconnaître comme valable, nous devons la défendre,
mais c'est la seule.
Quand les syndicats disaient aux travailleurs : « Il faut
attendre pour faire grève, bien la préparer, etc... » et que
ces derniers rechignaient, les syndicats brandissaient le mythe
de l'unité. Quand les syndicats voulaient des meetings paci-
fiques et ne voulaient pas que les travailleurs manifestent, ils
brandissaient le slogan de l'unité. Le prétexte d'unité a servi
à tout.
Il n'a servi en réalité qu'une, cause, celle de la direction
syndicale, celle des mous. Le principe de l'unité n'a été qu'un
prétexte. Les ouvriers sont restés unis pendant un mois, ils
sont restés unis derrière leurs chefs. On peut affirmer que
cette unité n'a pas fait avancer les choses.
Comme nous l'avons vu, pour les chefs syndicaux l'unité
c'est l'unité derrière leurs mots d'ordre. Rien que cela. Ces
chefs, les partisans les plus fervents de l'unité trouvaient très
naturel de proposer le Fédéralisme wallon. Le principe de
l'unité n'était qu'un piège.
L'unité de la classe ouvrière belge a existé dans la lutte.
Le mouvement belge a cristallisé toutes les bonnes volontés,
a soudé les travailleurs entre eux. La communauté des travail.
51
1
leurs s'est retrouvée dans le combat, mais nous le disons
immédiatement, si les dirigeants syndicaux continuent à mener
les travailleurs de défaite en défaite, ils détruiront cette
unité. Ce sont eux les briseurs de l'unité, les responsables de
son usure.
se
LES LEÇONS DE LA GREVE
POUR LES REVOLUTIONNAIRES
Lorsque les bureaucrates du PSB se réunissaient et s'orga-
nisaient pour lutter contre les durs ou pour remporter telle
ou telle décision, les révolutionnaires, eux, trouvaient
dispersés.
Lorsque la direction syndicale organisait une manifesta-
tion en prenant ses dispositions pour qu'elle se termine au
plus vite, les révolutionnaires se trouvaient éparpillés dans la
foule et en proie aux manoeuvres du service d'ordre et de la
police.
Les directions syndicale et politique avaient un
distribuaient des tracts. Les révolutionnaires n'avaient même
pas une ronéo pour exprimer leur opinion, et se contentaient
souvent de diffuser La Gauche, qui, elle-même, avait un pied
dans l'appareil politique du PSB.
Le Gouvernement avait ses objectifs et sa tactique ; la
bureaucratie avait ses objectifs et sa tactique. Les révolution-
naires n'ont eu comme objectif et comme tactique, que de
pousser le mouvement et d'appuyer les éléments les plus
combatifs. C'était une attitude juste, mais absolument insuf-
fisante étant donné l'ampleur du mouvement et les problèmes
qui se posaient à lui. De ce fait, les révolutionnaires ont été
en infériorité dans le mouvement ; ils n'ont pu empêcher la
bureaucratie de conduire le mouvement à la défaite.
Pourquoi ?
En partie, parce que les révolutionnaires eux-mêmes se
sont fait trop longtemps des illusions sur la bureaucratie.
En partie, parce qu'ils n'étaient pas organisés.
En partie, enfin, parce qu'ils n'ont pas vu assez tôt et
assez clairement que l'objectif principal de leur action devait
être de propager l'idée que le mouvement devait être dirigé
par les Comités de grève des entreprises et des localités, démo-
cratiquement élus et fédérés à l'échelle nationale ; que le
mouvement ne pouvait pas continuer à piétiner sur place, mais
devait passer à des formes d'action capables d'arracher la
victoire ; qu'un mouvement de cette ampleur ne pouvait pas
se limiter à demander le retrait de la loi unique, mais devait
se donner des objectifs beaucoup plus durables et profonds.
Une organisation révolutionnaire en Belgique aurait pu
jouer un rôle décisif, d'abord en luttant pour l'épanouissement
de toutes les tentatives de collectivisation du mouvement et
de direction par la base, pour le rôle souverain de Comités de
grève représentant vraiment la base et non nommés par la
52
bureaucratie ; ensuite, en faisant entrer en contact les travail-
leurs des diverses localités et en aidant les organismes locaux
à coordonner leur action ; enfin, en soutenant les travailleurs
qui allaient le plus loin dans la lutte contre le capitalisme
et en aidant le prolétariat à formuler clairement l'objectif de
sa lutte, qui n'était certainement pas le simple retrait de la
loi unique.
Aucune de ces tâches n'a pu être réalisée, parce que les
révolutionnaires, qui pourtant étaient loin d'être négligeables
comme force numériqué au début du mouvement et qui se
sont accrus à travers celui-cí, n'avaient ni une organisation,
ni un programme, ni des méthodes d'action définies..
C'est la nécessité et l'urgence du regroupement des révo-
lutionnaires dans une organisation et un programme
prolétariens qui est aujourd'hui la conclusion la plus impor-
tante qu'il faut tirer de l'échec de la grève belge.
Les travailleurs ne pourront vaincre que s'ils sont aidés
par les révolutionnaires, qui si ces derniers leur donnent
confiance en leur propre force en démasquant la bureaucratie
syndicale et politique, les aident à prendre en mains leur
propre destinée en traçant clairement devant eux une pers-
pective de reconstruction de la société sur une nouvelle base.
Seule une organisation révolutionnaire peut accomplir cet
immense travail.
C'est à la construction de cette organisation que les révo-
lutionnaires belges doivent travailler dès maintenant.
sur
D. MOTHE.
53
La loi unique
et les " réformes de structure "
La grève appartient aujourd'hui au passé. Cela signifie
pour une bonne partie qu'elle appartient à ceux qui ont le
moyen de donner au passé le visage qui leur convient. Il est
hors de doute que le seul aspect de la grève que la bureau-
cratie « socialiste » et syndicale est disposé à transmettre, le
seul dont elle acceptera de parler, est celui qu'elle s'est efforcé
de lui donner. Comme il a été montré dans les textes qui
précèdent, la bureaucratie n'a cessé de s'opposer à un élargis.
sement des objectifs de la grève, ainsi qu'à celui des moyens
de lutte : le seul mot d'ordre qu'elle ait accepté de diffuser
a été celui de lutte contre la loi unique et contre Eyskens. En
tant qu'elle dispose de moyens lui donnant accès à la « mé-
moire » du prolétariat, la bureaucratie a la possibilité de faire
accepter par les grévistes l'idée que la grève n'a pas été autre
chose qu'un moment de la lutte contre la loi unique, une phase
'de sa petite guerre parlementaire.
Il vaut donc la peine d'examiner de plus près le mot
d'ordre de lutte contre la loi unique, et pour cela la loi unique
elle-même.
La loi unique comporte une série de mesures destinées,
d'après le gouvernement Eyskens, à redresser la situation
économique de la Belgique. Celle-ci est caractérisée essentiel-
lement par la stagnation de la production, la détérioration de
la position de l'industrie belge sur le marché mondial, un
déséquilibre de la balance des comptes extérieurs compensé
jusqu'en 1959 par les revenus provenant du Congo.
En même temps, la structure archaïque et rétrograde du
budget belge dont les recettes sont basées essentiellement
sur les impôts indirects -- combinée avec la stagnation relative
de la production et des revenus, fait que les finances publiques
présentent de façon permanente un déficit important. Mais
il faut remarquer en même temps que ce déficit, par l'injec-
tion de demande supplémentaire dans l'économie qu'il repré-
sentait, empêchait que la stagnation ne s'aggrave et ne se
transforme en dépression permanente. Or, devant cette situa-
tion, que propose le gouvernement, par les diverses mesures
contenues dans la Loi unique ?
Eponger le déficit budgétaire en prélevant les sommes
54
nécessaires sur le pouvoir d'achat de la population. Plus
concrètement : d'une part créer des impôts supplémentaires,
d'autre part diminuer ses dépenses en supprimant dans certains
secteurs comme celui des transports, l'aide de l'Etat et en
remplaçant cette aide par l'élévation des tarifs, ou en rognant
sur l'aide accordée aux chômeurs. Il s'agit donc essentiellement
pour Eyskens de combler le déficit de l'Etat, et par là la loi
unique ressemble à l'opération Pinay menée en France en
décembre 1958.
Mais deux différences fondamentales séparent les deux
opérations : en France c'était le déséquilibre des finances
publiques qui était à la racine des difficultés économiques du
capitalisme, et la « remise en ordre » budgétaire était une
condition immédiate de l'assainissement économique. En
même temps, l'opération Pinay prenait place quelques mois
après le prébiscite deux fois répété en faveur de de Gaulle,
donc à un moment où la bourgeoisie était presque sûre que
le prolétariat ne réagirait guère.
Mais en Belgique, le déficit budgétaire était ce qu'il y
avait de plus bénin dans le désordre entourant la bourgeoisie
belge : la stagnation économique s'était installée dans le pays
depuis 1957; une région entière, le Borinage, condamnée à
la mort par suite de la crise charbonnière, devait être réorga-
nisée autour d'industries nouvelles ; des grèves violentes
avaient opposé il y a peu de temps mineurs et policiers et
montraient que le prolétariat belge n'accepterait pas facile-
ment de payer les frais d'une réorganisation économique. En
dépit de tout cela, le gouvernement Eyskens n'a qu'une
pensée : débarrasser l'Etat des charges excédentaires, équili-
brer le budget.
Inadaptée à la situation qu'elle prétendait guérir, la Loi
uniqué était bien plus : contradictoire. Alors que le « mal »
à guérir était la stagnation de l'économie le remède proposé
était essentiellement déflationniste. La stagnation de l'écono-
mie provenait d'une insuffisance de la demande dans ses
diverses composantes : pouvoir d'achat des consommateurs,
investissements intérieurs privés et publics, exportations. Les
mesures prévues par la Loi unique n'eussent permis à aucune
des composantes de la demande de relancer l'activité écono-
mique : elles allaient même dans le sens contraire, puisqu'elles
prévoyaient des ponctions sur le pouvoir d'achat de la popu-
lation d'une valeur d'environ 10 milliards de francs belges,
et la réduction du volume des investissements publics. Pour la
demande extérieure, d'une part elle échappait de toutes façons
au contrôle du gouvernement, puisqu'elle dépendait de la
conjoncture internationale ; d'autre part les mesures que le
gouvernement avait prises déjà en 1959 pour hâter la moder-
nisation de l'industrie et le développement des productions
nouvelles n'avaient eu pratiquement aucun effet : la Loi
55
unique estimait pourtant inutile de recourir à d'autres mesures
que celles précédemment édictées sans succès.
La Loi unique recourait donc à une politique de défla-
tion, c'est-à-dire valable exclusivement en cas de lutte contre
une économie en croissance trop rapide, au moment même
où l'économie était en état de stagnation ; elle s'apprêtait à
attaquer de front la population salariée alors qu'à de nom-
breux signes la volonté de lutte de celle-ci paraissait s'être
reconstituée. Ces contradictions ne deviennent compréhensi-
bles que si l'on remarque que c'est tout le comportement de
la bourgeoisie belge qui est contradictoire depuis de nom-
breuses années (la tentative de restauration de Léopold, par
exemple), mais plus particulièrement depuis les premières
révoltes au Congo. Il y a un parallèle évident entre la poli-
tique congolaise de la Belgique et sa politique économique :
les deux témoignent de la même incohérence, de la même
persévérance dans l'erreur, de la même stupidité.
Cette stupidité, le parti socialiste en a fait sa joie. Ses
leaders, députés et bureaucrates n'ont eu qu'à feuilleter la
presse économique étrangère, les rapports des experts et les
recommandations d'organismes internationaux pour y lire à
la fois le diagnostique du mal, la critique de la Loi unique et
les solutions à appliquer.
Au nom de quoi, en effet, le parti socialiste a-t-il critiqué
la Loi unique ? Quelle politique de remplacement proposait-
il ? Sur les deux plans il existe une identité complète entre
les analyses et le programme des bureaucrates et les nécessités
d'une gestion adaptée du capitalisme. Entre les socialistes et
Eyskens il y a un point d'accord : l'objectif final. Les deux
ne doutent pas qu'il est essentiel de « relancer » l'économie
belge, les deux posent le problème que soulève l'état de
l'économie belge en des termes strictement techniques : il n'y
a là pour eux qu'un problème économique, rien de plus. Sur
le plan des moyens, il y a opposition : serait-ce que le « socia-
lisme » ferait ici une réapparition qui expliquerait ce conflit ?
Non, car l'opposition qui se manifeste ne reflète aucunement
le conflit social : simplement, deux conceptions de la gestion
du capitalisme sont en présence, ou plutôt, car c'est déjà trop,
deux programmes de redressement de la conjoncture.
Le programme du parti socialiste s'inspire en effet tout
simplement des recommandations des économistes bourgeois,
recommandations qui reflètent à leur tour des pratiques cou-
rantes dans d'autres nations capitalistes. La seule différence
entre le programme du parti socialiste et la réalité de la gestion
d'économies capitalistes voisines réside dans le caractère
extraordinairement timoré de
ce programme. Celui-ci
résume finalement à réclamer des « réformes de structure »,
c'est-à-dire une orientation plus moderne de l'économie, tout
en laissant l'initiative de ces réformes aux capitalistes eux-
se
56
mêmes : la nationalisation de l'électricité et du gaz et la
création d'un organisme de « programmation » sont les seules
mesures allant dans le sens d'un accroissement de l'interven-
tion de l'Etat. Mais d'ores et déjà dans des pays capitalistes
comme la Suède, l'Angleterre et la France le rôle de l'Etat est
infiniment plus important que ce que le PSB réclame. Quoi.
qu'il en soit, même si les socialistes avaient été moins timorés
et avaient réclamé le transfert à l'Etat de compétences plus
étendues, ils n'auraient fait encore que proposer une mesure
qui découle de la logique même de l'évolution du capitalisme.
Après plusieurs passages au pouvoir, les socialistes belges
découvrent la possibilité d'une extension des attributions
économiques de l'Etat : cela n'empêche pas que la bourgeoisie
anglaise et américaine, par exemple, aient fait la même décou-
verte, l'une avec Roosevelt, il y a 30 ans, l'autre après la
guerre avec Attlee et Churchill. N'importe quel manuel
contemporain d'économie politique enseigne que seul l'Etat
peut assurer la croissance équilibrée de l'économie capitaliste,
notamment par l'action anti-cyclique. Parmi les instruments
nécessaires à l'Etat pour qu'il puisse assumer ce rôle de régula-
teur de l'économie, se trouvent ceux que réclame aujourd'hui
le PSB : coordination de la direction économique, contrôle de
l'énergie. Les socialistes belges s'arrêtent là, mais les manuels,
plus systématiques, poursuivent : nationalisation des indus-
tries-clés, contrôle des investissements, contrôle de la demande
salariale et soutien du pouvoir d'achat, etc. Pour que le PSB
réclame la nationalisation de l'électricité et du
gaz,
il a fallu
qu'un million de personnes descendent dans la rue et fassent
crever de peur la classe dirigeante : il ne faut pas douter que
lorsque deux millions de grévistes auront fait crever pour de
bon la bourgeoisie, le PSB découvrira la nationalisation des
industries-clés (privilège dont les ouvriers de chez Renault
jouissent depuis 15 ans).
Le PSB n'a rien fait d'autre, dans sa lutte contre la Loi
unique, qu'exprimer le point de vue de la bourgeoisie « intel-
ligente », point de vue qui n'arrivait pas à s'exprimer à
l'intérieur des formations politiques traditionnelles de la
bourgeoisie. Cette constatation, qui nécessite seulement un
minimum de clairvoyance, et à laquelle la plupart des envoyés
de la presse bourgeoise étrangère ont fait écho, réduit à rien
les prétentions du PSB selon lesquelles il appartiendrait à lui
seul de résoudre la crise. Le rôle joué par le PSB a été un rôle
d' « extra » : les nécessités d'une gestion rationnelle du capi-
talisme ne parvenant plus à s'exprimer à travers des forma-
tions traditionnelles, c'est le PSB qui s'est fait leur porte-
parole. A quelle fin ? Quelque temps après la grève, le poids
du PSB dans le pays était déjà remis en question, l'issue des
élections n'est nullement certaine et le camarade Spaak, qui
n'a pas l'habitude de lier son sort aux causes perdues, prend
ses distances. Quoi qu'il en soit, la seule question importante
6
57
est celle de la situation de la classe ouvrière à l'issue de la
lutte qu'elle vient de mener. Puisque certains militants
estiment que le sort du prolétariat est lié au PSB, c'est cette
illusion qu'il importe d'analyser.
Il existe en effet chez certains militants qui n'ont aucune
tendresse envers la bureaucratie du PSB ou de la FGTB l'idée
qu'une politique du type de celle proposée par la bureaucratie
à propos de la Loi unique pourrait constituer le point de
départ d'une action réellement socialiste, à condition d'être
menée plus systématiquement et plus courageusement : cette
idée est celle, notamment, de nombreux Jeunes Gardes Socia-
listes. Confrontée à la réalité elle est cependant inacceptable :
là où la lutte de la bureaucratie a été beaucoup plus énergique
qu'en Belgique, en France par exemple à la Libération ou en
Angleterre, l'issue de cette lutte n'a jamais signifié une évolu-
tion ultérieure vers le socialisme. D'une part en effet le capi-
talisme a parfaitement absorbé les réformes apportées par la
bureaucratie ouvrière : là où cette bureaucratie n'est
pas
intervenue, comme aux Etats-Unis, c'est la bourgeoisie elle-
même qui, triomphant de ses secteurs arriérés, a « réformé »
son propre système. C'est la carence dans des pays comme la
France ou l'Angleterre, de la bourgeoisie elle-même qui a
permis à la bureaucratie ouvrière, prenant momentanément la
direction, d'appliquer les réformes que celle-là aurait pu
réaliser seule : le Labour Party ayant dû abandonner le pou-
voir, le parti Conservateur a laissé intacte l'oeuvre de son
prédécesseur, et la situation fut absolument identique en
France. Mais si le socialisme n'a pas résulté des réformes
opérées par la bureaucratie dans la structure de l'économie
et de l'Etat, c'est pour une raison plus profonde : c'est qu'il
n'existe aucun rapport entre ces réformes et le socialisme. Par
exemple la nationalisation, dans le langage des bureaucrates,
est synonyme de socialisme : qu'en est-il véritablement ?
Quelle modification la nationalisation entraîne-t-elle dans
l'usine ou au bureau ? Les ouvriers de chez Renault, les
mineurs anglais et français, les employés communaux belges
eux-mêmes ne la perçoivent pas. La raison en est claire : la
nationalisation ne signifie rien sur le plan des rapports entre
les ouvriers ou les employés et leurs chefs, les dirigeants des
usines et des administrations : ces rapports restent inchangés.
Elle n'intéresse que les rapports de deux entités avec lesquelles
les travailleurs n'ont rien en commun : l'Etat et les proprié-
taires privés.
La preuve en est fournie d'ailleurs par les arguments d'un
spécialiste des questions économiques dans le journal La
Gauche. Dans cet article intitulé « Minimum » il est écrit :
« Devant la carence de l'initiative privée belge les travailleurs
« revendiquent donc (lire : devraient revendiquer) à bon
« droit la mise en oeuvre de l'initiative publique. Ils exigent
58
« (lire : doivent exiger) que l'Etat fasse ce que la bourgeoisie
« ne fait pas » (3 décembre 1960).
Les travailleurs doivent donc exiger que l'Etat rationalise
et planifie son économie et de plus qu'il crée une société
d'investissements pour financer l'industrie privée et pour
l'empêcher d'être écrasée par les grands trusts !
Nous citerons encore ici un passage significatif car ce texte
vient de l'aile gauchiste du PSB et représente de ce fait l'idéal
qui rassemble une partie de l'avant-garde en Belgique :
« Nous avons évoqué plus haut la position difficile des
usines même importantes lorsqu'elles sont indépendantes d'un
grand trust. Les usines que construira la Société nationale des
investissements se trouveront semblablement handicapées si
l'Etat n'assure pas pour elles les trois services (recherche
technologique, étude de marché, recherche opérationnelle)
dont toute usine a besoin.
Mais pourquoi limiter ce service aux seules entreprises
publiques ? L'Etat distribue actuellement à l'industrie privée
d'énormes subventions sur le taux d'intérêt. Cette aide n'atteint
pas son but parce que le frein a l'initiative industrielle n'est
nullement dans le manque de rentabilité des investissements
mais dans l'impuissance des entreprises à faire ces investis-
sements à cause de leurs dimensions insuffisantes ou de la
structure de leur branche.
Pour lancer une nouvelle fabrication il ne suffit pas en
effet de construire une usine et d'acheter des machines. Il faut
d'abord mettre au point des prototypes, sonder les marchés
et tester le produit sur ces marchés. Ces études préalables sont
longues et coûteuses. Elles exigent surtout une accumulation
de données techniques, d'informations commerciales, de bre-
vets dont seuls disposent aujourd'hui les bureaux d'études des
grands trusts mondiaux... »
Et plus loin :
« En attendant il y a dans la création d'un tel centre une
occasion de servir l'industrie même privée de façon infiniment
plus profitable pour elle et pour tous que l'actuelle distribu-
tion des subventions à la ronde ».
On voit donc que, de l'aveu même de leurs partisans, les
« réformes de structure » visent à renforcer le rôle économique
de l'Etat capitaliste, ou à aider les capitalistes privés, ou
les deux à la fois. Et c'est pour cet objectif que
devraient se battre les travailleurs !
Sous leur forme la plus timide, qui est celle que leur
donnent les socialistes belges, les réformes réclamées par la
bureaucratie ne sont que des réformettes, le vin léger avec lequel
le capitalisme se désaltère. Dans leur aspect le plus systéma-
tique ces réformes entraînent d'importantes modifications du
capitalisme : mais, ainsi que nous venons de le dire à propos
des nationalisations, ce qui se trouve modifié c'est seulement
le rapport existant entre l'Etat et les capitalistes privés, l'Etat
6.
en fait
59
-4
.
se voyant attribuer aux dépens de ceux-ci certaines fonctions
économiques. C'est pourquoi à propos de la Loi unique, il est
faux, pour ceux qui luttent avec le prolétariat et acceptent
l'objectif de la gestion ouvrière de la production et de la
société, de « reprocher » à la bureaucratie d'avoir adopté une
attitude timorée vis-à-vis de la Loi unique : une politique
plus combative eut été tout aussi condamnable tant qu'elle
n'eut adopté d'autre objectif que les « réformes de structure »,
c'est-à-dire tant qu'elle eut continué de proposer aux travail-
leurs de combattre pour la modernisation de la forme de leur
propre exploitation.
Et, en effet, pour certains « socialistes », les réformes
de structure » se justifieraient parce qu'elles contribueraient
à la modernisation du capitalisme belge. La question se pose
alors : pourquoi la classe ouvrière devrait-elle se battre pour
la modernisation du capitalisme ? Est-ce que cette moderni-
sation, comme telle, améliore sa situation ?
La réponse est : absolument pas. Que le capitalisme soit
modernisé ou pas, la situation de la classe ouvrière dépend
de sa combativité, de son rapport de force avec la classe
capitaliste et son Etat. Même sous le capitalisme moderne, le
niveau de vie de la classe ouvrière n'augmente pas automa-
tiquement ; il n'augmente que si les ouvriers revendiquent et
sont prêts à appuyer leurs revendications par la lutte. Et cette
augmentation du niveau de vie est rachetée par une accélé-
ration infernale du travail dans les entreprises, par une
« discipline » constamment renforcée au sein de la production.
Est-ce que la modernisation du capitalisme est une « étape
nécessaire » qui nous rapproche du socialisme ? Absolument
pas, il n'y a pas d'étapes nécessaires de ce genre. Si la révo-
lution prolétarienne ne le détruit pas, le capitalisme traversera
d'autres « étapes », après ce que nous appelons aujourd'hui
le capitalisme moderne, il y aurait dans ce cas autre chose,
qui serait toujours une société basée sur l'exploitation et
l'oppression des travailleurs. La seule chose qui nous rappro-
che du socialisme, c'est la lutte ouvrière culminant dans la
révolution. Les transformations du capitalisme après chaque
crise ne le rapprochent pas du socialisme, elles lui permettent
au contraire de retrouver chaque fois un nouvel équilibre
qui dure jusqu'à la prochaine crise. Dire que, au lieu de
profiter de ces crises pour se débarrasser du capitalisme, la
classe ouvrière doit l'aider à les surmonter en se modernisant,
c'est en fait parler en avocat du capitalisme.
La Loi unique envisageait une série de réformes, le PSB
et la FGTB en proposaient d'autres : pour tous il s'agissait
d'adapter le capitalisme belge à des conditions intérieures
et extérieures nouvelles, pour Eyskens comme pour les diri-
geants socialistes, il s'agissait aussi de prouver qu'eux seuls
détenaient le secret de cette adaptation. La situation en était
là lorsque, soudainement, les travailleurs firent grève. A partir
60
de ce moment la question économique n'était plus qu'une
façade devant le véritable problème, celui du pouvoir, c'est-
à-dire celui de la direction de la société. Comme nous l'avons
dit, le prolétariat ne parvint pas à formuler clairement ce
problème qu'il avait pourtant lui-même posé en descendant
dans la rue. Ce qu'il parvint pourtant à faire, et ceci d'autant
plus facilement que la chose n'avait et ne pouvait avoir aucun
sens pour lui, ce fut de démystifier la question de la Loi
unique : la situation créée par l'intervention du prolétariat
reléguait au second plan la question qui jusqu'alors avait paru
être la seule, celle de savoir qui, entre les bureaucratés socia-
listes et les politiciens bourgeois traditionnels, sauverait le
capitalisme belge. Le rôle des militants ouvriers ne peut donc
en tous cas pas être de contribuer à réintroduire dans le
proletariat une mystication dont celui-ci s'est débarrassé en
janvier, il ne peut être d'appuyer les objectifs économiques
ou politiques de la bureaucratie : « modernisation », conver-
sion, nationalisation, programmation. Il doit clairement
amener les militants à exprimer et à organiser ce qui est resté
encore implicite en janvier : l'opposition totale du proletariat
à l'exploitation capitaliste, modernisée ou archaïque, natio-
nalisée ou privée, programmée ou traditionnelle, peu importe.
S. CHATEL.
61 -
1
En Algérie, une vague
une vague nouvelle
En décembre 1960, les Algériens de toutes les villes pren-
nent possession de leurs rues. La guerre dure depuis six ans,
les forces de l'ordre sont partout renforcées à cause du voyage
de de Gaulle, à Alger le réseau administratif-policier installé
depuis la « bataille » de 1957 s'est fait plus serré que jamais,
l'organisation de la wilaya a été « démantelée » quatre ou cinq
fois, les Algériens n'ont pratiquement pas d'armes, tous les
Européens sont armés, dans les grandes villes ils prennent
même l'initiative des manifestations, cherchent à occuper les
quartiers-clés, à faire basculer l'armée de leur côté.
En dépit de tout cela, les Algériens « sortent ». Aussitôt
les ultras s'évanouissent, tirant ici et là dans les manifestants
algériens, appelant les paras à la rescousse. Le vrai problème
est posé. Tous ceux qui parlaient au nom de l’Algérie, c'est-
à-dire à la place des Algériens, se taisent. Les Algériens
« manifestent », c'est-à-dire se manifestent, en chair et en os,
collectivement. L'objet du litige intervient dans le litige, reti-
rant à tout le monde la parole.
Bien sûr cette intervention des masses urbaines modifie
profondément les rapports de force : les ultras disparaissent
du devant de la scène politique, la « pacification » et « l'inté-
gration des âmes » se dissipent tout à fait, la politique de la
« troisième voie » et de la « mise en place d'un exécutif
provisoire » est ramenée à sa juste mesure, qui est celle de la
rêverie, le GPRA surgit officiellement comme le représentant
des Algériens, etc. Mais ce n'est pas en ce sens seulement que
ces manifestations sont importantes ; ce n'est pas seulement
parce qu'elles déplacent les forces sur l'échiquier algérien,
c'est au contraire parce qu'elles contiennent la destruction de
l'idée même d'un « échiquier politique », parce qu'elles
portent au dehors un sens nouveau en Algérie de la
politique. Tout s'est passé tout à coup comme si la guerre
d'Algérie n'était plus d'abord une guerre : les fusils de l'ordre
n'ont pas tiré sur les manifestants comme ils tirent automa-
tiquement sur les combattants. Le rapport militaire est passé
au second plan : entre CRS et manifestants le rapport n'était
plus celui de la violence pure, mais à mi-chemin de la force
et de la parole. Tout le monde a commencé à comprendre
(sauf les paras) que la répression militaire n'avait aucun
rapport avec le problème posé par ces manifestations, qu'il
n'y avait pas une « rébellion à pacifier », mais que la révo-
lution gagnait les masses. C'est pourquoi toute la presse de
62
gauche et de droite, française et étrangère, tous les spécia-
listes de la « politique », y compris de Gaulle, ont conclu qu'il
fallait se hâter de négocier, seule en effet la négociation peut
arrêter le « péril », pense-t-on. Ce n'est pas sûr, mais ce qui
l'est, c'est qu'ainsi le sens de la négociation éclate ; elle vise
d'abord et avant tout à éliminer le danger d'un développement
révolutionnaire.
Or il y a une corrélation essentielle entre la nouvelle
signification prise par la question algérienne et l'intervention
politique d'une couche nouvelle de la population. Ce sont les
jeunes des ateliers, des bureaux, de l'université, des lycées et
des écoles qui étaient à la pointe du mouvement : la jeunesse
urbaine. C'est elle qu'il faut comprendre si l'on veut expliquer
ce qui se passe maintenant en Algérie.
La nouvelle ville.
Il y a, en Algérie comme dans tous les pays islamiques,
une tradition urbaine bien antérieure à la colonisation, donc
les institutions d'une vie collective intense : le quartier d'une
vieille médina, la médina tout entière elle-même, existe ou
peut exister socialement comme une unité, c'est-à-dire réagit
ou peut réagir à une situation en tant qu'organisme. Cette
unité se concrétise dans la topographie même des villes tradi-
tionnelles : elles apparaissent comme fermées et impénétra-
bles, mais seulement à l'adversaire, à l'étranger. En réalité la
marquetterie presque continue des toits en terrasse, le réseau
imprévisible des ruelles permet la circulation des informa-
tions, des idées, des hommes, même quand les rues sont
occupées, obturées par les forces de l'ordre.
Mais la vie sociale de la médina traditionnelle est elle-
même une vie traditionnelle. Là se réfugient les petits
commerçants, les artisans que la concurrence européenne
menace. La médina est sur la défensive, cernée par la ville
militaire, administrative, commerciale que les Européens ont
dressée autour d'elle. La petite bourgeoisie arabe précoloniale
qui l'habite se replie dans le conservatisme, mais est incapable,
par son expérience sociale, d'ouvrir à ses enfants une pers-
pective de transformation réelle de leur vie. Les valeurs, les
modèles de rapports humains, les manières de vivre, qui sont
ceux de la culture maghrébine, sont réaffirmés (dans le mou-
vement des Ulémas, par exemple), dans la mesure justement
où ils sont contestés dans la vie réelle, c'est-à-dire dans la
situation colonisée.
En fait, dans les grandes villes les manifestations ont
commencé par les banlieues. Dans ces périphéries urbaines
se trouvait concentrée depuis la colonisation la plebe des
paysans chassés de la terre par l'usurier, la faim, l'expropria-
tion. Les bidonvilles qui cernaient et cernent les quartiers
résidentiels sont l'expression immédiate, géographique de la
présence impérialiste dans le pays : plus de travail sur les
63
terres, pas de travail dans les villes. L'ancienne paysannerie
sans emploi, sans but, campe et se décompose aux portes de
la richesse qu'on lui a volée.
Tant
que l'essentiel de la population algérienne des villes
se partage entre la vie coutumière des médinas et la misère
absolue des bidonvilles, il n'y a pas de futur pour elle. Son
attitude par rapport à la société dans son ensemble, à celle
des Européens en particulier est celle de la résistance, de la
non-participation, éventuellement de la révolte — mais elle
ne peut être agressive, conquérante. Mais depuis six ans que
dure la situation révolutionnaire, une collectivité nouvelle
s'est constituée à partir de la plebe en haillons et de la petite
bourgeoisie traditionnelle. Cette nouvelle couche est à tous
égards le résultat de la lutte des Algériens, elle est la fille
de la révolution, et c'est elle dont on a vu en décembre 1960,
s'étaler les images sur tous les journaux du monde.
L'occupation administrative, militaire et policière de
toute l'Algérie a suscité depuis quelques années dans les villes
une activité économique, factice parce qu'elle est plaquée sur
des rapports sociaux inchangés, mais réelle puisque des emplois
administratifs et commerciaux ont été créés. La Délégation
a fait construire de nouvelles cités à la place de certains
bidonvilles. La scolarisation s'est développée chez les Algé-
riens des villes après la période de boycottage des écoles par
le FLN en 56-57. Un proletariat « moderne » est ainsi apparu
et, même si en valeur absolue il est encore peu nombreux, son
poids relatif dans la population des villes est sensible parce
qu'il lui offre, en même temps qu'une expérience sociale
réellement contemporaine du xxe siècle, de nouvelles perspec-
tives, ou plutôt la nouveauté de la perspective, le futur.
Mais surtout une nouvelle génération est arrivée maintenant
à l'âge de comprendre, de travailler et de combattre : les
enfants de 1954 ont à présent derrière eux sept ans d'insécu-
rité, de terreur, de lutte, et ils n'ont que cela derrière eux.
Il n'est pas étonnant que cette collectivité ressente le problème
de l'Algérie, et cherche à le résoudre, d'une manière nouvelle.
Les Algériens des nouvelles cités ne sont ni les restes
momifiés de la société précoloniale ni les débris d'une
colonisation impitoyable. En tant que salariés ils ont une
expérience sociale toute différentes des petits bourgeois tradi-
tionnels
des
paysans misérables ;
dans le travail cette
expérience n'est pas qualitativement autre que celle d'un
« petit blanc » de Bab el Oued, tandis qu'elle l'est de celle
d'un artisan de la Kasbah ou d'un mendiant. Mais cette
situation de salarié se heurte à la persistance des barrières
raciales et des attitudes anti-arabes dans la société algérienne
en général, et elle doit se combiner aussi avec les modèles de
conduite, les types de rapports humains qui viennent de la
culture précoloniale. Bref les contradictions de la situation
coloniale se trouvent, non pas effacées, mais soulignées, par
ou
64
la « modernisation », c'est-à-dire la prolétarisation, de la vie
urbaine.
Il faut ajouter à cela que cette situation nouvelle s'est
développée dans le climat de la révolution et de la répression.
L'intégration apparente des nouveaux salariés à « l'Algérie
moderne » recouvre en réalité une expérience continuelle de
la violence subie. Par exemple ces cités nouvelles, aux noms
prometteurs, avec leur hygiène et même leur confort de bon
aloi, font figure d'oeuvre philanthropique. Mais en même
temps leur géométrisme (ce rêve réalisé du policier qui dort
dans l'architecte) accueille à merveille les opérations de
police ; les lignes droites sont des lignes de tir, les apparte-
ments-cellules sont hermétiques, perchés dans le ciel, n'ont
qu’une issue. Une porte d'immeuble contrôle vingt apparte-
ments, 150 personnes. Les « structures parallèles », c'est-à-dire
l'organisation politico-administrative imaginée par les mili-
taires pour épouser la société réelle, s'adaptent beaucoup plus
aisément à cette topographie qu'à celle d'une médina. De ce
point de vue ces nouvelles banlieues sont à la ville ce que sont
les « regroupements » à la campagne.
Ainsi les Algériens commencent à expérimenter les divers
aspects de la vie moderne, les diverses formes de l'unique
projet (inscrit jusque dans le béton des immeubles) de détruire
toute communauté, de rapetisser tous les liens sociaux à la
dimension de la plus petite famille, et encore... Cette expé-
rience est d'autant plus aiguë que les rapports communautaires
de leur culture traditionnelle persistent encore dans leur
manière de vivre d'un côté, et que de l'autre leur nouvelle vie
fait l'objet d'un contrôle minutieux et continuel : les entrées
et les sorties du domicile sont enregistrées, il faut justifier les
achats, l'emploi des revenus, les visites reçues, etc. L'appareil
répressif qui surveille toute la vie quotidienne n'a probable-
ment d'équivalent que dans l'usine moderné. C'est pourquoi
les manifestations de décembre 60 et de janvier 61 avaient
plutôt le sens d'une occupation d'usine que d'une descente
dans la rue : les Algériens prenaient possession de leurs quar-
tiers, résistaient activement contre les incursions des forces
de répression, expulsaient les indicateurs, forçaient l'armée et
la police à rester l’arme au pied à l'extérieur.
II
у
ainsi une inversion continuelle du sens des initia-
tives administratives, qui les retourne contre leurs promoteurs.
Au Palais d'Eté, ces banlieues concrétisaient sûrement un
rêve d'intégration, au moins d'association, des « musulmans »:
elles sont devenus le foyer de la révolution vivante.
a
La nouvelle politique.
Mais cette nouvelle couche sociale, qui est aussi une
nouvelle classe d'âge, n'est pas seulement le produit de la
situation. Elle en est en même temps le centre le plus sensible
et le maximum de conscience. C'est en effet par rapport à ces
65
sans
2
jeunes, élevés dans la révolution, soumis à la répression, et,
plus profondément, partagés entre la haine de l'Occident et
la rupture avec la tradition, c'est par rapport à ces jeunes que
le problème de l’Algérie se pose dans sa totalité, c'est-à-dire
comme le problème de leur vie, de ce qu'ils vont devenir. Le
contenu qu'ils donnent à la politique est commune
mesure avec tout ce qui s'est fait et pensé en Algérie depuis
des décennies à ce sujet.
Les jeunes Algériens veulent en finir avec leur culture
traditionnelle, qu'ils ressentent à la fois comme un frein à
leur émancipation et aussi comme entretenue hypocritement
par le colonisateur ; mais en même temps ils la respectent,
ils la défendent en eux-mêmes contre la culture européenne
qui l'assaille. D'autre part ils sont tentés de valoriser l'orga-
nisation « européenne » (c'est-à-dire capitaliste) de la société
parce qu'elle a l'air de pouvoir résoudre le problème essentiel
de l'Algérie : la misère ; mais en même temps, ils savent
qu'elle est l'organisation de l'exploitation, au moins de la
leur. C'est dans cette espèce de chassé-croisé que vivent les
jeunes des nouvelles banlieues. La ville pour eux, ce n'est
plus ni la médina avec son contenu culturel relativement
cohérent, ni simplement l'amalgame a-social des misères dans
la frange des bidonvilles. Leur vie urbaine contracte en une
seule expérience toutes les faces de la situation coloniale : la
destruction de la culture coutumière avec l'attraction corré-
lative de la culture européenne ; le refus de celle-ci avec
la tentation de défendre les anciennes valeurs. C'est-à-dire au
total l'anxiété et la disponibilité.
Cette situation appelle la réponse d'une activité intense,
une soif d'expérience et de savoir : communication des infor-
mations, des hypothèses, mise à l'épreuve des « solutions >>
dans des discussions constantes, perception du moindre détail
de la vie comme significatif par rapport aux problèmes géné-
raux de l'Algérie. La réalité sociale n'est pas étouffée dans la
ouate des institutions, qui la rendent méconnaissable, mais
l'individu la rencontre continuellement « à cru ». Cette vie
réellement politique est tout le contraire d'une activité à part,
d'une occupation spécialisée, d'une profession. Elle suppose
au contraire la conscience que les problèmes généraux ne sont
pas des problèmes séparés, autres que les problèmes quotidiens,
mais que les problèmes quotidiens sont les plus importants,
les seuls réels. --- A cet égard encore, les initiatives intégra-
tionnistes de l'administration font boomerang : en voulant
détacher par la conviction (par l'action psychologique) les
masses du « séparatisme rebelle », les officiers SAS ne font
qu'entretenir ce bouillonnement ; ils ont été emportés dans
les manifestations comme des fétus. Et la répression ouverte
elle-même n'y peut rien : la vie politique est encore plus
intense dans les prisons et les camps que dans les médinas.
Pour ces jeunes Algériens, la politique signifie quelque
66
chose qui n'existe pratiquement dans aucune classe sociale en
France en ce moment : la discussion et la mise en oeuvre,
collectivement assumées, de l'avenir de tous et de chacun.
Qu'on se rende bien compte : un oranais, un algérois, garçon
ou fille, de 15 ans, n'a aucun avenir prédéterminé. Rien ne
l'attend, tout est possible. Dans un pays capitaliste moderne,
un individu à 15 ans a déjà, quelle que soit sa classe, un mode
d'insertion dans la société qui délimite assez étroitement son
avenir. C'est du reste contre cette préfiguration actuelle de
tout son futur, contre cette mort prématurée, qu'il proteste
par la violence apparemment absurde des « blousons noirs >>
par exemple. Les jeunes Algériens qui habitent les « ensembles
modernes » de la banlieue sont des « blousons noirs » si l'on
veut, avec cette différence que leur violence est efficace, parce
que c'est elle, et en définitive elle seule, qui sculpte la figure
de leur vie. Quand les ultras d'Alger disaient que le FLN
n'était qu'une « bande de blousons noirs », ils exprimaient
bien sûr leur songe : que la société telle qu'elle existe ait
raison des « jeunes voyous » qui ne veulent pas accepter leur
destin ; mais en même temps ils l'exprimaient à partir du
fait, évident sur place, qu'une mentalité nouvelle, comparable
à celle des villes modernes, surgissait dans la communauté
algérienne.
Ce que les jeunes Algériens ont manifesté dans les villes
en décembre 60 et janvier 61, c'est l'apparition de cette nou-
velle collectivité, avec l'intensité de sa vie politique (sans
guillemets).
Le Front et les manifestations.
Ils n'ont pas manifesté pour porter Abbas au pouvoir
même s'il est vrai qu'Abbas viendra au pouvoir en se faisant
porter par leur manifestation. Ils ont manifesté pour le sens
de leur vie, et cela excède énormément le GPRA : un gouver-
nement ne peut pas être le sens de la vie. Aucun d'eux, si l'on
excepte ceux qui se voient déjà ministres, ne peut se dire :
mes problèmes seront résolus du jour où l'Algérie sera une,
République indépendante. En fait les discussions politiques,
les hypothèses, les solutions qui circulent concernent beaucoup
plus le contenu de la vie dans l’Algérie indépendante que le
problème formel de l'indépendance. L'indépendance n'est pas
un problème pour eux, s'il s'agit de la forme constitutionnelle
de l'Algérie future et des « liens » ou non avec la France.
Pour eux le problème de l'indépendance, c'est celui de savoir
quoi faire quand on ne dépend plus de ce qui vous dominait.
De ce point de vue, ils sont déjà indépendants, déjà en avant
des négociations, en train de se demander ce qu'il faut faire
des terres, de l'Islam, des rapports entre les hommes et les
femmes, des Européens qui travaillent, des patrons européens
ou non
rejoignant ainsi les préoccupations des ouvriers
algériens les plus formés, en France et en Algérie.
67
On ne comprend rien à tout cela, on ne perçoit rien de
la signification de la lutte des Algériens, si on se contente
d'apprécier les manifestations de décembre et de janvier
comme une « belle démonstration du FLN ». Pour les malins
de la « politique » le GPRA a « marqué un point », voilà
tout. L'échiquier s'est modifié, Abbas devient décidément un
partenaire sérieux ; on peut, il faut discuter avec lui. Donc
voter oui, ou non (selon les exégèses), au référendum, pour
arrêter la partie et prononcer le « match nul » (sic, Le Monde
du 21 février 61). Du même coup on peut se livrer au jeu
passionnant des pronostics, des « tuyaux », du bourguibisme.
Il faut le dire tout net : il est bien fondé, le mépris que
les jeunes Algériens portent aux « politiques » français. Voir
une partie d'échecs ou de football là où une population entière
affronte sans
armes des centaines de milliers de fusils, de
mitraillettes et d'indicateurs, afin de faire savoir simplement
qu'elle veut le pain et la liberté, cela donne la mesure de
la dégénérescence de la « politique » dans ce pays. La philo-
sophie politique dominante chez les spécialistes, y compris
<< de gauche », c'est celle du ministère de l'intérieur : il n'y
a que des dirigeants, des « agitateurs » ; les. « masses » sont
des intermédiaires entre eux-mêmes ; ils les remuent et ils
disent : vous voyez, les masses remuent, causons. Déjà la
latente complicité des « chefs », même ennemis, se fait jour
par-dessus la tête des combattants, des militants.
Mais on ne peut pas, disent les malins, contester la coordi-
nation des manifestations, leur synchronisation avec le voyage
de de Gaulle, leur « orchestration ». -- Nous voyons bien en
effet leur coordination et nous voyons bien leur opportunité.
Comment nier que ces manifestations aient été organisées ?
Mais tout le problème est celui-ci : qu'est-ce que veut dire
« organisées » ? Vous voulez dire que les manifestants ont
été agis par une organisation, par une force qui les impulsait,
les dirigeait. Nous disons que les masses ont agi en s'organi.
sant au fur et à mesure de leur action, et que l'action d'émis-
saires spéciaux et clandestins n'explique rien.
Est-ce à dire que le FLN n'a joué aucun rôle dans le
déclenchement des événements ? Dans leur déclenchement,
sûrement si. Mais à l'intérieur des manifestations il n'a joué
aucun rôle réel en tant qu'organisation différenciée, c'est-à-dire
extérieure à la population. Ce n'est plus le FLN comme appa-.-
reil qui a monopolisé la conduite des opérations, mais des
milliers de garçons et de filles, d'hommes et de femmes des
villes algériennes qui ont pris immédiatement sur le terrain
les initiatives nécessaires. Cela suffit à réfuter la vision poli-
cière-bureaucratique de la politique et de l'histoire.
Il n'y a pas de preuve à donner qu'il s'est passé quelque
chose d'absolument nouveau en Algérie en décembre. Les
Algériens dans les rues sont cette preuve. Mais les spécialistes
ne parviennent pas à s'en convaincre. Il leur faut chercher
68
pour « expliquer » les manifestations une initiative du MNA,
ou encore (dans la mythologie « défense de l’Occident ») du
PCA. C'est qu'il y avait un divorce trop évident entre les
paroles apaisantes d’Abbas à Tunis, par exemple, et l'intensité
persistante des manifestations. Si ce n'est pas le FLN, c'est
donc quelque frère cadet, pensèrent les experts. Il fallut pour-
tant y renoncer : on ne pouvait, dans cette logique arithmé-
tico-militaire, expliquer une mobilisation beaucoup plus
nombreuse qu'aucune autre auparavant par un appareil beau-
coup plus faible que le FLN, voire quasi-inexistant. Si bien
que les experts restèrent, et restent, médusés par cette situation
comme par un monstre logique. Preuve que leur logique est
un monstre.
Nouveau courant.
annonce
D'ores et déjà le problème de l'Algérie se trouve, du fait
de l'apparition de cette nouvelle force, sensiblement déplacé.
En même temps que le GPRA et le gouvernement français,
pour quantité de raisons qu'il est inutile d'énumérer, s'orientent
vers la recherche d'un compromis, un obstacle nouveau surgit.
Au moment où la question algérienne allait enfin pouvoir
quitter les djebels et réintégrer le silence des chancelleries,
où ici et là les dirigeants commençaient à pouvoir en faire
leur affaire, cette vague
nouvelle
une nouvelle
menace.
Dans l'immédiat cette menace vise le sort des vies et des
biens français en Algérie. Il a fallu l'énorme poids des forces
de l'ordre pour empêcher que les Européens soient livrés à
la justice populaire des Algériens. Sans doute y a-t-il eu des
provocations de la part des « petits blancs » les plus excités
et des ultras les plus consquents. Mais là n'est pas l'essentiel.
Ce n'est pas à tel ou tel acte individuel que les Algériens
réagissent comme à une provocation, mais c'est à la situation
elle-même. La lutte a été si dure et la conscience de leur
invincibilité est telle que la prolongation de l'occupation
militaire française, le maintien de la domination de la mino-
rité européenne apparaissent comme intolérables et suscitent
une contestation quasi permanente chez les Algériens. De ce
point de vue la situation a complètement basculé : le rapport
colonial n'est plus toléré par les colonisés, et plus précisément
ce qui fondait ce rapport, c'est-à-dire l'acceptation par les
Algériens eux-mêmes, dans leur vie quotidienne, de leur
asservissement, le consentement à leur propre oppression, a
disparu. Se taire, avaler l'humiliation, attendre, ne rien laisser
paraître, c'est cela que les jeunes Algériens des villes ne
savent plus faire. En criant publiquement leur volonté d'indé-
pendance, en levant partout les défis que leur lançaient les
pieds-noirs, en prenant ici et là l'initiative de l'offensive, ils
ont rompu irréversiblement avec leur existence de colonisés.
L'affrontement des communautés était l'affrontement du pré-
69
DURANTE
sent et du passé ; les Algériens voulaient se faire reconnaître
comme des égaux par les Européens. Mais les Européens ont
eu peur, parce qu'ils ne peuvent consentir à cette reconnais-
sånce sans supprimer du même coup leur domination, sans
abolir leur représentation du monde. Ceux qui peuvent partir
partent ou partiront. Pour les autres, il leur faudra sûrement
une génération pour s'accepter en tant qu'Algériens.
C'est cette situation qui donne au problème du statut
futur des Européens son acuité. Il est évident que le GPRA
comme tel a intérêts à ménager les capitaux français, et par
conséquent à accorder aux ressortissants français des privi-
lèges de nationalité. Mais il est certain également que la jeune
génération urbaine aura du mal à accepter que se perpétue,
sous la forme de ces privilèges, le rapport colonial qu'elle
rejete de toutes ses forces. Tant que l'égalité absolue dans
les rapports entre les communautés ne sera pas instituée, la
tension persistera, et par conséquent les relations qui auront
été établies entre le capitalisme français et le nouvel Etat
risqueront d'être remises en cause.
De ce seul point de vue déjà, une stabilisation de la
situation par un gouvernement algérien s'avérera difficile. Car
d'un côté on ne voit pas que celui-ci ne soit contraint d'amé-
nager des étapes, des transitions, et par conséquent de faire
des concessions à l'impérialisme en particulier sur la question
des biens français. Mais de l'autre, on voit mal qu'il puisse
endiguer de façon stable la force de contestation radicale de
la colonisation qui s'est manifestée ces derniers mois dans les
villes. Ce que les manifestations ont signifié de ce point de
vue, c'est que le contrôle du FLN sur la population n'était
pas inconditionnel. Plus précisément une certaine rupture
entre l'organisation extérieure, étroitement tenue en laisse par
le GPRA, et la révolution intérieure s'est déjà esquissée. A la
limite les cadres exilés, qu'ils soient militaires ou politiques,
tendent à avoir une vue abstraite de la réalité algérienne ;
ils posent les problèmes beaucoup plus du point de vue des
relations avec l'impérialisme français et des relations inter-
nationales en général (c'est-à-dire des relations avec les Etats)
que par rapport aux problèmes concrets que rencontrent les
masses ; depuis six ans ils se sont forgés une mentalité d'admi-
nistrateurs, de personnalités, de fonctionnaires, ils sont deve-
nus l'Etat. La nouvelle couche que constitue la jeunesse
salariée des villes bien qu'elle ne soit pas « politisée » au
même sens que les cadres, a dans sa majorité une expérience
beaucoup plus riche et beaucoup plus radicale de la situation,
donc un niveau politique beaucoup plus élevé qu'eux.
Par conséquent, au-dessous des tendances qui commen-
çaient à trouver leur expression au sein des organisations
notamment la tendance des syndicalistes de l'UGTA —, et qui,
à échéance, seront amenées à exprimer plus nettement qu'elles
ne l'ont fait les solutions qu'elles préconisent pour les problè-
70
mes, de l'Algérie indépendante, un courant révolutionnaire
au sein des masses elles-mêmes, surtout au sein de la nouvelle
couche de la jeunesse urbaine, commence à se dessiner.
Sans doute le GPRA s'apprête-t-il déjà à le faire rentrer
dans l'ordre, dans son ordre : il peut capter une partie de
cette force en attelant les jeunes à la tâche de construire la
nouvelle société, il peut réprimer ce qui résiste (1). Mais dans
tous les cas il faudra bien qu'il s'aliène une fraction impor-
tante de la jeunesse : la conscience acquise par celle-ci, sa
participation au modelage de sa propre vie, les exigences
qu'elle commence à manifester quant au sens à donner à la
révolution, — tout cela ne se laissera pas facilement apaiser.
Cependant le développement ultérieur de ce courant
dépend de sa consolidation actuelle. En particulier, si la jeu-
nesse algérienne qui a grandi dans la révolution ne parvient
pas à exprimer de la façon la plus claire et la plus complète
possible son expérience et sa revendication, elle sera plus
aisément jugulée par la bureaucratie nationale. Une telle
consolidation doit constituer l'objectif immédiat des éléments
les plus conscients par rapport au problème algérien. Cela ne
veut pas dire que l'objectif de l'indépendance inconditionnelle
de l’Algérie doit être placé au second plan. En fait la question
posée par ce nouveau courant, et qu'il faut développer,
n'est rien d'autre que la question de l'indépendance, mais
envisagée dans son contenu réel. L'indépendance est seulement
une forme et le courant dont nous parlons a déjà effectué la
critique de cette forme du point de vue de la réalité sociale
de l'Algérie indépendante.
Il faut donc que le travail de discussion et de clarification
qui peut d'ores et déjà être entrepris avec des camarades
algériens se place au niveau de conscience auquel ils sont
parvenus, et non au niveau d'inconscience ou de complicité
bureaucratique où stagne la « gauche » française. Ce travail doit
aboutir à l'élaboration d'un programme de la révolution algé-
rienne. Sans vouloir aucunement préjuger du contenu de ce
programme, il est possible dès maintenant d'en indiquer les
principales têtes de chapitre : -- question de la terre (expro-
priation des grandes compagnies ; partage et collectivisation ;
fermiers, petits propriétaires, ouvriers agricoles) ; -- question
de l'industrialisation ; --- problème de
problème de la « solution » chinoise
ou cubaine, et de la bureaucratie en pays sous-développé ;
problème des syndicats, de leur nature, de leur rôle dans ces
pays ; --- rapports avec Tunisie et Maroc (critique des « solu-
(1) Un camarade très bien informé, auquel nous devons une
meilleure compréhension de la situation en Algérie, nous suggère
que telle serait la fonction réservée aux deux armées extérieures
(aux frontières tunisienne et marocaine) ; disciplinées comme n'im-
porte quelle armée bourgeoise, encadrées par des militaires de carrière
venus de l'armée française, armées avec du matériel lourd et moderne,
maintenues sous le contrôle direct des cadres du GPRA, elles appa-
raissent comme la future force de police de la classe dirigeante.
71
tions » tunisienne et marocaine ; possibilité de créer un front
révolutionnaire du Maghreb ; signification de l'Union natio-
nale des Forces Populaires au Maroc); – internationalisme
et rapports avec les courants révolutionnaires dans les pays
capitalistes et bureaucratiques modernes ; - sens et sort des
structures traditionnelles en Algérie : famille, communautés,
religion ; les Européens en Algérie ; -- problème des
langues, de l'enseignement, et plus généralement de la culture.
Ces questions ne sont pas des questions de spécialistes, ce
sont celles qui sont débattues tous les jours entre les Algériens
quand ils réfléchissent au sens de leur révolution. Même quand
elles ont un aspect « technique », comme pour les terres, leur
solution est nécessairement politique ; les techniciens peuvent
définir les choix possibles, mais c'est aux seuls Algériens de
savoir ce qu'ils veulent et d'imposer les solutions. Chacun a eu
et continue d'avoir une expérience particulière de la situation
révolutionnaire, a rencontré sous une forme concrète l'un ou
l'autre de ces problèmes, lui a donné ou a songé à lui donner
telle ou telle solution. C'est cette richesse de l'expérience
accumulée par la jeunesse des villes, par les paysans dans les
maquis et les centres de regroupement, par les ouvriers en
France et en Algérie, que doit cristalliser le programme révo-
lutionnaire, c'est d'elle qu'il doit tirer les leçons. Alors, et
alors seulement, la signification réelle de la lutte des Algériens
ne sera pas perdue.
Jean-François LYOTARD.
:
72
1
|
1
Dix semaines en usine
(fin) (1)
UNE SOCIETE TOTALITAIRE.
Une grande unité industrielle qui utilise dix, vingt, trente
ou quarante mille personnes pour produire à une échelle
immense des produits industriels souvent très complexes se
heurte à des problèmes qui paraissent quasi insolubles dans
le cadre de la société existante.
Pourtant l'industrie moderne a pratiquement résolu tous
les problèmes qui se posaient à elle. La preuve en est que la
société industrielle moderne existe et qu'elle sert de base à
une civilisation qui ne cesse de s'étendre dans le monde. Mais
si elle a résolu ses problèmes, c'est en en posant
on devrait
dire en en créant - d'autres d'une ampleur insoupçonnée.
Nous avons vu que le premier et le plus important de ces
problèmes est sa capacité d'absorber dans toutes les couches
de l'ancienne société une masse croissante d'hommes et de
femmes qu'elle modelera ensuite à la morale industrielle de
la production croissante à tout prix.
Mais il lui faut faire plus. Il faut que ces hommes et ces
femmes, aux intérêts et aux formations disparates, utilisés à
des emplois différents, assurent plus ou moins harmonieuse.
rhent un travail collectif. On sait que la solution qui a été
trouvée à ce problème c'est la parcellarisation du travail. Il
faut que les tâches soient suffisamment simples pour que tout
le monde ou presque puisse les effectuer et les effectuer suffi.
samment rapidement. Cela n'a pas été sans mal. Briser ainsi
le travail, le décomposer en simples tâches de plus en plus
fragmentaires rest aussi briser l'unité « naturelle » du pro-
cessus productif. Il faut alors être capable de reconstituer,
pour ainsi dire idéalement, cette unité. D'où la multiplication
des burrana 1vchniques, de planning, de contrôle, de dispat-
ching. C'est la raison pour laquelle l'usine n'absorbe plus
presqu'uniquement à un seul de ses pôles les éléments étran-
gers, mais à deux. C'est justement ce phénomène qui engendre
l'essentiel des nouveaux problèmes créés par l'industrie
moderno. Contest pas seulement qu'il faut que les gens qui sont
employés (lll pôle de la direction soient aussi imbus de la
morale 0.5, lui rendement. Ce n'est pas seulement que, comme
nous l'avons rili, ces deux univers qui se forment ainsi au sein
de l'unino soient étrangers l'un à l'autre. Ce n'est pas seule-
(1) La première partie de ce texte a été publiée dans le N° 31 de
Socialioma 011 Burburic.
-
73
ип
ment enfin que cette extériorité réciproque pousse la produc-
tion élémentaire au niveau de l'atelier à se situer sur
troisième terrain, purement empirique, qui est pratiquement
la négation des deux autres. Si ce n'était que cela, on
pourrait .constater que cela se résoud tant bien que mal dans
la vie productive quotidienne. Le tout certes avec des pleurs
et des grincements de dents, mais sans pour autant poser les
prémisses d'une nouvelle société, ainsi que tout le monde le
perçoit vaguement. Le plus important c'est que l'usine moderne
a ainsi créé un monde contradictoire, dont les forces internes
homologues se repoussent l'une l'autre, alors que la production
parcellarisée ne peut fonctionner qu'au prix d'une centrali-
sation rigoureuse. Le plus important c'est que cette nouvelle
société en microcosme ainsi créée devrait éclater.
Or si précisément cette société n'éclate pas c'est parce
c'est une société totalitaire, le totalitarisme étant la seule
méthode pour maintenir l'union des contraires.
Disons les choses simplement. Une partie - et une partie
croissante — des gens qui sont employés dans une usine ont
pour fonction essentielle, si ce n'est unique, de robotiser
l'autre partie du personnel. Or non seulement les robotisa-
teurs de la fourmillière ne sont, pour ce qui est de leur grande
masse, ni privilégiés, ni même favorisés, mais encore ils sont
eux-mêmes soumis à une forme de robotisation croissante du
travail de bureau. Ces deux pôles objectivement antagoniques
ne sont pas socialement antagoniques, ou si l'on préfère ne
constituent pas d'une part une couche exploitée et de l'autre
une couche privilégiée. Bien au contraire sur le plan élémen-
taire mais réel des rémunérations ce sont souvent les exécu-
tants matériels qui sont les mieux payés. Une telle société est
inviable sans un contrôle quasi total des individus qui la
composent. En effet de deux choses l'une : ou bien le pôle
exécutant se révoltera aveuglément contre le pôle dirigeant
qui l'enserre dans un corset de moins en moins supportable ;
ou bien les « exécutants » du pôle dirigeant feront alliance
avec les ouvriers de l'atelier. Or on constate qu'aucune des
deux choses ne se passe à une échelle significative.
Pourquoi ? Parce que dès leur entrée à l'usine les gens
sont enserrés dans un système que l'on peut et que l'on doit
qualifier de totalitaire. Voyons ce que cela signifie concrè-
tement.
Il suffit de huit ou quinze jours à peine le temps de
son apprentissage à l’O.S. de l'atelier pour vomir son
travail et n'avoir plus qu'une seule idée en tête : en sortir.
Aucun homme normal ne peut réagir autrement. Or la promo-
tion au sein du travail ouvrier est en fait impossible pour la
simple et bonne raison qu'il n'y a plus d'emplois qualifiés.
Sur le plan ouvrier, O.S. il est, O.S. il restera. Il ne lui reste
qu'une solution : passer de l'autre côté de la barricade. C'est-
à-dire, après passage dans une école de l'usine, ou devenir chef
.
74 -
d'équipe ou devenir agent technique. Soit en clair ou passer
dans l'encadrement direct ou être transféré dans le pôle diri-
geant. La plupart du temps cela dépendra de sa formation
antérieure, de son bagage culturel. Surtout dans le second cas,
car dans le premier des considérations de servilité entreront
largement en ligne de compte. Or une partie très considérable
et on peut dire croissante du recrutement autour du
pôle dirigeant s'effectue suivant cette voie interne. Ainsi il
n'existe plus de promotion ouvrière, il n'y a plus que des
promotions que l'on peut qualifier d'antagoniques, des promo-
tions qui font passer d'un pôle à l'autre.
Parmi les mensuels par contre il existe une filière
certes très étroite - vers des postes supérieurs. Cette filière
mène à ce que l'on pourrait appeler les cercles dirigeants
intérieurs. Elle est loin d'être facile ; le recrutement se fait
largement directement au dehors. Pour ceux qui restent au
niveau inférieur, c'est-à-dire pour la majorité, la situation
sera celle du robot de bureau, mais au moins ils auront
échappé à la chaîne ou à la machine.
L'ensemble de ces phénomènes ne prennent cependant
tout leur sens que si l'on considère la nature du recrutement
industriel moderne. Nous avons vu que la grande usine opère
son recrutement dans toutes les classes et couches de la société.
L'O.S. moderne n'est pas, pour la plupart du temps, un prolé-
taire, il est au mieux un individu en processus de prolétari-
sation. Pou ce qui est du recrutement interne l'individu que
l'on peut appeler ľ« O.S. des bureaux » représente un cas
où le processus de prolétarisation a été dévié, où ce processus
a été transféré sur le second pôle d'attraction de l'usine, le
pôle dirigeant.
Dans ce cadre, la définition du totalitarisme « parfait »
(qui évidemment n'existe pas) serait celui d'une « société »
ou le recrutement du pôle dirigeant antagonique au pôle
exécutant se ferait exclusivement d'une manière interne et en
partant toujours du pôle exécutant. C'est en fait ce qui se
passe dans les sociétés bureaucratiques. Mais alors dans cette
optique la notion de promotion prend une coloration toute
particulière : c'est un mode totalitaire de cooptation dans
l'appareil dirigeant. Tout d'abord on se trouve en présence
d'une société entièrement fermée. Certes elle puise sa popula-
tion à l'extérieur, puisqu'elle ne se reproduit pas elle-même,
mais après ce premier acte qui consiste à se procurer une
matière humaine qui est à ses yeux indifférenciée (qu'importe
que dans sa vie pré-industrielle l'élément ait été paysan,
clochard, employé de commerce ou agrégatif de philosophie,
puisque cette vie pré-industrielle est une non-vie, tout juste
utérine) les processus essentiels de différenciation sont pure-
ment internes. Ensuite, dans sa grande masse, la population
qui est antagoniquement polarisée est quant au fond identique:
c'est une population composée à 90 % d'exécutants. Enfin,
75
dans le cas idéal, tous ont été formé dans une matrice unique:
le travail d'O.S. machine. Tous sortent du bagne ou de l'enfer,
comme on veut, mais de ces frères jumeaux certains accèdent
au paradis mineur des organisateurs du bagne ou de l'enfer,
Ils n'en sont pas moins traités en esclaves, mais ce sont des
esclaves dirigeants, le double antagonique de leurs frères de
malheur.
Oui, considéré sous cette optique, l'intérêt passionné que
porte l'industrie moderne aux cas particuliers, aux cas humains
(mon pauvre, vous étiez représentant de commerce et vous
êtes 0.S., peut-être pourra-t-on vous faire rentrer dans les
bureaux) n'est que l'expression de la cooptation totalitaire.
L'intérêt « humain » n'est dans ce système, et ne peut être
que le mécanisme régulateur de l'absorption antagonique.
Régulateur, on peut le nommer ainsi parce que c'est lui qui
permet de désamorcer le potentiel explosif de cet antagonisme
lui-même.
L'OUVRIER.
Que devient l'ouvrier dans ces conditions, celui qui reste
ouvrier, O.S.? Eh bien ! c'est très simple : il compense, il
surcompense même, comme diraient les psychanalystes. Sorti
de l'usine, il n'est plus ouvrier et surtout il n'est plus O.S. A
l'atelier vous
le
voyez en sueur, couvert de poussière, en
savates, plus habillé d'oripeaux que de bleus de travail. Il
mange
dans une gamelle, directement sans assiette et fume ses
cigarettes par bout durant ses rares et fragmentaires moments
de répit. Quand sonne le klaxon tant attendu il se précipite
aux vestiaires, prend une douche ou se lave rapidement par
morceaux, quitte tous ses effets de travail y compris ses sous-
vêtements et se rhabille entièrement de neuf, avec une chemise
blanche, une cravate, un costume croisé et l'hiver un loden.
Puis il prend une serviette, genre serviette de représentant
pour y remettre sa gamelle et tout autre chose qu'il lui faut
ramener. Dans le métro personne ne pensera qu'il vient de
passer 8 à 9 heures à un travail pénible, salissant et abrutis-
sant.
Il singe la bourgeoisie direz-vous. Non. C'est à la fois
différent et pire dans un sens. Il s'identifie à son double, à
son jumeau antagonique, l'homme des bureaux, l'esclave
mineur qui garde les mains propres et qui est payé au mois,
le planqué qu'il n'a pas pu ou pas voulu être (souvent ques-
tion de paye). Certes tous ne sont pas comme ça. Ce sont
surtout les jeunes et aussi souvent les plus exploités, nord-
africains, hommes de couleur ou simplement ceux dont le
travail est le plus dégueulasse. Il résiste au processus de prolé-
tarisation, il se débat, il proteste par ses vêtements, comme il
protestera dans sa vie par ses loisirs, ses vacances, ses dépenses.
Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement ? Pourquoi
serait-il fier de son travail manuel auquel ne s'attache aucune
76
fierté ni même aucune dignité ? Pourquoi nierait-il au dehors
ce qu'il répète à l'atelier 8 ou 10 heures par jour : « je vou-
drais en sortir » ?
Les sociologues bornés se posent la question de savoir s'il
a encore une conscience de classe. Par contre ils ne voient pas
que l'ouvrier, aussi bien que son frère antagonique des bureaux,
font partie d'une nouvelle société d'esclaves modernes. Ils ne
voient pas que ces hommes, tous pareils, qu'ils côtoient dans
le métro ne sont ni des privilégiés, ni des hommes heureux,
ni des hommes d'une société libre, mais des hommes d'une
nouvelle société, de la société de demain et déjà d'aujourd'hui,
venus d'un autre monde historique : des hommes de la société
industrielle totalitaire. Des hommes dont la vie est suivie,
fichée, enregistrée dans les dossiers des bureaux du personnel.
Des hommes dont le travail est réglé, minuté, contrôlé. Des
hommtes déchirés dans une société elle-même déchirée. Ne
craignez rien. La conscience de classe, ils l'acquièrent tous les
jours, mais c'est la conscience de classe d'une nouvelle société,
en éternel mouvement, envahissante, à la croissance mons-
trueuse, qui dévore les anciennes classes, les anciennes tradi.
tions -- y compris évidemment les traditions ouvrières
mais qui engendre en son sein des révoltes plus radicales, plus
totales surtout, car une telle société trouvera inéluctablement
ses limites dans son triomphe. En effet cette société nouvelle
ne vit que dans le camouflage et l'aveuglement sur elle-même,
la non reconnaissance de sa véritable nature, la fiction de sa
liberté.
Plus sociologiquement parlant, dans le vrai sens du mot,
c'est-à-dire plus politiquement parlant, une telle société doit
trouver les conditions de son éclatement autour du point où
elle deviendra réellement une société entièrement fermée,
c'est-à-dire une société entièrement totalitaire. Une société où
l'usine moderne sera devenue la société elle-même. Une société
où les exécutants ouvriers et leurs frères antagoniques de
l'appareil de direction seront visiblement aussi exploités les
uns que les autres par une poignée de super dirigeants placés
par eux-mêmes hors de toute loi et de toute règle. Une société
où le mécanisme de la cooptation interne dans le pôle anta-
gonique de la direction-exécution aura fini de leurrer qui que
ce soit. Une société dans laquelle la référence aux anciennes
classes moyennes à statut « libéral » n'aura plus aucun écho
dans les nouvelles générations. Une société enfin dont le
caractère réellement totalitaire éclatera aux yeux de tous.
Des
presque
vrais « martiens », il
y en a. Ce sont les
motocyclistes et les scooteristes. Ils sont bardés de cuir de la
tête aux pieds, la tête enfouie dans un casque monstrueux et
le visage mangé par d'énormes lunettes. Quel contraste avec
ceux qui sont habillés comme des gravures de mode et que
77 --
j'ai précédemment décrits. Il y a aussi les vieux, ternes, invi-
sibles, habillés n'importe comment et impossibles à décrire.
Et puis il y a ceux qui ont leur voiture. Certes tous ne
l’amènent pas à l'usine. Certains le font. De toute manière
c'est curieux cette histoire de voiture. Il y a les anti-voiture
et le pro-voiture. Un jour un anti-voiture me dit « je connais
des O.S. qui se sont achetés une voiture, on leur prend 20.000
francs par mois sur leur paye et pour manger ils se tapent un
bout de pain et un bout de fromage ». Certains par contre
sont des maniaques de la voiture. J'en connais qui en avaient
déjà avant d'entrer à la boîte et pour qui la voiture c'est toute
leur vie. Aux vacances ils vont partout : en Italie, en Espagne,
en Pologne... On a l'impression que c'est la justification de
leur vie entière, et parfois même leur seule justification. Je
connais aussi des camarades qui ont une voiture uniquement
parce que leur appartement est si petit qu'ils étouffent dedans
avec les gosses et que la voiture leur permet de s'évader en
camping tous les samedis.
On parle d'ailleurs souvent et beaucoup de toutes ces
choses qui touchent au niveau de vie. On en parle à la gamelle
ou à la cantine, on en parle dans les chiottes, notre salon
fumoir. Ce n'est pas simple et cela ne peut pas être simple.
Chaque fois que j'entends des sociologues ou des politiques
exprimer des généralités définitives sur ces choses je me crispe
et ronge mon frein pour ne pas exploser.
Un jour, aux chiottes, un vieux ---- très vieux puisqu'il a
75 ans, qu'il ne porte d'ailleurs pas -- tient des propos qui
me frappent terriblement. Bien au-delà de la retraite il a
continué à travailler. Il est une sorte d'employé, peut-être au
magasin, je ne sais, et a certainement été ouvrier. Il dit :
« Maintenant j'ai trop d'argent. J'ai tout ce qu'il me faut, à
mon âge je n'ai plus beaucoup de besoins et je suis loin de
dépenser ce que je gagne. Heureusement que j'ai les petits-
enfants, je leur fais des cadeaux et j'aide leurs parents. Pour-
tant dans ma jeunesse nous étions dans la misère. Ma mère
brodait la nuit pour nous donner un bout de pain. » C'est
tragique. Oui c'est tragique cette société où les heureux
attendent 75 ans pour l'être alors que de jeunes ou même des
adultes vous disent le plus naturellement du monde « nous,
nous ne prenons jamais de vacances, c'est déjà bien que l'on
puisse y envoyer les trois gosses ». Il est vrai que celui-là a une
voiture d'occasion une télé et une machine à laver.
Mais le phénomène de 75 ans est rare. « Dans le Dépar-
tement, me dit mon ami le gros algérien qui est là depuis
12 ans, il y a eu depuis peu de temps sept ouvriers qui sont
partis à la retraite, celui qui a tenu le plus longtemps a duré
un mois, tous les autres sont morts avant ».
D'ailleurs gagner c'est bien beau, mais à quel prix ?
Alors même que le vieux avait à peine fini sa mélancolique
tirade, la conversation s'engage sur un sujet en apparence
2
78
différent et qui est pourtant le même. Un algérien, jeune et
vigoureux, vient d'être muté aux brosses dans notre atelier.
Il vient des fonderies. Tout le monde louche sur les fonderies,
surtout les nord-africains. Ça paye près de 45.000 francs par
quinzaine. C'est volontairement qu'il est venu à la brosse où
il ne va gagner que 54.000 francs par mois. On l'entoure, on
lui pose des questions. « Ce n'est pas compliqué, dit-il, la
chaleur est telle qu'on boit DIX LITRES de bière par jour,
sans compter l’eau du rince bouche. J'avais des brûlures à
l'estomac et j'ai été voir le docteur. Il m'a dit que si je
continuais encore seulement deux mois mon estomac était
foutu. Il y a quatre mois que j'avais commencé. »
Le silence se fait. On réfléchit, particulièrement les algé-
riens qui rêvent de cette grosse paye. Alors le gars ajoute :
« Et puis cette bière il faut la payer, ça fait au moins 5.000
francs par quinzaine, non cela ne vaut pas le coup. » Je calcule
mentalement rapidement, à 57 francs le litre, il est en dessous
de la vérité. » Tout le monde est refroidi. « Et puis la santé
c'est ce qui compte le plus. D'ailleurs l'été quand il faut chaud,
c'est quinze litres par jour que les types se tapent. »
Je me demande de plus en plus qu'est-ce que cela peut
bien vouloir dire le niveau de vie, la consommation.
« Oh
Je rencontre au café le jeune ajusteur. Il n'y a pas encore
très longtemps que nous sommes entrés et il est encore dang
la période euphorique. Il est tout jouasse, samedi il est libre.
Il va aller à l'espèce de foire du Trône qui se tient actuelle-
ment à la Motte-Picquet et il va aller « se faire une petite ».
Je lui dit en riant « mais tu es sûr d'y arriver ».
certainement ». Il a raison, il est sapé comme un roi, beau
gosse et sympa, il vient de toucher sa paye. Après 27 mois
d'armée et quinze jours de mise en train dans la tôle et
c'est dur il ne se tient plus. « Je vais bien me marrer, et
puis il y a le besoin. » Il me répétera quatre ou cinq fois qu'il
y a le besoin.
Nous sommes en avance et nous faisons ensemble le trajet
pour aller à la tôle sans nous presser. Je lui parle de son
service en Algérie. Les femmes ? Ils se mettaient la ceinture.
Et puis elles n'étaient pas propres, surtout dans le bled. « Ah !
en ville il y avait de belles petites, mais on y allait rarement ».
La guerre ? « Les types ne pensaient qu'à la quille et c'est
tout ». J'insiste, veux savoir ce qu'il en pense, lui. Il finit par
me dire qu'il ne faut pas qu'on perde l’Algérie, que cela le
ferait chier «l'y avoir été pour rien et que si on la perd on sera
moins riche. « Vous êtes tous pareils, lui dis-je (et c'est mal-
heureusement vrai), on ne vous a pas demandé votre avis pour
y aller, mais du moment que vous y êtes allés vous ne voulez
pas que ce soit pour rien, c'est tout ce que vous voyez. Vous
ne vous posez jamais la question de savoir pourquoi ces types
79
ne
se sont révoltés. Et puis si tú crois que cela changera quelque
chose pour toi, ouvrier, qu'on garde l'Algérie ou non, tu te
gourres drôlement ».
C'est pourtant malheureux, il est bien ce petit gars. Mais
voilà, personne ne leur tient ce langage. Maintenant, il a
d'ailleurs un peu honte de ce qu'il vient de dire.
UNE CIVILISATION O.S.
Mais, dira-t-on, ce caractère totalitaire des grandes usines
se retrouve pas dans la société civile. Cette objection
exprime lapidairement l'essentiel de l'aveuglement de cette
société sur elle-même. Si le système O.S. n'a pas encore
envahit, dans leur totalité au niveau de la production l'ensem-
ble des activités humaines, la civilisation O.S., elle est déjà
là. On peut même dire que l'évolution du phénomène de
civilisation devance l'évolution au sein de la production elle-
même.
Tout dans cette société : la consommation, que cela soit
de biens durables ou de produits alimentaires, les loisirs, que
cela soit les vacances, les lectures ou les distractions, les trans-
ports, qu'ils soient privés ou collectifs, tout est une consom-
mation, des loisirs, des transports pour O.S., fabriqués par
des O.S. Mais il y a plus, les comportements, les habitudes, les
goûts, l'évolution de la jeunesse ne se comprennent que par
référence à une civilisation basée sur le travail O.S.
Peut être est-ce par là qu'il faut commencer. La journée
de travail est harassante, pénible, morne, parfois intolérable.
· A l'atelier les hommes et les femmes passent alternativement
par des moments de prostration profonde et par des moments
d'excitation artificielle qui va parfois jusqu'aux limites de
l'explosion de violence. La journée de travail est trop longue,
elle est déséquilibrée aussi. Pour ceux les plus rares
qui font la normale, l'obligation, compte tenu de l'heure de
repas, de passer au moins dix heures à l'usine, temps auquel
il faut ajouter les transports, ne laisse plus la place qu'à une
vie privée embryonnaire, réduite à des proportions ridicu-
lement minces. C'est la raison pour laquelle les jeunes ne
veulent en général pas faire la normale. Mais l'équipe – les
deux huit qui sont les plus courants - introduit un déséqui- .
libre profond dans l'existence elle-même. La pire est celle
où l'on change tous les jours et non tous les quinzė. On a à
peine le temps de s'adapter à un rythme qu'il faut en changer
pour un autre. Lorsque l'on fait le soir, il n'y a plus de vie
familiale possible et jusqu'à la vie sexuelle se trouve anihilée.
Et l'on voit ainsi des jeunes garçons qui finissent par trouver
normal de faire l'amour une semaine sur deux. Lorsque l'on
fait le matin, l'obligation de se lever à cinq heures du matin,
la tentation de profiter du temps libre pour vivre tendent à
éliminer le sommeil et le repos. Ou alors on dort en deux
fois et chaque fois mal. Ne parlons pas des distractions :
80
l’O.S. qui a une télévision se condamne à la voir une semaine
sur deux et encore la bonne semaine souvent il s'endort avant
la fin de l'émission qu'il avait choisie.
Pour les repas la chose est pire peut-être. Il faut manger
en une demi-heure. La cantine c'est mauvais et monotone. La
gamelle c'est lassant, n'est bon que pour les plats qui se
réchauffent bien et rappelle irrésistiblement la tristesse du
régiment. Le restaurant c'est trop cher. Enfin les heures de
repas qui sont choisies pour couper à peu près normalement
la journée ne sont pas les heures habituelles de la vie
K civile ».
La morale O.S. du rendement, de la rapidité poussée
jusqu'à la virtuosité déborde largement le cadre de l'usine et
le temps de vie de travail. Les transports en commun le matin
ou le soir sont le théâtre de bousculades et de courses éche-
velées. Dans les restaurants et les bistrots alentour des usines
les serveuses et les garçons sont dressés au style O.S. Un geste
suffit à vous faire servir. Les plats arrivent alors même que
vous venez de fermer la bouche pour les commander et les
bouteilles à emporter se débitent à un rythme qui ferait pâlir
de jalousie un chronométreur.
Si à l'heure de la rentrée c'est la course à l'heure de la
pendule pointeuse, à celle de la sortie c'est la fuite éperdue.
Ici il y aura toujours deux tactiques : celle de ceux qui veulent
se laver, non seulement physiquement mais moralement de
l'usine toujours en vitesse — et ceux qui préfèrent se laver
chez eux afin de quitter ces lieux abhorrés le plus vite
possible.
Le travail lui-même est toujours sale, quand il n'est pas
en plus malsain. Aucun vêtement n'est assez vieux et assez
déchiré pour mériter de finir ses jours à l'atelier. D'ailleurs
la plupart des types se déshabillent et se rahbillent complè-
tement avant et après le travail. Ce ne sont pas seulement
des raisons de propreté, ce sont aussi des raisons morales :
tout ce qui touche à l'usine est comme contaminé.
En sortant de là on a besoin de neuf, de
propre,
de clin-
quant, on a besoin de mouvement, on a besoin de bruit, on a
besoin de violence et par une sinistre ironie du sort tous ces
« produits » vous sont offerts à relativement bon marché par
le travail d'autres O.S. qui viennent de passer une journée
identique à la vôtre. Les chaussures que tu portes, camarade,
ta serviette en simili cuir, le scooter, voire la voiture qui te
permettent de fuir, la boîte à ordures en plastique que tu
descends pour ta femme en rentrant, la machine à sous qui
crie ta chanson préférée, la boisson en boîte ou en verre que
tu ingurgites, la boîte de conserve de ton repas, le filet de la
ménagère, le jouet de ton môme, ta radio, ta télévision, la
chaise ou le fauteuil où tu t'assoies, tout cela et bien d'autres
choses se sont tes camarades O.S. qui l'on fabriqué, c'est parce
qu'ils ont la même vie que toi que tu peux parfois te le payer."
81
Tu crois t'échapper, camarade, c'est pour mieux te
retrouver. Le prix de ces objets c'est ton propre servage, celui
de ta femme aujourd'hui, celui de tes enfants demain. Tu veux
que ta fille devienne dactylo ou mécanographe : elle rentrera
comme dactylo ou mécanographe avec mille ou deux mille
de ses petites camarades dans ton usine ou celle d'à côté. Elle
travaillera au rendement comme un O.S., avec des garde-
chiourmes comme les tiens et elle perforera les cartes qui
serviront à calculer les quota de production de tes frères.
Lorsque sonnera la sonnerie elle courra au lavabo se maquiller
en caricature de Brigitte Bardot ou d'une autre avec
rouge à lèvres fabriqué par des O.S. femmes, une robe tissée
par ses camarades ouvrières qui sont en train de se maquiller
de la même manière. Elle ira retrouver un jeune camarade
sortant de l'usine et qui lui dira qu'il est représentant de
commerce. Et tous les deux iront voir un film fabriqué par
des O.S. et pour des O.S., avec de la violence, des coups de
feu, des femmes belles et riches, des vacances luxueuses et des
gens qui ont du temps, mais du temps en dehors de leur
travail, que l'on se demande ce qu'ils peuvent bien foutre.
un
Cette civilisation se paye vraiment cher. Mieux encore,
elle se dévore elle-même comme le Catoblépas, cet animal
si bête, qu'il se mangeait lui-même sans s'en rendre compte.
On prend des gens par dizaines et par centaines de millions,
on les fait produire pendant neuf ou dix heures par jour
comme des dingues des produits qui n'ont d'autre utilité réelle
que de leur faire oublier pendant quelques rares heures leur
vie de travail. Et toute la morale de l'histoire consiste à
produire toujours plus et toujours plus vite.
N'en déplaise aux sociologues et à pas mal de politiques,
j'appelle cela une société totalitaire en voie rapide de réali-
sation. D'une part en effet, nous l'avons montré, la production
moderne c'est le totalitarisme pur et simple, sous sa forme la
plus directe, d'autre part ce qui reste de « liberté » n'a et ne
peut avoir de signification que comme revers et conséquence
de la vie productive. Mais où commence le totalitarisme
proprement dit c'est lorsque l'on voit que l'intégralité de la
morale moderne prévalente consiste à ériger ce système de
pseudo-consommation en idéal absolu. Une consommation qui
est purement de compensation est en effet une pseudo-
consommation. Ce qu'il reste des véritables classes dominantes
le savent si bien qu'ils recherchent une consommation de type
différent, sortant du commun.
D'ailleurs l'équivoque est telle – on devrait plutôt dire
la mystification totalitaire que certains types de consom-
mations identiques n'ont absolument pas la même signification
pour
les uns que pour les autres. Si un jour un mécène
commandait un repas chez un grand traiteur pour être servi
82
non
aux ouvriers durant la pause-casse-croûte d'une demi-heure de
ceux qui font équipe, son ingurgitation serait un véritable
supplice. D'une manière bien plus profonde, dans la classe
ouvrière, sauf dans la grande jeunesse, l'amour, sous toutes
ses formes, se cultive peu. On ne peut pourtant pas dire qu'il
constitue une forme moderne de la consommation. D'une
manière plus théorique ériger en morale absolue une morale
de consommateur pur et simple, de consommateur
producteur, dans une société qui est réellement, pour ses
99 % une société de producteurs-consommateurs est la plus
monstrueuse des mystifications. Or on ne peut pas ouvrir un
journal qui de la politique à la publicité, en passant par les
faits-divers, ne soit pas totalement consacré à cette morale du
consommateur pur. La morale de la production est elle-même
devenue une morale de la consommation : il faut produire
pour « élever le niveau de vie ». Au point de vue du consom-
mateur pur cela paraît être une évidence. Au point de vue
du producteur c'est une contre-vérité flagrante dans une
société où la production c'est l'esclavage et la consommation
pour sa quasi totalité une compensation illusoire et à propre-
ment parler une pseudo-consommation.
Il faut en effet comprendre qu'une consommation quel-
conque n'a de sens que par rapport à ce qu'elle « coûte '».
Or il est devenu clair qu'il est complètement absurde d'évaluer
ce « coût » en terme de prix, en terme d'argent. C'est là une
optique purement bourgeoise, celle du consommateur pur (qui
ne représente évidemment qu'un cas limite qui n'existe pour
ainsi dire pas, mais qui sert de modèle à cette optique bour-
geoise). Pour le producteur la consommation moderne se
< paye » en esclavage, sueur, sang et mort. Ce n'est
pas
de la
littérature : l’usine c'est exactement le contraire de la liberté,
la production moderne c'est le danger permanent, la fatigue,
l'usure physique prématurée et, au bout, la mort un mois ou
un an après cette fameuse retraite que l'on a payé toute sa vie.
C'est cela qu'il y a derrière ces objets clinquants, ce bruit
et ce mouvement d'une société industrielle moderne.
Les gens croient de nos jours et tout ce qui s'écrit le
leur fait croire, depuis les thèses de sociologues jusqu'aux
hebdomadaires et aux journaux, en passant par le cinéma et
la télévision - que le grand fait de la civilisation industrielle
est d'avoir démocratisé la consommation. Ils oublient que
l'essentiel de cette civilisation c'est d'avoir « démocratisé »
l'aliénation, l'exploitation et la prolétarisation: Marx l'avait
prévu, mais pas de cette manière. Il n'avait pas prévu que
l'on vendrait de l'aliénation, que l'on mettrait l'exploitation
à portée de tout le monde et que l'on présenterait la prolé-
tarisation comme l'accession au statut de classe moyenne.
Dans ce sens on n'est pas de nos jours en deça de Marx,
comme certains le disent, mais au delà.
Ph. GUILLAUME.
83
Le mouvement révolutionnaire
sous le capitalisme moderne
(suite)
III. – La contradiction fondamentale du capitalisme (*).
sens.
Le capitalisme est la première société historique que nous
connaissions dont l'organisation contienne une contradiction
interne insurmontable. Le terme de contradiction a été gal-
vaudé par des générations de marxistes et de pseudo-marxistes,
jusqu'à perdre toute signification. Il a été utilisé de façon
abusive par Marx lui-même, qui parle de contradiction entre
« les forces de production » et les « rapports de production »,
ce qui, on le verra plus loin, n'a
pas
de
Comme d'autres sociétés historiques, le capitalisme est
une société divisée en classes. Dans toute société divisée en
classes, ces classes s'opposent car leurs intérêts sont en conflit.
Mais l'existence de classes comme telle et l'exploitation comme
telle ne créent pas de contradiction. Elles déterminent simple-
ment une opposition ou un conflit entre deux groupes sociaux.
Il n'y a pas de contradiction dans une société esclavagiste ou
féodale, quelle que puisse être par moments la violence du
conflit qui fait s'affronter exploiteurs et exploités. Ces sociétés
sont « réglées » : la norme sociale, la domination d'une classe
exige des individus des conduites qui peuvent être inhumaines
et opprimantes, mais qui restent possibles et cohérentes. Ce
que le maître impose à l'esclave, et le seigneur au serf, ne
comporte pas de contradiction interne et est réalisable, sauf
si le maître « dépasse les limites » ; mais dans ce dernier cas
il est pour ainsi dire lui-même en dehors des normes du
système qui impliquent qu'il prenne soin du rendement et de
la condition des esclaves, dans son propre intérêt de maître,
comme il le fait pour le bétail. Même lorsque des circonstances
permettent aux maîtres ou les obligent de traiter les esclaves
de façon qui implique leur extermination, il n'y a pas là de
« contradiction ». Il est logique de tuer les agneaux si la viande
est chère et la laine trop bon marché. Que les agneaux peuvent
en l'occurrence ne pas se laisser faire, c'est une autre histoire.
De même, ces sociétés, une fois établies et en temps normal,
(*) La première partie de ce texte a été publiée dans le précédent
numéro de cette Revue (pp. 51 à 81).
84
ne sont pas déterminées dans leur évolution quotidienne par
la lutte entre les deux classes. A la limite, les esclaves peuvent
se révolter contre les maîtres, les serfs peuvent brûler le châ-
teau du seigneur : les deux termes du conflit restent extérieurs
l'un à l'autre. Il n'y a pas de dialectique commune du maître
et de l'esclave sauf pour le philosophe et au niveau astral où
celui-ci se situe ; il n'y a pas de dialectique concrète commune,
ce n'est pas l'activité quotidienne des exploités qui oblige
quotidiennement les exploiteurs à transformer leur société.
Le capitalisme, au contraire, est bâti sur une contradiction
intrinsèque - une contradiction vraie, au sens littéral du
terme. L'organisation capitaliste de la société est contradic-
toire au sens rigoureux où un individu névrosé l'est : elle ne
peut tenter de réaliser ses intentions que par des actes qui
les contrarient constamment. Pour se situer au niveau fonda.
mental, celui de la production : le système capitaliste ne peut
vivre qu'en essayant continuellement de réduire les salariés
en purs exécutants et il ne peut fonctionner que dans la
mesure où cette réduction ne se réalise pas ; le capitalisme
est obligé de solliciter constamment la participation des sala-
riés au processus de production, participation qu'il tend par
ailleurs lui-même à rendre impossible (1). Cette même contra-
diction se retrouve, en termes presque identiques, dans les
domaines de la politique ou de la culture.
Cette contradiction constitue le fait capitaliste fondamen-
tal, le noyau du rapport social capitaliste.
Ce rapport n'apparaît dans l'histoire de la société que
lorsque certaines conditions sont réunies :
1) Il faut tout d'abord que le travail salarié soit devenu
le rapport de production fondamental. La signification du
travail salarié à cet égard est double :
d'un côté, dans le travail salarié direction et exécution
sont virtuellement séparées dès le départ, et tendent à se
séparer de plus en plus. Non seulement l'objet de la produc-
tion, mais aussi les méthodes et les moyens de production
le déroulement du processus du travail tendent, à un degré
croissant, à être déterminés par un autre que le travailleur
direct. Le commandement de l'activité tend à être transposé
hors du sujet de l'activité (2).
(1) V. l'analyse de cette contradiction dans l'article Sur le contenu
du socialisme (nº 23 de cette Revue), en particulier pp. 84 et suiv.
et 117 et suiv.
(2) Le commandement de l'activité est, dans un sens, extérieur
au sujet de l'activité partout où il y a mise en valeur directe par
les exploiteurs du travail des exploités ; ainsi par exemple lorsqu'il
s'agit du travail des esclaves. Mais ce commandement extérieur reste
extérieur à l'activité ; le maître se borne à fixer l'objectif de l'activité
ou la tâche de l'esclave et à s'assurer qu'il les réalise ou qu'il n'arrête
pas de travailler. Le processus du travail lui-même n'est pas « com-
mandé » ; les méthodes (comme les instruments) de travail sont
85
d'un autre côté, dans le rapport salarié, aussi bien la
rémunération du travailleur que l'effort qu'il doit fournir sont
essentiellement indéfinis. Aucune règle objective, aucun calcul,
aucune convention sociale acceptée ne permettent de dire,
dans une société capitaliste, quel est le salaire juste ou l'effort
à fournir pendant une heure de travail. Cette indétermination
essentielle est masquée aux débuts de l'histoire du capitalisme
par les habitudes et la tradition (3), mais elle apparaît claire-
ment lorsque le prolétariat commence à contester l'état des
choses existant. Dès ce moment, le « contrat de travail »,
toujours provisoire et renouvelable, ne repose que sur le rap-
port de forces entre les parties ; son exécution ne peut être
assurée qu'en fonction d'une guerre incessante entre capita-
listes et ouvriers (4).
2) Le rapport salarié ne devient un rapport intrinsèque-
ment contradictoire qu'en fonction de l'apparition d'une
technologie évolutive, et non statique comme celle des sociétés
antérieures. Le développement rapide de cette technologie
interdit toute sédimentation permanente des modes de produc-
tion qui pourrait servir de base à une stabilisation des rapports
de classe dans l'entreprise. Elle empêche en même temps que
le savoir-faire technique se cristallise immuablement dans des
catégories spécifiques de la population travailleuse.
3) Ces facteurs n'agissent qu'eń conjonction avec
condition socio-politique et culturelle générale : le capita-
lisme ne peut se développer et s'affirmer complètement qu'au
travers d'une révolution ou pseudo-révolution « bourgeoise >>
démocratique. Celle-ci, même lorsqu'elle n'entraîne pas une
participation active des masses, liquide les statuts sociaux
antérieurs, prétend que le seul fondement de l'organisation
sociale est la raison, proclame l'égalité des droits et la souve-
raineté du peuple, etc. Ces caractéristiques se présentent
même là où la révolution capitaliste et la transformation
bureaucratique se trouvent télescopées (par exemple en Chine
depuis 1949).
une
traditionnelleset permanentes, elles ont été incorporées une fois
pour toutes dans l'esclave, il y a tout au plus besoin de surveillance
pour s'assurer que l'esclave s'y conforme. Le maître n'a pas besoin
de pénétrer constamment le processus du travail pour le bouleverser.
La contradiction du capitalisme c'est qu'il est commandement complè-
tement extérieur de l'activité productive, et en même temps comman-
dement obligé de pénétrer constamment à l'intérieur de cette activité,
de lui dicter ses méthodes et jusqu'à ses gestes élémentaires.
(3) Marx lui-même n'est pas parvenu à se dégager de cette opti-
que ; la théorie du salaire exposée dans Le Capital fait explicitement
appel à « l'élément moral et historique » qui détermine le niveau
de vie de la classé ouvrière, donc la somme de biens dont un ouvrier
a besoin pour vivre et se reproduire, donc la « valeur de la force
de travail » dont le salaire est l'expression monétaire.
(4) Voir la description de cette guerre dans les textes de Pau]
Romano (nºs 1 à 6 de cette Revue), Georges Vivier (n°S 11 à 17),
D. Mohé (n° 22) ; v. aussi Sur le contenu du socialisme 1.c., pp. 117
et suiv.
86
C'est l'ensemble de ces conditions qui donne à la lutte
de classes sous le capitalisme son aspect particulier et unique.
En effet, la lutte du proletariat
englobe rapidement tous les aspects de l'organisation
du travail ; car, loin d'apparaître comme « naturelles » ou
« héritées », les méthodes et l'organisation de la production,
constamment bouleversées par les capitalistes, apparaissent
pour ce qu'elles sont en réalité : des méthodes visant l'exploi-
tation maximum du travail, la subordination toujours crois-
sante du travailleur au capital.
prend son point d'appui sur la contradiction interne
de l'adversaire, qui est obligé à la fois de l'attiser constamment
et de lui fournir ses armes.
par là même, elle est virtuellement permanente, aussi
bien en ce qui concerne les salaires qu'en ce qui concerne le
rythme et les conditions de travail.
n'en est pas réduite, comme celle des esclaves ou des
serfs, d'avoir pour objet le « tout ou rien » de l'organisation
de la société. La guérilla incessante dans les lieux de travail
éduque les prolétaires et leur fait prendre conscience de leur
solidarité ; les succès des luttes partielles leur offrent, à moin-
dres frais, la démonstration qu'ils peuvent par leur action
modifier leur sort. Aussi paradoxal que cela puisse paraître,
c'est parce qu'il a la possibilité d'une action « réformiste »
que le proletariat devient classe révolutionnaire.
par conséquent elle peut affecter, et affecte réellement
au fur et à mesure qu'elle gagne en importance, l'évolution
de la production, de l'économie et finalement de l'ensemble
de la société. En agissant sur les taux de salaire, la lutte
ouvrière agit aussi bien sur le niveau de la demande que sur
la structure de la production et sur le rythme de l'accumu-
lation capitaliste ; en agissant sur les rythmes et les conditions
de travail, elle oblige le capitalisme à poursuivre le dévelop-
pement technologique dans un sens bien déterminé - celui
qui lui offre les meilleures possibilités de mater la résistance
des ouvriers ; en luttant contre le chômage, le prolétariat
oblige l'état capitaliste à intervenir pour stabiliser l'activité
économique, et par là à exercer un contrôle croissant sur cette
activité. Les répercussions directes et indirectes de cette lutte
ne laissent intacte aucune sphère de la vie sociale. Même les
lieux de vacances des capitalistes ont été modifiés lorsque les
ouvriers ont arraché les congés payés.
Quelle est donc l'histoire et la dynamique de la société
moderne ? C'est l'histoire et la dynamique du développement
du capitalisme. Mais le développement du capitalisme signifie
littéralement le développement du prolétariat. Le capital
produit l'ouvrier, et l'ouvrier produit le capital - non seule-
ment quantitativement, mais qualitativement. L'histoire de la
société dans laquelle prend naissance le capitalisme, c'est tout
d'abord l'histoire de la prolétarisation croissante de cette
87
société, de son envahissement par le prolétariat ; elle est, en
même temps, l'histoire de la lutte des capitalistes et des prolé-
taires. La dialectique de cette société, c'est la dialectique de
cette lutte. Tous les autres facteurs et mécanismes, qui peuvent
jouer un rôle important dans les sociétés antérieures, prennent
avec le développement du capitalisme un caractère périphéri-
que et résiduel relativement à cet élément central.
Pour le marxisme traditionnel, la dynamique du capita-
lisme est celle d'une crise quantitativement croissante, d'une
misère toujours plus lourde, d'un chômage toujours plus
massif, de surproductions toujours plus amples. Contrairement
aux apparences, cette vue implique en fait qu'il n'y a pas
d'histoire du capitalisme, au sens vrai du terme — pas plus
qu'il n'y a d' « histoire » d'un mélange chimique où des
réactions se produisant à un rythme de plus en plus accéléré
conduisent finalement à l'explosion du laboratoire. Car dans
cette conception, le déroulement des événements est en vérité
indépendant de l'action des hommes et des classes. Les capita-
listes n'agissent pas - ils « sont agis » par les mobiles
économiques qui les déterminent au même titre que la gravi.
tation régit le mouvement des corps ; ils n'ont en fait aucune
prise sur la réalité, qui évolue indépendamment d'eux, d'après
les « lois de mouvement du capitalisme » dont ils sont les
marionnettes inconscientes. Il est hors de question qu'ils
puissent aménager leur régime pour consolider leur pouvoir,
inimaginable qu'ils puissent apprendre, eux aussi, de l'expé-
rience historique, comment mieux servir leurs intérêts. Même
les ouvriers « sont agis » plutôt qu'ils n'agissent; leurs réactions
sont déterminées par ce même mouvement automatique de
l'économie, et conditionnées par une misère biologique ; la
révolution est presque directement reliée à la faim ; bien
entendu, l'action de la classe ne peut presque rien sur l'évolu-
tion de la société, aussi longtemps que celle-ci n'est pas ren-
versée ; bien entendu aussi, la révolution doit conduire à des
résultats prédéterminés. L'on ne voit guère non plus ce que le
prolétariat peut apprendre au cours de cette histoire, hormis
qu'il faut combattre le capitalisme à la mort. Connaître cette
société ne peut signifier pour lui que l'éprouver comme la
cause de sa misère, sans que sa vie et sa condition lui permet-
tent de comprendre son fonctionnement et les causes de ce qui
lui arrive ; les théoriciens le savent, qui ont étudié les lois
de la reproduction élargie du capital et de la baisse du taux
de profit ; s'il peut exister une conscience de la révolution,
ce n'est alors certainement pas chez le prolétariat qu'il faut
la chercher (5).
(5) Le problème des rapports entre l'action du prolétariat et sa
conscience n'a jamais été élucidé dans le marxisme classique. La
tentative de Lukács de le résoudre (dans Histoire et conscience de
classe) ne fait que l'obscurcir et montre bien les contradictions de
88
cours de
Nous disons, quant à nous, que l'évolution du capitalisme
est une histoire au sens fort du terme, à savoir un processus
d'actions d'hommes et de classes qui modifient constamment
et consciemment (6) les conditions mêmes dans lesquelles il
se déroule et au cours duquel surgit du nouveau. C'est l'his-
toire de la constitution et du développement de deux classes
d'hommes en lutte, dont chacune ne peut agir en rien sans
agir sur l'autre ; c'est l'histoire de cette lutte, au
laquelle chacun des adversaires est amené à créer des armes,
des moyens, des formes d'organisation, des idées, à inventer
des réponses à la situation et des fins provisoires, qui ne sont
nullement préderminés et dont les conséquences, voulues ou
non, modifient à chaque étape le cadre de la lutte.
Pour la classe capitaliste, se constituer et se développer
signifie accumuler, « rationaliser » et concentrer la production
(c'est-à-dire « rationaliser » à une échelle toujours plus vaste).
Accumuler signifie à la fois transformer le travail en capital,
donner à la vie et à la mort de millions d'hommes la forme
d’usines et de machines, et pour ce faire créer un nombre
constamment croissant de prolétaires. « Rationaliser », dans
le cadre capitaliste, signifie asservir toujours plus le travail
vivant à la machine et aux dirigeants de la production, réduire
toujours plus les exécutants à l'état d'exécutants. Par là même,
la conception classique. Dans le premier des essais qui forment ce
livre, la conscience du prolétariat n'est rien en dehors de son action,
elle est action tout court. Le prolétariat incarne la vérité objective
de l'histoire car son action doit la transformer en sa prochaine
étape nécessaire ; et il effectue cette transformation sans vraiment
savoir ce qu'il fait. Ce savoir de soi ne pourra venir que par la
révolution et après celle-ci. Ce tour de passe-passe par lequel un objet
muet se transforme en sujet absolu relève de l'hegelianisme ; c'est
un idéalisme et même un spiritualisme absolu, qui pose la raison
achevée et totale qui s'ignore elle-même, n'est pas conscience
de soi, donc n'est pas sujet historique concret dans les « choses
elles-mêmes » (et le prolétariat est chose sous le capitalisme, car
pour Lukács le prolétaire est effectivement réifié, le capital réussit
à transformer l'ouvrier en chose). Dans cette conception, la « praxis
du prolétariat » a simplement pris la place de l’Esprit absolu de
Hegel. Ce premier essai est écrit en pleine montée révolutionnaire
en Russie et en Allemagne, en 1919. Mais une conscience qui n'est
pas conscience de soi ne peut pas transformer l'histoire, le prolétariat
n'arrive pas
à se saisir lui-même du pouvoir en Europe, ni à le
garder en Russie, et c'est une autre conscience de soi qui émerge,
souveraine : le parti bolchevik. Lukács écrit alors (en septembre 1922)
ies « Remarques méthodologiques sur la question de l'organisation »,
dans lesquelles le Parti apparaît comme la conscience en acte de
la classe. Comme toujours, le spiritualisme doit bien finir par
trouver le sujet historique concret en lequel s'incarnera une transcen-
dance qui sans cela resterait ce qu'elle est : un fantôme. Dieu devient
alors l'Eglise catholique, l’Esprit absolu anime la bureaucratie
prussienne, et la « praxis du prolétariat » devient la pratique de la
III° Internationale déjà zinoviéviste.
(6) Ce qui ne veut évidemment pas dire que cette conscience est
« parfaite » ni, encore moins, que toute modification est clairement
vue et voulue.
89
le prolétariat se trouve à la fois constitué comme classe objec-
tive, et attaqué par le capitalisme dès sa constitution. C'est
par sa riposte au capitalisme que le prolétariat se fait lui-
même, au cours de son histoire, classe au sens plein du terme,
classe pour soi.
La lutte du proletariat contre le capitalisme se situe dès
lors sur tous les plans qui affectent son existence ; mais elle
apparaît de façon aveuglante sur les plans de la production,
de l'économie et de la politique. Le prolétariat lutte contre
la « rationalisation » capitaliste de la production, contre les
machines elles-mêmes d'abord, contre l'augmentation des
rythmes de travail ensuite. Il attaque le fonctionnement
« spontané » de l'économie capitaliste, en revendiquant des
augmentations de salaire, des réductions des heures de travail,
le plein emploi. Il s'élève très tôt à une conception globale
du problème de la société, il constitue des organisations poli-
tions, essaie de modifier le cours des événements, se révolte,
essaie de s'emparer du pouvoir.
Chacun de ces aspects de la lutte du proletariat, et leur
liaison profonde, demanderait, pour être étudié dans son
développement historique et dans sa logique, des volumes.
Telle n'est évidemment pas notre intention ici. Nous voulons
simplement mettre en lumière ce qui est la véritable logique
de l'histoire de la société capitaliste : la logique de la lutte
des hommes et des classes.
Par lutte, nous sommes loin d'entendre seulement les batail-
les rangées massives et grandioses. On n'insistera jamais assez
sur ce fait : cette lutte est permanente, d'abord et avant tout
dans la production, car pour ainsi dire la moitié de chaque
geste de l'ouvrier a
comme objectif de le défendre contre
l'exploitation et l'aliénation capitaliste. On n'insistera jamais
non plus assez sur le fait que cette lutte implicite ou infor-
melle, quotidienne et cachée, joue un rôle formateur de
l'histoire aussi important que les grandes grèves et les révo-
lutions (7).
La lutte des classes signifie, aussi longtemps qu'elle dure
et elle durera autant que cette société —, que chaque action
d'un des adversaires, entraîne immédiatement ou à terme, une
parade de l'autre qui à son tour suscite une riposte et ainsi
de suite. Mais chacune de ces actions modifie aussi bien celui
qui l'entreprend que celui contre lequel elle se dirige; chacune
des classes ennemies est modifiée par l'action de l'autre. Ces
actions entraînent des modifications profondes du milieu
social, du terrain objectif sur lequel la lutte se déroule. Dans
leurs moments culminants, elles contiennent une création
historique, l'invention des formes d'organisation, de lutte ou
de vie qui n'étaient nullement contenues dans l'état précédent,
(7) V. Sur le contenu du socialisme, dans le n° 23 de cette Revue,
pp. 117 et suiv.
90
la
ni prédéterminées par celui-ci. Enfin, au cours de cette action
il se constitue pour les deux classes en présence une expé-
rience historique qui, chez le prolétariat, devient le dévelop-
pement vers une conscience socialiste.
Ainsi, sur le plan de la production, l'introduction à une
grande échelle des machines par le capitalisme, à la première
moitié du XIXe siècle (8), est perçue justement par les ouvriers
comme une attaque directe, à laquelle ils réagissent en brisant
les machines. Sur ce plan, ils subissent une défaite. Mais dès
le départ, la lutte prend dans les usines une forme invincible :
la résistance à la production. Le capitalisme riposte par
généralisation des salaires aux pièces et au rendement. Ceux-ci
deviennent à leur tour l'objet d'une âpre lutte : les normes
sont contestées. Le taylorisme est la réponse du capitalisme
à cette lutte : les normes seront déterminées « scientifique-
ment » et « objectivement ». La résistance des ouvriers rend
manifeste que cette « objectivité scientifique » est une rigo-
lade. La psychologie, puis la sociologie industrielle apparais-
sent alors qui doivent permettre d' « intégrer » les ouvriers à
l'entreprise. Elles s'effondrent dans la pratique, sous le poids
de leurs propres contradictions mais surtout parce que les
ouvriers ne se laissent pas faire. C'est dans les pays les plus
avancés Etats-Unis, Angleterre, pays scandinaves — où le
patronat applique de plus en plus les méthodes « modernes »,
où les salaires ouvriers sont les plus élevés, que le conflit
quotidien dans la production atteint des proportions fantas-
tiques. Nous en sommes là aujourd'hui (9). Ce schéma, qui
ne prétend à rien de plus qu'à définir le type de l'évolution
historique de la lutte entre les classes dans la production, se
retrouve en condensé chaque fois qu'on étudie concrètement
cette lutte dans une entreprise (10).
En même temps que cette série de ripostes-attaques, on
peut dégager dans l'évolution de la production capitalistes
des grandes constantes bien connues, exprimant la tendance
permanente du capital à s'asservir le travail. La division des
tâches est poursuivie et poussée à l'absurde, non pas parce
qu'elle est le moyen inéluctable d'augmenter la productivité
(au-delà d'un certain point, elle la diminue sans le moindre
doute aussi bien directement qu'indirectement, par les énormes
faux-frais qu'elle engendre), mais parce qu'elle est le seul
moyen de se soumettre un travailleur qui résiste, en rendant
son travail absolument quantifiable et contrôlable, et lui-même
intégralement remplaçable. La mécanisation prend cette tour-
nure particulière : il faut que l'ouvrier soit dominé par la
(8) Et longtemps après. Encore maintenant, devant l'introduction
de l' « automation » l'attitude des ouvriers montre clairement qu'ils
la perçoivent comme une attaque.
(9) V. les textes sur les grèves en Angleterre et aux Etats-Unis
publiés dans les nºs 18, 19, 26, 29 et 30 de cette Revue.
(10) V. Sur le contenu du socialisme, ib.
91
et
machine (que son rendement lui soit imposé par celle-ci), il
faut que le cours de la production devienne le plus possible
automatisé, c'est-à-dire indépendant du producteur. Division
croissante des tâches et mécanisation de type capitaliste
avancent évidemment en interaction étroite. Mais à chaque
étape qu'elles marquent, la résistance ouvrière en fait une
moitié d'échec pour les capitalistes (11).
Cette lutte a façonné le visage de l'industrie moderne et
son contenu essentiel : la façon dont les hommes vivent dans
les usines. Mais c'est aussi cette lutte qui a modelé l'économie
et la société moderne dans son ensemble. La lutte ouvrière
sur le plan économique s'est exprimée surtout par les reven-
dications de salaire, auxquelles le capitalisme a opposé une
résistance acharnée pendant très longtemps. Ayant presque
perdu la bataille sur ce plan, il a fini par s'adapter à une
économie dont le fait dominant est, du point de vue de la
demande, l'accroissement régulier de la masse des salaires,
devenue la base d'un marché constamment élargi de biens de
consommation. Ce type d'économie en expansion dans lequel
nous vivons est, pour l'essentiel, le produit de la pression
incessante exercée par la classe ouvrière sur les salaires
ses problèmes principaux résultent de ce fait. Sur le plan
politique, aux premières tentatives du prolétariat de s'organi.
ser, le capitalisme répond en règle générale par la répression,
ouverte ou camouflée. Vaincu sur ce plan assez rapidement,
il finit au bout d'une longue courbe d'évolution historique,
par faire de ces mêmes organisations politiques ouvrières des
rouages essentiels de son fonctionnement. Mais cela même
entraîne des modifications importantes de l'ensemble du
système : la « démocratie » capitaliste ne peut plus fonc-
tionner sans un grand parti « réformiste », qui ne peut pas
à son tour être une pure et simple marionnette des capitalistes
(car il perdrait alors ses bases électorales et ne pourrait plus
remplir sa fonction) mais doit être aussi un parti « de gou-
vernement » (et très souvent, au gouvernement). Ce parti
déteint obligatoirement sur le parti « conservateur » (dans
aucun pays du monde il ne saurait être question de revenir
sur des réformes qui ont provoqué des batailles acharnées il
y a encore vingt ans, comme la sécurité sociale, l'assurance--
chômage, l'impôt progressif sur le revenu, ou la politique de
« plein emploi » relatif). Ainsi (et en fonction aussi d'autres
facteurs), après avoir résisté longtemps à l'idée d'une immix-
tion de l'Etat dans les affaires économiques (considérée comme
« révolutionnaire » et « socialiste ») le capitalisme en arrive
finalement à l'adopter, et à détourner à son profit la pression
ouvrière contre les conséquences du fonctionnement spontané
de l'économie, pour instaurer, à travers l'Etat, un contrôle de
(11) V. en particulier D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière,
dans le n° 22 de cette Revue.
92
l'économie et de la société servant en fin de compte ses
intérêts.
Il est à peine nécessaire de dire que ces aspects, séparés
ici pour les besoins de l'analyse, ne le sont pas dans la réalité,
que les effets de ces actions s'enchevêtrent inextricablement.
Pour n'en donner qu'un exemple : le poids politique de la
classe ouvrière dans les sociétés modernes exclut que l'Etat
puisse permettre au chômage de se développer au-delà d'un
degré relativement modéré. Ceci crée cependant une situation
fort difficile pour les capitalistes sur le plan des salaires (où
la position de force du prolétariat est soutenue par le plein
emploi) ---- où ils arrivent cependant à maintenir un statu quo
relatif. Mais cela crée également, si un degré de combativité
« industrielle » du prolétariat est donné, une situation into-
lérable
pour les capitalistes dans les usines (12). Les « solu-
tions » que la classe dominante parvient à trouver, débouchent
toujours sur des nouveaux problèmes, et ce processus traduit
l'incapacité du capitalisme à surmonter sa contradiction fon-
damentale. Nous y reviendrons plus loin.
L'ensemble des moyens utilisés par le capitalisme obéit
toujours au même impératif : maintenir sa domination,
étendre son contrôle sur la société en général, sur le proléta-
riat en particulier. Quelle qu'ait pu être au départ l'influence
d'autres facteurs comme la lutte entre les capitalistes eux-
mêmes, ou une évolution technique non encore subordonnée
au capital elle a progressivement vu son importance
décroître, en proportion directe de la prolétarisation de la
société et de l'extension de la lutte des classes. Des sphères
de la vie sociale autres que la production, l'économie et la
politique n'étaient, dans les sociétés précédentes, qu'indirec-
tement et implicitement en rapport avec la structure de
classe de la société. Elles sont maintenant à la fois entraînées
dans le conflit et explicitement intégrées dans le réseau
d'organisation dans lequel la classe dominante tente d'enserrer
la société entière. Tous les secteurs de la vie humaine doivent
être soumis au contrôle des dirigeants. Toutes les ressources
et les moyens sont utilisés par le capitalisme, et le savoir
scientifique est mobilisé à son service : la psychologie et la
psychanalyse, la sociologie industrielle et l'économie politique,
l'électronique et les mathématiques sont mises à contribution
pour assurer la survie du système, colmater les brèches de sa
défense, lui permettre de pénétrer à l'intérieur de la classe
exploitée, d'en comprendre les motivations et les conduites et
de les utiliser au profit de la « production », de la « stabilité
sociale », et de la vente d'objets inutiles.
C'est ainsi que la société moderne, qu'elle vive sous un
(12) V. les textes sur les grèves en Angleterre et aux Etats-Unis
cités plus. haut.
93
régime « démocratique » ou « dictatorial », est en fait toujours
totalitaire. Car la domination des exploiteurs doit, pour se
maintenir, envahir tous les domaines d'activité et tenter de se
les soumettre. Que le totalitarisme ne prenne plus les formes
extrêmes qu'il revêtait sous Hitler ou Staline, qu'il n'utilise
plus comme moyen privilégié la terreur, ne change rien au
fond de l'affaire. La terreur n'est qu'un des moyens dont peut
user un pouvoir pour briser les ressorts de toute opposition ;
mais elle n'est pas toujours applicable, ni toujours la plus ren-
table. La manipulation « pacifique » des masses, l'assimilation
graduelle des oppositions organisées peuvent être plus effi-
caces.
IV. La politique capitaliste, autrefois et aujourd'hui.
Au cours de cette lutte séculaire, le capitalisme transforme
constamment la société, mais aussi il se modifie profondément
lui-même. Nous commencerons l'examen de ces modifications
sur le plan le plus « idéologique » : celui de la politique
capitaliste (13).
Il y a actuellement une politique de la classe capitaliste,
de plus en plus consciente et explicitée (14). On la saisira
mieux, par le contraste qu'elle forme avec la « politique
capitaliste du xixe siècle ». On verra qu'en réalité, au xixe siècle,
il n'y avait pas de politique capitaliste au sens propre du
terme ; nous utilisons cette expression pour la commodité,
en entendant par là le système de référence, les idées-forces,
la gamme des moyens utilisés et presque les réflexes du capi-
taliste individuel ou des capitalistes agissant comme classe à
travers ses institutions (partis, Parlement, administration de
l'Etat, etc.) devant les problèmes qui se posaient à eux.
Cette « politique » capitaliste d'autrefois est bien connue,
il suffit d'en résumer les grandes lignes. Chaque capitaliste
doit être laissé libre de poursuivre son « entreprise », dans
les limites (fort élastiques) tracées par le droit et par la
« morale ». En particulier le contrat de travail doit être libre
et déterminé par l' « accord des parties ». L'Etat doit garantir
l'ordre social, passer, le cas échéant, des commandes profita-
bles aux entreprises, favoriser l'activité des capitalistes par des
tarifs douaniers et des traités de commerce, mener des guerres
pour « protéger les intérêts de la nation » c'est-à-dire de tel
ou tel groupe capitaliste. Mais il ne doit pas intervenir direc-
tement dans l'orientation et la gestion de l'économie, qu'il
ne pourrait que « perturber », ni prélever par ses impôts une
part importante du produit national, parce que ses dépenses
sont « improductives ». Les revendications ouvrières sont a
(13) Nous commençons par cet aspect pour la clarté de l'exposi-
tion. L'idéologie, pour nous, ne
< suit » ni ne « précède », n'est ni
cause ni résultat, mais simplement l'expression de la même réalité
sociale à son propre niveau, à la fois identique et différent.
94
priori injustifiées parce qu'elles visent, concrètement, à dimi-
nuer les profits, et abstraitement, à violer les lois du marché.
Elles doivent donc être combattues à la mort -- y compris
par l'intervention de la troupe – de même que leurs instru-
ments : grève, syndicats, partis ouvriers, etc.
Ce qui importe ici n'est pas, bien entendu, de discuter
l'absurdité de cette idéologie, son mélange d'enfantillage et
de mauvaise foi -- ni même de souligner le degré auquel
aujourd'hui encore une fraction importante de la classe capi-
taliste et de ses politiciens (l'aile « libérale-réactionnaire »
pour ainsi dire) restent sous son emprise. Ce qui nous inté-
resse c'est que, correspondant à une phase de développement
du capitalisme et du mouvement ouvrier, elle a joué un rôle
déterminant dans le déroulement de la lutte des classes. Elle
a à la fois nourri la résistance acharnée opposée par les capi-
talistes aux revendications ouvrières et conditionné les crises
économiques classiques et le fonctionnement de l'économie en
général. « Laissés à eux-mêmes », en effet, les automatismes
de l'économie capitaliste ne pouvaient que susciter régulière-
ment des crises de surproduction, et la résorption de ces crises,
également « laissée à elle-même », pouvait durer longtemps.
Il est remarquable que l'idéologie marxiste, tout
dénonçant violemment et à juste titre cette idéologie et la
« politique » qui en découlait, en partageait les postulants
fondamentaux dans certains domaines. Les marxistes pensaient,
eux aussi, que l'on ne pouvait rien changer au fonctionnement
de l'économie capitaliste, que les crises, inévitables, étaient
au-delà de toute intervention de l'Etat. Seuls les « signes de
valeur » étaient différents : pour les marxistes, les crises
manifestaient les contradictions insurmontables du système et
ne pouvaient (14) aller en s'aggravant ; les capitalistes n'y
voyaient que des « maux naturels » et « inévitables » qui
avaient leur contrepartie positive (élimination des entreprises
moins efficientes, etc.) ou même des signes passagers d'une
« phase de croissance » du système. Les marxistes eux aussi
pensaient, au fond, qu'on ne pouvait pas durablement amélio-
rer le salaire réel des ouvriers, condamné par les « lois du
mouvement du capitalisme » à fluctuer autour d'une moyenne
inaltérable (15). Sur ces points èssentiels d'appréciation de la
réalité, la politique marxiste et la politique capitaliste
jusqu'aux environs de 1930 participaient d'une optique simi-
laire.
en
(14) La question du degré, de la nature, des supports sociaux
de cette conscience est loin d'être simple, mais nous ne pouvons pas
nous y arrêter maintenant.
(15) A cet égard il y a toujours eu une certaine duplicité dans
le mouvement marxiste entre la pratique ou l'on proclamait que
telle entreprise ou tel secteur capitaliste pouvait et devait payer des
augmentations de salaire et la grande théorie, où l'on « démon-
trait » que la satisfaction des revendications ouvrières en matière
de salaire était impossible dans le cadre du système.
95
D'autre part, le marxisme identifiait à l'essence du capi-
talisme ses manifestations du xixe siècle et sa politique de
l'époque. En tant que système, le capitalisme apparaissait au
marxisme comme caractérisé fondamentalement par l'anarchie
et l'impuissance. Cette politique, qui équivaut effectivement
à l'absence ou à la négation de la politique : « laissez
faire », etc., on la voyait comme exprimant les tréfonds du
système. Une société capitaliste était nécessairement cela :
incapable d'avoir une vue et une volonté sur sa propre orga-
nisation et gestion. C'est l'anarchie au niveau subjectif de ses
dirigeants qui ne veulent (ne peuvent vouloir) ni ne peuvent
intervenir dans la marche de l'économie (et, s'ils interve-
naient, ils seraient évidemment impuissants devant la marche
inexorable des lois économiques) ; qui aussi, lorsqu'ils pren-
nent des décisions, sont par nature incapables d'adopter un
point de vue plus général ou à plus long terme, rivés qu'ils
sont au profit au sens le plus étroit. L'être du capitaliste est
cet être immédiat, incapable de prendre une distance quel.
conque par rapport à la réalité, même si cela doit servir ses
intérêts « bien compris ». C'est à grande peine s'il arrive à
comprendre que l'ouvrier, de même qu'une machine, a besoin
de lubrification adéquate. Il préférera voir son entreprise
démolie que concéder une augmentation de salaire, il fera
toujours une guerre pour conquérir une colonie ou ne pas
la perdre. Bref, le capitaliste est incapable de tactique et de
stratégie, en particulier dans la lutte des classes.
Si, malgré cette impuissance et cette anarchie, le système
fonctionne quand même, c'est que, derrière les marionnettes
capitalistes, officient gravement les lois objectives et imper.
sonnelles de l'économie qui en garantissent la cohérence et
l'expansion, mais jusqu'à un certain point seulement.; car,
derrière cette cohérence on rencontre à nouveau, à un niveau
plus profond, l'anarchie ultime du système, sa contradiction
« objective » finale.
Disons tout de suite que, pour être historiquement dépas-
sée, cette image n'en est pas moins été vraie en partie. Le
« tort » méthodologique excusable des marxistes d'au-
trefois, a été d'élever au rang de traits éternels du capitalisme
les caractéristiques d'une phase de son développement. Le tort
réel -- inexcusable - des « marxistes », d'aujourd'hui est de
chercher la vérité sur le monde qui les entoure dans les livres
d'il y a cent ans.
Il a été effectivement vrai que la politique capitaliste a
été pendant longtemps cette absence de politique, ce mélange
d'anarchie et d'impuissance. Il a été vrai que le comportement
aussi bien du capitaliste individuel que de ses politiciens, de
son Etat et de sa classe a été ce comportement à courte vue,
sans distance, sans perspective, sans tactique ni stratégie. Il
est vrai qu'aussi longtemps qu'il a pu, le capitaliste a traité
l'ouvrier infiniment moins bien qu'une bête de somme et que
96
son attitude ne s'est modifiée qu'en fonction de la lutte
ouvrière et pour autant que celle-ci dure. Il est enfin vrai que
dans cette société qui « se laissait faire » la seule cohérence
était celle introduite par les lois économiques, laquelle évidem-
ment, dans un monde complexe et évoluant rapidement, ne
pouvait qu'aller de pair avec une incohérence fondamentale.
Les choses ont changé, et garder aujourd'hui cette image
dépassée du capitalisme c'est commettre la plus grave -- et la
plus fréquente des erreurs que l'on puisse commettre dans
une guerre : ignorer l'adversaire, et sous-estimer sa force.
Mais ce changement n'est pas dû à des mutations génétiques
qui auraient rendu les capitalistes plus intelligents. La lutte
du prolétariat a obligé la classe dominante à modifier sa
politique, son idéologie, son organisation réelle. Le capitalisme
a été modifié objectivement par cette lutte séculaire ; mais il
a été aussi modifié subjectivement, en ce sens que dirigeants et
idéologues ont accumulé, à leur corps défendant (16), une
expérience historique de la gestion de la société moderne.
Le contenu de la nouvelle politique capitaliste a été
imposé aux classes dominantes par la lutte du prolétariat ;
il y a eu des victoires ouvrières qui ont montré dans les faits
que le système pouvait très bien s'accommoder de certaines
réformes et même les détourner à son profit ; il y a eu aussi
l'utilisation, par le capitalisme, d'idées, de méthodes, d'insti-
utions qui ont surgi du mouvement ouvrier lui-même.
Ainsi les augmentations de salaire à partir d'un certain
moment ne peuvent plus être combattues avec autant d'achar-
nement qu'autrefois, car la pression ouvrière devient trop
forte ; mais les capitalistes découvrent, petit à petit, que ce
n'est pas nécessaire d'y opposer une résistance absolue. Du
moment, en effet, que le mouvement se généralise
et les
contrats collectifs par industrie jouent un grand rôle dans
aucun capitaliste n'est mis en position défavorable
vis-à-vis de ses concurrents du fait qu'il concède une augmen-
tation de salaire ; et, en fin de compte, il y trouve son profit
par l'élargissement de la demande qu'elles entraînent. Enfin
et surtout, le capitaliste se rattrape par l'augmentation du
rendement, qui maintient le rapport salaires-profit approxi-
mativement constant ; et il essaie d' « acheter » la docilité
ce sens
(16) Comme le prouvent les énormes résistances que rencontre
encore aujourd'hui une politique « moderne » au sein de la classe
capitaliste. La politique de l'administration Eisenhower, qui a plongé
l'économie américaine dans le marasme pendant les sept dernières
années, exprime en partie ces résistances ; on peut en dire autant
de la politique Baumgartner en France qui conduit le capitalisme
français à progresser à pas de tortue sous prétexte de sauvegarder
« la stabilité des prix ». Mais cela est encore plus vrai pour les
99 % des marxistes, qui sont loin en arrière des représentants les
plus conscients du capitalisme, et qui montrent, dès qu'on les pousse
un peu, que leur image du capitalisme est celle du xixe siècle.
97
des ouvriers dans le domaine le plus important, celui de la
production, par des concessions sur les salaires (17). Bien
entendu, c'est ici par excellence un des cas où ce qui est
utile
pour
la classe dans son ensemble et si toute la classe le
fait, ne l'est pas nécessairement pour le capitaliste individuel ;
c'est une des raisons pour lesquelles cette nouvelle attitude
n'apparaît que lorsque la concentration du capital d'un côté,
celle des organisations ouvrières, de l'autre, atteignent un
degré suffisant. Mais à partir de ce moment, une politique
consciente d'augmentation « modérée » des salaires devient
partie intégrante de la politique d'ensemble du capitalisme,
car le lien entre cette augmentation et l'expansion du marché
est de plus en plus clairement perçu.
D'une autre façon, la nécessité de maintenir un « plein
emploi » relatif, après l'expérience de la grande dépression
de 1929-1933 et face à une classe ouvrière qui, de toute
évidence, n'en accepterait une minute la répétition, s'est
nettement imposée à la classe dirigeante – en même temps
qu'était enfin aperçu le lien évident entre le maintien du
plein emploi et l'expansion accélérée du capital, et que les
capitalistes découvraient, comme les ouvriers et même avant
eux, que l'étatisme ne signifie nullement le socialisme. De
même les syndicats, longtemps combattus, sont reconnus et
finalement transformés en rouages du système (18).
On en arrive ainsi à la conception contemporaine, à la
politique qui est effectivement appliquée même lorsqu'elle
est combattue en paroles. Son pivot, c'est l'abandon du
« laissez-faire », plus profondément : la répudiation de
l'idéologie de la « libre entreprise » et de la croyance au
fonctionnement spontané de l'économie et de la société comme
devant produire le résultat optimum pour la classe dominante;
c'est l'acceptation de l'idée (produit du mouvement ouvrier)
d'une responsabilité générale de la société -- c'est-à-dire de la
classe dominante – devant les événements et du rôle central
de l'Etat dans l'exercice de cette responsabilité ; c'est, concur-
remment, l'idée de la nécessité d'un contrôle, le plus étendu
possible, par la classe dominante et ses organes, de toutes
les sphères d'activité sociale. L'intervention de l'Etat dans les
affaires sociales devient la règle et non plus l'exception comme
autrefois. Le contenu de cette intervention est désormais défini
(17) C'était, avec une clarté totale, l'enjeu de la dernière grande
grève de l'acier aux Etats-Unis. V. les notes à ce sujet dans les
nos 29 et 30 de cette Revue.
(18) Cette transformation, qui a pris presqu’un siècle dans les
autres pays capitalistes, s'est opérée en l'espace de quelques années
aux Etats-Unis, entre 1935-37 où les grandes grèves ouvrières ont
imposé au patronat la reconnaissance du C.1.0., et la fin de la guerre,
où cette transformation était déjà achevée et les syndicats essentiel-
lement préoccupés de maintenir la discipline dans la production en
échange de concessions sur les salaires.
98
de façon radicalement opposée à l'idéologie capitaliste clas-
sique. L'Etat n'est plus supposé garantir simplement un ordre
social à l'intérieur duquel le jeu capitaliste s'effectuerait
librement. Il est explicitement chargé d'assurer le plein
emploi, et la « croissance économique dans la stabilité » (19)
ce qui signifie assurer à la fois un niveau adéquat de
demande globale et intervenir pour empêcher la pression des
salaires de devenir trop forte —, la formation de la force de
travail, les investissements dans les secteurs où le capital privé
n'intervient pas suffisamment ou rationnellement, le déve-
loppement scientifique et culturel. Les idées-forces sont désor-
mais : l'expansion, le développement de la consommation et
des loisirs, l'élargissement de l'éducation et la diffusion de la
culture. Les moyens : l'organisation, la sélection des individus,
la hiérarchisation.
Il est superflu, à cet endroit, d'insister sur le contenu de
classe de ces objectifs et de ces moyens, et sur les contradic-
tions de cette nouvelle politique capitaliste. Des doutes à cet
égard -- et le refus obstiné de reconnaître ce qui est la réalite
du capitalisme contemporain — ne peuvent subsister que chez
ceux qui, parce qu'ils continuent de confondre le socialisme
avec l'expansion de cette production et de cette consommation,
avec l'élargissement de cette éducation et la diffusion de cette
culture, sentent le sol se dérober sous leurs pieds s'ils recon-
naissent que le « niveau de vie », par exemple, s'élève sous
le capitalisme.
Cette politique, qui représente subjectivement le produit
de l'expérience capitaliste de la lutte de classe et de la gestion
de la société, est en même temps objectivement le corrolaire
des transformations réelles du capitalisme ; elle est la logique
explicitée de ses nouvelles structures et des instruments mis
en cuvre pour assurer sa domination sur la société. Mais en
même temps parce qu'elle doit se donner les moyens de ses
fins, elle accélère l'évolution de ces structures et amplifie ces
instruments. C'est vers cet aspect objectif de l'évolution du
capitalisme que nous voulons maintenant nous tourner.
V. – La bureaucratisation du capitalisme et sa tendance
idéale.
Le résultat d'une lutte de classes deux fois séculaire a
été la profonde transformation objective du capitalisme, que
l'on peut résumer en ce terme : la bureaucratisation. Nous
entendons par là une structure sociale dans laquelle la direc-
tion des activités collectives est entre les mains d'un appareil
impersonnel organisé hiérarchiquement, supposé agir d'après
des critères et des méthodes « rationnelles », privilégié écono-
(19) V. par exemple le Full Employment Act américain de 1947,
et plus généralement toutes les déclarations programmatiques offi-
cielles des gouvernements contemporains en matière d'économie.
99
miquement et recruté selon les règles qu'en fait il édicte et
applique lui-même.
La bureaucratisation du capitalisme trouve sa source dans
trois aspects de la lutte de classe et de la tentative du capita-
lisme de se soumettre et de contrôler l'activité sociale des
hommes :
Tout d'abord, dans la production. La concentration et la
« rationalisation » de la production entraîne l'apparition d'un
appareil bureaucratique au sein de l'entreprise capitaliste,
dont la fonction est la gestion de la production et des rapports
de l'entreprise avec le reste de l'économie. En particulier, la
direction du processus du travail définition des tâches, des
rythmes et des méthodes, contrôle de la quantité et de la
qualité de la production, surveillance, planification du pro-
cessus de production, gestion des hommes et de leur « inté-
gration » à l'entreprise, autrement dit maniement du bâton et
de la carotte implique l'existence d'un appareil spécifique
et important. La résistance des ouvriers à la production capi-
taliste suscite la nécessité pour le capitalisme d'un contrôle
toujours plus poussé du processus du travail et de l'activité
du travailleur, et ce contrôle exige à la fois une transformation
complète des méthodes de gestion de l'entreprise par rapport
à ce qu'elles étaient au xixe siècle et la création d'un appareil
gestionnaire qui tend à devenir le véritable lieu du pouvoir
dans l'entreprise (20).
Ensuite, dans l'Etat. La modification profonde du rôle de
l'Etat, devenu maintenant instrument de contrôle et même de
gestion d'un nombre croissant de secteurs de la vie économique
et sociale, va de pair avec un gonflement extraordinaire du
personnel et des fonctions de ce qui a toujours été l'appareil
bureaucratique par excellence.
Enfin, dans les organisations politiques et syndicales. Ici
l'évolution du capitalisme recoupe l'évolution propre du mou-
vement ouvrier que des facteurs complexes conduisent, à partir
d'une certaine étape, à la bureaucratisation (21). Parallèle-
ment, la fonction objective des grandes organisations « ouvriè-
res » devient de maintenir le prolétariat à l'intérieur du
système d'exploitation, d'en canaliser la lutte vers l'aménage-
ment et non plus vers la destruction de ce système (22).
+
(20) Personne ne conteste que le capitaliste privé subsiste en
Occident et qu'il continue à jouer un rôle important. Mais le point
essentiel que les tenants des conceptions traditionnelles
sont
incapables de voir c'est que même là où il existe, le grand
capitaliste ne peut jouer son rôle dans l'affaire que comme le sommet
de la pyramide bureaucratique et par l'intermédiaire de celle-ci.
(21) V. l'article Prolétariat et organisation dans le n°27 de cette
Revue.
(22) Cela vaut même pour les organisations staliniennes, dont
l'arrivée au pouvoir ne signifie en dernière analyse qu'un immense
aménagement des formes de l'exploitation pour en mieux préserver
la substance.
100
L'encadrement du prolétariat et, plus généralement, de la
population entière --, sa manipulation et la gestion de ses
activités revendicatives et politiques impliquent un appareil
spécifique, personnifié par la bureaucratie « ouvrière », poli-
tique et syndicale. Les mêmes facteurs — et aussi, les néces-
sités de la lutte contre les organisations « ouvrières » bureau-
cratisées induisent la bureaucratisation des formations
politiques conservatrices.
A partir d'un certain moment, la bureaucratisation, la
gestion des activités par des appareils hiérarchiques, devient
la logique même de cette société, sa réponse à tout. Dans
l'étape actuelle, la bureaucratisation a depuis longtemps
dépassé les sphères de la production, de l'économie, de l'Etat
et de la politique. La consommation est indubitablement
bureaucratisée, en ce sens que ni son volume ni sa composi-
tion ne sont plus laissées aux mécanismes spontanés de l'écono-
mie et de la psychologie (le « libre choix » du consommateur
n'a bien entendu jamais existé dans une société aliénée), mais
forment l'objet d'une activité de manipulation toujours plus
poussée d'appareils spécialisés correspondants (services de
vente, publicité et recherches de marché, etc.). Les loisirs
mêmes se bureaucratisent (23). Un degré croissant de bureau-
cratisation de la culture se réalise, inévitable dans le contexte
actuel, puisque sinon encore la « production » tout au moins
la diffusion de cette culture est devenue une immense activité
collective et organisée (presse, édition, radio, cinéma, télévi-
sion, etc.). La recherche scientifique elle-même se bureaucra-
tise à un rythme terrifiant, qu'elle soit sous le contrôle des
grandes entreprises ou de l'Etat (24).
L'analyse de cette société pose des problèmes neufs à tous
les niveaux, qu'il ne peut être question d'aborder ici (25).
Mais il faut avant toute autre chose dégager le sens de cette
évolution du capitalisme, voir en quoi elle affecte le sort des
hommes dans la société dans ses racines les plus profondes.
Pendant un siècle, l'immense majorité des marxistes a vu
dans le capitalisme le « système du profit » ; elle l'a critiqué
essentiellement parce qu'il condamnait les travailleurs à la
misère (en tant que consommateurs) et parce qu'il corrom-
pait les relations sociales par l'argent (cette corruption était
d'ailleurs vue sous son aspect le plus vulgaire et le plus
superficiel). L'idée que le capitalisme est avant tout une entre-
prise de déshumanisation de l'ouvrier. et de destruction du
(23) V. D. Mothé, Les ouvriers et la culture, dans le n° 30 de
cette Revue.
(24) V. par exemple L'homme de l'organisation, de W.-F. Whyte.
(25) Pour la bureaucratic dans la production, v. Sur le contenu
du socialisme, ib. Sur la bureaucratie politique, v. La voie polonaise
de la bureaucratisation, dans le n° 21 de cette Revue, et Prolétariat
et organisation, dans le n° 27.
101
travail en tant qu'activité signifiante (créatrice de significa-
tions) --- idée pourtant formulée pour la première fois par
Marx lui-même, leur aurait paru, s'ils la connaissaient, de la
philosophie brumeuse, qu'ils qualifieraient volontiers de spiri-
tualiste.
Une vue tout aussi superficielle du processus de bureau-
cratisation semble en train de se répandre aujourd'hui. Cer-
tains ne voient dans la bureaucratisation que l'apparition
d'une couche gestionnaire qui s'ajoute aux patrons privés ou
à la limite les remplace, instaure un type de commandement
inacceptable dans la production et la vie politique, et par là
même intensifie la révolte des exécutants et crée un nouvel
et immense gaspillage. Tout cela est évidemment vrai et
important. Mais on se condamnerait à ne rien comprendre à
la société contemporaine si on s'en tenait là.
La bureaucratisation ne signifie pas seulement l'émer-
geance d'une couche sociale dont le poids et l'importance
s'accroissent constamment ; ni simplement que le fonctionne-
ment de l'économie subit, en fonction de la concentration et
de l'étatisation, des modifications essentielles. La bureaucra-
tisation entraîne une transformation des valeurs et des signi-
fications qui fondent la vie des hommes en société, un remo-
delage de leurs attitudes et de leurs conduites. Si l'on ne
comprend pas cet aspect, le plus profond de tous, on ne peut
rien comprendre ni à la cohésion de la société actuelle, ni à
sa crise.
Le capitalisme impose à toute la société sa « raison »:
la fin ultime de l'activité et de l'existence humaine est la
production maximum et tout doit être subordonné à cette fin
arbitraire. La « rationalisation » capitaliste consiste en ce que
cette fin doit être réalisée par des méthodes qui à la fois
découlent de l'aliénation des hommes en tant que producteurs
puisque les hommes ne sont vus désormais que comme les
moyens de la fin productive — et la recréent en l'approfon-
dissant constamment : concrètement, par la séparation de plus
en plus poussée de la direction et de l'exécution, par la réduc-
tion des travailleurs en simples exécutants, et par la transpo-
sition de la fonction de direction à l'extérieur du processus
de travail. La « rationalisation » capitaliste est donc insépa-
rable de la bureaucratisation (26), puisqu'elle ne peut avancer
que pour autant que se constitue un corps de « rationalisa-
teurs », c'est-à-dire de dirigeants, organisateurs, cadres inter-
(26) C'est Max Weber qui le premier, partant de l'analyse de
Marx du capitalisme comme rationalisation, a montré la
parenté
intime entre rationalisation et bureaucratie et a indiqué que l'avenir
du capitalisme se trouvait dans la bureaucratie, système de direction
« rationnel » par excellence. La lacune fondamentale de son analyse
se trouve en ceci que pour lui cette « rationalisation » est rationa-
lisation sans guillemets, autrement dit qu'il ne peut en dégager les
contradictions internes. Cf. les derniers chapitres de son grand
ouvrage, Wirtschaft und Gesellschaft.
102
médiaires, contrôleurs, « préparateurs » du travail des
autres, etc. Mais cette « rationalisation » imposée de l'extérieur
et dans une optique bien définie (qui est celle de l'exploita-
tion) entraîne la destruction des significations des activités
sociales, de même que l'« organisation » de l'extérieur entraîne
la destruction de la responsabilité et de l'initiative des hommes.
Il est facile de le voir d'abord sur le plan du travail, qui
est le plus familier et où ces conséquences du processus de la
bureaucratisation (ou de la
(ou de la « rationalisation ») ont été
aperçues depuis longtemps. Le capitalisme a détruit la signi-
fication du travail ou plus exactement il a détruit le travail
en tant qu'activité signifiante, en tant qu'activité au cours de
laquelle les significations se constituent pour le sujet et à
laquelle le sujet est attaché précisément de ce fait. Toute
signification a été détruite à l'intérieur du travail, puisque
dans les tâches devenues parcellaires il n'y a plus d'objet du
travail à proprement parler (mais simplement des fragments
de matière dont le sens est toujours ailleurs) et il n'y a même
plus de sujet du travail, la personne du travailleur étant
décomposée en facultés séparées dont certaines sont extraites
arbitrairement de l'ensemble et seules mises en oeuvre inten-
sivement. En même temps, a été détruite toute possibilité pour
le travailleur d'attacher une signification quelconque au travail
comme tel, puisque le travailleur n'est pas présent dans le
processus de production comme personne, mais simplement
comme faculté anonyme et remplaçable de répétition indéfinie
d'un geste élémentaire (27).
Si la signification du travail comme tel est ainsi détruite,
il reste pour les travailleurs la signification du travail et de
la lutte quotidienne contre l'exploitation qui l'accompagne
comme terrain de socialisation positive, comme cadre dans
lequel se constitue la collectivité et la solidarité des travail-
leurs. Aussi déchirée et déchirante qu'elle soit, l'entreprise
reste pour le travailleur le lieu de la communauté avec les
(27) La fragmentation du processus du travail, et en particulier
de son objet, crée du point de vue de la production elle-même, des
problèmes pratiquement insurmontables, qui ont été analysés ailleurs
(Sur le contenu du socialisme, 1.c.). Brièvement parlant, la division
croissante du travail et des tâches exige que le sens unifié du
processus de production, qui n'existe pas chez les sujets qui l'accom-
plissent, doit exister ailleurs sans quoi la production s'effondrerait
sous le poids de sa propre différenciation interne. Cet « ailleurs »
c'est la dircetion extérieure de la production, autrement dit la
bureaucratie de l'entreprise, dont la fonction est précisément aussi
de reconstituer idéalement l'unité de la production. Le
sens du
travail doit être trouvé chez ceux qui ne « travaillent » pas, dans
les bureaux. Mais la bureaucratie elle-même, s'appliquant ses propres
méthodes, en proliférant se subdivise, divise en son sein à la fois
le travail et les tâches, de façon qu'il n'est pas plus facile de retrouver
le sens unifié des opérations productives dans les bureaux que dans
les ateliers. A la limite, la signification des opérations n'est possédée
par personne.
103
autres, communauté de lutte en premier lieu. Cette considé-
ration fondamentale nous retiendra longuement par la suite.
Mais elle n'entre pas en ligne de compte ici, où ce qui nous
importe c'est la logique à la fois consciente et objective de
la bureaucratisation, qui non seulement ignore cet aspect de la
vie dans l'entreprise, mais le combat par tous les moyens
puisqu'il est dirigé contre elle. La bureaucratie essaie constam:
ment de détruire la solidarité et la socialisation positive des
ouvriers par mille moyens, dont le principal est la tentative
d'introduire une, différenciation multipliée à l'infini au sein
des travailleurs, en attribuant des « statuts » différents aux
divers emplois et en les disposant selon une structure hiérar-
chique. Que cette tentative soit artificielle, et qu'elle échoue
constamment dans les fins qu'elle vise, importe peu dans le
présent contexte. Elle définit le sens de l'entreprise bureaucra-
tique, qui est la destruction de tout sens du travail. Le travail,
dans l'optique capitaliste-bureaucratique, ne doit avoir pour
son sujet qu'une seule et unique signification : être la condi-
tion du salaire, la source du revenu.
L'organisation bureaucratique entraîne une autre consé-
quence, tout aussi importante : la destruction de la respon-
sabilité. Du point de vue formel, l'organisation bureaucratique
signifie la division des responsabilités : les domaines d'autorité
ou de contrôle doivent être nettement définis et délimités,
et les responsabilités fragmentées en conséquence. Mais la
fragmentation de plus en plus poussée de ces domaines
expression du processus de division croissante du travail au
sein de la bureaucratie elle-même conduit à la limite à une
destruction totale de la responsabilité. Tout d'abord, l'orga-
nisation de l'extérieur du travail et la réduction de l'énorme
masse des travailleurs à des tâches d'exécution de plus en plus
limitées signifie que toute responsabilité leur est en fait
enlevée ; l'organisation des activités par un nombre limité et
défini de « responsables » (et cela vaut pour toutes les acti-
vités, non seulement pour la production) signifie que tout le
monde est réduit à une attitude d'irresponsabilité. Tout le
monde en dehors des « organisateurs » en première approxi-
mation ; mais les « organisateurs >> eux-mêmes aussi en fin de
compte, puisque la collectivisation des appareils bureaucra-
tiques et la division du travail qui progresse en leur sein crée
toujours des bureaucrates de la bureaucratie. Ensuite, de
même que la division des tâches, la fragmentation croissante
des domaines d'autorité et de responsabilité crée un énorme
problème de synthèse, que la bureaucratie est incapable de
résoudre rationnellement ; très exactement, elle ne peut y
répondre que d'après ses propres méthodes, en créant une
nouvelle catégorie de bureaucrates, spécialistes de la synthèse,
dont la fonction est d'opérer la réunification de ce qui a été
brisé – mais leur simple existence signifie déjà une nouvelle
brisure. Comme la définition des domaines et des responsabi-
S
104
lités partielles ne peut jamais être ni exhaustive, ni étanche,
les questions : où s'arrête la responsabilité de A et où com-
mence la responsabilité de B, où s'arrêtent les responsabilités
des subordonnés et où commence la responsabilité du supé-
rieur, ne sont jamais réglées, à l'intérieur de la bureaucratie,
qu'au hasard des intrigues et des luttes entre cliques et clans.
Finalement, le ressort le plus profond de l'attitude de respon-
sabilité disparaît, puisque le travail n'est que source de revenu,
que la seule chose qui compte donc est simplement de « se
couvrir » à l'égard des règles formelles.
Pour les mêmes raisons, tend à disparaître l'initiative.
Le système, par sa logique et par son fonctionnement réel, la
dénie aux exécutants et veut la transférer aux dirigeants. Mais
comme tout le monde est graduellement transformé en exécu-
tant d'un niveau ou d'un autre, ce transfert signifie que
l'initiative disparaît entre les mains de la bureaucratie au fur
et à mesure qu'elle s'y concentre.
Cette situation, que nous avons décrite à partir de la
production, se généralise au fur et à mesure que lą bureau-
cratisation gagne les autres sphères de la vie sociale. Dispari-
tion de la signification des activités, de la responsabilité et de
l'initiative deviennent à un degré croissant les caractéristiques
de la société bureaucratisée.
Comment donc cette société peut-elle assurer sa cohésion,
qu'est-ce qui en maintient ensemble les différentes parties, et
surtout, qu'est-ce qui garantit, en temps normal, la subordina-
tion des exploités, leur conduite conforme aux besoins de
fonctionnement du système ? En partie, certes, la violence et
la contrainte, prêtes toujours à intervenir pour garantir l'ordre
social. Mais, pour des raisons évidentes, violence et contrainte
ne suffisent pas et n'ont jamais suffi pour assurer le fonction-
nement d'une société, sauf peut-être dans les galères. C'est
vingt-quatre heures sur vingt-quatre qu'il faut que tous les
gestes des hommes concourrent, d'une façon ou d'une autre,
à maintenir cette société en mouvement, dans son mouvement,
qu'il faut qu'ils consomment les produits qu'elle offre, se
rendent aux lieux de plaisir qu'elle propose, procréent les
Senfants dont elle aura besoin demain, les élèvent de façon
conforme aux normes sociales, etc. Une société, quelles que
soient ses contradictions et ses conflits, ne peut continuer que
si elle arrive à inculquer à ses membres des motivations
adéquates, les induisant à reproduite continuellement des
comportements cohérents entre eux et avec la structure et le
fonctionnement du système social. Peu importe que ces moti-
vations soient ou nous apparaissent fausses ou mystifiées,
pourvu qu'elles existent et que la société parvienne à les
reproduire au sein de chaque génération nouvelle. La non
existence de Dieu, les contradictions internes du dogme catho-
lique ou celles existant entre celui-ci et la pratique sociale
de l'Eglise n'ont pas empêché les serfs chrétiens d'Europe
105
occidentale de se comportër pendant des siècles en reconnais-
sant et en valorisant l'ordre féodal (même, si, à des moments
extrêmes, ils brûlaient le château du seigneur).
Mais des motivations adéquates autres, encore une fois,
que celles résultant de la simple contrainte directe ou indi-
recte -- ne peuvent pas exister s'il ne s'impose à la société
un système de valeurs, auquel tous ses membres participent
à un degré plus ou moins grand. Le résultat de deux siècles
de capitalisme, et singulièrement du dernier demi-siècle, a été
l'effondrement des systèmes de valeurs traditionnels (religion,
famille, etc.) et le lamentable échec des tentatives de leur
substituer des valeurs « rationnelles » modernes (il suffit de
penser à l'infinie platitude de la morale « laïque et républi-
caine » en France, dont les combinards radical-socialistes ont
été la plus digne incarnation). Cet effondrement a d'ailleurs
marché de pair avec cet autre résultat de l'évolution capita-
liste, la dislocation des communautés humaines intégrées et
organiques, qui seules peuvent être le sol nourricier de valeurs
auxquelles les membres de la société participent effectivement
(ici encore, l'usine et la communauté ouvrière qui s'y constitue
s'opposent radicalement à cette tendance du capitalisme
mais cette constatation, pour capitale qu'elle soit, esten
dehors du contexte présent de l'analyse).
Quelle peut donc être la réponse de cette société au pro-
blème de la motivation des hommes pour qu'ils fassent ce
qu'elle leur demande de faire ? On l'a déjà vu, à propos du
problème de la signification du travail : la seule motivation
qui peut subsister, c'est le revenu. On pourrait dire qu'à
celle-ci s'ajoute, dans une structure de plus en plus hiérar-
chisée et bureaucratisée, la promotion. Mais une foule de
facteurs font que, malgré la tentative permanente d'attacher
à la hiérarchie bureaucratique des différenciations de rang,
de statut, etc., ces éléments ne peuvent pas dans le contexte
du XXe siècle acquérir de l'importance, et que finalement la
promotion ne vaut que parce qu'elle représente une progres-
sion de revenu.
Mais quelle est la signification du revenu ?. Dans une
société où le capital est de plus en plus impersonnel, le revenu /
privé ne peut plus, sauf rarissimes exceptions, conduire à une
accumulation. Le revenu n'a donc de signification que par la
consommation qu'il permet. Mais quelle est cette consomma-
tion ? Les besoins traditionnels ou (ce qui, pour l'instant,
revient au même) les modes traditionnels de les satisfaire sont,
par l'élévation continue des revenus, à la limite de la satura-
tion. La consommation ne peut donc garder une apparence
de sens que si des nouveaux besoins ou des nouveaux modes
de satisfaction des besoins sont constamment créés ce qui
est en même temps indispensable pour maintenir l'économie
dans son mouvement d'expansion. Ici la bureaucratisation
intervient de nouveau. Le travail a perdu tout sens, sauf en
106
de sens ;
tant que source de revenu. Ce revenu a un sens en tant qu'il
permet aux individus de consommer, autrement dit de satis-
faire des besoins. Mais cette consommation elle-même perd
-son sens originaire. Les besoins ne sont plus ou de moins
en moins -- l'expression d'une relation organique de l'individu
avec son milieu naturel et social ; ils sont l'objet d'une mani-
pulation sournoise ou violente et à la limite créés de toute
pièce par les soins d'une fraction spéciale de la bureaucratie,
la bureaucratie de la consommation, de la publicité et de la
vente. Que vous ayez ou non « vraiment besoin » de tel objet,
peu importe, d'ailleurs comme vous le dira n'importe quel
sociologue averti ces mots n'ont pas
il suffit que vous
imaginiez qu'il vous est indispensable ou utile, qu'il existe
d'abord et que d'autres le possèdent, que c'est « ce qui se fait »
ou « qui se porte », etc. Que le « bien être », le « niveau de
vie » et l « enrichissement » à l'échelle de la société entière
deviennent alors des concepts entièrement suspendus en l'air,
c'est évident ; en quel sens peut-on dire qu'une société qui
consacre une part croissante de ses activités pour créer de
toutes pièces chez ses membres la conscience d'un manque,
pour les épuiser ensuite dans un travail acharné visant à
combler ce « manque », est « plus riche » ou « vit mieux »
qu'une autre qui ne s'est pas créé cette conscience de manque ?
Mais ce qui importe ici encore plus, c'est que même la vie
privée ou la consommation, qui semblaient pouvoir demeurer
le domaine où les individus façonnent la signification de leur
existence, n'échappent pas au processus de « rationalisation »
et de bureaucratisation : les attitudes spontanées ou culturelles
du consommateur sont absolument insuffisantes pour former
le support de l'énorme production moderne, le consommateur
doit être amené à se comporter de façon conforme aux
exigences de la société, à consommer en quantité croissante
ce que la production fournit. Ses conduites et ses motivations
doivent donc être soumises au calcul et manipulées, et cette
manipulation devient désormais partie intégrante du processus
d' « organisation de la société ». Cette manipulation est
évidemment le résultat de la destruction des significations
mais elle devient immédiatement cause, et achève cette des,
truction.
On peut voir le même processus sur le plan de la politi.
que. Les organisations politiques actuelles (quelle que soit
leur orientation), bureaucratisées et séparées de la population,
n'expriment plus une attitude ou une volonté politique d'une
couche importante quelconque. Aucune catégorie de la popu-
lation ne les nourrit de sa substance, aucune n'y participe
effectivement, pour aucune elles ne sont le véhicule d'une
création politique collective (que cette création soit révolu.
tionnaire, réformiste ou conservatrice peu importe). Comment
peut donc être garantie l' « obédiance » de la population à
ces organisations ? En partie, certes, elle résulte d'une série
107
d'automatismes incorporés dans la société ; mais pour une part
croissante, elle doit être produite par un effort conscient et
continu des états-majors bureaucratiques des partis, par l'inter-
médiaire de leurs services spécialisés. Il suffit d'ailleurs de
réfléchir à ce fait : il y a vingt-cinq siècles d'histoire politique
enregistrée du monde occidental – mais pour l'essentiel la
propagande est une création du dernier demi-siècle. Par le
passé, les gens allaient d'eux-mêmes vers le parti ou l'homme
politique dont ils pensaient qu'il les exprimait et personne
ne se préoccupait de créer chez eux un intérêt politique.
Maintenant, cet intérêt politique est nul, malgré (et à cause
de) l'effort désespéré et permanent des organisations visant
à le créer. Mais il y a longtemps que la propagande n'est plus
que manipulation mystificatrice, le contenu a disparu, ce qui
compte s'est l' « image » du parti ou de tel candidat chez les
électeurs, on « vend » un Président à la population des Etats-
Unis comme on vend une pâte dentifrice. Le processus n'est
d'ailleurs évidemment pas à sens unique, et les manipulateurs
sont aussi, d'une certaine façon, manipulés par ceux qu'ils
manipulent ; mais la roue reste toujours dans la même ornière.
Ici encore, le processus est le même : la signification de la
politique pour les gens est morte. Mais la société a besoin
d'un comportemeni politique minimum de ses sujets. C'est la
manipulation des citoyens par la bureaucratie politique qui
doit l'assurer.
3
Quel est donc le contenu le plus profond de la bureau-
cratisation, pour ce qui est du destin des hommes dans la
société ? C'est l'insertion de chaque individu dans une petite
alvéole d'un grand ensemble productif où il est astreint à un
travail aliéné et aliénant, c'est la destruction du sens du travail
et de toute vie collective, c'est la réduction de la vie à la vie
privée hors du travail et hors de toute activité collective, c'est
la réduction de cette vie privée à la consommation matérielle,
c'est l'aliénation dans le domaine de la consommation elle-
même par la manipulation permanente de l'individu en tant
que consommateur.
Ce contenu, combiné avec les traits plus familiers du
processus de bureaucratisation dans les domaines de la pro-
duction, de l'économie et de la politique, nous permettent de
saisir la tendance idéale du capitalisme bureaucratique. Nous
allons essayer de préciser cette tendance en définissant ce
qu'on peut appeler le modèle d'une société bureaucratique,
car ce n'est que projetée sur ce modèle que l'évolution des
sociétés contemporaines devient pleinement compréhensible.
Une société bureaucratique est une société qui a réussi
à transformer l'énorme majorité de la population en popu-
lation salariée, ne laissant en dehors du rapport de salariat
(et de la hiérarchie concommittante) que des couches margi-
198
nales (5 % d'agriculteurs, 1 % d'artistes, d'intellectuels et de
prostituées), et où :
La population est intégrée à des grandes unités de
production impersonnelles (dont la propriété peut appartenir
à un individu, une société anonyme ou l'Etat) et y est disposée
selon une structure hiérarchique pyramidale ; cette structure
correspond pour la plus petite partie à une différenciation
des connaissances (elle-même produit de l'éducation et donc
de la différence des revenus -- et tendant par conséquent à
se reproduire d'elle-même de génération en génération) et pour
la plus grande partie à l'instauration de différenciations
techniquement et économiquement arbitraires, mais néces-
saires du point de vue des exploiteurs.
Le travail a perdu toute signification en lui-même, y
compris pour la majorité des couches « qualifiées », et n'en
garde que comme source et condition du revenu. La division
du travail est poussée à l'absurde ; la division des tâches,
même si elle a atteint une certaine limite, ne laisse subsister
que des tâches parcellaires dénuées de tout sens.
--- Le « plein emploi » est réalisé, à peu de choses près,
en permanence. Les travailleurs salariés, manuels ou intellec-
tuels, vivent dans une sécurité d'emploi presque complète s'ils
« se conforment ». La production, mis à part des fluctuations
mineurs, avance bon an mal an d’un pourcentage non négli-
geable.
Les salaires augmentent, bon an mal an, d'un pourcen-
tage qui ne diffère pas appréciablement de celui de la
production. Par conséquent la production en augmentant crée
ses propres débouchés pour ce qui est du pouvoir d'achat.
Les « besoins » au sens économique ou plutôt com-
mercial et publicitaire du terme augmentent régulièrement
avec le pouvoir d'achat. La société en crée suffisamment pour
soutenir la demande des biens produits, que ce soit par la
publicité et la manipulation des consommateurs,
l'action de la différenciation sociale, proposant constamment
aux catégories de revenu inférieur des modèles de consomma-
tion plus dépensière.
La hiérarchisation des emplois dans les entreprises a
atteint un degré suffisant pour entamer à un degré substantiel
les solidarités des grands groupes exploités. Le système, autre-
ment dit, est suffisamment « ouvert » ou « flexible » pour
créer des chances non nulles de « promotion » (par exemple
une probabilité d'un dixième) pour la moitié supérieure de
la classe salariée. Par conséquent les relations entre travail-
leurs dans l'entreprise ne se modèlent plus, dans la majorité
des cas, sur l'atelier d'aujourd'hui, mais sur le bureau d'hier
(compétition sournoise, intrigues et échine courbée).
Par conséquent, l'entreprise non seulement est le lieu
de travail abhorré mais cesse dans la majorité des cas, d'être
un lieu de socialisation positive.
ou par
109
L'évolution de l'urbanisme et de l'habitat différen.
ciation poussée des lieux des activités, dislocation de toute vie
communautaire intégrée dans les agglomérations urbaines
tend à annihiler la localité comme cadre de socialisation et
support matériel d'une collectivité organique. Ces collectivités
pouvaient être autrefois conflictuelles et contradictoires ;
maintenant, elles cessent d’exister en tant que collectivités,
elles ne sont que la juxtaposition d'individus et de familles
vivant chacune sur soi et coexistant sous le mode de l'ano-
nymat.
Par conséquent, que ce soit à son travail ou à l'endroit
qu'il habite, l'individu se trouve affronter un milieu soit
hostile, soit inconnu, anonyme et massifié.
La seule motivation qui subsiste est la course après la
carotte d'un « niveau de vie toujours plus élevé » (à ne pas
confondre avec la vraie vie qui, elle, n'a pas de niveau). Cette
« élévation du niveau de vie », comportant en elle-même sa
propre négation (puisqu'il y a toujours un autre niveau de
vie, encore plus élevé) fonctionne comme la roue de l'écureuil.
La vie sociale dans son ensemble garde des apparences
« démocratiques », avec des partis politiques, des syndi-
cats, etc. ; mais aussi bien ces organisations que l'Etat, la
politique et la vie publique en général sont profondément
bureaucratisées (sans que cette bureaucratisation soit, bien
entendu, le décalque rigoureux de celle de la production).
- Par conséquent, la participation active des individus
à la « politique » ou à la vie de ces organisations politiques
et syndicales n'a, objectivement parlant, aucun sens, personne
n'y pouvant rien et ne pouvant lutter contre l'état existant des
choses et est perçue par les individus comme privée de
sens. Tout au plus, une petite minorité reste mystifiée à cet
égard et opère la liaison entre les organisations et la popula-
tion, qui, quand à elle, ne s'intéresse à la politique que de
façon opportuniste et cynique, à l'occasion des « élections ».
--- Non seulement la politique et les organisations corres-
pondantes, mais toute organisation et toute activité collective
a été à la fois bureaucratisée et abandonnée par les hommes,
et, comme l'a dit quelqu'un de façon excellente « même chez,
les boulistes il y a du monde pour jouer aux boules, mais
personne pour élire le bureau, discuter des questions d'entre-
tien, etc. ». La privatisation caractérise donc l'attitude des
individus de façon générale --- étant entendu que privatisation
ne signifie pas l'absence de société et que chez l'homme la
privatisation ne peut être qu'un mode de la socialité.
- Par conséquent, l'irresponsabilité sociale devient un
trait essentiel du comportement humain ; irresponsabilité
pour la première fois possible à cette échelle, parce que la
société ne se trouve plus devant aucun défi, ni interne ni
externe, parce que ses capacités de production et ses richess
énormes lui confèrent des marges inimaginables dans toute
sses
110
autre période historique, lui permettant presque toutes les
erreurs, presque toutes les irrationalités, presque tout le
gaspillage, et parce que sa propre aliénation et inertie l'empê.
chent de faire surgir d'elle-même de nouvelles tâches et de nou-
velles questions --- de sorte qu'aucun problème crucial ne se
pose à elle qui pourrait mettre à l'épreuve son incapacité
fondamentale de parvenir à un choix explicite, serait-il irra-
tionnel, ou même d'imaginer qu'elle aurait à opérer un tel
choix.
L'art et la culture sont effectivement et définitivement
devenus des simples objets de consommation et de plaisir, sans
lien avec les problèmes humains et sociaux, le formalisme
prédominant et le Musée de toute espèce étant la manifesta-
tion culturelle suprême.
La philosophie de la société est la consommation pour
la consommation dans la vie privée et l'organisation pour
l'organisation dans la vie collective.
Ce cauchemar climatisé est déjà autour de nous, et cette
description peut à peine être considérée comme une extra-
polation de la réalité actuelle. Elle exprime le cours objectif
que
suit à une vitesse croissante la société bureaucratisée ; elle
définit le but final des classes dominantes qui est de faire échec
à la révolte des exploités en les attelant à la course derrière
le « niveau de vie », en disloquant leur solidarité par la
hiérarchisation, en bureaucratisant toute entreprise collective.
Conscient ou non, c'est là le projet capitaliste-bureaucratique,
le sens pratique qui unifie la politique des classes dominantes -
et les processus objectifs qui se déroulent dans leur société.
Mais ce projet échoue, car il n'arrive pas à surmonter la
contradiction fondamentale du capitalisme, qu'il multiplie au
contraire à l'infini, ni, jusqu'à présent, à supprimer la lutte
des hommes et à les transformer en marionnettes manipulées
par la bureaucratie de la production, de la consommation et
de la politique. C'est vers l'analyse des conditions et de la
signification de cet échec que nous voulons nous tourner
maintenant.
(La suite au prochain numéro).
Paul CARDAN.
111
NOTES
Nouvelles de l'Angleterre
ANGLETERRE: VIEILLE MARCHANDISE, NOUVEL EMBALLAGE
Depuis quelques années, les ouvriers anglais ont appris à entre-
prendre des luttes autonomes, sans et même contre « leurs » syndi-
cats (1). Ce qui n'a pas manqué d'affoler et les patrons et la presse
à leurs ordres autant que les bonzes de toutes tendances ou factions.
Cependant, il reste que la grève sauvage est une entreprise dure, et
parfois démoralisante pour les ouvriers qui y prennent part. Dans la
plupart des cas, ces actions sont des luttes « au finish » dans
lesquelles la machine bureaucratique part avec un avantage . consi-
dérable. Il devenait urgent que les ouvriers, lancés dans des mouve-
ments autonomes puissent disposer d'une organisation qui leur per-
mette de sortir de l'isolement dans lequel ils sont confinés par la
coalition de l'Etat et des « syndicats ».
Conscients de ce besoin, des militants révolutionnaires de toutes
tendances se sont réunis à Londres, avec l'intention de lancer les
bases d'un « Mouvement des Ouvriers du Rang » (2). Dans un tract
annonçant la Conférence, le Comité Provisoire déclarait qu'il était
devenu évident que « les politiciens et les bonzes syndicaux cherchent
à utiliser les mouvements de la base à leur propre profit ». Et, partout
où cela se produit, les ouvriers sont vaincus. « Pour lutter pour ses
intérêts, la classe ouvrière doit construire son propre mouvement
indépendant. Ce n'est pas par accident que, dans toutes les grandes
luttes, les bureaucrates syndicaux et les leaders socialistes prennent
automatiquement le parti de l'Etat et des patrons, contre la classe
ouvrière : les ouvriers, pour défendre leurs intérêts, ont besoin d'un
mouvement indépendant ; les bureaucrates, pour défendre les leurs,
ont besoin des organisations traditionnelles [....]. Les travailleurs
doivent se réunir, et poser les bases d'une organisation qui combattra,
pour défendre leurs intérêts immédiats et qui, ce faisant, créera les
structures nécessaires à la gestion de l'industrie par les ouvriers
eux-mêmes ».
En ouvrant la Conférence, le porte-parole du « Comité de
Liaison Provisoire » définit ainsi les buts du futur mouvement et
du « Comité de Liaison » qui en émanerait : coordination des luttes
autonomes, études de nouvelles formes de lutte (grèves sur le tas,
grèves perlées, certaines formes de non-coopération, etc.) dévelop-
pement de la solidarité, même à l'échelle internationale. Une longue
discussion s'engagea alors, sur l'opportunité d'une telle initiative.
Un camarade vint soutenir qu'il était superflu de « créer » de toutes
pièces un « Mouvement des Ouvriers du Rang » alors qu'il existait
.
(1) Voir S. ou B., nºs 18 (pp. 61-74) ; 19 (pp. 101-115) ; 26 (pp.
(112-119 et 144-147 ; 30 (pp. 93-94), etc...
Pouvoir Ouvrier, nº 21" (septembre 1960), La grève des Dockers.
(2) Une Conférence parée du même titre avait été organisée par
Newsletter, journal Trotskiste. (Voir S. ou B., n° 26). Bien qu'elle
ait attiré un plus grand nombre de participants, elle n'avait finale-
ment abouti à rien. Il est vrai qu'elle n'avait d'autre but que de
permettre à « l'avant-garde du prolétariat >>
Socialist Labour League
de recruter des adhérents et de raffermir (ou établir) son influence
salvatrice sur les « masses ».
-
112
déjà des Comités de Shop Stewards dans toutes les usines (3). « Il
faut entrer dans les comités existants peu importe qui les
contrôle (4) et lutter à l'intérieur ». A quoi il lui fut répondu
que le Comité de Liaison aurait précisément pour tâche de coordiner
les luttes de ces différents « comités existants » et l'action des mili-
tants dans leurs rangs. Les militants présents avaient conscience du
danger qu'il y aurait à mettre sur pied un mouvement privé de base
réelle, et qui resterait extérieur à la classe ouvrière, comme les
syndicats officiels eux-mêmes ou les diverses « élites » ou « avant-
gardes » qui se disputent la « direction » du prolétariat.
Cependant, ces bons principes furent vite oubliés lorsqu'il s'agit
de passer aux décisions pratiques. Une motion fut d'abord adoptée,
proclamant la création du « Mouvement des Ouvriers du Rang de la
région Londonienne » (London Rank and fill Movement). Puis, il
fut décidé de doter ce nouveau « mouvement » d'un « Comité de
Liaison », investi de pouvoirs et de tâches prévues par la motion
proposée. (Ainsi l'acquisition d'une camionnette munie d'un haut-
parleur fut expressément recommandée ..). Au bout d'un mois, le
Comité de, 13 membres rendrait compte de ses activités. Il était bien
entendu que les adhérents du « Mouvement » auraient le droit de
révoquer ces délégués, qui ne devraient se considérer que comme
chargés d'exécuter les décisions de l'Assemblée Générale. Deux cama-
rades protestèrent alors contre ce tour de passe-passe, transformant
quelques militants en un « Mouvement des Ouvriers du Rang » et
contre cet investissement d'un Comité à qui étaient assignés des
objectifs énormes, ridiculement démesurés par rapport à ses forces
et, qui plus est, nullement déterminés par les « Ouvriers du Rang ».
On se lançait à nouveau à toute vapeur dans le bon vieux substitu-
tionnisme au nom duquel quelques militants « représentent » la
classe ouvrière. Ces camarades proposèrent alors de réduire la motion
instituant le Comité aux seules parties effectivement consacrées à son
organisation pratique. La définition de ses tâches ne pourrait appar-
tenir qu'à une seconde conférence, élargie aux représentants des
organismes de base qu'on se proposait de « lier ». Mais il se faisait
tard et les participants étaient fatigués... La motion proposée fut
adoptée à une énorme majorité.
Ainsi, on retombe dans les mêmes erreurs que par le passé.
Bien entendu, il reste quelque espoir que le Comité soit effectivement
reconnu par les militants de base comme leur outil le meilleur. Il se
peut que les ouvriers du rang s'intéressent à l'action du nouveau
mouvement. Mais il se peut aussi et c'est sans doute plus probable
qu'ils l'assimilent purement et simplement aux organismes bureau-
cratiques qui cherchent à se servir d'eux. En fait, ce qui a été réalisé
au cours de cette Conférence est bien plus un Front Commun des
organisations anti-bureaucratiques (ce qui est déjà un énorme pas
en avant] qu’un organe autonome de la classe ouvrière dans son
ensemble. L'efficacité du mouvement et de son comité
doute très prochainement mise à l'épreuve quand le patronat passera
à nouveau à l’offensive contre les ouvriers. Mais bien que tous les
participants soient dans leurs théories dégagés des, conceptions
bureaucratiques ou substitutionnistes, il n'en reste pas moins que
la quasi unanimité s'est faite sur un projet retombant dans la
même ornière.
sera
sans
Jean PRADIER.
3:
(3) Voir l'article de Ken Weller dans P. O., n° 24, sur les Shop
Stewards.
(4) Certains sont aux mains des staliniens, d'autres sont dominés
par les travaillistes, etc...
113
LES SHOP STEWARDS A LA STANDARD TELEFHONES
en
Standard Telephones fait partie d'une compagnie américaine à
ramifications internationales appelée International Telephones and
Telegraph. Cette compagnie emploie environ 280.000 personnes dans
le monde entier.
30.000
personnes
travaillent à la Standard Telephones qui
possède en Angleterre une douzaine d'usines. La plus importante
de celles-ci est celle de Southgate qui emploie 7.000 salariés.
Environ 85 % des travailleurs manuels de la Standard sont
syndiqués. Une trentaine de syndicats y ont des sections, le plus
important de ces syndicats étant l'Amalgated Engineering Union.
L'organisation véritable des ouvriers, c'est cependant dans l'atelier
qu'on la découvre, et non au syndicat. A l'usine de Southgate
il y a 45 délégués d'atelier représentant environ 100 ouvriers chacun.
La force de l'organisation des ouvriers varie considérablement d'un
secteur de l'usine à l'autre, et en conséquence les salaires et les
conditions de travail varient également.
La plupart des ouvriers sont au rendement. A cause de cela, la
détermination des taux est le premier sujet de conflits entre Direction
et ouvriers.
Si un ouvrier est en désaccord avec l'agent chargé de choisir une
cadence, il appelle le délégué (shop steward), qui négocie pour lui
avec le contremaître. Si aucun accord n'est atteint, le shop steward,
après discussion avec les ouvriers, peut soit mettre en mouvement
le mécanisme officiel chargé de trouver une solution à ce genre de
conflit, soit préconiser une lutte au sein de l'atelier, qui peut consister
un ralentissement des cadences, un refus de mettre au courant
de leurs tâches les nouveaux embauchés, un refus d'accomplir des
heures supplémentaires ou même un refus général de coopération.
Il n'y a eu récemment aucune grève importante à Southgate, mais
il s'y est produit plusieurs grèves surprises, des actions de ralentis-
sement des cadences, des refus d'accomplir des heures supplémentaires
et d'autres formes d'action. Il y eut aussi la grève des apprentis,
qui fut un mouvement national.
Les salaires varient, ainsi qu'il vient d'être dit, d'une section à
l’autre de l'usine suivant la force et les capacités de lutte des
ouvriers. La première manifestation de cette lutte concerne le
contrôle des taux de salaire aux pièces et l'établissement d'un maxi-
mum de gains pour le travail au rendement. En fixant un maximum
dans ce domaine les ouvriers parviennent en effet à limiter la
compétition qui se produit dans les ateliers inorganisés au détriment
des ouvriers.
La Standard s'efforce d'être particulièrement paternaliste et
accorde toutes sortes d'avantages inaccessibles dans la plupart des
autres usines, tels que compensation de maladie, pensions, etc. Elle
pense ainsi détourner les ouvriers de revendications plus sérieuses.
A l'heure actuelle les conflits entre Direction et ouvriers concer-
nent surtout les études de postes, et les études de cadences et de
méthodes, ainsi que la soustraitance de travaux à l'extérieur.
Les ouvriers de chaque atelier décident eux-mêmes de leurs
revendications et élisent leurs propres délégués, les shop stewards.
Les shop stewards se réunissent officiellement au moins une fois
par quinzaine pour discuter et se mettre d'accord sur une politique
commune concernant les problèmes de l'usine. Le Comité des Shop
Stewards, qui est l'organe de liaison des shop stewards de l'usine,
est en conflit avec les bureaucrates des syndicats officiels.
Un exemple de ce conflit est fourni par la lutte présente à
propos du Comité d'Usine. Ce Comité est élu par les shop stewards
pour discuter des questions de l'usine avec la Direction : ses membres
sont obligatoirement des shop stewards. Au départ le Comité était
élu sur une base syndicale. Aujourd'hui cependant les stewards sont
en désaccord avec cette procédure (qui fut établie par les fonction-
114
naires syndicaux avant que l'usine ait atteint són degré présent
d'organisation) et proposent que les délégués soient élus au Comité
indépendamment de leur appartenance syndicale. Les syndicats ayant
tenté d'obliger les délégués à réélire les membres du Comité sur la
base de l'ancien règlement, les shop stewards s'y sont refusés et au
lieu de se rendre à la réunion organisée à cet effet par les syndicats,
ont siégé indépendamment.
Tous les trois mois, les délégués du Comité des shop stewards
de chaque usine de la Compagnie se réunissent à l'échelon national
pour discuter des problèmes communs. Ils forment ainsi ce qui est
appelé le « Interlocation Committee » (Comité inter-entreprises). Le
rôle joué par ce Comité est très important. Un exemple de cette
importance fut fourni en 1959 lorsque la Compagnie décida de
fermer son usine de Treforest en Pays de Galles, qui compte
600 employés. Les stewards de toutes les usines de la Compagnie
envoyèrent en Pays de Galles, des délégués qui y organisèrent un
meeting. Il y fut décidé que tout travail qui serait éventuellement
transféré de Treforest à l'une des autres usines de la Compagnie, en
conséquence de la fermeture de Treforest, serait déclaré « noir »,
c'est-à-dire pratiquement qu'aucun ouvrier syndiqué n'accepterait d'y
participer. C'est à cause de cette décision que l'usine de Treforest
est encore ouverte et active, et le restera encore longtemps.
Ken WELLER.
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