Socialisme ou Barbarie - NO. 33 (DÉCEMBRE 1961-FÉVRIER 1962)

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Table des matières

DELVAUX, Jean: Crise de gaullisme et crise de la "gauche" 33:1-9 = FR1961C*
LYOTARD, Jean-François: L'Algérie, sept ans après 33:10-16 = La guerre des algériens
MOTHÉ, D.: Les jeunes générations ouvrières 33:17-42
CANJUERS, P.: La société sud-africaine 33:43-59
CARDAN, Paul: Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (fin) 33:60-85 = FR1961D*
LE MONDE EN QUESTION:
Les actualités: 33:86
Les manifestations des algériens (France-1-Paris Inter et Un ouvrier interviewé par Europe No 1) 33:86
Les paysans français se révoltent 33:86-87
[N.-Y. Herald-Tribune] 33-87
L'héroïque grève de Rootes 33:87
"Votre tour bientôt?["] 33-87-88
Nouvelle phase dans la campagne pour le désarmement nucléaire en Grande-Bretagne 33:88-89
Les étudiants russes s'en mêlent (The Times) 33:89-90
Les ministres opprimés par les ouvriers (N.-Y. Herald-Tribune) 33:90
Justice de race (N.-Y. Times) 33:90
Les luttes des noirs américains 33:90-92
DUNAYEVSKAYA, Raya: Situation des libertés civiles: États-Unis en 1961 (traduction d'un article des News and Letters) 33:92-94
POUVOIR OUVRIER (France), SOCIALISM REAFFIRMED (Grande-Bretagne), UNITÁ PROLETARIA (Italie), POUVOIR OUVRIER BELGE (Belgique): Conférence internationale d'organisations révolutionnaires 33:95-97
Berlin 33:97-98
À nos lecteurs 33:99-100
Permanence de Socialisme ou Barbarie et de Pouvoir Ouvrier 33:100
Librairies qui vendent Socialisme ou Barbarie 33:100
BULLETIN D'ABONNEMENT 33:101
PUBLICITÉS:
Études, Arguments 33:102
Nuova Presenza, Présence Africaine 33:103
Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine. Les origines du communisme (1920-1924). Préface par Albert Camus, et Alfred Rosmer, Le mouvement ouvrier pendant la première guerre mondiale 33:[104]
[DÉCLARATION DES PRINCIPES]


SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X
Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19
Comité de Rédaction :
D. MOTHE
Ph. GUILLAUME F. LABORDE
Gérant : P. ROUSSEAU
Le numéro
Abonnement un an (4 numéros)
Abonnement de soutien
Abonnement étranger
3 N.F.
10 N.F.
20 N.F.
15 N.F
Volumes déjà parus (I, nos 1-6, 608 pages ; II, nos 7-12,
464 pages ; III, nos 13-18, 472 pages : 3 N.F. le volume.
IV, nos 19-24, 1 112 pages ; V, nos 25-30, 684 pages : 6 N.F.
le volume). La collection complète des nº* 1 à 30, 3 304 pages,
20 N.F. Numéros séparés : de 1 à 18, 0,75 N.F. le numéro ;
de 19 à 30, 1,50 N.F. le numéro.
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure.. 1,00 N.F.
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
0,50 N.F.
Les grèves belges (Avril 1961), brochure
1,00 N.F.
un
Abonnement à Pouvoir Ouvrier (ronéotypé, mensuel) :
an (11 numéros), 2,50 N.F. (ou dix timbres à 0,25 N.F.).
Abonnement de soutien : un an, 5 N.F. Versements à Socialisme
ou Barbarie.
Crise du gaullisme
et crise de
de la 11
gauche
Etrange pays. Vers la mi-septembre un attentat bien
préparé contre de Gaulle échoue'; réussi, c'est la Ve Répu-
blique qui sautait. Trois semaines après, la troupe de Gaulle
en tournée dans les départements les plus misérables fait
recette, et le protagoniste se mêle à la foule. Pourtant, ces
mêmes paysans qui l'acclament, ou bien leurs frères, bloquaient
les routes deux mois auparavant pour protester contre sa
politique agricole. A Paris et ailleurs, les explosions de plastic
se succèdent ; elles pourraient faire sauter des pâtés de mai-
sons, elles ne cassent que des vitres. En Algérie, le hors-la-loi
Salan s'adresse à la population sur les longueurs d'onde de la
radio officielle, préalablement sabotée. L'O.A.S. va-t-elle tenter
sa chance ? M. Marçais, député ultra d'Alger, lui dit dans
Carrefour que « ce serait très inopportun ». Et Le Monde titre,
avec un sérieux imperturbable : « Le gouvernement entend
parer à un nouveau putsch ». Faut-il donc croire que cela
n'allait
pas
de soi ? Peut être ; en tout cas, pour y parer, le
Conseil des Ministres se borne à procéder « semaine après
semaine, à un examen clinique de la situation en Algérie ».
C'est peut être aussi tout ce qui est son pouvoir.
L'O.A.S. ne pourrait pas faire ce qu'il fait en Algérie, et même
en France, sans des complicités solides dans l'Armée, la police,
l'administration, les entourages ministériels. A quelle autorité
obéissent donc les rouages de l'appareil d'Etat ? Cela dépend.
« Depuis deux ans les activistes les plus recherchés sont rare-
ment découverts, s'ils ont la bonté de se livrer eux-mêmes il
est difficile de trouver des juges pour les condamner, et
envoyés par miracle en prison il leur est plus naturel d'en
sortir. Les routes ne sont sûres que pour les évadés, et les
frontières sont des passoires ». Ce style admirable est celui
de Jacques Fauvet (Le Monde, 1/2 octobre 1961). Seulement,
ce qu'il appelle la « mollesse du pouvoir », il faut lui donner
son vrai nom : la décomposition de l'appareil d'Etat.
Tout le monde parle de putsch imminent, mais personne
n'a l'air de s'en inquiéter outre mesure. Les politiciens profes-
sionnels ont déclaré la patrie en danger, proclamé la nécessité
de regrouper et d'unir les démocrates et même les républicains
puis sont revenus à leurs belotes. M. Mendès France convo-
qua une conférence de presse pour faire savoir que le pays
en
était au bord de la guerre civile, après quoi il partit en Italie.
Quant aux français moyens, ils travaillent, se laissent exploiter,
regardent la TV et dorment comme si le putsch éventuel ne
les regardait absolument pas. Quelques appels à préparer la
lutte contre les activistes sont tombés à plat ; on signale la
constitution d'un comité anti-fasciste à Sainte-Brieuc, d'un
autre à Albi.
Deux conditions essentielles semblent donc réunies pour
qu'un nouveau putsch éclate et même réussisse. Si les généraux
et les préfets, les commissaires de police et les juges d'instruc-
tion, avant de combattre un coup d'Etat, attendent d'être sûrs
que celui-ci ne l'emportera pas ; et si la population refuse
absolument de s'y intéresser - alors effectivement, une solide
organisation de conspirateurs pourrait s'emparer du pouvoir.
Mais qu'y ferait-elle ? La réussite d'un putsch de l'O.A.S.
serait, ipso facto, son échec. Soit un quelconque Salan « au
pouvoir », à Paris. Renverserait-il la politique algérienne
actuelle ? Admettons. Il lui faudrait quand même, s'il voulait
mener la guerre à outrance, faire marcher, dans tous les sens
du mot, la société française. Or, en dehors d'une minuscule
frange d'ultras, personne en France ne veut la continuation
de la guerre. La bourgeoisie veut en finir, car elle ne lui
rapporte rien et risque en se prolongeant de troubler grave-
ment la poursuite de ses affaires. Les travailleurs sont restés
jusqu'ici apathiques pour beaucoup de raisons, mais aussi
parce qu'ils croyaient que de Gaulle ferait la paix. Cette
apathie ne se prolongerait pas longtemps si on leur proposait
une poursuite indéfinie de la guerre. Le contingent a déjà
montré le 22 avril qu'il n'acceptera pas passivement n'importe
quel sort. Enfin, tous les gouvernements occidentaux se coali-
seraient contre une politique qui pousserait le F.L.N. dans
les bras de l'U.R.S.S. et de la Chine.
Salan, ou qui que ce soit, ne pourrait donc pas renverser
la politique algérienne, sans être renversé lui-même dans
quelques semaines. Le putsch pourrait-il n'être que le point
de départ pour l'instauration d'un quasi-fascisme ; les gens
de l'O.A.S. viseraient-ils l'instauration d'un nouveau régime
en France même, et qu'en Algérie advienne que pourra ?
Cette perspective est aussi peu fondée que la précédente. Ni
un régime, ni même un mouvement fasciste ou similaire ne
sont possibles actuellement en France, car ils n'auraient ni
programme, ni idéologie, ni base dans une section quelconque
de la masse, ni enfin et surtout d'appui des couches domi-
nantes qui se trouvent fort bien de la situation actuelle et
n'ont aucune raison de s'embarquer dans une aventure qui
se terminerait très mal en tout état de cause.
Mais, dira-t-on, tout cela étant admis, les gens de l'O.A.S.
ne sont pas obligés de le voir. Après tout, le 22 avril la situa-
tion n'était pas tellement différente.
En effet, et l'on ne peut exclure une tentative des activistes
de s'emparer du pouvoir, ou de faire sécession en Algérie. Ce
2
qu'on peut exclure, c'est que les activistes au pouvoir ou non,
puissent imposer leur politique ; et ce qui est plus qu'impro-
bable c'est qu'ils arrivent jamais au pouvoir en France. La
situation est certes différente en Algérie, mais là encore,
comme le montre J.-F. Lyotard dans l'article que l'on lira
plus loin, les perspectives d'une 0.A.S. installée au pouvoir
sont rigoureusement nulles. Ajoutons qu'en cas de coup limité
à l’Algérie, l'O.A.S. aurait à affronter pas seulement et pas
tellement la partie « loyaliste » de l'administration et de
l'Armée, mais le contingent et la masse musulmane dont
l'attitude sera déterminée, beaucoup plus que par les consi-
gnes officielles du F.L.N., par la haine inassouvissable des
colons racistes que l'atmosphère et les ratonnades des derniers
mois n'ont rien fait pour apaiser.
Si l'idée d'un putsch prend aux yeux de beaucoup une
consistance qu'elle n'aurait pas par elle-même, c'est qu'elle
surgit sur le fond d'une autre constatation, infiniment plus
sérieuse et irrécusable : la décomposition de l'appareil d'Etat
et l'effondrement des institutions politiques du capitalisme,
Parlement et partis.
Cette décomposition et cet effondrement ne sont pas
nouveaux ; ce sont eux qui ont déjà rendu possible le 13 mai,
cet autre putsch qui avait à la fois réussi et échoué. Tentative
des éléments les plus arriérés de la société française de Dun-
kerque à Tamanrasset d'imposer la politique utopique et
anachronique de l'Algérie française, il n'a réussi à renverser
la IVe République qu'en manquant ses objectifs propres ;
récupéré par les classes dominantes de la métropole, il a été
mis au service de fins absolument contraires à celles des
colons et des officiers activistes d'Alger. Il s'agissait, à court
terme, de mettre de l'ordre dans le chaos généralisé créé
pendant la dernière période de la IVe République ; à plus
long terme, de rationaliser les structures économiques, sociales
et politiques du capitalisme, de résoudre la contradiction
entre la croissance d'une industrie moderne et le poids énorme
des éléments archaïques dans l'économie, la politique et l'état,
de liquider au mieux l'empire colonial et la guerre d'Algérie.
Le bilan du nouveau régime, du point de vue du capi-
talisme français, n'est pas simple. La situation économique
immédiate du capitalisme français, qui au printemps 1958
était au bord de la faillite, a été redressée. Le budget a été
équilibré, l'inflation éliminée, la balance des paiements exté-
rieurs devenue excédentaire a permis de rembourser des dettes
de presque deux milliards de dollars et de porter les réserves
or et dollars de 370 millions de dollars fin 1958 à 2.850
millions fin septembre 1961. Le secret de ce redressement est
fort simple : cependant que la rationalisation de la produc-
tion, les nouveaux investissements et l'accélération du rythme
de travail faisaient augmenter la production industrielle de
20 % entre 1957 et 1960, les salaires réels des travailleurs
après une baisse substantielle en 1958 et surtout 1959, retrou-
vaient à peine à la fin de 1960 leur niveau de 1957. Ce n'est
qu'en 1961 qu'une augmentation des salaires réels en gros
parallèle à celle de la productivité a recommencé.
Si rien de positif n'a été fait sur les grands problèmes
de structure (agriculture, distribution, éducation, logement et
urbanisme) au moins les effets du mouvement « spontané »
du capitalisme n'ont pas été entravés comme par le passé ;
ils ont même été favorisés par l'accélération du Marché
Commun et l'intégration accrue de la production française au
marché mondial. L'absorption des paysans par les villes et
l'industrie s'est intensifiée, les usines vont chercher la main-
d'ouvre bon marché et docile au fin fond des provinces, les
fusions d'entreprises et les accords de spécialisation ont trans-
formé plusieurs secteurs de l'industrie.
La décolonisation en Afrique noire était inévitable, mais
telle qu'elle a été effectuée par de Gaulle elle a abouti à une
débandade. Sans rappeler la farce de la « Communauté », il
suffit de constater que la « présence française » en Afrique
noire est désormais uniquement fonction des subsides versés
par Paris aux gouvernements locaux, et durera autant que
ces subsides.
Mais chacun constate l'échec du gaullisme en Algérie et
son incapacité de reconstituer l'appareil d'Etat. Ce sont là
évidemment deux phénomènes qui se sont réciproquement
conditionnés, mais dont la cause profonde et commune est
finalement la nature même du régime, son mode d'existence
social et politique. Le régime est né, et ne pouvait que naître
d'une opération au sommet. Il n'a pas été porté au pouvoir,
ni n'y a été maintenu, par un mouvement politique véritable,
qui aurait entraîné l'adhésion active d'un secteur quelconque
de la société. Sa stratégie a donc naturellement consisté en
une tentative de restaurer et de consolider l'appareil d'Etat
à partir du sommet, profitant du soutien purement passif et
plébiscitaire de la grande majorité de la population. Pour ce
faire, il lui fallait d'abord ramener l'Armée d’Algérie sous
l'autorité de Paris. Ce processus, entamé en septembre 1958,
n'a jamais pu aboutir. De Gaulle n'a pas pu sortir de ce cercle
vicieux, il s'y est plutôt lamentablement embrouillé : pour
liquider les prétentions de l'Armée à un rôle politique, il
fallait supprimer le fondement de ces prétentions, la guerre
d'Algérie ; et pour terminer la guerre, il fallait être capable
d'imposer le silence aux officiers. En fait, la prolongation
de la guerre renouvelait constamment la dissidence potentielle
des officiers activistes, et celle-ci rendait encore plus difficile
la conclusion d'un accord avec le F.L.N. Il faut reconnaître
que les invraisemblables absurdités qui ont caractérisé la
conduite de l'affaire algérienne depuis trois ans - les tergi-
versations, les palinodies, les ajournements, les refus de
négocier suivis de l'octroi unilatéral et sans contrepartie de
ce qui avait été refusé avec acharnement ne résultent pas
seulement de l'incapacité personnelle et de l'irréalisme de de
Gaulle, mais reflètent également cette situation objective.
A cet égard, les plébiscites ne pouvaient être d'aucun
secours. Le cercle vicieux n'aurait pu être brisé que par une
force politique réelle en métropole, qui aurait animé et
impulsé l'appareil d'Etat, entraîné des couches de la popula-
tion à soutenir la politique gaulliste, fourni les cadres qui
l'auraient réalisée. Or, une telle force politique, la bourgeoisie
française a été et reste incapable de la produire. Rien de plus
frappant que le contraste entre l'application que mettent
bourgeois et « cadres » français à gérer leurs affaires privées,
et ce mélange d'incapacité et d'indifférence qui les caractérise
dès qu'il s'agit de « politique » – c'est-à-dire de leurs affaires
collectives ; rien de plus éclatant que la contradiction entre
l'état économique florissant du capitalisme français, et son
délabrement étatique et politique. De l'échec du mendésisme
à cette mare aux grenouilles qu'est l'U.N.R., en passant par la
ridicule « néo-droite » de Duchet et les pitoyables « gaullistes
de gauche », l'histoire des dix dernières années l'illustre
suffisamment. L'explication de ce fait doit être recherchée
dans l'histoire sociale et politique de la France depuis de
longues années (1) mais aussi et surtout dans les traits les plus
profonds de la période actuelle. Un mouvement politique
nouveau, et essentiellement conservateur, ne saurait se consti-
tuer dans un contexte de dépolitisation générale et d'effondre-
ment des valeurs de la société capitaliste. On ne voit pas où
pourrait-il trouver les idées, les cadres, l'enthousiasme et le
pouvoir de mystifier un secteur tant soit peu notable de la
population.
La bourgeojsie a donc appuyé le régime gaulliste, elle n'a
pas pu le nourrir et en faire une force capable de régénérer
un appareil d'Etat décomposé, encore moins d'imposer de
nouvelles orientations là où un effort de création politique
était nécessaire. Le régime a des assises sociales certaines et
solides dans toutes les couches privilégiées ou même modes-
tement nanties, qui y voient la seule force capable de sauver
le pays du « chaos ». Il n'a pas d'assises politiques ; il repose
sur un mélange d'imaginaire et de négatif : le mythe de Gaulle
et l'apathie politique généralisée. Ce serait suffisant, si les
temps étaient tranquilles, l'Armée disciplinée et la police
loyale. Ce n'est pas le cas.
C'est dans ces conditions que le mythe de Gaulle est
appelé à remplir une fonction qui enfle au fur et à mesure
que se rétrécit l'emprise du pouvoir sur la réalité, c'est-à-dire
que s'accumulent les démonstrations d'imprévision, d'incom-
pétence, d'incapacité, d'incohérence, de néant total du régime
(1) V., dans le N° 25 de cette reyue, l'ensemble de textes : La
crise française et le gaullisme.
5
et de son chef. Lorsqu'une époque n'a pas ses grands hommes,
elle les inventë, et il est tellement essentiel pour la société
française que de Gaulle soit un grand homme d'Etat qu'une
sorte de conspiration inconsciente se fait sentir jusque chez
les adversaires du régime pour préserver le mythe. Pire que
dans le conte d’Andersen, reconnaître que le Roi est nul serait
insupportable parce que ce serait reconnaître la nullité de
tout l'univers politique et de soi-même. Les échecs ont beau
s'accumuler (2), par eux et à cause d'eux se constitue une
entité de Gaulle à part et au-dessus de tous les actes du régime,
qui échappe à la critique et même à l'appréciation. On juge
inadéquat, faux, stupide, catastrophique tout ce que de Gaulle
fait de particulier le Général en général est toujours
préservé. Et il en sera ainsi aussi longtemps que le mythe
gardera son importance vitale pour la survie du système
donc aussi longtemps que de Gaulle restera au pouvoir.
Il n'y a donc pas eu de solution au problème politique
du capitalisme français, et cela signifie que le régime actuel
reste à la merci d'une crise sérieuse, interne ou externe, d'un
changement d'attitude de la population, et même qu'il est
suspendu à la survie de de Gaulle (que le sort d'un régime
dépende de cet accident qu'est la mort d'un individu n'est
nullement accidentel car cela traduit précisément l'incapacité
de la société considérée à résoudre le problème de sa direction
politique). A ce titre là, quel que puisse être le degré de
modernisation de l'économie dans les années à venir, il subsis-
tera une différence essentielle entre le capitalisme français et
les autres pays capitalistes modernes : une fragilité fondamen-
tale du système étatique et politique. Des réformes de la
Constitution n'y changeront rien, aussi longtemps que l'insti-
tution et la vie de nouvelles organisations politiques de
« droite » ou de « gauche » restera impossible.
Au ridicule du pouvoir fait évidemment pendant le ridi-
cule de l' « opposition ». Une motion de censure, déposée au
Parlement lorsqu'elle doit être déclarée irrecevable, ne l'est
plus lorsqu'elle pourrait être mise aux voix. Une question
préalable déposée avec tambours et trompettes est rapidement
retirée sur demande du Gouvernement. Que cherchent donc
les héros de la IVe République ? Rappeler qu'ils existent. Ils
agitent la menace du putsch fasciste, visiblement sans y croire
eux-mêmes ; les regroupements qu'ils proposent pour y faire
(2) Mentionnons sans choisir : la Constitution bancale de la
Ve République ; la « Communauté » en peau de. chagrin ; le tour
de force consistant à faire de Houphouet-Boigny un ultra-nationa-
liste ; la pagaille algérienne ; les fissures introduites à la politique
occidentale face aux Russes ; les pouvoirs dictatoriaux utilisés pen-
dant cinq mois en vue de muter deux sergents et trois gendarmes,
etc., etc.
6.
face, se limitent à un entretien d'une heure et demie entre
Mendès France et Mollet. Mollet ? On croit rêver. Qui donc
a installé Lacoste à Alger, y a maintenu Salan et Massu, rappelé
les disponibles, attaqué Suez ? Et qui a été ministre d'Etat
de de Gaulle de mai à novembre 1958 ? Ils parlent de regrou-
pement ; mais combien de
personnes ces chefs seraient-ils
capables de mobiliser pour une action quelconque ? Et que
proposent-ils ? Rien ; le plus explicite, Mendès France,
demande carte blanche pendant deux mois pour faire la paix
en Algérie et « proposer au pays de nouvelles institutions »,
que celui-ci aurait sans doute à approuver par référendum
(il ne faut pas perdre les bonnes habitudes). Quel genre
d'institutions ? Aucun doute n'est permis à cet égard, lorsqu'on
voit se dessiner la coalition qui devra les préparer : une
resucée de la IVe République est tout ce que ces partis seront
capables de produire, si l'occasion leur en est donnée.
On ne peut donc s'étonner de l'indifférence absolue
manifestée par la population à l'égard de ces revenants. La
grande majorité des travailleurs ne croit pas à la menace
fasciste, en quoi elle n'a pas tort, et ne voit pas comment la
compagnie de M. Mollet l'aiderait à la combattre, en quoi elle
a raison. Mais il y a évidemment des facteurs beaucoup plus
profonds et durables dans cette attitude. Il y a, fruit d'une
longue expérience (3), le mépris de la politique et des politi-
ciens traditionnels, vus à juste titre comme des escrocs réunis
en cirque ; la conviction qu'en tout état de cause, ces agita-
tions ne changeront rien d'essentiel aux conditions de vie et
de travail ; le découragement sur la possibilité de modifier
l'organisation de la société ; enfin, la déperdition de l'idée
que les travailleurs peuvent avoir une action autre, une action
autonome qui ne se situe pas sur le terrain de la politique
traditionnelle mais vise à la détruire aussi bien que la société
dont elle procède. Ce sont là des traits communs à tous les
pays capitalistes modernes.
Mais en France les traits négatifs de cette situation ont
été encore accusés par un autre facteur : la prostration des
travailleurs sur le plan revendicatif. Le prolétariat français
a suhi sans réagir la réduction du niveau de vie, l'accélération
des cadences, les économies de personnel, le durcissement de
la « discipline » dans la production qui lui ont été imposés
en 1958-59. Renforcée par des facteurs temporaires les
événements politiques, la menace de licenciements en fonction
de la récession de 1959 et de la rationalisation des entreprises,
le discrédit accru des syndicats, l'impression même qu'il
(3) On a donné une analyse de cette expérience dans Bilan,
Nº 26 de cette revue, pp. 3 à 12.
s'agissait d'une étape passagère cette inaction, qui fait
contraste avec la combativité industrielle du prolétariat
anglais ou américain, par exemple, traduit des aspects essen-
tiels de la situation du prolétariat français depuis la guerre.
La division politique et syndicale très profonde depuis 1947-
48 ; les traits particuliers de la bureaucratie syndicale, en
partie inféodée presque directement aux gouvernements, en
partie subordonnée, via le P.C., à la politique étrangère russe ;
depuis quelques années, la rupture entre les générations et
le refus par les jeunes ouvriers des formes anciennes d'orga-
nisation (4) ;. subsidiairement, l'entrée dans l'industrie d'un
nombre important de paysans et l'importation sur une large
échelle de travailleurs étrangers, qui accédaient ainsi à un
niveau de rémunération substantiellement supérieur -- ce sont
ces facteurs qui expliquent la faible combativité du proléta-
riat français depuis treize ans, et ses nombreux échecs. Ce
sont eux également qui expliquent la facilité avec laquelle les
bureaucraties syndicales ont pu faire disparaître jusqu'au
souvenir même des formes de luttes ouvrières, et que les
piquets de grève, les actions de solidarité, les collectes pour
les grévistes soient devenues si rares en France.
Depuis trois ans, les travailleurs ont eu à se débattre
contre des conditions d'existence très dures ; à la baisse du
niveau de vie s'ajoutait l'insécurité de l'emploi et le durcis-
sement des conditions de travail. Sur le plan collectif, ils ne
trouvaient devant eux que la division, des organisations usées
jusqu'à la corde, des traditions mortes. Maintenant, ils
commencent à s'en sortir. La lente réanimation des luttes,
commencée il y a plus d'un an, s'accentue comme en témoigne
le succès répété des dernières grèves dans le secteur public.
Autre fait caractéristique, à côté des demandes de salaire on
voit apparaître des revendications concernant les conditions
de travail et de vie dans l'entreprise.
Au même moment, les héroïques démonstrations des algé-
riens, protestant contre la vie en ghetto qui est leur lot officiel
dans le Paris de 1961, viennent rappeler brutalement à la
population française que des milliers d'hommes vivant à côté.
d'elle sont prêts à affronter le combat et la mort pour en
finir avec l'oppression. Elles viennent aussi dévoiler encore
une fois l'ineffable ignominie de toutes les organisations « de
gauche » qui protestent en paroles contre les traitements
infligés aux algériens, mais pas une seconde n'envisageront une
solidarité effective, dans la rue, avec des algériens qui mani.
festent : pour Thorez et les siens, pas moins que pour
M. Robinet, les algériens sont des parias intouchables.
(4) V. l'article de D. Mothé, Les jeunes générations ouvrières,
publié dans ce numéro.
8
Le futur putsch ; ce que de Gaulle pense, et ce qu'il dira
à son prochain voyage ; le regroupement du P.S.U. et de la
S.F.1.0. ; la succession du régime --- ces futilités irréelles, voilà
les préoccupations « réalistes » de bon nombre de militants
pourtant sincères. La lutte du peuple algérien pour sa liberté,
là-bas et ici ; les luttes des travailleurs français contre l'exploi-
tation, qui recommencent voilà ce qui est réel actuellement.
C'est à partir de cette réalité qu'un mouvement ouvrier digne
de ce nom pourra être reconstruit en France non pas à
partir d'une agitation vide contre un fascisme imaginaire. Et
la tâche des militants n'est pas de mystifier les travailleurs
et de se mystifier eux-mêmes en appelant à des regroupements
à la fois impossibles, stériles et honteux. Elle est de s'atteler
patiemment à cette reconstruction du mouvement ouvrier en
aidant les travailleurs dans leurs luttes, en faisant renaître
une conscience socialiste chez le prolétariat, en faisant com-
prendre la nature de la guerre d'Algérie, en suscitant la
solidarité active des travailleurs français avec les algériens
en lutte.
La tâche des militants ce n'est pas l'antifascisme confus,
ni la préparation de la succession à de Gaulle. C'est la cons-
truction d'une organisation révolutionnaire de lutte, avec et
pour les travailleurs.
Jean DELVAUX.
- 9
---
L'Algérie, sept ans après
1. Jamais, depuis sept ans que les algériens se battent
contre l'impérialisme français, celui-ci n'a été aussi loin dans
les concessions, au moins verbales. Ce qui paraissait impossible
il y a sept ans, à savoir qu'un gouvernement français recon-
naisse jamais l'indépendance des départements d’Algérie et la
souveraineté d'un gouvernement algérien sur les « territoires »
sahariens, il a fallu, pour l'arracher, un million de morts, un
million de déportés dans les camps de regroupement, des
centaines de milliers d'émigrés en Tunisie et au Maroc, des
dizaines de milliers de militants et de non militants arrêtés,
torturés, internés, liquidés. (1). Moyennant quoi de Gaulle
découvre que son intérêt est d'abandonner l'Algérie. La cause
est-elle donc entendue ?
Nullement. D'abord de Gaulle veut bien s'en aller, mais
il faut qu'on lui dise merci : particularité caractérielle assuré-
ment, mais qui suffit à entraver des pourparlers en vue du
« désengagement ». L'essentiel cependant n'est pas là. L'admi.
nistration militaire et civile ne se retire pas de l’Algérie
comme on descend d'un train. Son autonomie relative ne date
pas d'hier, ni ses fonctions gestionnaires. Son retrait suppose
donc son adhésion à la doctrine de de Gaulle. Et puis cette
condition serait-elle remplie qu'il faudrait encore songer à
« désengager » aussi les Européens d’Algérie, dont pour le
coup l'autonomie et l'implantation sont plus que centenaires.
L'impérialisme, ce n'est pas seulement l'intérêt de de
Gaulle : c'est aussi l'appareil dont la colonisation s'est servie
et se sert pour écraser depuis cent trente ans un peuple et
depuis sept ans sa révolte, c'est encore la population euro-
péenne que le capitalisme a installée dans ce pays, dotée de
privilèges de toutes sortes, entretenue dans une incroyable
mentalité. L'impérialisme, ce n'est pas seulement le décompte
de ses intérêts actuels, c'est ce qui reste actuellement de ses
intérêts passés, et dont il ne parvient pas à se débarrasser.
Tous les compromis, peuvent bien être passés avec le
F.L.N., aucun n'est réalisable si Paris n'a pas les moyens de
l'imposer à l'armée et aux Européens d’Algérie.
2. L'armée d'abord n'a pas été reconquise par le gaul-
.
(1) Pour une population de 9 millions d'algériens. Ce qui signi-
fierait pour la France actuelle : 5 millions de morts, 5 millions de
déportés, plusieurs millions d'émigrés et plus d'un million d'internés.
10
lisme : Paris l'obligeait jour après jour à abandonner ses
« succès ». Le gaullisme, pour elle, c'est cette défaite insi-
dieuse, dont le sens commence à lui apparaître, et qui la
démoralise. Les résultats qu'elle avait pu obtenir sur le plan
militaire ont été annulés par la suppression des opérations
offensives au printemps dernier et par le transfèrement en
métropole de deux divisions de choc ; à l'intérieur l’ALN
a pu reconstituer ses groupes partout où le quadrillage et les
commandos mobiles l'avaient contrainte à se disloquer. Même
aux barrages Est et Ouest, la situation a changé : on peut
supposer en effet que le GPRA a saisi l'occasion que lui offrait
l'affaire de Bizerte pour obtenir que du matériel lourd soit
stocké en Tunisie et au Maroc (2).
Sur le plan politique, l'ordre de dégrouper les popula-
tions « regroupées » a interrompu le contact de l'armée avec
la masse paysanne. Les zones naguère interdites sont désor-
mais aux seules mains de l'administration frontiste. Les fonc-
tions gestionnaires des postes français sont passées au second
plan, après les tâches de police et de défense.
Les résistances de toutes sortes et finalement le putsch
d'avril 1961 étaient nés de cette situation, celle d'un appareil
contraint d'abandonner sa fonction sans aucune contre-partie :
ni celle d'avoir remplie cette fonction, ni celle d'avoir à se
convertir en vue d'une nouvelle tâche. Mais l'échec de la
tentative de Challe a fait perdre à l'armée l'espoir de modifier
la politique gaulliste en restant dans une semi-loyauté. Les
sabotages, la résistance ouverte du contingent ont appris aux
cadres non seulement quelle est l'opinion métropolitaine en
général, mais aussi qu'ils n'auraient pas de troupes pour un
coup d'état militaire sur place.
Sans doute une fraction des officiers et sous-officiers
trouve-t-elle une issue en participant aux actions de l’OAS.
Mais elle ne peut être qu'infime dans les corps de troupe, où
une activité offensive est impossible à cause du contingent :
en définitive les cadres activistes désertent, ce qui atteste que
l'arınée n'est pas l'OAS. On complote plus aisément dans les
Etats-majors, mais c'est sans importance réelle.
Dans leur majorité, les militaires attendent : ils ne peu-
vent être gaullistes, ils jugent une initiative autonome de
l'armée vouée à l'échec, enfin ils ne veulent pas lier leur sort
à celui des activistes de l'OAS. On se contente donc d'effectuer
les opérations de routine, sans espérer vaincre l’ALN,
oppose et on opposera à toute initiative de Paris une certaine
force d'inertie : en particulier, il est exclu que l'armée puisse
être engagée à fond dans la répression de l'OAS et plus géné-
ralement dans une opération de mise au pas des Européens
d’Algérie. On ne la voit pas davantage collaborer avec les
bataillons de l'ALN pour maintenir l'ordre dans une période
on
(2) Le poste français de Sakhiet a été évacué au début d’octobre.
11
transitoire. Paris le sait si bien que pour cette dernière mission
il essaie de créer une « force de police » algérienne, et que
pour la première il fait appel à peu près exclusivement aux
gendarmes et aux CRS.
3. Les représentants civils de l'appareil étatique fran-
çais en Algérie ne paraissent pas moins désenchantés. L'absence
de directives précises, la perte du contact avec les populations
algériennes les privent des fins et des moyens de leur mission.
Dans la police chaque clique venge ses morts : les éléments
ultras poursuivent la lutte contre le FLN, les commissaires
« républicains » encore vivants cherchent à traquer l'OAS.
L'administration préfectorale ou municipale, isolée dans tel
ancien village de colonisation déserté par les Européens, laisse
opérer presque ouvertement les propagandistes et les collec-
teurs du Front, les maires et les sous-préfets musulmans
consultent l'organisation nationaliste sur les mesures locales ;
au contraire dans tel quartier urbain, soumise à la pression
des pieds noirs, l'administration ferme les yeux sur les lyn-
chages, ses hommes paient et laissent payer l'impôt à l'OAS,
une jurisprudence de fait remplace le tribunal pour les
affaires criminelles et même civiles. Les services économiques
enregistrent pour leur part non seulement la stagnation du
plan de Constantine, mais le marasme général que provoquent
l'exode des bénéfices et des capitaux, l'exil d'une partie de la
population européenne, la thésaurisation consécutive à l'in-
quiétude.
L'appareil étatique français en Algérie offre dans son
ensemble l'aspect d'un organisme en train de se rétracter sur
place, laissant au dehors de lui les deux communautés se
polariser plus énergiquement que jamais autour de leurs
organisations respectives.
1
4. Les officiers extrêmistes ont tiré les conclusions
négatives d'avril 1961 : l'armée ne peut pas être l'instrument
de la politique « Algérie française », le semi-légalisme à la
manière de Challe est impossible. Ils ont donc positivement
organisé la seule force qui s'oppose à la fois à la lutte de
libération algérienne et à la politique gaulliste de dégage-
ment : les Européens ; avec cette force ils ont commencé à
construire un appareil contre-révolutionnaire illégal. Les
anciennes organisations ultras ont été pulvérisées en groupes
d'action cloisonnés, et absorbées dans une hiérarchie unique.
Des opérations d'intimidation, d'intoxication et de terrorisme
ont été dirigées contre les Européens hésitants et l'adminis-
tration. Pour les manifestations de rue, les jeunes, les étudiants
ont été organisés en commandos et encadrés. Le collectage des
fonds s'effectue sur le modèle du FLN. Des filières pour les
déserteurs et les personnalités existent. Cette organisation
cristallise l'expérience que les cadres militaires ont pu faire
de la guerre de répression sur les fronts coloniaux depuis
1.9
quinze ans, elle rencontre pour la première fois le terrain
favorable d'une population que tout prédispose à la soutenir.
L'OAS constitue donc un obstacle sérieux à la politique
de de Gaulle. Elle tend à supplanter l'administration officielle
dans les villes où les Européens sont nombreux. Elle suffit
à maintenir beaucoup de cadres militaires et civils dans
l'expectative. Infiltrée dans l'appareil policier et militaire,
elle émousse la répression dirigée contre elle.
Pourtant les activistes n'ont sur le terrain aucune pers-
pective offensive. Un gouvernement « Algérie française »,
aurait-il le soutien de toute la population européenne, ne
pourrait se maintenir une fois sécession faite. Le problème
reste donc, comme l'a montré l'échec du putsch d’avril, celui
de la liaison avec la métropole. L'attitude actuelle de l'armée
rend improbable, on l'a dit, un coup de force militaire. Reste
à savoir si les difficultés que rencontre le régime en France
peuvent servir de tremplin à une action plus ou moins
travestie de l'OAS.
A défaut d'une telle extension de son influence vers la
métropole, l'OAS conserve en Algérie un atout défensif : elle
peut exercer, et elle exerce déjà, le chantage à l'affrontement
des communautés, au « bain de sang », à la « congolisation »
de l’Algérie. Elle peut ainsi espérer, à tort ou à raison, parti-
ciper en tiers aux négociations touchant l’avenir du pays, en
tout cas les influencer, et préparer sa domination dans les
éventuels secteurs de regroupement européens.
5. Mais les perspectives que les parties en présence
entrevoient, comme les hypothèses que l'on peut faire à leur
sujet, restent subordonnées à l'orientation que le Front entend
imprimer à la lutte des algériens. Le GPRA paraît en effet
détenir la clé de la situation, selon qu'il appuie de Gaulle
contre l'OAS ou qu'il s'attaque indifféremment à toutes les
expressions de l'impérialisme, qu'elles soient périphériques
ou centrales.
A la politique du dégagement, il pourrait donner un
appui tactique, en lançant sa propre organisation secrète
contre l'OAS, et aussi un appui politique en faisant aboutir
au plus vite un accord avec Paris sur la période transitoire.
De Gaulle et le GPRA n'ont-ils pas dans l'OAS un adversaire
commun ? Mais c'est là une hypothèse absurde : son appa-
rente logique omet la cohérence des raisons et des passions
en présence. Pour le dire en bref, les algériens luttent pour
s'affranchir de l'impérialisme, et l'impérialisme, jusqu'à
nouvel ordre, c'est pour eux une situation de dépendance
maintenue tant bien que mal par 500 000 hommes de troupe,
des camps, des prisons, des déportations, des bouclages, des
interrogatoires, et, au bout de tout cela, par Paris. A côté
l'OAS fait tout au plus figure de caricature provocatrice. En
outre le FLN' n'a pas d'intérêt tactique à affaiblir réellement
les activistes, c'est-à-dire à renforcer de. Gaulle, tant que :
celui-ci ne lui aura pas consenti des concessions irréversibles
touchant l'indépendance, la souveraineté sur le Sahara, le
sort des Européens, l'organisation de la période transitoire
et sa propre représentativité.
Une coopération de l’ALN avec non pas même l'armée
française, mais une « force algérienne » distincte ne peut donc
être envisagée avant que ces concessions aient apporté la
garantie que l'impérialisme français abandonne pour de bon
l'Algérie. En attendant, la lutte continuera. Il est même
probable qu'elle se renforce, au moins en Algérie, où la situa-
tion' militaire, on l'a dit, est plus favorable aux combattants
algériens qu'auparavant et où l'implantation des militants dans
les villes semble plus forte que jamais.
Cela ne veut pas dire que le GPRA refuse de négocier ;
au contraire, de l'affaiblissement actuel du gaullisme et du
fait que le Front est la seule force capable de s'opposer
réellement aux activistes, il peut espérer tirer des concessions
qu'il sent proches. Mais il ira aux négociations avec
intransigeance intacte sur les principes. Ce n'est plus lui le
demandeur (3).
une
6. Une telle orientation atteste combien l'insurrection
s'est transformée depuis 1954, dans deux sens complémentaires
et antagoniques : sa base populaire s'est élargie d'année en
année, son programme s'est enrichi de l'expérience accumulée
dans la lutte et de l'apport des nouvelles couches sociales et
des nouvelles générations ; les petits noyaux clandestins du
début sont devenus un appareil hiérarchisé, formalisé, qui
pénètre dans toutes les activités de la population algérienne
et, en raison de sa structure, ne parvient cependant à en
répercuter les modifications que faiblement. Il y a eu depuis
des années bien des signes de cette transformation ; le plus
récent, même s'il n'est pas, et de loin, le plus important, est
le remplacement d’Abbas par Ben Khedda à la présidence
du GPRA.
Nous nous sommes déjà expliqués sur l'entrée massive
de la nouvelle génération algérienne dans la lutte proprement
politique et sur la tension qu'elle devait créer entre cette
« vague nouvelle » et la direction (4). Autant qu'à l'échec des
négociations d'Evian et de Lugrin, c'est à ce décrochage
relatif par rapport à leur base que les dirigeants ont voulu
riposter en renouvelant l'équipe du GPRA. Ben Khedda n'est
-certes pas un homme nouveau, ni l'incarnation de la jeune
génération algérienne. Mais Abbas était un politicien bour-
geois classique, rallié tardivement, tandis que le nouveau
président est par excellence un homme de l'appareil. Il n'a
(3) Au moment où nous écrivons, Tunis réclame de nouveau la
participation de Ben Bella et de ses camarades aux négociations :
c'est qu'elle équivaudrait à une reconnaissance de facto du GPRA.
(4) Voir Socialisme ou Barbarie, N° 32, pp. 62-72.
14
cessé d'occuper des postes responsables dans le Front depuis
sa création. Son expérience est celle d'un « révolutionnaire
professionnel ». Son idéologie, qui accepte de combiner les
références islamiques avec le salut aux pays « socialistes »,
semble tout à fait éclectique. Sa promotion enfin à vraisem-
blablement été le résultat d'une lutte de fractions au sein du
GPRA, et même du CNRA.
Mais toutes ces particularités sont autant de signes d'une
unique réaction : confronté avec l'échec des négociations, avec
le dynamisme des jeunes algériens des villes, avec les réti-
cences des syndicalistes (notamment dans la Fédération de
France), l'appareil frontiste a riposté en se renforçant, en
éliminant les membres qu'il n'avait pas forgés de toutes pièces,
en donnant la première place à un homme dans lequel il
puisse s'incarner sans réserve. L'éclectisme de Ben Khcilda
confirme cette interprétation : il exprime fidèlement l'incer-
titude idéologique du FLN, mais il était aussi une condition
indispensable pour obtenir une majorité parmi les membres
du CNRA et du GPRA. Les luttes de fraction, parfois poli-
tiques et parfois personnelles, ne peuvent actuellement que
s'achever par des compromis. L'éclectisme est la transcription
idéologique du 'compromis pratique.
On peut donc s'attendre que les exigences radicales,
latentes dans la jeune génération, et les tendances « marxi-
santes » des syndicalistes ne trouvent pas encore l'occasion
de s'exprimer à travers la direction actuelle. Celle-ci va rsiz.
forcer l'unité de l'appareil en simplifiant et en contrôlant les
liaisons internes, reconstituer partout son autorité, en parti-
culier dans la Fédération de France et les organisations
syndicale et étudiante, encadrer plus étroitement la population
algérienne en multipliant les agitateurs et les propagandisit:
équiper en matériel lourd l'ALN extérieure et en faire le
noyau d'une armée régulière, resserrer les liens avec les auiie's
mouvements coloniaux.
Ce que cette orientation signifie c'est que la consolidation ;
de l'appareil destiné à encadrer les masses pendant l'étap:
suivante, celle de la construction de la nouvelle société
algérienne, doit être entreprise sans délai et placée à égalité
d'importance avec la lutte de libération nationale. L'élimina,
tion de la bourgeoisie nationaliste est ainsi consacrée. Cell:
dernière avait besoin d'un compromis rapide avec l'impéria-
lisme pour établir son autorité et maintenir la lutte dans son
cadre strictement nationaliste, de même que l'impérialistas
avait besoin de cette bourgeoisie pour passer un compromis ;
cet enchaînement est maintenant impossible. Ce n'est pas dire
que Ben Khedda soit Mao Tse-Toung ; mais il suffit d'un Fidel
Castro pour faire reculer l'impérialisme. De ce point de vue
la question de savoir qui, de la bourgeoisie ou de la burear:
cratie locales, prendra finalement la direction de la lutte, eu
déjà réglée. Mais celle qui ne l'est pas, c'est la question de
l'encadrement des masses, c'est-à-dire de renforcement de la
15
bureaucratie par rapport aux couches les plus dynamiques
de la population.
Le renforcement de l'appareil n'est pas une donnée
indépendante : il traduit au contraire, - en les trahissant
parce qu'il les transpose dans le langage de la bureaucratie,
une action plus intense, une pression plus forte des masses
algériennes. S'il faut renforcer l'appareil, c'est parce qu'il
s'affaiblissait non pas relativement à la lutte contre l'impéria-
lisme, mais par rapport à la croissance de l'expérience et de
la conscience politique, sociale et historique dans toutes les
couches de la population, chez les travailleurs, les femmes,
les jeunes. La répression et la riposte à la répression sont la
matière de la vie quotidienne depuis sept ans : les questions
qui se posent dans cette vie et les - réponses qui peuvent leur
être données sont pareillement l'objet de la réflexion quoti-
dienne. Il n'y a pas un algérien maintenant qui n'ait des
idées sur tous les problèmes de sa société, qui plus ou moins
obscurément n'ait dans sa tête et presque dans sa chair une
certaine image de la société qu'il va falloir construire,
simplement parce que la durée et l'intensité de la lutte lui
ont imposé une expérience très étendue.
Ce bouleversement de la conscience traditionnelle, cette
accumulation d'une expérience dans laquelle se trouve incluse,
pour les algériens qui ont travaillé en France, celle de la
production moderne, constitueront pour les dirigeants de
demain une donnée difficile à maîtriser. En renforçant l'appa-
reil, ceux-ci cherchent (même s'ils n'en sont pas conscients) à
canaliser les forces vives de la société future, tant que la lutte
de libération leur permet d'exiger et d'obtenir une adhésion
presque inconditionnelle ; la chose sera sans doute moins aisée
lors de l'étape suivante. Ainsi se trouve préfigurée, avant
même que l'impérialisme ait lâché prise, la lutte des classes
dans l'Algérie indépendante.
ܪ
Jean-François LYOTARD.
16
Les jeunes générations ouvrières
La crise de la jeunesse est dans toutes les bouches,
sous toutes les plumes. Dans une société où rien ne tient
plus debout, le commentateur officiel feint de découvrir
avec une surprise d'autant plus ridicule qu'elle est sincère
(l'infâmie allant de pair avec l'inconscience), que les
jeunes ne participent plus à des valeurs inexistantes,
ne s'alignent plus sur des adultes déboussolés, bref,
qu'ils ne marchent plus.
Aspect de la décadence occidentale ? On le rencontre
aussi bien à Varsovie ou à Moscou. Phénomène limité à
la progéniture des classes privilégiées ? S'il est incontes-
table qu'une jeunesse sans responsabilités matérielles
immédiates peut donner à son désarroi une expression
plus fréquente et surtout plus « scandaleuse », c'est tota-
lement abstrait de prétendre qu'aux jeunes ouvriers ne
se posent que les problèmes de leur classe en général.
Ces problèmes ont été portés et vécus d'une certaine
façon par les ouvriers aujourd'hui mûrs ou vieux, et
c'est sur ce terrain aussi et peut être surtout que la
rupture se fait entre les générations ouvrières.
C'est donc à un double titre : comme manifestation
extrême de la décomposition de la société capitaliste, et
comme exemple (virtuellement le plus lourd de consé-
quences) de refus de participer aux valeurs, aux activités
et aux organisations instituées, que le problème de la
jeunesse nous apparait à la fois capital et différent du
traditionnel phénomène du « conflit des générations ».
Nous en commençons aujourd'hui l'examen avec le texte
de D. Mothé publié ci-dessous, qui décrit l'attitude des
jeunes travailleurs en usine et leurs rapports avec les
autres ouvriers. Nous publierons par la suite un ensemble
de textes sur la jeunesse étudiante, et nous espérons
conclure par une étude sur l'ensemble du problème.
Dans la grande industrie il n'y a pas beaucoup de jeunes
qui entrent comme O.S. ou manœuvres. La plupart des jeunes
ont un métier. Les O.S. et les manœuvres sont fournis d'une
part par la main-d'œuvre paysanne, les déracinés, ceux que
la terre ne suffit plus à nourrir, ceux qui ont été chassés de
leur village par le tracteur, les machines modernes et la
rationalisation. Ceux-là, il y en a tous les jours des nouveaux
qui arrivent, heureux s'ils peuvent entrer dans l'industrie. Là
les machines et la rationalisation leur ont réservé une place
et ils s'en trouvent au début tout reconnaissants envers la
société et le progrès. Il y a d'autre part les légions d'émigrés
les quelques politiques qui arrivent des Balkans et les émigrés
:
17
Italiens et Espagnols qui viennent pour envoyer de l'argent
à leur famille. Il y a enfin les Nord-Africains...
Les jeunes Français des villes sortent en général des écoles
d'apprentissage avec un métier, ou bien, s'ils n'en ont pas,
leurs parents les envoient dans l'administration. Peu de
parents consentent à expédier leurs enfants dans les chaînes
de montage ou sur des machines de fabrication, ou s'ils y
consentent c'est qu'ils ne savent pas ce qui s'y passe et quel
est l'ouvrier qui ne sait pas ce qui se passe derrière les murs
des grandes entreprises.
Le jeune des villes, lui, il entre dans l'industrie gonflé à
bloc, il a été dans les écoles d'apprentissage, il a fait du travail
compliqué. On lui a dit et répété :
Vous verrez quand vous serez dans l'industrie, vous
verrez ce n'est pas de la rigolade, c'est autre chose que ce
que vous faites.
Les jeunes l'ont cru, ils n'avaient aucune raison de ne pas
le croire. Ils ont appris les maths, ils ont abordé la trigono-
métrie, l'algèbre ; ils ont fait du dessin, ils ont appris à
travailler sur des machines, calculer des cônes de filetage, le
taillage des engrenages hélicoïdaux, ils ont appris à calculer
les cotes, ils ont appris à se servir du plateau circulaire, du
mandrin diviseur.
Ils ont visité des usines, ils ont vu des adultes travailler
et leur coeur s'est serré, ils ont vu les autres. On les a conduits
comme n'importe quel visiteur, c'était l'apologie de la méca-
nique et de l'industrie :
Voyez ceci est une Truforming, nouvelle machine
américaine, ceci une Doall, autre nouvelle machine, améri.
caine.
Les mots techniques, la complexité des machines leur en
ont imposé. Ils sont passés dans les allées des ateliers avec
un chef qui leur a expliqué gentiment ou impersonnellement,
ils ont regardé les adultes comme des étrangers. Ce ne sont
pas les ouvriers qu'on leur montrait, mais les machines, tant
et si bien que la plupart ne se sont même pas aperçu que ce
serait bientôt là leur place.
Ils n'ont pas vu ou compris le regard ironique des vieux
ou des adultes, ils n'ont pas vu la mine désabusée des jeunes
ouvriers, ils ont vu ce que les visiteurs voient, c'est-à-dire rien.
Ils ont vu des machines, ils ont entendu, un chef ; pour eux
l'industrie a pris la forme d'une grande foire aux merveilles.
On leur a dit et répété qu'ils y joueraient un rôle dans ce
carrousel de machines, on leur a répété que leur place était
là, réservée, qu'ils allaient devenir des gens indispensables.
-- « Je croyais que l'industrie n'attendait que nous après
mon apprentissage, je croyais que les patrons allaient me
dire : Enfin vous voilà, on vous attendait » me racontait
un jeune. « Je croyais que j'étais quelqu'un parce que
j'avais fait trois ans d'apprentissage ».
18
La réalité s'est vite chargée d'enlever la couche d'illusion
que
les écoles d'apprentissage badigeonnent pendant des
années.
Quand il entre dans la grande boîte l'arpète n'est pas
bousculé comme avant par les compagnons. Autrefois, même
avant la guerre, l'apprenti était celui qui allait d'abord servir
de bonne à tout faire aux autres compagnons. Quand il entrait
dans l'industrie il devait, en plus de la maîtrise, supporter ses
propres 'camarades de travail
, et le plus sadique n'était pas
toujours le patron ou le contremaître. La vie de l'apprenti,
c'était l'apprentissage de toute la saleté, de toute l'ignominie
des adultes.
C'est lui qui faisait toutes les commissions, lui que l'on
prêtait, qui faisait les petits travaux, lui qui se faisait
engueuler par tout le monde. Souvent, pendant les premières
années, l'apprenti apprenait plus à éviter les coups de pied
dans le cul qu'à se servir d'une lime ; l'apprenti c'était le
souffre-douleur.
Aujourd'hui l'apprentissage se fait en dehors de l'atelier
ou de l'usine, l'apprenti est mis sous verre et quand on le lâche
il est à peu près l'égal des autres. Il n'aura pas à subir des
humiliations ou leur mauvaise humeur.
Quand il entre, il est presque admis comme un homme
par les autres. Toutefois, s'il est considéré par les ouvriers
comme un adulte, par contre quand il passera par les nom-
breuses mains de la maîtrise il sera considéré encore comme
un enfant.
Pour la maîtrise le jeune c'est toujours celui que l'on doit
former, celui que l'on doit tenir, celui à qui on doit inculquer
la discipline. La maîtrise se donne bénévolement un
éducateur auprès du jeune. De plus, comme le jeune est
souvent plus vulnérable dans le travail, il semble moins
disposé à se défendre que les autres et la maîtrise en profite.
Le jeune reste souvent, dans ce sens, le souffre-douleur de la
maîtrise. Les sévices et les ennuis que les chefs lui causent,
trouvent toujours une justification : c'est pour lui apprendre.
C'est pour lui apprendre quoi ?
Lui apprendre la vie.
Alors l'injustice est permise, elle est même recommandée.
Quand il a passé par les différents bureaux pour se faire
immatriculer, étiqueter, inscrire, placer, il sera un privilégié
s'il ne s'est pas déjà fait engueuler.
Dès qu'il a endossé son bleu, alors c'est la dégringolade
des illusions. D'abord dans le travail, il s'aperçoit vite que
le travail n'est pas si intéressant qu'à l'école d'apprentissage.
Il s'aperçoit ensuite qu'il n'est presque pas intéressant ; enfin,
après quelque temps, qu'il n'est pas intéressant du tout. Il
s'aperçoit que ce que l'on veut c'est de la vitesse.
Au début il ne va pas vite, il s'applique, il a peur de
19
sera les
louper ses pièces. Alors il se fait engueuler ; il fant aller
plus vite, respecter les délais ; alors il s'affole, il va vite et
commence à tuer les pièces. Alors il se fait engueuler et on lui
fait remarquer que c'est le deuxième reproche pour son travail.
Alors il se débrouille. Il essaie de respecter les délais et de
ne pas trop bousiller les pièces. Son seul secours
autres, les autres compagnons qui lui donneront les combines;
les combines n'auront rien à voir avec ce qu'il a appris à
l'école, ce seront même des méthodes qu'il aura du mal à
accepter. Il considérera les autres comme des hérétiques
jusqu'au jour où lui aussi mettra son honneur professionnel
de côté et cherchera comment faire sa paye. S'il a du mal à
s'adapter, la maîtrise ne loupera pas une occasion pour le
menacer de la porte.
Non, on ne l'attendait pas dans l'industrie !
Il se rendra compte qu'il n'est pas indispensable, que
pour faire ce qu'il fait son apprentissage ne lui a presque
pas servi, qu'enfin il s'ennuie à travailler, que les journées, sont
longues. Il sera aussi amer contre le travail que les vieux. Il
sera même plus amer parce qu'il n'y est pas habitué.
Quand il regarde autour de lui il voit les vieux qui font
depuis des dizaines d'années ce qu'il fait depuis des mois.
Il les voit aussi ancrés dans leurs habitudes, le regard
souvent éteint, avec leurs manies. Ils sont là, ils ont vécu là
et n'attendent que la retraite ; c'est le seul espoir qui leur
reste.
Il questionne : dans trente ans je serai comme eux ? Il
voit sa propre image dans trente ans, il voit sa vieillesse.
Oh ! mais dans trente ans j'aurai quitté les manivelles,
je ne suis pas fait pour ce genre de chose. Moi, la mécanique
ce n'est pas mon fort. Je ne vais pas faire ce travail de con
pendant longtemps.
Il interroge autour de lui :
Tu ne connais pas un boulot ou on ne s'emmerde
Tu n'as jamais réussi à sortir de là-dedans ?
As-tu essayé ?
Pourtant il y a des tas d'autres boulots qui sont bien
Tiens, regarde dans les bureaux !
Alors il se brode toute une mythologie sur le travail des
bureaux, sur le travail des représentants, sur tous les autres
emplois. Il pense que tout est mieux que son travail. Il
cherche, questionne, mais ne veut pas devenir ce vieux qu'il
voit travailler devant lui. Sa propre image dans trente ans,
il commence à la haïr.
pas ?
:
Les vieux ils sont cons. Regarde-les, ils ne disent rien,
ils sont toujours à leur travail. Ils ont l'air d'aimer leur boulot.
Ils ont l'air d'avoir peur, ils ne rouspètent pas. Ils attendent
leur retraite. Quand on parle avec eux, ils parlent comme des
livres. Ils disent des choses toutes préparées, toutes faites qu'ils
20
répètent depuis des années. Les choses qu'ils disent, c'est
comme s'ils les avaient empruntées à la maison, c'est comme
les outils qu'on leur prête pour travailler. Ils s'en servent ;
ils se servent des mêmes.
- Mon petit t'es jeune toi, t'as pas connu le temps où...
Le temps où il y avait des choses formidables. On travail-
lait moins, on s'entendait mieux entre nous, on rouspétait, on
se mettait en grève ; ou bien le temps où les chefs étaient plus
sévères, où on licenciait pour un oui ou pour un non, le temps
où on devait beaucoup travailler, le temps où l'on ne gagnait
pas sa vie.
Le temps d'autrefois c'est toujours quelque chose de
magnifique ou d'horrible, ce n'est jamais une époque qui
ressemble à celle où l'on vit. Eh bien, les jeunes ils n'en
croient pas un mot ; ils écoutent, ça les ennuie ; ils en rigo-
lent. Pour eux le passé, ça devait être ce que c'est maintenant
et ce que ce sera dans 20 ou 30 ans.
Les vieux ils radotent.
Mon petit, toi tu ne connais pas la vie. Tu vois j'en
ai pas l'air, mais j'ai bourlingué dans ma vie...
Mon petit. tu es jeune, eh bien moi à ton âge j'en ai
fait des coups. On peut dire que j'ai profité de la vie, moi. A
ton âge je vadrouillais toutes les nuits et, tu vois, les femmes,
eh bien moi j'en ai profité tu sais. Quand je repense à tout
ça, eh bien je dis que j'ai eu raison.
- Il faut profiter de la vie quand on est jeune !
Les jeunes de maintenant ils ne savent pas. C'est vrai...
Ils ne s'amusent pas comme dans le temps.
Moi j'ai 54 ans mon petit et les carottes sont cuites.
Encore 11 ans et je m'en vais. L'usine, la politique, je m'en
fous, j'en ai que pour 11 ans.
Mon petit il faut prendre la vie comme elle vient.
Crois-moi, tu vois j'ai 60 ans. Il y a 35 ans que je suis dans
la boîte et j'en ai vu des choses, j'en ai vu passer des gens
ici. Eh bien, tu vois je suis encore costaud, je pourrai encore
en remontrer à pas mal de jeunes.
Des discours de ce genre tous les jours. Les vieux qui
cachent leur infirmité de travailleur, les vieux qui racontent
leur vie et qui disent tous la même chose.
Qu'ont-ils fait en réalité ?
Rien. Rien qui puisse en faire des héros. Rien qui puisse
les faire considérer par les jeunes. Les vieux ils ont attendu.
Leur histoire de travailleur est pavée par le vide.
Il y a eu une guerre, ils l'ont faite.
Il y a eu le travail obligatoire en Allemagne, ils y ont été.
.
Il y a eu la Résistance, certains y ont participé.
Ils sont revenus et tout a recommencé. Ces générations
n'ont rien à dire. De 36 peut-être, mais ça été si court, si
rapide qu'on s'en souvient à peine.
Tout cela c'est encore une raison d'avoir de la rancune
21
contre les vieux. Non seulement ils représentent ce qu'on sera
plus tard, mais aussi leur passé est méprisable, triste et
ennuyeux.
Il y a leur langage, mais aussi leur façon de penser qui
est d'une nature différente. Les vieux ont été élevés, se sont
éduqués dans leur organisation syndicale ou au travers d'elle.
Pour la plupart, leur culture leur est venue de la politique.
Ils sont capables de vous parler de la Chambre bleu horizon,
d'autres du gouvernement Daladier, de Paul Raynaud, de
Jouhaux, de Blum, etc. Ils peuvent vous raconter toute l'his-
toire qu'ils ont vécue par les événements politiques. Leur
mode de pensée a été un mode politique. Leur phrase a été
empruntée au vocabulaire de la politique. Il y a des choses
tabou chez les vieux comme il y a des choses sacrées. Ils
peuvent difficilement accepter des choses qui n'entrent pas
dans ce mode de pensée.
Par exemple, le syndicat reste pour la plupart d'entre
eux un organisme tabou. C'est l'organisme de défense des
travailleurs. On peut le critiquer mais c'est cela ; dans le
temps ça a été cela.
Pour les jeunes le syndicat c'est une administration quel-
conque. Ils ne savent pas combien il y en a, qu'est-ce qu'ils
représentent, si l'un est meilleur que l'autre. Ils ne le savent
pas et ne veulent pas le savoir. Ils s'en désintéressent totale.
ment.
Les partis politiques existent, oui, mais que sont-ils ? Que
représentent-ils? Y a-t-il des partis qui représentent les
travailleurs ? Et qu'est-ce que ça veut dire, représenter les
travailleurs ?
Il y a eu aussi des guerres.
En 1914
ça c'était la
pas comme la
guerre
d'Algérie, ça n'a rien à voir. C'était une vraie guerre.
Les jeunes répondent :
Vous ne connaissez rien à la guerre d'Algérie, vous
n'y' avez pas été.
Et ils parlent de leur guerre. Chacun a eu la sienne, et
quand ils en parlent ils ne confrontent pas leurs guerres, ils
parlent chacun de la leur sans écouter l'autre. Tout est
différent. Avoir fait les mêmes choses ne les rapproche pas,
bien au contraire ça semble les éloigner davantage.
guerre, c'est
Des fois les discussions s'animent.
Qu'est-ce que vous foutez vous les jeunes ? Vous ne
pensez qu'à vous amuser. Vous n'avez rien dans la tête.
Et vous qu'est-ce que vous avez foutu pendant 50 ans ?
Un jeune lâche un mot qui fait rugir un vieux. Il ne
comprend pas. Pourquoi y a-t-il des mots qui les choquent ?
Pourquoi y a-t-il des choses qu'il ne faut pas dire ?
Ils ne comprennent pas, plutôt ils ne se comprennent pas
entre eux.
22
Les vieux veulent moraliser, mais leur morale n'a pas
de contenu, c'est de la camelote, des lieux communs. Les vieux
veulent transmettre leur expérience de la vie aux jeunes, mais
cette expérience est dérisoire, misérable, souvent lamentable.
Les vieux veulent enseigner, mais même le langage qu'ils
emploient est incompréhensible. Et puis enseigner quoi ? Il
n'y a qu'à les voir. Ils sont soumis, courbés par leur condition.
Jūs baissent la tête devant les chefs, évitent de trop rouspéter,
et ils veulent malgré cela moraliser !
Ce qu'ils ont fait ?
Ils ont beau le raconter, l'enjoliver, l'exagérer, ça ne
provoque pas l'enthousiasme, les baillements tout au plus.
Au-dessus de 35 ans quelle est cette génération ? Les uns,
les politiques --- peut-être les derniers de cette espèce – ceux
qui parlent non pas pour comprendre les autres mais pour
leur faire comprendre leurs idées. Les discussions ou le raison-
nement suit la même nécessité, la même logique. Le raison-
nement sur les élections, sur le gouvernement, sur la situation
internationale. Des gens qui ne parlent plus aux autres, qui
ont plutôt l'air de se parler à eux-mêmes quand ils s'expri-
ment, parce que personne ne les écoute ou bien ça ne pénètre
pas. Ces gens qui parlent comme à des sourds, qui s'en rendent
compte mais qui ne veulent pas comprendre pourquoi les
autres sont sourds, pourquoi toutes ces discussions les ennuient
profondément. Ils ne veulent pas et le plus terrible c'est qu'ils
semblent ne plus pouvoir comprendre les jeunes, tous ceux
dont le raisonnement ne se base plus sur les valeurs qui les
guident. Ils parlent avec les vieux, et ils se répètent inlassa-
blement en bâillant eux aussi parce qu'ils s'ennuient de
répéter les mêmes choses, toujours les mêmes. Il y a toute
cette catégorie de politiques, les plus cultivés, et puis les autres
qui ont abandonné toute activité, qui se cantonnent dans leur
vie personnelle, qui suivent leurs habitudes jusqu'à la retraite,
qui vivent au ralenti, pour eux-mêmes ; qui parlent d'eux,
de leur maladie, de leurs problèmes. Ils en parlent avec les
autres, le monde s'est rétréci à leurs dimensions ; dans l'atelier
ils jugent tout d'après eux-mêmes.
Cette génération n'a engendré que les militants usés et
les autres fermés au monde.
Derrière cette génération il y a les jeunes qui s'interro-
gent, bousculent toutes les idées, tous les tabous et vivent
avec les autres comme dans un musée de vieilleries. Les jeunes
qui ne croient pas au travail, qui veulent avoir de l'argent,
monter les échelons, les jeunes avides de richesses, détestant
ce qu'ils font, dégoûtés des autres, cyniques, sceptiques à
tout, mettent tout en cause, passant tout au crible, et ayant
définitivement exclu « l'Espoir » de leur vocabulaire.
Le monde meilleur, les lendemains qui chantent, c'est de
la mythologie. "La seule chose qui compte c'est de trouver le
truc, la combine pour sortir des manivelles, s'échapper comme
se
23
un voleur de l'atelier avec une situation ou un carnet de
chèques, mener la belle vie, les voitures, les femmes, l'air
libre.
C'est cela pour les jeunes les lendemains qui chantent,
mais il faut être stupide pour relier cet espoir à un idéal
politique quelconque. Ils savent bien que cet idéal ne peut
être qu'un idéal individuel. Ils savent bien que pour avoir la
belle vie, il faut qu'il y ait des masses de gens qui triment,
qui aient la mauvaise vie, qu'il faut des manœuvres, des O.S.,
des travailleurs enfermés dans les usines. Ils le savent. Ils
n'arrivent pas à avaler les histoires que les politiques peuvent
bien leur raconter. Ils ne croient pas à des lendemains qui
chantent collectifs puisqu'ils savent qu'il n'y a pas de lende-
main qui chante dans le travail, dans les usines et aux
manivelles. Les seules perspectives c'est de passer la barricade,
aller des manivelles aux grands bureaux. Et cela ce n'est pas
une solution collective, ce ne peut être qu'une solution indi-
viduelle basée sur la chance.
Quel idéal, disent les vieux, les politiques, avec mépris ;
quel idéal ils ont ces jeunes ? De notre temps nous, on se
battait pour la collectivité, eux, ils ne pensent qu'à eux-
mêmes.
Et les vieux, les politiques, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils
récoltent les fruits de leur propagande, les fruits de leur
politique, ils ne reconnaissent plus ce qu'ils ont débité dans
leurs tracts, aidé à colporter dans la population.
Pourtant qu'ont-ils proposé aux jeunes ? Un avenir
meilleur, c'est quoi ? De meilleurs salaires, consommer plus,
avoir sa voiture, avoir le confort. Pour
montrer que
les
ouvriers russes soni heureux, on les montre en vacances, on
les montre chez eux, on les montre dans le train, dans un
salon de lecture, au spectacle. C'est cela le bonheur, c'est
moins travailler et consommer plus de richesses.
C'est cela que veulent les jeunes aussi, et pourtant ils ne
vont pas au parti, ils comptent s'en tirer tout seuls, parce qu'il
n'y a pas de limite dans cet idéal. Quand on a une voiture,
on veut en avoir une meilleure ; quand on a trois semaines
de congé, l'idéal devient un mois, puis cinq semaines, etc.
Tout cela n'a pas de limite et si l'on réfléchi, pas une société
ne peut combler cet idéal. Les jeunes deviennent asociaux
parce qu'ils acceptent l'idéal que les politiques leur propo-
sent.
Un délégué communiste nous avait expliqué un jour que
la société russe résolvait le problème de l'humanité parce que
c'était la seule société qui permettait aux travailleurs de
s'élever. Voici ce qu'il expliquait.
Là-bas la hiérarchie sociale existe bien entendu, mais
les travailleurs ont la possibilité de grimper les échelons
hiérarchiques, ce n'est pas comme dans les pays capitalistes.
24
Ainsi un manœuvre peut aller, et va, au cours du soir. Il
apprend un métier, devient O.S., il continue à apprendre et
devient professionnel, et ainsi de suite, disait-il.
Sans s'en apercevoir il venait de donner une solution
personnelle, mais qui répondait mieux à son idéologie. que
n'importe quelle étude du parti. Il avait trouvé un système
où les travailleurs pouvaient s'évader de leur condition et ne
plus être travailleurs, il avait imaginé un monde où le
travailleur n'était qu'un travailleur de passage, une véritable
société idéale pour n'importe quel ouvrier du monde entier.
Etre aux manivelles pour dix ou quinze ans et être à peu près
sûr de les quitter. Evidemment cette société imaginaire se
présentait comme une société où la hiérarchie sociale corres-
pondait à l'âge des gens, où les jeunes commençaient man@u-
vres et finissaient directeurs.
C'était une lacune dans son raisonnement et toute société
hiérarchisée présente comme idéale une société où les valeurs
d'argent et de consommation sont les seules valables ; il faut
être du côté des riches, être du côté de ceux qui commandent
et non de ceux qui exécutent.
Cet idéal c'est celui des travailleurs, c'est celui de l'huma-
nité, c'est celui des jeunes. Mais ces derniers s'aperçoivent
bien que cet idéal ne peut être qu'individuel et dans ce sens
c'est eux qui sont logiques, ils sont les seuls qui poussent leur
idéal jusqu'à sa propre logique : se débrouiller pour ne plus
être travailleur, même au besoin en devenant un gangster.
La société que proposent les politiques c'est cette société
qui exclut la solidarité ; c'est cette société où les hommes
luttent pour ne plus être ce qu'ils sont. Et contre qui les
hommes peuvent-ils lutter si ce n'est contre d'autres hommes
qui détiennent ces postes ou même les convoitent simplement.
C'est la loi de la jungle qu'on propose à tous les horizons
aux jeunes et c'est la loi de la jungle qu'ils ont adoptée ;
seulement pour les politiques cette loi avait des limites, des
tabous. Les jeunes n'ont fait que reculer ces limites, éloigner
les tabous ou tout simplement les supprimer.
Les tabous c'était :
l'amour de la Patrie,
l'amour du Travail,
le civisme,
le loyalisme,
l'esprit de famille,
l'honnêteté, etc...
Toute cette morale était plaquée sur la société comme
un pansement, ces lois ne correspondaient plus à l'idéal social.
L'amour du Travail ?
Mais puisque l'idéal de tous les hommes c'est de ne plus
travailler ? Puisque la société fait miroiter aux travailleurs
des lendemains qui chantent dans lesquels ils travailleront
moins ?
!
25
F
L'amour du Travail ?
Puisque ceux qui commandent sont plus rétribués,
gagnent plus, sont plus récompensés que ceux qui travaillent,
puisque les privilèges sont distribués à ceux qui ne font pas
de travail manuel ou intellectuel mais à ceux qui dirigent ?
L'amour du travail est devenu l'amour de diriger.
L'amour de la Patrie ?
Mais dans cette société l'ennemi pour l'exécutant est celui
qui commande. Aimer sa patrie c'est aimer son chef, son
adjudant, son capitaine, son général, c'est aimer sa condition
de soldat.
La morale de la société s'est individualisée, elle devient
monstrueuse et les politiques ne la reconnaissent même plus,
pourtant c'est eux qui l'ont colportée et défendue.
Les jeunes entrent peu à peu dans leur case comme les
boules dans un billard japonais, ils y entrent 'sans enthou-
siasme, dégoûtés, sans idéal, sans croire à rien, en remettant
tous leurs espoirs en eux-mêmes. Alors c'est la course 'aux
places et aux situations, excluant toute solidarité, toute vue
collective des choses ; c'est le culte du moi, d'un moi auquel
on ne croit pas, c'est le cynisme élevé en principe. La vie
s'ouvre devant eux comme un immense champ de course.
Revenus de l'armée certains se lancent dans les études
techniques pour passer dans les bureaux. Qu'importe la place,
dessinateur, technicien, agent de fabrication, pourvu qu'on
quitte les manivelles.
Les rapports humains se ferment de plus en plus, le
langage devient hésitant, on fait attention avant de parler
tellement il y a d'embûches, tellement certains mots heurtent
des susceptibilités, le langage se ferme peu à peu et perd de
sa spontanéité. Il faut réfléchir avant de parler, tellement
réfléchir qu'on ne parle plus ou presque. Ce que l'on dit n'a
plus d'intérêt et on lance des paroles sans s'en apercevoir, on
suit ses mots sans y penser. Le langage sert de moins en
moins à communiquer, il sert de moins en moins à s'exprimer,
à comprendre les autres. Le langage devient un amalgame
de mots, une parure que l'on porte, des conventions que l'on
traîne. Le langage se peuple peu à peu de lieux communs qui
souvent s'enchaînant les uns aux autres forment ce que l'on
appelle la conversation. Parler se vide de sens, on ne parle
plus que pour briser la monotonie, mais le vide des mots
engendre la lassitude.
Pour un vieux le mot socialiste, le mot communiste, le
mot syndicat, le mot Juin 36, le mot Résistance, le mot
fasciste, le mot boche, le mot guerre, le mot Russe, le mot
Américain, provoque une réaction passionnelle. Ces mots
doivent être bien employés par les jeunes, autrement ils
provoquent l'irritation et la colère. A tous ces mots sont
rattachés une histoire, des souvenirs, une partie de la propre
26
C
se
vie des anciens ; ces mots' ont des valeurs, provoquent des
émotions. Pour les jeunes ce sont des mots et rien de plus.
ça n'évoque rien, que le vide des mots. Ils voient des anciens
se mettre en colère autour d'une phrase. Ils ne comprennent
pas, ça les ennuie.
Les anciens voudraient bien que les jeunes emploient ces
mots dans leur bon sens. Mais quand ils les emploient ils les
utilisent comme tant d'autres sans faire attention ; sans
soucier de leur contenu, puisque pour eux ils n'ont pas
de
contenu.
Qu'est-ce que « fascisme » pour un jeune qui avait 4 ou
5 ans pendant la guerre ?
Ils essaient de parler et de raisonner avec leur expérience,
avec ce qui les entoure, 'avec ce qu'ils voient. Les anciens
raisonnent avec ce qu'ils ont vécu, avec ce qui les a entouré,
avec ce qu'ils ont vu, la réalité c'est essentiellement leur
passé. Le moment où ils ont fait quelque chose dans leur vie,
ou du moins où ils ont cru faire quelque chose. Le présent
s'est déprécié à leurs yeux, ils refusent souvent de le voir, ils
sont trop fatigués, trop habitués à faire la même chose pour
comprendre ce présent.
Il a dû exister dans l'histoire des périodes où les anciens
léguaient leur expérience aux jeunes, où les anciens transmet-
taient leur savoir, leur culture, leurs croyances, leurs espoirs
aux jeunes. Cette période a peut-être existé. Elle n'existe plus.
Le savoir ? Mais les jeunes savent plus que les vieux. Ils
savent mieux leur métier, ils ont appris plus de choses que
les anciens. Et de toute façon ils ne se servent ni les uns ni
les autres de leur savoir pour travailler, alors ils sont à égalité.
Les vieux n'ont aucune prépondérance sur les jeunes. Leurs
croyances, nous l'avons vu, prêtent à équivoque et ce que les
anciens ont pu croire les jeunes l'ont transformé, poussé à
l'extrême, à l'absurde même.
Les vieux n'ont rien à apprendre aux jeunes, n'ont rien
à leur dire, n'ont rien à leur transmettre.
Leurs traditions ? Les vieux ne peuvent plus transmettre
ces traditions. Les traditions ouvrières se sont institutionali.
sées. Le Premier Mai c'est un jour de fête comme l’Ascension,
ça ne représente rien d'autre. Les partis ouvriers, les syndicats,
ce sont des institutions, ça ne représente rien que des institu.
tions. Les anciens ont vécu un monde où tout cela n'était pas
encore institutionalisé, où tout cela était lié à leurs luttes, à
leur volonté, où ils déterminaient quelque chose dans les
manifestations, dans les syndicats. Aujourd'hui tout cela est
vide. Comment alors se comprendre, comment échanger ses
idées, la confrontation devient pénible, on n'y arrive pas.
Pourtant il faut vivre ensemble jeunes et vieux pendant
des heures. Il faut se cotoyer, il faut se rendre service, il faut
s'aider. On ne peut pas vivre à l'atelier en perpétuelle hosti-
27
lité ou en perpétuelle incompréhension. Il faut s'humaniser,
humaniser tout ce qui nous entoure, donner un peu de vie à
cette atmosphère, la rendre respirable. Il faut être gentil. On
cherche alors les points communs, ce qui nous rassemble, ce
qui nous lie tous comme des galériens. On parle de nos
chaînes, on en parle, on en parle, on trouve un coin de notre
expérience qui nous unit, nous permet de nous comprendre.
On en parle, heureux, rassurés tout d'un coup d'avoir trouvé
un frère, heureux d'avoir pu correspondre. On cherche encore
ce qui pourrait bien nous unir, on cherche mais à part nos
chaînes il n'y a rien que la banalité. On s'y vautre aussi pour
assainir nos relations.
Mais de chercher continuellement à s'en sortir n'est pas
un des motifs qui provoque la solidarité. Vouloir s'en sortir
c'est entrer en compétition avec tous.
Comme c'est le seul espoir qui reste, certains s'y accro-
chent.
Ainsi ils, entrent peu à peu dans cette catégorie de gens
qui cherchent tous les motifs, toutes les raisons pour se
prouver qu'ils ne sont pas des parias, qu'ils ne sont pas réduits
à cet état sublime d'infériorité. Une catégorie qui dépasse
une autre, un coefficient hiérarchique qui s'éloigne du zéro
absolu, une marque de confiance d'un chef qui s'ennuie et
qui dit : « je te donne ces pièces à faire à toi parce que je
sais que tu ne les tueras pas ». Un vêtement taillé chez
bon couturier, une voiture qui brille de ses chromes et de
son vernis, une connaissance que l'on a glané au hasard de ses
lectures et que l'on jette dans une conversation comme un
trait de lumière. Une remarque désobligeante ou un sourire
entendu que l'on réserve à celui qui a fait une faute profes-
sionnelle, à celui qui s'est fait engueuler par les chefs, à
celui qui a eu l'imprudence de se faire prendre en faute.
« L'idiot, il ne sait pas s'y prendre, moi quand je fais la chose
je sais me démerder ».
Une phrase que l'on relève : « Non ce n'est pas français
cela, on dit PSYKOLOGUE et pas PSYCHOLOGUE.
Pourtant ça s'écrit psychologue, alors je dis psychologue.
Bien sûr, tu ne comprends pas que c'est du grec, du vieux
grec, et en vieux grec on dit K au lieu de CH ».
« Moi mes pièces je les prends comme cela, ainsi je
gagne du temps ; eux, ils s'y prennent comme des manches,
ils ne savent pas bosser. Ils ne savent pas travailler, le grand
argument que l'on essaie de placer ça et là pour essayer de
se persuader ét persuader les autres que Je sais travailler
moi, je suis qualifié, moi ».
Un petit grade que l'on cherche, une petite différence
qui distingue des basses couches de cette population de
manœuvres ou d'O.S.
Ceux qui se servent de n'importe quoi pour en faire un
un
.
28
petit piédestal, pour se grandir, s'élever au-dessus des autres,
ne plus faire partie de cet flot humain.
on
reste
un
Mais la réalité du travail est bien mince pour croire que
l'on est différent des autres. On se hisse dans des petits
groupes, mais devant tous les autres
triste
matricule. Il y a alors ceux qui fouillent dans leur imagination
et racontent leur passé avec un flot de détails, d'anecdotes.
toutes aussi fausses les unes que les autres, ceux qui tourmen.
tent leur esprit pour s'insinuer dans toutes les conversations
et dire :
« Tout cela c'est rien, moi il m'est arrivé pire. C'est
incroyable, je n'ose pas le raconter tellement c'est extraordi.
naire ».
comme
comme
une
Il raconte, s'élance, modifie l'histoire, la géographie, les
lois de la gravitation et le principe d'Archimède. Il bouscule
et terrasse plus fort que lui, trouve une réplique si pertinente
qu'on ne peut lui répondre et l'on se confond en excuses,
chasse ou pêche comme un homme des cavernes, séduit les
femmes
un Don Juan, fait l'amour
machine au mouvement perpétuel. Il est superman dans cel
univers de sous-hommes qu'on veut lui faire vivre. Sa malveil.
lance systématique vis-à-vis des autres lui sert à se hausser
frénétiquement.
Moi je ne suis pas
malheureux répétera-t-il.
Il s'affichera comme l'homme heureux, l'homme qui a
tout ce qui lui faut, dont la vie est un équilibre parfait. Il
joue son personnage, parfois arrive même à l'incarner, alors
il devient complètement stupide. On l'évite, il devient soli-
taire et on l'appelle seulement quand on s'ennuie pour essayer
de lui sortir une énormité et pour en rire ensuite pendant
les longues heures de travail.
Se prendre pour un superman c'est une forme d'intégra-
tion dans le travail, c'est la seule forme, il n'existe que celle-là.
Personne ne s'intègre dans la production tel qu'il est.
Soit il la refuse continuellement, il rechigne, dit à longueur
de journée que c'est dégueulasse, qu'il veut en sortir, qu'il en
sortira ; il répètera qu'on est tous des cons, qu'il est écouré
de tout, qu'il en a assez, qu'il ne vit que pour les vacances,
qu'il est impossible de vivre pendant 35 ou 40 ans là-dedans ;
soit il sera cet éternel mécontent et révolté, soit alors il
s'intégrera mais en se transformant en un autre personnage.
En étant le meilleur ouvrier, le plus riche, le plus distingué,
le plus intelligent. Il ne peut pas s'intégrer comme P2, encore
moins comme Pl ou comme O.S. Il ne peut pas être lui-même,
sa propre image n'a pas de sens, sa propre vie est une farce.
Pourquoi vient-on travailler tous les jours ? demande
René.
Pour gagner sa vie.
29
Mais pourquoi gagne-t-on sa vie ?
Pour vivre.
Et nous vivons pour travailler. C'est absurde en y réflé.
chissant. On vit pour s'emmerder là-dedans. On vit pour
devenir aussi con que les vieux.
Il montre tous ces visages fermés, ces grandes rides qui
barrent les faces comme une croix, les yeux éteints où tout
l'être n'est que fatigue, ennui et routine.
Pourquoi vivent-ils eux ?
Pourquoi ont-ils vécu ?
S'ils vont jusqu'à la retraite, et bien peu y arrivent, ils
ne savent plus vivre, ils n'ont jamais su que travailler. A
65 ans les yeux sont si fatigués que lire est une calamité, une
fatigue supplémentaire. Quand ils étaient jeunes, ces vieux,
ils n'ont rien appris qu'à travailler. Les loisirs n'existaient
presque pas. Le dimanche on se reposait, on bricolait, on
allait au bistrot. Maintenant beaucoup, quand ils s'en vont de
l'atelier, le quittent avec crainte. Ils ont vécu là, que vont-ils
devenir, que vont-ils faire, seuls dans les rues de la ville ?
On n'apprend pas à vivre ou à s'occuper à 65 ans si
pendant 65 ans on ne vous a appris qu'à obéir, à se taire et
à faire un travail stupide ; 65 ans c'est trop tard, et ils le
savent.
Beaucoup, malades, restent et veulent rester jusqu'à la
fin et un beau jour ils disparaissent, ils meurent sans beau-
coup de jours de maladie. Des hommes de 60 ans paraissent
souvent 10 ou 15 ans de plus. Le matin depuis le métro ces
vieux se poussent, se traînent, se catapultent avec des cannes,
des difformités, des colonnes vertébrales inclinées à droite ou
à gauche, des claudications, des mains où les doigts manquent,
habillés comme des ouvriers, provocants avec leur bleu et la
casquette, ils y viennent, attirés comme par un aspirateur, ils
accourent au portillon, baissent la tête devant les gardiens, se
bousculent, peut-être heureux d'avoir encore le droit de se
faire plumer, la seule marque de virilité, ce qui leur reste
pour
leur prouver qu'ils sont encore utiles, ils viennent finir
leurs jours, souvent en avance, avant les autres ils s'installent
paisiblement à leur place en attendant le klaxon. Ils lisent
le même journal depuis des dizaines d'années, ne discutent
presque plus, se taisent, ne chahutent pas, s'effacent peu à peu.
Tout leur est hostile ; la maîtrise qui ne lésine plus sur
son arrogance quand il s'agit de moribonds, le travail aux
cadences trop rapides qu'ils ne peuvent plus suivre, les autres
travailleurs dont la force, la santé, sont une menace perpé.
tuelle
pour
leur avenir, des muscles frais qui sont là comme
pour les pousser plus vite, les remplacer à leur machine, des
muscles assoiffés d'automatismes qui obéissent à leur proprié-
taire et à la maîtrise. Tout cela n'est qu'hostilité. Ils essaient
de se préserver de tout par le mutisme, par un peu plus de
servilité, des courbures d'échine, une obéissance excessive aux
30
comme
règlements, une observation de plus en plus rigoureuse de ce
qu'il faut faire et ne pas faire, une plus grande vigilance sur
son propre jugement, l'incertitude perpétuelle sur le travail.
L'abolition de toute assurance, le doute continuel sur ce qu'on
fait, sur ce que l'on est, la hantise de la malfaçon et de
l'engueulade, l'obsession de la porte
châtiment
suprême, l'attente passive de la mort, sans résistance, par la
peur
de vivre.
Les vieux politiques, ceux qui ont milité ou militent
encore, s'accrochent à leurs amis, à leur parti, à leur syndicat
comme à une épave. Ils approuvent, acceptent de distribuer
le journal, diffusent tout sans se demander quelles idées,
quelles consignes ils diffusent mais souvent le font pour être
intégrés à la communauté, pour trouver un endroit où ils
servent à quelque chose, pour avoir un peu de chaleur
humaine. Ils sont là dans leur organisation comme l'ombre
fidèle où les années ont lavé presque définitivement toute
couleur de révolte. Ils sont passifs et résolus, là pour aider
et se taire, contre l'aumône d'une poignée de main amicale.
Comme des chiens battus, ce qu'ils revendiquent encore c'est
une caresse.
des groupes,
Les politiques c'est les privilégiés, là ils ont des amis, les
autres n'en ont plus, que leur femme peut-être, qui dans bien
des cas est le reproche vivant de leur propre vie. Ils sont
seuls, ne croient en rien et passent leur temps à organiser les
détails de leur vie avec minutie ; chaque chose est rangée,
chaque sou destiné à agrémenter, à peupler leur vieillesse,
leur avenir.
Ils se retirent peu
à
peu
sont exclus des
conversations. Ils se répètent à longueur de journée et leur
cerveau, lui aussi fatigué de ne pas avoir eu droit à fonc-
tionner, comme ankylosé, bégaie, ânonne, des fois se bloque
sur une idée.
Et ils se voient ainsi, abandonnés peu à peu par les
autres, à rabâcher, à mâchonner tout seuls leur misère qui n'est
même pas originale!
C'est cela l'image de l'avenir des jeunes travailleurs. C'est
cette seule réalité de l'avenir qu'ils peuvent voir et compren-
dre. Ils pouffent de rire quand ces vieux leur parlent des
lendemains qui chantent.
« Il faut être con pour y avoir cru » disent-ils. Eux
on ne les aura pas. Ils s'en sortiront.
Et il leur faudra des années pour se persuader qu'ils n'en
sortiront pas.
Ce sont ces années de la jeunesse qui sont
glorifiées et affichées comme l'emblème du bonheur.
On n'a pas tous les jours 20 ans ».
Ce sont ces années de désillusion que pas à pas ils vont
franchir.
<
René a 24 ans, il me confie qu'il a peur. Peur de quoi ?
31
J'ai peur quand je rentre à l'usine, j'ai peur dans la
rue, j'ai peur du monde. Je ne me sens en sécurité
que
chez
moi, dans l'appartement que j'ai arrangé moi-même.
Il y bricole dans son appartement, il se sent enfin libre
de réfléchir, de juger. Avec les autres il y a toujours une
tension ; il faut prendre des précautions. Quand on exprime
son opinion avec d'autres, on n'exprime souvent qu'une
opinion tronquée, on exprime plus une opinion par rapport
à l'autre que sa véritable pensée. On parle pour le partenaire
soit en se méfiant, soit en le provoquant. Rarement les rapports
humains se dépouillent d'une certaine censure.
René continue :
Moi je te le dis à toi cela, je te dis que j'ai peur des
gens parce que je sais que tu peux comprendre et que tu
n'iras 'pas le répéter, mais je n'irai pas le dire aux autres.
Pourquoi ?
Parce que les autres ils se foutraient de moi, ils en
riraient, ils profiteraient de la situation pour faire des plai-
santeries.
Après une discussion où il s'était fait engueuler il conclut
qu'à partir de maintenant « il fermerait sa gueule ».
Pourtant j'avais dit cela, et cela je le pensais. Alors
les autres ils ont été me chercher des tas de conneries.
Il fermera sa gueule et parce qu'il n'arrive pas à s'expri-
mer il se vengera en empêchant les autres de s'exprimer. Il
lournera tout en dérision. La moindre discussion il la sabotera
systématiquement. Il poussera tout à l'absurde, il ridiculisera
tout, parce qu'il trouve tout ridicule.
Il comprend que les gens n'expriment pas ce qu'ils
pensent, ou très peu ce qu'ils pensent. Qu'entre ce qu'ils
disent et ce qu'ils font il existe un abîme. Il découvre la
superficialité de l'expression. Il découvre la banalité des mots
et des rapports entre les individus. Alors il critique, il démolit
toutes les idées en les poussant un peu, pas beaucoup, pour
qu'elles bousculent dans l'absurde. Il répète les poncifs avec
grandiloquence :
Le prolétariat ne reculera pas, il saura mettre à la
raison les patrons et leurs valets.
Contre l'exploitation éhontée du capitalisme nous
saurons nous unir tous, combattre ensemble et vaincre.
La bonne blague, il fait comme d'autres, il s'en tape sur
les cuisses.
Tout ça c'est des mots et les gens ils ne comprennent
pas que c'est des mots, seulement des mots. Mais il y en
encore qui y croient à tout cela.
a
Jean, même âge, dans un accès de franchise et de confi.
dence prétend qu'il ressent les choses, qu'il a des idées mais
qu'il n'arrive pas à les exprimer.
32
– Et si je les exprime, eh bien personne ne les comprend.
On ne comprend pas ce que je veux dire.
Il en conclut qu'il est trop ignorant, qu'il n'est pas assez
cultivé. Puis il ajoute que puisque les gens (il veut dire
surtout les adultes et les vieux) ne le comprennent pas, il
préfère se taire.
Mais pourquoi n'essaies-tu pas de les convaincre, de
le faire comprendre ?
Il me regarde étonné, comme si je venais de dire une
énormité.
Essayer de me faire comprendre par tous ces cons,
c'est impossible, essayer de les convaincre qu'ils sont ce qu'ils
sont? Personne n'y arrivera.
Il réfléchit.
Tu crois qu'on peut les changer ? (il veut parler des
vieux).
Pour lui comme pour d'autres les vieux appartiennent à
un autre monde, ont un autre système de pensée, se servent
d'un arsenal de vieilleries, de lieux communs, d'idées et de
mots tout couverts de poussière, salis, dégoûtants.
Mais comme ils refusent d'attaquer de front tout cet
univers, ils deviennent cyniques, superficiels et critiques.
Leur critique systématique devient du nihilisme. Ils
savent que toutes les valeurs des anciens sont à jeter au panier
et ils n'osent rien mettre à la place. Ils ne se sentent pas
attirés par d'autres valeurs. Toutes les valeurs leur semblent
critiquables. Le vide absolu devient leur seul point de ren-
contre. Ils soni heureux de critiquer, de démolir, et ils font
tout cela au nom du bon sens. Ils se sentiraient honteux
de remplacer ces vieilles valeurs par d'autres.
Leur seule façon de s'affirmer c'est en balayant tout
devant eux, en se purifiant continuellement des valeurs comme
s'il s'agissait d'une maladie microbiennė, et quand parfois on
les prend en flagrant délit de croyance ils s'en excusent.
Celui qui va se marier dit qu'il va faire une connerie, et
il le pense souvent très sincèrement.
Quel est le jeune qui oserait affirmer auprès de ses
camarades qu'il va se marier avec une femme qu'il aime ?
Quel est celui qui oserait dire cela en bravant le ridicule ?
Il dira qu'il se marie parce que tout le monde passe par
là.
Qu'il fait cela parce que ça se fait. Qu'il le pense vraiment
ou non n'est pas la question, mais le fait est qu'il n'ose pas
affirmer que l'amour est une valeur en laquelle il croit. La
seule valeur admise est la négation des valeurs, de toutes les
valeurs, de toutes les morales, de toutes les croyances.
Pourtant dans la pratique ils se conduisent souvent
comme les plus conformistes, ils viennent régulièrement au
travail, respectent autant que les autres les règlements, ne
parlent pas plus que les autres, se marient conformément aux
traditions, ont des enfants comme les autres.
1
33
Leur anticonformisme est surtout verbal et ce qu'ils
rejettent ce n'est pas le mode de vie, c'est le mode de pensée,
c'est la croyance en ce mode de vie qu'ils rejettent ; c'est la
moindre justification de cette vie. Ils semblent agir sans y
penser, ou en pensant le contraire, mais ils agissent dans les
voies traditionnelles, les voies de la facilité. Ils se laissent
pousser par le courant. Ils se laissent aller partout où les
traditions les poussent avec cynisme, avec dégoût, en se
moquant souvent d'eux-mêmes.
Ce qui frappe c'est à la fois leur degré de conscience et
leur degré de passivité. La lucidité qu'ils ont sur le monde
dans lequel ils vivent et l'acceptation de leur propre sou-
france, de leur propre condition. La seule explication que
l'on peut donner à cela c'est qu'ils n'ont rien où s'accrocher,
qu'ils n'ont pas confiance dans leur jugement puisqu'ils se
trouvent seuls, que les vieux et les traditions ne leur sont
d'aucun secours et qu'au contraire les seuls qui pourraient les
aider à s'opposer au monde, les encourager à cette réfutation
de la société, les condamnent et les méprisent.
Ce sont ces tendances saines, ces tendances révolution-
naires des jeunes qui vont se perdre dans le néant, qui vont
s'abîmer peu à peu dans la vie quotidienne. Le dynamisme
des jeunes va se perdre dans l'abrutissement du travail parce
que les anciens sont incapables de comprendre autre chose
que leur lamentable passé et leurs haillons crasseux qui leur
servent de culture.
La violence et la provocation systématique ont été des
traits par lesquels les travailleurs arrivaient à se distinguer
de leur uniformité de vie. Certains essaient d'émerger de cette
monotonie par une attitude de dur. Etre un homme, se
conduire comme un homme, avoir des couilles au cul, ne pas
se faire prendre pour un con, ne pas être une lavette. Pour
certains cela a été une obsession et reste une obsession de
leur vie. Dans la production cette attitude d'homme est diffi-
cile et presque impossible à conserver. Ne pas être une lavette
consisterait à se faire respecter par la maîtrise, exiger d'elle
d'avoir un minimum d'égards et cela n'est pas possible à
l'échelle individuelle. Si soixante-dix pour cent d'ouvriers
d'un atelier acceptent les brimades, les trente pour cent qui
restent pourront difficilement ne pas les accepter et quand
il ne reste que cinq pour cent qui veulent les refuser il leur
est encore plus difficile de rester dans l'atelier ou l'usine.
Le sentiment de dignité est très difficilement compatible
avec la condition ouvrière. Le travailleur c'est, comme le
soldat, celui qui est à la merci d'autres hommes.
Ce sentiment de dignité il essayait de l'introduire dans
son travail. quand le travail n'avait pas encore été détérioré
jusqu'à l'absurde comme il l'est aujourd'hui.
24
un
Essayer de mettre un peu de dignité dans des séries de
5.000 pièces est impossible.
Etre digne en face des chefs qui vous provoquent et avec
lesquels vous devez mesurer vos paroles c'est aussi difficile.
Le mieux est de se faire oublier, ne pas se faire remarquer,
passer inaperçu.
Certains essaient alors de faire passer ce sentiment de
dignité dans leurs rapports avec leurs camarades. La dignité,
la violence et la susceptibilité se confondent alors très
facilement.
On ne veut pas se laisser faire par ses propres camarades.
Les moindres discussions, les moindres différends prennent
alors un ton acerbe. On se provoque pour un oui ou
non, on se menace comme les nobles des xvie et xviie siècles,
la menace de duel est constamment étalée. On se sent atteint
dans sa dignité, alors on veut réparer l'outrage, on le répare
rarement avec les poings, souvent avec des insultes. Cette
attitude c'était et c'est pour beaucoup le dérivatif, c'est le
moyen de se croire véritablement un homme qui est respec-
table et qui est respecté. Quand le duel se réalise avec un
membre de la maîtrise celui qui l'a provoqué passe pour un
héros et on en parle encore des années après qu'il a été
congédié.
On parle encore d'un ouvrier qui, il ya
25 ans,
s'était
fait congédier par un contremaître. Après s'être fait régler
son compte, il est revenu dans l'atelier et est allé dans le
bureau vitré de son chef. Il a fermé la porte derrière lui et
a même pris la précaution de tourner le verrou. Alors là il
a eu une explication, il a réglé son compte au contremaître.
Les arguments il le savait n'avaient aucune valeur puisqu'il
était sans recours contre un chef, alors il ne lui restait qu'un
autre argument, le plus sûr, la force. Là il se sentait l'égal
de l'autre. Il se savait même favorisé, il devait même se douter
que l'autre aurait peur, qu'il penserait à sa situation avant
de se défendre. Lui n'avait rien à perdre. Alors il l'a frappé,
et les autres ont regardé et leur coeur s'est rempli de joie.
Celui-là il est devenu un héros, on en parle encore tandis
qu'il doit être vieux. Lui s'il racontait son histoire les jeunes
l'écouteraient sûrement, l'envieraient, le jalouseraient même.
Lui il a' osé, mais on ne fait qu'en parler.
.
La violence est pour beaucoup un reste d'attachement à
des valeurs préprolétariennes, à des valeurs humaines qui
existaient dans les sociétés ou les hommes n'étaient pas consi.
dérés comme des choses. La susceptibilité, on la retrouve
encore chez les Nord-Africains qui admettent difficilement le
caractère inhumain des rapports dans l'usine. La violence
n'est plus que la réponse désespérée à cette situation. C'est
une réponse de ceux qui refusent la civilisation de l'usine,
de ceux qui ont cru ou qui croient à des valeurs, qui ont la
force de s'insurger contre les saloperies, de ceux qui arrivent
d'autres classes et qui ne comprennent pas, qui ne veulent
pas se dépouiller de leur digħité, ceux qui ont eu l'habitude
de respecter l'homme.
Les jeunes des villes eux, depuis qu'ils étaient tout gosses,
ont été habitués à cotoyer la saloperie, à y vivre, à s'accom-
moder avec elle. Ils ont vu, ils ont jugé depuis longtemps, ils
ne s'indignent plus, mais sont cyniques. Ils n'ont pas le
courage de tout casser mais refusent de croire en quoi que
ce soit. On les a trop trompés. Les mensonges qu'on a voulu
et qu'on veut leur faire avaler sont trop énormes.
Mais il y a aussi ceux qui s'acharnent à trouver des jouis-
sances dans leur travail, les obsédés qui font avec amour ce
que la plupart font avec dégoût, qui prennent les pièces d'acier
le plus dur avec des précautions d'infirmière, qui rangent
leurs outils comme des douzaines d'oeufs. Ceux qui nettoient
et renettoient leur place, leur machine, qui polissent leur
travail, fignolent tout et parfois même perchent une fleur ou
une photo sur leur placard. Ceux qui ont résolu de s'accom-
moder à la résignation de leur travail et qui en jouissent.
T. fait partie de ceux-là. Il est P 1 et fait toujours à peu
près le même travail. A l'entendre on le croirait ingénieur ou
technicien. Pour faire la moindre opération il éprouve le
besoin de parler longuement, de décrire par le détail ce qu'il
va faire, comment il va le faire. Ce qu'il ne va pas faire aussi.
Il dira comment il affûtera son outil et la difficulté à surmon-
ler. Il est prolixe en détails de toutes sortes et lasse son
auditoire. On le regarde d'un mil éteint, parfois certains lui
répondent qu'ils s'en foutent de ses pièces. Alors il va, il vient,
il bichonne, contrôle, recontrôle et n'oubliera pas de parler
des pièces qui lui ont paru avoir un peu plus d'intérêt que
les autres. Il y trouve sa fierté et lorgne ses voisins. S'il peut
les prendre, en défaut il s'esclaffe. Il contrôle leurs pièces
pour s'assurer que les siennes sont mieux. Il y trouve sa joie.
Un pauvre petit plaisir minime dans la saleté de l'atelier il
le ramasse, l'embellit et le garde peut-être pendant 9 heures
d'affilée.
La vie de T., s'il fallait la romancer, serait sa vie profes-
sionnelle, son drame serait d'être O.S. dans la production,
son ambition, augmenter au moins d'une catégorie, son
dénouement la réussite : avoir augmenté d'une catégorie pro-
fessionnelle, avoir passé la barrière des O.S. D'autres vies
auraient plus d'ambitions, celle par exemple de passer de
professionnel à employé de bureau.
C., un autre vieux, a 51 ans, travaille avec beaucoup de
minutie, chaque rectangle qu'il fait il le contrôle, retouche
pour 1/10 de mm et préfère perdre du temps que livrer des
pièces que les contrôleurs lui refuseraient. Il veut être un
36
bon ouvrier et comme on ne peut pas faire du bon travail
et le faire dans le délai, alors il passe plus de temps que les
autres. Il travaille continuellement sans s'interrompre et
malgré tout n'arrive pas à « faire sa paye », c'est-à-dire qu'il
préfère toucher 5.000 francs de moins par paye plutôt que de
risquer d'avoir un reproche sur son travail.
Son travail représente une justification de sa vie. Sa vie
c'est son travail, il y pense, il le surveille constamment. Sa
principale préoccupation est encore le travail, pourtant ce
travail demande trop peu d'intérêt pour passionner autant
les autres et surtout les jeunes.
La vie de la plupart des travailleurs qui ont dépassé la
quarantaine aujourd'hui, c'est-à-dire de ceux qui sont entrés
dans la production entre les deux guerres, est encore une vie
qui est marquée par le travail, c'est-à-dire une vie dans laquelle
le travail, la profession ont joué un rôle considérable. Chez
certains on peut même dire que la profession a été leur seule
activité intellectuelle. Ils ont débuté très jeunes, 12 ou 13 ans,
dans l'industrie. Le métier demandait une somme de 'connais-
sances que l'apprenti d'abord et le compagnon ensuite devait
acquérir et s'approprier peu à peu au cours de son travail.
Cela constituait une préoccupation intellectuelle et, avec la
politique et le syndicalisme, c'était à peu près la seule préoc-
cupation intellectuelle que l'ouvrier pouvait se permettre. Les
autres il n'en était pas question. Le spectacle, le cinéma, la
radio, la télé n'existaient pas. Il n'avait pas beaucoup de
ressources pour utiliser ses loisirs. Sa vie à l'usine et sa vie
chez lui n'étaient pas tellement en contradiction. Les discus-
sions, les préoccupations, tout était axé sur sa vie. La vie de
ses camarades était identique. Le monde ouvrier était un
monde à part. L'horizon intellectuel était axé, centré sur ce
monde. C'est ce qui explique l'importance des traditions
prolétariennes, des traditions professionnelles et des traditions
syndicales.
Aujourd'hui ces deux axes de la vie intellectuelle ont
presque totalement disparu de la vie d'un jeune travailleur.
Le monde du travail et le monde syndical sont incapables
de fournir un aliment intellectuel suffisamment consistant
pour satisfaire les travailleurs. Le monde du travail et du
syndicalisme c'est la plupart du temps la négation de toute
vie intellectuelle.
Parallèlement à cela le travailleur a appris et a les yeux
ouverts sur des tas de problèmes annexes à son travail et à
sa condition. Les jeunes ont été plus longtemps à l'école, ils
y ont acquis non pas dans leurs livres mais au travers de leur
vie d'écolier des tas de connaissances. Au spectacle, à la télé,
au sport, ils glanent les connaissances les plus hétéroclites et
leur vie intellectuelle devient une espèce de monde ouvert à
une multitude de choses qu'ils ne peuvent satisfaire qu'en
7
dehors du travail et de la vie militante. De ce fait le travail
non seulement n'est plus un aliment culturel, mais de plus
c'est une gêne à la vie intellectuelle. Le travail est un handicap
pour celui qui fait du camping ou se passionne de sport. Le
travail en devient ainsi un ennui encore plus honni. Le
contraste entre la vie civile et la vie de l'usine devient plus
atroce. Les spectacles de télé ou le cinéma ou les romans
montrent tous un monde où le travail est à peu près exclu.
Les travailleurs ont ainsi une vision plus nette et plus
concrète de ceux qui ne travaillent pas, ou de ceux dont le
travail diffère du leur. Tout tend à leur montrer
que
le monde
et la société sont supportables pour les autres et non pour
eux. Le monde de la télé et du spectacle est ainsi idéalisé,
et le travailleur cherche à réaliser cet idéal, à ne plus être
prolétaire. Il juge et mesure sa condition avec d'autres valeurs
de comparaison que le travailleur de 1900 qui était trop
absorbé par son travail et qui n'avait pas les connaissances
extérieures pour comparer sa condition à celle des autres
classes. Si d'un côté tout est mis en question par les jeunes,
d'un autre aucune idée constructive ne germe pour faire face
à ce qu'ils démolissent.
Pourquoi aucune idée, aucun idéal ne peuvent se frayer
dans l'esprit de ces jeunes ?
D'abord parce qu'il n'y a pas d'idéal sur le marché. Les
intellectuels n'en fabriquent plus. Ce qu'ils offrent à leurs
clients ce sont des idéaux politiques de bas prix ou bien la
conformisme le plus béat. Il n'y a rien, pas d'idéal à
consommer.
Ceci, nous l'avons dit, nous le constatons tous les jours,
mais est-ce suffisant pour affirmer que les jeunes livrés à eux-
mêmes sont incapables de rien découvrir ? C'est certainement
plus difficile si les aînés, comme c'est le cas, non seulement
ne les aident pas, mais gardent et défendent avec acharnement
tout leur patrimoine culturel. Mais est-ce correct d'affirmer
que sans l'aide de ces générations les jeunes ne peuvent plus
en sortir ?
Certainement pas. On doit chercher une autre réponse
qui explique ce no man's land idéologique de la jeunesse.
La première constatation que l'on peut faire est que la
société dans laquelle les individus vivent aujourd'hui est une
société qui n'est pas faite pour développer les idéaux, bien
au contraire. La société dans laquelle est plongée la jeunesse
a tellement divisé les individus que les problèmes universels
échappent continuellement à leur emprise. Pour saisir, pour
comprendre le sens de la vie, le sens du monde, pour donner
un but à son existence non seulement il n'y a rien, mais tout
se dérobe. Le monde devient de plus en plus insaisissable. Les
problèmes semblent de plus en plus complexes. Chacun esl
pris dans une sphère très limitée par ses occupations, son
38
métier et son entourage. Les communications entre les indi.
vidus dépassent rarement le milieu de travail et parfois le
voisin de palier. Il n'y a pas échange d'idées, d'expériences,
non seulement entre les intellectuels et les manuels, mais aussi
entre les gens d'une même usine, entre les gens d'un mêine
quartier ou d'un même immeuble. Les gens vivent seuls ; ils
ont tout pour régler individuellement les problèmes familiaux,
ménagers, culturels et les loisirs. Les gens travaillent et vivent
seuls sans coopérer avec les autres. Il semble que l'on ait tout
mis sous la main des individus pour qu'ils n'aient plus à
communiquer entre eux. La vie des gens dans les villes est
devenue une vie de Robinson.
Les problèmes de la vie se rétrécissent au cadre familial
ou individuel. On ignore totalement les problèmes des autres
ou, si on les connaît, c'est le plus souvent par l'intermédiaire
des journaux, de la télé et du cinéma.
Le langage, la discussion, la confrontation ont été rejetés
au second ou troisième plan de la vie des gens. Les machines
à parler, les machines à images, sont devenues le véhicule des
échanges, le seul lien entre les individus. Et ces machines ne
sont tenues que par des margoulins ou des forbans.
Toute la vérité, toute la réalité du monde doivent passer
par le crible des machines et des propriétaires des machines.
Ces moyens de communication, s'ils permettent aux
individus de se cultiver, de percer un tas de phénomènes qu'ils
n'auraient jamais pu même effleurer au temps de la diligence,
ne leur permettent pas par contre d'avoir une vision globale
de l'existence.
La parcellisation de la culture est devenue un des obsta-
cles principaux à toute tentative d'universalisation.
Pour connaître les phénomènes nucléaires il y a des
revues, des livres de vulgarisation, des séances de télé, des
explications fort simples à l'aide de tableaux au Palais de la
Découverte.
Pour connaître le fonctionnement des hormones, la gravi.
tation, il y a sur le marché, dans la rue, chez soi tout un
matériel qui permet au plus ignorant d'avoir une idée assez
proche de la réalité.
Pour savoir ce qu'on attend de la vie il n'y a rien.
Ainsi il est plus facile d'obtenir d'un manquvre ou d'une
bonne à tout faire une réponse sur les satellites artificiels, que
sur le but de leur propre existence.
La plupart des gens et des jeunes en particulier ne savent
pas ce qu'ils font, ce qu'ils feront et pourquoi ils le font.
Tout système rationnel semble de plus en plus exclu dès
qu'il s'agit de l'existence.
Toute la vision et l'intelligence des jeunes devient foue
dès que l'on aborde le problème du but de leur vie.'
Travailler ? Se marier ? Avoir une famille ? Une voiture ?
Aller en vacances ? Ne“ pas travailler ? Ne
pas
avoir de
39
Il
famille ? Avoir plusieurs maîtresses ? Etre riche ? Etre
gangster?
Le système de vie désuniversalise les jeunes.
Chacun se sent perdu dès qu'il aborde des sujets étran-
gers à sa profession et à ses occupations. La connaissance
comme la vie des gens est si cloisonnée que chacun se sent
prisonnier dans sa spécialité. La profession, la culture et les
loisirs sont parcellarisés. Les jeunes choisissent une fois pour
toutes leur métier, le sport qu'ils pratiqueront toute leur vie
et les sujets culturels auxquels ils se consacreront.
n'y a pas de mobilité. Très rares sont les ouvriers
qualifiés qui changent de métier dans leur existence. Ils
changent de catégorie, quelques-uns gravissent les échelons
hiérarchiques, mais presque personne ne change, presque
personne n'étend ses connaissances à d'autres domaines. La
stabilité de la société française est une des causes essentielles
de cet état de chose.'
On voit de plus en plus rarement des ouvriers qui ont
bourlingué dans leur vie. Cette spécialisation dans leur
branche professionnelle est facteur supplémentaire
d'aliénation qui donne à l'ouvrier le sentiment d'être un indi-
vidu dépendant de plus en plus non seulement des autres
mais aussi de toute la société. Il se considère comme le rouage
d'un monde, ce qui provoque souvent un découragement en
face des problèmes sociaux. L'organisation de la société le
dépasse car il n'en perçoit qu'une parcelle.' La politique et
les conceptions universelles du monde ont du mal à se frayer
une voie dans sa vie.
un
La parcellisation des tâches et la production en série
d'objets de consommation et d'utilité domestique est un autre
facteur qui accentue ce phénomène de dépendance.
Pour régler leurs problèmes matériels les travailleurs ont
de moins en moins à intervenir activement. Ils trouvent dans
la société tout ce qu'il faut pour régler le moindre détail de
leur confort. Les objets courants dont on a besoin sont des
produits qui foisonnent sur le marché. L'ouvrier qui construi-
sait sa maison le dimanche, celui qui passait son temps à
fabriquer des aménagements à son appartement, celui qui
étudiait les différentes techniques pour construire des commo-
dités domestiques, disparaissent de plus en plus. La société
met à la disposition des individus les appareils les plus
perfectionnés qui rendent inutile toute curiosité, technique.
De plus la vie domestique s'est peuplée d'appareils de
plus en plus compliqués qui excluent automatiquement
l'ingérence des amateurs. Un frigidaire ou un chauffe-eau qui
se détériore sont remplacés par le fabricant. Le coup de télé-
phone a remplacé le tournevis.
Les bricoleurs de voitures disparaissent parmi les jeunes.
Toute la mécanique devient très complexe et les grandes
marques de voitures ont tout prévu, la pièce de rechange
attend dans un casier avec toutes les notices pour remplacer
la pièce usée. Des maisons sont spécialisées pour régler les
carburateurs, d'autres l'allumage. Les véhicules sont garantis,
chaque marque a ses spécialistes qui réparent rapidement et
sûrement n'importe quelle panne.
Le débrouillage, l'esprit d'initiative tendent de plus en
plus à disparaître de la vie des gens. La société s'acharne à
tout prévoir, l'homme n'a plus rien à inventer, il n'a qu'à
rester dans son domaine, un spécialiste.
L'objet manufacturé entoure les individus, le seul obstacle
à son utilisation est un problème d'argent.
L'objet manufacturé est popularisé, à peine usé il devient
moins coûteux de le changer que de le réparer soi-même.
L'objet manufacturé s'est développé à un tel point, qu'à
chaque échelon hiérarchique correspondent certains objets.
Ceux qui transgressent ces conventions sont considérés comme
des anti-conformistes. Et la consommation des objets est dictée
par les grandes réclames.
Si autrefois la vie professionnelle et les problèmes domes.
tiques de l'ouvrier l'empêchaient de consacrer son intelligence
à autre chose, par contre il se sentait certainement moins
écrasé par la société. Il pouvait répondre à un tas de situa-
tions et grâce à son intelligence et à son habileté il pouvait
surmonter certains problèmes. Chaque fois il en tirait une
satisfaction.
Ceux qui ont construit en plusieurs années ou pendant
toute une vie leur pavillon ont eu le sentiment d'avoir créé
quelque chose. Ils ont pu développer et donner une issue à
la créativité que la société leur refusait dans la production
et surtout dans son organisation.
Aujourd'hui le jeune n'a plus besoin de bricoler. Cette
issue lui est fermée. La production artisanale de tout ce dont
il a besoin a été remplacée par la production d'objets de série.
Les vieux ouvriers ont appris des tas de choses qui leur
ouvraient les portes des autres professions, des autres techni.
ques, et leur donnaient cette impression d'autonomie et leur
procuraient la confiance en eux-mêmes. Ils se sentaient moins
démunis, moins dépourvus devant la société. Leur vie les
valorisait.
Aujourd'hui qu'est-ce qui peut valoriser un jeune
ouvrier ?
Les objets qu'il achète ? Les produits qu'il consomme ?
Cette valorisation n'est qu'artificielle et le rend bien plus
démuni devant la société. Le sentiment de ne pouvoir rien
faire que son métier s'il en a un, le rend plus dépendant des
autres mais aussi semble l’écraser devant les problèmes
sociaux.
41
Il se rend compte que sa propre expérience de la vie est
tellement parcellaire et infinitésimale que tout bouleversement
le rendrait extrêmement vulnérable.
La société dépouille de plus en plus les individus de toute
créativité et les laisse là, entourés d'objets hétéroclites créant
le vide dans leur activité.
En dehors de leur profession, les jeunes se sentent
démunis, paralysés. Ils oni peur d'affronter ce qui se trouve
en dehors de leur compétence ; ils n'ont pas envie de bricoler
la société dans laquelle ils vivent.
C'est cela, la crise de la jeunesse aujourd'hui. Il n'est
pas difficile de voir que cette crise est créée par la société,
mais aussi qu'elle devient immédiatement une crise de la
société elle-même.
D. MOTHE
42
La société sud-africaine
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Le 21 mars 1960, 70 noirs étaient massacrés à la mitrail.
leuse au cours d'une manifestation dans un faubourg de
Johannesbourg. Dans les jours qui suivirent, grèves et émeutes
de noirs éclatèrent presque dans toutes les villes ; le gouver.
nement était muni de pouvoirs dictatoriaux, des milliers
d'arrestations étaient opérées par la police qui ne circulait plus
dans les villes noires qu'appuyée par des autos blindées. La
population blanche s'emparait précipitamment des stocks
d'armes, des commandos afrikaaners dressés spécialement à la
« guerre cafre » descendaient vers les villes. Cependant quel-
ques semaines plus tard, l'ordre totalitaire régnait de nouveau
et le gouvernement Verwoerd pouvait recommencer à caresser
son projet chéri : la proclamation de la République.
Mais personne d'autre que les Afrikaaners bornés ne s'y
est trompé dans le monde : cette secousse n'était pas un simple
épisode. Une période nouvelle s'est ouverte dans l'histoire de
l’Afrique du Sud, au cours de laquelle la domination sans
partage des blancs sera remise en question de façon plus
cruciale que par le passé. La vague de fond qui fait sauter
l'une après l'autre toutes les constructions de l'exploitation
et de l'oppression blanche en Afrique se rapproche terrible-
ment vite. Hier elle gagnait le Congo Belge, aujourd'hui elle
atteint la Rhodésie du Sud, une des colonies les plus peuplées
de blancs et les plus prospères d'Afrique et l’Angola, domaine,
réputé intouchable, de l'administration coloniale portugaise,
toutes deux à la frontière même de l'Union. Celle-ci cherche
à se retrancher, rompt les derniers liens qui la rattachaient
au Commenwealth... Toutes ses défenses ne peuvent être
qu'illusoires ; elle ne pourra s'isoler de l'Afrique en révolution,
se constituer en bastion fermé.
Or en raison du potentiel économique de l'Afrique du Sud
et surtout de sa structure sociale, la crise qui se prépare
présente une signification originale par rapport aux crises de
« décolonisation » qui secouent l’Afrique noire depuis quel.
ques années. L'Union sud-africaine n'est pas seulement une
société coloniale, c'est aussi un pays relativement industrialisé;
elle combine une politique raciale caricaturale, de ségrégation
impitoyable et de refoulement des noirs dans les réserves,
c'est-à-dire d'isolement par rapport à la vie « moderne », avec
des rapports sociaux capitalistes, qui impliquent nécessaire-
ment la participation des noirs en tant que salariés à la vie
12
&
économique du pays, et par exemple leur afflux dans les villes
industrielles. La structure coloniale est recouverte et démentie
par la structure capitaliste. Cela veut dire que la population
africaine salariée subit simultanément et contradictoirement
l'exploitation dans sa forme colonialiste et dans sa forme
capitaliste industrielle. Avec les Rhodésies, l'Union sud-afri.
caine est l'un des rares pays africains où il y ait un proletariat
(au sens strict) noir. La combinaison est à coup sûr explosive,
et mérite examen.
+
L'Afrique du Sud est aujourd'hui un des pays les plus
riches du monde ; le revenu moyen par tête de la population
européenne y est plus élevé qu'aux USA ou au Canada. Cette
richesse repose uniquement sur la spoliation de 12 millions
de non-blancs par 3 millions de blancs. Les premiers, en effet,
ne touchent qu'entre 19 et 23 % du revenu national.
Cette spoliation prend plusieurs formes : celle d'une
expropriation des terres cultivables et celle d'une exploitation
du travail. Ces deux formes ont toujours été associées ; l'an-
cienne économie agricole des Boers était fondée à la fois sur
la possession des meilleures terres et sur le travail des noirs
expropriés. Mais il est évident qu'aujourd'hui, l'exploitation
du travail est devenue largement prédominante. En effet,
l’Afrique du Sud connaît depuis la guerre un prodigieux essor
économique, une véritable révolution industrielle. A côté des
mines et de l'agriculture, l'industrie de transformation est
devenue le secteur prépondérant. Cela n'a été possible que
grâce à une surexploitation de la main-d'œuvre. Or cette
main-d'œuvre est noire (1) : la division raciale tend ainsi à
se confondre avec la division des classes.
On ne peut cependant comprendre la situation actuelle
qu'à partir de la spoliation foncière qui a marqué la première
colonisation boer. Les noirs de l'Union ne possèdent en droit
que 13 % du sol ; ce sont les « réserves », qui se sont consti-
tuées au fur et à mesure que les Boers, fuyant la cohabitation
avec les Anglais, se sont enfoncés vers l'Est et le Nord-Est
du continent, en repoussant les Bantous. Comme il est de règle
dans ces cas-là, non seulement les Européens ont accaparé
quantitativement les terres mais surtout ils ont relégué les
noirs dans les régions les plus montagneuses, les plus arides
ei les plus érodées.
En fait, actuellement, un peu plus de 3 millions de noirs
vivent dans les réserves. Mais d'après un rapport officiel, pour
(1) A 93 % dans l'agriculture. 90 % dans les mines, 80 % dans
le bâtiment, 1:5 % dans l'industrie de transformation et 48. % dans
les transports. En revanche, seulement 40 % de la population blanche
des villes est salariée, dont 85 % de qualifiés et 12 % semi-qualifiés.
Ces deux groupes comprennent évidemment les nombreux agents de
maîtrise tous petits-blancs.
44
qu'une famille de cultivateurs des réserves puissent se pro-
curer un revenu annuel de 70 Livres (mille nouveaux francs),
il faudrait que la population de ces réserves soit deux fois
moindre. Or les projets gouvernementaux visant à la réalisa-
tion intégrale de la ségrégation, aboutiraient à faire vivre
dans les réserves la quasi-totalité des noirs. Déjà, les conditions
de vie s'y dégradent sans cesse, le revenu annuel par tête
ayant nettement baissé depuis 1936. La population augmente,
mais pas la production, car aucun effort n'est fait pour
moderniser l'agriculture indigène, pour irriguer, arrêter
l'érosion des sols, etc.
A ces considérations économiques s'en ajoutent d'autres
qui contribuent à rendre insupportable l'existence dans les
réserves. Entre autres, la décomposition de la vie tribale dont
l'organisation n'est plus qu'un appendice mal déguisé de
l'appareil de domination blanc, dont les liens ne sont plus
ressentis que comme des contraintes injustifiées et qui, surtout,
dans les conditions actuelles, apparaît comme
une sordide
stagnation en regard des chances de vie autre, de devenir, si
maigres soient-elles, que la ville industrielle fait entrevoir.
Aussi, en nombre toujours croissant, les noirs se décident-
ils à quitter les réserves, par tous les moyens. D'autre part, les
énormes besoins de main-d'œuvre de l'économie entière les y
incitent puissamment.
Le premier de ces moyens, c'est d'aller travailler la terre
des blancs. 3 millions de noirs sont ainsi employés par les
colons Anglais ou Afrikaaners, comme journaliers, ou fermiers.
Ils sont très misérablement payés, en grande partie en nature
(par exemple, en vin, dans les vignobles du Cap !) et en
droits de pacage pour leurs troupeaux. Le lien entre ces
paysans et ceux des réserves reste très fort ; le plus souvent,
ils partagent leur temps entre les deux domaines.
Un autre moyen, qui correspond lui aussi aux exigences
de l'économie coloniale classique, c'est de s'engager dans les
mines, par l'intermédiaire d'une de ces entreprises qui se
chargent du drainage de la main-d'œuvre noire. Mais la mine
n'est pas une issue. La durée des contrats de travail est très
courte (un an ou six mois), le travailleur est confiné dans
l'espèce de camp de concentration qui entoure la mine, et,
en principe, à la fin de son temps il sera ramené dans les
réserves. Cependant, de plus en plus, le travailleur noir
s'efforce de faire de la mine une étape vers la ville. Là seule-
ment, il sera sorti de l'arriération coloniale et pénétrera dans
la société industrielle moderne. Cependant, l'administration
blanche s'efforce par tous les moyens de le repousser ; et s'il
perd son emploi, il sera refoulé dans les réserves. On fait tout
pour l'empêcher de devenir un citadin et plus encore, un
véritable ouvrier : la société capitaliste industrielle, née des
profits de la surexploitation du travailleur colonial, semble
ne pas pouvoir y renoncer.
45
Peu à peu donc, les noirs affluent vers les villes : 40 %,
maintenant, y vivent, dont une bonne partie à demeure. Mais
nombreux sont encore ceux qui sont renvoyés dans les réserves,
quitte à tenter encore leur chance un peu plus tard. Ainsi un
mouvement incessant de main-d'œuvre réunit les réserves, les
campagnes, les mines et les villes. Cette circulation entre les
régions rurales traditionnelles et les centres industriels, fait
partager à une très forte proportion de la population noire
l'expérience de la civilisation européenne, et affaiblit les
différences de mentalité.
Cependant, à la ville même, les blancs s'évertuent à
maintenir le noir dans une situation coloniale, exclu, cantonné
encore dans ces sortes de réserves urbaines que sont les
« locations » (2), ligoté dans sa condition de noir colonisé
qu'il transporte partout avec lui et qui lui interdit toute parti-
cipation à la vie des blancs, humilié, brimé à tous les moments,
La ségrégation, au moins latente dans toutes les sociétés
coloniales, bien souvent réalisée, domine ici, absolument, toute
la vie sociale ; alors que, cette vie sociale, la croissance de la
société totalitaire du capitalisme industriel tend irrémédia-
blement à l'intégrer. La domination blanche multiplie d'autant
plus frénétiquement les règles de séparation, les interdits, que
la réalité menace sans cesse de les effacer.
C'est à l'édification de cette muraille infranchissable entre
les races que s'est consacrée la politique sud-africaine, surtout
depuis 1948, date à laquelle la coalition des Afrikaaners et
des nationalistes est arrivée au pouvoir.
Tout d'abord, une série de mesures excluent les noirs de
la vie politique (ils n'ont aucun représentant à la Chambre,
même plus des représentants blancs), des syndicats (les syndi-
cats de travailleurs noirs ont été interdits, la grève également,
et tout conflit, si minime soit-il, finit toujours par constituer
un délit pour le noir) et de la presse (les seuls journaux pour
les noirs sont rédigés presque exclusivement par des blancs).
Ensuite, une « loi sur l'éducation bantoue » confine les
noirs dans l'enseignement primaire et technique (limité). Le
regroupement territorial des noirs est prévu et même on tente
de l'appliquer. En gros, il signifie le renvoi des noirs dans les
réserves, qu'il est impensable d'agrandir au moins sur le
territoire de l'Union, étant donnée l'implantation des colons
européens. La loi « sur les autorités hantoues » organise ce
regroupement sur une base ethnique ---- qui a perdu dès main-
(2) Les noirs n'ont pas le droit de posséder de biens immobi-
liers hors des réserves. C'est pourquoi les locaux, les terrains et les
installations des cités africaines appartiennent à la municipalité
blanche qui les loue aux noirs très cher. Un journaliste américain,
J. Gunther, qui décrit les locations de Johannesbourg déclare que
ce sont les plus effroyables taudis qu'il ait jamais vus. Cependant,
une certaine tendance à améliorer les conditions de vie et en parti-
culier d'habitat se dessine. Les cités les plus récentes sont, paraît-il,
< convenables ».
tenant presque toute réalité. avec une administration selon
le système tribal, et des chefs, surveillés de loin par l'admi.
nistration blanche.
Si certaines de ces mesures radicales ne peuvent être
appliquées, il n'en est pas de même pour la multitude des
règlements qui limitent les déplacements des noirs, les excluent
des lieux publics, etc., et dont le contrôle n'est possible que
grâce à une institution qui coiffe tout le système de l'apartheid,
le « pass », sorte de livret, contenant à la fois une carte
d'identité, un livret d'ouvrier, un certificat de domicile, un
casier judiciaire, etc., et qui peut être exigé à tout instant. Les
infractions aux règles de la ségrégation et surtout au port du
« pass » constituent l'immense majorité des délits et leur
punition -- mises à part les peines corporelles - alimente
les domaines agricoles blancs en main-d'œuvre forcée. En
1959, un million de travailleurs noirs ont été ainsi fournis
aux propriétaires fonciers.
Enfin le système est protégé contre toute tentative de
subversion venue de l'extérieur (d'ailleurs, dans l'esprit des
blancs, d'où pourrait-elle venir sinon de l'extérieur ?) par une
loi - The suppression of communism Act. Elle assimile à une
activité communiste toute formulation d'une idée de change.
ment et laisse à l'appréciation du ministre de la justice, la
qualité de « communiste », déclaré tel, le citoyen est abso-
lument à la merci du ministre.
Il est évident que cette politique entre en contradiction
flagrante avec les exigences des secteurs les plus dynamiques
de l'économie sud-africaine, et menace même directement
l'expansion de la production. Elle tend en effet à priver
l'industrie de transformation de sa main-d'œuvre qui doit être
stable, elle interdit tout développement de la qualification du
travail des noirs ; en maintenant ceux-ci dans des conditions
de vie extrêmement précaires elle paralyse le progrès de la
productivité et surtout maintient dans des limites très étroites
le marché intérieur.
Une telle politique, au sens propre du mot, réactionnaire,
paraît donc exprimer surtout les intérêts des couches liées à
l'économie de type - en gros - colonial qui a fait la richesse
de l'Afrique du Sud jusqu'à la naissance de cette économie du
type capitaliste évolué, qui grandit actuellement. En fait,
jusqu'à maintenant, elle a puissamment servi cette révolution
industrielle, en permettant un taux d'exploitation et donc,
d'accumulation exceptionnellement fort. · Les patrons des
uşines, comme ceux des mines, ou les propriétaires fonciers,
y ont trouvé également profit.
Reste que cette politique de bas salaires, adaptée à la
phase d'accumulation, constitue maintenant une entrave à
l'essor du capitalisme sud-africain. Lors des mesures arrêtées
en décembre 1960 pour accélérer le taux d'expansion de
l'économie, Verwoerd jugeait souhaitable d'élargir le marché
47
intérieur, et par conséquent d'accroître le pouvoir d'achat des
salariés les plus mal payés. Mais reconnaissant dans la même
déclaration que les capitaux étrangers répugnent à venir
s'investir, il attribuait cette méfiance au fait que « les aspects
positifs (sic) de la politique raciale du gouvernement étaient
méconnus » (International Financial News Survey, 20 janvier
60). Vouloir à la fois maintenir l'apartheid et éviter la stagna-
tion, c'est la névrose particulière à cette classe dirigeante.
Une partie de l'opinion sud-africaine a sans doute pris
conscience de cette contradiction et préconise une rationali.
sation du capitalisme de l'Union par le relâchement progressif
de l'apartheid, un relèvement des conditions de vie des Afri-
cains, etc. Elle se situe dans les milieux d'origine britannique,
qui détiennent 90 % des investissements de l'Union, prépon-
dérants donc dans le secteur industriel évolué.
Mais le problème ne peut pas se réduire à ses données
économiques. Il est enraciné dans la société vivante. Le véri.
table obstacle que rencontre aujourd'hui la classe dirigeante
blanche, c'est le mouvement de révolte de plus en plus profond
que sa politique suscite chez les noirs (et que nous analysons
dans la seconde partie de cet article). Les contradictions,
apparemment objectives, que l'apartheid introduit dans
l'économie ne prennent une force réelle que par cette révolte ;
elles découlent directement du fait qu'il est de plus en plus
difficile d'exploiter les noirs par la misère et la violence nues.
Elles signifient qu'un aménagement de l'exploitation est
devenu nécessaire si les capitalistes veulent maintenir un taux
élevé de profit ; faute de quoi, c'est l'exploitation elle-même
qui se trouverait menacée.
La question qui se pose maintenant est de savoir si les
rapports qu'entretiennent aujourd'hui blancs et noirs et tout
d'abord, l'attitude de la population blanche dans son ensemble,
autorisent une telle rationalisation du moins, sans provo-
quer de crise violente.
avec
ои
Les blancs, désormais minoritaires partout, même dans
les villes, voient ce qu'ils considèrent comme
« leur » pays,
« leur » monde, envahi par une masse pour eux indifférenciée
de noirs, de « sauvages »... Leur réaction est la peur. Les
composantes de cette peur valent d'être analysées, si l'on veut
comprendre les raisons qui poussent la grande majorité des
blancs à soutenir
sans réserves
la politique
d'apartheid.
A la racine de cette peur, se trouve évidemment un
profond mépris raciste pour le noir. Mais ce mépris ne s'épa-
nouit en haine active que lorsque celui qui méprise entre en
concurrence avec le méprisé. C'est ce qui se passe avec tous les
« petits blancs » de tous les pays coloniaux ; c'est ce qui s'est
passé depuis deux siècles pour les Afrikaaners. Tant qu'ils
n'ont eu affaire qu'aux peuples très primitifs des Hottentots
48
et des Bochimans, le mépris des Boers ne les a pas empêchés
d'épouser des Africaines et d'être ainsi à l'origine du groupe
métis des « couloured » du Cap. Mais tout métissage a cessé
lorsque, s'enfonçant dans l'intérieur du pays, ils ont rencontré
les Bantous, à qui ils ont dû âprement disputer le terrain, au
cours des innombrables « guerres caffres ». Depuis, la concen-
tration des propriétés foncières des paysans afrikaaners, les
familles trop nombreuses et même une politique délibérée du
gouvernement Hertzog, ont créé un prolétariat de pauvres
blancs, anciens agriculteurs extrêmement arriérés, qui émigrent
vers les villes où ils arrivent le plus souvent avec pour tout
bagage intellectuel un calvinisme borné, et, en somme, dans
un état d'arriération au moins équivalent à celui du noir des
réserves, avec qui évidemment ils entrent en concurrence pour
une foule d'emplois, et de façon d'autant plus âpre que les
noirs pourront également être payés beaucoup moins pour le
même travail. Ainsi, poussé inéluctablement par l'évolution
de la société vers le monde des « inférieurs », le petit blanc
s'accroche désespérément à tout ce qui peut le différencier et
érige en valeur, d'abord, son apparence physique. Il confère
une réalité sociale à son délire en le fixant dans des institutions
dont la portée dépasse largement l'expression des besoins de
l'économie et qui même lient ensemble dans une communauté
de race purement factice le patron capitaliste et le salarié
blanc. Fructueuse pour le premier tant qu'elle assure la surex-
ploitation du noir, cette alliance menace de lui devenir
fatale (3).
Pour les blancs, privilégiés du haut en bas de l'échelle,
la peur raciste coïncide donc largement avec la peur sociale.
Cependant, elle la dépasse largement aussi et met en question,
pleinement, les civilisations des deux groupes. Si l'on se place
sur ce plan de la totalité humaine, on doit reconnaître qu'une
des sources les plus vives où s'alimente le racisme, c'est
aussi paradoxal que cela paraisse – la jalousie. Quiconque
a vu le film Come back, Africa, ne peut se tromper sur les
sentiments qui animent le public blanc de quatre gosses
noirs que l'on voit jouer de la flûte en se trémoussant ;
dans l'atroce expression de ces visages, est dépeinte toute la
déchéance de ce que ce misérable peuple continue à nommer
pour s'en réclamer à cors et à cris la « civilisation
occidentale ». Muré dans son calvinisme, sa morale, sa peur,
son sens de la respectabilité et de la hiérarchie, il lui est
intolérable de voir, malgré la misère, la faim, le fouet, la
prison auxquels il les soumet, se maintenir chez les noirs une
irréductible aptitude au bonheur, une tentative sans
cesse
(3) On observe ici ce même phénomène d'enfouissement des
divisions entre les classes à l'intérieur des groupes raciaux, que
Laborde analyse dans son article « Mise à nu des contradictions
algériennes », dans le N° 24 de cette revue.
49
renouvelée
pour
donner à la vie le sens d'une fête collective
où chacun dispose également des moyens de s'exprimer (4).
Aux portes des cités européennes bourgeoises, s'est déve.
loppée une société urbaine originale gardant certains traits
profondément africains qu'elle combine avec ceux de toutes
les cités prolétariennes. Si atroces que soient les conditions de
leur vie, non seulement matérielles mais aussi morales (déra-
cinement, travail dur, contact permanent avec le mépris et la
brutalité du blanc), les noirs s'y adaptent, et recréent dans
leurs quartiers une société aux liens extraordinairement fermes
et serrés. Ils constituent des collectivités dont la solidarité
s'affirme dans tous les domaines. Les groupements se multi-
plient qui, même définis en principe par une activité bien
précise, telle que la danse, la musique, la religion, l'entr'aide
matérielle, servent d'éléments à une organisation sociale totale,
qui à tous moments peut se projeter directement sur le plan
politique, dresser la communauté noire unie sous tous les
aspects de son existence contre la communauté blanche.
Pourtant cette communauté noire n'est pas homogène,
surtout si l'on y inclue -- et la ségrégation se charge de le
faire les « coloured » et les Indiens. A côté de l'immense
majorité paysanne ou prolétarienne, existent des éléments de
bourgeoisie. Parmi les noirs ils sont faibles : quelques chefs
de tribus instruits et parés d'un reste d'autorité par le système
britannique de l'administration indirecte, quelques diplômés
d'Université, quelques médecins et professeurs, et surtout une
couche de commerçants, qui vivent en exploitant la population
noire des faubourgs industriels.
Ils sont déjà plus nombreux parmi les 1.500.000 métis de
la province du Cap, qui ont le droit d'accéder aux emplois
qualifiés, possèdent parfois un commerce, et ont un genre de
vie, surtout, qui les rapproche beaucoup plus des plus basses
catégories de blancs que des noirs bien qu'eux aussi se heurtent
sans cesse à la barrière de couleur. Enfin, les Indiens du Natal,
500.000, environ, descendants de la main-d'œuvre importée
par les Anglais pour travailler les plantations, représentent un
élément bourgeois beaucoup plus net. Ils assurent la plus
grande partie du commerce de détail dans les villes du Natal ;
certains possèdent des plantations, d'autres exercent des pro-
fessions libérales ; très peu sont des prolétaires.
(4) On ne découvre pas ici, naïvement, le mythe du bon sauvage.
On observe simplement que les civilisations africaines ont réussi à
fonder leur vie sociale et culturelle sur la base de la participation
de tous, n'excluant pas, d'ailleurs, l'expression individuelle dans le
cadre de formes accessibles à tous, alors que toute la culture des
pays capitalistes repose sur la hiérarchie, l'isolement et la non
participation. Cela dit on n'ignore absolument pas les limites extrê-
mement étroites que les moyens matériels dont disposent ces civili-
sations imposent à cette culture.
50
LA LUTTE DES « GENS DE COULEUR »
L'organisation globale de la société sud-africaine condi-
tionne étroitement dans la période actuelle, les formes et les
objectifs de lutte des « non-blancs ». Le système totalitaire
qui se concrétise par le « colour bar » (la barrière de cou-
leur), unit dans la même lutte prolétaires noirs et bourgeois
de couleur. Mais il convient de voir nettement, si l'on veut
comprendre la dynamique de cette lutte et ses perspectives.
qu'elle n'a pas pour les uns et les autres le même sens. Pour
le prolétaire noir, la barrière de couleur est intolérable parce
qu'elle coïncide avec la barrière de classe, parce qu'elle sou-
ligne partout l'oppression, l'exploitation, l'aliénation de classe,
Pour le bourgeois de couleur, au contraire, cette barrière de
couleur est intolérable parce qu'elle ne coïncide pas avec la
frontière sociale, parce qu'elle le rejette vers le prolétaire
alors qu'il se sait bourgeois. Pour lui la destruction du
« colour bar » est l'objectif final ; pour le premier, elle ne
peut être qu'un objectif intermédiaire. Le problème est de
savoir dans quelle mesure la dialectique réelle de la lutte
tend à le faire apparaître comme tel.
Ainsi, cette lutte est, à la fois, celle d'une classe exploitée
et celle d'une communauté de colonisés. Cela suffit à définir
les forces dont disposent les « non-blancs » : la quasi-totalité
de la force de travail, la masse de 12 millions d'hommes, la
cohésion de cette masse et sa remarquable capacité d'auto-
organisation. Mais ils ne disposent d'aucune arme légale.
Contre eux se dresse un appareil répressif énorme, qui ne
comprend pas seulement la police, les tribunaux et les péni-
tenciers, mais une grande partie de la population européenne,
organisée en commandos spécialisés dans la « guerre caffre »,
et même, dans les moments de crise, l'ensemble de cette
population, armée. Ce sont ces conditions, et plus particuliè-
rement ce rapport de forces, qui éclairent les formes et les
caractères que la lutte a revêtu jusqu'à maintenant.
La première forme, c'est la grève. Une des plus remarqua-
bles fut la grève des mineurs du Rand en 1946. 75.000 mineurs
arrêtèrent le travail, demandant à recevoir un salaire de
10 Shillings pour 8 heures de travail par jour. La répression
ſut sanglante et la police les contraignit à descendre ; mais ils
s'assirent dans les galeries, refusant à la fois de travailler et
d'évacuer la mine, jusqu'à ce que la police les ait tiré dehors,
l'un après l'autre. Depuis, chaque année, le nombre des grèves
n'a fait que croître, provoquant une baisse de la productivité
moyenne qui alarme grandement les patrons.
Une autre arme, souvent employée et avec succès, c'est
le boycott. Boycott des produit industriels de grande consom.
mation, et surtout, boycott des moyens de transport. Ce
dernier prend un sens particulièrement radical ; c'est une
contestation d'ensemble de la ségrégation. En effet, non seule.
51
ment les noirs sont contraints de perdre en trajet jusqu'à leur
travail de nombreuses heures par jour pour l'unique raison
qu'on les a relégué loin des villes blanches, où sont situées
les usines, mais ils sont en plus exploités par les compagnies
de transport, et particulièrement d’autobus. Les boycott de
1946 et surtout de 1957 furent les plus remarquables. Cette
année-là
pour protester contre une hausse des tarifs, les
travailleurs refusèrent pendant trois mois d'utiliser les
autobus. Par centaines de milliers, ils se rendirent à pied à
leur travail, parcourant ainsi chaque jour des distances allant
jusqu'à 20 miles. Ceux qui utilisaient les trains firent de
même par solidarité. Si bien que la compagnie dut renoncer
à sa hausse.
Enfin, pour combattre la ségrégation directement, furent
organisées des campagnes de désobéissance civile. Elles com-
mencèrent sous l'impulsion de Gandhi, dans la communauté
indienne du Natal au début du siècle. Puis cette forme d'action
s'étendit à l'ensemble des non-blancs, en particulier en 1952,
lors de la campagne dite du « refus ». Le principe en est le
viol délibéré et massif des règles de la ségrégation, de façon
à rendre impossible la répression légale, les prisons étant
submergées. Un des objectifs les plus fréquemment visés, est
la suppression du « pass », clé de voûte de la ségrégation et
cauchemar des noirs. Lorsque le port du « pass » fut rendu
obligatoire pour les femmes, en 1952 justement, témoignant
ainsi que le mouvement d'exode vers les villes avait atteint
désormais la population féminine, celle-ci entra du même
coup dans la lutte, et la campagne de protestation s'étendit
de Johannesbourg jusqu'au fond des réserves. Enfin, comme
nous le verrons plus en détail, les événements de mars 1960
eurent pour origine des manifestations du même type.
Ce qui frappe tout d'abord dans le déroulement de ces
actions, c'est leur extension. Elles impliquent l'ensemble de
la population non-blanche. Le mouvement permanent qui
relie les campagnes des réservés aux régions agricoles blanches
et aux villes prolétariennes unit en même temps toutes les
catégories de la population dans la lutte. Le front le plus
défini se situe dans les villes, mais tout l'arrière pays constitue
une réserve active. De plus, depuis 1952, les femmes y sont
impliquées et participent résolument, de plus en plus résolu-
ment même, comme elles l'ont montré en 1959. Elles semblent
supporter avec encore plus d'impatience les innombrables
brimades de l'administration. Dans une des cités noires de
Durban, une troupe importante de policiers qui s'efforçaient
d'encercler un quartier où les femmes se livraient à la fabri-
cation illicite de bière indigène, fut prise à partie par la
foule et tous furent, d'après les journaux « littéralement mis
en pièces ».
Cette extension apparaît encore à travers le contenu de
ces luttes qui mettent en cause tous les aspects de la domina-
59
tion blanche, depuis la domination des conditions de travail
(salaires, etc.) jusqu'à la réglementation par eux de chaque
instant de la vie privée et publique des non-blancs.
Enfin, autre trait remarquable de l'action des non-blancs,
c'est l'usage de méthodes non-violentes. Les violences qui,
immanquablement, se sont produites n'ont jamais été inhé
rentes aux mouvements ; elles ont toujours eu lieu à l'occasion
de la répression. Ce caractère joint à l'aspect massif de toutes
les manifestations donne la mesure des capacités de auto-
organisation et de contrôle d'eux-mêmes que ces hommes
savent mettre en œuvre, et qui n'ont rien à envier aux plus
hauts moments du mouvement ouvrier européen.
Il est évident
que nous n'admirons
pas
là des prouesses
formelles. Ce qui est admirable dans la façon dont ces mouve-
ments ont été conduits et conduits par l'ensemble de ceux
qui y ont pris part — c'est la profondeur qu'ils dénotent dans
la prise de conscience des buts et des moyens, la rigueur dans
l'adaptation aux conditions objectives de la lutte.
Celle-ci se déroule en effet dans le cadre d'une oppression
totalitaire radicale. La communauté de couleur est empri.
sonnée dans un édifice de règlements qui lui interdisent tout
mouvement. Avant de songer à détruire les fondements de cet
édifice qui sont ceux de toute société d'exploitation, il est
indispensable d'obtenir — si minime soit-elle – une liberté
de mouvement. Toute victoire remportée sur un point quel-
conque de système d'oppression menace de le ruiner entière-
ment et constitue en tous cas, quelle que soit la parade de
l'adversaire, la condition indispensable pour s'attaquer à lui
sur un front plus radical. Ainsi, les objectifs limités prennent
ici une importance fondamentale. D'autre part, face à un appa-
reil répressif aussi formidable, la non-violence dans l'action de
masse représente l'arme idéale. Les noirs aux USA en donnent
encore en ce moment des exemples quotidiens. Elle limite au
uninimum les risques de répression, en retirant à l'adversaire
toute base pour une répression violente et surtout sélective,
qui mettrait en danger la cohésion, l'organisation et la force
morale de la masse.
Ces caractères correspondent à une étape de la lutte, cela
est clair. On ne saurait ériger des objectifs et des méthodes,
légitimes dans cette situation particulière, en objectifs finals
et en méthodes universelles, sans menacer de créer des équivo-
ques dont le sens serait une tentative pour confisquer la lutte
au profit des seuls éléments bourgeois. Pour eux, en effet,
vouloir abolir la ségrégation peut très bien signifier qu'ils
aspirent à devenir des bourgeois à part entière. Que cette
équivoque existe chez les dirigeants c'est certain ; mais il l'est
non moins qu'elle n'a aucune chance dans la période présente
de se transformer en mystification agissante.
Ce double aspect apparaît clairement dans le National
African Congress qui a été l'âme de la lutte jusqu'à mainte-
R2
nant. C'est un parti de masse qui groupe des centaines de
milliers d'Africains. Il recherche l'appui et la participation
non seulement des indiens, mais aussi des libéraux blancs.
Son président, Luthuli, chrétien et instruit, est un ancien chef
tribal (c'est-à-dire presque un fonctionnaire du gouverne-
ment). Voici comment il définit ses objectifs : « Nous voulons
une part dans le gouvernement de notre pays, le suffrage
universel, les droits civils, tout ce que la démocratie doit
donner... Nous voulons que le gouvernement négocie avec
nous » (5). Ainsi formulés, ces objectifs ne peuvent être que
ceux d'une infime minorité d' « évolués ». Mais l'important
n'est
pas là : c'est que concrètement, à travers cette organi-
sation, les noirs luttent pour la transformation réelle de leur
vie, pour disposer d'armes qui leur permettront de mettre en
cause les bases mêmes de leur servitude.
**
Le dernier épisode de la lutte, celui de mars 1960 se situé
encore pour la plus grande part au même niveau que les
précédents. Mais certains traits nouveaux y apparaissent et
surtout, il a créé une situation nouvelle.
Il a commencé par une campagne de protestation contre
le « pass », déclenchée par une nouvelle organisation, le
Congrès Panafricain, que préside un jeune intellectuel noir,
Robert Sobukwé. Les noirs étaient invités à se présenter en
masse, dépourvus de « pass », devant les postes de police en
demandant à se faire arrêter. A Orlando, faubourg africain de
Johannesbourg, 20.000 noirs, conduits par Sobukwé, tournent
autour du poste de police ; de même à Evaton et dans quel.
ques autres agglomérations, dont Langa, près du Cap et
Sharpeville, dans le Rand. Johannesbourg, Durban, Port.
Elisabeth restent en dehors du mouvement, car là le Congrès
National Africain domine et il a dénoncé cette campagne
comme « aventuriste ». La police parvient à arrêter quelques
A Lánga, elle tire sur la foule : 3 tués, 25 blessés.
Mais c'est à Sharpeville que l'événement décisif se produit.
Une foule de manifestants, évaluée à quelques milliers,
se dirige vers le poste de police. La police refuse de les arrêter
et les somme de se disperser. Mais la foule ne fait que grossir,
atteignant bientôt 20.000 personnes. De part et d'autre on
commence à s'énerver. Les policiers reçoivent d'importants
renforts, et pour tenter de disperser les manifestants, des
« meneurs ».
(5) Luthuli poursuit : « Nous ne voulons pas vous chasser du
pays et nous s ne voulons pas épouser vos sæurs. Tout ce que nous
voulons c'est un traitement juste dans ce pays, qui est le nôtre...
Qu'avez-vous à craindre d'un homme qui lutte jour et nuit pour
que ses enfants puissent recevoir une éducation supérieure à la
sienne ?... » et « ...nous ne pouvons pas vivre sans les blancs ; nous
avons pris votre civilisation, nous l'aimons et nous l'absorbons aussi
vite que nous pouvons... >>
chasseurs Sabre de l'armée de l'air plongent en piqué sur
eux, sans autre résultat que de les irriter davantage ; ils
lancent quelques pierres sur les policiers et leurs voitures
blindées. Brusquement, la police perd son sang-froid et sans
la moindre sommation, ouvre le feu à la mitrailleuse. La foule
s'enfuit, laissant 70 morts et 150 blessés.
<
Le soir même des centaines d'arrestations ont lieu, mais
le gouvernement suspend l'usage des « pass ». - Comprenant
cette mesure comme une abrogation définitive, des milliers
de noirs, dans toute l'Union, brûlent les « pass », et parfois
aussi, quelques locaux administratifs et religieux. Le Congrès
National Africain se joint alors au Congrès Panafricain pour
faire du lendemain une journée de deuil, en l'honneur des
tués de Sharpeville, marquée par une grève de 24 heures
chez soi ». Cette grève est suivie à 90 % à Johannesbourg
et à Capetown, et presque autant dans les autres villes.
Bien que le mot d'ordre invite à faire la grève « chez
soi », de nombreuses bagarres opposent les grévistes et
la police qui fait « respecter la liberté du travail », de nom-
breuses émeutes éclatent, des incendies sont allumés, des voies
de chemin de fer sabotées. La police multiplie les arrestations
sont arrêtés entre autres, Luthuli et Sobukwé et interdit
toutes les réunions. Enfin, l'état d'urgence est proclamé qui
donne au gouvernement des pouvoirs absolument dictatoriaux,
et une loi interdit les deux Congrès africains. Enfin, il rétablit
l'obligation du « pass ».
Cependant malgré le mot d'ordre de poursuite de la grève
lancé par Sobukwé, presque partout la grève a pris fin assez
vite, sauf dans la région de Capetown. C'est là, semble-t-il que
Sobukwé a la plus large audience. Dans les cités noires de
Langa et de Nyanga la grève dure trois semaines malgré
l'encerclement par la police et des raids fréquents pour tenter
de traîner de force les africains au travail. C'est là également
que se produit un épisode assez significatif des illusions qui
restent aux noirs, en dépit des efforts des blancs pour les leur
ôter. Un jour, un cortège se forme, d'environ 10.000 person-
nes, conduit entre autres, par un jeune étudiant de 21 ans,
Kgosane. Ils se dirigent vers le Parlement avec l'intention de
demander une entrevue au ministre de la justice, Erasmus.
Panique à Capetown ; d'énormes forces de police sont massées
autour du Parlement ; mais le cortège s'arrête à 500 mètres
de là et envoie une délégation, comprenant le jeune Kgosane,
chargée d'obtenir l'entrevue avec Erasmus. Evidemment la
délégation est aussitôt arrêtée. Mais la foule se masse devant
le commissariat où ses délégués sont détenus ; bientôt les
policiers ne peuvent plus la maîtriser et ils doivent avoir
recours à Kgosane pour obtenir qu'elle reste calme ;
échange de quoi ils promettent une entrevue avec le ministre
et libèrent les délégués arrêtés. Cependant, ceux-ci sont arrêtés
en
55
pour de bon quelques jours plus tard lorsqu'ils se rendent à
l'entrevue promise, SEULS.
**
a
vu 500
Cette crise a eu un certain nombre de conséquences, tout
d'abord, du côté blanc
Le gouvernement a réagi par la répression, donc, et, ce
qui est plus grave et qui reste, maintenant que l'ordre règne
de nouveau, que l'état d'urgence a été levé et que, même
plus de 1.000 prisonniers ont été relâchés et placés en rési-
dence surveillée, par une accentuation de la politique de
ségrégation. Non seulement il a rétabli le « pass », mais il a
entrepris d'accélérer la réalisation des lois instituant la sépa-
ration totale des races et que nous avons mentionnées plus
haut. Il a clairement manifesté sa volonté de refuser toute
discussion en prononçant et en maintenant l'interdiction des
deux partis africains. D'autre part il a englobé dans la répres-
sion les éléments libéraux blancs, en particulier des membres
de l'église Anglicane.
Cependant, parmi les blancs, le courant hostile à la poli-
tique de répression systématique et sans contrepartie réforma-
trice, s'est renforcé. A l'Université du Natal, on
étudiants blancs baisser le drapeau et arborer des bannières
sur lesquelles étaient écrit : « Hitler 1939, Verwoerd 1960 ».
Surtout, l'opposition des milieux d'affaires s'est accentuée. Ils
s'inquiètent de voir les capitaux étrangers se détourner massi-
vement d'Afrique du Sud, et ressentent durement le prix des
grèves renouvelées. La proclamation de la République et la
sortie du Commonwealth, au sein duquel l'Union se trouvait
en butte aux attaques des nouveaux membres non-blancs, n'ont
fait qu'aggraver l'anxiété de ces milieux. Les incidences
économiques de la rupture avec le Commonwealth ne seront
pas négligeables et aussi les incidences politiques, car ils ont
perdu là des alliés capables d'exercer un rôle modérateur
sur Verwoerd et son équipe. Ils se trouvent désormais seuls
face aux fanatiques Afrikaners. C'est ce qui explique que la
proclamation de la République ait été l'occasion d'un assez
ample mouvement en faveur d'une libéralisation du régime.
140 associations et groupements divers - blancs et non-blancs
se sont unis pour réclamer que la nouvelle constitution ne
soit pas raciste. Mais il est vraisemblable que ce sursaut des
libéraux des deux communautés est désespéré. En effet, la
dernière crise semble avoir encore aggravé la terreur que
les
masses blanches ressentent à l'égard des noirs, et quels que
soient les sentiments qu'elles nourrissent pour le gouverne-
ment Verwoerd, elles sont moins prêtes que jamais à accepter
les mesures d'apaisement que leur proposent les libéraux.
Cette résurgence du courant libéral est liée à un certain
ralentissement du mouvement de lutte des noirs
dont nous
parlons plus loin. Rappelons simplement qu'après Sharpeville
56
l'opposition elle-même, c'est-à-dire les « libéraux », avait voté
la mise hors-la-loi des partis africains. Comme d'autre part,
ces libéraux voient leur audience diminuer également du côté
des noirs, il est douteux que ce courant, même s'il s'amplifie
dans les milieux intellectuels ou anglicans, même s'il trouve
un appui parmi les industriels, puisse revêtir une importance
politique réelle et devienne capable de renverser la tendance
actuelle au durcissement.
D'autant plus que l'initiative, dans les faits, appartient
aux noirs, et que c'est l'évolution de la lutte de leur point
de vue qui est déterminante. Or, à ce propos, les événements
de mars 1960, sont révélateurs.
Parti sur les mêmes bases que les précédentes campagnes
anti- « pass », ce mouvement à vite tourné court pour la
seule raison qu'à la protestation non-violente des foules, les
blancs ont répliqué par la violence délibérée et aveugle. La
colère des noirs, qui a suivi, elle, n'est pas restée non-violente,
même et surtout lorsqu'ils ont cru qu'ils avaient touché au
but et que le « pass » abhorré était supprimé. Leur réaction
à ce moment-là montre que toute victoire importante rem-
portée par eux reporterait probablement la lutte sur un plan
beaucoup plus total. De toute façon, l'expérience de Sharpe.
ville ne peut pas être oubliée ; le risque pourra difficilement
être pris de la recommencer, et il sera beaucoup plus difficile
de maintenir le mouvement sur le terrain non violent.
Ainsi commence à se manifester une prise de conscience
plus radicale parmi les noirs, qui lie étroitement la lutte
contre la ségrégation à la contestation du blanc, dans son
existence de blanc et de maître. C'est ce qu'exprime un person-
nage du film Come Back, Africa, lorsqu'il repousse la discus-
sion avec les libéraux : « Ils veulent nous donner le vote pour
garder le pays ; nous prendrons d'abord le pays et, ensuite,
peut-être, nous leur donnerons le vote ».
Aux enseignements fournis par le déroulement même de
la lutte en Afrique du Sud s'ajoute la prise de conscience
d'un élément encore plus important peut-être, l'essor victo-
rieux des mouvements pour
pour l'indépendance dans toute
l’Afrique, qui modifie sans cesse le rapport de forces en faveur
des noirs et qui justifie précisément des revendications plus
totales.
C'est en cela que l'apparition du Congrès Panafricain est
significative. Il s'est constitué dans l'aile gauche du Congrès
National Africain et a rompu avec lui en avril 1959, en criti-
quant sa collaboration avec le Congrès Indien d'Afrique du
Sud et l'aile gauche du Congrès des Démocrates (blancs, libé-
raux). Il lui reprochait d'avoir sacrifié la lutte de masse pour
la libération des Africains à la recherche de l'alliance, au
sommet, en somme, avec ces deux organisations bourgeoises.
D'autre part il proclamait hautement la nécessité de relier
le mouvement des noirs de l'Union à celui du reste de l'Afri-
57
que, se proposant donc de lutter pour la fin de la domination
blanche dans tout le continent. Les déclarations de Luthuli
semblent ainsi bien dépassées.
De fait l'évolution et l'accélération de la décolonisation
en Afrique vont peser d'un poids de plus en plus considérable
pour rendre intenable la situation des blancs de l'Union. Pour
l'instant, la solidarité africaine ne peut guère procurer aux
noirs de ce pays qu'un appui moral encore que cela ne soit
pas sans importance. Mais que se passera-t-il lorsque les
Rhodésies seront indépendantes, ce qui ne saurait tarder ?
Qu'est-ce qui s'opposera alors à l'établissement, par exemple,
d'une zone d'insécurité permanente dans le Nord de l'Union,
comparable, en somme, à ce que l'Aurès a été en Algérie ?
Quel rôle vont jouer immédiatement les territoires du Bechua-
naland, du Basoutoland et du Swaziland qui, eux, restent sous
tutelle anglaise et qui déjà sont sur la voie d'une décoloni-
sation politique ? Bien que ces facteurs n'interviennent pas
encore nous ne nous livrons pas ici à des spéculations gratuites;
nous voulons illustrer simplement ce fait incontestable que le
mouvement de décolonisation tend inéluctablement à durcir
la lutte et à favoriser la constitution d'une organisation beau-
coup plus dure, plus structurée, adaptée à la clandestiné à
laquelle sera condamné sans doute pour longtemps, tout
mouvement politique noir en Afrique du Sud - plus bureau-
cratique, peut-être, aussi (6).
Pour l'instant on assiste semble-t-il
à une retombée
de la combativité des africains. Le semi-échec de la grève
générale lancée au moment de la proclamation de la Répu-
blique en témoigne. Il s'explique par deux facteurs conver-
gents. Tout d'abord, ce mouvement était situé sur le même
plan unitaire et modéré que les précédents. Le prétexte en
était relativement abstrait, sans objectif immédiat. Il était, en
somme, trop uniquement politique, au sens étroit du mot.
D'ailleurs à cette occasion, Luthuli a encore tenu des propos
d'une modération stupéfiante : en fait, il tendait la main aux
libéraux blancs, ce qui semble avoir perdu toute signification
pour la masse africaine. Mais l'intense répression qui a
précédé la manifestation - 10 000 arrestations préventives
et les forces préparées pour l'écraser en ont bien sûr sérieu-
sement diminué les chances de succès. Cependant il importe
de ne pas voir seulement dans ces mesures répressives un
obstacle matériel à la lutte des noirs. C'est aussi le refus
violent d'entrer dans le jeu de cette politique libérale et
démocratique qui est encore celle de nombreux dirigeants
noirs ; et ce refus, du même coup, la prive de sens. Il est vrai,
(6) Une certaine adaptation à la clandestinité semble s'être déjà
accomplie. Lors de la grêve générale du 31. mai certains leaders
africains ont échappé à l'arrestation en entrant complètement dans
la clandestinité. Les distributions de tracts appelant à la grève ont
été faites sous le manteau et non plus dans la rue.
58
pourtant, que des luttes de masse grèves chez soi, boycotts,
viol massif des règles de la ségrégation éclateront sûrement
encore et peut-être même avec succès sur des objectifs limités.
Mais sur le plan politique général, elles ne pourront être que
les étapes successives d'une radicalisation et pas celles d'une
solution libérale.
Cela apparaît d'autant plus clairement lorsqu'on envisage
l'ensemble de la politique afrikaner récente. Cette politique
est en train de faire de l'Union un camp retranché en procé-
dant à une mobilisation psychologique, militaire -- transfor-
mation complète de l'armée suivant les enseignements de la
guerre d'Algérie -- et économique, pour laquelle les blancs
sont décidés à amputer leur niveau de vie d'autant qu'il le
pensent-ils assurer leur survie.
faudra pour
**
Il semble ainsi que l'on se dirige vers une période de
guerre beaucoup plus ouverte entre les races, dont l'enjeu
ne sera plus pour les noirs la prise en considération de leurs
droits par les blancs, mais bien la fin de la domination
blanche sur cette partie du continent, après qu'elle aura cessé
presque partout ailleurs. C'est ce qui ressort de l'examen de
la situation depuis Sharpeville. En somme, on a assisté en
Afrique du Sud depuis la guerre, à l'échec de deux politiques.
L’une, celle des blancs visait à faire entrer dans les faits
l'apartheid total ; elle n'est parvenue qu'à multiplier les
brimades, les contrôles, la répression. Mais les noirs ont
également échoué dans leur tentative pour abolir ce même
apartheid. Ce double échec est ressenti par les deux adver-
saires comme de plus en plus intolérable. Ils ne peuvent donc
pas perpétuer le statu quo. Or que peuvent faire les blancs ?
Il est impensable -- sauf pour la démence collective des
Afrikaaners - qu'ils réussissent. Partir ? Où ? Ils n'ont pas
de métropole. Quant à changer de politique ils en sont inca-
pables, il leur semble, à ceux même qui le jugent souhaitable,
que ce n'est plus possible, et ils ont sans doute raison. Car,
du côté des noirs, en revanche, la situation évolue. Leur
position se renforce de tout le poids grandissant de l'Afrique
décolonisée ; leurs exigences s'aggravent ; leur mouvement
prend place dans l'ensemble du mouvement de décolonisation
Il s'y inscrit, mais c'est pour le dépasser ; car il combine
les forces des colonisés avec celles de prolétaires modernes.
Où s'arrêteront les revendications de ces derniers ? Quels
enseignements apporteront-ils aux autres prolétaire's africains
déjà décolonisés, mais moins avancés qu'eux ? La réponse ne
dépend plus seulement de l'Afrique, mais aussi du mouvement
ouvrier dans les pays les plus évolués.
P. CANJUERS.
Le mouvement révolutionnaire
sous le capitalisme moderne
(fin)
VI.
L'échec du capitalisme (*).
.
Le capitalisme tend à bureaucratiser intégralement la société.
Qu'ils le sachent ou non, qu'ils le veuillent explicitement ou non,
les capitalistes ne peuvent ni riposter à la lutte des travailleurs
contre le système, ni résoudre les innombrables problèmes que leur
pose constamment l'évolution du monde moderne, qu'en essayant de
soumettre à leur pouvoir et à leur « organisation » des secteurs de
plus en plus nombreux de la vie sociale, de pénétrer de plus en plus
le travail et la vie des hommes pour la diriger d'après leurs intérêts
et leur optique. La mentalité courante ne voit dans le développement
du capitalisme que le développement de la production. Mais ce n'est
là que le résultat de l'extension et de l'approfondissement des rapports
de production et de vie capitalistes. Le développement du capitalisme,
c'est la prolétarisation croissante de la population ; la réduction de
tout travail en travail d'exécution au sein de grands ensembles
organisés bureaucratiquement, et la séparation de plus en plus
poussée des fonctions d'exécution et de direction ; la manipulation
et l'organisation de l'extérieur de tous les aspects de la vie ; la
constitution d'appareils de direction séparés, au sein desquels la
même division entre direction et exécution est rapidement appliquée.
Ainsi, le capitalisme s'organise et organise la société. Il vise à
produire une situation où l'appareil de direction déciderait de tout,
où rien ne viendrait interrompre le fonctionnement « normal » prévu
par les bureaux et les gouvernements, où tout se déroulerait suivant
les plans des organisateurs, où la manipulation indéfinie des hommes
les amènerait à se comporter docilement en machines à produire et à
consommer. Ainsi, les contradictions et les crises du système seraient
finalement surmontées.
Apparemment, le capitalisme a déjà parcouru une bonne partie
du chemin menant à la réalisation de cet état de choses. Comme on
l'a vu dans la première partie de ce texte, il est parvenu à contrôler
suffisamment l'économie pour éliminer les dépressions ou le chômage
massif, à manipuler les consommateurs de façon qu'ils absorbent
une production constamment croissante, à intégrer les organisations
ouvrières dans son système et à en faire des rouages, à transformer
la politique en jeu inoffensif.
Ces manifestations de la bureaucratisation de la société, et en
particulier le contrôle de l'économie, les apologistes du système et
quelques marxistes traditionnels les considèrent comme prouvant
que le capitalisme a « dépassé ses contradictions ». Ce qui amène
souvent les marxistes traditionnels soit à nier les faits soit à aban-
donner la perspective révolutionnaire, c'est qu'ils ne voient pas que
le capitalisme n'a fait qu'éliminer du milieu social ce qui n'était
(*) Les deux premières parties de ce texte ont été publiées dans
les numéros 31 (p. 51 à 81) et 32 (p. 84 à 111) de cette revue.
60
pas capitaliste, que les « contradictions' » auxquelles ils sont habitués
à penser ne sont précisément pas les contradictions du capitalisme,
mais les incohérences d'une société que le capitalisme n'avait pas
encore suffisamment transformée et assimilée. Ils ne comprennent
pas par exemple que les dépressions économiques étaient condition-
nées par le morcellement de la production en une multitude d'unités
gérées indépendamment morcellement qui n'a rien d'essentielle-
ment capitaliste mais est, au contraire, tout aussi absurde du point
de vue du système que le serait la gestion indépendante des divers
ateliers d'une usine. La logique du capitalisme est de traiter l'en-
semble de la société comme une immense entreprise intégrée ; les
problèmes qu'il rencontre aussi longtemps que cette intégration n'est
pas réalisée, loin de révéler son essence ne font que la masquer.
Mais si on se débarrasse de cette optique superficielle, on voit
immédiatement que la contradiction du capitalisme ne peut pas être
supprimée à moins que le système ne soit aboli. Car cette contra-
diction, comme on l'a vu dans la deuxième partie de ce texte, est
posée par sa structure inếme ; elle est inhérente au rapport fonda-
mental qui constitue l'organisation capitaliste de la production et
du travail. Celle-ci tend constamment à réduire la quasi-totalité des
travailleurs en exécutants purs et simples, mais s'effondrerait aussitôt
si cette réduction se réalisait intégralement ; elle est donc obligée
simultanément de solliciter la participation des exécutants au pro-
cessus de production et de leur interdire toute initiative. Dans une
société en bouleversement continu, cette contradiction devient le
problème quotidien de la production ; et la lutte de classe des travail-
leurs devient immédiatement
contestation permanente des
fondements du système.
Or, le développement du capitalisme n'est que l'extension des
rapports capitalistes à toute la société ; en bureaucratisant toutes les
activités pour « résoudre » les contradictions héritées des phases
historiques antérieures, le capitalisme ne fait que propager partout
sa contradiction fondamentale. Et ses tentatives de la résoudre
n'aboutissent qu'à des échecs.
une
Pour s'en convaincre, il faut d'abord considérer la situation dans
la production. Depuis un siècle, le taylorisme, la psychologie puis la
sociologie industrielles ont essayé de réaliser cette quadrature du
cercle : faire que les ouvriers exploités et aliénés travaillent comme
s'ils ne l'étaient pas, que ceux à qui l'initiative est interdite en
prennent d’extraordinaires lorsque c'est « nécessaire », c'est-à-dire
tout le temps, que ceux qu'on exclut constamment de tout participent
à quelque chose. La solution de ce problème n'a pas avancé d'un
millimètre depuis un siècle (1). Les vaines tentatives des sociologues
sa
(1) Ce fait fondamental est reconnu par les dirigeants capitu-
listes qui ne se payent pas de mots. Voici par exemple comment le
Financial Times 17 novembre 1960) résume un livre récemment
publié par M. Wilfred Brown, président pendant vingt ans de la
Glacier Metal Company, Exploration in Management” (Heinemann,
Londres, 1960) : « Fondamentalement, M. Brown a été préoccupé par
la divergence entre l'organisation formelle de compagnie (du
président jusqu'à l'atelier) et la forme réelle que prend dans les faits
l'élaboration de la politique et des décisions... En un sens, son pro-
blème est ce qu'on pourrait désigner, en langage courant, par l'action
des gens « par-dessus la tête » ou « derrière le dos » des autres.
C'est un signe de la pénétration de l'analyse de M. Brown qu'il est
parvenu à voir clairement et à reconnaître mais sans pouvoir y
remédier ce qu'il appelle « la scission existant au bas de la chaîne
de commandement ». On a ici la reconnaissance franche par un
businessman, au bout d'une recherche indépendante, du concept
marxiste classique de l'aliénation de l'ouvrier. Que cela reste toujours
le plus grand problème que l'industrie britannique' (et même la
société britannique) ait à résoudre, c'est amplement montré par la
préoccupation croissante avec le nombre des grèves inofficielles... »
61
industriels visant à « réformer les relations humaines dans l'indus-
trie » ne servent finalement qu'à la décoration, au même titre que
les jardinets bien entretenus dont s'entourent les usines modernes.
Certes, lorsque la logique du système poussée à ses conséquences
ultimes aboutit à des impasses absolues, des corrections sont appor-
tées. Mais ce ne sont que des oscillations autour d'un point de
déséquilibre central. Ainsi, un mouvement se dessine actuellement
contre la division toujours plus poussée des tâches, parce qu'on s'est
aperçu qu'au-delà d'un certain point cette division diminue le rende-
ment global de l'entreprise plutôt qu'elle ne l'augmente (2). Ou bien,
des entreprises modernes en Angleterre et aux Etats-Unis abandon-
nent le « salaire au rendement », pour éliminer les conflits que fait
perpétuellement surgir la définition des normes, le contrôle, etc., et
reviennent à la rémunération au temps. Ces corrections ne corrigent
finalement rien d'essentiel. Il est impossible dans le contexte actuel
d'élargir les tâches au point que le travail de l'ouvrier récupère un
semblant de signification ; et la restitution de tâches plus intégrées
aux ouvriers, en augmentant leur degré relatif d'autonomie dans le
travail accroît leurs moyens de lutte contre la direction, donc nourrit
à nouveau le conflit fondamental. Le retour aux rémunérations au
temps, d'autre part. fait que le problème du rendement se trouve
à nouveau posé dans son intégralité, à moins que la firme ne
contente du rendement déterminé par les ouvriers eux-mêmes.
Aussi bien la solution choisie par le capitalisme n'est pas
l'aménagement de ses rapports avec les ouvriers, mais leur suppres-
sion radicale par la suppression de l'ouvrier, autrement dit par
l’automatisation de la production. Comme l'a dit profondément un
patron ainéricain, « la source du mal dans l'industrie, c'est qu'elle
est pleine d'hommes » (3). Mais cette suppression ne peut jamais
être totale : les ensembles automatisés ne peuvent pas fonctionner
sans être entourés d'un réseau d'activités humaines (approvisionne-
ment, surveillance, entretien et réparation) ; ils impliquent donc le
maintien d'une force de travail, et des contradictions qui en décou-
lent même si celles-ci prennent une nouvelle forme. Et de toute
façon pendant très longtemps encore, l’automatisation de par sa
nature même ne concernera qu'une petite minorité de la force de
travail : les ouvriers effectivement ou virtuellement éliminés des
secteurs automatisés doivent trouver quelque part un emploi et
ce ne peut être que dans les secteurs non-automatisés. Les secteurs
automatisés n'employant guère de main-d'œuvre, la grande majorité
de celle-ci continuera longtemps encore à être occupée dans les autres
secteurs. L'automatisation ne résoud donc pas le problème du capi-
talisme dans la production.
se
Ainsi les victoires du capitalisme sur les ouvriers dans la
production se transforment, après un temps, en échecs (4). La même
dialectique apparaît à l'æuvre lorsqu'on considère la gestion de
la société. Chaque « solution » que le capitalisme invente à ses
problèmes en crée aussitôt de nouveaux ; chacune de ses « victoires »
comporte son revers. Soit par exemple le problème des dépressions
et du chômage. Le capitalisme d'après guerre est parvenu à contrôler
le niveau de l'activité économique de façon à éliminer les dépressions
économiques et de maintenir un plein emploi relatif de la force de
travail. Mais cette situation fait naître une foule de nouveaux pro-
blèmes, qu'on voit très clairement dans le cas de l'Angleterre. Dans
ce pays, le taux de chômage depuis la guerre n'a jamais dépassé
(2) V. par exemple G. Friedmann, Le travail en miettes.
(3) New-York Herold Tribune, 5 juin 1961. Il s'agit d'un dirigeant
de la International Harvester.
(4) Pierre Chaulieu, Sur le contenu du socialisme, dans le n° 23
de cette revue, p. 117 à 125.
62
2,5 %, tandis que les « offres d'emploi non satisfaites » sont fréquem-
ment supérieurs au nombre de chômeurs. Il en résulte, d'un côté,
une poussée des salaires jugée évidemment « excessive » par les
capitalistes ; elle se matérialise dans les augmentations générales
accordées par les négociations entre patrons et syndicats, mais surtout
dans la « dérive des salaires », c'est-à-dire l'augmentation continue
des rémunérations effectives au-delà des rémunérations contractuelles.
D'un autre côté, et le plus intolérable pour les capitalistes, la lutte
des ouvriers contre les conditions de production et de vie dans
l'entreprise a pris une intensité et une ampleur extraordinaires ;
nous y reviendrons longuement. Pris à la gorge par la contestation
de son pouvoir dans l'usine et par la hausse des salaires et des
coûts qui entrave ses exportations sans lesquelles il ne pourrait
vivre, le capitalisme anglais discute ouvertement depuis dix ans,
dans les colonnes de ses journaux, le besoin d'injecter dans l'économie
une bonne dose de chômage pour « discipliner » les ouvriers. C'est
ainsi que le gouvernement conservateur a organisé intentionnelle-
ment des récessions économiques à plusieurs reprises : en 1955 (la
stagnation de la production qui en a résulté a duré jusqu'en 1958),
au début de 1960 (la production a stagné pendant un an) et encore
en juillet 1961. Le problème n'a pas été résolu pour autant. D'abord,
la dose de chômage n'était pas suffisante, et une dose plus grande
risquait de provoquer une vraie dépression, ou bien une explosion
de la lutte des classes. Ensuite ces récessions et plus généralement
l'attitude « anti-inflationniste » du gouvernement ont induit une
stagnation chronique de la production et de la productivité qui a
contribué plus que tout le reste à miner la position concurrentielle
des produits anglais sur les marchés internationaux. Enfin et surtout,
étant donné la combativité du prolétariat anglais, ni la pression
sur les salaires, ni les conflits à propos des conditions de production
n'ont diminué ; les récessions ont seulement ajouté à celles qui
existaient déjà une nouvelle cause de conflits, les licenciements : on
voit fréquemment l'ensemble d'une usine se mettre en grève parce
que 50 ou 100 ouvriers ont reçu des lettres de licenciement, signe
que les ouvriers se posent dans les faits le problème du contrôle
du niveau de l'emploi par l'entreprise. Bref, la politique Macmillan
depuis six ans est une politique de Gribouille, aggravant les pro-
blèmes au lieu de les résoudre, et s'en créant de nouveaux. On peut
dire autant de la politique Eisenhower aux Etats-Unis, qui, pour
lutter contre la pression ouvrière (5) a restreint à plusieurs reprises
l'expansion de la demande globale et provoqué ainsi une stagnation
de la production américaine pendant sept ans, équivalent à la perte
potentielle de quelque 200 à 300 milliards de dollars, et pour finir
a créé de toutes pièces une crise internationale du dollar (6).
Il n'est guère possible de donner ici plus que quelques exemples
de cette dialectique qui transforme la « solution » d'un problème
par le capitalisme bureaucratique en source de nouvelles difficultés.
(5) L'obsession des luttes ouvrières qui s'est en paré des patrons
modernes, c'est ce que M. Mendès France appelle élégamment « la
hantise de l'influlion » (L'Express, 23 septembre 1960).
(6) Ce ne sont pas là des maladies anglo-saxonnes. En Allemagne,
l'afflux de main-d'œuvre réfugiée et la docilité de travailleurs ont
permis au capitalisme de progresser à un rythme très rapide. Mais
cette période touche à sa fin : depuis derix ans, le plein emploi
continue mine la discipline dans la production (v., dans le n° 30
de cette revue, p. 94, « Fin du miracle allemand ») et crée des
hausses de salaire beaucoup plus fortes que l'augmentation de la
productivité (+ 12 % pour les premiers, + 6 % pour la seconde entre
les premiers semestres 1960 et 1961). Comme par hasard, au moment
où le capitalisme allemand doit commencer à faire face à la contra-
diction entre l'expansion continue et le maintien de la « discipline
au travail », le miracle politique allemand et la dictature Adanauer
touchent également à leur fin.
63
sur
En acceptant les augmentations de salaire, le capitalisme résoud le
problème des débouchés nécessaires à une expansion continue de la
production ; il essaie simultanément d'acheter la docilité des ouvriers
dans la production, et de les rejetter vers la vie privée. Mais :
l'élévation du niveau de vie n'a en rien diminué la tension reven-
dicative le plan économique, plutôt plus forte aujourd'hui
qu'autrefois ; puis, lorsque la misère s'éloigne et l'emploi paraît
assuré, le problème du sort de l'homme dans le travail prend aux
yeux des ouvriers l'importance centrale qui est la sienne, ce qui
intensifie la révolte contre le régime de l'usine capitaliste ; enfin à
plus long terme l' « élévation du niveau de vie » se réfute elle-
même, l'absurdité de cette vie, de cette course sans fin après diverses
espèces de carottes mécaniques, tend à apparaître. La domesti-
cation des syndicats permet au capitalisme de leś, utiliser dans ses
intérêts. Mais elle provoque un détachement croissant des ouvriers
à l'égard du syndicat, que les capitalistes sont finalement obligés
de déplorer (7) ; en intégrant la bureaucratie ouvrière à leur système
ils lui ont fait perdre de plus en plus son emprise sur les ouvriers,
l'arme s'émousse au fur et à mesure qu'ils s'en servent. En bureau-
cratisant les partis et la politique, on parvient à éloigner la popu-
lation de toute activité publique, et à soustraire les chefs à son
contrôle. Mais une société, qu'elle soit « démocratique »
tement totalitaire, ne peut pas fonctionner longtemps au milieu de
l'indifférence générale des citoyens, et l'irresponsabilité totale des
grands chefs peut coûter très cher (comme l'a montré, pour n'en
citer qu'un exemple, Suez, et comme le montrent encore trois ans
de gaullisme en France).
ou ouver-
Pourquoi donc en est-il nécessairement ainsi? Pourquoi toute solu-
tion donnée par la classe dominante aux problèmes de la société reste
partielle et débouche toujours sur de nouveaux conflits ? C'est que
la gestion d'ensemble de la société moderne échappe au pouvoir, aux
possibilités et aux capacités de toute couche particulière. C'est qu'elle
ne peut pas se faire de façon cohérente si l'énorme majorité des
hommes est réduite au rôle d'exécutants, si leurs capacités d'orga-
nisation, d'initiative, de création sont systématiquement réprimées
par cette même société qu'ils sont par ailleurs appelés à faire fonc-
tionner.
Le capitalismo bureaucratique essaie de réaliser à l'échelle de
la société ce qui est déjà irréalisablo à l'échelle de l'atelier : traiter
l'ensemble des activités de millions d'individus comme une masse
d'objets à manipuler. Mais pour autant que les ouvriers d'un atelier
exécuteraient strictement et rigoureusement les ordres qui leur sont
donnés, la production menacerait de s'arrêter ; pour autant que les
citoyens se laissent intégralement manipuler par la propagande ou
se comportent avec la docilité totale que leur demande le pouvoir,
tout contrôle et tout contrepoids disparaît, le champ est libre à la
folie de la bureaucratie et le produit nécessaire c'est Hitler, Staline
ou la Pologne bureaucratique s'effondrant d'elle-même en 1956 parce
que lorsque tout le monde marche aux ordres plus rien ne marche,
ni même les tramways. Ce qui était à la rigueur possible théorique-
ment dans une société stagnante, esclavagiste ou féodale : la confor-
mité complète du comportement des exploités à des normes établies
« de tout temps », uniques, incontestables et immuables, est impos-
sible dans une société en perpétuel bouleversement, qui impose aux
maîtres aussi bien qu'aux assujettis de se modifier continuellement,
de s'adapter à des situations chaque fois nouvelles et imprévisibles,
qui rend caduques chaque jour les normes, les règles, les conduites,
les manières de faire, les techniques et les valeurs de la veille. C'est
(7) V. par exemple les extraits du Financial Times et de
l'Economist dans les numéros 29 (p. 108) et 30 (p. 94) de cette revue.
en
cette société, prise dans un mouvement d'accélération croissante, qui
ne pourrait vivre un instant si même les plus humbles de ses mem-
bres n'apportaient leur contribution, à cette rénovation perpétuelle
en assimilant ei en rendant humainement praticables de nouvelles
techniques, en se prêtant à d'autres modes d'organisation et en
inventant, en modifiant leur consommation et leur manière de vivre,
en transformant leurs idées et leur vue du monde ; c'est cette société
qui, par sa structure de classe, interdit aux hommes de réaliser cette
adaptation et cette création et veut monopoliser ces fonctions au
profit d'une minorité qui devrait prévoir pour le compte de tout le
monde, définir, décider, dicter et finalement vivre pour le compte
de tout le monde.
Il ne s'agit pas ici de philosophie, et nous ne disons pas que le
capitalisme bureaucratique est contraire à la nature humaine. Il n'y
a pas de nature humaine ; et quelqu'un pourrait déjà dire que,
précisément pour cette raison, l'homme ne peut pas devenir un objet
et que, par conséquent, le projet capitaliste bureaucratique est
utopique. Mais : même ce raisonnement reste philosophique, donc
abstrait. C'est précisément parce que l'homme n'est pas objet, et
qu'il présente une plasticité presqu'infinie dans la pratique, qu'il
pourrait être transformé en quasi-objet pour de longues périodes,
et l'a été effectivement dans l'histoire. Dans l'ergastulum romain,
dans la mine exploitée par des esclaves enchaînés, dans la galère ou
le camp de concentration, les hommes ont été, des quasi-objets non
certes pour le philosophe ou le moraliste, mais pour leurs maîtres.
Pour le philosophe le regard de l'esclave et sa parole témoigneront
toujours de son humanité indestructible. Mais pour la pratique du
inaitre ces considérations n'ont aucun intérêt : l'esclave est soumis
à sa volonté jusqu'à la limite tracée par les lois de sa nature qui
font qu'il peut s'évader, casser comme un outil ou s'effondrer comme
une bête de somme. Notre point de vue est sociologique et historique:
c'est cette société du capitalisme moderne, pris dans un mouvement
d'auto-transformation accéléré et irréversible qui ne peut pas, même
pour quelques années, transformer ses sujets en quasi-objets, sous
peine de s'effondrer aussitôt. Le cancer. qui la ronge, c'est qu'elle
doit en même temps constamment essayer de réaliser cette trans-
formation.
>
Il est essentiel d'ajouter que, le capitalisme n'échoue pas seule-
ment dans sa tentative de « rationaliser d'après son optique et
ses intérêts, l'ensemble de la société ; il est tout autant incapable
de « rationaliser » les rapports à l'intérieur de la classe dominante.
La bureaucratie veut se présenter comme la rationalité incarnée, mais
cette rationalité n'est qu'un phantasme. Nous ne reviendrons pas ici
sur cette question, qui a déjà été discutée (8). Rappelons simplement
que la bureaucratie s'adjuge une tâche impossible en soi, c'est-à-
dire d'organiser la vie et l'activité des hommes du dehors et à
l'encontre de leurs intérêts ; quo par là, non seulement elle se prive
de leur concours qu'elle est en même temps obligée de solliciter
mais qu'elle suscite leur opposition active ; que cette opposition
se manifeste aussi bien comme refus de coopérer dans la pratique,
que comme refus d'informer la bureaucratie sur ce qui se passe ;
que par conséquent la bureaucratie en est réduite à « planifier »
une réalité, qu'elle ignore matériellement et que, même si elle la
connaissait, elle ne peut la juger adéquatement parce que
optique, ses méthodes, ses catégories mêmes de pensée sont étroite-
ment limitées et finaleinent faussées par sa situation de couche
son
(8) V. Sur le contenu du socialisme, l. c., p. 104 à 116 ; Les
ouvriers contre la bureaucratie, dans le n° 20 de cette revue, p. 139
à 153; Claude Lefort, Le totalitarisme sans Staline, dans le n° 19
de cette revue, p. 46 à 68 ; et la deuxième partie de ce texte, n° 32
de cette revue, p. 102 à 106.
/
exploiteuse et séparée de la société ; qu'elle ne peut « planifier »
qu'au passé, ne voyant: l'avenir que comme la répétition de ce qui
à été à une échelle agrandie et ne pouvant le « dominer » qu'en
essayant de le soumettre à ce qu'elle sait déjà. L'ensemble de ces
contradictions est reporté et reproduit à l'intérieur de l'appareil
bureaucratique lui-même ; l'extension de la bureaucratie fait qu'elle
doit organiser son « travail » en s'appliquant ses propres méthodes,
et donc en créant à l'intérieur de l'appareil bureaucratique une
division entre dirigeants et exécutants qui fait résurgir au sein de
cet appareil la contradiction qui caractérise les rapports de l'appa-
reil avec la société ; loin donc de pouvoir s'unifier, la bureaucratie
est profondément divisée en son intérieur ; cette division s'aggrave
du fait que l'appareil bureaucratique est nécessairement hiérarchisé,
que le sort des individus dépend de leur promotion et que, dans
une société dynamique il n'y a et il ne peut y avoir aucune base
« rationnelle » pouvant régler le problème de la promotion des
individus et de leur place dans l'appareil hiérarchique ; que la lutte
de tous contre tous à l'intérieur de l'appareil aboutit à la formation
de cliques et de clans dont l'activité altère essentiellement le fonc-
tionnement de l'appareil et détruit ses dernières prétentions à la
rationalité ; que l'information à l'intérieur de l'appareil est néces-
sairement cachée ou falsifiée ; que l'appareil ne peut fonctionner
qu'en se donnant des règles fixes et rigides, périodiquement distan-
cées par la réalité et dont la révision signifie une fois sur deux une
crise.
Les facteurs qui déterminent l'échec du capitalisme bureaucra-
itique dans sa tentative d'organiser totalement la société dans se.:
intérêts ne sont donc ni accidentels, ni transitoires. Donnés avec
l'existence même du système capitaliste, ils en expriment les struc-
tures les plus profondes : le caractère contradictoire du rapport
capi iste fondamental ; sa contestation permanente par la lutte
de classe ; la reproduction de ces conflits à l'intérieur même de
l'appareil bureaucratique et l'extériorité de celui-ci par rapport à
la réalité qu'il doit gérer. C'est pourquoi ils ne peuvent être éliminés
par aucune « réforme » du système ; les réformes ne laissent pas
seulement intacte la structure contradictoire de la société, elles en
aggravent l'expression car toute réforme implique une bureaucratie
qui la gère. Le réformisme n'est pas utopique, comme l'ont cru
autrefois les marxistes, parce que des lois économiques empêcheraient
qu’on altère la distribution du produit social (ce qui est faux) ; il
est utopique parce qu'il est toujours et par définition bureaucratique.
Les modifications limitées qu'il veut introduire non seulement ne
touchent jamais au rapport capitaliste fondamental, mais doivent
être administrées par des groupes à part et des institutions ad hoc,
qui automatiquement se séparent des masses et s'opposent à elles.
C'est le capitalisme moderne lui-même qui est réformiste ; tout
réformisme « ouvrier » ne peut être que le collaborateur du capita-
lisme dans la réalisation de ses tendances les plus profondes.
sans
Mais est-ce que, bien qu'incapable de surmonter sa contradiction
fondamentale, ve capitalisme parvient à « organiser » extérieurement
la société pour qu'elle évolue sans à-coups, sans heurts et
crises ? Est-ce que le contrôle bureaucratique et le totalitarisme
parviennent à assurer un fonctionnement cohérent de la société du
point de vue des exploiteurs ? Il suffit de regarder la réalité autour
de soi pour voir qu'il n'en est rien. Infiniment plus consciente et plus,
riche en moyens qu'il y a un siècle, la politique capitaliste échoue
toujours autant face à la réalité sociale moderne. Cet échec se traduit,
d'une façon permanente, par l'énorme gaspillage qui caractérise les
sociétés contemporaines du point de vue même des classes domi-
nantes, par le fait que leurs plans, se réalisent jamais, pour
ainsi dire, qu'à moitié, par leur incapacité de dominer effectivement
le cours de la vie sociale. Mais il se traduit aussi, périodiquement,
ne
66
par les crises de la société établie, que le capitalisme n'est pas
parvenu et ne peut pas parvenir à éliminer. Par crises nous n'en-
tendons pas, ou pas seulement, les crises économiques, mais ces
phases de la vie sociale où un événement quelconque (économique,
politique, social, international) provoque un déséquilibre aigu dans
le fonctionnement courant de la société et met les institutions et
les mécanismes existants dans l'incapacité temporaire de rétablir
l'équilibre. Des crises en ce sens, quelle qu'en soit l'origine, sont
inhérentes à la nature même du système capitaliste, elles expriment
son irrationalité et son incohérence fondamentales. C'est une chose
de constater, par exemple, que le capitalisme peut désormais contenir
les fluctuations de l'économie dans des limites étroites, que donc
ces fluctuations perdent beaucoup de l'importance qu'elles avaient
autrefois. C'en est une autre, à une distance infinie de la première,
que de croire que le capitalisme est devenu capable d'assurer un
développement social cohérent à son propre point de vue, sans heurts
et sans éclatements. Les dimensions et la complexité de la vie sociale
actuelle, mais surtout ses transformations permanentes font qu'un
fonctionnement cohérent de la société ne peut être assuré ni par des
lois naturelles », ni par des réactions spontanées des hommes.
Ce fonctionnement cohérent qui ne faisait pas problème au cours
des étapes précédentes de l'histoire devient une tâche qui doit
être assurée par des institutions, et des activités ad hoc. Le boule-
versement continu de la technique et des rapports économiques et
sociaux, la mise en rapport de secteurs d'activité jusqu'alors éloignés,
l'interdépendance croissante des peuples, des industries, des événe-
ments font que des problèmes nouveaux se présentent constamment,
ou que les solutions appliquées auparavant ne valent plus. La classe
dirigeante est alors objectivement mise en demeure d'organiser une
réponse sociale cohérente à ces problèmes. Or, pour des raisons
qui ont déjà été données, et qui tiennent à la fois à la structure de
classe de la société et à sa propre aliénation comme classe explo-
teuse, il n'y a aucune garantie qu'elle sera en mesure de le faire ;
elle en est incapable, pour ainsi dire, une fois sur deux. Chaque
fois qu'il en est ainsi, une crise au sens précis du terme éclate
économique, politique, internationale ou autre. Chaque crise parti-
culière peut donc apparaître comme « accident » ; mais, dans
un tel système, l'existence d'accidents et leur répétition périodique
(quoique non « régulière ») sont absolument nécessaires. Qu'il
s'agisse d'une récession plus prolongée que d'habitude, ou de la
guerre d'Algérie ; que les noirs ne supportent plus la discrimination
raciale à laquelle de capitalisme américain est incapable de mettre
fin ; que les charbonnages belges cessent d'être rentables du jour
au lendemain et qu'en conséquence on décide de « supprimer »
purement et simplement de la carte économique le Borinage et ses
centaines de milliers d'habitants ou que le gouvernement helge,
pour rationaliser ses finances, crée de ses propres mains une grève
générale d'un million de travailleurs pendant un mois ; * qu'en Alle-
magne de l'Est, en Pologne ou en Hongrie, au moment où la tension
entre les classes se trouve déjà à son maximum et où les lézardes
de l'édifice du pouvoir sont visibles pour tous, la hureaucratie ne
sache faire rien de mieux que de mettre le feu aux poudres par
des actes de provocation contre ces « accidents » non seulement
le système capitaliste n'est pas préservé, il tend à les produire
inéluctablement, sous une forme ou sous une autre. A ces moments,
l'irrationalité profondé du système explose, la cohésion du tissu
social se rompt, et le problème de l'organisation globale de la société
est objectivement posé. S'il est en même temps posé explicitement
dans la conscience des masses travailleuses, leur intervention cons-
ciente peut transformer cet « accident » en révolution sociale. Au
demeurant, ce n'est jamais que de cette façon que les révolutions se
sont produites dans l'histoire, du capitalisme aussi bien que des
régimes précédents, et non point au moment où une imaginaire
un
! .
67
contradictions objectives »
atteignait
son
dynamique des
paroxysme.
VII.
L'étape actuelle de la lutte de classe et la maturation des
conditions du socialisme.
Le capitalisme, privé ou bureaucratique, continuera donc inéluc-
tablement à produire des crises, même s'il ne s'agit plus de dépres-
sions économiques et si personne ne peut en fixer la périodicité. Il
n'est que de considérer la jungle marécageuse où se débattent les
dirigeants de cette société, quļils s'appellent de Gaulle, Kennedy, .
Khrouchtchev ou Macmillan, leur impuissance et l'imbécillité à
laquelle ils sont condamnés dès qu'un problème massif se présente ;
il n'est que de se rappeler les crises, les bouleversements, les tensions,
les effondrements dont son remplies les quinze dernières années
autant et plus que toute autre période historique, pour se convaincre
que l'édifice de la société d'exploitation reste aussi fragile, aussi
branlant
que jamais.
Mais cette constatation à elle seule ne suffit pas à fonder une
perspective révolutionnaire. Depuis quatre ans en France, on a pu
dire à plusieurs occasions que le pouvoir était dans la rue. Mais
dans la rue, il n'y avait personne pour le prendre si ce n'était des
automobilistes préoccupés de sortir des embouteillages. En 1945, le
capitalisme allemand subissait un effondrement absolu. Quelques
années plus tard, il était devenu le plus « florissant » des capitalismes
occidentaux. Une crise de la société est, par son essence même, une
brève période de transition. Si, pendant la phase de dislocation de
l'organisation établie les masses n'interviennent pas, si elles ne
trouvent pas en elles-mêmes la force et la conscience nécessaires
pour instituer
une nouvelle organisation sociale, les ancientes
couches dominantes (ou d'autres formations) se ressaisiront et impo-
seront leur orientation. La société ne peut pas supporter le vide,
pour que la vie puisse continuer un « ordre » quelconque doit
s'instaurer. En l'absence d'une action des masses ouvrant une issue
révolutionnaire, la vie reprendra sur le vieux modèle plus ou moins
amendé selon les circonstances et les besoins de la domination des
exploitateurs. L'évolution de la Pologne après 1956 en offre une
autre illustration (9).
C'est ce que Lénine exprimait en disant': une révolution a lieu
lorsqu'en haut on ne peut plus, et en bas on ne veut plus. Mais
l'expérience des révolutions et des mouvements vaincus depuis
quarante an's montre que, s'agissant d'une révolution socialiste, ces
..conditions - ne sont pas suffisantes. Il faut ajouter : lorsqu'en bas
on ne veut plus et que l'on sait aussi, plus ou moins, ce que l'on
veut. Comme l'ont montré de nombreux exemples et, tout récemment
encore, les grèves belges, il ne suffit pas que le système d'exploi-
tation se trouve en crise, ni que la population s'en mêle ; il faut
une intervention consciente des masses, leur capacité de définir des
objectifs socialistes et de s'orienter pour les réaliser dans une situa-
tion infiniment complexe. En parlant de conscience dans ce contexte
nous n'entendons pas une conscience théorique, un système d'idées
claires et précises existant préalablement à la pratique. La cons-
cience des masses travailleuses se développe dans et par l'action ;
et une révolution est précisément une phase de mutation nucléaire
de l'histoire. Mais cette conscience éminemment pratique des masses
révolutionnaires ne surgit pas à partir du néant ; d'une certaine
façon, ses prémisses doivent avoir été posées pendant la période
précédente. Le problème auquel nous avons à répondre est : les
(9) V. dans le n° 21 de cette revue, Claude Lefort, Retour de
Pologne, p: 15 à 58, et Pierre Chaulieu, La voie polonaise de la
bureaucratisation, p. 59 à 76.
68
conditions d'une conscience socialiste chez le prolétariat continuent-
elles à être données sous le capitalisme moderne ?
Pour répondre à cette question, il n'y a qu'un moyen : examiner
le comportement et les actions des travailleurs dans les pays de
capitalisme moderne, analyser l'étape actuelle de la lutte de classe.
Ce qu'une telle analyse fait apparaître immédiatement, c'est le
contraste extrême qui oppose le comportement du prolétariat dans
la production et son attitude hors de la production, face à la poli-
tique et à la société en général.
Soit un pays comme l'Angleterre. Comme on l'a déjà dit plus
haut, le « plein emploi » y est réalisé depuis la guerre ; les salaires
réels ouvriers augmentent en moyenne'de 2-2,5 % par an ; la sécurité
sociale est beaucoup plus complète qu'en France ; plus de quatre
millions de logements ont été construits depuis 15 ans. Cependant,
pour le désespoir des capitalistes anglais et pour le plus grand
étonnement des sociologues et psychologues industriels les luttes
ouvrières n'ont rien perdu de leur intensité et de leur profondeur,
au contraire. Nous publierons prochainement une étude particulière
sur ce sujet ; pour l'instant, nous résumons les caractéristiques les
plus importantes de ces luttes et du comportement du prolétariat
anglais :
Organisation des luttes et des ouvriers : Il y a les grèves « offi-
cielles » c'est-à-dire déclenchées par décision ou après accord de la
direction syndicale ; même pour ces grèves l'initiative appartient
dans la grande majorité des cas aux ouvriers et à leurs délégués
d'atelier, qui décident de la grève et obtiennent la ratification du
syndicat ; les grèves vraiment décidées par la direction syndicale
ne concernent que les grandes batailles rangées de toute une corpo-
ration, au demeurant assez rares. Mais de plus en plus souvent on
observe des grèves « inofficielles », qui n'ont pas reçu l'approbation
de la direction syndicale ou sont faites contre son opposition
formelle. Elles ne sont pas pour cela inorganisées, tout au contraire.
Un grand rôle dans leur organisation, comme d'ailleurs dans toute
la vie ouvrière dans l'entreprise, est joué par les délégués d'atelier,
les shop-stewards, qui ne sont nullement
en France
ailleurs, des instruments de la bureaucratie syndicale ou ses otages,
mais des représentants authentiques des ouvriers, élus, et révocables.
Membres du syndicat, comme tout le monde en Angleterre, les shop-
stewards n'en acceptent pas pour autant les directives, et très souvent
ils s'y opposent, sans que jamais le syndicat ose les sanctionner ;
il n'y a pas d'exemple qu’un syndicat ait refusé d'accorder à un
shop-steward élu par les ouvriers les « lettres de créance » (creden-
tials) qui garantissent son statut à l'égard du patron. Les shop:
stewards sont organisés de façon autonome à l'égard du syndicat
(et pour cause, car en Angleterre il n'y a que des syndicats de corps
de métier; et pas de syndicats d'industrie et les travailleurs d'une
usine peuvent facilement appartenir à trente syndicats différents ;
cette particularité a sans doute favorisé l'indépendance des shop-
stewards à l'égard des syndicats) ; il y a une réunion régulière des
shop-stewards de chaque usine (généralement hebdomadaire), dont le
comité a des activités et des ressources propres (provenant de contri-
butions des ouvriers, de loteries, etc.) ; il y a également des comités
de shop-stewards de toutes les entreprises d'un district, et des comités
nationaux par industrie. D'autre part, les grèves « inofficielles »
comme aussi presque toutes les grèves « officielles » limitées à une
entreprise, sont toujours décidées par des assemblées générales des
ouvriers concernés, et ne sont jamais terminées à moins qu'une
réunion générale des grévistes, n'ait décidé ainsi par un vote.
Revendications : On peut montrer statistiquement que les reven-
dications économiques au sens strict sont à l'origine d'une proportion
décroissante des grèves ; les revendications qui, de plus en plus
fréquemment, provoquent des grèves concernent les conditions de
comme
ou
*
69
ou
un
production au sens le plus général (périodes de repos, chronométrage
et cadences, conséquences de changements de machines de.
méthodes de production, etc.) et les conditions d'embauche et de
licenciement ; très souvent également des grèves sont déclenchées par
solidarité avec d'autres, ouvriers en grève (10).
Combativité et solidarité des (uvriers : Il n'y a pratiquement
jamais de grève sans piquet de grève. Fréquemment, lorsqu'une
catégorie d'ouvriers de l'usine est 'en grève. d'autres catégories ou
même l'ensemble se mettent en grève pour les soutenir ; les produits
qui sortent d'une usine en grève, ou les matières ou pièces qui lui
sont destinées, sont déclarés « noirs » ce qui équivaut à une inter-
diction pour les ouvriers des autres usines ou des transports de les
manipuler. Il y a toujours des collectes importantes de solidarité
parmi les autres usines de la région.
Atmosphère générale : Il est impossible de rendre, dans
l'ésumé schématique, le climat qui se dégage des descriptions détail-
lées ou de récits de camarades anglais sur la lutte ou simplement la
vie dans les usines. Une solidarité complète entre les ouvriers se
manifeste constamment ; une contestation presque permanente du
pouvoir de la direction et de la maîtrise se fait jour à propos des
mille événements de la vie quotidienne de l'entreprise.
Ces traits, qui valent en gros pour toute l'industrie anglaise,
apparaissent avec une netteté extrême, dans certains secteurs indus-
triels très importants et par ailleurs' très divers (mines, automobile
et industrie mécanique, chantiers navals, dockers, ouvriers des trans-
ports entre autres). Nous ne disons pas que la situation à cet égard
est identique dans toutes les usines anglaises, à tout moment, mais
que les traits résumés plus haut définissent la tendance typique des
formes les plus évoluées de la lutte de classe dans un pays de
capitalisme moderne. Et cette conclusion est corroborée par ce qui
se passe aux Etats-Unis (11).
(10) Nous, avons parlé à plusieurs reprises dans cette revue des
grèves en Angleterre et aux Etats-Unis, et des shop stewards (n"s 18.
19, 26, 29, 30, 32). Citons encore un cas « extrême », celui des usines
Briggs à Dagenham (appartenant à la Ford unglaise) où il y a eu
289 arrêts de travail entre février 1954 mai 1955 et 234 arrêts de
travail entre août 1955 et mars 1957, arrêts dans leur grande majo-
rité « inofficiels » et allant de quelques heures à plusieurs jours.
Pratiquement tous ces arrêts ont exprimé des conflits sur les condi-
tions de production et de vie à l'usine : fourniture de vêtements de
travail ; congestion des couloirs de communication et murvaise manne-
tention ; mesures de sécurité ; chauffage et ventilation : c: nvenances
des ouvriers dans les décisions concernant l'emplacement des machi-
nes ; politique du personnel el licenciements, en particulier de vieur
ouvriers ; accélération des cadences ; chronométrages, en particulier
en liaison avec les licenciements ; standardisation des pièces et des
méthodes de travail ; travail de nuit ; altération de la compʻsition
des équipes sans consultation préalable des shop-stewards ; attitude
provocante de la maîtrise ; attitude de la direction face aux syndicats
et aux délégués ouvriers. V. le rapport officiel de Lord Cameron,
Report of a Court of Inquiry... Londres HMSO, Cmnd 131, 1957.
Quoique extrême, le cas de Briggs est néanmoins typique en ce sens
qu'on y voit en condensé la situation éparse dans toute l'industrie
britannique. La même chrse vaut pour l'Angleterre dans son ensemble
par rapport (nur autres pay capitalistes modernes : on y voit en
agrandissement ce qui se passe partout, et surtout, ce qui se passera
de plus en plus partout. Se concentrer sur l'expérience anglaise
aujourd'hui ne diffère pas de ce qu'était se concentrer sur celle de
la Commune après 1871 ou de la Russie après 1917.
(11) Les plus grandes luttes ouvrières des dernières années aux
Etats-Unis ont eu lieu sur les conditions de travail et de vie dans
l'entreprise : la révolte des ouvriers de l'automobile en 1955 contre
la bureaucratie syndicale du C.1.0. (v. le n° 18 de cette revue, p. 48
& 60); la grève de l'acier de 1959-60 (v. les nos 29, p. 111, et 30,
p. 94 à 96, de cette revue) ; enfin les grèves de l'automobile en
70
Cette situation n'empêche pas pourtant le prolétariat anglais,
comme le prolétariat scandinave ou, encore plus, américain, d'être
complètement inactif sur le plan politique. On pourrait soutenir que
les ouvriers anglais, comme les ouvriers suédois, danois ou norvé-
giens, en appuyant le parti travailliste ou social-démocrate, expriment
des aspirations politiques qui coïncident avec la politique de ces
partis, c'est-à-dire sont essentiellement réformistes. Mais c'est là une
idée superficielle. On ne peut pas considérer comme deux faits isolés
et sans rapport que ces mêmes ouvriers anglais, si intraitables devant
le patron et si actifs comme groupe social dans l'entreprise, ont
comme seule activité politique de voter Labour lors des élections
générales, une fois tous les cinq ans. Lorsqu'on sait ce qu'est actuel-
lement le Labour Party, qu'il est impossible de trouver dans son
programme (théorique ou réel) des différences radicales avec le parti
conservateur, et que sur toutes les questions essentielles qui se sont
posées depuis dix ans il aurait agi exactement comme celui-ci ;
lorsqu'on sait qu'en Suède ou en Norvège les partis réformistes sont
au gouvernement depuis seize ans ou plus mais que si les partis
conservateurs ou libéraux y retournaient, ils ne pourraient ni ne
voudraient rien changer aux « réformes » réalisées, on est obligé
d'attribuer une autre signification à ce soutien électoral. Ce sont
des votes de moindre mal, dont le sens s'éclaire par l'indifférence
totale manifestée par la population en général, et par la classe
ouvrière en particulier, à l'égard des partis politiques et de leur
« activité », même et y compris en période électorale. Les gens se
dérangent encore pour mettre leur bulletin dans l'urne, mais guère
pour assister aux réunions, encore moins pour prendre part aux
campagnes électorales. Si maintenant on considère qu'il n'y a rien
de fondamentalement inacceptable pour le capitalisme dans le
programme travailliste ou dans le pouvoir des partis socialistes
scandinaves, que le réformisme contemporain n'est qu'une autre
manière de gérer le système capitaliste et finalement de le préserver,
la signification de l'attitude politique des ouvriers dans les pays
modernes apparaît clairement : le prolétariat ne s'exprime plus
comme classe sur le plan politique, il n'affirme plus une volonté
de transformer ou même d'orienter la société dans un sens qui lui
soit propre, il agit tout au plus sur ce terrain, comme un « groupe
de pression » de plus.
Cette disparition de l'activité politique, et plus généralement ce
que nous avons appelé la privatisation n’est pas propre à la classe
ouvrière ; elle est un phénomène général, que l'on constate chez
toutes les catégories de la population et qui exprime la crise
profonde de la société contemporaine. Envers rigoureux de la
bureaucratisation, elle manifeste l’agonie des institutions sociales et
politiques qui, après avoir rejeté la population, sont maintenant
rejetées par elle. Elle est le signe de l'impuissance des hommes
devant l'énorme machinerie sociale qu'ils ont créée et qu'ils n'arri-
vent plus ni à comprendre, ni à dominer. la condamnation radicale
de cette machinerie. Elle exprime la décomposition des valeurs, des
significations sociales et des communautés. De même que dans la
production on constate la contradiction entre d'un côté, l'extrême
collectivisation du travail, l'interdépendance croissante des activités
productives des travailleurs et, d'un autre côté, l'organisation du
travail par la bureaucratie qui traite chaque ouvrier comme
unité séparée des autres ; de même à l'échelle de la société, on voit
actuellement poussée jusqu'à la limite la contradiction entre la
une
automne 1961, où l'accord péniblement atteint entre la direction et
les chefs syndicaux a été remis en question parce que ceux-ci avaient
« oublié » les « problèmes locuux », c'est-à-dire des conditions de
travail : une explosion de grèves sauvages, qui ont duré quinze jours,
les a rappelés à la réalité et les ouvriers ont obtenu en gros ce qu'ils
demanduient.
71
socialisation 'totale des individus, leur dépendance extrême à l'égard
de la société nationale et inondiale ; et l'atomisation de la vie,
l'impossibilité d'intégrer les individus au-delà du cercle étroit de la
famille - qui se désintègre elle-même d'ailleurs de plus en plus, La
différence et elle est immense, c'est que dans la production,
les travailleurs essaient constamment de trouver une issue positive
à cette contradiction; en combattant à la fois l'organisation bureau-
cratique du travail et l'atomisation qu'elle leur fait subir, ils cons-
tituent des groupes informels de travail et de lutte (12) ; aussi
déchirée, conflictuelle, constamment en danger, détruite et renaissante
qu'elle soit, la communauté des travailleurs d'un atelier ou d'une
entreprise existe toujours comme tendance et manifeste que le capi-
talisme ne parvient à détruire ni l'activité de classe, ni la socia-
lisation positive des travailleurs sur le plan de la production. C'est
qu'elles sont constamment suscitées par la structure mêmc. du
capitalisme qui oblige l'ouvrier à s'opposer à l'organisation imposée
du travail, à la fois pour se sauver lui-même et pour arriver à
produire. Cette lutte nourrit constamment la socialisation des
travailleurs qui la renforce en retour, et tous les efforts du capi-
talisme (hiérarchisation, sélection du personnel, discriminations
injustifiées, bouleversements périodiques des équipes de travail, etc.),
n'arrivent et n'arriveront jamais à entamer ni l'une ni l'autre. Au
contraire, la modernisation du capitalisme donne à la lutte dans
la production une intensité croissante et un contenu plus profond.
D'abord, l'évolution de la technique et de l'organisation de la
production pose d'une façon toujours plus aiguë le problème de la
participation effective de l'homme à son travail. Ensuite, au fur et
à mesure que les autres problèmes qui préoccupaient précédemment
la classe ouvrière perdent leur acuité vitale, que le chantage à la
famine et au chômage devient impossible, la question de son sort
dans la production devient pour le travailleur la question vitale. On
peut accepter n'importe quel travail et n'importe quel régime,
lorsqu'on a faim et que des milliers de chômeurs attendent à la
porte ; il n'en est plus de même actuellement. La lutte des ouvriers
cesse alors, comme on l'a vu sur l'exemple de l'Angleterre, d'être
une lutte étroitement économique, elle vise l'asservissement et
Valiénation de l'ouvrier en tant que producteur, son asservissement
à la direction de l'entreprise et sa dépendance des fluctuations du
marché de la main-d'æuvre. Quelle que soit la « conscience expli-
cite » des ouvriers anglais, leur comportement effectif aussi bien
dans la vie quotidienne de l'usine que lors des grèves « inofficielles »
- pose implicitement la question : qui est le maître dans l'entreprise,
donc, même si c'est sous une forme embryonnaire et fragmentaire,
le problèine de la gestion de la production. La collectivité ouvrière
y apparaît agissant dans l'unité et la cohésion, et fait surgir d'elle-
même, avec les shop-stewards, une forme d'organisation incarnant
la démocratie et l'efficacité prolétariennes.
Mais rien d'équivalant n'existe sur le plan de la société. La
crise du capitalisme a atteint lè stade où elle devient une crise de
la socialisation comme telle, et elle affecte le proletariat tout autant
que les autres couches. Les modes d'activité collectifs, quels qu'ils
soient, s'effondrent, sont vidés de leur conténu, il n'en subsiste que
les carcasses bureaucratisées. Ce n'est pas seulement vrai pour les
activités politiques ou autres qui visent une fin précise ; ça l'est
également pour les activités désintéressées. 'La fête, par exemple,
création immémoriale de l'humanité, tend à disparaître des sociétés
modernes comme phénomène social ; elle n'y apparaît plus que
spectacle, agglomération matérielle d'individus qui
communiquent plus positivement entre eux, et ne coexistent que par
leurs relations juxtaposées, anonymes et passives, à un pôle qui est
comme
ne
(12) V. Sur le contenu du socialisme, 1. c., p. 99 à 104, 120 à 125.
72
-
seul actif et dont la fonction est de faire existêr la fête pour tous
les assistants. Le spectacle, perfomance d'un individu ou d'un groupe
spécialisé devant le public impersonnel et transitoire, devient ainsi
le modèle de la socialisation contemporaine, dans laquelle chacun
est passif relativement à la communauté et ne perçoit plus autrui
comme sujet possible d'échange, de communication et de coopération,
mais comme corps inerte limitant ses propres mouvements. Et ce
n'est nullement accidentel que les observateurs des grèves en Wal-
lonie, en Janvier 1961, aient été tellement frappés par l'aspect
proprement de fête que présentait le pays et le comportement de
gens pourtant plongés dans une lutte dure et dans le besoin : les
immenses difficultés matérielles étaient dépassées par la résurrec-
tion d'une vraie société, d'une vraie communauté, par le fait que
chacun existait positivement avec et pour les autres. Ce n'est que
dans les éruptions de la lutte de classes que peut désormais revivre
ce qui est définitivement mort dans la société instituée : une passion
commune des hommes qui devient source d'action et non de passivité,
une émotion qui renvoie non à la stupeur et à l'isolément mais à
une communauté qui agit pour transformer ce qui est (13).
en
La disparition de l'activité politique parmi les ouvriers est le
résultat à la fois et la condition de l'évolution du capitalisme que
nous avons décrite. Le mouvement ouvrier, en transformant le capi-
talisme, était retour transformé par lui, les organisations
ouvrières ont été intégrées dans le système d'institutions de la
société établie, en même temps qu'assimilées dans leur substance
par elle ; leurs objectifs, leurs modes d'action, leurs formes d'orga-
nisation, leurs rapports avec les travailleurs se sont modelés à
un degré croissant sur les prototypes capitalistes. Sans pouvoir
ici reprendre l'analyse de ce processus historique (14), nous voulons
montrer comment ses résultats conditionnent aujourd'hui d'une façon
perpétuellement renouvelée le retrait des travailleurs de l'activité
politique.
La bureaucratisation des organisations chasse les ouvriers de
l'action collective. Elle commence comme acceptation par les ouvriers
d'un corps stable de dirigeants et délégation permanente de pouvoirs
à ce corps ; elle aboutit à la constitution de couches bureaucratiques
dans les organisations politiques et syndicales, qui, les gérant comme
une direction capitaliste gère une usine ou l'Etat, se retrouvent
rapidement devant la même contradiction qu'elle : comment obtenir
à la fois la participation et l'exclusion des gens. Contradiction
insoluble, qui aboutit ici à des effets beaucoup plus dévastateurs
que dans la production, car pour vivre il faut manger, mais il n'est
pas indispensable de faire de la politique. C'est du reste ce qui
explique que le retrait des ouvriers soit moindre par rapport aux
syndicats que par rapport aux partis ; les syndicats peuvent encore
apparaitre comme ayant un rapport avec le pain quotidien.
C'est là le résultat de la bureaucratisation des formes d'organi-
sation, des modes d'action et des rapports avec les travailleurs. Mais
l'effet de la dégénérescence idéologique proprement dite est tout
aussi important. Il n'y a plus d'idéologie révolutionnaire ou même
(13) Le lecteur. (ura compris que dans tout ce qui précède nous
ne parlons pas de la socialisation comme d'un concept formel, mais,
en référence au contenu de la socialisation. Le sociologue qui, sous
prétexte qu’une salle de cinéma et une séance d'un Conseil ouvrier
représentent toutes les deux des modes de socialisation, refuse de
voir l'opposition absolue du type d'intégration sociale que ces deux
niodes représentent et la différence de leurs effets sur la dynamique
de la société considérée, montre seulement à quel degré de vide et
de gratuité peut arriver une « science » de plus en plus formaliste.
(14) V., dans le n° 27 de cette revue, Frolétariat et organisation,
p. 62 à 74.
73
cas
comme
simplement ouvrière, comme idéologie présente à l'échelle de la
société (et non pas seulement cultivée dans les sectes). Ce que les
organisations « ouvrières » proposent (lorsqu'elles proposent autre
chose que des combines électorales et parlementaires) ne diffère pas
essentiellement de ce que le capitalisme lui-même propose, en partie
réalise, en tout tolère : augmentation de la consommation
matérielle et de « loisirs » vides de tout contenu ; hiérarchie et
promotion selon le mérite ; élimination des « irrationalités » exté-
rieures dans l'organisation de la société toutes valeurs essentielle-
ment capitalistes. Le mouvement ouvrier avait commencé de manière
radicalement différente, s'il ne se désintéressait pas des objectifs
partiels. Il avait commencé comme projet et promesse de transfor-
mation radicale des rapports entre les hommes, d'instauration
d'égalité et de reconnaissance réciproques, de suppression des chefs,
de liberté réelle. Tout cela maintenant a disparu, même
démagogie ; les organisations « ouvrières » prétendent que leur
pouvoir pourrait augmenter plus rapidement la production et la
consommation, réduire davantage la durée du travail ou répandre
plus largement l'éducation actuelle en somme réaliser mieux et
plus vite que le capitalisme les objectifs capitalistes. La production
russe croît plus vite que la production américaine, les sputniks
russes sont plus gros et vont plus loin que les sputniks américains,
et voilà. Nous ne disons pas que les ouvriers conservent par devers
eux l'image pure et inaltérée de la société socialiste, la comparent
avec le programme de la SF.1.0. ou du P.C. et en concluent qu'ils
ne veulent pas soutenir ces partis. Dans une très forte mesure, les
objectifs capitalistes ont pénétré à nouveau le prolétariat. Mais
précisément, leur réalisation n'exige pas une action ou une parti-
cipation différente de celle que demande un parti bourgeois, un
appui électoral suffit , et inversement, ils ne peuvent susciter chez
les gens qu'une participation de type électoral (15).
Il y a donc, dans l’apathie politique des travailleurs, la conver-
gence de deux processus. Aliénée et opprimée comme toujours, ou
plutôt comme jamais, dans la production, la classe ouvrière lutte
contre sa condition et conteste la domination de la direction capi-
taliste dans l'entreprise. Mais elle ne parvient plus à donner à cette
lutte un prolongement à l'échelle de la société, parce qu'elle n'y
rencontre plus aucune organisation, aucune idée, aucune perspective
qui se distinguent de l'infâmie capitaliste, aucun mouvement qui
symbolise l'espoir de nouveaux rapports entre les hommes. Il est
alors naturel qu'elle se tourne vers des compensations ou des solu-
tions privées, et qu'elle rencontre là un capitalisme qui se prête de
plus en plus à cette compensation. Comme on l'a vu (16), ce n'est
pas en effet accidentel que dans l'effondrement des valeurs, la seule
valeur qui subsiste soit la valeur « privée » par excellence, celle de
la consommation (17), et que le capitalisme l'exploite frénétiquement.
russes.
(15) Celu vaut encore plus, quoique d'une autre façon, pour les
sympathisants communistes. Pour eux il s'agit que la Russie parvienne
à « rattraper et dépasser les Etats-Unis » et cet objectif n'a nulle-
ment besoin de leur action ou participation, sa réalisation passe par
l'exécution des Plans de cinq ou vingt ans ; de même savent-ils que
finalement la victoire. mondiale de ce « socialisme » ne dépend pas
de ce qu'ils ſeront, mais de la quantité et de la qualité des fusées
(16) Dans les deux pi lières parties de ce texte, n°8 31 et 32 de
cette revue.
(17) Encore une fois, nous n'oublions pas que rien ne peut être
consommé qui ne vienne de la société et ne renvoie à elle, qui ne
présuppose pour être acquis comme pour être produit une activité
sociale, qui ne pose implicitement le problème de la société. Le spectá-
teur de TV isolé chez lui est projeté sur le monde dès qu'il tourne
le bouton ; l'automobiliste immobilisé dans un embouteillage est
littéralement noyé dans un océan d'individus et d'objets sociaux.
Mais avec ces individus et ces objets il n'a pas de rapport positif.
74
C'est ainsi que, avec une sécurité relative de l'emploi, un « niveau
de vie » croissant, l'illusion ou la chance faible de la promotion,
les travailleurs comme les autres individus, essayent de fabriquer
un sens à leur vie avec la consommation et les loisirs.
C'est cela, l'étape actuellement atteinte par la lutte de classe
dans les sociétés modernes. Et la question à laquelle nous devons
répondre, est : cette situation infirme-t-elle ou, au contraire, corro-
bore-t-elle la perspective révolutionnaire ? Dans la terminologie
traditionnelle, le capitalisme moderne continue-t-il ou non à pro-
duire les conditions d'une révolution socialiste ?
Le mouvement révolutionnaire moderne n'est pas un mouvement
de réforme morale qui, s'adressant à l'intériorité d'un homme
éternel, l'appelle à réaliser un monde meilleur. Il s'est, depuis Marx
et en ceci tout révolutionnaire digne de ce nom restera toujours
marxiste appuyé sur une analyse de l'histoire et de la société
montrant que la lutte d'une classe d'hommes dans la société capi-
taliste, la classe ouvrière, ne peut atteindre son objet qu'en abolis-
sant cette société ct, avec elle, les classes, qu'en instaurant une
nouvelle société supprimant l'exploitation et l'aliénation sociale de
l'homme (18). La question du socialisme ne pouvait être vraiment
posée que dans une société capitaliste, et ne pourra être résolue
qu'en fonction d’un développement qui a lieu dans cette société. Mais
cette idée capitale a été, très tôt dans le marxisme, obscurcie puis
enfouie sous une mythologic des « conditions objectives de la révo-
lution socialiste » qu'il importe de détruire.
La « maturation des conditions objectives du socialisme » a
été vue traditionnellement comme un degré de développement suffi-
sant des forces de production matérielles. Ceci parce que «
société ne disparaît jamais avant d'avoir épuisé ses possibilités de
développement » ; parce qu'on ne saurait bâtir le socialisme sur une
base de misère matérielle ; parce qu'enfin, par le développement des
forces productives, les contradictions « objectives » de l'économie
capitaliste devaient être amenées à un paroxysn'e entraînant soit
un effondrement soit une crise permanente du système.
Il faut radicalement éliminer ce genre de considérations et la
méthodologie qui les produit. Il n'y a pas de niveau de développe-
ment de la production en deçà duquel la révolution socialiste serait
condamnée à échouer, au-delà duquel elle serait assurée de réussir.
Aussi élevé soit-il, le niveau des forces productives ne garantira
jamais qu'une révolution ne dégénérera pas en l'absence du facteur
central, l'activité permanente et totale du prolétariat pour trans-
former la vic sociale. Quel est le fou qui dirait que la révolution
socialiste est trois fois plus mûre aux Etats-Unis qu'en Europe
occidentale, parce que la production par habitant y est trois fois
plus élevée ? S'il est incontestable qu'on ne saurait bâtir le socia-
lisme sur la misère, il faut également comprendre que jamais une
société d'exploitation ne créera une abondance suffisante pour abolir
ou même atténụer les antagonismes entre individus et groupes. La
même mentalité mécaniste pour laquelle il y avait un niveau de
consommation rigide du travailleur sous le capitalisme, faisait croire
à l'existence d'un niveau définissable de saturation des besoins, et
que la « guerre de tous contre tous » s'atténuerait au fur et à mesure
unc
(18) Il ne s'agit pas supprimer l'histoire et lu condition humaine,
tout conflit et tout malheur, mais ces formes précises d'asservissement
de l'homme à l'homme ou à ses propres créations qui s'appellent
l'exploitation, la hiérarchie, l'absurdité du travail, l'inertie et l'opacité
des institutions.
75
une
que l'on s'en approcherait (19). Mais le capitalisme se développant
développe aussi nécessairement les besoins et l’antagonisme autour
des biens matériels est incomparablement plus grand dans
société moderne que dans un village africain primitif. Ce n'est pas
l'existence d'une plus ou moins grande abondance de biens matériels,
mais une attitude différente du prolétariat face au problème de la
consommation qui permet de dépasser cet antagonisme et cette
attitude différente se réalise toujours lorsque le prolétariat entre
en action pour transformer la société, car elle n'est qu'un des aspects
de la rupture avec l'ordre des choses précédant.
un
ou
une
ce
Tout autant faut-il éliminer l'idée que la maturation des condi-
tions' du socialisme consiste en
accroissement
« intensification » des contradictions objectives (c'est-à-dire indépen-
dantes de l'action des classes ou déterminant inéluctablement cette
action) du capitalisme. Nous avons montré dans la première partie
de ce texte que toute dynamique économique des « contradictions
objectives » était imaginaire. Ajoutons qu'elle est, du point de vue
de la perspective révolutionnaire, superflue. Les ridicules expressions
de -« contradictions constamment croissantes », de « crises toujours
plus profondes » doivent être reléguées à la phonothèque des incan-
tations staliniennes. Les contradiction's ne peuvent pas être crois-
santes, car ne sont pas des” topinambours. Et il est difficile
d'imaginer des crises objectives : « plus profondes » que celles des
Etats-Unis et de l'Europe en 1933, ou de l'Allemagne et de toute
l'Europe continentale en 1945 ; la dislocation de la société établie
était alors totale. En quoi consistera donc une crise « plus profonde »
dans l'avenir, en la réapparition de l'anthropophagie ? La question
n'est pas de savoir si des « crises toujours plus profondes » auront
lieu à l'avenir des crises aussi profondes que possible ont eu
lieu et continueront d'avoir lieu aussi longtemps que dure le capita-
lisme mais si ce facteur dont l'absence n'a pas permis la trans-
formation révolutionnaire de ces crises par le passé, l'intervention
consciente du prolétariat, aura lieu et pourquoi. Il n'y a qu'une
condition du socialisme, qui n'est ni « objective », ni « subjective »,
mais historique, c'est l'existence du prolétariat comme classe qui
dans sa lutte se développe comme porteur d'un projet socialiste.
Far là nous ne voulons pas dire que le capitalisme reste le
même par rapport aux possibilités révolutionnaires, que son évolu-
tion « objective » est indifférente puisque de toute façon elle
produira des crises, et qu'en 1961. comme en 1871 la question reste
la même : le prolétariat sera-t-il capable d'intervenir et d'aller
jusqu'au bout ? Cette vue intemporelle, cette analyse des essences
révolutionnaires n'a rien à voir avec ce que nous disons, déjà pour
cette premiére raison massive : il n'y a pas de révolution sans prolé-
tariat, et le prolétariat est un produit du développement capitaliste.
C'est le mouvement même du capitalisme qui prolétarisant la
société étend et ici il s'agit bel et bien du sens quantitatif du
mot - la base d'une révolution socialiste, parce qu'il multiplie et
rend finalement majoritaire dans la société une masse de travail-
(19) Trotsky disait que dans une famille aisée on ne se dispute
pas pour la confiture: Image fallacieuse, parce que dans les familles
riches on se dispute et même on s'assasine pour d'autres espèces de
confiture, et plutôt plus que dans les familles pauvres. Tous les
raisonnements de Trotsky dans ce domaine ont été influencé outre
mesure quoique de façon compréhensible, par l'expérience de misère
et de famine en Russie en 1917 et 1923 Cette erpérience n'est nulle-
ment typique. Nous ne disons pus que le socialisme est une affaire
de conversion intérieure, mais que l'attitude des hommes devant la
répartition des biens et les besoins sont des faits culturels, sociaux
et historiques.
76
son
leurs salariés, parcellaires, exploités et aliénés. Deuxièmement
parce que la façon dont le système d'exploitation est vécu et
critiqué par un prolétaire (serait-il employé de bureau et
niveau de vie serait-il croissant) est radicalement différente
de celle d'un paysan pauvre. Que les contradictions économiques
d'un capitalisme archaïque fassent mourir de faim le paysan
pauvre, celui-ci ne se rapproche pas pour autant du socialisme ;
inais le salarié moderne d'une grande entreprise, pour autant qu'il
fasse l'expérience de l'exploitation et de l'oppression dans le travail,
ne peut en tirer que des conclusions sur le besoin d'une réorgani-
sation socialiste de la production et de la société. Entre le paysan
pauvre et le socialisme il y a pour ainsi dire une infinité de solutions
fausses ; entre le salarié moderne et le socialisme, aucune (en dehors
des solutions individuelles, qui ne le sont pas pour la classe). Pour
le prolétariat russe en 1917, la paysannerie a été un immense bélier
dont le poids a permis d'abattre le tsarisme mais a par la suite
terriblement alourdi et encombré le cours de la révolution. Il n'y
a pas de commune mesure à cet égard entre la situation russe en
1917 et la situation américaine, européenne ou russe aujourd'hui,
précisément parce que l'évolution du capitalisme a créé dans ces
sociétés une immense majorité de salariés pour laquelle, lorsqu'elle
sortira de son inaction, seules les solutions socialistes paraîtront
possibles. Le prolétariat seul est une classe révolutionnaire, car
pour lui seul est posé en termes d'existence quotidienne le problème
central du socialisme, le sort de l'homme dans la production.
Enfin, parce que la concentration capitaliste fournit les linéaments
d'une organisation collective de la société et que son évolution
renvoie constamment les hommes au problème de son organisation
globale. De par sa structure objective le capitalisme actuel fait
voir à chacun, dans son travail et dans sa vie, son problème comme
celui de la suppression de l'aliénation, de la division entre dirigeants
et exécutants et lui fait voir aussi immédiatement le problème
de la société comme étant de même nature, précisément parce qu'il
tend à transformer la société en une immense entreprise bureau-
cratique. Plus l'organisation bureaucratique du capitalisme s'étend
et recouvre la société, plus tous les conflits tendent à se modeler
sur la contradiction fondamentale du système. L'expérience de la
société tend ainsi à s'unifier, c'est le même conflit qui est vécu par
tous et partout comme leur destin quotidien. Le développement
même du capitalisme démolit les fondements « objectifs de
l'existence d'une classe dirigeante, à la fois techniquement (toute
bureaucratie planificatrice peut d'ores et déjà être remplacée par
des calculatrices électroniques) et socialement (en dévoilant le rôle
proprement négatif des dirigeants aux yeux des exécutants) ; il fait
naître une exigence de gestion rationnelle de la société qu'il.contre-
carre constamment par ses actes, enfin il fournit de plus en plus
les éléments des solutions socialistes futures.
Mais nous disons bien qu'aucun de ces facteurs n'a de signifi-
cation positive par lui-même, indépendamment de l'action des
hommes, car ils sont tous contradictoires ou' ambivalents, comme
on. voudia dire. La prolétarisation de la société s'accompagne de
son hiérarchisation et ne signifie pas, comme l'avait cru Marx,
qu'une poignée de super-capitalistes se trouvera un jour isolée au
milieu d'un océan de prolétaires. L'évolution technique qui donne-
rait d'immenses possibilités à un pouvoir révolutionnaire fournit
entre temps aux capitalistes des moyens de violence ou d'emprise
subtile sur la société dépassant tout ce qu'on avait pu imaginer.
La diffusion du savoir technologique va de pair avec ce que Ph.
Guillaume a appelé un néo-alphabétisme effrayant. Le développement
du capitalisme est aussi, on la longuement dit, un développement
de la consommation qui apparaît pendant toute une période aux
exploités comme une solution de rechange. La crise des valeurs 'rend
la société capitaliste presqu'ingouvernable, mais dans cette crise
77
sont aussi entraînées les valeurs, les idées et les organisations
qu'avait fait naître le prolétariat. Bréf : une révolution victorieuse
a eu lieu en Russie en. 1917, elle n'a pas eu lieu depuis dans des
pays beaucoup plus avancés. Les révolutionnaires ne possèdent pas
de capital placé à la Banque de l'Histoire qui s'accumulerait à
intérêts composés.
S'il y a donc une maturation des conditions du socialisme, elle
ne peut jamais être une maturation de conditions « objectives »,
car les conditions purement objectives par elles-mêmes n'ont pas
de signification définie. Elle ne peut être qu'une progression d'une
autre nature. Et cette progression on la constate bien lorsqu'on
considère la succession des révolutions ouvrières. C'est la courbe
ascendante qui relie les sommets des actions prolétariennes, de 1848
à 1871, à 1917 et à 1956. Ce qui était à Paris en 1848 la revendication
vague d'une égalité économique et sociale devient en 1917 l'expro..
priation des capitalistes ; et cet objectif négatif et encore indéterminé
est décanté en fonction de l'expérience ultérieure et remplacé, lors
de la révolution hongroise en 1956, par l'exigence positive de la
domination des producteurs sur la production, de la gestion ouvrière.
La forme du pouvoir politique de la classe se précise, de la Commune
de 1871 aux Soviets de 1917 et de ceux-ci au réseau de Conseils
d'entreprise de 1956.
Il y a donc un processus, interrompu et contradictoire certes,
mais positif, qui n'est pas « objectif » en ce sens qu'il n'est rien
d'autre que le développement du sens incarné de l'action ouvrière.
Mais ce n'est pas non plus fun processus simplement « subjectif »
de formation et d'éducation des ouvriers à travers les péripéties de
leur action. Il n'y a pas d'expérience qui sédimente dans la classe
ouvrière en un sens effectif, il n'y a pas de mémoire du prolétariat
car il n'y a pas de « conscience du prolétariat » autrement que
comme expression métaphorique (20). Et même chez les ouvriers
individuels, dans les périodes qui séparent deux phases révolution-
naires, on chercherait la plupart du temps en vain la mémoire claire
des événements, leur élaboration consciente, la préparation apparente
d'une nouvelle définition des objectifs et des moyens ; on ne trou-
vera généralement que confusion, apathie et souvent résurgence
d'idées réactionnaires.
Comment se fait donc cette progression ? En partie certes par
un apprentissage ou une expérience consciente chez certains éléments
dont nous sommes loin de vouloir minimiser le rôle, qui est
après tout celui des révolutionnaires. Mais cette expérience d'une
K avant-garde », qui jouera le rôle de catalyseur au départ de la
nouvelle pharė d'activité ouvrière (21) si en même temps la masse
"ouvrière ne devenait pas plus apto ne serait-ce qu'à accepter les
(20) La théorie d'une « éducation » des ouvriers à travers les
échecs d'une direction bureaucratique, qui soustend les idées de
Trotsky pendant les années 1930, n'a qu'une portée très limitée ; elle
ne vaut qu'à l'intérieur d'une phase révolutionnaire (il est vrai qu'il
y a eu apprentissage des masses de Pétrograd de février à octobre
1917), ou pour une minorité ouvrière. Autrement, des travailleurs
français qui ont vécu 1936, combien aujourd'hui en tirent les
« leçons » qu’une organisation révolutionnaire en tirerait ? Si l'on
considère comme expérience l'expérience subjective et explicite, il faut
convenir que le principal résultat des luttes qui échouent, c'est la
démoralisation.
(21) Au départ seulement, car presque toujours cette avant-garde,
formée sur les conclusions de la période précédente, a beaucoup de
difficulté pour en démordre (ce qui faisait sa force, fait maintenant
sa faiblesse), tandis que l'activité des masses si la révolution continue
tend rapidement à les dépasser. Cette constatation ne fait que ren-
forcer le point de vue exprimé dans le texte.
- 78
ne
le
nouvelles conclusions, si elle se préparait pas à une phase
nouvelle et supérieure d'activité. Que signifie cette préparation ?
Qu'entre temps, par son action révolutionnaire précédante ou par
son activité quotidienne. le prolétariat a transformé la société et
donc aussi les termes du problème. A chaque instant, l'expérience
du prolétariat se forme à partir de la réalité présente et non pas
à partir des « leçons du passé » ; mais cette réalité présente contient
en elle les résultats de l'action passée, car elle n'est rien d'autre
que le produit de l'étape précédente de la lutte des classes. Dans
le présent, se trouvent déposés comme partie de la réalité à trans-
former les objectifs en partie réalisés et ceux qui en se réalisant
ont changé de sens, les victoires et les échecs, les vérités et les
erreurs d'autrefois. En transformant la réalité sociale par son action
incessante, obscure ou éclatante, le prolétariat transforme en même
temps les conditions de sa prise de conscience ultérieure et s'oblige
pour ainsi dire lui-même à porter sa lutte à niveau plus élevé lors
de sa prochaine étape. Cette dialectique immanente à la lutte, de
classe relève d'aucune magie, ne traduit pas
une harmonie
préétablie. ni ne prouve que le communisme a été assigné par une
Providence révolutionnaire comme but à l'histoire humaine. Elle
signifie simplement que, aussi longtemps que les solutions que le
prolétariat essaie de trouver à son problème restent « fausses »,
partielles ou insuffisantes, le problème demeure entier et toute
nouvelle tentative de le résoudre doit commencer par combattre ce
que les anciennes solutions sont devenues dans la réalité. Le
prolétariat peut essayer de modifier sa condition par la réformisme;
du moment où le réformisme est réalisé
comme dans la société
contemporaine il ne peut, s'il reprend la lutte. que le dépasser
et le combattre puisque le réformisme est devenu partie intégrante
de la réalité à détruire. Le prolétariat peut essayer de se libérer
en remettant le pouvoir au parti, c'est-à-dire finalement à
bureaucratie ; la réalisation même de cette « solution » conduira
les ouvriers à la dépasser et à la combattre, comme ils l'ont fait en
1956, car elle montrera dans le pouvoir de la bureaucratie une autre
forme du pouvoir capitaliste. Aussi longtemps que la société restera
une société d'exploitation, la tension perpétuellement maintenue
entre l'objectif de la libération de l'homme et les figures transitoires
dans lesquelles l'action ouvrière a cru pouvoir investir cet objectif
poussera l'histoire
avant. La maturation des conditions du
socialisme, c'est l'accumulation des conditions objectives d'une cons-
cience adéquate, accumulation qui est elle-inême le produit de
l'action du prolétariat. Et ce processus n'est ni « ohjectif », ni
« subjectif », il est historique ; le subjectif n'y existe que pour
autant qu'il modifie l'objectif et l'objectif n'y a d'autre signification
que celle que lui confère, dans un contexte et un enchaînement
donnés, l'action du subjectif (22).
une
en
Le problème que nous devons nous poser est : cette maturation,
cette progression dialectique, continue-t-elle dans la période actuelle ?
Pour l'éclairer, nous aborderons trois questions : celle du travail
n'est pas
iin
(22) On peut voir dans ce processus une élimination des fausses
solutions, à condition de comprendre qu'il ne s'agit pas d'élimination
mentale, mais réelle, et que le processus
pro-
cessus aléatoire, où une première, puis une autre, puis une autre
fausse solution prises au hasard seraient éliminées parmi une infir-
mité. Les tentatives de solution sont reliées les unes aux autres,
objectivement (c'est du même problème qu'il s'agit, dans le même
contexte historique) et subjectivement (c'est la même classe qui le
pose). Ensuite, il n'y a pas d'infinité de fausses solutions, tout n'est
pas possible, la société moderne trạce un cadre. Enfin, il y a une
solution vraie. Cette dernière affirmation différencie le révolution-
naire du philosophe de l'histoire.
79
et de la gestion ouvrière ; celle de la bureaucratie et de la politique ;
enfin, celle du niveau de vie et des valeurs.
Nous avons déjà montré plus haut que les conditions actuelles
font voir aux travailleurs comme leur problème immédiat et quoti-
dien ce qui est le problème, central du socialisme : le travail et son
organisation, le rôle de l'homme dans la production, les rapports
entre hommes dans le travail en somme la question de la gestion
et des fins du travail. L'importance croissante des luttes relatives
aux conditions de vie et de production dans l'usine que nous avons
décrites sur l'exemple de l’Angleterre, de même que les revendi-
cations de gestion ouvrière et de suppression des normes mises en
avant par les Conseils ouvriers hongrois en 1956, attestent qu'il ne
s'agit pas là d'une extrapolation théorique, mais d'un progrès réel
qui a été conditionné, en Hongrie par la réalisation du pouvoir de
la bureaucratie, et en Angleterre et aux Etats-Unis par la « satis-'
faction » partielle des demandes étroitement économiques et la
réalisation du plein emploi..
Que l'arrivée au pouvoir de la bureaucratie dans les pays de
l'Est devait conduire à une expérience de la bureaucratie, et que
cette expérience aboutirait tôt ou tard à des conclusions révolution-
naires, a été pour nous dès le départ une idée centrale (23). Dans
les pays de l’Est, la bureaucratie « ouvrière » est devenue classe
dominante, par conséquent l'expérience que fait le prolétariat de « sa »
bureaucratie est immédiatement et directement expérience de son carac-
tère de classe exploiteuse. Dans les pays occidentaux, la bureaucratisa-
tion des organisations « ouvrières », dans la mesure où celles-ci ne sont
pas encore intégralement identifiées au système d'exploitation, entraîne
une expérience de la bureaucratie comme « direction politique » (ou
syndicale) et par suite un retrait des ouvriers de la politique. Mais
cette expérience prend actuellement
caractère. Ce
que nous avons appelé la privatisation exprime une expérience de
la politique bureaucratique, mais cette expérience ne concerne plus
simplement le contenu de la politique, c'est la forme même de la
politique traditionnelle, le fait politique comme tel, qui est mis en
question. Les ouvriers qui, après l'expérience du réformisme, étaient
allés à la IIIe Internationale ou ceux qui après l'expérience du
stalinisme étaient passés au strotskisme, critiquaient et dépassaient
úne certaine politique en voulant la remplacer par une autre. Mais
la classe ouvrière actuelle, rejettė l'activité politique comme telle,
indépendamment de son contenu. La signification de ce phénomène
n'est pas simple : il y a là incontestablement - un retrait, une inca-
pacité provisoire d’assumer le problème de la société qui n'est rien
moins que positive. Mais il y a aussi autre chose et plus. Le rejet
de la politique telle. qu'elle existe est d'une certaine façon le rejet
en bloc de la société actuelle ; c'est le contenu de tous les « program-
mes » qui est rejeté, parce que tous, conservateurs, réformistes ou
« communistes » ne représentent que des variantes du même type
de société. Mais il est aussi le rejet du type d'activité que représente
la politique telle qu'elle est pratiquée par les organisations tradi-
tionnelles : activité séparée de spécialistes coupés des préoccupations
de la population, tissu de mensonges et de manipulations, farce
grotesque aux conséquences souvent tragiques. La dépolitisation
actuelle est tout autant indifférence que critique de la séparation de
la politique et de la vie, du mode d'existence artificiel des partis,
des motivations intéressées, des politiciens. Elle vise aussi bien
l'inefficacité et la gratuité de la politique actuelle que sa transfor-
mation en profession spécialisée. Elle contient donc implicitement
un
nouveau
(23) V. l’éditorial Socialisme ou barbarie dans le premier numéro
de cette revue, en particulier p. 39-40 ; également, Pierre Chaulieu,
Les ouvriers face à la bureaucratie, dans le n° 18 de cette revue,
p. 75 à 86.
80
une nouvelle exigence : celle d'une activité concernant ce qui importe
réellernent dans la vie, celle de nouvelles méthodes d'action, de
nouveaux rapports entre les hommes dans une organisation.
Nous nous sommes déjà expliqués sur les facteurs qui conduisent
à l' « élévation du niveau de vie » et sur la consommation comme
solution de compensation pour une classe ouvrière qui provisoirement
ne voit pas en n'est pas capable de créer une solution sociale à ses
véritables problèmes. Mais cette « élévation du niveau de vie » porte
en elle-même les germes de sa destruction, et cette destruction posera
pose déjà
tout le problème des valeurs et du sens de la vie
humaine. D'abord, l' «. élévation du niveau de vie » n'a pas de
limite, elle devient une course interminable après le « plus » et le
« nouveau » qui à la fin se dénonce elle-même. Il y a toujours un
autre « plus » qui est davantage « plus » que celui-ci, la religion
du nouveau doit devenir tôt ou tard une vieillerie d'après ses propres
critères. Ensuite, l'expansion de la consommation sous sa: forme
capitaliste crée des contradictions criantes à l'échelle individuelle
aussi bien que sociale. L'ouvrier qui s'endort devant sa télévisión
épuisé par les heures supplémentaires qu'il a fournies pour l'acheter,
la population qui passe son temps dans les embouteillages parce que
chacun possède son moyen de transport individuel, en sont des
illustrations qui pourraient aisément être multipliées. On ne peut
évidemment pas prédire quand et sous quelle forme cette phase
parviendra à son épuisement (24). Mais il est certain que l'expansion
continue de cette consommation rend désormais possible une critique
et une démystification qui, lorsqu'elles s'amorceront, mettront en
cause tout ce qui fait la vie sous le capitalisme, montreront que la
consommation en elle-même n'a pas de sens pour l'homme, que les
loisirs en eux-mêmes sont vides. Vit-on pour acquérir, au prix d'un
travail de plus en plus absurde, un nombre croissant de gadgets de
plus en plus perfectionnés et de plus en plus inutiles ? Passe-t-on
les semaines pour attendre des dimanches hantés par l'idée de la
semaine qui va commencer ? L'usure et les contradictions internes
de la consommation et des loisirs capitalistes renverront tôt ou tard
les travailleurs aux vrais problèmes : pourquoi la production et
pourquoi le travail ? Quelle production et quel travail ? Quels doivent
être les rapports entre les hommes, et quelle doit être l'orientation
de la société ?
Les conditions actuelles posent aux travailleurs le problème de
la gestion ouvrière de la production et du sort de l'homme dans le
travail. Par son accession au pouvoir, la bureaucratie se désigne
elle-même comme l'ennemi à combattre. La manipulation des consom-
mateurs atteindra ses limites. Lorsque le prolétariat, entrera à nouveau
en lutte, il se trouvera infiniment plus proche des objectifs et des
moyens du socialisme qu'en aucune autre période de son histoire.
VIII.
Pour un mouvement révolutionnaire. moderne.
Il reste à tirer les conclusions pratiques de ce qui a été dit. Pour
ceux qui l'ont compris, elles n'ont pas besoin de justification, parti-
culière.
1. En tant que mouvement organisé, le mouvement révolution-
naire est à reconstruire à partir de zéro. Cette reconstruction trouvera
(24) Depuis 1955 aux Etats-Unis la consommation ne fournit
plus un stimulant suffisant à l'expansion économique, parce qu'il
y a une relative saturation de la demande de « biens durables », qui
a été le grand moteur de l'expansion dans la phase précédente. Cela
montre qu'il existe, même à l'étape actuelle des limites à l'extension
« indéfinie '» de la consommation matérielle et à la manipulation
des consommateurs pourtant la plus perfectionnée du monde. Mais
il serait prématuré et dangereux d'en tirer une conclusion définitive.
81
un
une base solide dans le développement de l'expérience ouvrière, mais
elle présuppose une rupture radicale avec les organisations actuelles,
leur idéologie, leur mentalité, leurs méthodes, leurs actions. Tout ce
qui a existé et existe comme forme instituée du mouvement ouvrier
partis, syndicats, etc., est irrémédiablement et irrévocablement
fini, pourri, intégré dans la société d'exploitation. Il ne peut pas y
avoir de solutions miraculeuses, tout est à refaire au prix d'un long
et patient travail. Tout est à recommencer, mais à recommencer à
partir de l'immense expérience d'un siècle de luttes ouvrières, et
avec un prolétariat qui se trouve plus près que jamais des véritables
solutions.
2. Les équivoques créées sur le programme socialiste par les
organisations « ouvrières » dégénérées, réformistes ou staliniennes,
doivent être radicalement détruites. L'idée que le socialisme coïncide
avec la nationalisation des moyens de production et la planification ;
qu'il vise essentiellement ou que les hommes devraient viser
l'augmentation de la production et de la consommation, ces idées
doivent être dénoncées impitoyablement, leur identité avec l'orien-
tation profonde du capitalisme montrée constamment. La forme
nécessaire du socialisme comme gestion ouvrière de la production
et de la société et pouvoir des Conseils de travailleurs, doit être
démontrée et illustrée à partir de l'expérience historique récente. Le
contenu essentiel du socialisme : restitution aux hommes de la domi-
nation sur leur propre vie ; transformation du travail de gagne-pain
absurde en déploiement libre des forces créatrices des individus et
des groupes ; constitution de communautés humaines intégrées ; union
de la culture et de la vie des hommes, ce contenu ne doit pas être
caché honteusement comme spéculation concernant un avenir indé-
terminé, mais mis en avant comme la seule réponse aux problèmes
qui torturent et étouffent les hommes et la société aujourd'hui. Le
programme socialiste doit être présenté pour ce qu'il est :
programme d'humanisation du travail et de la société. Il doit être
clamé que le socialisme n'est pas une terrasse de loisirs sur la prison
industrielle, ni des transistors pour les prisonniers, mais la destruc-
tion de la prison industrielle elle-même.
3. La critique révolutionnaire de la société capitaliste doit changer
d'axe. Elle doit en premier lieu dénoncer le caractère inhumain et
absurde du travail contemporain, sous tous ses aspects. Elle doit
dévoiler l'arbitraire et la monstruosité de la hiérarchie dans la
production et dans la société, son absence totale de justification,
l'énorme gaspillage et les antagonismes qu'elle suscite, l'incapacité
totale des dirigeants, les contradictions et l'irrationalité de la gestion
bureaucratique de l'entreprise, de l'économie, de l'état, de la société.
Elle doit montrer que, quel que soit l'élévation du « niveau de
vie », le problème des besoins des hommes n'est pas résolu même
dans les sociétés les plus riches, que la consommation capitaliste
est pleine de contradictions et finalement absurde. Elle doit enfin
s'élargir à tous les aspects de la vie, dénoncer le délabrement des
communautés, la déshumanisation des rapports entre individus, le
contenu et les méthodes de l'éducation capitaliste, la monstruosité
des villes modernes, la double oppression imposée aux femmes et
aux jeunes.
4. Les organisations traditionnelles s'appuyaient sur l'idée que
les revendications économiques forment le problème central pour les
travailleurs, que le capitalisme est incapable de les satisfaire.
Cette idée doit être catégoriquement répudiée, car elle ne correspond
rien réalités actuelles. L'organisation révolutionnaire et
l'activité des militants révolutionnaires dans les syndicats ne peu-
vent pas se fonder sur une surenchère autour des revendications
économiques, tant bien que mal défendues par les syndicats et
réalisables par le système capitaliste sans difficulté majeure. C'est
dans la possibilité des augmentations de salaire que se trouve la base
du réformisme permanent des syndicats et une des conditions de leur
en
aux
82
cours
dégénérescence bureaucratique irréversible. Le capitalisme ne peut
vivre qu'en accordant des augmentations de salaire, et pour cela des
syndicats bureaucratisés et réformistes lui sont indispensables. Cela
ne signifie pas que les militants révolutionnaires doivent nécessaire-
ment quitter les syndicats ou se désintéresser des revendications
économiques, mais que ni l'un ni l'autre de ces points n'ont l'impor-
tance centrale qu'on leur accordait autrefois.
5. L'humanité du travailleur salarié est de moins en moins atta-
quée par une misère économique qui mettrait en danger son existence
physique. Elle l'est de plus en plus par la nature et les conditions
de son travail, par l'oppression et l'aliénation qu'il subit au
de la production. Or c'est dans ce domaine qu'il n'y a pas et il ne
peut pas y avoir de réforme durable, mais une lutte aux résultats
changeants et jamais acquis, parce qu'on ne peut pas réduire l'aliéna-
tion de 3 % par an et parce que l'organisation de la production
est constamment bouleversée par l'évolution technique. C'est égale-
ment le domaine dans lequel les syndicats coopèrent systématique-
ment avec la direction. C'est une tâche centrale du mouvement
révolutionnaire d'aider les travailleurs à organiser leur lutte contre
les conditions de travail et de vie dans l'entreprise capitaliste.
6. Le rapport d'exploitation dans la société contemporaine prend
de plus en plus la forme du rapport hiérarchique ; et le respect de
la valeur de la hiérarchie, soutenue par les organisations « ouvriè-
res », devient le dernier appui idéologique du système. Le mouvement
révolutionnaire doit organiser une lutte systématique contre l'idéolo-
gie de la hiérarchie sous toutes ses formes, et contre la hiérarchie
des salaires et des emplois dans les entreprises.
7. Dans toutes les luttes, la façon dont un résultat est obtenu
est autant et plus importante que ce qui est obtenu. Même à l'égard
de l'efficacité immédiate, des actions organisées et dirigées par les
travailleurs eux-mêmes sont supérieures aux actions décidées et
dirigées bureaucratiquement ; mais surtout, elles seules créent les
conditions d'une progression, car elles seules apprennent aux travail-
leurs à gérer leurs propres affaires. L'idée que ses interventions visent
non pas à remplacer, mais à développer l'initiative et l'autonomie
des travailleurs doit être le critère suprême guidant l'activité du
mouvement révolutionnaire.
8. Même lorsque les luttes dans la production atteignent une
grande intensité et un niveau élevé, le passage au problème global
de la société reste pour les travailleurs le plus difficile à effectuer.
C'est donc dans ce domaine que le mouvement révolutionnaire a une
tâche capitale à remplir, qu'il ne faut pas confondre avec une agita-
tion stérile autour des incidents de la « vie politique » capitaliste.
Elle consiste à montrer que le système fonctionne toujours contre
les travailleurs ; qu'ils ne pourront résoudre leurs problèmes sans
abolir le capitalisme et la bureaucratie et reconstruire totalement la
société.; qu'il y a une analogie profonde et intime entre leur sort
de producteurs et leur sort d'hommes dans la société, en ce sens que
ni l'un ni l'autre ne peuvent être ‘modifiés sans que soit supprimée
la division en une classe de dirigeants et une classe d'exécutants. Ce
n'est qu'en fonction d'un long et patient travail dans cette direction
que le problème d'une mobilisation des travailleurs sur des questions
générales pourra à nouveau être posé en termes corrects.
9. L'expérience a prouvé que l'internationalisme n'est pas un
produit automatique de la condition ouvrière. Développé en facteur
politique réel par l'activité des organisations ouvrières d'autrefois,
il a disparu lorsque celles-ci en dégénérant ont sombré dans le
chauvinisme. Le mouvement révolutionnaire devra lutter pour faire
remonter au prolétariat la longue pente qu'il a descendu depuis un
quart de siècle, pour faire revivre la solidarité internationale des
luttes ouvrières et surtout la solidarité des travailleurs des pays
impérialistes à l'égard des luttes des peuples colonisés.
10. Le mouvement révolutionnaire doit cesser d'apparaitre comme
83
au.
se
un mouvement politique au sens traditionnel du terme. La politique
sens traditionnel est morte, et pour de bonnes raisons. La
population l'abandonne parce qu'elle la voit comme ce qu'elle est
dans sa réalité sociale : l'activité d'une couche de mystificateurs
professionnels : qui tournent autour de la machinerie de l'état et de
ses appendices pour y pénétrer ou pour s'en emparer. Le mouve-
ment révolutionnaire doit apparaître pour ce qu'il est : un mouvement
total concerné par tout ce que les hommes font et subissent dans la
société, et avant tout par leur vie quotidienne réelle.
11. Le mouvement révolutionnaire doit donc cesser d'être une
organisation de spécialistes. Il doit devenir le lieu le seul dans
la société actuelle, en dehors de l'entreprise où un nombre
croissant d'individus réapprennent la vraie vie collective, gèrent leurs
propres affaires, se réalisent et se développent en travaillant pour un
projet commun dans la reconnaissance réciproque.
12. La propagande et l'effort de recrutement du mouvement
révolutionnaire doivent désormais tenir compte des transformations
de structure de la société capitaliste et de la généralisation de sa
crise. La division en classes de la société est de plus en plus une
division entre dirigeants et exécutants ; l'immense majorité des
individus, quelles que soient leur qualification ou leur rémunération,
sont transformés en exécutants salariés effectuant un travail parcel-
laire, qui éprouvent l'aliénation dans le travail et l'absurdité du
système et tendent à se révolter contre celui-ci. Les employés et les
travailleurs de bureau, ceux qu'on appelle les « 'tertiaires »,
distinguent de moins en moins des travailleurs manuels et commen-
cent à lutter contre le système suivant les mêmes lignes. De même,
la crise de la culture et la décomposition des valeurs de la société
capitaliste poussent des fractions importantes d'intellectuels et
d'étudiants (dont le poids numérique est d'ailleurs croissant) vers
une critique radicale du système. Le mouvement révolutionnaire peut
seul donner un sens positif et une issue à la révolte de ces couches,
et il en
en retour un enrichissement précieux. Et seul le
mouvement révolutionnaire peut être le trait d'union, dans les condi-
tions de la société d'exploitation, entre travailleurs manuels, « ter-
tiaires » et intellectuels, union sans laquelle il ne peut y avoir de
révolution victorieuse,
13. La rupture entre les générations et la révolte des jeunes dans
la société moderne, sont sans commune mesure avec le « conflit
des générations » d'autrefois. Les jeunes ne s'opposent plus aux
adultes pour prendre leur place dans un système établi et reconnu,
ils refusent ce système, n'en reconnaissent plus les valeurs. La société
contemporaine perd son emprise sur les générations qu'elle produit:
La rupture est particulièrement brutale s'agissant de la politique ;
d'un côté, l'écrasante majorité des cadres et des militants ouvriers
adultes ne peuvent pas, quelle que soit leur bonne foi et volonté,
opérer leur reconversion, ils répètent machinalement les leçons et
les phrases apprises autrefois et désormais vides, ils restent attachés
à des formes d'action et d'organisation qui s'effondrent ; inversement,
les organisations traditionnelles arrivent de moins en moins à
recruter des jeunes, aux yeux desquels rien ne les sépare de tout
l'attirail vermoulu et dérisoire qu'ils rencontrent en venant au monde
social. Le mouvement révolutionnaire pourra donner un sens positif
à l'immense révolte de la jeunesse contemporaine et en faire le
ferment de la transformation sociale s'il sait trouver le langage vrai
et neuf qu'elle cherche, et lui montrer une activité de lutte efficace
contre ce monde qu'elle refuse.
recevra
La crise et l'usure du système capitaliste. s'étendent aujourd'hui
à tous les secteurs de la vie. Ses dirigeants s'épuisent à colmater les
brèches du système sans jamais y parvenir. Dans cette société, la
plus riche et la plus puissante que la terre ait porté, l'insatisfaction
des hommes, leur impuissance devant leurs propres créations sont
84
en
plus grandes que jamais. Si aujourd'hui le capitalisme réussit à
privatiser les travailleurs, à les éloigner du problème social et de
l'activité collective, cette phase ne saurait durer éternellement, ne
serait-ce que parce que c'est la société établie qui en étouffe la
première. Tôt ou tard, à la'faveur d'un de ces « accidents » inéluc-
tables sous le système actuel, les masses entreront de nouveau
action pour modifier leurs conditions d'existence. Le sort de cette
action dépendra du degré de conscience, de l'initiative, de la volonté,
de la capacité d'autonomie que montreront alors les travailleurs.
Mais la formation de cette conscience, l'affermissement de cette
autonomie dépendent à un degré décisif du travail continu d'une
organisation révolutionnaire qui ait clairement compris l'expérience
d'un siècle de luttes ouvrières et d'abord que l'objectif à la fois et
le moyen de toute activité révolutionnaire c'est le développement de
l'action consciente et autonome des travailleurs ; qui soit capable de
tracer la perspective d'une nouvelle société humaine pour laquelle
il vaille la peine de vivre et de mourir ; qui incarne enfin elle-même
l'exemple d'une activité collective que les hommes comprennent. et
doininent.
Paul CARDAN.
85
LE MONDE EN QUESTION
LES ACTUALITÉS
OU
La guerre d'Algérie est entrée dans sa septième année. Il faut s'en
réjouir puisque, comme le dit de Gaulle, chaque jour qui passe nous approche
de la fin. Mais dans cette ville, où une partie de la population est soumise au
couvre-feu, où n'importe qui peut être arrêté et assommé par la police la nuit
s'il a la peau un peu trop bazanée, 60 000 algériens manifestent pendant des
heures le soir du 17 octobre. 12 000 sont arrêtés, parqués comme du bétail
comme des juifs sous l'occupation dans le Palais des Sports et ailleurs,
frappés, tués, jetés dans la Seine. La gauche française regarde et laisse faire,
vote des protestations, signe des appels et accuse Papon au Conseil municipal.
De solidarité effective, dans la rue, pas question. Des manifestations sont orga-
nisées, quinze jours, un mois plus tard ; elles ne réunissent que des jeunes.
La C.G.T. « demande aux travailleurs d'appuyer cette manifestation », mais
des communistes à l'usine Chausson, Gennevilliers, prennent à partie et traitent
de provocateurs des militants de pouvoir Ouvrier qui diffusent un tract appelant
à cette manifestation.
LES MANIFESTATIONS DES ALGERIENS
Les députés à part entière : « Des ordres ont été donnés pour que
les députés musulmans ne soient pas gênés par les mesures de la
Préfecture de Police (interdisant aux ulgériens de circuler après
20 heures) ».
Frunce l-Paris Inter, le 18 oct., à 12 h. 30.
Ce qu'en pensent les gars de Nanterre : « Moi je suis un ouvrier,
je n'en ai rien à foutre de l'Algérie. Puisqu'ils veulent l'indépendance,
qu'on la leur donne ».
Un ouvrier de Nanterre,
interviewé par Europe No 1, le 18 oct., à 12 h. 45.
LES PAYSANS FRANÇAIS SE REVOLTENT
En France, cet été, les paysans se sont soulevés. Ayant assez
des palabres du Gouvernement et du Parlement, ils ont décidé d'agir
pour leur compte, se sont organisés, ont bloqué les routes et envahi
les sous-préfectures. En fonction - de quoi, le Gouvernement a décou-
vert qu'il existait un problème paysan et a promulgué en quelques
semaines des mesures sur lesqueļles on « réfléchissait » et on ergotait
depuis des années. La presse et la radio s'en sont émues, et on
n'entendit plus parler que du scandale des circuits de distribution
et du besoin de moderniser l'agriculture. Qu'il y ait un scandale de
la distribution, tout le monde le savait uis des années ; ce qu'on
n'a jamais expliqué, c'est pourquoi aucun Gouvernement, pas plus
le Gouvernement pur et dur de de Gaulle que les précédents, ne s'est
jamais attaqué aux quelques centaines de grossistes qui font doubler
et tripler le prix des denrées entre la ferme et le consommateur.
Quant à la modernisation de l'agriculture, nous sommes pour ; c'est
elle, notamment, qui à fourni paysans tracteurs qu'ils
ont transformés en instruments de combat contre les Préfets, de
Debré. Mais ni réforme de la distribution, ni *modernisation de
aux
ces
86
l'agriculture ne résoudront le problème. L'une et l'autre existent
depuis longtemps aux Etats-Unis où, avec des rendements agricoles
très élevés, une population paysanne réduite au douzième de la
population totale et un commerce ultra-concentré, le niveau de vie
des paysans traîne loin derrière celui des citadins, la surproduction
est énorme et le Gouvernement qui dépense des sommes considérables
pour subventionner l'agriculture entasse dans des silos l’équivalent
de deux récoltes anuelles de blé. L'une et l'autre existent en Suède,
où on paye une forte prime aux paysans pour chaque vache laitière
abattue, aux Pays-Bas, où l'on ne sait plus que faire du beurre stocké,
au Danemark. Pendant ce temps, des centaines de millions de gens
par le monde ont littéralement faim.
Big Flats, N.-Y., 24 juillet 1961. Le fermier William T. Smith,
qui a acheté une Cadillac de 6 100 dollars (3 millions d'anciens
francs) et a fait au début de ce mois avec cette voiture le tour de
Washington, avec une inscription disant : « Nous avons acheté cette
voiture avec l'argent que nous avons reçu pour ne pas faire pousser
du blé » a été condamné à une amende parce qu'il avait produit
trop de blé. Le Département de l'Agriculture l'a condamné à une
amende de 321 dollars (160 000 anciens francs) parce qu'il avait semė
en 1960 26 acres de blé, au lieu des 18,9 acres auxquels il avait droit.
N.-Y Herald Tribune, 25 juillet 1961.
L'HEROIQUE GREVE DE ROOTES.
En Angleterre, depuis juillet, le gouvernement Macmillan essaye pour
la quatrième ou cinquième fois depuis six ans, de « rétablir la situation
économique et l'équilibre de la balance des paiements », en créant une dose
de chômage pour discipliner les ouvriers, arrêter la hausse des salaires et se
préparer pour l'entrée dans le Marché Commun. L'industrie automobile a été,
comme souvent, la première atteinte et les patrons ont commencé à vouloir
licencier les ouvriers. C'est ainsi que dans l'usine B.L.S.P. de Acton, partie du
groupe Rootes, 1 000 ouvriers sont en grève depuis le 4 septembre (et l'étaient
encore le 21 novembre), pour empêcher qu'une partie d'entre eux
ne soit
licenciée. Cette grève héroïque a obligé la direction, qui avait commencé avec
arrogance par adresser un ultimatum aux grévistes, et ensuite les avait tous
« licenciés », à fermer plusieurs de ses autres usines par manque de pièces
produites dans l'usine en grève. Nous reproduisorts ci-dessous des extraits d'un
des tracts publiés par nos camarades anglais du groupe Socialism Reaffirmed
et diffusés dans la région de Londres pour appeler les travailleurs au soutien
des grévistes.
« VOTRE TOUR BIENTOT ?
une
La grève de la B.L.S.P. Son objet :
Depuis six semaines, mille ouvriers de la B.L.S.P. i Acton sont
en grève.
La grève a commencé parce que la direction a refusé de discuter
proposition des délégués d'atelier (shop-stewards) suivant
laquelle le travail existant devait être partagé, plutôt que de procéder
à des licenciements. La direction voulait licencier plus de 300 hommes.
Les patrons ont décidé d'employer le gros bâton, de « réduire
les coûts de production » et de « renforcer la discipline ». Ils se
préparent pour l'entrée au Marché Commun, et à la concurrence accrue
de la part d’usines automatisées.
L'histoire de l'usine :
Depuis des années, les stewards à la B.L.S.P. ont bâti une orga-
nisation puissante des ouvriers. Ils ont obtenu des taux qui sont
au-dessus de la moyenne dans l'industrie. Les hommes travaillent
en vraie équipe, et obtiennent les mêmes taux de paye qu'ils soient
87
qualifiés ou seulement spécialisés. Malgré cela, les profits ont
augmenté, de 3,6 millions de livres (5 milliards d’A.F.) en 1958 à
5,5 millions de livres (7,7 milliards d’A.F.) en 1959. Qu'est-ce qu'ils
veulent ? Du sang ?
Les ouvriers de la B.L.S.P. ont une tradition qui ne le cède à
aucune autre, pour leur soutien d'autres ouvriers en lutte. A leur tour,
maintenant, ils ont besoin de votre aide. Leur lutte c'est votre lutte.
Les patrons et les dirigeants syndicaux s'unissent contre les ouvriers:
La direction: a refusé de discuter la proposition des stewards
sur une reprise du travail. Ils ont essayé l'intimidation, en licenciant
tous les ouvriers. Mais cela n'a pas brisé la grève.
Les ouvriers luttent contre les licenciements, et cela est en accord
avec la politique officielle du Syndicat des Métallurgistes (A.E.U.).
Malgré cela, le Bureau Exécutif de l’A.E.U. les a poignardés dans
le dos, et a mème menacé de les expulser du syndicat... Mais le
Comité de district de Londres-Nord de l'A.E.U. a approuvé la grève,
et il y a un très fort squtien de la part des Comités locaux des shop-
stewards et de la part des usines.
Le point le plus important c'est que les ouvriers eux-mêmes,
quel que soit leur syndicat, sont absolument unis et décidés à
vaincre. Aussi longtemps qu'ils dirigent leur grève eux-mêmes, ils
ne peuvent pas être vaincus.
Aidez la lutte ! (Soutiens financiers à adresser à F. Cole, 160 East
Acton Lane, London, W.3).
Pas de licenciements ! Partage du travail ! »
NOUVELLE PHASE DANS LA CAMPAGNE POUR LE DESARMEMENT
NUCLEAIRE EN GRANDE-BRETAGNE.
Mécontents des méthodes tièdes de la direction officielle de la
« Campagne pour le désarmement nucléaire » (qui avait organisé
les années précédentes les « marches » connues de protestation,
comme celle d'Aldermaston), de nombreux militants de ce mouvement
ont formé le Comité des Cent, dont l'objectif est d'organiser l'action
directe contre les armements nucléaires.
La première action du Comité des Cent a été une manifestation,
accompagnée d'un « sit-down » (les participants s'assoient au milieu
de la rue, empêchant toute circulation) devant l'Ambassade russe,
pour protester contre l'annonce de la reprise des explosions nucléaires
par le gouvernement russe. Quelques jours plus tard, une démons-
tration similaire avait lieu devant l'Ambassade américaine, lorsque
les américains ont annoncé qu'à leur tour ils allaient reprendre les
explosions nucléaires. Enfin, le Comité annonça qu'il organiserait
une marche de protestation sur le Parlement le dimanche 17 sep-
tembre.
A cette annonce, l'appareil gouvernemental s'est mis en branle
contre le Comité. Le Secrétaire (Ministre) de l'intérieur a interdit
la marche et même tout meeting de masse au centre de Londres le
dimanche 17 septembre. Puis, qualifiant l'organisation de la mani-
festation d' « appel visant à troubler l'ordre public », a fait passer
en jugement mis en prison pour des périodes allant de une semaine
à un mois la plupart des membres du Comité, y compris le vieux
philosophe Bertrand Russel. A la suite de 'ces arrestations, un Comité
presqu'entièrement nouveau s'est formé, non plus avec des « célé-
brités » mais essentiellement avec des ouvriers et des étudiants ; le
secrétaire du Comité est un imprimeur de 23 ans. Le nouveau Comité
continué les préparations pour la manifestation interdite, et
annonça qu'il espérait réunir 10 000 personnes.
Le dimanche 17 septembre, malgré une pluie abondante, 15 000
personnes se retrouvaient au Trafalgar Square où la marche devait
commencer, et au moins 30 000 remplissaient les rues adjacentes. Des
cordons importants de police entouraient la place, et empêchèrent
a
88
les inanifestants de marcher sur le Parlement. Les manifestants se
sont alors assis par terre, dans la place et dans les rues alentour. Une
foule importante commença alors à se rassembler soit pour montrer
sa sympathie avec les manifestants, soit simplement pour voir. La
police essaya de la repousser, et l'attitude de la foule changea alors
brusquement; elle résista à la police, brisa les cordons par endroits, les
obligea à reculer ailleurs. Des cockneys londoniens, des, irlandais,
des noirs des Indes Occidentales un échantillonnage complet du
prolétariat de Londres se bagarraient avec les policiers. Des gens
qui étaient venus pour se moquer des manifestants assis par terre
se sont mis à les applaudir et à les encourager lorsque les policiers
les emportaient. Des gens qui n'avaient jamais pensé au problème
nucléaire se sont mis à scander « A bas la bombe ! » Il a fallu à
la police plus d'une heure et demie pour libérer les rues autour
de Trafalgar Square, et la place elle-même n'a pas été entièrement
occupée par les policiers avant minuit. Plus de mille manifestants
ont été arrêtés, et par la suite traduits en jugements et condamnés
à des peines de prison ou à des amendes.
Nos camarades anglais du groupe Socialism Reaffirmed partici-
pent activement au nouveau Comité des Cent, et ont diffusé des
nombreux tracts appelant à la manifestation du 17 septembre. Voici
la conclusion de leur tràct appelant à la manifestation devant
l'Ambassade russe :
« Nous disons que le peuple russe donne aussi peu son avis dans
les décisions de « son » gouvernement que nous dans les décisions du
« nôtre ». La manifestation d'aujourd'hui est une tentative des gens
ordinaires de ce pays de tendré la main' de l'amitié vers le peuple
rússe, par-dessus la tête des bureaucrates qui les dominent...
« Les événements récents ont montré la futilité complète des
« appels à la négociation » adressés aux gouvernements. Pendant
que les « négociations » continuaient Genève, l'Est et l'Ouest
stockaient activement les armes de destruction massive... et se prépa-
raient pour les prochaines explosions.
« Il est également futile d'en appeler aux Nations Unies. Leurs
résolutions n'ont en rien empêché les explosions françaises au Sahara,
ou la récente explosion russe.
« Il appartient aux gens ordinaires de partout de prendre entre
leurs mains la lutte contre la bombe et contre les gouvernements qui
s'y appuient. Faire des « marches » n'est pas suffisant... Le Gouver-
nement doit être mis devant un mouvement massif de désobéissance
civile à une échelle croissante...
« Il nous appartient à nous tous de développer ces méthodes de
lutte jusqu'au point où il deviendra impossible aux Gouvernements
de continuer leurs politiques nucléaires ».
LES ETUDIANTS RUSSES S'EN MELENT.
« Des étudiants soviétiques sont entrés en conflit avec leurs
professeurs dans le gratte-ciel de l'Université de Moscou aujourd'hui,
lors de la visite de 30 « marcheurs de la paix » cccidentaux.
« Le conflit a éclaté lorsque les professeurs essayèrent de mettre
fin à la réunion au bout d'une heure pendant laquelle il avait été
donné seulement 15 minutes au porte-parole, des marcheurs, Brad
Lyttle, un New-Yorkais, pour présenter leurs vues sur le désarme-
ment.
« Juste avant la fin de cette heure, un marcheur allemand,
Johannes Meyer, 20 ans, s'est levé et a dit : « Lorsque je suis arrivé
ici et j'ai vu que vous soutenez votre Gouvernement dans ses explo-
sions nucléaires, j'ai découvert que votre position n'est pas différente
de la position officielle dans les pays occidentaux.
« Cela a créé de la consternation parmi les professeurs et les
membres du Comité de paix soviétique... Lorsque ceux-ci essayèrent
de clore la réunion, des cris éclatèrent de la part des 200 étudiants
89
soviétiques présents, qui commencèrent aussi à taper avec leurs poings
sur leurs tables. Un étudiant s'est levé et a crié : « Laissez-les parler.
Ne soyez pas d'accord, mais laissez-les dire ce qu'ils ont à dire ».
« Lorsque les officiels prétendirent que la salle devait être
évacuée pour une conférence, plusieurs étudiants se sont levés et ont
crié : « Absurde ! » La réunion a alors continué pour encore une
heure et demie. Lorsque les marcheurs de la paix sont partis, ils ont
reçu une ovation de la part des étudiants debout ».
The Times, 6 octobre 1961.
LES MINISTRES OPPRIMES PAR LES OUVRIERS.
« Le Secrétaire (Ministre) du Travail, Arthur J. Goldberg a pu
inaintenant révéler un « épisode secret » qui a eu lieu pendant les
dernières négociations économiques avec les japonais au niveau
ministériel. Il semble qu'il a imposé le silence sur une partie de
l'ordre du jour des rencontres. Le point de cet ordre du jour. qui
a été éliminé des communiqués officiels a été une pause pour le café
à 11 heures du matin. M. Goldberg a craint que la nouvelle que les
Ministres prenaient un temps de repos au milieu de la matinée aurait
pu devenir un argument dans les négociations qui étaient en
entre le General Motors et le Syndicat des ouvriers de l'automobile.
Les ministres ont ainsi eu leur « pause pour le café » sans publi-
cité ».
(N.-Y. Herald Tribune, 20 novembre 1961).
Nous avons publié une description des grèves
sauvages de la General Motors en septembre der-
nier dans le N° 32 de Pouvoir Ouvrier).
cours
JUSTICE DE RACE.
Onze « Voyageurs de la liberté », sept noirs et quatre blancs,
ont été condamnés en appel par la Cour de Montgomery, Alabama,
à 100 dollars d'amende et un mois de prison chacun, pour « rassem-
blement illégal » et « perturbation de l'ordre public ». A l'avocat de
la défense demandant pourquoi ces gens avaient-ils été arrêtés, le
Shériff Sim Butler a répondu que leur tentative de manger tous
ensemble au bar du terminus des autocars « aurait bien pu provoquer
une émeute ».
Huit étudiants intégrationnistes mènent une grève de la faim
à la prison du comté de Anne Arundel depuis qu'ils ont été arrêtés
le soir du samedi 18 novembre parce qu'ils essayaient d'entrer dans
un restaurant « pour blancs seulement ». Ils demandent d'être traduits
devant un jury, et non devant un magistrat seul.
(N.-Y. Times, 22 novembre 1961).
LES LUTTES DES NOIRS AMERICAINS.
un
sans
Un siècle après la guerre civile qui a abouti à l'abolition de
l'esclavage, l'égalité raciale reste mot
réalité dans la
« démocratie » américaine. La ségrégation raciale est la règle dans
tous les Etats du Sud des Etats-Unis : écoles, universités, églises,
moyens de transport, bars, cafés, restaurants, cinémas tenus par les
blancs refusent d'admettre les noirs, qui sont d'ailleurs privés en
fait de droits politiques dans tous ces Etats, puisqu'on ne trouve
inscrits sur les listes électorales que le dixième ou le cinquième des
électeurs noirs qui y auraient droit. Cette situation, qui fait de la
Constitution des Etats-Unis et de son Quatorzième amendement,
établissant l'égalité raciale, un chiffon de papier, et qui crée des
problèmes explosifs dans tous les Etats-Unis, le capitalisme améri-
cain n'arrive pas à la régler. Malgré les décisions répétées de la
Cour Suprême, déclarant anticonstitutionnelle la ségrégation raciale
90
en
dans les écoles, l'intégration scolaire reste dérisoire et les quelques
tentatives de l'appliquer à Little-Rock, à New-Orléans et ailleurs
ont conduit à des explosions de violence devant lesquelles les Auto-
rités fédérales ont rapidement reculé.
Il y a encore quelque temps, la principale organisation soutenant
la revendication d'égalité raciale était la N.A.A.C.P. (association
nationale pour l'avancement des gens de couleur), association bour-
geoise et réformiste qui n'a jamais voulu agir que par des moyens
respectables et en est réduite de plus en plus au rôle de pleureuse.
Mais les noirs commencent à prendre leurs affaires entre leurs
mains. Il y a déjà quelques années, leur mouvement à Montgommery
(Alabama), où ils avaient boycotté pendant des semaines les trans-
ports en commun, avait secoué tout le pays ; Montgommery a été
le début de la nouvelle étape, pendant laquelle les noirs, aidés
par une minorité d'éléments de gauche blancs, commencent à atta-
quer, en s'organisant eux-mêmes et inventant de nouvelles
méthodes de lutte, le régime auquel ils sont soumis. Depuis, le
mouvement s'est amplifié et intensifié ; depuis deux ans déjà, on
assiste au mouvement de « sit-down » (occupation des bars où l'entrée
des noirs est refusée, et boycott des grands magasins appliquant le
même régime) que nous avons décrit dans le N° 31 de cette revue
(p. 101 à 104). Le printemps et l'été 1961 ont été dominés par une
nouvelle forme d'action, celle des « Voyageurs de la liberté »
(Freedom Riders). Comme la loi fédérale interdit la ségrégation
raciale dans les voyages d'Etat à Etat et dans les activités connexes
et que évidemment cette loi n'est pas appliquée dans le Sud ni pour
les autobus, ni pour les gares, buffets, salles d'attente, etc., des
groupes mixtes de volontaires noirs et blancs ont commencé à orga-
niser des voyages dans le Sud. Ils y sont accueillis par des groupes
de lyncheurs blancs enragés, qui les attaquent par tous les moyens
(le feu a été mis dans un de ces autocars, occupé par ses passagers.).
La police locale assiste passive au spectacle et ce n'est que lorsque
les « Voyageurs de la liberté » ont été bien assommés par les blancs
sudistes qu'elle intervient pour arrêter ...les premiers, qui quelques
jours après sont régulièrement condamnés par le tribunal pour...
avoir troublé l'ordre public ! Plusieurs condamnations à un mois de
prison ont été ainsi prononcées et appliquées cet été.
Que fait le Gouvernement fédéral devant cette situation ? Il se
garde bien d'intervenir pour assurer l'application de ses propres
lois ; il déplore les événements, et le ministre de la justice, frère
du Président Kennedy, ne s'adresse qu'aux voyageurs de la liberté,
pour leur demander « une période de calme et d'apaisement ».
Cette dernière période de lutte a vu également la naissance d'une
organisation combative réunissant les noirs et la minorité blanche
qui se bat à leurs côtés, qui s'appelle C.O.R.E. (Congrès pour l'égalité
raciale). C'est le C.O.R.E. qui a en fait pris l'initiative des « voyages
de la liberté », et son activité semble se développer rapidement ;
les informations dont nous disposons montrent qu'il s'agit d'une
organisation sortie des comités les plus combatifs d'étudiants noirs,
très souple `et démocratique.
En même temps, la situation s'aggrave sur le plan de la répres-
sion des organisations politiques qui s'opposent au régime. Des lois
en vigueur depuis des années (loi Smith, loi Mac Carran) ont visé à
mettre hors la loi le parti communiste notamment, en interdisant
toute organisation qui « invite à renverser le gouvernement fédéral
par la violence ». L'interprétation de cette loi par la Cour Suprême
des Etats-Unis avait été jusqu'ici qu'elle ne pouvait pas s'appliquer
dans le cas d'une simple adhésion à une doctrine, s'il n'y avait pas
de tentative immédiate ou d'encouragement direct à une action
violente tendant à renverser le Gouvernement. La Cour vient de
reviser cette interprétation,
doute
l'accord tacite de
Kennedy ; désormais devront se faire enregistrer à la police comme
sans
avec
.91
membres d'une organisation subversive les membres du parti commu-
niste et aussi de toute organisation marxiste.
C'est cet ensemble de violations de sa propre légalité par le
Gouvernement américain que dénonce l'article de Raya Dunayevs-
kaya reproduit ci-dessous, que nos amis américains de News and
Letters nous demandent de porter à la connaissance des lecteurs
français.
SITUATION DES LIBERTES CIVILES : ETATS-UNIS EN 1961
Deux événements, un. aú caur du vieux Sud, l'autre dans la
capitale, révèlent la situation choquante des droits civiques aux
Etats-Unis, et montrent que notre pays est sur la voie du totali-
tarisme.
Dans le Sud.
L'emprisonnement de 227 « Voyageurs de la liberté » à Jackson,
dans le Mississipi, a attiré l'attention du monde sur la loi de la
jungle qui règne dans le Sud. Il révèle tout aussi clairement l'impuis-
sance volontaire du gouvernement fédéral quand il s'agit d'imposer
la loi de ce pays sur la déségrégation dans les voyages d'Etat à Etat.
Le gouvernement fédéral affirme qu'il était « désarmé » dans la
situation présente. En même temps le ministre de la justice a
l'effronterie de demander « une période de calme » aux voyageurs
de la liberté qui ont eu le courage d'affronter l'intolérance sudiste.
Nous suggérons que le ministre de la justice essaye par lui-même
le « calme » d'une prison du Mississipi pendant tout un long été
torride,
ces
Dans la Capitale.
On nous affirme qu'à l'extrême opposé des racistes blancs se
trouve la Cour Suprême des Etats-Unis. Près de deux siècles après :
la déclaration d'indépendance, un siècle après la proclamation de
l'émancipation (des esclaves N.D.T.) et le 14e amendement à la
constitution (qui affirme l'égalité des races, religions, etc. N.D.T.),
la Cour Suprême s'est à la fin des fins, prononcée pour la déségré-
gation dans les écoles. Cependant, la clause évasive du « đèlai conve-
nable » accordait manifestement au Sud d'énormes possibilités pour
ne pas tenir compte de la décision. Bien loin de tracer une voie vers
une réalisation des droits civiques, la Cour Suprême actuelle ne
diffère pas fondamentalement des 9 vieillards qui, siégeant en
mêmes lieux, ont bloqué une part importante de la législation
rooseveltienne du « New-Deal ».
L'instable majorité (5 contre 4) qui a pris quelques décisions
libéräles, disparait rapidement dès que l'atmosphère change à la
Maison Blanche, ce qui suffit pour renverser la majorité.
Cela a été le cas lorsque le Président des Etats-Unis, à l'époque
de l'invasion de Cuba, déclara que le combat le plus important ne
se faisait pas par les armes mais par la subversion. Il essaya rapi-
dement de limiter la liberté de la presse. La majorité des 9 vieillards
de la Cour Suprême sentit le vent immédiatement et ils essayèrent
de limiter la liberté constitutionnelle de pensée par de nouvelles
décisions sur les lois Smith et Mac Carran (lois de répression
principalement anticommunistes N.D.T.).
Ainsi des deux côtés, que ce soient les défenseurs intolérents
des « droits » des Etats, ou que ce soit la Cour Suprême, la même
ligne d'action se manifeste ; par omission de faire respecter la loi
fédérale violée par les pouvoirs locaux, par les décisions légales prises
à la suite de la colère présidentielle, la machine du totalitarisme est
mise en action, les règles démocratiques des Etats-Unis et les
précieuses libertés constitutionnelles deviennent lettre morte. Les
Etats-Unis se hâtent pour « égaler » la Russie dans le contrôle
de la pensée.
92
1
Dans son texte minoritaire, le juge Douglas écrit :
« Rien d'autre n'est en cause dans ce procès que des opinions.
Ce sont des opinions impopulaires et, pour la plupart d'entre nous,
révoltantes. Mais ce sont néanmoins des idées et des croyances qui
rentrent dans le large cadre du premier amendement à la Consti-
tution.
« Ce que le vote de la majorité nous fait perdre aujourd'hui
pourra être réexigé dans l'avenir quand la crainte de- la diffusion
des idées, du désaccord et du non-conformisme ne pésera plus sur
nous ».
L'éminent juriste ne dit pas quand « dans l'avenir » « la crainte
de la diffusion des idées, du désaccord et du conformisme ne pésera
plus sur nous ». Malheureusement les décisions de la Cour Suprême
ne sont pas facilement renversées, à moins que le peuple ne mani-
feste sans équivoque qu'il n'est pas disposé à subir des atteintes
à sa liberté.
Dans la Presse.
ses
aux
La majorité de la presse bourgeoise a approuvé bruyamment
les décisions réactionnaires de la Cour Suprême. Les quelques jour-
naux qui expriment un désaccord -.et le puissant New-York Times
a exprimé un léger désaccord ont donné au public des informa-
tions erronées sur le contenu réel de la loi Smith. On donnait
l'impression que l'objet du débat était le « Communisme ». La
loi Smith ne mentionne pas spécifiquement les communistes et
définit « le renversement du pouvoir par la force » de façon si large
qu'aucun acte réel n'est requis pour donner prise à la loi. Elle peut,
et en fait elle a été appliquée contre tous les opposants au pouvoir
établi. C'est ainsi que, et en Arkansas et en Louisiane, clle a été
utilisée pour tenter de forcer la N.A.A.C.P. (organisme' réformiste
pour l'amélioration de la condition des gens de couleur N.D.T.). à
remettre la liste de
membres
autorités locales sous
l'obédience du Ku Klux Klan, quand ce n'était pas aux foules de
lyncheurs.
Le journal qui affirme publier « toutes les nouvelles qui méri-
tent d'être imprimées » (c'est-à-dire le New-York Times N.D.T.)
n'a pas estimé dignes d'être publiés les faits de la première appli-
cation de la loi Smith. Il cite l'année 1948 comme l'année de cette
première application alors qu'il s'agissait en fait de 1941. Il parle
de son utilisation contre le parti communiste alors qu'en fait la
loi n'a pas été utilisée en premier lieu contre les communistes. Au
contraire, avec la complicité des communistes, elle a été utilisé
contre les trotskistes et les militants syndicalistes qui luttaient contre
la corruption et l'incurie des seigneurs bureaucrates du syndicat
des transporteurs de Minneapolis.
Manifestement, si le New-York Times enterre avec mépris ces
sept années, ce n'est pas pour « laisser les morts enterrer les morts »
mais pour « laisser les morts enterrer les vivants ». Les vivants
n'ont pas été informés des faits de la première application de la loi
Smith, ni du fait que c'est à l'inspiration de la direction gangsteriste
de Dan Tobin sur le syndicat des transporteurs, qui craignait la
démocratisation du syndicat, que l'administration de Roosevelt
envoya en prison les trotskistes et les militants ouvriers du syndicat
des transporteurs. En voici pour la première application de la loi
Smith,
Les trotskystes n'étaient pas assez puissants pour forcer la
Cour Suprême à revoir leur cas. Lorsque les communistes en furent
les victimes, ils furent assez puissants pour obtenir une décision
de la Cour Suprême. A cette époque (1957) la Cour essaya de limiter
son approbation de la loi, en interprétant la phrase « recommander
le renversement par la violence. » (du gouvernement américain
N.D.T.) de façon à exclure és la simple doctrine abstraite du renver-
93
menace
sement par la violence » sans la réalisation d'une « invitation à
l'action ». Le New-York Times du 7 juin 1961 accepte cette version
telle quelle mais ajoute néanmoins : :
« En approuvant la loi Smith et sa clause condamnant le fait
d'être membre d'une organisation, et en mettant en mouvement la
très grave loi sur la sécurité intérieure, tout ce qu'en fait est de
détourner à nouveau l'attention du public sur la menace intérieure
communiste qui est pratiquement inexistante. La vraic
communiste est extérieure ; plus tôt les américains parviendront-ils
à se débarrasser de cette idée que nous pouvons résoudre le problème
en persécutant les quelques survivances du communisme dans le
pays, plus tôt nous serons capables de regarder en face les dures
décisions et les difficiles problèmes posés par la véritable menace
du communisme, qui vient de Chine et de l'Union Soviétique ».
L'établissement d'une liaison entre la loi Smith, qui n'a rien
à voir avec « la menace extérieure du communisme » et la loi Mac
Carran (dite de sécurité extérieure) qui dans son préambule men-
tionne le communisme russe, a une fois de plus pour but d'introduirée
la confusion dans le public. Nous ne voulons pas dire toutefois que
la loi Mac Carran n'en est pas moins que la loi Smith une atteinte
aux droits garantis par le premier amendement à la Constitution.
Nous voulons supprimer la confusion créée entre ces deux lois
pour prouver que, avec combien de préméditation, on a jugé les
communistes américains en invoquant la loi Smith et non la loi
Mac Carran. Le but de cette manæuvre est de créer un précédent
utilisable contre les véritables adversaires des idées capitalistes dans
la classe ouvrière, ou même contre les partisans de l'égalité des
droits pour les noirs américains ; cela a d'ailleurs été fait dans le
Sud, où on a utilisé la loi Smith contre la N.A.A.C.P. Dans ce dernier
cas, la Cour Suprême a été forcée d'exclure l'application de cette loi.
Mais cette fois-ci le F.B.I. (police fédérale), le gouvernement, la Cour
Suprême (et aussi, et pas par hasard, la presse) ont fait tout ce
qu'ils pouvaient pour faire admettre l'identité de la théorie marxiste
de libération et son contraire, la mise en esclavage réalisée par le
communisme.
De cette façon, ils ont réalisé une véritable conspiration avec
le communisme russe qui, dans son propre intérêt, a usurpé le titre
de marxiste.
Le Président.
Le Frésident Kennedy aime les mots, les mots. émouvants qui
parlent de liberté. Il les aime pour les grandes cérémonies, comme
les discours du 4 juillet ; il les aime aux conférences au sommet
pour rivaliser avec l'usage que les communistes en font ; et il les
aime pour attirer les jeunes nations d'Afrique dans le camp de
l' « Occident ». Dans ce cas-là, il dit de notre pays que c'est un
pays « né d'une révolution ». Il devient un partisan tellement
passionné de la liberté de parole, de presse, de réunion qu'il a
l'audace de faire des citations du grand abolitionniste américain,
William Lloyd Garrison, qui attaquait le gouvernement et la presse :
vendue défendent l'esclavagisme, en disant dans son journal Le Libé-
rateur : « Je suis tout à fait décidé. Je ne ferai pas de compromis.
Je n'accepterai pas de faux fuyants. Je ne reculerai pas d'un pouce,
et je me ferai entendre ».
La seule chose que le Président Kennedy n'ait pas dit, c'est la
vérité à propos de lui-même : que c'est lui qui accepte l'emprison-
nement des pèlerins de la liberté ; que c'est lui qui crée l'état
d'esprit d'où résulte la nouvelle décision réactionnaire de la Cour
Suprême qui viole le premier amendement à la Constitution ; que
c'est son frère, qui au lieu de demander une « période de calme »
pour l'application de cette décision, s'est hâté d'en annoncer l'appli-
cation immédiate. La seule chose qui l'en ait empêché est la mesure
94
hypocrite du juge Félix Frankfurter, qui a accepté la demande du
parti communiste d'un nouvel examen de l'affaire en septembre.
Clairement, bien trop clairement, le Président Kennedy n'aimait
que le son des mots de liberté et non leur application.
Notre privation de droits civils, dans le Nord et dans le Sud,
et la manipulation des esprits n'ont rien à voir avec la lutte contre
le « communisme ». Au contraire, c'est le terrain sur lequel pous-
sent tous les totalitarismes communiste, hitlérien, ou les partisans
de la « libre entreprise » inspirés par le Ku-Klux-Klan. Si le capi-
talisme privé commence à entrer en compétition avec le capitalisme
d'Etat communiste dans l'invention de nouvelles manières de
contrôle de la pensée, ce ne peut être que parce que les deux ont
le même fondement, et aussi le même but : d'opprimer les travail-
leurs.
Le capitalisme, privé ou étatique, va de crise en guerre et de
guerre en crise depuis son début. Dans notre époque, où le monde
s'est unifié, il s'est en plus donné l'objectif de la domination du
monde par une seule puissance, même si cela devrait coûter un
holocauste nucléaire qui pourrait signifier la fin de la civilisation.
Gardons-nous de ceux qui veulent combattre le totalitarisme à
l'étranger en pratiquant des méthodes totalitaires chez nous.
La lutte contre le totalitarisme ne peut être gagnée que par des
Combattants de la liberté qui ne balancent pas dans leur combat
contre la discrimination et l'exploitation et peuvent ainsi exorciser
l'ombre qui s'abat sur notre pays. Les Combattants de la liberté
de notre époque, comme ceux de l'époque de William Lloyd Garrison,
seront finalement entendus.
4 juillet 1961.
Raya DUNAYEVSKAYA.
D'ORGANISATIONS
REVOLU-
CONFERENCE INTERNATIONALE
TIONNAIRES
La Conférence internationale qui a réuni à Paris, le 20, 21 et
22 mai 1961 des délégués de Socialism Reaffirmed (Grande-Bretagne),
Unita Proletaria (Italie), Pouvoir Ouvrier (Belgique) et de notre
organisation Pouvoir Ouvrier de France, a adressé à
série
d'organisations, groupes et camarades isolés se situant sur des posi-
tions voisines, l'appel que nous reproduisons ci-dessous.
une
Chers camarades,
Le 20, 21 et 22 mai 1961 s'est tenue à Paris une Conférence
Internationale réunissant des représentants des organisations et
groupes suivants :
Pouvoir Ouvrier (France)
Socialism Reaffirmed (Grande-Bretagne).
Unita Proletaria (Italie)
Pouvoir Ouvrier Belge (Belgique).
Fouvoir Ouvrier en France est une organisation qui s'est cons-
tituée en 1958. Son origine est le groupe de camarades qui publient
depuis 1949 la revue Socialisme ou Barbarie. Cette revue (32 numéros
publiés à ce jour) est actuellement l'organe théorique de l'organisa-
tion, qui diffuse également un mensuel ronéotypé, Pouvoir Ouvrier.
L'organisation a publié également des brochures : L'insurrection
hongroise, Comment lutter, Les grèves belges. Elle comprend actuel-
lement des groupes à Paris, Lyon, Caen, Saint-Lô, Le Mans, Mont-
pellier, Nîmes et Lille.
Le groupe Socialism Reaffirmed s'est constitué Grande-
Bretagne en 1960. Il publie un mensuel ronéotypé intitulé maintenant
Solidarity (auparavant Agitator for Worker's Power), dont huit
numéros ont parụ jusqu'ici. 11 a également publié plusieurs
1
en
95
brochures : Socialism Reaffirmed, The Socialist Programme, The
Renault Strike, Belgium-The General Strike; What next for Engi-
neers ?, The Standard Strike-The Full Facts, The Meaning of
Socialism. Le groupe comprend surtout des camarades de Londres et
d'Exeter, mais a des liens avec des petits groupes et des camarades
individuels de Liverpool et de Dublin.
Unita Proletaria d'Italie s'est constitué à Crémone en 1957, sur
la base d'une activité d'agitation et de propagande socialiste et révo-
lutionnaire sur le plan local (publication de tracts, interventions
dans les luttes ouvrières et les assemblées syndicales, etc.). Depuis
1959, le groupe publie le journal rcnéotypé Unita Proletaria, dont,
7:. numéros ont paru jusqu'ici, et Quaderni di Unita Proletariat,
avec 3 numéros parus. Le groupe est en contact avec d'autres groupes
et des camarades isolés de l'Italie du Nord, avec l'objectif de la
constitution de l'organisation révolutionnaire en Italie.
Pouvoir Ouvrier Belge s'est constitué après les récentes grandes
grèves de Belgique. Il comprend un groupe à Bruxelles et un autre
à Liége. Il vient de publier le premier numéro de sa revue, Alter-
native.
La Conférence a d'abord discuté de l'activité de chacune des
organisations participantes. L'échange d'informations, de suggestions
et de critiques fraternelles qui a eu lieu à cette occasion a été jugé
très fécond par tous les participants.
La Conférence a ensuite discuté d'un projet de plate-forme,
destiné à définir les bases idéologiques et programmatiques com-
munes aux : organisations participantes comme aussi de fournir un
terrain de discussion avec d'autres organisations qui voudraient se
joindre à cette coopération internationale qui s'engage. Un texte
définitif incorporant les résultats de la discussion qui a
eu lieu
sera soumis à une nouvelle Conférence Internationale qui sera tenue
vers la fin de l'année.
Enfin, la Conférence a discuté de la coopération pratique des
quatre organisations. Elle a décidé :
1) Qu’un travail sera entrepris en vue de définir les revendica-
tions ouvrières dans les pays capitalistes modernes. Ce travail tentera
de faire la synthèse des expériences nationales de la lutte de classe
contemporaine, à partir des matériaux suivants : la brochure déjà
publiée par le groupe anglais, What next for engineers, qui examine
la situation revendicative dans l'industrie mécanique en Grande-
Bretagne ; un texte analogue à préparer par l'organisation française;
un texte à préparer par les camarades italiens sur les dernières grèves
des ouvriers de l'électromécanique en Italie du Nord ; enfin, un texte
à préparer par les camarades anglais sur le mouvement des shop-
stewards en Grande-Bretagne.
2) Qu’un Bulletin International commun, rendant compte de
l'activité des quatre organisations et paraissant tous les trois mois,
sera publié à partir du mois d'août 1961.
3) Qu’un compte rendu résumé de la Conférence sera envoyé aux
organisations, groupes et camarades isolés dont on sait que les
positions sont proches de celles des organisations participantes. C'est
la fonction de la présente lettre.
4) Qu’un effort sera entrepris pour parvenir à la constitution
d'un groupe révolutionnaire en Allemagne.
La base idéologique commune des quatre organisations peut être
définie sommairement comme suit :
Malgré transformations incontestables et importantes
depuis un siècle, la société capitaliste reste une société de classe,
basée sur l'exploitation et l'aliénation des travailleurs. Aucune
réforme ne pourra modifier cette réalité, que seule une révolution
des travailleurs peut: abolir.
La « nationalisation » et la « planification » de l'économie
ne'modifient pas la situation réelle des travailleurs, ni non plus par
conséquent la division de la société en classes. Elles remplacent
ses
96
simplement les patrons privés par une couche dominante et exploi-
teuse de bureaucrates. Le « 'socialisme » des pays de l'Est est un
mensonge qui recouvre le pouvoir de la bureaucratie.
Le socialisme consiste essentiellement en la gestion de la
production, de l'économie et de la société par les masses, organisées
dans le cadre de Conseils des travailleurs, qui exercent le pouvoir.
Il ne peut donc être instauré que par l'action consciente autonome
des masses, non pas par le coup d'Etat d'un parti bureaucratique et
militarisé qui instaure sa propre dictature.
Une nouvelle organisation révolutionnaire est nécessaire; qui
ne visera pas à diriger la classe ouvrière et à s'imposer à elle, mais
à être un instrument de la lutte prolétarienne. Cette organisation
doit être : basée sur la démocratie prolétarienne. Les militants n'y
seront plus des simples exécutants au service d'un appareil burear-
cratique, mais détermineront eux-mêmes l'orientation et l'activité
de l'organisation sous tous ses aspects.
Nous serions heureux d'entrer en contact avec vous, et de vous
fournir tous renseignements complémentaires,
aussi le
matériel publié par les organisations mentionnées. Le projet revisé
de plate-forme mentionné ci-dessus sera envoyé à ceux qui en feront
la demande, et leurs commentaires seront étudiés avec attention.
En espérant qu'une collaboration s'instaurera entre nous pour
la reconsiruction d'un mouvement socialiste révolutionnaire inter-
national, nous vous prions, chers camarades, d'accepter nos salutu-
tions fraternelles.
POUVOIR OUVRIER (France), SOCIALISM REAFFIRMED
(Grande-Bretagne), UNITA FROLETARIA (Italie), POU-
VOIR OUVRIER BELGE (Belgique).
Ecrire à: Socialisme Burburie, 42, René-Boulanger,
Paris (10), France, ou à : Solidarity, c/o E. Morse, 183, Beech Lane,
Lower Earley, Reading England. .
comme
ou
rue
BERLIN
Depuis la fin de la guerre de Corée, la population mondiale,
habituée aux alternances de guerre froide et de faux apaisements ne
manifeste guère plus d'intérêt pour les sourires qu’échangent les
« Grands » que pour leurs menaces homériques. Avertie pour avoir
tant de fois entendu crier au loup, elle sent de plus que dans l'état
actuel de l'armement et du rapport des forces, un conflit généralisé
est pratiquement exclu.
Mais la guerre froide est un des ressorts essentiels de la poli-
tique des dirigeants à l'Est comme à l'Ouest. L'affaire de Berlin,
que Khrouchtchev a soudain ressortie après l'avoir laissée dormir
pendant des années, a réussi à émouvoir l'opinion non pas parce
que les dirigeants ont changé de diapason, mais parce que des
mesures menaçantes ont été prises de part et d'autre : communica-
tions entre les deux secteurs de la ville coupées par le gouvernement
de l'Allemagne orientale, mobilisation de quelques milliers de soldats
américains envoyés en Europe. Khrouchtchev allait-il donc faire la
guerre pour Berlin ? Après avoir fixé le 31 décembre comme ultime
limite, il s'est adouci aussi soudainement et inexplicablement qu'il
s'était fâché, et a « oublié » son quasi-ultimatum.
A quoi rime cette comédie ? Aux besoins de politique intérieure
des dirigeants. De Krouchtchev, qui pour achever la liquidation de
ses rivaux en Russie et préparer son attaque contre les Chinois,
voulait créer une diversion et se montrer en même temps aussi
« dur » qu'eux. De Kennedy, voulant faire oublier et justifier l'affreux
couac qu'il fit avec Cuba et donner un stiinulant additionnel à
l'économie américaine. D’Adenauer, pour qui ce fut un don du ciel
à la veille des élections ; change-t-on de gouvernement lorsque
l'ennemi menace aux portes ? De de Gaulle, y trouvant un prétexte
97
pour sortir du marais, sanglant de l'affaire algérienne, et jouer au
« Grand à part entière » en faisant l'enfant terrible et se montrant
plus intraitable que les américains. Seuls les Anglais, à qui leur
marasme économique donne d'autres chats à fouetter, n'ont pas
trouvé l'affaire à leur goût. Le XXIIe Congrès du F.C. russe terminé,
les élections allemandes menées à bonne fin, l'affaire est prête à être
enterrée à nouveau.
Pendant ce temps, il y a aussi les Berlinois, pas très à l'aise
de se trouver dans cet engrenage, d'avoir des murs construits au
milieu de leur ville, d'être des pions dans le jeu d'échecs des
« Grands ». Des pions de valeur toutefois car il y a une hiérarchie
des pions dans ce jeu international ; que des laotiens ou des congo-
lais s'entretuent, qui s'en soucie vraiment ? C'est de la
monnaie d'échange. Les Berlinois sont des pions d'une autre classe,
chacun affirme sa détermination de les protéger. Mais au-dessus des
Berlinois, il y a des pions encore plus précieux, rien que de les
faire bouger présente des grandes implications stratégiques : mobiliser
des soldats américains, laisser entendre que l'on pourrait les risquer
dans cette affaire, voilà qui manifeste l'importance de l'enjeu et doit
intimider l'adversaire.
Il va de soi qu'aussi bien dans les démocraties occidentales que
dans les démocraties orientales les dirigeants ont constamment
demandé l'avis de leurs populations respectives sur l'affaire, et n'ont
agi chaque fois qu'avec leur accord préalable.
menue
98-
1
A NOS LECTEURS
Ce numéro 33 de notre revue paraît avec un retard considérable ; prévu
d'abord pour juillet, puis pour septembre, il a dû être reporté pour des raisons
financières. La raison essentielle de ces difficultés répétées c'est qu'un trop
grand nombre de lecteurs achètent la revue au numéro au lieu de s'abonner..
Sur un numéro vendu par les Messageries (kiosques, gares, etc.) et payé par
le lecteur 3 N.F., il nous revient en fait 0,40 ou 0,50 N.F. Le même numéro
coûte à un abonné seulement 2,50 N.F. et ces 2,50 N.F. nous reviennent dans
la pratique intégralement. Si tous les lecteurs qui actuellement achètent la revue
au numéro s'abonnaient, la revue n'aurait pratiquement plus de problème
financier. Nous invitons donc instamment les lecteurs au numéro de s'abonner.
C'est leur, intérêt matériel ; c'est essentiel pour la revue non seulement du
point de vue financier, mais aussi pour assurer sa parution régulière, qui est
très importante pour le développement de sa diffusion ; cela présente enfin
pour les lecteurs la possibilité d'avoir, s'ils le désirent, des contacts plus étroits
avec la revue car un abonné est convoqué à des cercles d'études, des réunions
de travail, des conférences, etc.
Nous avons besoin de votre aide pour la diffusion de la revue. Faites
connaitre la revue autour de vous. Envoyez-nous des adresses de personnes
qu'elle pourrait intéresser, nous leur enverrons des numéros spécimen. Indiquez-
nous les librairies qui pourraient la mettre en vente. Utilisez pour cela les
bulletins imprimés joints à la fin du numéro. Notez les nouveaux prix très
avantageux que nous avons fixés, désormais, pour les volumes précédents et
la collection complète de Socialisme ou Barbarie.
Nous avons besoin surtout de votre aide pour le contenu de la revue.
Nous ne voulons pas être une revue qui n'exprime que les idées de son
comité de rédaction, s'adressant à un public bienveillant et passif. Si vous
êtes, même modérément, d'accord avec les idées exprimées dans la revue,
alors vous êtes aussi d'accord pour dire qu'une revue doit être tout autant
l'expression de ses lecteurs que de son comité de rédaction. Ecrivez-nous pour
nous dire ce que vous pensez, ce qui se passe autour de vous, dans votre
milieu de travail et de vie, quel qu'il soit. Vos lettres, textes ou témoignages,
seront publiés dans la revue.
CERCLES DE LECTEURS DE PROVINCE. Des cercles d'amis de la revue
existent déjà à Caen, Bordeaux, Le Mans, Lille, Lyon, Montpellier, Nîmes,
Saint-Lô. Les lecteurs de ces régions qui voudraient y participer sont priés
de nous écrire. D'autre part des abonnés d'Amiens, Besançon, Grenoble, Mar-
seille, Toulouse désirent entrer en contact avec des lecteurs de ces régions pour
organiser des cercles de lecteurs ? Prière d'écrire à la revue, qui transmettra.
« POUVOIR OUVRIER ». Nous rappelons aux abonnés de la revue
qu'ils peuvent recevoir « Pouvoir Ouvrier » en nous écrivant. Nous les invitons
à nous indiquer les camarades qui pourraient s'y intéresser, et à faire des
abonnés (2,50 N.F. pour 11 numéros par an). Au sommaire du mois de
novembre (N° 34) :
Algérie : La grève de la faim. Tract diffusé par « Pouvoir Ouvrier ».
Le per Novembre en Algérie. Quels sont donc les crimes de Staline ?
La Régie Renault au Mans. Paris demain : l'avenir qu'ils nous préparent.
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