Socialisme ou Barbarie - NO. 3 (JUILLET/AOÛT 1949)

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Table des matières

GUILLAUME, Philippe: La guerre et notre époque 3:1-21
CHAULIEU, Pierre: La consolidation temporaire du capitalisme mondial 3:22-67; 22-37 38-53 54-67 = FR1949K
DOCUMENTS:
ROMANO, Paul: L'ouvrier américain III 3:68-81 = The American Worker
V. W.: Stakhanovisme et mouchardage dans les usines tchécoslovaques (extraits de deux articles du Rude Pravo, avec commentaires) 3:82-87
La vie de notre Groupe 3:88-92
NOTES:
La situation internationale 3:93-95 = FR1949L
Trois grèves 3:95-98 = FR1949M
La grèves des mines d'amiante du Canada français 3:98-99
LES LIVRES:
SAUGUET, Renée: La vie ouvrière sous le Second Empire par Georges Duveau 3:100-109
ANNONCE: Réunion publique 3:[111]
SOMMAIRE
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME ou BARBARIE
Paraît tous les deux mois
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU M. FOUCAULT
Ph. GUILLAUME - C. MONTAL – J. SEUREL (Fabri)
Gérant : G. ROUSSEAU
Ecrire à:
« SOCIALISME OU BARBARIE »
18, rue d'Enghien
- PARIS (10)
Règlements par mandat :
G. ROUSSEAU - C.C.P. 722.603
ABONNEMENT UN AN (six numéros). .... 500 francs
LE NUMERO
100 francs
SOCIALISME OU
BARBARIE
LA GUERRE ET NOTRE EPOQUE
I.
OUVRIERS ET REVOLUTIONNAIRES
FACE A LA GUERRE
La guerre n'est pas pour nous un sujet traditionnel servant
de thème supplémentaire de propagande anti-impérialiste. Si
nous sentons la nécessité absolue d'élaborer sur ce sujet une
position aussi complète que possible, de l'exposer et de la pro-
pager aussi largement et aussi clairement qu'il est en notre pou-
voir ce n'est pas non plus par souci de nous distinguer des cou-
rants ouvriers traditionnels qui rabâchent éternellement les
mêmes slogans sur la guerre et la paix.
Toutes les couches de la population sur tous les points du
globe sentent peser lourdement sur elles la menace de cette guerre
terrible qu'elles savent et sentent inéluctable, parce qu'elles ont
le sentiment que la guerre est rentré dans le mécanisme même de
za société moderne, bien qu'elles ne sachent pas exactement pour-
quoi, ni quel est ce mécanisme. Ce serait déjà là une raison
suffisante pour tenter de toutes ses forces de faire autre chose
que d'effleurer ce problème, une raison suffisante pour s'attaquer
sérieusement, sans littérature et sans humanitarisme, à tout ce
qu'implique ce trait dominant de la société moderne : la violence
organisée scientifiquement.
1
Mais cette nécessité a une base encore plus importante. La
guerre qui vient nous est apparue comme étant la clé de voûte
de toute conception de l'histoire contemporaine et de la politi-
que révolutionnaire à notre époque. Ainsi que les lecteurs de la
revue ont pu s'en rendre déjà compte, nous considérons cette
guerre comme un moment décisif de l'évolution du système
mondial d'exploitation, non seulement parce qu'elle ébranlera
les bases matérielles et politiques des régimes d'exploitation en
présence, mais encore parce que les masses y feront leur expé-
rience du capitalisme et de la bureaucratie, sur une échelle et à
un niveau sans comparaison avec tout ce qui a précédé. Certes,
une expérience faite dans de telles conditions présente des as-
pects profondément négatifs, mais aussi elle se fera précisément
au moment où les masses disposeront des armes et des techniques
indispensables pour en tirer les conclusions décisives concernant
la prise du pouvoir effective par le prolétariat. La guerre peut
être le chemin de la barbarie, c'est indéniable, mais une poli-
tique révolutionnaire face à la guerre moderne peut aussi don-
ner au prolétariat les armes de son pouvoir définitif. C'est une
telle politique dont nous essayons de définir les bases.
Il existe deux manières d'être révolutionnaire. La première
est celle de la grande masse des ouvriers qui tend à renverser
la domination de classe et à reconstruire la société sur des bases
socialistes. Si cette impulsion profonde est le plus souvent in-
consciente et instinctive elle puise, dans les conditions quoti-
diennes d'une exploitation qui ne connaît pas de répit, des
forces toujours renouvelées, malgré les échecs et les reculs. La
classe ouvrière est révolutionnaire d'une manière qui ne se dé-
ment pas.
La seconde est celle qui consiste à lutter consciemment sur
la base d'une théorie et d'un programme révolutionnaire. Les
intellectuels révolutionnaires ne sont pas les seuls à adopter une
telle attitude consciente et systématisée. Des fractions importantes
de la classe ouvrière peuvent adopter un même point de vue et
se joindre à eux : ce sont elles qui constituent ce que l'on appelle
l'avant-garde. Ce n'est pas le lieu ici de justifier l'existence et
le rôle de cette avant-garde révolutionnaire, ouvrière et intel-
lectuelle. Qu'il nous suffise de remarquer que la révolte instinc-
tive des masses contre l'exploitation et l'oppression déborde par-
fois largement les frontières de la classe prolétarienne, et tend,
dans les périodes troubles de révolutions et de guerres, à em-
brasser l'ensemble de toutes les classes exploitées de la société.
Un tel phénomène, bien qu'il soit favorable au prolétariat, com-
2
porte le danger de dévier la lutte instinctive du proletariat de
ses véritables objectifs. L'avant-garde, pour ne parler que de
cette fonction, constitue le correctit indispensable à cette dilu-
tion de la volonté socialiste de la classe dans la masse indiffé-
renciée et croissante des victimes de l'exploitation moderne.
C'est dire que ces deux aspects de l'attitude révolutionnaire
sont indissolublement liés. . D'abord dans les faits, parce que
l'action de ceux qui se révoltent instinctivement contre l'exploi-
tation et celle de ceux qui luttent contre celle-ci suivant un pro-
gramme conscient sont dirigées vers le même but et s'épaulent
mutuellement. Ensuite parce que d'un côté, mener une action
révolutionnaire sans programme conscient, c'est se vouer à être
submergé par les éléments non prolétariens de la société qui
suivent la classe ouvrière dans sa révolte, et, de l'autre côté, si
un tel programme ne part pas clairement et sans équivoque de
l'idée indiscutée que la classe ouvrière tend objectivement à ren-
verser la domination des exploiteurs et à reconstruire la société
sur des nouvelles bases, il ne pourra servir que des intérêts qui,
en définitive, seront étrangers au prolétariat et se retourneront
contre lui.
Umre organisation révolutionnaire ne peut mériter ce nom
que si elle se base sur ces deux idées fondamentales : la néces-
sité d'une théorie et d'un programme conscient, d'une part, le
fait de la révolte instinctive des masses ouvrières contre l'exploi-
tation, d'autre part.. Reconnaître ces deux idées sur le papier
est évidemment insuffisant: il faut en tenir compte constam-
ment, aussi bien dans l'action pratique que dans l'élaboration
théorique.
De fait, il est impossible de déterminer quelle est la signifi-
cation de la guerre moderne pour la société et pour la révolu-
tion si l'on n'envisage pas à la fois quelle doit être l'attitude
consciente du révolutionnaire et quelle est l'attitude objective,
concrète, des masses ouvrières face à la guerre. En effet, il ne
suffit pas simplement d'être «contre la guerre », ni même
d'adopter une attitude défaitiste révolutionnaire dans les deux
camps. Cela est facile et va de soi : il est évident qu'on est
contre la guerre, il est évident que, dans la mesure où l'on prouve
que les deux camps représentent des régimes d'exploitation et
d'oppression des masses laborieuses, également réactionnaires,
on ne peut être que pour le défaitisme révolutionnaire dans les
deux camps, c'est-à-dire pour la transformation universelle de
la guerre en révolution. Tout cela ne suffit pas parce qu'il
s'agit précisément de voir qu'est-ce que signifie le défaitisme
révolutionnaire dans la guerre moderne, quelles sont ses bases
3
objectives, ses possibilités, ses formes. Nous ne pouvons nous
borner à lutter idéologiquement contre les deux blocs — ce qui
est déjà très important en démolissant les mystifications
monstrueuses de leurs idéologies et de leurs prétendus buts de
guerre, en montrant ce qu'est la « démocratie » occidentale et
le « socialisme » stalinien. Nous devons armer pratiquement le
prolétariat en lui montrant comment il devra s'orienter dans
cette guerre, quelles possibilités elle lui offre et quelles formes
d'organisation et d'action lui permettront d'exploiter ces pos-
sibilités pour son compte et sous son contrôle effectif.
Mais la réponse à ces questions on ne peut la trouver toute
élaborée dans un programme politique basé sur les mots d'ordre
traditionnels, aussi justifiés soient-ils. Il faut étudier aussi bien
l'aspect matériel de la guerre moderne mécanisée et industriali-
sée que son aspect humain et social, c'est-à-dire la manière dont
elle est vécue par le combattant et le proletariat, la manière
dont celui-ci réagit instinctivement face à elle. Ne pas tenir .
compte de ce point de vue, c'est abandonner toute politique
révolutionnaire, au même titre qu'ignorer le programme poli-
tique du défaitisme, c'est s'engager dans une impasse historique.
Mais si une telle distinction est indispensable il ne saurait être
question de séparer dans des rubriques tranchées ce qui cons-
titue les deux faces d'un même problème.
Rétablir une telle attitude est d'autant plus important qu'une
nuée d'idéologues petits bourgeois tentent déjà de présenter,
sous le couvert d'un pacifisme suspect, la guerre comme une cata-
strophe à laquelle il n'y aurait aucun remède et contribuent
ainsi à plonger le proletariat dans une prostration qui ne pour-
raït que donner aux classes dominantes la possibilité de mener
à bien LEUR guerre. Le devoir du révolutionnaire est de mon-
trer au prolétariat et à son avant-garde que cette guerre peut
devenir SA GUERRE A LUI contre tous les exploiteurs, quels
que soient leur nom et le drapeau qu'ils brandissent. Le pre-
mier pas dans cette voie est justement d'analyser les réactions
instinctives du prolétariat face à la guerre et de montrer les
germes révolutionnaires qui s'y cachent.
En défendant cette attitude, nous ne faisons que continuer
sur ce plan ce qui a été l'essentiel du marxisme. De même que
Marx ne s'est pas limité à analyser l'exploitation dans la pro-
duction capitaliste, ni à présenter le programme de son aboli-
tion, mais qu'il a attaché une importance égale à la manière
dont les ouvriers sont modelés par l'exploitation capitaliste et
réagissent à elle, de même il nous faut analyser, d'un point de
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vue général, la guerre moderne et examiner l'attitude réelle des
ouvriers et des combattants face à celle-ci.
II. – LE PROLETARIAT DANS LA PRODUCTION
1. PROLÉTARIAT ET CULTURE INDUSTRIELLE.
Les sociétés de classe sont basées sur l'exploitation du tra-
vail de la majorité de la société par une petite minorité. Cette
exploitation n'a jamais été une exploitation simplement écono-
mique : elle a toujours eu un aspect universel, car elle a signifié
pour la classe exploitée, non seulement la misère mais l'oppres-
sion, la privation de loisirs et de culture, l'abrutissement, en défi-
nitive la transformation des exploités en objets, en moyens pour
la satisfaction des besoins et des buts des classes dominantes.
C'est ce caractère généralisé, universel, de l'exploitation que
Marx a appelé « aliénation du travail exploité ».
La constitution du prolétariat moderne a eu pour effet de
libérer potentiellement pour la première fois dans l'histoire la
force de travail aliéné sur laquelle s'est toujours basé la pro-
duction sociale. Le prolétaire n'est pas un agent passif de la
production comme l'étaient le serf ou l'esclave. Placé dans des
conditions constamment changeantes de travail, travaillant dans
un cadre collectif, utilisant des machines complexes et perfec-
tionnées, l'ouvrier moderne se forme, s'éduque et acquière une
culture industrielle, non seulement dans sa spécialité, mais à
travers l'évolution constante des techniques et des méthodes,
sur un plan qui tend de plus en plus à se généraliser.
Cette constatation est aussi valable pour l'armée croissante
et de plus en plus prolétarisée des « techniciens » industriels.
Il ne sert ici à rien de dire que le travail industriel moderne,
divisé, spécialisé, abrutit l'ouvrier, lui fait perdre ces qualifi-
cations artisanales d'antan. En fait, le niveau technologique de
la classe ouvrière, prise dans son ensemble, collectivement, en
tant que potentiel culturel accumulé, est sans comparaison avec
tout ce qui a existé jusqu'ici. L'interdépendance des tâches,
dans la production, est telle que le dernier des maneuvres obéit
à des règles, des précautions et des impératifs dans son travail
quotidien qui ont tous un caractère techrologique et scientifique.
Le monde moderne est baigné dans une atmosphère de culture
industrielle; c'est la masse prolétarienne qui en est le porteur
essentiel.
2. LUTTE DE CLASSE ET PROGRÈS TECHNIQUE.
Le prolétariat, cependant, n'est pas seulement le dépositaire
de cette culture industrielle; il en est encore l'agent, le promo-
teur aveugle, et c'est là l'essentiel.
Le progrès technique et la modernisation sont étroitement
liés à la lutte de classe. Celle-ci pousse au progrès technique
parce qu'elle pousse' à l'augmentation de la productivité du
travail. C'est la résistance ouvrière » qui est une des bases
de cette augmentation. L'extraction de la plus-value rencontre
une résistance farouche et qui ne se dément jamais de la part
du prolétariat. La lutte maintenant séculaire pour la diminution
de la journée de travail trace un trait rouge dans l'histoire
économique du monde moderne. La non-collaboration quoti-
dienne de l'ouvrier, cet extraordinaire sabotage muet de la pro-
duction de ses exploiteurs, qu'il faut avoir vécu pour le com-
prendre pleinement, pousse irrésistiblement à l'augmentation
technique de la productivité du travail au moyen d'investisse-
ments en machines modernes et toujours plus rapides, scientifi-
quement mises en cuvre. Vu sous cet angle le progrès technique
constitue une contre-parade des exploiteurs pour maintenir leurs
profits.
Pourtant, si les ouvriers ne collaborent pas avec leurs exploi-
teurs, ils collaborent activement par contre avec leurs instru-
ment de travail, leurs machines, leurs techniques propres. C'est
avec avidité qu'ils absorbent les techniques et les pratiques
modernes et avec une souplesse extraordinaire qu'ils s'y adap-
tent quelle que soit leur complexité. En agissant. ainsi, ils per-
mettent ce même progrès technique que leur résistance avait,
d'autre part, provoqué. En effet, à quoi serviraient techniques
et machines sans ouvriers capables de les mettre en cuvre ? Non
seulement ils le permettent, mais encore ils lui donnent vie
concrète dans le procès éternellement mouvant de la production.
C'est là, pour eux, l'envers de leur résistance de classe, son côté
positif pour ainsi dire. C'est ce qui fait que l'on peut réelle-
ment qualifier le prolétariat de classe progressive, puisque même
dans les conditions de l'aliénation il assume le progrès de la
société qui l'exploite. En fait, résistance de classe et réceptivité
technologique, lutte contre l'exploitation et assimilation des
nouvelles techniques, ne sont que deux aspects d'un seul et
même phénomène : LA CAPACITE HISTORIQUE DU PRO-
LETARIAT
On saisit ainsi la véritable nature des contradictions du capi-
talisme : il est obligé de créer des moyens – aussi bien, maté-
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riels qu'humailis tout puissants, illimités, universels, qui
s'opposent au caractère étroit et limité de son but, qui est l'ex-
ploitation et la domination de classe. Le capitalisme est avant
tout obligé de créer et de développer constamment une classe
universelle par ses capacités et par ses buts, qui s'oppose cons-
tamment à la domination sur la société d'une classe privilégiée
dont les objectifs ne peuvent être que limités et particuliers.
Il ne faut pas comprendre cette contradiction profonde du
capitalisme comme une simple contradiction logique. Il s'agit,
en réalité, de la lutte des forces en présence. Au sein même de
l'aliénation, le prolétariat modèle irrésistiblement le monde mo-
derne auquel il imprime la force et les rythmes qui lui sont
propres. En l'absence de cette action autonome du prolétariat,
la contradiction inhérente au capitálisme, dont nous venons de
parler, n'aurait jamais eu une telle puissance et surtout n'aurait
jamais eu une issue historique positive.
Il est ainsi clair que la dynamique de la société moderne
conjugant la lutte de classe à une accumulation d'expérience
technologique sans précédent et aux contradictions de l'exploi-
tation capitaliste, conduit directement au socialisme, c'est-à-dire
à l'APPROPRIATION TOTALE, CONSCIENTE ET COL-
LECTIVE, PAR LE PROLETARIAT, DE LA CULTURE
INDUSTRIELLE ET SCIENTIFIQUE DONT IL EST LE
MOTEUR AVEUGLE ET LE PORTEUR OBJECTIF.
III.
LE PROLETARIAT DANS LA GUERRE
1. LA PRODUCTION DE GUERRE.
Nous voyons ainsi que dans la production capitaliste « paci-
fique », d'une part se développe le prolétariat comme classe sur
laquelle repose la culture industrielle de l'humanité, d'autre part
se fait jour une contradiction de plus en plus brutale entre le
caractère tout-puissant, universel, des moyens mis en euvre
(aussi bien des machines que des capacités humaines) et le
caractère limité et étroit des buts que la classe dominante assigne
à la production : c'est-à-dire son propre « profit » et le main-
tien de l'exploitation. On peut se rendre compte de l'ampleur
de cette contradiction si l'on pense que ces moyens seraient
amplement suffisants pour résoudre définitivement les problèmes
économiquos à l'échelle mondiale.
En passant de la paix à la guerre, aucun de ces facteurs ne
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change; ils trouvent seulement une expression: plus tranchée;
plus aiguë, plus impitoyable. La production des moyens de
destruction et l'organisation de la destruction (le procès de des-
truction, dirait Marx) est soumise fondamentalement aux
mêmes lois que celles qui régissent profondément la production
des moyens de production et l'organisation de la production (le
procès de production).
Ceci est d'abord clair en ce qui concerne la production des
moyens de destruction. Non seulement la production des armes,
chars ou avions, ne diffère pas de celle des machines pacifiques,
tracteurs ou avions commerciaux, mais encore la plupart des
moyens matériels utilisés dans la guerre ne sont que la transpo-
sition pure et simple de ceux utilisés dans la paix : véhicule
tout terrain chenillé ou demi-chenillé, bulldozer transformé en
tank bulldozer, avion de transport de matériel ou d'hommes
adapté aux transports militaires. Et ce sont justement ces
moyens ambivalents qui prennent une extension et une impor-
tance de plus en plus grande. Les lois de l'organisation et de la
production de tout ce matériel sont les mêmes quelle que soit sa
destination, ainsi que l'attitude du prolétariat face à cette pro-
duction. Ici, également, le proletariat est le porteur et le mo-
teus du progrès technique; c'est grâce à son assimilation rapide
plus rapide que jamais en temps de guerre des nouvelles
techniques, qu'une production, toujours plus perfectionnée et
toujours plus intense, devient possible.
Il se présente ici une objection classique qu'il convient de
réfuter, aussi bien pour ce qui concerne la production de paix
que la production de guerre.
On peut soutenir que ce progrès technique, si rapide que
l'on a peine à seulement le suivre ou le comptabiliser, vient des
immenses progrès de la science pure. C'est indéniable dans la
mesure où seule la science pure est capable de résoudre les
équations techniques qui sont posées. Cependant l'examen le
plus superficiel du développement de ces moyens de production
-- et de destruction - prouve qu'il existe un décalage énorme
entre les découvertes théoriques des savants et la production
effective et efficace, à une échelle rentable, dans la guerre et
dans la paix, des innombrables et puissants moyens mécaniques
modernes. Il est connu que les Américains, par exemple, n'ont
pas été des pionniers en matière de recherches nucléaires et
pourtant ils sont les seuls à être capables de produire des bom-
bes 'atomiques en série (au moins jusqu'ici). Plus frappant en-
core était le retard inouï qu'ils avaient dans le domaine de la
propulsion à réaction ou dans celui de la propulsion par
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fusce (1), Depuis la fin de la guerre ils en sont devenus les
maîtres incontestés. Leurs performances ne s'expliquent que par
l'immense concentration prolétarienne aux. U.S.A. et le niveau :
technologique extrêmement élevé de la population. Les progrès
surgissent littéralement au sein du procès de production au fur
et à mesure de son élargissement et de son approfondissement.
Il est clair, d'autre part, que du côté russe le « retard » qua,
litatif de la production doit être cherché à la fois dans le bas
niveau technologique de la population et l'impossibilité qu'a la
lutte de classe de s'exprimer ouvertement en Russie. Encore ce
retard n'est-il que relatif et il serait vain de baser dessus une
stratégie.
On en arrive ainsi à la conception suivant laquelle les pro-
grès dans la destruction eux-mêmes sont en fait arrachés sous
la pression souterraine de l'industrialisation dont le proletariat
est à la fois le porteur et le moteur humain actif.
Là où s'exprime le plus profondément l'ironie de l'histoire,
c'est lorsque l'on voit que ces moyens de destruction d'une puis-
sance incroyable sont mis entre les mains de la grande masse
des combattants et lorsque l'on voit que, vu sous l'angle le plus
large, la masse des gens armés et surtout la masse des armes
produites (c'est-à-dire la potentialité d'armement des masses)
ne fait qu'augmenter.
2. GUERRE ET MASSES 'PROLÉTARIENNES.
.
un
Mais l'importance de la guerre pour le développement des
capacités révolutionnaires du prolétariat se manifeste beaucoup
plus dans l'utilisation des armes que dans leur production, en-
core beaucoup plus dans la guerre elle-même que dans la pro-
duction de ses moyens.
(1). « En aucun de ces domaines les techniciens américains n'ont pris
place parmi les précurseurs. Au cours d'une visite en Angleterre, en 1941,
on montrà au général Arnold, commandant en chef de l'aviation améri-
caine, turbo-réacteur Whitlle. Ils s'intéressa au nouveau type de
moteur, en fit envoyer un aux Etats-Unis... et demanda å la General Elec-
tric Co d'en entreprendre la réalisation. Cette même compagnie a construit
un chasseur de série qui, portant tout son équipement militaire, battit, en
1948, le record de vitesse. Il ne semble pas davantage que l'aviation amé-
ricaine se soit intéressée stato-réacteur avant d'avoir pris connais-
aance, en 1945, des réalisations allemandes en la matière. Mais elle vient:
de faire voler la première un chasseur « Shooting star > avec deux stato-
réacteurs en bout d'aile. L'apparition des V.2, in 44, surprit également
tous les alliés... on annonce les essais prochains de fusée « Neptune o qui
monteraient deux fois plus haut que les V 2, etc... » A quoi tient l'avance
américaine actuelle, demande l'auteur de l'article cité du numéro de Science
et Vie consacré à l'Aviation 49, avec la collaboration de C. Rougeron ?
« Avant tout à l'effort énorme que les laboratoires et les industries d'Amé
rique appliquent à la mise au point et au perfectionnement contind de toute
idée nouvelle, si simple qu'elle paraisse à ses débuts. »
au
Il faut revenir ici à notre distinction faite dans l'introduction
entre l'attitude révolutionnaire consciente de l'avant-garde et
l'attitude objective des grandes masses. Au point de vue de
l'attitude consciente ce qui compte c'est que ces moyens soient
utilisés à des fins défaitistes et révolutionnaires. Ce qui compte
au point de vue objectif à l'échelle des grandes masses, c'est
que tous ces manieurs de moyens de destruction acquièrent une
confiance sans borne dans les outils qui leur sont confiés, de
même que l'ouvrier acquière une confiance sans borne dans les
moyens de production qu'il maneuvre. Les masses ont dans la
guerre la même réaction profonde que dans la paix : en même
temps qu'elles ont tendance à se révolter contre leurs exploi-
teurs, elles absorbent et assimilent les techniques de destruction,
La puissance et l'efficacité des moyens (puissance de feu,
mobilité et protection), dont sont dotées les unités de base qui,
petites ou grandes, sont amenées à entreprendre des actions
autonomes pendant une durée et dans un rayon d'action que ne
font que croître, expliquent la mentalité très spéciale du com-
battant moderne. Il perd de vue, de plus en plus, l'aspect géné-
ral de la bataille et tend à sous-estimer l'immense travail cen-
tralisateur qui est exigé, pour finir par lui donner la signification
d'une accumulation d'actions autonomes dont chacune est déci-
sive. Cet état d'esprit est particulièrement développé chez le
partisan qui fonde justement son action d'ensemble, stratégique,
sur une accumulation d'opérations, coordonnées certes, mais
isolées les unes des autres, qui portent en elles-mêmes les condi-
tions de leur succès ou de leur échec. C'est là une des consé-
quences les plus importantes de la « décentralisation des
moyens » dans la guerre moderne. Cela peut sembler curieux,
étant donné que cette « décentralisation » s'accompagne en fait
d'une formidable centralisation de la production planifiée de ces
moyens ainsi que de leur acheminement sur le théâtre des opé-
rations. Cela l'est moins cependant si l'on pense que la solution
apportée au problème de la production des moyens et à celui de
l'approvisionnement consiste pratiquement à constituer des stocks
gigantesques, disséminés quasiment partout, au point que l'on
pourrait dire que l'on vit dans un monde où les armes et les
munitions poussent littéralement du sol (2)
• Pour comprendre cette confiance du combattant en lui-même
on doit se rappeler qu'un homme armé d'un bazooka est capable
:
(2) Pour ne donner qu'un exemple de cette productiou pléthorique d'ar-
mements citons que l'Amérique a produit durant la guerre 800.000 canons
et 2.725.000 mitrailleuses. Il convient aussi de remarquer que dans la guerre
moderne de mouvement les dépôts d'armes et de imunitions sont souvent
abandonnés faute d'avoir le temps de les évacuer ou même de les détruire.
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d'arrêter un tank lourd et que, demain, un combattant à terre
possèdera, grâce aux fusées, une «D.C.A. » d'une puissance et
d'une efficacité inconnues jusqu'ici. Citens à l'appui de cette
thèse générale une information récente du journal Le Monde,
concernant les maneuvres américaines dans la région des Ca-
raïbes et traitant de l'opération amphibie visant l’île fortifiée
de Viequeds :
« La 2° division de fusiliers-marins, le 664 régiment d'in-
fanterie et trois compagnies canadiennes de choc, appuyés par
les canons de cinquante-sept navires de tous types, quatorze
escadrilles d'aviation basées sur des aérodromes terrestres, seize
escadrilles décollant de porte-avions, auront pour mission de
s'emparer en l'espace de trois jours d'une position défendue par
trois cents hommes, pourvus d'un équipement spécial qui leur
donnera la puissance de feu d'un effectif normal de six mille.
L'expérience a surtout pour objet d'éprouver l'aptitude d'une
troupe d'élité à se servir efficacement de matériels et d'engins
perfectionnés. » (Le Monde, 23 février 1949.)
Qu'est-ce que cela signifie ? Que les rapports entre l'attaque
et la défense vont encore évoluer en faveur de la défense: Le
critique militaire anglais Liddell Hart estimait que la supério-
rité de l'assaillant doit être de l'ordre de trois contre un. Le
général allemand Heinrich estimait que son expérience du front
de l'Est lui prouvait non seulement que l'Anglais avait raison
mais qu'il était même en dessous de la vérité. Il pensait que
l'assaillant doit posséder une supériorité de six et même sept
contre un, si la défense est serrée et n'a pas à couvrir une trop
grande étendue de terrain.
Sous le vocable de « défense » il faut voir la puissance des
unités ayant des missions autonomes, pourvues d'un matériel
abondant mais éventuellement isolées. Si l'on ajoute à cela que
le combat de rue dans une ville moderne, construite en ciment
armé, dotée de canalisation souterraine innombrables, offre la
forme quasi parfaite de l'action défensive tactique, on com-
prendra que l'industrialisation de la guerre et les progrès tech-
nologiques ne font qu'augmenter l'autonomie, l'efficacité et par-
tant la confiance en soi du combattant.
En quoi réside l'intérêt de la série de constatations que nous
avons faites ? D'abord en ce qu'elles font comprendre que la
technique, elle-même échappe aux exploiteurs. Et ceci double-
ment : premièrement, en ce que les progrès deviennent de plus
en plus incontrôlables et bouleversent si rapidement les condi-
tions de la guerre que les spécialistes militaires sont de plus en
plus impuissants à terminer les tâches qu'ils se sont assignées.
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Deuxièmement, en ce que les combattants eux-mêmes boulever-
sent les prévisions établies et mettent en cause les plus beaux
projets de guerre-éclair. Ainsi l'assimilation par les masses de
la technique guerrière se retourne objectivement contre les ex-
ploiteurs avant même que les exploités utilisent consciemment
leurs armes contre elles.
Il importe ici de faire une distinction très nette. Il est vrai
que cette capacité technologique du prolétariat moderne et des
techniciens proletarisés dans la guerre mécanisée ne s'accom-
pagne pas au départ d'une conscience et d'une action de classe.
Il est vrai que le paysan et les autres classes non prolétariennes
apprennent aussi à manier les machines-outils de destruction. Il
est vrai que le schéma historique « traditionnel » semble être
renversé : la lutte de classe passe à l'arrière-plan et la guerre
développe d'abord avec toute sa puissance sa dialectique interne,
s'épanouit pour ainsi dire et épuise toutes ses possibilités. Doit-
on donc y voir on ne sait quelle manifestation de « recul » de
la classe ouvrière ? La question que l'on doit se poser est bien
plutôt la suivante : les capacités subjectives et les possibilités
objectives du proletariat sont-elles ascendantes ou décrois-
santes ?
Il ressort de tout ce que nous avons dit que ces capacités
sont nettement ascendantes. Rien n'est plus frappant dans la
guerre moderne que de voir avec quel sang-froid et quel savoir
faire les masses, non seulement assimilent les techniques de des-
truction, mais encore acquièrent une confiance incroyable dans
les moyens dont ils se sont objectivement emparés. Les plans et
les projets des Etats-Majors sont bien souvent réduits à zéro
par l'efficacité combattive des manieurs d'armes. Les combat-
tants, loin de se sentir écrasés par la formidable ampleur des
moyens mis en veuvre, développent une confiance en eux-mêmes
et une sûreté qui paraît incroyable au premier abord. Certes,
cela est valable pour tous les combattants quelles que soient
leurs origines ou leurs fonctions sociales. Cela est valable en
premier lieu pour les paysans qui apprennent, eux aussi, à
manier les machines-outils de destruction. Mais ils n'apprennent
pas que cela, ils apprennent en même temps à comprendre qu'il
n'y a pas d'efficacité dans la guerre mécanisée elle-même en
dehors de l'industrialisation et de ses porteurs et agents, les
ouvriers. Les paysans sibériens à Stalingrad qui se trouvaient
sur le fameux « axe d'effort principal », l'ont certainement com-
pris
Cela est valable aussi évidemment, cette confiance et cette
sûreté, pour l'armée de métier et les corps d'élitée spécialisés,
12
type SS (et qui sont de plus politiquement contrôlés). C'est cer-
tainement là une chose que les ouvriers ne doivent pas sous-
estimer et il serait puérile de croire que des boulons et quelques
mitraillettes suffisent à défendre les « bastions ouvriers >> que
constituent les usines. Cependant, ces corps d'élite eux-mêmes
constituent une parade qui est quand même insuffisante. D'une
part - et contrairement à ce qu'il se passait à l'époque des
armées de métier ancien type ces nouvelles formations tirent
directement leur puissance de la technologie industrielle de
leurs armements mécanisés — et non d'une quelconque situation ,
privilégiée dans la hiérarchie sociale leur conférant exclusi-
vement une supériorité de moyens : la possession d'un cheval,
par exemple, ou d'une armure fabriquée suivant des techniques
artisanales dont la diffusion était partant limitée. D'autre part,
leur efficacité indéniable est plutôt un exemple de technique
efficace donnée aux ouvriers qu'une garantie de supériorité dont
seule serait détentrice la classe exploitrice.
Nous pensons que l'analyse que nous venons d'essayer de
faire doit déjà permettre de dégager quels sont les fondements
de la guerre moderne et de transformer celle-ci d'un élément
de terreur en un élément de connaissance, intégré dans la con-
naissance générale du monde moderne.
En effet, ce qui terrifie tant, en apparence, dans la perspec-
tive d'une prochaine guerre, c'est l'ampleur incroyable les
moyens qui seront mis en oeuvre. Ce qui justifie en réalité cette
appréhension angoissée, c'est la résistance farouche et sans dé-
faillance que l'on escompte, à juste titre, des combattants en
présence. Şi ces moyens, en effet, dievaient terrifier les masses
au point de les faire capituler avant de combattre, la perspec-
tive de la guerre serait moins « effrayante ». Mais qui oserait
miser sur une telle pusillanimité ?
En réalité, au lieu de nous contenter de constater à la fois
le développement des moyens et le fait de l'acharnement du
combattant moderne, comme s'il s'agissait de phénomènes cos-
miques, nous avons montré qu'il fallait chercher les racines de
l'un et de l'autre dans les caractéristiques mêmes de notre
monde industrialisé et prolétarisé. En opérant ce dévoilement,
au prix certes de la reconnaissance de la réalité brutale de la
guerre, nous pensons avoir ouvert la voie au dépassement des
aspects profondément négatifs de cette réalité, en montrant,
d'une part, que la technique guerrière elle-même échappe de
plus en plus au contrôle des exploiteurs et, d'autre part, que le
prolétariat PEUT dévier l'ensemble de la lutte sur le terrain
de classe qui lui est propre et ceci justement à cause des carac-
13
i
tères profonds de la guerre mécanisée et non en dépit de ces
caractères, ainsi que l'on a trop tendance à le faire croire dans
la littérature « marxiste » courante.
IV. - CARACTERE REVOLUTIONNAIRE
DE L'EVOLUTION DE LA GUERRE MODERNE
Nous avons essayé d'expliquer qu'il s'agissait aussi bien
dans la paix que dans la guerre d'un seul et même processus
qui trouve son unité profonde dans le prolétariat industriel qui
est à la fois le moteur objectif de ce double processus et le dépo-
sitaire essentiel de la culture industrielle qui est engendrée au
sein de ce processus. C'est parce que la guerre emprunté à la
paix les contradictions formidables des régimes modernes d'ex-
ploitation du prolétariat que les contradictions de la guerre
prennent une ampleur telle qu'elles terrifient les classes diri-
geantes elles-mêmes. C'est parce. que les contradictions des ré-
gimes d'exploitation passent de la guerre à la paix qu'elles trou-
veront dans le prochain conflit leur expression ultime. Cela est
d'autant plus vrai que la production des moyens de destruction
se distingue de moins en moins de la production des moyens de
production et que, d'autre part, le procès de destruction lui-
même, fa guerre et son organisation, s'intègre la quasi totalité
des moyens et des techniques pacifiques, de même qu'il s'in-
tègre aussi les « techniciens », ouvriers ou non, les hommes qui
sont les porteurs de ces techniques et mettent en euvre ces
moyens. Le cercle est pour ainsi dire bouclé : la guerre ne peut
plus servir à «exporter » les contradictions internes des sociétés
d'exploitation, ni à « résoudre leurs problèmes », elle se les est
presqu'entièrement intégrés et elle les fait éclater en les portant
à leur paroxysme.
Cependant l'identité des deux processus ---- de production de
moyens de production et de production de moyens de destruc-
tion - ne supprime nullement leurs différences. Au contraire,
la connaissance de cette identité permet de les éclairer et de
donner à l'ensemble une signification nouvelle. L'ultime phase
du procès de production, la consommation finale (improductive,
comme disait Marx), ne profite pas ou très peu aux prolétaires
et aux grandes masses. Par contre, l'ultime phase du procès de
destruction « profite » à l'immense majorité. Elle est destructrice,
et ceci dans tous les sens du terme, pour ceux qu'elle tue. Mais
pour les autres elle est productrice de l'art de se battre, de se
.
14
défendre et de vaincre : l'histoire de ces dix années n'est qu'une
immense école du soldat, du soldat producteur d'armes et ma-
nieur d'armes,
Lorsque l'on envisage sous cet angle la guerre américaine,
par exemple, qui a poussé le plus efficacement le principe de
l'intégration des techniques guerrières et pacifiques, on se rend
compte de l'immense portée révolutionnaire de cette évolution.
Mettre l'industrialisation et les aptitudes technologiques du pro-
létariat au service de la guerre, distribuer ces innombrables
machines-outils guerrières avec prodigalité, déchaîner l'univer-
salisation de leur emploi dans un conflit mondial, c'est vraiment,
au sein d'une société exploitrice, faire passer les exploités, sur
le terrain décisif de la lutte armée, de l'aliénation à l'appron
priation. En d'autres termes, la contradiction fondamentale du
régime d'exploitation moderne existant entre les moyens et les
buts limités des privilégiés, en passant avec toute sa puissance
de la paix à la guerre, crée les bases objectives pour résoudre la
contradiction fondamentale, devant laquelle se trouve toute
classe exploitée, à savoir comment s'approprier les moyens ma-
tériels et culturels de la société dans les conditions objectives de
l'aliénation.
V-NECESSITE D'UN RENOUVELLEMENT
DE LA PENSEE REVOLUTIONNAIRE
Si l'on revient maintenant à l'attitude consciente du révolu-
tionnaire, nous comprendrons qu'elle ne saurait être réellement
valable que si l'on tient compte de tous les facteurs déterminant
l'attitude objective des masses face à la guerre. Nous avons
essayé de montrer qu'il faut chercher ces facteurs dans les fon-
dements de la société qui sont communs aussi bien à la paix
qu'à la guerre : l'industrialisation et les progrès techniques qui
passent du plan de la production de moyens de production à
celui de la production des moyens de destruction. C'est ainsi
que les progrès dans les armements s'imposent pour ainsi dire
irrésistiblement et à une échelle sans commune mesure avec les
objectifs étroits des classes dominantes et qu'ils bouleversent les
conditions de lutte plus rapidement et plus profondément qu'au-
cun Etat-Major ne peut s'adapter à ces bouleversements. Il est
clair dans ces conditions qu'il s'agit de soumettre l'évolution de
ces armements à l'examen de la critique marxiste et que c'est là
15.
manifestaient déjà une carence aussi profonde chaque fois qu'il
la seule voie pour dominer le procès de destruction au lieu d'être
dominé par tui.
Pourtant, ce n'est pas dans cette voie que s'engagent tous
les groupements marxistes non staliniens qui, se sentant désar-
més face à la guerre, ne voient d'autre, salut que dans la pers-
pective absürde et utopique de la révolution avant la guerre, de
la révolution faisant « reculer > la guerre. Cette démission de
vant les réalités du monde moderne les conduit à se désintéresser
souverainement de la signification qu'aura cette guerre elle
même pour la révolution. Ils achèvent ainsi, dans un domaine
crucial, le cycle de leur pourrissement idéologique. En effet, ils
leur fallait rendre compte de la production et de la société mo-
derne: ainsi, ils s'en sont toujours tenus à l'idée faussement
qualifiée de marxiste suivant laquelle les rapports entre les
classes trouvent leur fondement dans des rapports de propriété,
au lieu de voir que les rapports modernes entre les classes se
déterminent, aujourd'hui plus que jamais, au sein du procès de
production lui-même et dans les rapports des hommes entre
eux dans l'organisation de cette production.
Si le marxisme est quelque chose de plus qu'un simple mou-
vement idéologique succédant à tant d'autres, si on considère
que són apport est positif, c'est justement parce que son analyse
montre qu'il existe une voie pour dominer les forces produc-
tives au lieu d'être dominé par elles. Mais pour aboutir à une
telle conclusion il lui a fallu premièrement intégrer la science
économique naissante à sa conception générale de l'histoire et
du monde, deuxièmement appliquer à l'étude de cette science
particulière les notions les plus générales héritées du passé cul-
turel de l'humanité.
On ne saurait dire, en général, laquelle de ces deux attitudes
est la plus importante puisqu'elles se complètent et se fécon-
dent l'une par l'autre. Pourtant, si au lieu d'envisager le pro-
blème général ainsi posé, on étudie les mouvement révolution-
naires réels, existant à notre époque, il ne fait pas de doute que
c'est la première attitude qui doit retenir toute notre attention.
Au XIXe siècle, les rapports de classe se sont imposés définitive-
iment pour la première fois aux yeux de tous comme étant des
rapports trouvant leur fondement dans l'économie, parce que
pour la première fois le régime capitaliste universalisait la vieille
loi de la production pour le marché, puisqu'il faisait de la force
de travail elle-même une marchandise. Pour assumer pleinement
le monde moderne, il était indispensable de s'assimiler la jeune
technique économique naissante. C'est ce qu'a fait Marx, mais
16
en même temps il a profondément transformé la « science >>
économique, en montrant que l'économie trouve son fondement
dans la production et dans les rapports des hommes all sein de
cette production,
Depuis Marx, un siècle s'est écoulé. Le proletariat, dans le
cadre même de son aliénation, a joué un rôle décisif dans l'évo-
lution de cette production ainsi que dans celle des rapports de
production. Qu'il n'ait pas, au cours de ce siècle, atteint l'objec-
tif instinctif de son émancipation, c'est ce qui justifie la perma-
nence de l'action révolutionnaire, mais ne justifie, en aucun
cas, de ne pas tenir compte de ce que le monde moderne a été
modelé par le prolétariat lui-même. Avec le recul d'un siècle,
on peut dire aujourd'hui que le prolétariat a créé de nouvelles
conditions de son émancipation.
Mais en même temps qu'il créait ces nouvelles conditions de
son émancipation, il engendrait en son propre sein de nouvelles
formes de son exploitation qui aboutissaient à une aliénation
plus totale. De ces deux mouvements, quel est le plus puissant ?
La réponse à donner à cette question cruciale ne peut être cher-
chée que dans l'examen concret des phénomènes qui sont engen-
drés par ces deux mouvements. D'un côté l'accroissement de la
production et le perfectionnement des techniques productives;
de l'autre, la réduction du prolétaire, non plus seulement à
l'état de marchandise, mais à l'état de matière brute de cette
production. Il saute immédiatement aux yeux que ces deux ré-
sultats sont contradictoires : si le prolétariat est réduit à l'état
de matière brute de la production, d'une part, il n'est plus
capable d'assimiler et de s'intégrer les techniques nouvelles de
production et, d'autre part, l'emploi et la diffusion de ces tech-
niques évoluées se justifient de moins en moins au regard des
intérêts des classes dirigeantes.
Mettre le doigt sur cette contradiction du régime moc
d'exploitation n'est pas suffisant. Il faut à chaque étape en
déterminer les aspects concrets. En temps de paix, il peut sem-
bler que l'évolution concrète de cette contradiction n'a pas une
influence immédiate ou même décisive sur l'histoire. En temps
de guerre, il en est tout autrement. Dans le premier cas il est
facile d'ignorer que l'acier rapide ou les pastilles de carbure
rapportées aient révolutionné les conditions de la production.
Dans le deuxième, on ne peut ignorer que l'arme blindée, les
bombardiers stratégiques, les V i'et les V 2, la bombe atomique
enfin, bouleversent les conditions de vie et de lutte de millions
de combattants et d'êtres humains.
17
2
La lutte à mort qui se déroule, nous voulons dire la lutte
entre les exploités et les exploiteurs, doit être envisagée sous la
totalité de ses aspects. L'attitude du prolétaire vis-à-vis des ins-
truments de production et de destruction qu'il manie, ainsi que
l'attitude des exploiteurs vis-à-vis de l'organisation de cette pro-
duction et de cette destruction est un élément fondamental de
l'évolution historique, et, partant, de la révolution. Or, il est
impossible de déterminer objectivement quelles sont ces atti-
tudes si l'on a pas une connaissance sérieuse de ce qu'est la
production de ces instruments et l'organisation de leur produc-
tion, ainsi que de ce que sont les tendances profondes de leur
évolution.
Il va de soi que ce point de vue n'est valable que dans la
mesure où la société continue de développer ces moyens de pro-
duction, car du jour où la régression sera amorcée, non seule-
ment l'étude de cette régression sera inutile, mais encore elle
sera rendue impossible parce que les moyens culturels de cette
étude seront aussi en régression. Ce sera la barbarie. C'est parce
que le prolétariat continue de se développer en nombre et en
culture que nous sommes justifiés de faire l'effort d'intégrer, à
notre analyse, les tendances proprement techniques de la pro-
duction et les contradictions qui en résultent avec une organi-
sation de cette production reposant sur l'exploitation. Ceux qui
considèrent que les conditions objectives du socialisme pourris-
sent, que la production stagne, que le prolétariat ne s'accroît
ni en nombre ni en culture, ne peuvent évidemment comprendre
que l'on se place à ce point de vue. Cela importe peu d'ailleurs,
parce que par là même ils sapent les bases de toute action authen-
tiquement révolutionnaire.
Nous ne nous sommes pas éloignés de notre sujet en faisant
ce développement. C'est vrai d'abord parce que la guerre mo-
derne industrialisée pose ou repose tous les problèmes de la pro-
duction « pacifique ». C'est vrai ensuite parce que la guerre dont
nous venons de sortir a joué un rôle décisif dans ce problème
du renouvellement de la pensée révolutionnaire.
On peut dire qu'elle a eu pour effet de révolutionner la pen
sée révolutionnaire. Cela est clair sur un plan purement poli
tique, puisqu'elle a poussé la société bureaucratique à exprime
à fond son caractère de régime d'exploitation. Mais - et c'es
ce que nous avons tenté de montrer dans ce paragraphe - cel
est valable aussi sur un plan beaucoup plus profond et théori
que. C'est pourquoi les idées que nous exprimons dans cet art
cle ne sont nullement le fruit d'un parti-pris de « nouveauté:
18
VI.
CONCLUSION
S'il est aisé de justifier l'emploi de la violence par le prolé-
tariat, il est beaucoup moins facile de déterminer les modalités
de l'emploi de cette violence. Nous avons montré que le défai-
tisme révolutionnaire et l'internationalisme prolétarien eux-
mêmes ne constituaient que des formulations générales qui ne
résolvaient pas les problèmes concrets.
Dans les påragraphes qui ont suivi, nous avons envisagé le
problème suivant, en ne tenant pas comptè de l'hypothèse uto-
pique et qui semble tout résoudre de la révolution avant. Ia
guerre : les conditions objectives de l'appropriation objective et
subjective des moyens et des techniques de violence par les ou-
vriers sont-elles données ? Non seulement nous avons répondu
positivement, mais encore nous avons montré le lien qui exis-
tait entre cette possibilité objective et la possibilité objective
du socialisine lui-même.
Maintenant nous pouvons entrevoir le fond du problème :
l'appropriation objective et subjective des moyens et techniques
de violence est non seulement un moyen dans la marche vers lt
pouvoir et l'instauration du socialisme, mais encore cette appro-
priation sous une forme collective et définitive est la condition
du pouvoir ouvrier. Si dans la Russie de 1917 la bureaucratisa-
tion a fini par l'emporter malgré le caractère authentiquement
révolutionnaire et prolétarien du mouvement insurrectionnel qui
conduisit les ouvriers au pouvoir, ce n'est pas sans avoir un
rapport profond avec le fait que dans la lutte pour la sauve-
garde de ce pouvoir contre l'intervention impérialiste, la direc-
tion effective de la technique guerrière échappait aux ouvriers.
Dans les faits la dissociation des problèmes de la révolution
et de la guerre, dissociation sur laquelle certains veulent fonder
T'avenir et la possibilité du socialisme, loin de résoudre le pro-
blème, n'a fait que le rendre insoluble. De deux choses l'une :
ou le prolétariat a la possibilité objective de s'imposer par la
violence organisée en son propre sein et sous son contrôle total,
aussi bien « technique » que politique à toute autre formation
armée adverse, et alors non seulement le problème du pouvoir,
mais aussi celui du socialisme peut trouver une solution posi-
tive, ou il doit aliéner une partie de ses prérogatives dans les
19
mains d'une direction, et ceci sur le plan décisif de la force, et
alors il sera toujours inéluctablement dépossédé du pouvoir
(dont il ne pourra jamais avoir que l'ombre durant une courte
période) et ceci de l'intérieur de son propre mouvement.
Ce n'est pas là de l'anarchisme et le rôle de la direction
révolutionnaire en la matière demeure primordial. En effet, si
nous avons montré que les conditions objectives et subjectives
de la violence et de la technique de la violence sont données
aujourd'hui complètement dans le monde moderne, cela ne si-
gnifie pas qu'il en découle automatiquement que cette appro-
priation, sous une forme collective et définitive des moyens et
des techniques de violence, soit aussi donnée. Pour que soit
donné ce lien et cette unité des actions isolées qui leur confère
un caractère collectif il convient que le prolétariat soit en pos-
session d'une stratégie qui lui soit propre. Nous pensons que de
même que le prolétariat doit avoir une théorie de l'organisatior
et de la direction de la société - une théorie du socialisme i
doit aussi posséder une théorie de la violence ouvrière organisée
S'atteler à cette double tâche est à la fois le devoir nº i d'un
direction révolutionnaire et l'une des justifications les plus essen
tielles de son existence.
Les quelques remarques qui précèdent ont permis de donne
une idée de la liaison entre les problèmes proprement militaire
et l'ensemble des problèmes posés par le socialisme lui-même
la classe ouvrière. Le premier article qui doit suivre posera !
bases d'une analyse concrète des problèmes militaires qui :
posent à notre époque, en prenant pour exemple la guerre doi
nous venons de sortir. Nous comptons, dans un article suivar
aborder le problème de la guerre à venir. Mais même lorsqı
nous aurons accompli ces deux premières parties de notre plan i
travail, nous savons que nous n'aurons fait que poser les bas
matérielles de départ qui sont absolument indispensables. Da:
une étape suivante, et en conjonction la plus étroite possib
avec des ouvriers, il nous restera à jeter les grandes lignes d'u
stratégie prolétarienne.
De toute manière, lorsque nous serons en mesure de publi
la première ébauche de notre programme. nous en consacrero
une partie substantielle au problème crucial de la violence org
nisée du prolétariat dans l'histoire. Sous le couvert de la tr
célèbre formule de Clausewitz : « La guerre n'est que la con
nuation de la politique par d'autres moyens », on a en fait pas
prement escamoté tout ce qu'il y avait de spécifique dans
problèmes militaires en laissant cette question être réglée par
soi-disant techniciens. Pourtant ces problèmes intéressent
20
premier chef les ouvriers. De nos jours, seuls des rebouteux et
des maneuvriers peuvent entretenir l'ignorance de la classe
ouvrière sur des problèmes aussi brûlants que ceux qui touchent
à l'emploi de la violence organisée.
Philippe GUILLAUME
21
LA CONSOLIDATION TEMPORAIRE
DU CAPITALISME MONDIAL
avec
Les principales idées de cet article ont été exposées dans deux rapports
que j'ai faits devant le groupe au mois de février. J'en résumais à
fépoque l'essentiel ainsi :
« Il apparaît à la lumière de l'ensemble de l'évolution économique et
politique de l'année 1948 et des deux premiers mois de 1949 que nous
devons modifier relativement notre caractérisation de cette année et notre
estimation des rythmes de préparation de la guerre.
En gros, les modifications nécessaires peuvent se définir ainsi :
a) l'année 1948 a démontré d'une part l'impossibilité de tout compro-
mis durable entre les deux blocs américain et russe; d'autre part elle a
consacré la division du monde en deux zones cloisonnées, à l'intérieur
desquelles le système d'exploitation est arrivé à une consolidation relative
pour l'avenir proche;
b) Il apparait maintenant clairement que la confirmation absolue de
l'inéluctabilité de la guerre ne se traduit pas par une accélération uniformi
du processus inenant au conflit total et ouvert, mais au contraire qu'un
phase relativement importante de cloisonnement,
localisation de:
points de conflit et même extinction de certains foyers secondaires, es
maintenant ouverte; .
C) A l'intérieur des pays capitalistes et sur le plan politique, un
consolidation de la démocratie parlementaire bourgeoise pour une périod
analogue se réalise, ajournant pour le moment aussi bien l'installation d
régimes fascistes ou similaires que la généralisation des guerres civile
entre le stalinisme et la bourgeoisie traditionnelle;
d) Ce ralentissement des rythmes est dû en premier lieu à la transfu
sion de substance économique des Etats-Unis vers l'Europe bourgeoise.
par conséquent à l'affaiblisseinent des possibilités d'expansion stalinierin
immédiate en Europe, facteur qui était un des plus importants pour détei
miner le rythme de l'évolution;
e) L'ensemble de ces facteurs ne signifie nullement une nouvelle « stah.
lisation » même relative ou partielle du capitalisie, du genre de celle qu
réalisa entre 1923 et 1929; en cffet, ni une stabilisation économiqu
s'exprimant par un rétablissement d'une division internationale du* trava
et une restauration du marché mondial ni une stabilisation politiqı
internationale, par le rétablissement de l'apports internationaux normau
ne sont désormais possibles.
La limite de cette consolidation relative sera posée au plus tard p:
fa nouvelle crise de surproduction que couve én ce moment l'économ
américaine. »
La priorité d'autres matières n'a pas permis la publication de
rapport dans les deux premiers numéros de « Socialisme ou Barbarie
J'ai profité de ce délai pour l'étendre et le mettre à jour; en même tem
j'ai ajouté, en guise d'introduction, quelques considérations qui me semble
indispensables sur la signification exacte de la décadence du capitalisn
se,
22
Mais Pextension que j'ai été amené à donner à la partie économique
m'oblige à réduire au ininimum la partie politique. Cette lacune est relati-
vement comblée par les Notes sur la situation internationale qui paraisseini
cbaque numéro de « Socialisme ou Barbarie ».
* Vous n'êtes pas sans connaître le grand
rôle qu'a joué l' «Iskra » dans le dévelop-
pement du marxisme russe. L' « Iskra » :
commença par la lutte contre ce qu'on appe-
lait r « économisme » dans le mouvement
ouvrier et contre les Narodniki (Parti des
Socialistes Révolutionnaires). L'argument
principal des « économistes >> était
que
ľ «Iskra » planait dans les sphères de la
théorie, cependant qu'eux, les « écono.
mistes », se proposaient de diriger le mou-
vement ouvrier concret. L'argument premier
des Socialistes Révolutionnaires était celui-
ci : l' « Iskra » désire fonder une école de
matérialisme dialectique, tandis que nous
voulons renverser l'absolutisme tsariste. On
doit dire que les terroristes narodniki pre-
naient leurs mots au sérieux : bombe en
mains ils sacrifièrent leurs vies. Nous leur
avons répondu : « Sous certaines conditions
une bombe est une chose excellente, mais
nous devons d'abord clarifier nos pensées. »
L'expérience historique a montré que la plus
grande révolution de toute l'Histoire n'a pas
été dirigée par le parti qui a commencé en
lançant des bombes, mais par le parti qui a
commencé par le matérialisme dialectique.
Lorsque les bolchéviks et les menchéviks
étaient encore membres du même parti, les
périodes qui précédaient les Congrès et les
Congrès eux-mêmes donnaient invariable.
ment lieu à une lutte féroce autour de l'ordre
du jour. Lénine proposait d'habitude de
mettre au début de l'ordre du jour des ques-
tions comme la clarification de la nature de
la monarchie tsariste, l'analyse du caractère
de classe de la révolution, l'appréciation de
l'étape de la révolution que nous étions en
train de traverser, etc. Martov et Dan, les
leaders des menchéviks, objectaient invaria-
blement à cela : « Nous ne sommes pas un
23
club sociologique, mais un parti politique;
nous devons nous mettre en accord non pas
sur la nature de classe de l'économie tsariste
mais sur les tâches politiques concrètes... Je
dois ajouter que moi-même, personnellement,
j'ai commis pas mal de pêchés dans ce cha-
pitre. Mais depuis j'ai appris quelque chose. »
L. TROTSKY, « In defense of Marxism ».
Après avoir connu une crise profonde à l'issue de la
guerre, l'économie capitaliste semble depuis 1948 restaurée.
Le régime social, ébranlé jusqu'à ses fondements en Europe
Occidentale et dans les colonies, connaît une consolidation;
le parlementarisme semble de nouveau en pleine floraison. La
lutte entre les deux blocs, qui, pendant la première partie
de 1948, semblait conduire à la guerre avec des rythmes tou-
jours plus rapides, apparaît maintenant comme atténuée.
Tous les ouvriers constatent des phénomènes et s'interrogent
sur leur signification. Sommes-nous entrés dans une phase de
stabilisation du capitalisme ? Allons-nous connaître une nou-
velle période « démocratique »? S'établira-t-il une « paix >>
internationale ?
L'importance de ces questions pour l'action révolution-
naire est évidente. Egalement évidente est l'impossibilité d'y
répondre sans un examen approfondi de la situation actuelle
du capitalisme, et avant tout de sa situation économique,
I. – LA DECADENCE DU CAPITALISME
Avant d'entrer dans l'examen de la situation actuelle du
capitalisme mondial, il nous faut clarifier la signification de
la décadence du capitalisme. Cette clarification est nécessair,
pour deux raisons. D'abord, un examen de la conjoncture n':
de valeur que dans la mesure où il est le résultat d'une ana
lyse plus générale, dans la mesure où il montre commen
s'expriment dans le concret, dans les événements courants
les tendances profondes de la société moderne. Ensuite, parc
qu'au sujet de cette notion de décadence du capitalisme un
profonde confusion a été répandue, systématiquement entre
tenue par les staliniens aussi bien que par les trotskistes, le
« ultragauches », etc.
24
A.
Décadence et décomposition du capitalisme.
L'opinion répandue dans les milieux « marxistes » veut
que la décadence du capitalisme signifie le recul ou tout au
moins la stagnation de la société et des forces productives.
Que cette idée prenne la forme vulgaire et stupide que lui
donne la propagande stalinienne (1) ou la forme savante sous
laquelle l'a exprimée Trotsky (2), son conter u essentiel
consiste à considérer l'époque actuelle et la décadence du
capitalisme en général comme une phase de régression ou
de stagnation sociale.
L'importance pratique de cette question est énorme : car
le problème qui est ainsi posé est ni plus ni moins celui de
la possibilité de la révolution socialiste. En effet, si la société
est stagnante, si « le prolétariat ne croît ni en nombre ni en
culture », il n'y a aucune raison de penser que la révolution,
défaite ou dégénérée hier, aura davantage de chances demain.
Introduire, comme le faisait Trotsky, un programme révolu-
tionnaire par la constatation : « les forces productives de la
société ont cessé de croître », est une absurdité flagrante, car
si cette constatation était vraie, l'action révolutionnaire se
réduirait à une utopie héroïque. L'échec de la révolution au
moment de la croissance maximum des forces productives
aurait dans ce cas fourni la preuve définitive de son impossi-
bilité de vaincre dans des conditions moins favorables. Lénine
avait une conception bien différente, qui disait :
« Ce serait une erreur de croire que cette tendance à la
putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme. Non,
telles branches de l'industrie, telles couches de la bourgeoisie,
tels pays manifestent à l'époque de l'impérialisme avec une
force plus ou moins grande, l'une ou l'autre de ces tendances.
Dans l'ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus
vite que naguère, mais ce développement ne devient pas seu-
lement plus inégal en général, cette inégalité se martifeste en
(1) Pour l'argumentation stalinienne il est indispensable de faire croire
à la classe ouvrière que l'économie capitaliste est stagnante, car alors le
développement de la production en Russie devient la preuve du caractère
« progressif » du régime stalinien,
(2) « Dans les conditions du capitalisme décadent, le prolétariat ne
croit ni en nombre, ni en culture » (" In defense of marxism"
« Les forces productives de l'humanité ont cessé de croître » (" Programme
p. 13).
transitoire" de la IVe Internationale).
25
2
particulier par la putréfaction des pays les plus riches en
capital (Angleterre) » (3).
Il faut donc distinguer soigneusement la décadence du
capitalisme de sa décom position. La décadence du capitalisme
est la décadence de la classe et du régime capitaliste, mais
nullement de la société dans son ensemble. Cette décadence
du régime et de la classe dominante pendant une période où
la classe révolutionnaire et les conditions de la révolution
continuent à se développer fait que cette phase est la phase
de la crise révolutionnaire du régime capitaliste, la phase
pendant laquelle la révolution devient de plus en plus
possible. Au contraire, à partir du moment où la classe capi.
taliste réussirait à entraîner dans cette décadence la société
dans son ensemble, et, en premier lieu, le proletariat
rendant ainsi la révolution impossible pour toute une période
historique, nous nous trouverions devant la décomposition
aussi bien du régime capitaliste que de la société moderne.
Nous .pouvons, par conséquent, définir ces deux notion
ainsi : la décadence du régime capitaliste est la période pen
dant laquelle celui-ci entre dans un état de crise permanente
tout en continuant à développer les conditions matérielles e
humaines de l'apparition d'un ordre social supérieur ---- autre
ment dit, tout en continuant à développer les prémisses de l
révolution socialiste. La décomposition de ce système commer
cerait par contre à partir du moment où la possibilité obje
tive de création d'un ordre social supérieur disparaîtrait, c'es
à-dire où le système entrainerait dans sa décadence le
prémisses elles-mêmes de la révolution socialiste. C'est
précisément la possibilité de la barbarie moderne, non plu
eomme tendance qui se développe constamment dans la socié
d'exploitation, mais en tant que phase de décompositio
sociale, pendant laquelle aussi bien les forces productives q
la conscience de la classe révolutionnaire connaîtraient u
régression profonde et durable. La barbarie moderne ser:
la période historique d'où la possibilité de la révoluti
eommuniste serait absente,
Pour définir la phase du développement du capitalis
dans laquelle nous nous trouvons il nous faudrait donc exar
per si les conditions matérielles et humaines de la révoluti
continuent à se développer, c'est-à-dire de voir si les for
productives continuent à croître et s'il y a une progress
(3) «
L'impérialisme »,
p. 111-112 (soul, par nous).
26
de la conscience du prolétariat. Nous ne pouvons pas ici tou
chier à ce deuxième point; nous avons essayé de montrer
ailleurs (4) que l'on ne peut comprendre l'histoire du mou-
vement ouvrier que comme une progression, à travers les
étapes de laquelle la classe ouvrière tend vers une conscience
totale des problèmes et des tâches de la révolution. Par contre,
il nous est indispensable d'examiner la première question, qui
concerne le développement des forces productives et de l'éco-
nomie en général dans la phase décadente du capitalisme.
B. – En quoi se manifeste la décadence de l'économie capi-
taliste ?
En nous plaçant sur le terrain économique, nous pouvons
poser le problème du caractère de la décadence du capita-
lisme par ces deux questions :
a) Les forces productives continuent-elles à se dévelop
.
b) Dans l'affirmative, pourquoi considérons-nous, au poim
de vue économique, que la phase actuelle constitue une
décadence du capitalisme ? Que signifie dans ce cas
le mot « décadence » de plus précis qu'une apprécia-
tion sentimentale ou morale ?
La réponse à la première question est facile. La produc-
tion industrielle mondiale, en 1948, dépassait de 36 % le
niveau de 1937 et de 74 % celui de 1929. Entre 1878 et 1948,
la production industrielle mondiale augmentait de 11 fois
(tableau I). Pendant la même période, la population de la
TABLEAU I
La production industrielle mondiale (5)
Indices; 1913
100.
1878
1890
1900
1913
1921
1929
1932
1937
1938
1946
1947
1948
24,4
41,1
58,7
100
81,1 153,3 108,4 195,8 182,7 207,8 237,1 266,6
(4) V. l'article « Socialisme ou Barbarie' », dans le N° 1 de cette revue,
p. 23-40.
(5) Sources : De 1878 à 1938, selon la publication de la S.D.N., « Indus-
trialisation, et commerce extérieur », Genève 1945, p. 158-160. De 1946 à
1948, indices calculés par nous la base des indices de production
industrielle des dix principaux, pays (Belgique, Canada, France, Allemagne,
Italie, Inde, Japon, Royaume-Uni, U.R.S.S. et DiS.A.) dont la production
sur
27
terre passait de 1.500 millions à 2.300 millions d'habitants,
soit une augmentation de 50 % environ (6).
Les forces productives de la société continuent donc à
croître, puisque la production industrielle par habitant de la
terre a augmenté pendant cette période de sept fois et demie.
Les bases matérielles de la révolution socialiste continuent
à s'amplifier; le capitalisme mondial n'est pas encore entré
dans sa phase de décomposition.
En quoi consiste alors la décadence du capitalisme ? Et
à quel moment peut-on, grosso modo, situer le début de la
phase décadente ?
Nous allons d'abord essayer de fixer les signes extérieurs,
les manifestations statistiques de cette décadence, pour essayer
ensuite d'en déterminer les moteurs profonds.
1. La décadence du capitalisme est déjà apparente, sur le
simple plan quantitatif, dans le ralentissement du rythme de -
développement des forces productives. Dans une période de
35 ans, allant de 1878 à 1913, le capitalisme mondial a qua-
druplé la production industrielle; l'indice de notre tableau
passe de 24,4 à 100. Dans une période égale, entre 1913 et
1948, cette production industrielle n'a augmenté que de deux
fois et demie; l'indice passe de 100 à 266,6. L'expansion des
forces productives s'est donc considérablement ralentie depuis
1913, malgré que le niveau élevé atteint par la technique
rend beaucoup plus facile que par le passé le développement
de la production. Si le rythme de cette expannion était resté,
entre 1913 et 1948, le même qu'entre 1878 et 1913, la pro-
duction mondiale aurait dû être actuellement à l'indice 400
(au lieu de 266,6) donc de moitié plus forte qu'elle ne l'est.
Ces constatations donnent de plus une indication, qui sera
corroborée par la suite, sur le moment où il faut situer le
début de la décadence capitaliste; c'est la première guerre
impérialiste de 1914-1918.
2. La décadence se manifeste quantitativement sous un
deuxième aspect, également significatif : la discontinuité de
représentait entre 1936 et 1938 86 % de la production industrielle mondiale.
Les indices utilisés pour la production de ces pays entre 1946 et 1948
sont ceux donnés par le « Bulletin mensuel de statistique » de l'O.N.U.,
mai 1949, p. 26-30, sauf pour l’U.R.S.S., pour laquelle les données utilisées
sont celles de l'Appendice Statistique de l' « Economic Survey of Europe
in 1948 », p. 2; le rapport entre la production russe de 19-10, utilisée
comme basé dans cette publication, et celle de 1937, fut établi selon les
chiffres que cite N. Voznessenski, L'économie de guerre de l’U.R.S.S. »
Comme coefficient de pondération, nous avons utilisé le pourcen-
tage de participation de chacun de ces pays à la production industrielle
mondiale entre 1936 et 1938 donné dans << Industrialisation et commerce
extérieur »
(6) « Etudes et conjoncture Inventaire économique de l'Europe ».
Décembre 1948, p. 20-21.
C
9
p. 11.
p. 14.
· 28
l'expansion des forces productives dans le temps, le rythme
extrêmement inégal de cette expansion, en comparaison avec
la période précédente.
Nous ne pouvons pas ici reproduire les indices de la pro-
duction industrielle année par année; nous nous bornons
donc à renvoyer le lecteur au graphique n° 1 qui se trouve
à la fin de ce paragraphe, et nous en résumons les conclusions
dans le tableau II.
TABLEAU II
Intensité des crises économiques
dans la période de décadence du capitalisme (7)
1900 (9)
a) 1878-1913 : Crises de
1883
Durée de la crise (8)
2 ans
Recul maximum de la production 4 %
h) 1913-1948 : Crises de
Durée de la crise
Recul maximum de la production
1892
1 an
7 %
1921 (10)
4 ans
19%
1907
1 an
9 %
1938 (11)
2 ans
6 %
1929
5 ans
30 %
Autrement dit : entre 1878 et 1913, période pendant
laquelle le capitalisme continue à se développer normalement,
il y a quatre années seulement sur 35, soit une année sur neuf
seulement, qui sont des années de recul de la production, ce
recul ne dépassant pas, dans le pire des cas, 9 %. Par contre,
à partir de 1914, en exceptant les périodes de guerre 1914-
1918 et 1939-1945, neuf années sur vingt-cinq, soit une année
sur deux et demie, sont des années de recul; et ce recul va
jusqu'à 30 %. Si donc, pendant la période précédente, les
mouvements de la conjoucture se caractérisent par des dépres-
sions brèves et peu profondes, suivies par des booms, pen-
dant la phase décadente les dépressions sont durables et beau-
coup plus profondes (12). Ceci confirme notre constatation
(7) Selon les indices annuels de la production industrielle mondiale
qui sont donnés dans « Industrialisation et commerce extérieur », p. 158-160.
(8) Nous. entendons par durée de la crise la période pendant laquelle
les indices de la production mondiale restent en dessous du maximum atteint
précédemment.
(9) La crise de 1900 n'a pas amené de recul de la production indus-
trielle mondiale.
(10) Nous avons tenu compte du recul de la production entre 1919 et
1922, mais il semble en fait que toute la période de la guerre 1914-1918
a connu un recul ou tout au moins une stagnation de la production.
(11) Les données pour la crise de 1938 n'ont pas une grande valeur
formelle, puisque cette crise débouche directement dans la deuxième guerre
impérialiste.
(12) Ce qui pourtant n'empêche pas les booms d'être également puissants.
Aucune différence notable quant à la puissance ne peut être établie entre les
booms de 1929 et de 1948 et ceux d'avant 1913. On ne peut donc pas main-
tenir l'affirmation de Trotsky: selon laquelle pendant la période décadente
du capitalisme les booms ont un caractère superficiel et spéculatif (Rapport
au Ille Congrès de l'internationale Communiste, dans « The first five years
of the Communist International », vol. 1, p. 202, 208). Cette conception
est une fausse, généralisation de l'expérience du boom de 1919-1920.
29
selon laquelle il faut placer le début de la décadence du capi-
talisme à la première guerre impérialiste.
3. La même inégalité de développement se manifeste dans
l'espace, en ce qui concerne le développement relatif des dif-
férents pays capitalistes. Cependant que des nouveaux pays.
s'industrialisent à un rythme quelque peu supérieur à la
moyenne mondiale de développement des forces productives,
la plupart des vieux pays capitalistes voient leur part dans
la production mondiale reculer, au profit de la concentration
de la plus grande part de cette production dans deux pays,
(les Etats-Unis et la Russie).
TABLEAU III
Concentration de la production inondiale dans deux pays
et recul des vieux pays capitalistes (13)
Pourcentages de participation à la production industrielle mondiale
de la période correspondante
('.S.A.
Europe
Occidentale (14)
Total en % de la
Russie production mondiale
3,7
1870
1881-1885
1896-1940)
1906-1910
1913
1920-1929
1936-1938
1948 (15)
23,3
28,8
30,1
35,3
33,8
42,2
32,2
40,5
00,6
54
48,1
42,1
40,9
32.8
28,4
17,1
87,6
86
83,2'
82,4
82,2
79,4
79,1
80,6
4,4
18,5
23
Deux enseignements essentiels sont à tirer de ce tableau.
Le premier est que le développement industriel des
autres pays, pendant quatre-vingt années, s'il a pu augmenter
le pourcentage de participation de ces pays à la production
mondiale (ce qui signifie un rythme de développement de ces
pays supérieur à la moyenne mondiale) n'a pu en aucune
manière mettre en question la suprématie économique écra-
sante des sept pays qui depuis le milieu du xixe siècle jus-
qu'aujourd'hui monopolisent les quatre cinquièmes de la pro-
duction mondiale. Des pays comme le Canada ou le Japon, :
malgré leur développement extrêmement rapide, sont restés
toujours loin derrière les principaux pays capitalistes.
Le deuxième c'est que parmi ces sept pays nous observons
le déclin ininterrompu des cinq vieux pays capitalistes euro-
péens au profit de deux autres : la Russie et les Etats-Unis,
(13) Selon les données de '« Industrialisation et commerce extérieur »,
p. 14. Pour l'année 1948, v. note 15.
(14) Total des cinq vieux pays capitalistes : Allemagne, Angleterre,
Belgique, France et Italie.
(15) Pour 1948, indices calculés par nous en admettant que le pourcen-
tage de participation des autres pays non compris au tableau dans la
production mondiale n'a pas varié depuis 1936-1938. Par conséquent ces
chiffres n'ont qu'une valeur indicative.
30
qui concentrent actuellement à eux deux les deux tiers de la
production industrielle mondiale. La participation américaine
à la production industrielle mondiale doublait entre 1870 et
1948, celle de la Russie augmentait de sept fois, tandis que
celle de l'Europe Oecidentale n'est que le tiers de ce qu'elle
était au départ (voir graphique n° 2). Cette supériorité quan-
titative s'accompagne, dans le cas des Etats-Unis, d'une supé-
riorité qualitative énorme.
Ce processus commence longtemps avant 1913; mais ce n'est
qu'à partir de la première guerre impérialiste que ses résul-
tats deviennent apparents, comme on le verra' par la suite.
4. La dernière manifestation apparente de la décadence
du capitalisme est la stagnation des échanges internationaux,
autrement dit la dislocation du marché mondial. Elle appa-
raît clairement dans le tableau IV.
TABLEAU IV
La stagnation des échanges internationaux
pendant la décadence du capitalisme (16)
Indices du volume du commerce mondial; 1913
100.
1876-1880 1886-1890 1896-1900 1906-1910
31,6 14,8 55,6 81,2
24,5 36,8 53,6 79,9
1913
100
100
A. 1876-1913
Commerce, mondial
Production industrielle .
B. 1913-1948 ..
Commerce mondial
Production industrielle .
1921-1925 1926-1930 1931-1935 1936-1938 1946-1948,
82,3 110,1 95,3 107,4 118,1
138,4 103,2 128,2
185
237,2
Comme on le voit dans ce tableau, l'augmentation des
échanges internationaux, entre 1876 et 1913, était un peu plus
lente que celle de la production industrielle. Les échanges
triplaient pendant cette période, cependant que la produc-
tion industrielle quadruplait. Le développement des échanges
suivait de très près celui de la production. Entre 1913 et 1948
iage change du tout au tout. La production industrielle
continue à se développer, quoique plus lentement que dans
la période précédente; elle augmente de deux fois et demie,
<<
(16) D'après les données de . Interim Report on the European Rebo-
very Program » de l'O.E.C.E., Paris, 1948, p. 16. L'indice pour 1946-1948
calculé par nous sur la base des chiffres de la valeur du commerce mondial
données dans les « International Financial Statistics >> du Fonds Monétaire
International, avril 1949, p. 18-19. Les valeurs en delļars pour 1946, 1947
et 1948 donnés dans cette statistique ont été ramenées en dollars 1938
d'après l'indice des prix de gros aux U.S.A. donné dans le même recueil,
p. 24-25, et l'Indice final établi par comparaison de la valeur du commerce
mondial entre 1946-1948 en dollars 1938 ainsi obtenue et sa valeur en 1938,
Le fait que les indices sont égaux pour 1913 ne signifie nullement une
égalité entre la production et le commerce de cette année, mais simplement
que 1913 est la base commune des deux indices.
31
GRAPHIQUE NO 1
PRODUCTION INDUSTRIELLE ET COMMERCE MONDIAL
is
35
is
25
35
360
340
320
300
280
260
1240
230
200
1180
160
140
100
80
60
40
20
Le trait gras continu représente l'évolution de la production
industrielle mondiale (indices du Tableau I). Le trait fin repré-
sente le développement hypothétique de la production indus-
trielle mondiale entre 1913 et 1948, tel qu'il aurait eu lieu si le
rythme de progression de la période précédente s'était maintenu.
Le trait épais interrompu représente l'évolution du volume du
commerce mondial (indices du Tableau IV).
32
GRAPHIQUE N° 2
CONCENTRATION DU CAPITAL DANS L'ESPACE
!
1870 35
80.85
95
1900
OS
• 15
20
25
30
35. 40
45
30
Le trait continu représente la participation des U.S.A. à la
production industrielle mondiale; le trait interrompu celle de
la Russie, et le trait en croix celle des cinq pays d'Europe
occidentale. (Pourcentages de participation selon le Tableau III.)
33
le
Les échanges internationaux cependant arrivent, pendant.
cette période, à une stagnation quasi absolue; ils marquent
des périodes de recul profond (chose inconnue entre 1876-
1913) et ne sont, en 1948, qu'à peine supérieur de 1/5 à
ceux de 1913. En 1870, le tiers de la production industrielle
mondiale entrait dans le commerce international : en 1913, le
cinquième; en 1938, le dixième (17). Aujourd'hui on peut
calculer qu'il n'entre dans les échanges internationaux que
1/12 de la production industrielle mondiale.
En conclusion, les manifestations extérieures de la déca-
dence du capitalisme, qui commence avec la première guerre
impérialiste, sont : le ralentissement de l'expansion de la
production, l'inégalité de cette expansion dans le temps
exprimée par des dépressions profondes et durables, son iné-
galité dans l'espace indiquée dans le déclin des vieux pays
capitalistes et la concentration de la production mondiale
dans deux pays, enfin la stagnation des échanges internatio-
naux qui apparaît dans le fait qu'une partie de plus en plus
petite de la production mondiale est commercialisée sur le
marché mondial. Ces phénomènes sont illustrés par les deux
graphiques que nous avons établi.
Il nous faut maintenant examiner les facteurs profonds
qui sont derrière ces phénomènes.
C. La concentration du capital, moteur du développement
et de la décadence du capitalisme.
On sait, depuis Marx, que la tendance profonde détermi-
nant l'évolution de l'économie capitaliste est la concentration
du capital. Résultant à la fois de la nécessité inéluctable qui
pousse les capitalistes à accumuler et de la suprématie écra-
sante de la grande entreprise face à la petite, la concentra-
tion est l'expression essentielle de la rationalisation de la vie
économique qu'amène le capitalisme, non seulement parce
qu'elle est liée à la diminution constante des frais de produc-
tion, mais surtout parce qu'elle permet un contrôle et une
direction uniques de la production, parce qu'elle permet de
diriger et de coordonner le travail de masses croissantes de
producteurs et de machines d'après un plan unique et des -
(17) « Interim Report », 1.c., p. 17.
34
méthodes simples, générales, les plus rationnelles posum
'sibles (18)
Il est évident que le processus de la concentration du:
capital, s'il n'est pas interrompu par la révolution proléta-
rienne, n'a qu'une limite théorique : la concentration totale
du capital, à l'échelle mondiale, sous le contrôle et la direc-
tion uniques d'un seul groupe d'exploiteurs. Et puisque dans
la société moderne le contrôle et la direction de l'économie
implique et entraîne à la fois le contrôle et la direction absoa.
lus de l'ensemble des activités sociales, cette concentration
totale de l'économie ne peut que s'accompagner nécessai-
rement de la fusion du capital et de l'Etat. La lutte à mort
permanente entre entreprises, groupes d'exploiteurs, trusts et
monopoles, Etats et coalitions d'Etats impérialistes, à tra-
vers la faillite, la défaite et l'élimination des plus faibles, ne
peut s'arrêter avant de parvenir à la victoire et la domination
totale du groupement le plus fort sur l'économie et la société
mondiale. Concurrence économique « pacifique » et lutte guer-
rière ne sont que des moyens différents à travers lesquels.
s'affirme la nécessité d'une concentration universelle du
capital,
Mais avant de parvenir à cette limite finale, la concentra-.
tion des forces productives traverse, aussi bien sur le plan
national que sur le plan international, plusieurs étapes suc-
sessives : le régime concurrenciel du XIXe siècle, la concentra-
tion monopolistique, la concentration étatique plus ou moins
achevée. Chacune de ces étapes signifie une transformation
profonde des lois sous lesquelles fonctionnent l'économie et
la société capitaliste. Ce que nous appelons décadence du:
régime capitaliste commence précisément avec la domination
(18) Cette rationalisation est évidemment la rationalisation au profit
d'une classe expiotteuse : les moyens universels et tout-puissants qu'elle :
met en æuvre sont astreints à servir le but limité de la classe dominante,
qui est le profit et plus généralement le maintien de sa domination.
De cette limitation des buts en vue desquels est promue la rationalisation :
résulte en retour une limitation de cette rationalisation elle-même et des
mioyeris, mis
en uvre. D'abord le capitalisme emploie les moyens les
pits rationnels en vue des buts les plus absurdes (et la rationalité de
moyens employés pour la réalisation de buts irrationnels 'ne fait que
multiplier à l'infini l'absurdité de ces derniers, phénomène qui éclate avec.
une force particulière dans la guerre); il limite la rationalité des moyens
dès que celle-ci contrecarre la réalisation de ses buts; enfin, il se trouve
Levant l'impossibilité d'utiliser pleinement moyen infini qu'est la
capacité productive de l'humanité elle-même concentrée dans le proletariat,
qui oppose une résistance permanente, irréductible et acharnée à la réali-
sation des buts capitalistes. · Toutes ces contradictions insurmontables ne:
font qu'accélérer la tendance du capitalisme à concentrer totalement et uni-
versellement la direction de la production et de la société dans un cadre
unique, en même temps qu'ils prouvent l'échee profond du régime d'exploi-
tation incapable, même s'il arrive formellement à une concentration univer-
selle, à réaliser une véritable rationalisation de la production et de la vie
sociale.
се
35,
complète des monopoles et s'aggrave au fur et à mesure que
l'économie et la société avancent sur la voie de l'étatisation.
-
Après ces explications préliminaires, il faut voir comment
ces deux étapes de la concentration, la monopolisation et l'éta-
tisation déterminent les manifestations extérieures de la déca-
dence que nous avons décrites.
1. Nous avons
vu que pendant la phase décadente du
capitalisme les forces productives continuent à se développer.
Cela signifie que l'accumulation du capital ne s'arrête pas,
c'est-à-dire que les couches dominantes ne consomment pas
intégralement la plus-value, mais en réinvestissent une part
- pour élargir la production. Le fait que l'accumulation conti-
núe pendant la décadence du capitalisme est dû à la conti-
nuation et l'exacerbation de la lutte entre groupements et
Etats capitalistes; que cette lutte n'ait plus la simple forme
de la concurrence économique « pacifique », mais qu'elle
prenne des formes extraéconomiques, et en définitive la forme
de la guerre, ne crée, de ce point de vue c'est-à-dire du
point de vue de la nécessité pour les capitalistes de dévelop-
per la production aucune différence.
2. Mais des différences essentielles apparaissent quant au
rythme de ce développement de la production. Sous le régime
du capitalisme concurrenciel, l'accumulation est une néces-
sité universelle pour toutes les entreprises capitalistes, dans
toutes les branches et tous les pays. Les capitalistes qui n'in.
vestissent pas à un rythme suffisant sont impitoyablement
éliminés par les concurrents plus forts. Mais dès que la con-
centration du capital dans une branche donnée de l'industrie
arrive à la création d'un monopole dominant complètement
cette branche, le mobile de cette accumulation s'affaiblit;
l'accumulation, lorsqu'elle ne s'arrête pas tout à fait, se ralen-
tit considérablement. En effet, si un monopole domine entiè-
rement le marché du secteur donné, son profit maximum
dépend non plus de la production maximum - et par consé-
quent de l'accumulation maximum --- mais au contraire d'une
production adaptée autant que possible à la demande de ce
marché et même le plus souvent d'une production inférieure
à cette demande. Le monopole engendre donc infailliblement
une tendance à la stagnation, puisqu'il tend non pas à étendre,
mais à restreindre la production. Il s'ensuit que désormais
seuls sont possibles, dans ce cas, les investissements qui
abaissent le prix du revient sans augmenter le volume de la
36
production. C'est une des raisons pour lesquelles pendant
cette période le capitalisme porte beaucoup plus son atten-
tion vers la rationalisation interne de la production que vers
la multiplication du capital fixe.
C'est ce trait profond du capitalisme des monopoles
destiné à être généralisé dans le cas de la concentration uni-
verselle du capital, qui transformerait définitivement et com-
plètement les classes dominantes en couches parasitaires se
bornant à consommer le surproduit sans accumuler qui
est la base du ralentissement de l'expansion de la production
que nous avons constaté empiriquement.
3. Si l'expansion du capitalisme se fait pendant cette .
période, comme nous l'avons vu, avec une inégalité de rythme
beaucoup plus grande que précédemment, autrement dit si
les dépressions économiques sont baucoup plus profondes et
durables, cela est dû au fait que le capitalisme se trouve pen-
dant cette phase beaucoup plus près de la limite absolue de
son développement, qui est la concentration totale; cela signi.
fie d'une part que l'accumulation et la concentration du capi.
tal ont poussé à un tel point la productivité, que l'économie
arrive très rapidement à la surproduction, d'autre part que
les secteurs et les pays extracapitalistes, qui dans la période
précédante servaient à résorber le déséquilibre du capita-
lisme et à faciliter le redémarrage économique après la dépres-
sion, deviennent de plus en plus rares dans la mesure où l'en-
semble de la vie économique mondiale est intégrée dans le
circuit capitaliste.
4. Nous avons vu que l'inégalité, du développement du
capitalisme dans l'espace se traduit pratiquement, d'une part,
par la « putréfaction », comme disait Lénine, des vieux pays
capitalistes, d'autre part par la concentration de la majeure
partie de la production mondiale dans deux pays. Nous avons
ici un phénomène complètement analogue à la concentration
du capital à l'intérieur d'un marché national : les concur-
rents plus faibles sont progressivement écrasés par les concur-
rents qui disposent d'une masse beaucoup plus grande de
.capital. Les raisons concrètes de déclin de l'Europe et du
développement extrême des productions américaine et russe
ne nous intéressent pas ici : pourquoi la concentration mon-
diale s'est effectuée autour du capital américain et russe plu-
tôt qu'autour du capital anglais et allemand ce n'est, après
tout, qu'un problème secondaire. L'important est que de
toute façon l'économie mondiale ne pouvait qu'aboutir à une
telle concentration, que cette évolution ne peut pas s'arrêter
37
à l'étape actuelle et que le dernier problème qui est posé
maintenant au capital mondial c'est son unification finale
autour d'un seul pôle.
5. Le capitalisme naît et se développe dans le marché con-
currenciel. La concurrence est le milieu vital de son dévelop-
pement. Mais ce développement lui-même amène graduel-
lement la suppression de la concurrence et du marché dont
il est sorti. Cette suppression du marché et de la concurrence
est partielle tout d'abord, lorsque l'économie arrive au stade
de la simple monopolisation. Le monopole supprime partiel-
lement le marché dans le sens « horizontal »): si toute, la
"production des chaussures est entre les mains d'un monopole,
il est évident qu'un « marché » de la chaussure subsiste, mais
ce marché, d'où la concurrence est absente, n'a plus grand'-
chose de commun avec le marché capitaliste classique. Cette
suppression est beaucoup plus profonde et va encore plus
loin dans le cas du monopole « vertical », c'est-à-dire du mono-
pole qui tend à englober toutes les étapes de la production
d'un ou plusieurs objets, de la matière première jusqu'au pro-
duit fini prêt pour la consommation. Le domaine des échanges
se restreint ainsi progressivement, dans la même proportion
que se développe la concentration verticale, car une masse
croissante de produits et de valeurs ne circulent plus qu'à
l'intérieur d'une unité économique. Le volume du commerce
décroît donc rapidement par rapport au volume de la produc-
tion (19).
Ce phénomène se manifeste déjà à l'intérieur de chaque
marché national; mais il a une allure encore plus rapide dans
les échanges internationaux. En effet, la concentration du
capital s'exprime également à l'échelle de chaque économie
nationale, qui tend à devenir un ensemble plus ou moins
fermé ou autarcique, coiffé par une organisation étatique
centrale. Quoique cette étape de l'autarcie nationale soit du
point de vue historique profond une étape passagère et pro-
visoire, cette autarcie illusoire étant destinée à éclater tôt ou
tard, lorsque se réalise la domination mondiale d'un seul pôle
(19) Supposons que la fabrication d'un objet, de la matière première au
produit fini, comporte du point de vue technicoéconomique, cinq étapes.
distinctes, et qu'à la fin de chacune de ces étapes la valeur du produit
augmente, par suite de son élaboration plus avancée, conime suit :
Etape de fabrication et entreprise correspondante.. A B C D
Valeur du produit au bout de l'étape correspondante. 10 2.0 30 40 50
Dans le cas de la production concurrencielle, la valeur totale des tran-
sactions ayant trait au produit sera de 150, puisque celui-ci sera vendu par
l'entreprise A à l'entreprise B. par celle-ci à l'entreprise C, etc.; dans le
cas de la concentration verticale il n'y aura que la vente du produit fini,,
c'est-à-dire 50.
38
impérialiste, elle existe aussi longtemps que cette domination
ne se réalise pas; elle contribue ainsi puissamment à la dislo-
cation du marché capitaliste traditionnel. C'est là encore une
expression de la faillite du marché comme mode de liaison
des différentes productions, et du besoin d'un autre mode
d'intégration de l'économie mondiale, sur laquelle nous revien-
drons. Cette régression des échanges constitue un facteur de
décadence dans la mesure où la suppression du marché et
de la concurrence qui en est la base estompe progressivement
les motifs de l'accumulation capitaliste.
D.
La décadence sur le plan social et politique.
La décadence de l'économie capitaliste est évidemment
déterminante pour l'ensemble de l'évolution sociale. Par les
modifications profondes et incessantes qu'elle impose à la
structure de classe de la société, à sa vie politique, aux rap-
ports entre les nations et à la culture, elle montre que la
société traverse une période de transition pendant laquelle le
processus de la barbarie prend de plus en plus corps en elle.
1. La lutte du prolétariat contre l'exploitation est doréna-
vant constamment présente et domine l'ensemble des phéno-
mènes sociaux. Cette lutte prend toutes les formes, des plus
élémentaires aux plus élevées, en passant par des déforma-
tions qui la rendent parfois méconnaissable. Elle se mani.
feste déjà sous une forme simplement matérielle, mais de
plus en plus puissante, comme résistance accrue, quotidienne,
que les masses ouvrières opposent à la production et par là
même à l'exploitation capitaliste. La crise dans la producti-
vité du travail qui en résulte, liée au fait que la production
moderne, dans ses plus infimes détails, exige une collabora-
tion volontaire de l'ouvrier, ne fait qu'aggraver la crise géné-
rale du système et la baisse du taux de profit. Le capitalisme
ne peut répondre à cela qu'en augmentant aussi bien l'exploi-
tation économique que le contrôle de la force du travail dans
la production et hors d'elle. Le prolétariat réagit en défen-
dant avec acharnement les moindres parcelles de ses droits et
de * conquêtes » passées, qu'elles soient économiques,
sociales ou politiques. Il en résulte, aussi longtemps que la
dictature illimitée du capital sur la société n'est pas instaurée,
une rigidité relative dans les limites de l'exploitation qui ne
peut être alourdie à volonté pour le capital, ce qui rend la
« démocratie » invivable pour les classes dominantes. Mais le
ses
39
prolétariat profite de la moindre rupture de l'équilibre social
pour envahir la scène, même lorsque c'est sous des drapeaux
qui n'ont rien à voir avec le sien, que ce soit la défense de la
« démocratie » (Espagne) ou la lutte « antifasciste » (Résis.
tance). Il devient ainsi indispensable pour le capital de s'as-
surer d'un contrôle complet, installé de l'intérieur, sur la classe
ouvrière.
2. La classe dominante traditionnelle se désagrège en tant
que classe. La bourgeoisie basée sur la propriété joue un rôle:
de moins en moins important dans l'économie. L'ère des mono--
poles déjà amène le règne de couches qui dominent sur l'éco-
nomie, non pas en vertu de leur propriété, mais en vertu du
contrôle qu'elles exercent sur la propriété des autres. Mais la
concentration du capital n'implique pas seulement le règne
d'une oligarchie financière; elle amène l'apparition de nou-
velles fonctions et de catégories sociales qui incarnent ces
fonctions. Entre la bourgeoisie possédante traditionnelle qui
s'écroule irrémédiablement et les capitalistes financiers qui,
en manipulant le capital monétaire encaissent des revenus sur
une base de parasitisme, surgissent des couches qui gardent
la seule fonction « positive » que la classe dominante accom-
plissait par le passé : la gestion de l'économie et des forces.
productives. Gestionnaires du capital ou de la force de tra-
vail, de l'un par l'autre ou des deux à la fois, directeurs, tech-
niciens, bureaucrates ouvriers ou bureaucrates économiques.
prennent leur importance à la fois par leur rôle économique,
par la place que laisse la désagrégation de la bourgeoisie tra-
ditionnelle et par le fait que la société doit être quand même:
dirigée, surtout pendant sa décadence. Cette bureaucratie joue
de toute façon dans la société moderne un rôle énorme et
profondément différent de celui de toute bureaucratie passée;
elle incarne le capital dans l'ultime phase de son évolution,
et dans cette mesure elle est susceptible d'accéder au pouvoir,
soit, comme la bureaucratie stalinienne, totalement, en exter-
minant les anciennes couches dirigeantes, soit partiellement
et en fusionnant avec celles-ci, comme la bureaucratie fasciste
d'un côté, travailliste de l'autre. Dans les autres cas, elle reste
au service des capitalistes monopolisateurs en attendant son
heure et en préparant ses positions (bureaucratie syndicale
américaine).
3. L'ensemble de cette évolution rend caduques les formes
traditionnelles de vie politique de la société capitaliste, et
principalement la « démocratie » parlementaire. Celle-ci perd
sa base économique qui était l'euphorie du capitalisme et la
40
concurrence « pacifique » entre une multitude de capitalistes;
elle perd également sa base sociale, puisqu'aucune des trois
catégories' numériquement importantes de la population ne
veut ni ne peut plus l'appuyer : ni le prolétariat surexploité,
ni la petite bourgeoisie paupérisée, ni la paysannerie ruinée.
Elle devient dorénavant incompatible avec le besoin de plus
en plus urgent du capital pour une domination illimitée sur
toutes les activités sociales, et cède la place à la dictature
bureaucratique ou au fascisme.
4. La nation, qui a été le cadre de la vie sociale pendant
la croissance du capitalisme, est brisée de l'extérieur et
s'écroule de l'intérieur. La dislocation du marché mondial,
basé sur la liaison d'économies nationales dont chacun profi-
tait grâce aux échanges avec les autres, amène la dissolution
de la société des nations, et le « concert des puissances >>
s'achève régulièrement dans la cacophonie stridente des
guerres mondiales. La crise de la société d'exploitation amène
les classes dominantes à sacrifier leur « indépendance natio-
nale >> au maintien de leur domination, qu'elles ne peuvent
obtenir que par l'aide d'impérialismes plus forts, et la grande
majorité des nations, capitalistes sont vassalisées sur leur
propre demande par d'autres plus puissantes. La lutte entre
les groupements d'exploiteurs pour la domination mondiale
prend une forme ouvertement militaire, et la guerre totale
devient le cadre normal de la vie sociale.
II. - LA CRISE ET LA CONSOLIDATION
DU CAPITALISME APRES LA DEUXIEME GUERRE
IMPERIALISTE
A.- La crise du capitalisme mondial à l'issue de la deuxième
guerre impérialiste,
La crise que traversa le système mondial d'exploitation
entre 1945 et 1948 ne fut que l'expression particulièrement
aiguë des facteurs que nous venons d'examiner. Comme nous
le disions dans un autre article (20), « la fin de la deuxième
guerre mondiale n'a fait que poser à nouvau et d'une manière
beaucoup plus profonde, intense, urgente et impérative, les
problèmes qui étaient à son origine ». La guerre avait été
|(20) V. l'article « Socialisme ou Barbarie », dans le N° 1 de cette revue,
p. 17.
41
provoquée par le besoin d'une concentration totale du capital
mondial; or la fin de la guerre n'amena point la solution de
ce problème : elle n'a fait que le poser complètement à nu.
En 1946, l'économie mondiale se trouve dans une situa-
tion chaotique, à laquelle n'échappent que très partiellement
les deux grands vainqueurs de la guerre, Amérique et Russie..
Les difficultés de la reconversion et l'arrêt du financement
étatique de la production de guerre amènent un recul consi-
dérable de la production américaine, qui passe de l'indice
208 en 1944 à l'indice 150 en 1946 (1937 = 100). En Europe
la destruction partielle de l'appareil productif, la décompo-
„sition du marché intérieur, l'inflation qui atteint des propor-
tions rares, les « goulots d'étranglement » créés par la pénu-
rie d'énergie, de matières premières et d'équipement posent
des obstacles considérables à la reprise d'une activité écono-
mique normale. Un déficit commercial énorme face au reste
du monde rend l'économie européenne inviable sans l'aide
continue de l'impérialisme américain. La production alle-
mande est à zéro, ou presque. En Europe Orientale la décom-
position économique est encore plus profonde, et elle se
complique par la lutte sourde entre la bourgeoisie tradition-
nelle et la bureaucratie stalinienne en passe d'accaparer
l'ensemble du pouvoir. En Russie, l'économie bureaucratique
se débat dans des difficultés considérables car la guerre, en
plus des destructions matérielles, lui a légué une désorgani-
sation étendue, tant économique que sociale. Dans
grande partie du monde colonial soit les résultats directs
de la guerre, soit l'effervescence sociale provoquée par celle-ci
et favorisée par la décrépitude du capitalisme métropolitain,
créent des mouvements centrifuges qui coupent ou affai-
blissent énormément les liens de ces pays avec l'économie
capitaliste mondiale.
Dans tous ces phénomènes il n'y a pas simplement le
résultat matériel extérieur de la guerre, il y a l'expression
de quelque chose de beaucoup plus profond, qui est la crise
du système d'exploitation dans ces deux pôles les plus forts,
en Russie et aux U.S.A., et beaucoup plus que la crise, la
faillite du capitalisme traditionnel dans l'ensemble de
l'Europe. Le fait que l'Europe a été la métropole du capita-,
lisme pendant deux siècles, qu'elle reste la troisième région
industrielle du monde, la base de tous les empires coloniaux,
la principale concentration de population prolétarienne,
donne à sa faillite les dimensions d'une crise mondiale.
une
42
Ces répercussions sont d'autant plus profondes, que la
crise du capitalisme européen s'exprime sur le plan social et
politique par la faillite de ses représentants traditionnels (tant
des personnes que des institutions), et que le stalinisme
s'affirme comme le courant absolument prédominant dans le
prolétariat et la petite bourgeoisie paupérisée de la plupart
des pays de l'Europe continentale et dans les mouvements
coloniaux les plus importants (Chine, Indochine). Par là
même, tous ces pays deviennent l'objet d'une lutte couverte
d'abord, déclarée ensuite entre l'impérialisme américain et
l'impérialisme russe. L'antagonisme entre la Russie et l'Amé.
rique, si il garde encore un caractère voilé et indirect, si il
semble se placer dans le cadre d'un équilibre des forces pro-
visoire, s'affirme déjà comme le trait dominant de la période
d'après guerre (21).
Pour ces entreprises non solvables et chancelantes que
sont les nations capitalistes de l'Europe il ne reste plus qu'une
possibilité : s'intégrer à l'un des deux trusts tout-puissants
qui dominent le monde. C'est par cette intégration que le
système d'exploitation arrive à se maintenir en Europe et
parvient une consolidation. Le mode de cette intégration a
été pour l'Europe Occidentale le plan Marshall, pour l'Eu-
rope orientale (et la Chine) sa conquête par le stalinisme.
Ces deux modes étant, pour des facteurs et à des degrés dif-
férents, temporaires et passagers dans leurs résultats, la conso-
lidation actuelle ne peut être que provisoire. En l'examinant
de plus près, nous pourrons voir à la fois ce qu'elle signifie
exactement, comment elle fut possible et pourquoi elle est :
condamnée irrémédiablement.
B.
L'étendue exacte de la consolidation actuelle du capi-
talisme,
1. Sur le plan économique, la consolidation se manifeste
tout d'abord dans la reprise et le développement de la pro-
duction. Nous avons déjà indiqué que la production indus-
trielle mondiale avait été, en 1948, supérieure de 36 % à
celle de 1937. Le tableau V montre l'évolution de la produc-
tion industrielle dans les principaux pays au cours des années
1946, 1947 et 1948.
(21) L'article « 1948 » dans le No 1 de cette revue donne un aperçu des
aspects essentiels de cette période.
43
TABLEAU V
Production industrielle des principaux pays en 1946, 1947 et 1948 (22)
Indices; 1937
= 100.
1946
1947
1948
1949 (23)
160 (mars)
166 (fév.)
150
147
109
126
159
20
37. (janv.)
83 (janv.!
99 (fév.)
136 (fév.)
1. U.S.A.
Canada
Inde
Mexique
Chili
Japon
II. Autriche
Belgique
Danemark
Finlande
France
Bizone (26)
Grèce (27)
Irlande
Italie (28)
Norvège
Pays-Bas
Suède
Royaume Uni
III. D.R.S.S.
Bulgarie
Tchécoslovaquie
Pologne (28)
Hongrie (28)
IV. Production mondiale
74
101
107
73
34
53
109
165
163
106
131
168
25
51
86
116
120
87
40
67
113
87
115
95
139
98
134
158
170
168
125 (24)
131 (25)
166
33
78
93
129
137
100
60
73
130
95
125
114
144
109
170
185
102
153
107 (janv.)
89 (mars.)
77 (fév.)
100
75.
137
90
109
132
88 (fév.)
145 (fév.)
130 (mars)
148 (fév.)
117 (fév.)
87'
108 (fév.)
161 (déc.)
91
1
121
95
121
106
136
1
Comme on le constate à la lecture de ce tableau, la
première catégorie de pays, comprenant les pays d'outre-
mer, se situe à des niveaux de production très élevés par rap-
port à 1937; la deuxième, comprenant les principaux pays de
l'Europe Occidentale, ne recouvre qu'avec beaucoup de peine,
en 1948, son niveau de production d'avant-guerre. Enfin, la
troisième, comprenant l’U.R.S.S. et les pays bureaucratiques
de l'Est européen marque dans l'ensemble une avance nette
par rapport à l'avant-guerre.
Ces données signifient :
a) Que la reconstruction du capital détruit par la guerre
est pratiquement achevée;
b) Qu'une proportionnalité technico-économique a été
tant bien que mal restaurée entre les différents sec-
teurs de la production : la production de matières
(22) Selon le « Bulletin mensuel de statistique » de l'O.N.U. et l'« Appen-
dice statistique » du « Economic
survey for Europe in
1948 ».
Indice
mondial computé par nous comme indiqué précédemment.
(23) Dernier mois de 1949 disponible; pour la Pologne, décembre 1948.
(24) Moyenne des dix premiers mois.
(25) Moyenne des neuf premiers mois.
(26) 1936 = 100.
(27) 1939 = 100.
(28) 1938 100.
44
premières correspond dorénavant aux demandes des
industries de transformation, celle de biens d'équi-
pement à la demande des industries de biens de con-
sommation, il y a suffisamment d'énergie pour l'en-
semble de l'industrie; les « goulots d'étranglement »
ont éclaté;
c) Qu'à l'intérieur de chaque économie nationale le
mécanisme du marché fonctionne de nouveau à peu
près normalement ; l'inflation démesurée d'après
guerre est stoppée, le marché noir quasi disparu;
d) Que, par un moyen ou par un autre et fondamen.
talement par une surexploitation de la classe ouvrière
le capitalisme a pu résoudre le problème des nou-
veaux investissements nécessaires pour reprendre et
développer sa production.
En même temps, une relative reprise du commerce inter--
national se manifeste, telle qu'on peut la constater dans le
tableau VI :
TABLEAU VI
Le commerce mondial de 1928 à 1948 et la participation de l'Europe
et des U.S.A. dans les échanges internationaux (29)
En millards de dollars.'
Milliards de dollars de l'époque
1928 1938 1916 1947
1948
I. EN PRIX COURANTS
Exportations (f.o.b.) :
Monde
Dont U.S.A.
Dont Europe
Importations (c.i.f.) :
• Monde
Dont U.S.A.
Dont Europe
32,8
5,2
15,6
21,9
3,1
10.7
34,2
10.2
10,4
48,7
15,4
14,9
53,7
12,6
19,6
35,6
1,4
19,6
24,6
2,2
13,9
.38,6
5,7
17,2
53,8
6,5
24,2
60,7
8,0
27,6.
Milliards de dollars 1938
1938 1946 1947
1928
1948
II. EN PRIX FIXES
Exportations (f.o.b.) :
Monde
Dont U.S.A.
Dont Europe
Importations (c.i.f.) :
Monde
Dont U.S.A.
Dont Europe
32,8
5,2
15,6
21,9
3,1
10,7
22,2
6 6
6,8
25,1
7,9
7,7
25,63
6,0
9,3
35,6
24,6
2,2
13,99
25,0
3,7
11.2
27,7
3,4
12,5
26,94
3.8
13,1
19,6
Comme on le voit dans ce tableau, le volume du com--
merce international, tel qu'on le constate en examinant sa:
(29) D'après les « International Financial Statistics » du Fonds Moné-.
taire International, mars 1949, p. 18-19. Les chiffres pour lė Monde et pour
l'Europe ne comprennent pas le commerce de la Russie, qui est d'ailleurs
négligeable (environ 1 % du commerce mondial). Les différences entre les
totaux mondiaux pour les exportations et ceux des importations viennent
45
valeur en prix fixes, se situe, dès 1946, à son niveau de 1938;
ce dernier était en effet un niveau limite, comprenant les
produits absolument indispensables, au-dessous duquel il était
pratiquement impossible de descendre en temps de « paix ».
En revanche, la progression du volume du commerce inter.
national, entre 1946 et 1948, est extrêmement faible (+ 14 %),
tandis que, comme on l'a vu dans le tableau V, la
progres-
sion de la production industrielle dans la même période est
beacuoup plus forte (+ 30.9%).
Si donc un marché international a pu être rétabli, il se
présente dès le départ dans une situation de crise, et il n'ar-
rive pas à améliorer cette situation.
2. Sur les plans des rapports internationaux de la situa-
*tion politique intérieure des pays capitalistes et de la lutte
des classes, plans aujourd'hui indissolublement liés, la crise
profonde du système mondial d'exploitation connaît un
répit provisoire, qui ajourne les guerres civiles et la guerre
mondiale.
Ce répit a pour cause profonde l'impossibilité pour le
prolétariat,, pendant cette période, à s'organiser et à lutter
d'une manière autonome, ce qui permet à la bureaucratie
stalinienne et au capitalisme occidental de consolider leur
domination dans leurs zones respectives. Il se manifeste par :
a) L'installation solide au pouvoir de la bureaucratie dans
les pays de l'Est européen et la conquête de la Chine
par le stalinisme;
b) Une survie factice de la « démocratie » capitaliste dans
les pays de l'Europe Occidentale;
c) Le maintien des luttes ouvrières aux U.S.A. dans des
cadres strictement économiques et revendicatifs;
d) Le cloisonnement des deux impérialismes géants, russe
et américain, dans leurs zones respectives et un modus
vivendi international.
III.
LE NOUVEAU DESEQUILIBRE
EN PREPARATION
L'histoire de la société capitaliste n'est qu'une succession
ininterrompue des phases d'équilibre et de déséquilibre dans
du fait que les premières sont données f.o.b. et les seconds c.i.f.; la diffé-
rence couvre le frêt et l'assurance, qui représentent entre 10 et 12% de
la valeur des marchandises. Les chiffres pour 1946, 1947 et 1948 ont été
réduits par nous en dollars 1938 d'après l'indice des prix de gros aux
U.S.A. (ib. p. 124-125). Dans la deuxième partie du tableau, les chiffres
pour 1928 ne sont pas convertis en dollars 1938.
.46
toutes les sphères de la vie sociale : dans l'économie, dans
la politique, dans les rapports entre les classes, dans les rap-
ports entre les nations. A vrai dire, le capitalisme ne connaît
jamais un équilibre profond; son équilibre est toujours ins--
table, car son évolution est profondément irrationnelle. La
paix prépare toujours la guerre, l'expansion de la produc-
tion prépare la crise, la lutte des classes ne connaît que des
répits gros d'explosions toujours plus vastes. Mais dans la
mesure où, entre deux phases de crise aiguë, le capitalisme
parvenait pour quelques années à des étapes d'expansion
quasi régulière, de développement de la production accom-
pagné d'un répit relatif dans la lutte des classes et de la
« paix » sur le plan international, on pouvait parler de
périodes de stabilisation relative du système d'exploitation.
Nous nous sommes systématiquement refusés d'appeler la
période actuelle, période de « stabilisation relative » du capi-
talisme mondial. Nous avons employé le terme de « consoli-
dation temporaire » pour bien marquer la différence que
nous voulons établir entre la situation d'aujourd'hui et
d'autres phases d'équilibre relatif, comme celle de 1923-1929.
En effet, nous considérons que la stabilisation de 1923-1929
fut la dernière stabilisation, au sens traditionnel de ce terme,
du régime capitaliste. Pour la dernière fois, alors, ont existé
les conditions d'une telle stabilisation que le développement
du capitalisme a détruites et qu'il ne reproduira jamais..
Entre 1923 et 1929, une proportionnalité existait entre les
productions des différentes nations capitalistes, la division
traditionnelle du travail entre celles-ci persistait encore; sur
cette base, un marché mondial pouvait fonctionner norma-
lement, et un équilibre passager des forces entre les Etats-
impérialistes était la base de la « paix ».
La grande crise de 1929, dont le capitalisme n'est sorti
que pour entrer dans la guerre, a détruit définitivement ces
conditions. La faillite du capitalisme européen s'est brus..
quement révélée, et la division internationale du travail s'est
disloquée. En conséquence, le marché mondial est entré dans
une phase de décomposition croissante. La surproduction n'a
jamais pu être résorbée; jusqu'à la guerre, le chômage est
resté énorme dans les grands pays. capitalistes (30), et la
reprise de la production pendant deux ou trois ans, entre
(30) En 1939, il y avait 175.000 chômeurs en Belgique, 900.000 au Canada
380.000 en France, 235.000 en Hollande, 350.000 en Pologne, 1.350.000 en
Angleterre et 9.500.000 Etats-Unis (O.N.U., Bull. Mens. de Statist.,
mai 19:19).
aux
47
1935 et 1937, a suffi pour provoquer une nouvelle crise en
1938. Il a fallu la guerre, sa préparation d'abord, sa conduite
et ses conséquences de destruction massive et de pénurie
accumulée ensuite, pour que la production capitaliste con-
naisse un nouvel et puissant essor. Mais sa potentialité pro-
ductive est telle, qu'à peine trois ans après la fin de la guerre
elle entre de nouveau dans la zone de la surproduction.
D'autre part, comme on l'a vu, la guerre n'a fait qu'aggraver
le déséquilibre et l'inégalité entre l'Europe et l'Amérique.
L'écart entre la production et sa partie commercialisée n'a
fait qu'augmenter; le marché mondial n'a été restauré que
d'une manière artificielle, une grande partie des échanges
internationaux étant financée par l'impérialisme américain.
Si ce financement cessait, le commerce mondial connaîtrait
une régression catastrophique.
Tous ces facteurs, en même temps que le caractère parti-
·culier de la « paix » actuelle, interdisent de considérer l'équi-
libre d'aujourd'hui comme une < stabilisation relative »). Il
s'agit seulement d'une phase de consolidation temporaire,
consolidation dont il nous faut maintenant analyser les bases
et les perspectives.
Si l'on pose le problème sur sa véritable base, on doit se
demander : est-ce que le monde capitaliste a résolu les pro-
blèmes fondamentaux qui avaient provoqué la deuxième
guerre impérialiste et que celle-ci non seulement n'avait pas
résolus, mais avait au contraire aggravés ?
La réponse à cette -question implique l'examen de deux
problèmes :
1° Est-ce qu'un équilibre économique a pu être rétabli
sur le plan international avec une nouvelle division interna-
tionale du travail ?
2º Est-ce qu'un équilibre a été rétabli entre la produc-
tion et la consommation ? Autrement dit : est-ce que le pro-
blème Europe Amérique a été réglé ? Est-ce que le problème
de la surproduction a été résolu ? Quoique ces deux questions
soient profondément connexes, nous les aborderons d'abord
distinctement pour essayer d'en faire la synthèse ensuite.
A.
Europe et Amérique. Le plan Marshall et le marché
mondial.
1. Nous avons déjà vu que si une amélioration relative
dans la situation économique du capitalisme européen a eu
.48
lieu entre 1946 et 1948, la disproportionalité énorme entre
l'Europe et les U.S.A., existant déjà en 1929 et terriblement
aggravée par la guerre, n'a nullement diminué. Au point de
yue de la production, d'abord : l'Europe regagne péniblement
son niveau d'avant-guerre, au moment où la production des
U.S.A. le dépasse de 70 %; la production industrielle améri.
caine est deux fois plus forte que celle des cinq principaux
pays de l'Europe réunis. Le tableau VII montre le rapport
entre la production industrielle des U.S.A. et celle de l'en-
semble de l'Europe, sauf la Russie, en 1938, 1947 et 1948.
TABLEAU VII (31)
Production américaine et production européenne
Production européenne sauf la Russie
100.
Avant
guerre
1947
1948
151
133
116
78
339
98
122
162
170
Ensemble de la production industrielle ::
Production de charbon
Consommation de pétrole
Production d'énergie électrique
Consommation totale d'énergie
Extraction de minerai de fer
Production de fonte
Production d'acier brut
Métallurgie et industries mécaniques
Industries chimiques
Textiles
111
2:07
101
162
(160) ?
200
157
171
179
116
92
21?
19
En ce qui concerne la productivité, la différence est encore
plus grande. En 1938, la valeur nette produite par personne
employée dans l'industrie était presque de trois fois plus
grande aux U.S.A. qu'en Europe (1.730 dollars contre 645) et
de plus de trois fois plus grande dans l'agriculture (580 dol-
lars contre 175) (32). Depuis, la productivité en Europe a
à peine retrouvé son niveau d'avant-guerre, cependant qu'aux
U.S.A. elle augmentait encore de 15 % dans l'industrie et de
bien davantage dans l'agriculture.
La signification de ces données est claire. Avec un tel
rapport de forces contre lui, jamais le capitalisme européen
ne pourra participer d'une manière indépendante au marché
mondial. L'autonomie relative des grandes nations impéria-
listes, l'ère pendant laquelle l'intégration indispensable des
différentes économies nationales dans un ensemble plus vaste
se faisait par des échanges relativement équilibrés, est à
(31) D'après l’Appendice Statistique de l'Economic Survey of Europe
in 1948 de l'O.N.U., p. 14.
(32) Appendice Statistique, ib., p. 104.
49
23
jamais révolue. Elle disparaît, parce que sa base matérielle
nécessaire, qui est une certaine proportionnalité dans la puis-
sance économique des principaux impérialismes, a disparu
irrémédiablement. Cette constatation devient encore plus
claire, lorsque on pense que la restauration actuelle de l'éco-
nomie européenne n'est pas le résultat des efforts propres du
capitalisme européen efforts dont il était matériellement
incapable – mais de la transfusion de substance économique
des Etats-Unis vers l'Europe hourgeoise par le canal du plan
Marshall, Sans celui-ci, la bourgeoisie européenne se serait
déjà écroulée.
Il est donc nécessaire de nous arrêter ici, pour examiner
de plus près le plan Marshall et les perspectives de l'économie
du capitalisme européen.
Cet examen particulier est indispensable pour plusieurs
raisons : d'abord, l'Europe est la troisième région industrielle
du monde en importance. Ensuite, elle est la région où il
y a la plus forte concentration prolétarienne dans le monde.
En troisième lieu, c'est dans les pays européens que le régime
d'exploitation est toujours objectivement le plus fragile. A
cause précisément de cette fragilité, l'économie européenne
reste un endroit décisif de l'équilibre du capitalisme mon-
dial. Enfin, elle reste le terrain de lutte principal entre les
deux blocs.
2. Tout le monde sait, depuis deux ans au moins, que les
problèmes économiques du capitalisme européen se résument
dans ce phénomène : le déficit permanent de la balance des
paiements de l'Europe Occidentale avec le reste du monde.
Avant la deuxième guerre impérialiste déjà la balance com-
merciale de l'Europe était déficitaire; mais ce trou était com-
blé par d'autres revenus, venant du tourisme, de la marine
marchande et avant tout des revenus des capitaux européens
placés à l'étranger. Par suite de la guerre ces sources se sont
taries; surtout, les capitaux placés à l'étranger ont été liquidés
pour financer soit la guerre elle-même, soit les importations
des premières années d'après-guerre. Par-dessus le marché,
tandis que les besoins d'importation avaient augmenté par
rapport à l'avant-guerre à cause de la chute de la produc-
tion en Europe elle-même et des besoins de remplacement du
capital usé --- les exportations européennes se trouvèrent fata-
lement diminuées de beaucoup : d'abord il n'y avait pas de
quoi exporter; ensuite ce qu'il y avait à exporter coûtait trop
cher pour les acheteurs (les prix de revient en Europe ayant
50
augmenté à cause à la fois de l'inflation et de la détérioration
de l'appareil produetif); enfin, les marchés vers lesquels l'Eu-
rope exportait avant-guerre étaient pris soit par les exporta-
tions américaines, soit par l'industrialisation, au cours de la
guerre, des pays d'outre-mer. Ainsi, en 1946, tandis que les
importations de l'Europe venant de pays non européens repré-
sentaient déjà 92 % de leur niveau de 1938, les exportations
vers ces pays n'en représentaient que 62 %; en 1947, les
importations montaient à 114 %, cependant que les exporta- .
tions restaient à 81 %. Le déficit commercial européen était,
en 1946, de 5.200 millions de dollars; en 1947, il montait à
7.300 millions de dollars. Ce déficit était encore aggravé par
le fait que le capitalisme européen non seulement ne tirait
plus de revenus « invisibles » de l'étranger, mais était obligé
d'en payer lui-même (essentiellement pour les frêts de trans-
port). Le défieit total des pays européens (déficit commercial
et « invisibles ») pour 1946 et 1947 s'est élevé à 13.300 mil
lions de dollars. Le paiement de ce défieit n'a été possible
que par la liquidation définitive de la plupart des capitaux
européens à l'étranger, des avoirs en or et devises des pays
européens et les prêts accordés par l'impérialisme américain.
Le principal bénéficiaire de cette évolution était éviden-
ment l'impérialisme américain; en 1947, le déficit du com-
merce européen avec les pays d'outre-mer était représenté
pour 70 % par le déficit avec les Etats-Unis. Ceux-ci accroîs.
saient énormément leurs exportations par rapport à l'avant-
guerre et réalisaient un excédant de leur balance commerciale
égal à 4.500 millions de dollars en 1946 et à 8.800 millions de
dollars en 1947.
Ce que le capitalisme européen perdait était gagné par
le capitalisme yankee. Mais en poussant ainsi le capitalisme
européen à la faillite complète, Wall-Street travaillait en fait
pour Moscou. Les événements de l'année 1947, où l'économie
européenne se trouva au bord de l'abîme et où les événements
sociaux et politiques démontrèrent que l'on ne peut pas per-
mettre la faillite d'un continent comme on pouvait le faire
pour une entreprise concurrente, les nécessités de la lutte
contre la Russie et la certitude supplémentaire de posséder
dorénavant des moyens de pression suffisamment efficaces
pour aboutir à la mise au pas des bourgeoisies européennes,
poussèrent le gouvernement américain à l'adoption dų plan
Marshall. Le fonctionnement de celui-ci est simple : le gou-
vernement américain octroie aux gouvernements européens *
des dollars, avec lesquels ceux-ci peuvent acheter aux Etats-
:
51
Unis ou (plus rarement) à d'autres pays les marchandises
dont ils ont besoin. Un certain nombre de points essentiels
sont à souligner tout de suite :
1° Le plan Marshall est un fait économique nouveau dans
l'histoire du capitalisme. Il est nouveau (relativement) en
ceci, qu'il n'a aucune rentabilité économique directe et immé-
diate pour le capitalisme américain; les achats faits par l'Eu-
rope aux Etats-Unis au titre du plan Marshall sont payés par
le gouvernement américain, donc par l'économie américaine
elle-même; une petite partie de ces sommes consiste en des
prêts, la plupart sont des « dons ». Sa rentabilité est indi-
recte, et ceci dans deux sens. Dans le sens économique, d'abord
(qui est le moins important), l'existence et le fonctionnement
d'une économie européenne est utile, sinon indispensable, à
l'économie du capitalisme américain. Mais il est surtout ren-
table dans un sens politico-militaire : le « sacrifice », en fin
de compte négligeable, de 4 ou 5 milliards de dollars par an
(2 % du revenu national des Etats-Unis) est substantiellement
inférieur à la perte que signifierait pour les U.S.A. le renver-
sement de la bourgeoisie européenne. Il suffit de penser à
l'énorme augmentation des dépenses militaires que rendrait
immédiatement nécessaires pour les impérialistes yankees un
tel renversement.
2° Mais le plan Marshall est surtout nouveau sous un autre
aspect : il indique le degré de concentration -- et par là
même de contrôle conscient — auquel est parvenu le capi-
talisme. C'est la première fois dans l'histoire où un gouver-
nement impérialiste en temps de paix se trouve amené à faire
une prévision et par la suite un plan d'action économique
s'étalant sur plusieurs années, et en se plaçant non plus à
« son » point de vue national, mais au point de vue de l'en-
semble du capitalisme occidental. Il est superflu d'ajouter
que ce plan -- comme tout plan dans une pociété d'exploi-
tation ne sert que les intérêts du capitalisme et que, en
plus, aussi bien les buts qu'il se propose sont irréalisables
que les moyens qu'il utilise sont inadéquats, comme on le
verra par la suite.
3° Enfin, d'un point de vue plus général encore, la carac-
téristique la plus importante du plan Marshall c'est qu'il
rend manifeste la décomposition du marché mondial tradi-
tionnel et qu'il essaie de restaurer un nouveau mécanisme
d'échanges internationaux qui est par définition insuffisant
et provisoire. Effectivement, comme on l'a vu, le fonction-
nement du marché capitaliste mondial avait abouti à la
1
52
faillite des pays capitalistes occidentaux, qui normalement
devait les éliminer de ce marché. Dans le cadre de l'économie
nationale privée, lorsqu'une entreprise arrive à un déficit
permanent, elle est obligée soit de fermer, soit de se laisser
annexer par le concurrent vainqueur. Aucune de ces deux
solutions n'était réalisable pour l'Europe en 1947 en fonc-
tion de la conjoncture internationale existante. Il a donc
falļu restaurer une sorte de marché mondial artificiel, dont
le fonctionnement n'est désormais possible que parce que les
Etats-Unis le financent. On verra tout de suite qu'il ne peut
s'agir là que d'un expedient provisoire.
L' « objectif » supposé du plan Marshall était d'arriver,
en quatre ans (c'est-à-dire pour 1952-53), à un équilibre de
l'économie européenne avec le monde extérieur, autrement
dit à ce que l'Europe gagne, par l'exportation de ses pro-
duits et de ses services autant qu'il lui faut pour importer
oe dont elle a besoin. Le moyen pour cela était de restaurer
la production européenne en la faisant dépasser de beaucoup
son niveau d'avant-guerre, afin de pouvoir à la fois réduire
les importations européennes et augmenter les exporta-
tions (33). On a supposé ainsi qu'on arriverait à réduire le
déficit de l'Europe à 800 millions de dollars pour 1952-53;
d'ici là, l'aide Marshall comblerait le déficit courant.
En partant de ces hypothèses, les dix-neuf pays européens
participant au plan Marshall ont couché sur le papier des
plans de développement de la production, en « calculant »
les besoins et les ressources de leurs économies, en fixant des
rythmes de progression aux différentes branches et en définis-
sant les sommes nécessaires à l'achat de l'équipement amé.
ricain indispensable pour le développement projeté de la
production, de telle manière qu'un équilibre puisse être réa-
lisé en 1952-53. De l'addition de ces dix-neuf plans nationaux
a résulté un « plan de relèvement européen »).
Toute cette soi-disante planification a une valeur égale
à son poids en papier, et dès aujourd'hui n'est pas prise au
sérieux par ses propres auteurs. De l'aveu même des diri.
geants américains et européens du plan Marshall, le déficit
de l'Europe, en 1952-53, sera, dans le cas le plus favorable,
(33) Si l'économie européenne revenait simplement à son niveau d'avant
guerre, elle resterait grevée d'un déficit considérable, u'elle couvrait autre-
fois par ses revenus « invisibles » (revenus de capitaux placés à l'étran-
ger, etc.), revenus qui n'existent plus maintenant. L'aggravation qui résulte
de leur disparition pour la situation du capitalisme européen est de l'ordre
de 2 ou 3.000 millions de dollars par an. (Etude sur la situation de l'Europe,
O.N.U., 1948, p. 15.)
53
au moins de 3.000 millions de dollars, c'est-à-dire tel qu'il
sera impossible pour le capitalisme européen de se débar-
tasser de l'aide américaine. Il est nécessaire de voir rapi.
dement les raisons les plus importantes de cet échec certain.
1° Déjà à l'échelle de chaque économie nationale, l'Etat
ne peut pas imposer la « planification » qu'il propose. C'est
un fait que son rôle économique a énormément grandi, qu'il
contrôle le commerce extérieur dans la plupart des pays et.
que la faillite du capitalisme national l'a obligé de prendre
en mains la plus grande partie de l'activité des investis.
sements (34). Mais ceci ne signifie pas encore qu'il peut, à
Pétape actuelle, déterminer positivement le volume global,
ou l'orientation par secteurs de ces invstissements; il ne peut
non plus déterminer ni le niveau des prix, ni les niveaux de
production et de consommation, sauf en ce qui concerne les
masses exploitées.
2° L'ensemble de ces plans ne constitue nullement un
« plan européen ». Non seulement ils ne forment pas un tout
organique, mais il leur manque même une coordination élé-
mentaire. Des contradictions criantes les opposent l'un à
l'autre. Aucune « division du travail à l'échelle européenne »
n'en résulte; chaque pays capitaliste essaie de réaliser une
économie autarcique pour la date fatidique de 1952-53. La
preuve empirique en est donnée par le recul énorme du
commerce intra-européen -- qui ne fait qu'accentuer la dépen-
dance de chaque capitalisme européen par rapport aux
U.S.A. (35). Une telle division du travail ne pourrait être
restaurée que de deux manières : la première serait le réta-
blissement d'un marché international libre, d'une concur-
rence sans restrictions, de monnaies nationales. liées à l'or,
fortes et librement convertibles entre elles. Il est inutile
même de parler d'une telle hypothèse : le capitalisme ne peut
pas revenir cinquante ans en arrière; le voudrzit-il, d'ailleurs,
que ce retour signifierait son arrêt de mort, "car la produc-
tion américaine envahirait immédiatement le marché euro-
péen en étouffant les entreprises locales. L'autre moyen serait
(34) Les investissements nets de l'Etat représentaient, en 1947, les deux
tiers des investissements totaux en Belgique; 40 % en Italie; plus de la
moitié en France; un quart ou Royaume Uni.
(35) En 1947, le commerce intra-européen ne représentait que 65 % de
son volume d'avant-guerre. Selon les plans, en 1952-53, il n'aura fait que
rattraper son niveau de 1938, anormalement bas. . Soulignons, en passant,
par un exemple frappant, l'incohérence de ces plans » : les pays Marshall
comptent exporter les uns vers les autres, en 1952-53, environ 500 millions
de dollars de plus que ces mêmes pays ne comptent, à la même date,
importer les uns des autres !
C
54
une
< planification » capitaliste, imposant, en même temps
qu'une t.sploitation accrue du prolétariat, une direction com-
mune de la production capitaliste eri Europe Occidentale, et,
pour commencer, au moins une coordination élémentaire des
investissements. Ni cette coordination, ni l'organisme qui pour-
rait l'imposer n'existent et ne peuvent exister actuellement.
L'organisation européenne du plan Marshall est un assem-
blage bâtard, dans lequel le cadavre de la diplomatie inter-
nationale traditionnelle pèse beaucoup plus lourd que l'em-
bryon d'un nouvelle bureaucratie intercapitaliste.
3º Enfin, tous ces programmes se basent sur une série
d'hypothèses expresses qui ne sont rien moins que fondées
dans la réalité; il suffit d'en énoncer les quatre plus impor-
tantes pour s'en persuader :
a) Amélioration de la situation politique internationale;
bo! « Niveau élevé de l'emploi dans le monde et parti-
culièrement aux Etats-Unis », c'est-à-dire absence de
crise de surproduction;
c) Niveau élevé de commerce mondial;
d) Aide américaine à une échelle suffisante (36).
On voit tout de suite que chacune de ces hypothèses est
vitale pour le capitalisme européen et qu'aucune n'a de
chances de se réaliser. L'évolution de la situation politique
internationale est telle que d'un côté les pays capitalistes
européens consacrent une part croissante de leurs budgets au
réarmement et une part décroissante aux investissements,
d'un autre côté il semble exclu qu'ils puissent reprendre
des échanges suffisants avec l'Europe orientale, qui devait,
d'après les programmes, servir de débouché important à leur
production industrielle. La crise de surproduction américaine,
si elle n'est pas encore là, a commencé par ses, signes avant
coureurs à peser de telle manière sur la situation économique
mondiale que déjà les exportations européennes vers les Etats-
Unis connaissent un recul (37). Le commerce mondial reste
stagnant, à des niveaux très voisins de ceux de 1938; cepen-
dant les prévisions des pays Marshall impliquent, pour 1952-
1953, un commerce mondial de 75 % supérieur à ses niveaux
actuels. Un tel développement dans un temps analogue fut
inconnu même aux plus beaux jours du capitalisme florissant.
(36) « Interim Report » de l'0.E.C.E., p. 11-12.
(37) Pendant les quatre premiers mois de 1949, les exportations bri-
tanniques vers les U.S.A. ont été de 14 % inférieures à celles du dernier
trimestre 1949 (presse anglaise du 8 juin 1949).
55
Enfin, l'aide américaine est constamment inférieure aux pré-
visions et aux demandes des pays Marshall.
Les « objectifs » apparents du plan Marshall sont donc
complètement utopiques : le capitalisme européen ne peut
plus arriver à la « viabilité » sur une base même très rela-
tivement autonome; il ne peut vivre que par l' « aide » cons-
tante de l'impérialisme américain. Mais c'est précisément à
cause du caractère utopique de ses objectifs que le plan
Marshall restera nécessaire en permanence jusqu'à la troi-
sième guerre mondiale. Jusqu'alors en effet les U.S.A. ne
pouvant pas laisser le capitalisme européen s'écrouler, seront
obligés de financer les importations de celui-ci.
Cette « permanence » du plan Marshall jusqu'à la guerre
n'aura pas comme simple résultat l'affermissement de la domi-
nation américaine sur la politique européenne; plus profon-
dément, elle entraîne déjà le processus de transformation de
l'économie européenne en économie complémentaire de celle
des U.S.A.
B. - La sur production et la crise américaine.
On sait que le fonctionnement normal de la production
capitaliste se déroule à travers des phases cycliques d'expan-
sion et de dépression de l'économie se succédant réguliè-
rement. Cette succession ne se fait pas par des transitions
insensibles, mais par des crises catastrophiques, qui marquent
à chaque fois la fin de la période d'expansion et le début
de la période de dépression et qui se concrétisent dans les
chutes brutales de prix, la baisse extrême des profits, la fail.
lite d'une série d'entreprises capitalistes, la restriction de la
production et le chômage pour des millions de travailleurs.
Le moteur profond de ces crises, et plus généralement du
mouvement cyclique de l'économie capitalistel n'est pas sim-
plement l'anarchie de la production, mais essentiellement la
contradiction qui existe entre la production, qui se développe
au-delà de toute mesure, et la consommation des masses labo-
rieuses, formant la grande majorité des consommateurs, qui
reste stable ou n'évolue que très lentement. En définitive,
cette contradiction est la contradiction même contenue dans
la notion de l'exploitation capitaliste : pour réaliser le maxi-
mum de profit, le capitalisme est obligé à la fois de pousser
au maximum la production et de réduire au minimum le
revenu réel des travailleurs; cela signifie qu'un moment vient
56
où le surcroît d'objets de consommation ne trouve plus
d'acheteurs sur le marché, puisque les revenus des travail-
leurs ne leur permettent d'acheter qu'une petite partie de ce
qu'ils ont produit.
1. Il est évident que pendant la première période du
capitalisme, lorsqu'une concurrence intense et aveugle pré-
domine dans toutes les branches de la production, cette cause
profonde des crises se complique et agit encore plus for-
tement à travers l'anarchie de la production; la production
d'un secteur donné peut très facilement entrer en divergence
avec la demande payante qui existe pour le produit donné,
simplement parce que cette production est le fait d'une mul-
titude de capitalistes indépendants, dont chacun se soucie
uniquement de réaliser le maximum de profit en poussant
le plus possible sa production, sans se soucier au départ ni
de ce que font les autres capitalistes ni de ce qui se passe
sur le marché.
Cet aspect de l'anarchie capitaliste disparaît avec la domi.
nation des monopoles. Dans la mesure où un monopole
domine un secteur donné de la production, il règle sa produc-
tion non seulement d'après la demande escomptée, mais
même en-deça de cette demande. Dans ce sens, il est juste
de dire, comme le faisait déjà Engels en 1890, que nous
n'avons plus à faire à un capitalisme anarchique, mais à un
capitalisme planifié.
Mais comme l'expérience l'a constamment montré, cette
« planification » de la production par les monopoles est tota-
lement incapable de supprimer les crises et les mouvements
cycliques de l'économie capitaliste. Ceci ne tient pas seu-
lement au fait que la monopolisation n'est jamais parfaite
à ce stade; jusqu'à aujourd'hui, la production agricole presque
dans son ensemble et plusieurs secteurs de la production d'ob.
jets de consommation, restant encore sous l'emprise de la
production cond
ncurrencielle, et la concurrence entre mono-
poles du même secteur persistant très souvent sur le plan
international suffiraient encore pour créer des écarts impor:
tants entre la production et la demande payante de biens de
consommation, des écarts capables de créer et de généraliser
la surproduction. Mais on peut dire que ces phénomènes
sont transitoires, dans le sens qu'une monopolisation plus
poussée, intégrale, les supprimerait. Ce, par contre, que la
monopolisation comme telle ne peut pas supprimer sont les
contradictions qui résultent :
57
1° De la non coordination de la production des différents
secteurs monopolisés dans leurs rapports réciproques;
2° De la persistance d'un marché et par conséquent du
prix comme moyen indispensable pour réaliser le profit sous
sa forme universelle, c'est-à-dire sous la forme argent.
Ces contradictions s'expriment dans le cadre de la contra-
diction fondamentale dont nous avons parlé plus haut, qui
se trouve dans la tendance du capitalisme d'accroître au
maximum ses profits à la fois par le maximum de production
et par le maximum d'exploitation.
Quelques mots sur ces facteurs sont nécessaires avant
d'aller plus loin.
La réglementation de la production par les monopoles, en
tenant compte du marché du produit donné, se limite pour
chaque monopole à la sphère de la production que celui-ci
domine. Elle n'embrasse jamais l'ensemble de la production,
car le monopole universel – c'est-à-dire l'appropriation totale
du capital social par un seul groupe capitaliste ou par l'Etat
n'est pas encore réalisé. Dans ce sens, la production de
chaque monopole, aussi réglementée soit-elle, interfère avec
celle des autres monopoles, soit parce que leurs produits
sont connexes, soit, d'une manière plus générale, parce qu'ils
doivent tous réaliser leur profit sur le même gâteau, qui est
la demande payante totale de la société. Dans la mesure où
la concentration des forces productives augmente énormément
l'interdépendance des productions dans les différents secteurs
de l'économie, et où les monopoles dépendent les uns des
autres pour la vente de leur produit ou pour leur approvi-
sionnement en matières premières, produits semi-finis, équi-
pement, etc., ce manque de coordination générale se fait
eruellement sentir dans les moments de crise.
Pour les monopoles, la forme du profit reste encore indé-
pendante de la plus-value : autrement dit, il ne suffit pas
que le monopole exploite ses ouvriers pour qu'il gagne quel-
que chose. Il faut encore réaliser la plus-value ainsi extraite
par la vente du produit. Les capitalistes mbnopoleurs n'uti-
·lisent ni ne consomment en nature le surproduit qu'ils ont
acquis par l'exploitation des ouvriers; ce surproduit ne
devient pour eux profit que, lorsqu'ils ont vendu leur pro-
duction, et la plus-value a pris la forme d'argent. Ceci signi-
fie que les monopoles dépendent encore du marché, et par
conséquent aussi des mouvements des prix qui ne sont que
partiellement soumis à leur contrôle. Qu'une baisse congi-
dérable dans les prix intervienne, par exemple, et le mono-
58
pole ne pourra plus réaliser sa plus-value en vendant son
produit. Les ouvriers ont été exploités tant et plus, mais
cette exploitation n'a pas servi à grand chose aux capitalistes
monopoleurs, qui n'ont pas pu réaliser de profits.
Enfin, le règne des monopoles non seulement ne supprime
pas, mais aggrave extrêmement l'importance de ce facteur
profond des crises qui se trouve dans l'existence même de l'exo
ploitation. Augmenter les profits, cela signifie autant que
possible limiter les revenus réels des travailleurs, mais aussi
par la même rendre impossible l'écoulement de la production.
Il est évident que tous ces facteurs poussent le capitalisme
des monopoles vers la concentration totale, qui dans les cort-
ditions contemporaines ne peut prendre que la forme de
l'étatisation. Aussi bien la nécessité de « planifier » et de
coordonner entre elles les productions des différents mono-
poles, que de supprimer le marché comme facteur indépen-
dant de la vie économique et de limiter le surproduit à
la part consommable en nature par la classe exploiteuse
rendent inéluctable, si la révolution prolétarienne n'intex
vient pas, une, concentration intégrale de la production dont
l'étatisation russe indique la voie et le modèle (38).
Cependant, à l'époque actuelle, le capitalisme occidental
n'est plus simplement un capitalisme des monopoles; l'inter
vention de l'Etat dans l'économie, le rôle du pouvoir gouver
(38) Dans ce cas la crise, sous sa forme classique, devient impossibl:
Si l'incohérence de la production entre les différentes branches provoque
excès de production, partiel ou général, des déséquilibres importante
et des pertes considérables peuvent en résulter, mais non pas une « crise ».
puisqu'en principe la bureaucratie peut stocker indéfiniment le surprodun
ou en consommer en nature la partie consommable deux solutions pár
détinition impossibles pour le capitalisme des monopoles. Le marché n'exis-
tant plus, et le prix n'ayant plus aucune fonction indépendante, l'écou-
lement de la production ne crée plus de problèmes. D'autre part, la rédur-
tion du revenu réel des travailleurs ne prend plus la forme d'une réduc-
tion simplement de leur revenu monétaire, indépendante de la production
de biens de consommation qui continue à se développer, mais est déjà
inscrite d'avance dans la production, la « planification » prévoyant dès le
départ une production réduite de biens de consommation. Celle-ci peut
d'ailleurs très bien accompagner d'une augmentation des revenus' mone-
taires des ouvriers, qui évidemment ne trouveront pas à acheter les biens
correspondants. C'est ce qui fait que dans ce cas nous avons non pas une
surproduction. mais une sous-production chronique de biens de consom-
mation
comme le démontre l'observation de l'économie russe. La con-
tradiction fondamentale de l'économie d'exploitation est ainsi réduite, dans
le cas du capitalisme d'Etat, a son expression la plus simple à la fois et
la plus profonde : la contradiction existant entre les exigences de la produc-
tion maximum et de l'exploitation maximum (c'est-à-dire de la consomma-
tion et en définitive du développement humairy minimum pour le travail-
leur),' dont le résultat est la crise terrible de la productivité du travail,
telle qu'elle éclate quotidiennement dans la production russe. .Cette crise
de la productivité, combinée caractère totalement parasitaire de la
bureaucratie dominante, qui dès que sa domination ne serait plus menacée
se bornerait à consommer en nature le surproduit sans avoir besoin d'ac-
cumuler détermineraient la stagnation complète de l'économie du capita-
lisme d'Etat s'il se réalisait à l'échelle universelle.
au
nemental comme instance centrale de coordination des inté-
rêts économiques des classes dominantes ont énormément
grandi et ne cessent de croître. Et l'on sait également qu'un
des domaines principaux sur lequel se concentrent les efforts
de réglementation de l'économie par l'Etat capitaliste est
celui des crises. Dans quelle mesure le dirigisme étatique
peut-il débarrasser la production capitaliste des crises de sur-
production ?
La grande majorité des moyens par lesquels l'Etat capi-
taliste et les théoriciens du dirigisme étatique veulent sur-
monter les crises ne sont que des palliatifs temporaires. Ces
moyens qu'il s'agisse de la protection des prix agricoles
ou des allocations de chômage
veulent résorber la sur.
production de biens de consommation en
« créant un pou-
voir d'achat supplémentaire », « au profit » des agriculteurs
ou des chômeurs industriels. Mais ce « pouvoir d'achat sup-
plémentaire » n'est pas créé de rien : l'Etat ne fait
que
redis-
tribuer, de cette manière, des revenus déjà existants et déjà
destinés à la consommation (39).
La chose est relativement différente dans la politique des
« grands travaux ». Elle est différente, non pas parce que
des nouvelles sources de pouvoir d'achat sont créés : les capi-
talistes ne sont nullement disposés à réduire leur part dans
le revenu national, et les chômeurs embauchés ne font que
partager avec les autres travailleurs la partie du revenu social
allouée à la classe ouvrière; les salaires ainsi payés aux chô-
meurs sont, en définitive, par un moyen ou un autre, enlevés
aux autres ouvriers. Mais les « grands travaux » permettent
de donner une autre forme à cette partie du surproduit qui
ne pouvait pas s'écouler; après l'absorption des stocks des
objets consommables, le surproduit s'accumule sous une forme
de « biens » de nature différente, qu'il s'agisse de centrales
hydroélectriques ou d'armements.
Mais la question du choix entre la construction de cen-
(39) Ceci est évident dans la mesure où les reven's << distribués » ainsi
proviennent de la taxation, c'est-à-dire de prélèvements sur le revenu con-
sommable d'autres catégories sociales; même lorsque la matière imposable
est constituée par des revenus capitalistes. ce n'est pas la partie de ces.
revenus destinés à l'accumulation, mais celle destinée à la consommation
qui est touchée (ceci d'autant plus que pendant la dépression l'accumulation
n'existe pratiquement pas). La même chose est vraie dans les allocations
de chômage payées par des Caisses de sécurité : qu'ils aient été collectés
dans le passé ou qu'ils soient collectés dans le présent, les fonds de ces
Caisses ont été prélevés sur les revenus destinés à la consommation; il
s'agit donc encore là d'une redistribution de pouvoir d'achat déjà existant.
La chose serait relativement différente si la source de ce « pouvoir d'achat
supplémentaire » était l'emprunt; mais il s'agit là d'un cas rare, qui ne
présente qu’un intérêt théorique.
60
trales et la production d'armements n'est nullement une ques-
tion indifférente ou secondaire pour le capitalisme. La
première apparaît et est en effet du point de vue capi.
taliste une absurdité, car dans une société qui souffre
cruellement de la surproduction, accumuler encore des biens
n'a
'a pas de sens. Le contraire est vrai pour la production
d'armements, dans laquelle le capitalisme trouve un exutoire
parfaitement rationnel de son point de vue, puisqu'il a pour
lui une valeur d'usage quasi immédiate et directe, et puisqu'à
travers l'utilisation de ces armements le capitalisme espère
dépasser ses problèmes en élargissant le champ de sa domi-
nation.
Peu nous importe donc, en définitive, si la production d'ar-
mements vient après la surproduction pour la « résorber » -
comme ce fut le cas pour les Etats impérialistes entre 1933
et 1939 et comme ce sera encore une fois le cas des Etats-
Unis lors de la prochaine crise de surproduction -- ou si elle
absorbe dès le début une telle part de la production, que la
surproduction de biens de consommation devienne impos-
sible comme c'est constamment le cas de la Russie. Ce qui
est essentiel, d'un point de vue final, c'est que la guerre - et,
dans les conditions actuelles, la guerre pour la domination
mondiale est si intimement liée au fonctionnement de
l'économie, qu'elle en découle avec une nécessité aveugle.
Le capitalisme des monopoles est donc lui aussi voué aux
crises de surproduction; bien plus, il les aggrave, aussi bien
parce que le potentiel productif énorme de la société porte
la production très rapidement aux limites de la surproduc-
tion, que parce que la domination des monopoles donne à
l'ensemble de l'économie une rigidité qui rend beaucoup plus
difficile, sinon impossible, la réadaptation automatique de
l'économie après la crise qui caractérisait le capitalisme con-
currenciel (40). Le dirigisme étatique ne peut résorber la sur-
production qu'en orientant l'économie et toute la société vers
la guerre.
Exposer ces idées était nécessaire pour montrer que l'éco-
nomie du capitalisme occidental ne saurait échapper à une
nouvelle crise de surproduction, et que cette crise signifierait
une accélération aussi bien de la concentration et de l'étati-
sation aux Etats-Unis
que
du
processus menant à la troisième
guerre mondiale.
(40) Qu'il nous suffise de rappeler le rôle primordial que jouait la
baisse des prix et des profits dans la résorbtion de la surproduction lors
des crises traditionnelles, et les énormes obstacles qu'oppose à cette saignée
du capitalisme la rigidité des prix et des profits monopolistiques.
61
2. La question de savoir si la crise éclatera dans quelques
mois ont dans deux ou quatre ans ne peut pas recevoir une
réponse scientifique et d'ailleurs ne nous intéresse que très
relativement. Ce qui est pour nous important, c'est de mon-
trer l'inéluctabilité d'une telle crise et le rôle qu'elle jouera
dans l'évolution du capitalisme occidental (41). Néanmoins,
un rapide examen de la situation actuelle de l'économie oapi
taliste du point de vue de la surproduction ne saurait être
inutile, car il permettrait de concrétiser les idées énoncées
plus haut et de montrer combien l'économie capitaliste
actuelle est constamment proche de la limite de la surpro-
duction.
Le coeur de l'économie occidentale est la production amé-
ricaine. Or, comme on le sait, depuis novembre 1948 jusqu'a
aujourd'hui, l'activité économique aux Etats-Unis marque un
déciin lent, mais continu. Le mouvement a été déclanché par
les fortes baisses du prix des produits agricoles et des matières
premières en novembre. Les prix de gros dos produits agri-
coles passaient de l'indice 227 en juin 1948 à l'indice 198 en
mars; celui des matières premières pendant la même période
baissait de 215 à 197. L'indice du cours des actions indus.
trielles haissait de 121 en juin 1948 à 104 en février. La pro-
duction industrielle se ralentissait constamment, passant de
l'indice 175 en octobre 1948 à 157 en avril 1949. Pendant la
même période, le nombre des chômeurs doublait, passant de
1.642.000 à 3.167.000 (42); il était de 4.000.000 à la fine
mai (43)..
Les causes de cette situation s'étaient accumulées
pen-
dant la période précédente. La part du revenu national
allouée aux salariés passait de 65,4 % en 1946 à 61,9 % per-
dant la première période de 1948. En même temps, la part
de revenu mational transformée en profits capitalistes passait
de 9,4% à 12,5% (44). Sur ces profits, la part revenant aux divi
(11) Le inoment exact d’explosion de la crise dépend d’une série de
fackeurs conjoncturels qui rendent sa détermination quasi impossible; èeci
d'autant plus que des mesures de l'Etat capitaliste peuvent, sans évidemment
en tren atténuer les facteurs fondamentaux du déséquilibré, en retarder
l'action. Par ailleurs il est possible que la dépression à venir, précisément
à cause du caractère très étendu du dirigisme étatique, ne commence pas
par un
« krach » spectaculaire, mais par un affaissement graduel de l'éco-
noinie
ce qui n'atténuera nullement la profondeur de la régression.
(42) Pour tous les indices, la base 100 est 1937. Selon lc Bulletin men-
suel de Statistique de l'O.N.U., mai 1949.
(43) Financial Times du 21 juin 1948.
(44) Inutile d'indiquer que ces chiffres, concernant la répartition du
revenu national, viennent de statistiques capitalistes, et en tant mue tels
n'ont qu'une valeur relative; ce qu'il faut en retenir ce n'est pas la répar-
tition du revenu national entre ouvriers et capitalistes en valeur absolute,
mais la diminution de la part des ouvriers et l'augmentation de celle des.
capitalistes.
62
dendes distribués (qui financent pour la plus grande part
la consommation improductive des capitalistes) diminuait
constamment en faveur de l'accumulation (les dividendes
étaient pendant la première moitié de 1948 3,3 % du revenu
national; ils en formaient 6,7 % en 1929). Ainsi la demande
de biens de consommation (demande formée par les revenus
des salariés plus la part non accumulée des revenus capitą.
listes) avait constamment décru. Ceci se traduisait déjà dans
la diminution des profits des industries de biens de consom-
mation, en 1948, par rapport à 1947, cependant que de 1947
à 1948 les profits des industries de moyen de production aug-
mentaient encore. En même temps, tes exportations dimi-
nuaient de 15,4 milliards de dollars en 1947, à 12,6 milliards
en •1948, cependant que les importations montaient de 6,5
milliards, en 1947, à 8 milliards en 1948. L'ensemble de ces
facteurs faisait que les stocks passaient d'une valeur de 40 mil.
liards de dollars, en septembre 1947, à 51,7 milliards en juil-
let 1948 et à 54,4 milliards en novembre.
Le premier trimestre 1949 n'a fait que renforcer ces ten-
dances. Selon une statistique du Département du Com-
merce (45) les revenus destinés à la consommation ont dimi-
nué, pendant ce trimestre, de 4 milliards de dollars par rap-
port au dernier trimestre 1948; en même temps, les dépenses
des entreprises diminuaient de 5 milliards, essentiellement à
cause de l'arrêt des commandes en vue du stockage. Le seul
facteur agissant en sens inverse sont les dépenses gouver-
nementales; mais l'accroissement de celles-ci se limite à 0,5
milliards.
Ces signes de la dépression ne se limitent évidemment pas
à l'économie américaine. En Europe des phénomènes ana-
logues se généralisent; l'accroissement du chômage en Italie,
Belgique, Allemagne Occidentale, les débuts de chômage en
France, la crise des exportations anglaises montrent que l'éco-
nomie capitaliste est entrée dans la zone de la surproduction.
Quelle est la signification exacte de tous ces phénomènes ?
S'agit-il déjà de la crise, ou bien n'y a-t-il là qu'une série
de manifestations de « réadaptation » devant ramener la pro-
duction capitaliate provisoirement d'une activité « exagérée »
à une activité « normale », tenant compte de la demande
effective ? Cette dernière réponse est évidemment celle des
économistes bourgeois, qui veulent tranquilliser leurs maîtres
(45) Voir The Statist, 4 juin 1949.
63
en parlant de « réajustement ». Nous n'avons pas la préten-
tion de répondre catégoriquement à cette question, qui,
comme nous l'avons déjà dit, ne présente après tout qu'un
intérêt secondaire (46). Nous n'avons cité ces données que
pour montrer que dorénavant la surproduction est constam-
ment présente dans l'économie capitaliste et, par conséquent,
qu'aussi bien du point de vue du temps que de tous les
autres, la consolidation actuelle du capitalisme ne saurait
être autre chose qu'une brève transition.
C.
L'avenir proche de l'économie capitaliste.
La faillite du capitalisme européen et la surproduction
déjà manifeste aux Etats-Unis, voilà sur quoi repose la conso-
lidation actuelle du capitalisme. L'Europe Occidentale est
désormais définitivement incapable de s'intégrer à un méca-
nisme international des échanges du type traditionnel. Plus
que tout autre pays, les Etats-Unis, à cause de leur appareil
productif surdéveloppé, ne peuvent pas résoudre le problème
de la surproduction. Ces deux facteurs ne montrent pas seu-
lement combien la consolidation actuelle est provisoire. Ils
permettent de comprendre la dynamique qui la pousse à sa
destruction, et de dégager les perspectives d'avenir du capi-
talisme occidental,
L'incapacité de l'Europe à s'intégrer de nouveau au mar-
ché international rapproche considérablement les délais de
la crise américaine. L'exutoire que serait pour la production
américaine un flot croissant d'exportations vers les pays euro-
péens et leurs colonies ne peut pas jouer son rôle, car le capi-
talisme européen essaie de préserver sa propre production,
qui serait condamnée sans appel par la concurrence améri-
caine envahissante, en maintenant et en aggravant le cloison-
nement des économies nationales. La lutte actuelle entre les
Américains et les Anglais autour de la dévaluation de la livre
(46) Des réadaptations interrompant provisoirement boom qui
reprend ensuite jusqu'à la crise, sont connues dans l'histoire de l'économie
capitaliste; ainsi, la régression passagère de l'activité économique aux
Etats-Unis et dans piusieurs autres pays, entre 1926-1927, après laquelle
le boom a continué jusqu'au grand krach de 1929. Plusieurs facteurs peuvent
inciter à penser qu'il s'agit actuellement d'un phénomène analogue. Parmi
ceux-là il faut noter le flot des investissements américains, à l'étranger
tant publics que privés qui se situe à des niveaux plusieurs fois supé-
rieurs à ceux d'avant-guerre et le réarmement. Ces facteurs peuvent estoir-
per la surproduction actuelle pour quelque temps, mais ils ne rendront la
dépression que plus profonde," lorsqu'elle sui viendra.
64
et de la transférabilité des créances commerciales européennes
n'a pas d'autre signification. Pressés par la surproduction qui
se fait jour, les impérialistes américains veulent imposer au
capital européen la « libre » concurrence. Sentant la menace
mortelle que cela signifie pour eux, les capitalistes de l'Europe
livrent un combat ultime et utopique pour maintenir les
derniers bastions de leur existence indépendante.
Inversement, la crise de surproduction américaine en écla-
tánt fera sauter en l'air l'édifice péniblement échafaudé de
la « reconstruction » européenne. Les exportations euro-
péennes vers les U.S.A., déjà faibles, disparaîtront complè-
tement; la pression de la production américaine sur l'Europe
se fera sentir énorme; enfin, les marchandises européennes se
feront rapidement déloger de tous les autres pays, dans les-
quels jusqu'ici les Etats-Unis leur avaient laissé une place.
Le capitalisme européen verra ses exportations tomber à un
niveau catastrophiquement bas; devenant définitivement insol-
vable, ne pouvant pas réduire ses importations indispensables,
il devra se transformer radicalement pour survivre. L'en-
semble du « monde occidental » ne pourra trouver une voie
d'issue que dans la subordination complète à l'impérialisme
américain, le totalitarisme, l'étatisation, et en définitive la
guerre.
Cette transformation de l'économie capitaliste, qui se pré-
pare derrière les apparences trompeuses de l'heure actuelle,
signifie la fin de la forme connue de l'exploitation capitaliste.
Le marché, aussi bien que le marché concurrenciel que le
marché monopolistique, est condamné à disparaître, aussi
bien sur le plan national que sur le plan international. Il est
condamné à-disparaître, parce qu'il n'est plus un mode adé-
quat d'intégration des différentes branches de production, des
différentes économies nationales et en définitive de la produc-
tion et de la consommation entre elles. Il recule chaque jour
sous la poussée de la concentration, tant nationale qu'inter-
nationale. Il ne peut qu'être remplacé par la concentration
totale de la gestion de l'économie entre les mains d'un seul
qui ne peut être autre que l'Etat à l'échelle nationale et,
dans les conditions actuelles, l'Etat américain à l'échelle mon-
diale.
Mais cette transformation ne pourra pas s'accomplir paci-
fiquement. La prochaine crise ne marquera que ses débuts.
C'est par et à travers la troisième guerre mondiale que ce
processus entrera dans sa phase définitive.
65
D.
La rupture de l'équilibre sur le plan international et
la troisième guerre mondiale.
La situation internationale actuelle se caractérise par le
cloisonnement des deux blocs impérialistes dans leurs zones
respectives. La condition de ce cloisonnement est précisément
la consolidation du pouvoir de la classe exploiteuse à l'inté-
rieur de chaque zone. Le fait qu'il est impossible dorénavant
pour la bureaucratie stalinienne de « pousser des pointes »
à l'intérieur de l'Europe Occidentale, comme il est impossible
pour l'impérialisme américain de pénétrer dans les pays de
la zone russe, l'abandon par les U.S.A. de la Chine sans beau-
coup de résistance, montrent que le partage rigoureux du
monde en deux zones ne peut pas, momentanément, être
remis en question. Le maintien de points de friction en Alle-
magne, en Grèce, en Indochine, n'altère en rien ce fait
fondamental.
Mais ce cloisonnement ne traduit en réalité qu'une période
d'attente. Ni les impérialistes yankees n'ont renoncé à mettre
la main sur les immenses ressources du monde oriental, ni les
bureaucrates russes à s'emparer du capital et de la technique
de l'Europe et de l'Amérique. Leur attitude actuelle est dictée
uniquement par des facteurs conjoncturels, par des considé-
rations tactiques, par des problèmes propres à chacun qui
se posent à l'intérieur de chaque zone. Le développement de
la situation dans celles-ci ne peut que conduire à la rupture
de l'équilibre et au conflit ouvert et total.
La crise de l'économie occidentale, lorsqu'elle surviendra,
ne fera pas que pousser l'économie capitaliste vers les arme-
ments; elle s'accompagnera d'une immense crise sociale, aussi
bien aux Etats-Unis qu'en Europe. Le capitalisme ne pourra
dépasser cette crise que par l'installation de régimes fascistes
ou similaires, chargés à la fois de comprimer les contradic-
'tions de l'économie capitaliste et d'orienter définitivement
celle-ci vers la guerre. Mais cette installation ne se fera pas
« à froid » : des luttes ouvertes éclateront, dans lesquelles la
bureaucratie russe sera obligée d'intervenir soit directement,
soit par l'intermédiaire des partis staliniens. La généralisation
de ces conflits en une conflagration universelle sera alors une
affaire de mois, sinon de semaines.
On ne peut pas penser sérieusement que ce cours de la
situation pourrait être renversé par la révolution. Les rythmes
66
de maturation de cette révolution sont beaucoup plus lents
que ceux de la guerre. Ni l'étendue, toujours très limitée, de
l'expérience de la · bureaucratisation par l'avant-garde prolé-
tarienne, ni le processus encore embryonnaire de construc-
tion de véritables partis révolutionnaires du proletariat ne
permettent de supposer que les combats de classe, qui seront
infailliblement livrés pendant cette période, pourront mettre
en question à l'échelle internationale la domination capita-
liste et bureaucratique. En définitive, ce n'est qu'au cours de
la guerre elle-même que le prolétariat pourra faire l'expé-
rience définitive des régimes d'exploitation et se trouver en
possession des moyens lui permettant de concrétiser cette-
expérience par la révolution mondiale (47).
Mais pour la préparation de cette révolution, la significa-.
tion de la période actuelle est énormé. Déjà des luttes impor-
tantes, autonomes par rapport à la bureaucratie, éclatent :
à des degrés différents, la grève des cheminots de Berlin, la
grève des cheminots anglais, la grève Ford aux Etats-Unis
sont les signes d'une prise de conscience ferme quoique par-
tielle du rôle de la bureaucratie stalinienne, travailliste ou
« radicale ». Il ne peut y avoir de doute que ces luttes seront
suivies par d'autres, éventuellement plus amples et plus pro-
fondes.' Pendant ces luttes, une avant-garde consciente com-
mencera à se cristalliser, cependant que leur signification
générale sera même confusément perçue au sein de la classe
ouvrière. Une matière concrète pour la définition de la stra-
tégie et de la tactique face à la bureaucratie existera ainsi,
et le programme révolutionnaire pourra être élaboré et dif-
fusé par l'avant-garde organisée.
Ainsi, du point de vue du prolétariat, la période actuelle
se révèle comme ayant une signification profonde : c'est en
effet au cours de cette période que devra se construire la
direction révolutionnaire.
(47) Voir l'article La bruerre et notre Epoque, publié dans ce numéro..
Pierre CHAULIEU.
67
i
DOCUMENTS.
L'OUVRIER AMERICAIN
(Suite)
par Paul ROMANO
(traduit de l'américain)
CHAPITRE V
ORGANISATION DE LA DIRECTION ET ORGANISATION
DES OUVRIERS
La compagnie où je travaille est un trust industriel gigantesque
qui emploie des centaines de milliers d'ouvriers. Sous tous les
rapports les chaînes de montage de l'usine sont organisées pour
exploiter férocement l'ouvrier. La technique adoptée c'est la pro-
duction à grande vitesse. Du côté des ouvriers l'usine est sous
la juridiction du syndicat le plus avançé du pays : la U.A.W. (1).
La lutte de classe a triplé d'intensité et les ouvriers voient les
choses d'une nouvelle manière et s'expriment dars des nouveaux
termes.
L'organisation de la Direction.
Il y a une chose qui me parait tout d'abord claire : les réactions
de l'ouvrier dans la production sont d'une telle nature que la classe
dirigeante ne peut, dans le cadre actuel de la mise en cuvre des
moyens de production, prétendre maîtriser réellement ces réactions
ouvrières. La seule voie qui lui est ouverte c'est de détourner,
corrompre, briser, mater, devancer toute manifestation ayant pour
objet un bouleversement radical et suceptible de prendre forme
aux yeux des ouvriers et de s'imposer à eux comme solution.
C'est avec cette idée à l'esprit que je vais analyser la manière
dont ce programme est appliqué dans mon usine, décrire les moyens
(1) Syndicat de l'automobile.
68
auxquels on fait appel et montrer quelles sont les divisions sur
lesquelles on s'appuie.
1. LE SYSTEME DE LA PERIODE D'ESSAI.
La rebellion des ouvriers empruntę les formes les plus diverses:
Ce que les patrons essayent de contrecarrer c'est l'organisation
consciente de cette rebellion. C'est ainsi que la compagnie dans
laquelle je travaille exige de tout nouvel ouvrier une période
d'essai de six mois. Pour quelle raison exactement ? Il convient
tout d'abord de préciser que pour juger de la capacité et de la
valeur d'un ouvrier il suffirait d'un mois ou deux, ou même, le
plus souvent, de quelques semaines.
Pourquoi six mois alors ? Une telle période est la plus longue
dont j'ai jamais entendu dire qu'elle fut incluse dans un contrat
collectif signé par un syndicat. Habituellement l'usage est d'un
mois ou deux.
Durant ces six mois les ouvriers sont an enés à dévoiler la
manière dont ils envisagent les choses. S'ils sont catalogués comme
dangereux on s'en débarrasse.
Dans certains départements, la compagnie embauche et renvoie
massivement. La manoeuvre est ici la suivante : après avoir ren-
voyé, mettons 40 ouvriers, on en rappelera quelques-uns qui auront
été soigneusement sélectionnés. C'est ainsi que durant la période
d'essai la compagnie arrive à sélectionner les éléments les plus
sûrs. On procède d'abord à un licenciement massif pour éviter
d'être accusé d'avoir fait des discriminations, ensuite les individus
choisis sont rappelés individuellement et sans publicité. La compa-
gnie n'est pas tenue de garder ce personnel temporaire, étant donné
l'existence de la période d'essai de six mois.
2. LE SYSTEME DE LA DIFFUSION DE RUMEURS FANTAI.
SISTES.
on
La compagnie s'efforce d'entretenir chez les ouvriers un état
constant d'instabilité et d'incertitude en faisant circuler les bruits
les plus divers. Chaque fois que doit survenir une modification dans
le travail une douzaine de bruits contradictoires sont mis en cir.
culation dans les ateliers. On procède avec adresse. Les ouvriers
ne savent jamais ce qui les attend. Toud d'abord c'est la nouvelle :
va travailler sept jours par semaine, douze heures par jour.
Ensuite on apprend que l'on ne travaillera pas. le samedi, ou, au
contraire, que l'on travaillera le samedi. Il va y avoir, dit on, un
Jicenciement massif qui affectera tous les départements, etc...
Ces bruits sont mis en circulation par la compagnie elle-même
qui, finalement, frappe en décidant la semaine de 5 jours, 8 heures
par jour. C'est là l'idée générale qui préside à ce système. ' Les
conditions de travail ne cesent de fluctuer. En fin de compte les
ouvriers sont complètement dégoûtés et disent : « Au diable tout
cela, qu'ils fassent ce qu'ils veulent. » Lorsqu'ils sont en colère ils
disent aussi : « Qu'est-ce qu'ils ont bien pu inventer ce coupci ? »
3. LE BON PATRON,
PATRO
La compagnie essaye de faire croire aux ouvriers qu'elle est
pleine de sollicitude pour eux. Elle patronne toutes sortes de clubs.
69
Le club de 25 ans ou toute autre chose dans ce goût là,' le club
des joueurs de criquet, des clubs de tir ou de pêche à la ligne.
Elle donne dans le paternalisme et aime les cercles familiaux. Elle
cherche à embaucher plusieurs membres d'une même famille, Bref,
la compagnie s'efforce de reprendre à son compte la tendance à
s'organiser, que manifestent les ouvriers.
Très souvent la compagnie organisera délibérément des ventes:
de stocks pour les employés afin de développer l'idée qu'ils béné..
ficient des biens que possède l'entreprise. Il ne peut cependant
être question que cela constitue une compensation à ce qu'est la.
vie misérable des ouvriers dans la production.
Les ouvriers ne se laissent plus berner par ce genre de propa-
gande.
La compagnie patronne une compétition nationale entre tous ses
employés qui s'appelle « Pourquoi j'aime mon travail » (1). Les
ouvriers sont invités à écrire des lettres dans lesquelles ils expli..
quent pourquoi ils aiment leur emploi, et, plus spécialement, pour.
quoi iis aiment travailler pour cette compagnie. Plus de cent cin-
quante mille dollars sont dépensés pour lancer ce concours. Les
murs de l'usine sont couverts d'affiches en faisant la réclame. Pour
allécher les ouvriers on va jusqu'à exposer dans l'usine les prix qui
doivent récompenser les gagnants. Il y a des autos, des frigidaires,
des machines à laver, des cuisinières et d'autres prix de ce genre.
Jusqu'à ce jour 30 % des ouvriers de mon usine se sont inscrits
et dans l'ensemble du pays le nombre des inscriptions s'élève à
environ 100.000. Les ouvriers font des plaisanteries et se moquent
du concours. Leurs réflexions vont du « le plus grand menteur sera.
le gagnant » jusqu'au : «les gagnants sont déjà choisis ». D'autres
disent : < j'aime mon travail, parce qu'il faut que je nourisse ma
famille », « j'aime mon travail parce que j'ai envie de gagner une
Cadillac nouveau modèle », « j'aime mon travail parce que je n'ai
pas envie de le perdre ». Certains ouvriers qui sont bien en peine
de répondre demandent à leurs enfants de le faire pour eux. L'en.
fant d'un ouvrier répondit : « parce que tu m'achètes de beaux.
vêtements, papa ». Lorsqu'il demanda ensuite à sa femme ce qu'elle
en pensait, elle lui répondit : « Pourquoi ne te donnent-ils pas un
travail régulier ? » La compagnie fait pression sur les ouvriers
pour qu'ils participent au concours. Les contreinaîtres et les super-
intendants de l'usine sont passés partout pour essayer de forcer les
travailleurs à s'inscrire au concours. Un vieil ouvrier de la maison,
qui était venu au bureau à ce propos, remarqua que le patron avait.
fait mettre une croix devant son nom. Il devint furieux et une
controverse s'ensuivit. Il dit qu'il n'écrirait pas de lettre que s'il
le décidait lui-même. Jusqu'ici il avait décidé de ne pas écrire et
personne n'allait le forcer à le faire.
Le concours semble plutôt avoir poussé les ouvriers à réfléchir.
aux raisons pour lesquelles ils n'aiment pas leur travail. Nombreux
sont ceux qui participent au concours en dépit de la profonde aver-
sion que leur inspire leur travail. Ils sentent qu'il y a quand même
des choses que les ouvriers aiment dans le travail. La compagnie
accepte toutes les lettres, quëlque soit leur rédaction et se charge
(1) En fait : « My job contest.», littéralement « le concours de moo travail ».
C'est ce qu'ils appellent, abréviativement, le « M.J.C. ». Le gagnant est évidemment
celui dont la lettre est jugée «la meilleure » par la Direction
<
70
de leur traduction en langage correct. Ce qu'ils désirent surtout,
c'est que les lettres soient rédigées dans le langage des ouvriers et
ils soulignent ce point avec insistance.
4. LES HOMMES DE LA COMPAGNIE.
Un sentiment général d'insécurité prévaut en ce moment dans
l'usine. Il me semble clair que la compagnie met sur pied un dis-
positif d'attaque en prévision d'une prochaine vague de grèves ou
de troubles du travail. Elle se constitue à cet effet une masse de
maneuvre composée d'hommes à sa solde qui, si l'on veut, repré-
sentent une sorte d'aristocratie ouvrière. Ces ouvriers ont pour
habitude d'aller boire le coup avec les autres ouvriers ou de leur
rendre visite, avec pour objectif de gagner à la cause de la compar
gnie ceux avec qui ils se sont ainsi faits des relations personnelles.
a) il n'y a pas de jaunes nés, ils sont tous fabriqués.
Lorsque les patrons trouvent un ouvrier qu'ils veulent se gagner,
il est soumis à un certain genre de traitement. Rien n'est négligé
pour se le concilier. On est plein d'égards pour lui. Il arrivera sou-
vent que le contremaître se mette en quatre pour vous. Ces pro-
cédés soumettent certains ouvriers à une telle pression qu'il leur
faut une force morale extraordinaire pour y résister.
Depuis quelques mois que je suis dans cette usine j'ai été
contacté plus d'une douzaine de fois par plusieurs ouvriers qui
tentaient de me gagner à l'idéologie de la compagnie.
J'ai souvent discuté avec ces hommes qui sont à la solde de la
compagnie. Il est utile de pousser ces ouvriers à s'engager plus
loin qu'ils ne le désiraient, afin d'en tirer des informations instruc-
tives. Ce n'est qu'au moment où ils me considéraient comme un
élément dont on à rien à craindre, qu'ils se permettaient de me
faire des avances plus ouvertes. C'est ainsi que l'un d'eux me dit
un jour froidement à quel endroit les chefs vont boire, et m'invita
négligemment à venir les rejoindre à la taverne pour faire leur
connaissance devant un Verre ou deux.
D'autres ouvriers usent d'un système d'approche différent. Une
campagne souterraine de propagande en faveur de la constitution
d'un syndicat indépendant (1) est lancée par eux. L'objectif est
de chasser de l'usine le C.1.0. (2), de bouleverser tous les droits
acquis d'ancienneté et de donner la préférence aux hommes de
la compagnie. C'est ce que m'apprit un ouvrier sans faire de façons.
Je rapporte ses propres termes : « Suppose que la compagnie ait
un réseau de jaunes dans l'usine suffisamment puissant pour bri-
ser le syndicat, serais-tu alors disposé à te joindre à nous ? » Je
lui donnais la réponse qu'il méritait, à la suite de quoi, il considéra
plus prudent de ne plus aborder la question devant moi.
Un autre ouvrier de ce genre m'expliquait récemment en toute
franchise que je me cassais la tête contre un mur de pierre ».
Pourquoi donc est-ce que je ne me débrouillais pas ? Occupe-toi
de toi même. Un gars malin peut arriver à quelque chose s'il sait
s'occuper de soi-
même. » Il continua en me disant que le syndicat
(1). En. Ainérique comme en France, les syndicats patronaux sont appelés « indé-
pendants ».
(2) La grande centrale syndicale américaine, avec l'A.F.L.
ne valait rien, qu'il était composé de bureaucrates qui n'étaient
pas loin d'être des gangsters. Cet ouvrier est règleur dans l'atelier
et les autres ouvriers savent qu'il essayé de monter en grade.
Le jaune s'efforce de provoquer les réactions des autres ouvriers.
en leur tenant des propos hostiles à la compagnie de ce genre :
« cette sacrée compagnie esssaye de tirer le maximum de nous
etc....). "L'ouvrier imprévoyant ou qui n'est pas sur ses gardes se:
retrouve à la porte en moins de temps qu'il ne faut pour le dire.
Dans l'a dernière usine où je travaillais j'ai vu quinze ouvriers passer
à la caisse en quatre mois à cause d'un jaune que j'avais immé..
diatement repéré, grâce à mon expérience acquise dans plusieurs.
autres usines.
Un jour, dans le car, un ouvrier et moi, eûmes une conversation
avec un jaune. Après qu'il fût parti l'ouvrier me dit : « je n'y com-
prends rien, ce type ne parle jamais du syndicat et pourtant il tient
des propos hostiles à la compagnie ».
b) Le dilemne du jaune.
La situation économique intenable dont la classe ouvrière subit
la pression, pousse certains ouvriers au point où ils se transforment:
en traîtres à leur camarades et en indicateurs. De pius ces éléments
espèrent échapper à l'abrutissement et à la monotonie généralisés
du travail d'usine en montant en grade, grâce à leur activité au
service de la compagnie. En récompense de leurs services de nom.
breux jaunes deviennent contremaîtres, régleurs et parfois accè-
dent à des situations plus élevées encore. De toute manière il leur
est beaucoup plus facile de s'assurer des bénéfices supplémentaires
lors de la paye.
Une raison supplémentaire pour laquelle ces ouvriers se livrent.
à ce genre d'activité doit être trouvée dans le fait qu'ils considèrent
que le syndicat est incapable d'assurer la défense de leurs intérêts.
De plus le rôle joué par les bureaucrates syndicaux les remplit de
dégoût. Leur emportement contre ces charlatans leur sert partiel..
lement de justification morale.
Les ouvriers qui sont devenus des jaunes ont emprunté bien
des chemins pour en arriver là. La maison, la femme, les enfants
donnent la première impulsion. Au moins constituent-ils la première
raison consciente qu'ils se donnent à leur évolution. C'est leur
défense qui justifie à leurs yeux leur attitude, ce qu'ils expriment:
par des réflexions du type : « je n'ai rien à faire des affaires des
autres. Chacun pour soi. On ne peut compter sur les autres et
on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même ».
Certains de ces ouvriers deviennent rampants et serviles, et
perdent toute pudeur. D'autres sont des hommes décents qui sont
appréciés et qui s'exposent à une pression mentale terrible au fur
et à mesure que le gouffre entre les ouvriers et eux-mêmes s'élar-
git. En général, tout ouvrier qui se respecte, a un mépris et un
dégoût, confinant parfois à la haine à l'égard des jaunes.
Les ouvriers qui cherchent à se débrouiller sur le dos des autres,
les jaunes, se mouchardent les uns les autres pour se faire bien
voir. Ils s'accuseront réciproquement auprès des chefs d'être inef-
ficaces, etc...
Le jaune que l'on rencontre dans la production de nos jours
est plus adroit que ne l'étaient la plupart de ses prédécésseurs des
années passées, il est très difficile de le repérer tellement il est
72
"précautionneux. Il s'efforce de comprendre tous les préjugés arriè.
rés des ouvriers afin de pouvoir mieux s'en servir contre eux. J'ai
vu des jaunes aller s'indigner publiquement qu'il puisse exister
des ouvriers à la sol.de, de la compagnie.
En fin de compte ces jaunes sont pris comme les autres ouvriers
dans le tourbillon de la production capitaliste. C'est parce qu'il ne
leur apparaît aucun autre moyen de s'en évader qu'ils choisissent
la voie qui est la leur.
eux.
c) L'infiltration dans le syndicat,
Le réseau de jeunes de la compagnie et de l'usine s'étend
jusqu'au coeur même du syndicat. Bien souvent les agents de la
compagnie se serveni d'un militant syndical pour atteindre leur
objectif qui est la trahison des ouvriers pour le compte de leur
propre avancement.
Afin de créer un sentiment hostile à l'égard du syndicat, lis
jaunes s'infiltreront dans les postes syndicaux pour rahir ensuite
délibérément la confiance que les ouvriers avaient placée en
Cela a pour effet de monter les ouvriers contre le syndicat, pour
autant du moins qu'ils ignorent, qu'ils se trouvent en présence d'une
manæuvre délibérée,
Lors de la réunion syndicale nous avons été mis au courant
d'informations très intéressantes. Le secrétaire du syndicat nous
parla de la politique patronale telle qu'elle s'était révélée au cours
des réunions entre le syndicat et les patrons. La compagnie affirma-
't-il n'avait pas confiance dans l'efficacité de l'action des ouvriers.
qui refusent toujours d'entrer au syndicat. En fait leur plus grande
satisfaction est d'arracher au syndicat un militant conibattif et de
le récompenser en lui donnant un bon travail de supervision. C'est
à ce genre d'action que la compagnie pouvait faire confiance parce
qu'elle est efficace. Ce même secrétaire rapporta qu'à plusieurs
reprises la compagnie avait essayé de le contacter, sans se laisser
décourageſ, et qu'elle continuait maintenant encore ses tentatives.
Très souvent, la compagnie essayera de décourager un nouveau
membre du bureau syndical ou un délégué, en utilisant la tactique
qui consiste à l'ignorer ou à ne pas le reconnaître. C'était la tactique
habituellement adoptée dans les usines où j'avais précédemment
travaillé. Suivant l'usine et les capacités de l'ouvrier qu'elle vise
cette ligne de conduite est suivie par la direction aussi longtemps.
qu'il est nécéssaire.
Il est bien connu dans mon usine que les délégués et les anciens
responsables bénéficient d'un traitement spécial s'ils sont accom-
madants. De meilleurs emplois, plus d'argent, etc... || n'est pas
rare de voir dans une réunion syndicale un ouvrier de base deman-
der la parole et accuser de but en blanc divers responsables syn.
dicaux d'être vendus à la compagnie. Aussitôt cet ouvrier est
repéré par les jaunes comme étant un élément intéressant à contac-
ter. Récemment un ouvrier de base qui s'était ainsi manifesté s'est
vu transférer d'un travail non qualifié à un travail qualifié sur
machine, avec une augmentation de salaire à la clé.
Il est intéressant de remarquer que souvent les jaunes entre-
prennent une action concertée dans l'usine ayant pour objet de
gagner de l'influence dans le syndicat et de le contrôler. La raison
de cette attitude doit être cherchée dans le fait qu'ils ne font
73
jamais totalement confiance à la direction et qu'ils désirent pou-
voir se servir éventuellement du syndicat comme contrepoids, au
cas où la Compagnie essayerait de les rouler ou de les abandonner.
Evidemment, pour s'assurer une telle influence dans le syndicat, ils.
utilisent toutes sortes de combines bureaucratiques et maneuvrent.
pour y introduire leurs hommes,
Lors d'une récente réunion syndicale, le secrétaire local parla
de l'activité des jaunes et montra qu'ils s'attaquaient à la tâche de:
briser le syndicat. 11 dit que l'usine en était truffée et que la Compa.
gnie prenait l'offensive. Le syndicat, faisant état d'un vieux statut,
expulsera ou excluera tout homme qui se révèlera être un homme
à la solde de la Compagnie. Une telle mesure vient d'être appli..
quée, nous apprend-on, à l'encontre d'un jaune repéré dans l'un des
départements. Le secrétaire du syndicat prévient toujours les
ouvriers qu'ils doivent s'aitendre à ce que, un quart d'heure après
que la réunion est terminée, la Compagnie soit très exactement au
courant de tout ce qui s'y est dit.
Les hommes à la solde de la Compagnie ne forment qu'une:
minorité des ouvriers de l'usine, mais, durant les périodes calmes,
ils arrivent à créer l'impression que la Compagnie est forte et qu'elle
a des yeux et des oreilles partout. Tout ouvrier qui a travaillé en
usine pendant plusieurs années sait fort bien qu'il y a des hommes:
qui sont à la solde de la Compagnie. Il a appris par expérience que,
lorsqu'il arrive dans une nouvelle usine, la prudence lui impose de
garder bouche cousue durant toute une période. De nombreux mois:
s'écoulent avant que le fossé ne se comble entre le nouveau venu
et ses camarades de travail, il ne prend pas de risques. En réponse:
à des questions embarrassantes qui risquent de le compromettre, il
se contentera de faire un signe de tête ou un clin d'oeil. Rien de ce
qui se passe autour de lui ne lui échappe, bien qu'il ait toutes les
apparences de l'indifférence complète. Il ne faut jamais se fier aux
premières impressions. Ce n'est qu'à des ouvriers avec lesquels il
aura fait plus intimement connaissance, au cours de contacts pris
hors de l'usine et de son atmosphère de tension, qu'il pourra se:
confier.
Ce tableau change du tout au tout en période d'agitation, lorsque
les ouvriers passent à l'action. Alors une nouvelle cohésion s'insa
taure entre les ouvriers et ce sont les hommes à la solde de la
Compagnie qui donnent 18. spectacle de gens qui surveillent leurs:
propos; alors que les ouvriers disent librement tout ce qu'ils ont.
sur le cour.
L'organisation des ouvriers,
Je suis arrivé à l'usine deux semaines après la fin de la « Grande:
Grève, » L'atmosphère demeura tendue durant plusieurs semaines.
Les nouveaux venus, arrivés juste après la grève, étaient considérés:
avec suspicion aussi bien par les ouvriers que par la Compagnie.
Le jour de mon arrivée, alors que j'attendais dans le département la
venue du contremaître, j'aperçus un ouvrier qui, sans
en avoir
l'air, tournait autour de moi, Il m'aborda et essaya de me poser
quelques questions pour voir quelle était mon attitude vis-à-vis du
syndicat. Je me débarrassais du questionneur, qui s'en alla comme:
74
il était venu. Ses propos dénotaient clairement qu'il était hostile
au syndicat. Les sy'ndicalistes sont habituellement prudents et évi.
tent les nouveaux venus.
1. L'OUVRIER SYNDIQUE DE BASE.
Dans mon usine, te syndicaliste moyen parle rarement du syn.
dicat, sauf pour plaindre de ce qu'il ne se préoccupe pas suffi-
samment des intérêts des ouvriers. Néanmoins, il est convaincu que
le syndicat est nécessaire. Les ouvriers seraient à la merci de la
Compagnie s'il n'y avait pas de syndicat. C'est là un point sur
lequel il est inébranlable, quelle que soit son opposition à la
manière dont le syndicat est dirigé. Il attribue à divers facteurs
le très petit pourcentage de participation des ouvriers aux réunions
syndicales. Tout d'abord, la salle dans laquelle on se réunit est
trop éloignée pour la plupart des ouvriers qui sont dispersés un peu.
partout dans la ville. Il dit aussi : « Pourquoi se réunissent-ils tou-
jours le dimanche ? Un homme aime allef se promener ou pique-
quer en famille ce jour-là. Un gars qui travaille toute la semaine *
devrait pouvoir passer son dimanche en famille de temps en temps ».
Cependant, même lorsque les réunions se tiennent après le travail,
la participation reste faible. Ce n'est qu'avec beaucoup de réti.
scence que les ouvriers se décident à faire une apparition aux réu-
nions. La plupart des ouvriers en conviennent, mais remarquent aus-
sitôt : « Regarde donc comme tout le monde vient s'il s'agit de
voter pour savoir si l'on doit faire grève, ou lorsqu'on négocie un
contrat collectif ou qu'on procède à une élection. » N'ayant pas con-
fiance dans leur Direction, ils ne la laissent pas décider à elle seule
des questions cruciales. Le reste du temps, la base s'asbtient presque
complètement de toute activité syndicale et critique amèrement la
manière dont les dirigeants se conduisent. lls estiment que leurs
intérêts pourraient être mieux défendus.
En dépit de tout cela, les, ouvriers suivent avec soin tout ce qui
concerne les syndicats dans l'ensemble du pays. Lorsqu'à Pittsburg
un secrétaire fut, mis en prison par ordre des autorités gouverne
mentales, la base fut d'avis de faire une grève générale dans la ville
pour obtenir sa libération.
Lorsque des réunions d'usines se tiennent aux vestiaires, les
ouvriers de base finiront par venir. Ils arriveront les uns après les
autres, en traînant un peu, mais ils viendront quand même. Quel-
ques-uns seulement prendront la parole. Les autres enregistrent avec
soin tout ce qui se dit, ou se fait. Lorsque des critiques sont faites
à un dirigeant responsable, ils le laissent se justifier comme il peut
et guettent son embarras. Lorsqu'un ouvrier de base prend la parole,
il exprime généralement l'opinion de tous. La quasi-totalité des
ouvriers semble indifférente, mais ils ne le sont pas. Rien ne leur
échappe. Parfois, its secouent la tête en signe d'assentiment ou de
désapprobation à ce qui se dit et ils partent toujours avec leur
opinion faite, mais ils la gardent pour eux.
La plupart des ouvriers pensent que le syndicaliste militant a
de bonnes raisons pour faire ce qu'il fait, Le militantisme syndical
est hors de la sphère de préoccupation de l'ouvrier moyen, Au86i
croit-il que quiconque s'y consacré doit avoir pour cela de bonnes
raisons. Cela le rend méfiant et il voudrait bien savoir quelles sont
ces raisons.
75
La base estime que des élections renouvelées font du bien au
syndicat et maintiennent les responsables en haleine.
Dernièrement, on procéda à l'élection de délégués qui devaient
être envoyés à un congrès syndical. Différents programmes furent
mis en avant. Un des élus avait mis dans son programme le mot
d'ordre : « Pour la constitution d'un Parti Ouvrier » (1). Le bureau
syndical fit distribuer à la porte de l'usine des tracts faisant savoir
que le syndicat de l'entreprise avait voté contre le principe di parti
ouvrier. S'il était ainsi nécessaire de faire savoir à la base que
l'assemblée, syndicale de l'usine avait émis un tel vote, cela prou-
vait clairement que seule une poignée d'ouvriers étaient présents.
lorsque cette résolution avait été passée. Et c'est bien ainsi que cela
se passe la plupart du temps : vingt ou trente syndiqués prennent
des décisions sur des questions qui engagent l'ensemble des coti.
sants dont le nombre s'élève, à 800.
Lors de la première réunion syndicale à laquelle j'ai assisté.
dans cette usine, de nombreux problèmes furent soulevés. Il y avait
une motion qui condamnait le système juridique des Cours Martiales
à l'Armée. On parla aussi de la manière dont était organisée l'éco-
nomie du pays et des événements courants, et les patrons passèrent
un mauvais quart d'heure.
2. LES DIRIGEANTS SYNDICAUX.
De nombreux responsables syndicaux sont sincères : ils veulent
diriger les ouvriers dans leur lutte au mieux de leurs intérêts.
Cependant, la plupart des dirigeants syndicaux que j'ai connus réa.
gissaient la plupart du temps d'une manière différente des ouvriers,
et ceci bien qu'ils fussent avec eux à la machine ou à l'établi. 11
n'est pas rare de voir un homme des comités responsables essayer
de persuader un ouvrier de ne pas poser une revendication.
La base n'hésite pas à exiger la tenue de réunions de départe-
ment lorsque se posent des problèmes qui touchent directement à
leur travail. Ils ne font pas confiance pour ces questions aux diri-
geants syndicaux. Ils veulent être là et décider eux-mêmes des
actions à entreprendre. Les ouvriers circulent alors dans les tra-
vées en disant : « Il faut convoquer une réunion du département.
Si le responsable ne la convoque pas, eh bien ! nous en tiendrons
une nous-mêmes ».
La loi Taft-Hartley resta suspendue sur le pays comme une
menace pendant plusieurs mois avant d'être votée (2). Un jour, le
Congrès l'adopta. Le lendemain, j'écoutais avec soin tous les com-
mentaires' que pouvaient faire les ouvriers. !In gars disait : « Ces
types-là sont vraiment décidés à nous mettre des chaînes ». Un
autre proposait : . « Dans tout le pays, les organisations ouvrières
devraient décider la grève ». Un troisième déclarait : « Tous ces
dirigeants syndicaux vont pouvoir montrer ce qu'ils valent, main-
tenant ».
Je vais voir un responsable du syndicat, membre du bureau, et
je lui demande officiellement, en tant que membre de la base,
(1) Il n'existe pas, aux Etats-Unis, de grands partis se réclamant de la
classe ouvrière, mais seulement deux partis bourgeois qui se valent : le
« Démocrate » contre le « Républicain ».
(2) Type même de la loi scélérate antiouyrière. La réaction de Truman
n'est pas étrangère au fait qu'il promettait de l'abroger. Evidemment, ses
promesses ne sont que du vent.
76
qu'une réunion exceptionnelle d'urgence de toute l'usine se tienne,
étant donné la situation. Il refuse ma proposition de but en blanc et:
me dit : « La réunion habituelle se tiendra dans deux semaines ».
Je parle ensuite à plusieurs ouvriers. Ils disent qu'ils ont entendu
circuler des bruits suivant lesquels l'usine va débrayer à midi. Le
secrétaire du syndicat de l'usine vient alors me voir. Je réclame
une réunion exceptionnelle dans laquelle les ouvriers de base:
puissent exprimer leur opinion. Il me dit : « Tu es devenu à moitié:
timbré. La semaine prochain, le C.1.0. tient une assemblée natio-
nale pour traiter de la question et il faut attendre ».
Plusieurs semaines plus tard, après que l'effervescence du début.
est tombée, les dirigeants syndicaux convoquent finalement une réu
nion après le travail pour discuter de la législation antiouvrière. Ne
sont présents qu'une poignée d'ouvriers, et les dirigeants en sont
furieux ; « En présence d'attaques aussi graves lancées contre la
classe ouvrière, la base ne se montre pas alors que nous convo
quons une réunion pour en discuter ».
Les dirigeants syndicaux tournent la base en ridicule, ils ne
perdent pas une occasion de se moquer des ouvriers, sous prétexte
qu'ils s'en foutent et n'assistent pas aux réunions. Ils prennent l'atti.
tude du genre : « Alors que nous, on essaye de faire tout ce qu'on
peut, eux ils s'en fichent ».
Les dirigeants syndicaux craignent énormément les actions de la :
base. Récemment, un grave sujet de mécontentement mit l'usine en
émoi. Il apparut clairement que, pour faire reculer la Compagnie, il
était indispensable que les ouvriers engagent une action déterminée.
La bureaucratie syndicale envisageait avec appréhension le simple
dépôt d'une revendication. Elle donnait le conseil suivant : « Pas-
d'action inconsidérée », « Conserver son sang-froid et réfléchir à la
question », etc... Face à la base, les dirigeants sont constamment.
sur la défensive.
Il arrivera très souvent que la Direction syndicale tombe d'ać.
cord avec certaines propositions de la Compagnie concernant des :
modifications dans les conditions de travail qui affectent directe:
ment les ouvriers de base. Les dirigeants n'informent pas la base de
l'accord auquel ils sont arrivés parce qu'ils craignent de s'attirer-
des ennuis. C'est ce qui est arrivé récemment. Il est également
visible que certains dirigeants syndicaux se laissent impressionner
par les « clauses de sécurités » de la Compagnie. Pour renverser
une telle tendance, il ne faudrait rien moins qu'une action décisive
de la base. Lors d'une récente réunion, un ouvrier se leva et.
demanda pourquoi les ouvriers n'étaient jamais consultés par la Com-
pagnie lorsqu'elle décidait d'un changement qui les touchait direc-
tement.
Un jour, quelques ouvriers étaient en train de discuter à propos
du contrat collectif avec un responsable syndical. Ils parlaient de:
l'accélération des normes de travail. Le responsable syndical soute.
nait que les ouvriers devaient respecter les termes du contrat. 11
expliquait : « Tout changement dans l'équipement que la Compagnie
revendique comme découlant d'un changement dans les méthodes
de production lui donne le droit d'élever le nombre de pièces exigées.
à l'heure ». Quelque temps après, il répète que le contrat collectif
engage les ouvriers. A quoi un ouvrier de base lui répondit : « Cela
nous engage aussi longtemps que l'on veut bien se laisser engager ».-
77
Se
Le secrétaire syndical se promène dans l'usine avec un air pres-
qu'aussi distant que celui du superintendant de l'usine.
Même lorsqu'il s'agit d'un bal organisé par le syndicat, on observe
l'existence d'un tel fossé. Les dirigeants syndicaux occupent une
table centrale à laquelle ils sont assis avec leurs amis. Ils ont
devant eux des bouteilles pleines d'alcool et d'autres boissons. Ils
payent une petite bringue privée. Certains portent des smokings
et la plupart ont des fleurs blanches à la boutonnière. Ils font par-
fois un peu de tapage. L'atmosphère qui prévaut n'est nullement
celle de la camaraderie prolétarienne. On peut remarquer que le
bal, dans son ensemble, est guindé et qu'il y règne un très grand
formalisme. Les ouvriers se sentent beaucoup plus à l'aise à l'usine
que dans de tels bals.
Le spectacle le plus répugnant qu'il est donné de voir, c'est
celui du superintendant de la Compagnie assis à la table des diri
geants syndicaux. Leurs rapports réciproques sont extrêmement
amicaux. Il semble même qu'ils sont beaucoup plus amicaux que ne
peuvent l'être les rapports entre la base et les dirigeants syndicaux
On se demandera peut-être ce que pêut bien faire un superinten.
dant de la Compagnie à un bal ouvrier. Il se promène au milieu de
tout le monde, se montre très aimable et essaye de se faire quel
ques relations parmi les ouvriers de base. Ceux d'entre eux qui
désirent repousser ses avances le lui font sentir clairement.
Il y a quelques 800 ouvriers inscrits au syndicat, mais il n'y en
a que 150 environ qui assistent au bal.'
23. LES ELECTIONS SYNDICALES.
Des élections vont incessamment avoir lieu. Depuis huit mois
que je suis dans l'usine, c'est la première fois que cela commence
à bouger dans le syndicat. Il se noue partout des fractions et des
regroupements. Suspicion, défiance, complicité, marchandages, sont
la règle. Chaque groupe essaye d'entraîner derrière lui tous les
ouvriers de base sur lesquels il peut mettre la main, de ci de là. Des
cliques sont continuellement à l'ouvrage et se préparent fiévreuse-
ment aux élections. Sur les 800 syndiqués, tout juste une centaine
font acte de présence au moment du vote. Alors que les groupes ou
les individuels rivalisent pour décrocher des places, tout sembie
inconsistant, La voix de la base fait visiblement défaut. 11 est évi-
dent que tout ce qui se passe est le fait d'une poignée de manoeu-
Vriers. Au cours de la réunion, on éprouve le besoin de faire remar.
quer que certains contremaîtres de la Compagnie furent autrefois
au nombre des meilleurs militants syndicaux, Je n'ai jamais vu une
élection syndicale se dérouler dans une telle confusion. Aucun pro-
gramme n'est exposé devant la base. Rien de tout cela n'est sérieux,
Pendant les élections elles-mêmes, on se rend compte clairement
que des alliances continuent de se nouer jusqu'au dernier moment.
Un ouvrier me dit qu'à son avis tout fonctionnaire syndical au
niveau international (1). devrait être élu par un vote direct de la
base.
Partout, on tombe sur des hommes de la Compagnie. Ils se
(1) Ce qui correspond en fait au niveau national en Europe. Les syn-
dicats américains sont en principe internationaux et s'appellent ainsi. Prati-
quement, c'est au Canada que l'on trouve le plus grand nombre d'ouvriers
regroupés dans les mêmes syndicats (C.I.O., A.F.O.S.L.), que les ouvrier's
américains.
4
78
mētent à tous les groupes. Un certain nombre de jaunes au service:
de la Compagnie ont déjà été élus à des postes responsables.
A moins qu'il ne soit attentif et prudent, l'ouvrier moyen ne peut.
qu'être submergé par ce flot de manigances.
Des bulletins de vote imprimés font leur apparition dans l'usine.
Chaque candidat se réclame d'une plus grande expérience que celle
de son adversaire. Beaucoup d'efforts et de discours sont dépensés:
par ceux qui briguent une place.
Le vote des noirs joua un rôle tout à fait décisif dans les élec-
tions. Il fut mené deux campagnes séparées : l'une auprès des noirs,
l'autre auprès des blancs.
Les élections ranimèrent bien des préjugés et beaucoup de vieux
conftits. La question noire fut exploitée de la manière la plus réac.
tionnaire. Pour autant que prévalent à l'usine sur cette question
des sentiments, antinoirs et cette tendance existe les divers
groupes se reprochèrent mutuellement de s'être alliés étroitement
avec tes noirs et firent de cette accusation un tremplin de propa.
gande. Des bruits et des calomnies de toutes sortes circulèrent dans
l'usine à ce propos.
Le dimanche qui précéda les élections, j'eus l'occasion d'assister
à une discussion privée entre les dirigeants syndicaux. Ils discu-.
taient pour savoir quelles pouvaient bien être les raisons qui les
incitaient à poser leur candidature, Une grande confusion semblait
régner sur la réponse à donner à cette question. L'un d'eux s'exprima.
ainsi : « Nous nous asseyons autour d'une table et préparons les
élections. Nous faisons un tas de plans et nous intriguons pour nous
assurer la victoire. Et puis, lorsque nous tenons cette victoire entre
les mains, nous nous demandons pourquoi donc nous nous sommes
une fois de plus mis tout ce boulot sur le dos ».
4. L'HOSTILITE DE LA BASE.
L'impossibilité qui existe pour la base d'exercer un contrôle per..
manent sur le syndicat ouvre la voie à la bureaucratie et au factio- .
nalisme sans principe, qui tous deux sapent les assises du syndicat.
La partie des ouvriers qui assistent régulièrement aux réunions ne
forme pas un tout homogène : sa composition est très mélangée. On
compte parmi eux des militants, des extrémistes professionnels, des
bureaucrates, des fonctionnaires de l'appareil syndical, des carrié.
ristes, des jaunes à la solde de la Compagnie et un certain nombre
de représentants de la base .sans aucune affiliation. Lorsqu'il arrive -
à un groupe de proposer une motion lors d'une réunion, il est la
plupart du temps visible que ce dépôt avait été soigneusement pré-
paré à l'avance. Les supporters de cette motion auront été straté.
giquement disséminés dans l'assemblée, prêts à intervenir à tout :
moment dans un sens qui lui soit favorable.
L'ouvrier américain est maintenant conscient de l'existence de
la bureaucratie, aussi bien dans le syndicat que dans le gouverne-
ment, et il est profondément dégoûté de cette découverte. La vie
civile lui donne d'ailleurs déjà l'avant-goût de ce qu'elle représente
avant même d'entrer en usine. Le fait de découvrir la bureaucratie
dans son expérience quotidienne du syndicat, c'est-à-dire dans un
domaine qui le touche directement, provoque chez l'ouvrier une
a version positive. Le genre de vie américaine l'a déjà familiarisé
avec les pratiques de la trahison et du double jeu. Il n'a confiance
79
dans aucun dirigeant. C'est la raison pour laquelle un responsable
syndical honnête et sincère est condamné à avoir, tôt ou tard, des
ennuis avec la base. Il est de notoriété publique dans le syndicat
que la première faute ou le premier échec d'un responsable syndical
provoque immédiatement une violente réaction de la base contre
"lui. C'est pour ainsi dire automatiquement que la base est poussée
à voir partout des exemples de trahison.
Durant la semaine du 4 juillet, l'usine fut fermée (1). C'était
vacances payées pour les ouvriers. Théoriquement, personne n'était
supposé travailler ce jour-là. Quelques semaines plus tard, un
compte rendu de la réunion du bureau syndical avec la Direction
était distribué à la porte de l'usine. Une des revendications dont
il est fait état révéla qu'un des membres de notre bureau syndical
iavait travaillé ce jour-là. En effet, il protestait parce que son salaire
supplémentaire de ce jour-là ne lui avait pas été réglé au tarif de
professionnel, mais au tarif de manoeuvre. Cela fut une surprise
pour les hommes d'apprendre qu'il avait travaillé, et cela les
dégoûta de voir qu'il avait travaillé alors que les autres ouvrier's
ne l'avaient pas fait. Ils trouvent que c'est passablement idiot de sa
part d'avoir pris la peine de déposer une réclamation et d'avoir ainsi
attiré l'attention des hommes sur son attitude. L'ouvrier Z... me dit
sarcastiquement : «Tu le vois, ton fameux syndicat que tu t'égo-
silles à vanter ! ».
L'ouvrier guette la moindre gaffe de la Direction syndicale. Il
saute ensuite sur l'erreur qu'il a pu épingler et la brandit comme
une justification de son aversion de la notion même de dirigeant.
De nombreux militants honnêtes ont perdu confiance dans le syn-
dicat à cause de la situation difficile qui est la leur. Ceux pour les-
quels ils luttent journellement se retournent contre eux au moindre
signe de défaillance.
Dans le Manuel du Syndicat de l'Automobile, intitulé « Comment
vaincre pour le syndicat », les délégués, responsables, etc..., sont
avertis de ce à quoi ils doivent, s'attendre à cet égard.
Il esi intéressant de remarquer que de nombreux ouvriers per-
dent chaque semaine de l'argent à des loteries, cagnotes, ou sur des
chevaux. Ce qui n'empêche que lorsqu'une augmentation des
cotisations syndicales est mise avant, cela provoque aussi.
tôt une protestation véhémente. C'est un flot de reproches fait
au syndicat qui est taxé de bureaucratisme. Certains ouvriers de
base estiment qu'on ne sait trop où va cet argent. Malgré tout, les
cotisations sont honorées.
En dépit de leur hostilité envers la bureaucratie, les ouvriers sont
prêts à défendre activement leur syndicat contre toute tentative de
le briser. Ainsi que le fait remarquer un ou yrier, « mieux vaut un
syndicat quel qu'il soit que pas de syndicat du tout ».
Sur la question de la constitution d'un Parti Ouvrier, les réactions
de l'ouvrier sont apparemment des plus contradictoires. Il prendra
comme exemple ce qui se passe en Grande-Bretagne et dira : « Cela
ne donne rien de bon là-bas. Comment cela pourrait-il nous servir
d'en avoir un ici ? » Un ouvrier dira : « C'est du communisme ».
Un autre affirmera : « Il y aura toujours des groupes, des cliques
ou des bureaucrates pour mettre la main dessus et s'en servir pour
leurs propres intérêts ». Les ouvriers craignent qu'un Parti Ouvrier
en
(1) Fête nationale de l'Independance; correspond au 14 juillet en France.
:80
soit dirigé de la même manière que l'est aujourd'hui le syndicat.
Un ouvrier trouvait qu'un Parti Ouvrier était une bonne idée,
mais il n'arrivait pas à comprendre pourquoi les dirigeants ouvriers
n'en construisaient pas un sur-le-champ. Il affirmait que les ouvriers
devraient avoir un contrôle plus direct sur la direction d'un tel
parti et tombait d'accord pour penser que si la représếntation éma-
nait directement des usines et que si le droit de révocation de la
'base était acceptée comme le principe numéro un de ce parti, Ics
dirigeants seraient alors forcés de ne pas s'écarter de la ligne com-
mune d'un seul pas. Il remarqua : « Dans ces conditions, il n'y
aurait pas de raison pour que n'imports lequel d'entre nous ne soit
délégué pour représenter les cuvriers ». Un autre ouvrier me dit :
« Les capitalistes ne permettront jamais la constitution d'un Parti
Ouvrier, Alors, qu'est-ce que tu veux, la révolution ? ».
Un jour que je parlais d'une manière abstraite à un ouvrier de
la nécessité d'un Parti Ourier, il réagit en disant : « A quoi cela
servirait-il ? Quelqu'un glisserait dans la poche des dirigeants cent
mille dollars et les ouvriers resteraient dans la mélasse ».
(A suivre.)
81
STAKHANOVISME ET MOUCHARDAGE
DANS LES USINES TCHECOSLOVAQUES
« Le
Nous donnons ici quelques extraits de deux articles dư
« Rude Pravo », journal communiste tchèque, intitulés :
vrai sens des équipes de choc », et « Le rôle de l'agitation dans,
les « usines », en ajoutant le minimum de commentaires indis-
pensables.
I. Le vrai sens des équipes de choc en Russie.
Ce que l'on appelé le « stakhanovisme », généralisé à tous:
les secteurs de la production et élevé au rang de théorie de
la « construction de la société socialiste » a été également
adopté en Tchécoslovaquie, après la session de novembre der-
nier du Comité central du P.Č. tchécoslovaque.
De quoi s'agit-il exactement ? Le plus simple est de citer un
exemple frappant tiré du second article :
« Il faut citer ici en exemple la camarade Mme Rau-
chova, de Velveta 107, à Varnsdorf, qui a réussit graduel-
lement à s'occuper de huit machines au lieu de deux et
qui a été élue déléguée au 1X®. Congrès du Parti. Elle a
entraîné tout son atelier à s'occuper d'un plus grand nom-
bre de machines. Elle travaille dans une équipe de choc
composée en majorité de travailleuses qui ne sont pas
membres du Parti, mais elle a réussi à les convaincre. »
Cette « réussite graduelle » vraiment miraculeuse n'est pour-
tant pas le fruit du hasard. Ce qu'il ne faut jamais oublier lors-
que l'on parle de stakhanovisme, et ce que tous ses admirateurs
omettent soigneusement de signaler, c'est que l'ouvrier ou l'ou-
vrière chef de file qui réussit des performances aussi extraordi-
naires ne le fait pas dans les conditions de travail normales. Il
est habituellement aidé, appuyé par plusieurs autres ouvriers
qui lui préparent le travail et qui le mettent dans de véritables
conditions artificielles de compétition. Le stakhanovisme, pas
plus que le taylorisme n'est un mouvement spontané des ouvriers
dans le procés de production. Son objectif est cependant sensi-
82
blement différent. Alors que le faylorisme tend à pousser à son
extrême limite la division du travail et la division « scienti-
fique » des gestes dans le travail pour arriver à un meilleur
rendement, le stakhanovisme n'a d'autre objectif que de créer
des normes artificielles de travail et d'obliger ainsi les autres
ouvriers à se tuer pour ne pas se laisser par trop distancer par
les chefs de file qui donnent le ton, et sur lesquels est hiérar-
chisée l'échelle des salaires. En fait, jamais les ouvriers des
équipes de chocs n'arrivent à égaler les normes accomplies par
les phénomènes qui sont offerts en exemple. Il est à remarquer
que dans la citation que nous venons de donner le seul résultat
auquel on est parvenu, c'est « d'entraîner l'atelier à s'occuper
d'un plus grand nombre de machines ». Il n'est pas question que
toutes les ouvrières arrivent à desservir huit machines au lieu
de deux, et pour cause, étant donné que c'est impossible dans
des conditions normales de travail. Normales, c'est-à-dire inhu-
maines peut-être, mais sans préparation spéciale purement arti-
ficielle.
Pratiquement, cela consiste à revenir à l'aurore du mouve-
ment ouvrier, tel par exemple qu'il est décrit par Engels dans
l'Angleterre du xixe siècle : le travail de deux ou de trois, ou
même, de quatre ouvriers est fait par un seul, moyennant quel-
ques modifications matérielles ou dans l'organisation.
Pourtant, ces ouvriers des équipes de chocs constituent une
sorte de couche privilégiée, si ce n'est évidemment par rapport
au rythme et à l'intensité du travail, au moins par rapport au
salaire. Nous allons le voir à travers les citations du premier
article.
Tout d'abord pour ce qui est de la « spontanéité » du mou-
vement :
« ... Le mouvement avait commencé à Lipa et s'était
étendu sous la direction du Parti, de manière à pouvoir
remplir les deux conditions essentielles de notre écono-
mie : augmentation de la productivité du travail et réduc-
tion des frais de revient... Dans de nombreuses usines, les
équipes de choc ont reçu l'appui des dirigeants indus-
triels, des groupements du Parti, des Comités d'entre-
prises, et leur orientation a été correcte.
Cependant, certaines usines n'ont pas encore bien
compris le véritable sens des équipes de choc..., elles y
sont devenues un service d'urgence pour boucher les trous.
Ainsi, il est arrivé aux jeunes équipiers (de la
Société de Produits Chimiques de la Région de Usti) de
décharger des wagons de pierre à chaux, au lieu de pour-
suivre leur travail aux machines, autrement dit à faire
un travail de manoeuvre au lieu de leur travail d'ouvriers
qualifiés. Dans ce cas, s'est évidemment posé le problème
du salaire, les équipiers réclamant à juste titre un salaire
moyen d'ouvrier qualifié et ne voulant pas se contenter
de celui d'un manoeuvre dont ils avaient été contraints
de faire temporairement le travail. Alors, de deur choses
l'une : ou bien l'usine paie la différence et subit une perte
ou elle refuse de le faire et crée du mécontentement parmi
les équipiers. Il ne faut pas confondre la tâche des équi-
piers avec celle des brigades de dépannage...
« ... Prenons un autre cas : celui des menuisiers de la
<
83
même entreprise, qui se sont engagés à décharger après
leur travail, des wagons de charbon et de pierres. Il con-
vient de récompenser leur effort, à condition que l'entre-
prise manque vraiment de main-d'ouvre non qualifiée.
« ... Il ne saurait être question dans ce cas d'équipe
de choc. Ces ouvriers pourront le devenir le jour où ils
auront augmenté la productivité dans leur secteur et qu'ils
l'auront maintenue :ou alors qu'ils effectueront leur tra-
vail sans déchet ou qu'ils auront trouvé une méthode de
réduction des frais de production. Pour l'instant, ils cons-
tituent une brigade bien distincte d'une équipe de choc. »
Au sein de l'usine Jan Sverma à Prague-Jinonice,
l'organisation communiste s'est fixé comme tâche princi-
pale d'aider les équipes de choc. Il était temps... d'après
leur compte rendus (les ouvriers) avaient décidé å de
rares exceptions près qui, elles cherchaient à augmenter
la productivité, de déblayer le vieux matériel et de trier
celui qui était dans les entrepôts, ceci après leur travail.
Sans doute, cette activité a profité à l'entreprise mais il
s'agit là tout simplement d'un travail de brigades.
A la gare des entreprises Skoda, de Pilsen, ce sont
les employés de Skoda eux-mêmes qui effectueront le char-
gement et le déchargement des marchandises. Quelques-uns
d'entre eux ont créé une équipe de choc. Qu'est-ce qui est
arrivé ? « Vous êtes l'équipe de choc, bossez » ont déclaré
les autres; et c'est l'équipe de choc qui tous les dimanches
a dû effectuer le transfert des marchandises. Au bout de
très peu de temps évidemment l'équipe de choc a été dis-
soute. »
« Erreurs à éviter : tous ces exemples prouvent à quel
point le sens véritable des équipes de choc a échappé à
la plupart des gens. Il faut bien se rendre compte que le
titre flatteur (1) d'équipes de choc ne peut être décerné
qu'au travailleur qui augmente systématiquement son ren-
dement, qui abaisse volontairement l'ancien temps de
production et qui soumet des projets d'amélioration (1).
Mais en premier lieu, c'est aux dirigeants et aux fonc-
tionnaires du Parti et des Syndicats d'en prendre cons-
cience. Ils doivent empêcher que les travailleurs enthou- :
siastes soient mal employés.
Qu'est-ce que cela signifie ? Tout simplement que les pau-
vres types qui travaillent en dehors des heures normales, parce
qu'ils ne peuvent simplement vivre avec leur maigre paye, ne
font pas partie des privilégiés des équipes de choc, et qu'ils
ne peuvent recevoir un salaire analogue. Le travail de brigade
c'est tout simplement la journée de huit heures devenue journée
de dix ou douze heures.
Par contre, si par hasard, et contrairement au règlement
pour · ainsi dire (si l'entreprise manque vraiment de main-
d'ouvre non qualifiée) les ouvriers d«élite » sont employés à
des travaux analogues à ceux des brigades, il est de première
importance qu'ils conservent leur salaire de privilégiés.
Cela veut dire aussi que ce qu'on appelle « l'augmentation
de la productivité du travail et la réduction des frais de
revient », c'est essentiellement la baisse systématique des temps.
(1) Souligné par nous.
84
une
Les équipiers de choc ne sont pas tant payés à la mesure de
leurs efforts, que récompensés parce qu'ils jouent le rôle de
véritables jaunes en « abaissant volontairement l'ancien temps
de production et en soumettant des projets d'amélioration ». Et
c'est justement parce qu'ils jouent ce rôle de jaunes que leurs
privilèges doivent être intangibles.
Lorsque dans les pays capitalistes occidentaux, dont les
méthodes d'exploitation se rattachent toutes plus ou moins au
principe du système taylor, les chronos passent dans l'atelier
pour mesurer les temps de production, la résistance des ou-
vriers à accélérer le rythme du travail a toujours été une sorte
de réaction solidaire de la part de tous. De plus, cette opération
ne se répète pas fréquemment. Mais à présent, chaque jour et
à toutes les occasions, les équipes de choc sont devenues le
meilleur chronomètre de la direction et les autres ouvriers sont
désormais livrés par une équipe de camarades, au contrôle le
plus sévère qu'ils aient connus. Ils rencontrent de plus grandes
difficultés pour lutter contre les exigences abusives concernant
le rendement du travail. Ils sont chaque jour à la merci d'une
accusation de « sabotage ». En fait, ce vaste « mouchardage »
collectif est des conséquences pratiques de l'existence
d'équipes de choc et ce n'est pas la moindre.
Ainsi l'inégalité découlant en régime bourgeois de la hiérar-
chie des salaires reçoit en régime bureaucratique des fonde-
ments plus solides : les ouvriers sont en définitive scindés, car
on crée par ces méthodes, au sein même du prolétariat, une
couche privilégiée, véritable agent de la bureaucratie dans
l'usine.
L'aboutissement logique et pratique du rôle dévolu en défi-
nitive aux équipiers de choc est exprimé en clair dans le
contenu que le Parti communiste a donné à l'agitation à l'usine.
En voici quelques documents frappants :
«... Il y a quelque temps, dans l'atelier de mécanique
des usines G. Kliment, à Chomutov, des journaux muraux
ont fait leur apparition. A côté de divers articles d'opi-
nion on trouvait en bonne place, sous la rubrique « L'ail »,
le texte suivant : « nous signalons à tous les employés des
ateliers de mécanique que, s'ils ont besoin de matériel, ils
peuvent s'adresser en toute confiance au magasinier J. S.
qui, pour une somme modique, leur fournira des renseigne-
ments précis. » Aux usines G. Kliment la moitié du per-
sonnel participe à la compétition. Dans l'effort général
pour augmenter la productivité, une bonne préparation du
matériel joue un rôle important, car toute recherche inu-
tile de matériel retarde les compétiteurs et leur vole un
temps précieux de productivité. Le magasinier qui s'occu-
pait de rassembler et de distribuer le matériel ne faisait
pas bien son devoir, si bien qu'il freinait le travail des com-
pétiteurs et leur occasionnait des pertes de temps supplé-
mentaires. A peine l'astucieuse remarque eut-elle fait son
apparition sur le journal mural, que le magasin se mit
à fonctionner impeccablement : les employés sont désor-
mais bien pourvus de matériel et le magasinier fait main-
tenant partie des bons employés...
« ... Le premier numéro de ce journal mural a prouvé
qu'il ne s'agissait pas seulement d'un instrument enregis-
85
1
treur, consignant certains événements, mais qu'il est aussi
un moyen de formuler une critique et une auto-critique
utiles, une méthode pour dévoiler et éliminer les insuffi-
sances, qui sont un frein à l'accomplissement du plan.
Qu'ont fait encore les journaux muraux pour les employés ?
Ils sont de bons propagandistes de la compétition socialiste
car ils publient les photographies des meilleurs équipiers
de choc, augmentant ainsi l'autorité et l'amour-propre de
ceux-ci en même temps qu'ils incitent leurs camarades à
un regain d'activité.
les journaux muraux sont devenus un instrument
efficace pour la propagande de la compétition des nou-
velles méthodes de choc et pour l'incitation au travail,
« ... Les formes de l'agitation sont multiples et dépen-
dent des circonstances et du but. Dans la première salle
des machines, à l'usine Gottwald, de Brno, on emploie
avec succès de grands tableaux qui font connaître les meil-
leurs travailleurs de choc et leurs méthodes de travail.
Sur l'un de ces tableaux on mentionne le travail et les
mérites de L. Krejci, qui a réussi, grâce à de nouvelles
méthodes, à accomplir en un peu moins de trois mois le
plan prévu pour huit mois.
* ... Evidemment toutes les usines ne comprennent pas
la signification de leur travail et de l'agitation et des
équipes de cho6. Par exemple à l'usine Buzuluk, de Koma-
rov près d'Horovic, on a été incapable d'exploiter les
succès professionnels du travailleur de choc Toncara, et
d'autres. Ceci s'applique également à l'usine de papier de:
Vetrni, etc...
Les journaux muraux, la mise en vedette des tra-
vailleurs de choc et les tableaux indicateurs ne sont pas les
seuls moyens d'agitation : une aide précieuse est fournie,
avant tout, dans les usines par le journal de l'usine et le
journal parlé. Les brigades militaires cantonnées à Kar-
vinska Ostrava publient un bulletin ronéotype. Ce bulle-
tin apporte les expériences de travail réalisées par les dif-
férentes brigades militaires... Il lutte pour l'accomplisse-
ment du piun et des engagements pris à l'occasion au
plan et des engagements pris à l'occasion du IX° Congrès.
C'est pour cela qu'il trouve une grande audience non sen-
lement auprès des brigades militaires, mais auprès des
mineurs, contribuant ainsi à l'accomplissement du plan
dans les mines.
« Journaux d'usine. Certains journaux d'usine au
lieu de s'attacher à ce qui est nouveau aujourd'hui dans
nos usines, à l'esprit l'initiative, à la compétition et aux
travailleurs de choc, publient des chiffres relatifs à l'ac-
complissement du plan, des articles officiels remarquables
par leur banalité, etc...
1
« ... Il faut surtout et avant tout augmenter l'agitation
personnelle, forme d'agitation la plus utile de toutes. Le
camarade Slansky a souligné qu'il fallait que chaque com-
muniste devint un travailleur de choc, pour donner l'exem-
ple aux autres. Le bon exemple est le meilleur moyen pour
convaincre. Déjà aujourd'hui les communistes sont à la
tête de la compétition socialiste et ils montrent la voie.
86
Les meilleurs travailleurs de choc de la République sont
les membres de notre parti.
« ...C'est le devoir de tous les travailleurs de choc
communistes d'entraîner dans la compétition socialiste
le plus grand nombre possible d'employés, partout où ils
se trouvent, et cela non seulement par leur exemple au tra-
vail, mais par une persuasion constante, de patientes expli-
cations sur les relations entre le travail de choc et l'élé-
vation du niveau de vie, entre les nouvelles méthodes de
travail et l'établissement du socialisme, »
On voit tout l'appareil de propagande qui entoure le stakha-
visme. En fait, cette propagande elle-même fait partie intégrante
du stakhanovisme : d'une part, cette immense entreprise de mou-
chardage ne peut réussir qu'en conférant à ses agents équipiers
de choc, en plus des avantages matériels qui sont les leurs (et
qui d'ailleurs ne représentent nullement dans les faits des avan-
tages exorbitants vu le niveau moyen extrêmement de l'existence)
l'auréole « morale » et psychologique d'une couche privilégiée:
D'autre part, il convient de camoufler ces privilèges derrière
une phraséologie « socialiste ». Nous citerons à cet égard encore
une phrase, bien révélatrice :
« Les équipes de choc qui se multiplient un peu par-
tout sans aide spéciale, ne sont pas encore devenues un
mouvement de masse. C'est avant tout à nous communistes
qu'il appartient d'approfondir et de répandre le travail
d'agitation dans les usines, afin que la majorité des tra-
vailleurs soient entraînés dans la compétition socialiste,
qu devient petit à petit la principale méthode d'instaura-
tion du socialisme dans notre pays. »
Le stakhanovisme ne deviendra jamais un mouvement de
masse ,entraînant « la majorité des travailleurs », pas plus que
la petite propriété acquise par la majorité de la population
n'est devenue une réalité dans le régime capitaliste. La fonc-
tion du stakhanovisme est en effet d'instaurer des méthodes qui
ont justement pour effet de pressurer la majorité de la classe
ouvrière, de lui imposer des conditions de travail aussi inhu-
maines qu’à l'aurore du capitalisme.
Ceci dit, il est exact qu'il constitue la «principale méthode »
d'instauration du régime bureaucratique, baptisé « socialisme »
par la plus cruelle des antiphrases. C'est la raison pour la-
quelle les ouvriers doivent lutter activement contre toute ten-
tative du type « salaire au rendement progressif » telle que les
staliniens le défendent en France, ainsi qu'à toute idéologie dite
de la « production », L'exemple de la Tchécoslovaquie, après
tant d'autres, est là pour leur montrer où une telle politique les
mènerait.'
87
LA VIE DE NOTRE GROUPE
.
Le 10 juin a eu lieu à la Mutualité la première réunion des lecteurs de
& Socialisme ou Barbarie ». Environ 40 camarades étaient présents. Le
camarade Chaulieu introduit la discussion en rappelant rapidement les
principales positions qui caractérisent notre groupe. Il termine en exposant
le but de ces réunions de lecteurs : établir un contact régulier, après
chaque numéro, avec notre public, recueillir leurs appréciations, leurs cri-
tiques, leurs suggestions pour les numéros à venir.
Le camarade Bour, de la Gauche Communiste Internationaliste, tout en
regrettant que la Revue ait condamné sommairement les groupes de gauche
qui ont vécu pendant la période de bureaucratisation du mouvement
ouvrier, affirme que son groupe
a été favorablement intéressé par le
« sérieux » de la Revue, par notre effort pour étudier les questions qui
se posent au mouvement révolutionnaire. Ses critiques portent sur les
points suivants :
« Socialisme ou Barbarie » semble un peu trop obnubilé par le pro-
blème de la bureaucratie.
Notre osition syndicale, exprimée dans l'article « Le Cartel des
Syndicats autonomes », doit être précisée davantage; le groupe semble
s'être trop attaché à la forme antibureaucratique du Cartel, et non à son
contenu politique et à ses prises de position pratique : n'a-t-on pas vu le
Cartel diffuser un tract faisant l'apologie du Plan Marshall ?
Sur le problème des luttes concrètes et de la construction du parti
révolutionnaire, Bour pense que nous avons bien vu le double processus
par lequel évolue la conscience du proletariat, mais il iAsiste sur le second
aspect, l'aspect pratique, le fait que le prolétariat lui-même, au cours des
luttes se montre ou non capable de se conduire comme une avant-garde.
Il y a actuellement, même pour l'ouvrier révolutionnaire, une « antinomie
entre ce que nous pensons et ce que nous sommes capables de réaliser ».
Quel sera le rythme de maturation de la conscience révolutionnaire ? On
ne peut le fixer de façon théorique; par exemple, il est probable, comme
l'affirme le groupe
« Socialisme ou Barbarie », que la guerre peut accé-
lérer cette maturation; mais Bour pense que celle-ci se développe dès à
88
comme
))
présent, et qu'il existe déjà des possibilités d'intervention de la part de
l'avant-garde. C'est seulement dans ces expériences que se prouvera la
possibilité de construire un parti révolutionnaire où l'expérience du prolé-
tariat rejoigne les positions théoriques.
Sur l'élaboration d'un programme, que Chaulieu avait indiquée.
un des cbjectifs immédiats de notre groupe, Bour pense, comme
pour la construction du parti, qu'on ne peut partir uniquement de bases
théoriques; l'activité théorique d'un groupe ou d'un parti est extrêmement
importante, mais le programme, synthèse de la théorie et de pratique, est
construit et réalisé au cours de la montée révolutionnaire. Le parti a
surtout un rôle de démystification, de clarification, il doit apporter au pro-
létariat les éléments théoriques nécessaires à son action.
Le camarade fait eniin deux propositions concrètes : qu'un article
soit écrit pour préciser le terme de « barbarie » qui a un certain passé
dans la théorie révolutionnaire; que les réunions à venir soient centrées sur
un sujet bien délimité.
Un certain nombre de camarades bordiguistes du groupe « Internationa-
lisme , inierviennent ensuite et tendent à faire porter la discussion sur
les divergences existant entre les théories de ce groupe et nos propres
positions.
Les camarades Philippe et Morel reprochent à Chaulieu d'avoir traiié
par-dessous la jambe des courants qui, depuis vingt ans, se sont opposés
à la bureaucratie comme à l'orientation trotskiste; on ne peut nier que ces
courants soient restés révolutionnaires quelle qu'ait été leur importance
numérique; le devoir de « Socialisme ou Barbarie » était de présenter son
idéologie à travers une discussion avec ces autres groupes, et non de
vouloir à tout prix ouvrir une nouvelle « boutique avec une marchandise
plus ou moins empruntée ailleurs. Il n'est pas possible à un groupe qui
se présente avec une certaine cohérence de pensée, de déclarer que
l'hisioire commence avec lui.
Ces camarades soulèvent ensuite des points théoriques.
Philippe demande si nous prenons l'alternative « Socialisme ou Barbarie »
dans son sens classique, celui de la Révolution permanente. Pour lui, la
période actuelle exige que cette perspective soit elle-même révisée; la
différence établie par le groupe « Socialisme ou Barbarie » entre l'U.R.S.S.
et les U.S.A. implique qu'il y ait là deux orientations possibles. Or pour
le camarade, il n'y a qu'une seule orientation dans laquelle s'inscrivent
les deux blocs, et l'U.R.S.S. est le miroir où le capitalisme américain voit
son propre avenir (le camarade semble se méprendre sur les positions de
notre groupe ; une telle formulation est parfaitement acceptable pour nous).
Mais une telle appréciation implique pour Philippe une révision de l'ana-
lyse marxiste du capitalisme et une critique de l'ancienne conception de
la propriété : le capitalisme n'est pas lié à la propriété individuelle comme
il l'était pour certains « marxistes ».
Morel insiste sur la même idée et va même plus loin : le terme de
« classe » n'a plus de sens dans le capitalisme d'Etat russe; la bureaucratie
russe n'est pas une « classe » au sens propre de ce terme et Marx lui-
même avait déjà parlé de sociétés de type esclavagiste où l'Etat s'est
substitué à la classe.
D'autre part, Morel reproche à notre perspective de dessiner le schéma
d'une unification du monde en un seul système d'exploitation, alors que
les faits semblent montrer une dislocation croissante et un cloisonnement
des Etats, en particulier dans le bloc russe.
Enfin le camarade Salama, du même groupe, refuse la théorie selon
laquelle la Russie serait le miroir du monde à venir; le système russe n'est
89
>
pas une « norme » historique vers laquelle le monde devait évoluer néces.
sairement, ni un facteur déterminant de cette évolution; c'est l'échec des
révolutions de 1917-23 qui a introduit une nouvelle perspective historique
qui n'existait pas auparavant. Depuis 1927 nous nous situons dans la
« Barbarie » et le problème est posé de façon radicalement nouvelle : sortir
de la « barbarie » (?!)
Les interventions des différents camarades bordiguistes avaient déjà
occupé une bonne partie de la réunion lorsque quelques autres camarades
intervinrent pour déplorer le tour abstrait et dogmatique pris par la réunion;
ils exprimèrent leurs propres réactions ou celles d'autres camarades à la
lecture de « Socialisme ou Barbarie » en souhaitant que les camarades
fassent des critiques et des suggestions plus positives.
Le camarade Léger se fait l'écho d'un certain nombre de réactions sur
notre façon d'envisager la guerre qui vient; des lecteurs, tout en voyant
que cette guerre peut effectivement occasionner un immense saut en avant
dans la conscience prolétarienne, mettent l'accent sur les aspects purement
négatifs et « barbares » de la guerre : destructions massives, désagrégation
du proletariat, « totalifarisation » brutale de la société ; ils se demandent
ces facteurs ne deviendront pas décisifs et ne rendront pas la révolution
objectivement impossible avant que la conscience révolutionnaire ait pu
aboutir à l'action.
Le camaide Rico déclare qu'il a quitté le P.C.I. il y a deux ans, essouf-
flé par l'activisme sans base imposé à ses militants. Ayant lu l'article de
Lefort sur les erreurs de Trotski dans « Les Temps Modernes », puis le
premier numéro de « Socialisme ou Barbarie », il fut attiré par notre effort
pour poser sur une base nouvelle les problèmes théoriques. Sans nier le
lien nécessaire qui existe entre la théorie et l'action, il pense que la tâche
de l'époque actuelle est de ne pas gâcher l'avant-garde révolutionnaire
en l'engageant dans des aventures, mais avant tout d'élaborer et de conser-
ver un capital théorique. Si le groupe se présente à la classe ouvrière
un programme tout fait qu'il considère comme la seule panacée, il
a tort. Le camarade demande ensuite si une large liberté de discussion
est assurée aux membres du groupe; tout en n'ayant pas de position
définie sur le problème du parti, il a une méfiance instinctive à l'égard
du parti traditionnel qui bluffe ses propres membres et la classe en impo-
sant les idées sans discussion.
Enfin le camarade Michel ne constate aucun mûrissement mais plutôt
un net recul de la classe ouvrière; il semble douteux que le prolétariat
puisse réaliser le socialisme ; dans ces conditions, si la société « direc-
toriale » prolonge la société bourgeoise et marque un progrès par rapport
à elle, l'idéologie socialiste, irréalisable, a peut-être désormais un carac-
tère réactionnaire.
Ce compte-rendu ne peut mentionner toutes les réponses données par
divers camarades du groupe à ces questions, en général très vastes. Au
camarade Rico nous avons conseillé de lire le compte-rendu de la réunion
du groupe sur la question du parti: pour nous la discussion dans le parti
et hors du parti n'est pas un droit mais un devoir, et nous n'avons, que
faire de camarades qui « suivent ». Les statuts du groupe publiés dans le
même numéro donnent à nos camarades le droit d'exprimer dans la revue
et même, dans certaines limites, dans leur propagande individuelle des
positions divergentes de celles de la majorité du groupe. Enfin, Chaulieu'
répondit aux objections du camarade Michel: on peut montrer que la
conscience de la classe ouvrière continue à se développer si l'on comprend
ce que ce mûrissement a de spécifique; il ne s'agit pas essentiellement
d'une expérience intellectuelle; si l'histoire du mouvement ouvrier cons-
avec
ul
en
une
titue elle-même une expérience, c'est qu'à chaque stade cette expérience se
trouve en quelque sorte matérialisée dans de nouvelles conditions d'ex-
ploitation. C'est ainsi que la bureaucratisation du mouvement ouvrier n'est
plus maintenant un problème qui se pose uniquement de façon subjec-
tive »; la bureaucratie est désormais une classe ancrée dans l'économie,
et son exploitation devient immédiatement sensible aux ouvriers. Il faut
dire également que cette expérience historique de la classe ouvrière pro-
gresse, car l'exploitation prend des formes de plus en plus nues et totales :
la distinction entre dirigeants et exécutants est la dernière base
même temps que la plus élémentaire pour un régime de classe. Des
expériences telles que celle exposée dans le texte « L'ouvrier américain),
que notre rôle est de populariser, montrent combien ces conditions même
développent dans le proletariat les capacités nécessaires pour abolir son
exploitation par les bureaucrates. Enfin, de toutes façons, et même, en-
dehors de l'immense accroissement de l'exploitation qu'elle représente par
rapport à la société capitaliste, la société « directoriale » est foncièrement
réactionnaire sur le plan économique : la bureaucratie n'a aucune raison
de développer les forces productives, et son pouvoir mondial prôné par
Burnham, aboutirait à une régression plus profonde encore que la régres
sion féodale.
Cette première réunion de lecteurs fut dans l'ensemble peu satistai-
sante. L'assistance surtout était très réduite en comparaison de l'écho que
suscite notre revue. La mauvaise préparation technique n'est pas la raison
suffisante pour expliquer cet échec numérique et surtout l'échec quali-
tatif de la réunion. Nous croyons que l'attitude de notre public à l'égard
de l'activité politique y est pour beaucoup : une large part de nos lecteurs
semblent considérer « Socialisme ou Barbarie » beaucoup plus comme
revue d'études purement théoriques que comme l'expression d'un groupe
politique dont l'objectif est, sans doute à travers une période de clarifi-
cation et de propagande, de devenir un centre principal du regroupement
de l'avant-garde.
D'autre part la composition de notre « auditoire » laissait elle-même à
désirer. Près de la moitié des camarades non membres de notre groupe
appartenaient à divers groupes « ultra-gauches ». Le mode d'intervention de.
ces camarades devait alourdir fatalement la réunion : discussion sur des
questions de paternité ou d'originalité des idées, interventions extrêmement
générales, longues et parfois confuses. L'importance donnée à la discussion
de ces interventions par nos camarades fut une sorte de tribut payé au
passé de « l'opposition de gauche », Les camarades bordiguistes " nous
ont reproché, d'une part, de n'avoir pas mis à jour nos positions au cours
d'une discussion avec eux, d'autre part de vouloir nous, différencier à tout
prix sans rien apporter de vraiment nouveau. Chaulieu leur répondit que
notre attitude à leur égard est justifiée par un simple bilan : le bordiguisme
est un courant international qui existe depuis 28 ans; nous ne lui faisons
pas le reproche stupide de n'avoir pas fait la révolution pendant cette
période, ni même de ne s'être pas développé numériquement; mais nous
constatons que leur effort et leur apport idéologique fut presque nul, qu'ils
se limitèrent à des discussions de points de détail, sans jamais tenter de
faire le travail d'ensemble qu'exigeait si impérieusement la nouvelle situa-
tion. Nous étions parfaitement en droit, nous présentant avec une plate-
forme cohérente, universelle et suffisamment élaborée, de ne pas consi-
dérer, au départ, comme un devoir impérieux de nous situer de façon
détaillée par rapport aux bordiguistes ou à d'autres. Montal donna à
l'appui quelques exemples de ce que nous croyons être notre apport à la
théorie révolutionnaire : l'étude du stalinisme comme phénomène original
au sein du mouvement ouvrier, et non comme simple réédition d'un quel-
conque réformisme; l'idée d'une expérience au sein du prolétariat qui s'est
poursuivie entre les deux guerres. et qui est positive, alors que les cama-
rades parlent de « recul » et de la nécessité de a réveiller la conscience
ouvrière » ; notre appréciation du rôle du parti et de ses rapports avec la
classe alors que les camarades en sont restés à une conception strictement
léninienne, etc.
Nous aurons probablement l'occasion de parler plus complètement dans
l'avenir des différents courants situés à la gauche du trotskisme, et notre
intention n'est nullement de mépriser des camarades qui se situent cons-
tamment sur le terrain révolutionnaire, ou d'éviter la discussion avec eux.
Mais il est certain que nous donnerons à nos réunions de lecteurs un
caractère tout différent: contact direct avec les lecteurs, leurs besoins idéo-
logiques et politiques, leurs exigences de tout ordre envers la revue.
Quelques suggestions pour des articles à publier ont dès maintenant été
retenues (article sur la « Barbarie », sur la « Résistance », sur la « démo-
cratie populaire »). C'est une collaboration positive de cet ordre que nous
voulons obtenir de nos lecteurs, ceux du moins qui attachent une impor-
tance « pratique » aux idées et à la théorie révolutionnaire que nous déga-
geons dans « Socialisme ou Barbarie ».
92
NOTES.
LA SITUATION INTERNATIONALE
avec
Comme nous l'avions indiqué dans le dernier numéro la réouver-
ture des négociations sur l'Allemagne avait d'abord pour objectif de
permettre aux Russes de lever, sans trop perdre la face, le blocus de
Berlin. Le 12 mai les « restrictions » sur les communications étaient
levées. Le 23 mai s'ouvrait la Conférence de Paris.
La position des Russes à cette Conférence était nettement défa-
vorable. L'épreuve de force du blocus n'avait réussi qu'à mettre en
valeur la supériorité de la technique américaine, et à fournir à l'avia-
tion des U.S.A. un large champ d'expérience et de perfectionnement.
Economiquement, l'Allemagne orientale, privée du commerce
l'Ouest et lourdement mise à tribut par la Russie, était menacée
d'asphyxie. L'ensemble de l'Europe orientale a elle-même un besoin
urgent de trouver de nouvelles sources de capitaux, pour réaliser ses
plans ambitieux d'industrialisation. Si la Russie a dû céder sur le
blocus pour obtenir le rétablissement du commerce allemand, elle
semble aussi laisser une latitude plus grande à ses satellites : ainsi la
Tchécoslovaquie est autorisée à demander des crédits en dollars; signe
important du changement de rapport de forces en Europe, si l'on se
souvient du brutal refus du Plan Marshall imposé à Prague, il y a
un an et demi.
Ces facteurs très réels ont imposé un nouveau ton à Vichinsky `lors
de la Conférence : ton de businessman, politique de puissance cynique,
nostalgie affectée des accords de Potsdam, abandon de la démagogie
sur l'unité allemande. Sur ce dernier plan, ce n'est pas un succès
mineur pour les occidentaux que d'avoir pu reprendre à leur profit
ce thème de propagande. Les Russes, orientés avant tout vers les
avantages économiques proposaient une unification dans le style
Potsdam, un contrôle quadriparti sur l'Allemagne dans son
ensemble et sur la Ruhr (point important pour eux, mais sur lequel
personne ne pouvait avoir d'illusions). Les pouvoirs de l'hypothétique
Gouvernement allemand seraient largement restreints par le Conseil
Quadriparti où le veto russe pourrait jouer son rôle habituel.
Les Occidentaur laissèrent bien entendre que de l'eau avait coulé
sous les ponts depuis quelques années : l'économie de la zone Ouest
restaurée, l'unité des trois zones pratiquement rétablie, une constitu-
avec
93
SUI
tion acceptable pour eux, consolidant les pouvoirs de la bourgeoisie:
allemande. Il leur était facile de proposer l'unification de l'Allemagne
sous la constitution de Bonn avec une réduction du contrôle quadri.
parti et un retrait des troupes d'occupation dans les ports : le pouvoir
des Occidentaux en Allemagne est assez solidement assuré par leur
emprise sur l'économie, et la présence de leurs troupes les garantirait
contre un éventuel putsch stalinien. Le pouvoir des Russes et des
communistes en Allemagne orientale est fonction du rattachement de
l'industrie de leur zone à l'industrie russe, mais surtout du pouvoir
de l'armée russe, du parti communiste et de la police allemande. Une
unification organique signifiait à brève échéance une élimination de
ce pouvoir : les élections au Conseil du Peuple Allemand, parlement
de la zone orientale, donnaient le 18 mai 33,9 % des suffrages expri-
més aux non communistes. Si étonnant que soit ce chiffre par rapport
aux habituelles élections' revues et corrigées par les staliniens, il
indique bien que le système politique et économique de la zone orien-.
tale serait prêt à s'écrouler en cas d'unification sous le régime de la
constitution de Bonn.
Aucune des deux parties ne croyait sérieusement à un accord
possible. Sur le problème propre à Berlin, ni l'accord sur la monnaie,
ni la restauration de l'ancien Conseil de contrôle ne peuvent se réaliser.'
Les Occidentaux voulaient faire un pas en avant en restreignant, le
droit de veio et en augmentant les pouvoirs de la municipalité élue
sous le contrôle quadriparti. Les Russes préfèrent encore tenir leur"
secteur oriental et ne pas élargir la brèche que Berlin constitue dans
leur zone. C'est encore un succès occidental d'avoir forcé Vichinsky à.
dire ouvertement qu'on ne pouvait accorder aux Berlinois « ex-enne-
mis », les mêmes libertés qu'aux Viennois,
Dans leur ensemble, la politique et la propagande russe
l'Allemagne semblent profondément désorientées. Mais les Occidentaux,
en bonne posture politique, n'ont cependant pas avantage à tenir aussi
la dragée haute aux Russes en ce qui concerne les pour parlers écono-
miques. Le rétablissement des échanges restaure partiellement une
complémentarité traditionnelle entre l'industrie de la Ruhr et l'Alle-
magne orientale. Mais, en aucun cas, il ne saurait être question pour
l'Amérique d'accepter un nivellement économique des deux zones par
un système de vases communiquants; les accords, d'après Acheson,
doivent se faire sur une base d'égalité entre volumes et valeurs échan-
gés, sans qu'aucun crédit soit accordé.
En dehors de rendez-vous fixés pour d’ultérieurs et problématiques
pourparlers sur l'Allemagne, le seul résultat de la conférence de
Paris fut d'avoir jeté les bases du traité de paix avec l'Autriche. Les
avantages concédés à la Russie sont assez grands : mainmise sur les
pétroles autrichiens, augmentation du chiffre des réparations contre-
une rétrocession assez hypothétique des anciens « avoirs allemands ».
détenus par l'U.R.S.S. La seule concession russe est l'abandon des
revendications yougoslaves sur la Carinthie, monnaie d'échange bien
peu coûteuse !
Dans l'ensemble, les Etats-Unis, sur la défensive ou l'expectative
en Extrême-Orient, ont pris l'offensive en Europe, comme le déclare-
Dean Acheson. Le Pacte Atlantique est de nouveau à l'ordre du jour
comme pièce maitresse de la politique américaine. Sans doute les
U.S.A. entendent-ils pousser l'avantage à fond. Mais on se demande,
étant donné le raidissement actuel des politiques des deux blocs quels
avantages importants peuvent être obtenus « pacifiquement ». Sans-
doute les U.S.A. tenteront-ils d'ébranler le bloc des satellites de
l'U.R.S.S., en particulier par un soutien accru de Tito. Il est plus
douteux qu'ils réussissent à pousser d'autres coins. Des échanges
d'autres satellites seront sans doute autorisés par l'U.R.S.S.,
mais cet 'assouplissement économique a pour contrepartie un resserre-
ment de l'étreinte bureaucratique et policière; la mise au
mas de
l'Eglise tchécoslovaque, soutien de l'opposition « occidentale », n'en est
qu'un des signes.
accrus avec
94
TROIS GREVES
La grève des usines Ford aux Etats-Unis, la grève des cheminots
britanniques, la grève des cheminots de Berlin, présentent malgré
toutes leurs différences, un tableau frappant de nouvelles formes que
la lutte des classes prend à l'époque actuelle, sous la pression de
ce facteur essentiel : l'apparition de plus en plus nette de l'exploita-
tion du prolétariat par lu bureaucratie issue de son propre sein.
La grève Ford se déroule au mois de mai avec, comme arrière-fond,
les premiers contre-coups de la surproduction sur l'industrie automo-
bile, dont le palronat prend occasion pour pressurer les salaires
ouvriers. A la « General, Motors », en vertu d'une clause « d'échelle
mobile » incluse dans le contrat de travail, le salaire horaire est
«diminué de 2 cents (il mois de mars. La compagnie Ford déclare dans
une circulaire à ses employés : « Dans l'ensemble de la nation on
trouve une tendance croissante, de la part du patronat et du travail,
pour considérer une autre augmentation générale des salaires comme
contraire aux meilleurs intérèls des deur. »
Cette circulaire était une mise en garde à la veille du renouvelle-
ment du contrat de travail. Le précédent contrat expire le 15 juillet
et les négociations entre le syndicat de l'automobile U.A.W. et la
compagnie devaient commencer le 15 mai. Le plan de Reuther, prési-
dent de l'U.A.W., était d'obtenir, au lieu d'une augmentation de
salaire, l'octroi d'une retraite pour les vieux ouvriers et de diverses
allocations de maladies. La grève ne devait être employée qu'en der-
nier ressort. Reuther espérait forcer la main aux deux autres grandes
compagnies, General Motors et Chrysler, par une première victoire
sur Ford. Ce genre de revendications est caractéristique du rôle actuel
de la bureaucratie syndicale; les revendications de retraites, etc... ont
deur signification dans un système où les ouvriers sont attachés à
l'usine pour des décades. Le rôle « gestionnaire productif » de la
bureaucratie syndicale, con intervention croissante pour « régler »,
au mieux des intérêts de la production, les conflits du travail, appa-
raissent ici clairement. Les ouvriers de Ford se soucient peu d'obtenir,
après vingt-cinq ou trente ans de travail dans la même usine, une
maigre retraite. Ils le montraient dès 1946, en choisissant à une majo-
rité de 90 % une augmentation de salaires de 15 cents, au lieu d'un
plan de retraite pour vieux ouvriers. Cette opposition d'intérêts et de
mentatité entre bureaucrates et ouvriers se révèle violemment au
sujet du « speed up » : Ford augmente la vitesse des chaines dans
ses usines. Depuis plus de trois mois le syndicat négocie avec la direc-
tion pour savoir s'il y a « speed up ». La compagnie nie purement et
.simplement. Les bureaucrates sont vite prêts à accepter des argu-
ments sur le rendement et la Nationalisation du travail.
Le 29 avril, la grève éclate spontanément dans l'atelier de mon-
tage B à l'usine de. Rouge, qui groupe 65.000 ouvriers. Dès le début les
ouvriers les plus actifs se dressent contre les bureaucrates. Au premier
débrayage, 13 ouvriers jettent à terre leur insigne du syndicat. En
quelques jours, l'usine de Rouge, puis les 106.000 ouvriers de chez
Ford sont en grève.
La bureaucratie de l’U.A.W., après avoir refusé à l'usine de Rouge
« l'autorisation » de faire la grève acceptait le fait accompli, en ten-
tant de reprendre le contrôle de la base. La politique de Reuther est
dominée par les facteurs suivants :
Rivalité avec d'autres cliques bureaucratiques qui tentent de
profiter de l'occasion pour le discréditer.
Désintérêt profond pour, la question du « speed up ».
Action pour faire cesser rapidement la grève et pouvoir repten-
dre les négociations sur le contrat de travail et les pensions, qui lui
ncquerront une popularité bien plus grande dans les milieux
syndicaux,
95
Dès le début, les bureaucrates avaient pris parti contre les intérêts:
ouvriers en se retranchant derrière l'argument : il faut d'abord prouver
s'il y a « vraiment » diminution des temps. Arbitre fédéral, représen-
tants patronaux, bureaucrates syndicaux étaient bien enclins à se lais-
ser « berner » : à chaque contrôle dans les ateliers en question, on re-
venait à une cadence normale, pour accélérer à nouveau les temps dès
le départ de la commission. Nous savons trop bien que seuls les.
ouvriers eux-mêmes, qui sont partout dans le procès de la production,
peuvent régler efficacement celle-ci selon leurs intérêts. Quant à la
compagnie aidée par l'attitude des bureaucrates, elle pouvait déclarer
cyniquement par ia bouche d'un de ses négociateurs : « Il n'y a aucun
indice de «speed up » à la chaine... je n'ai encore vu personne tomber
raide mort. »
Ford, et son directeur du personnel, Bugas, ancien flic du F.B.I.,
profitant de l'attitude de Reuther, raidissent leur attitude. Ils refusent
de négocier avant la reprise du travail. Après 24 jours de grève, Reu-
ther réussit à faire accepter, par lassitude, la reprise de travail, avec
simple promesse d'arbitrage sur le « speed up » par un
« médiateur
impartial » ! Ford et les autres compagnies de l'automobile sont main-
tenant en bonne place pour les futures négociations sur les contrats
de travail.
L'intérêt de cette grève, commencée spontanément dans la plus
grande usine du monde et poursuivie pendant 24 jours contre l'oppo-
sition sourde des bureaucrates, est d'indiquer un début de prise de
conscience par les ouvriers, du rôle gestionnaire joué par les bureau-
crates. Sans doute les staliniens jouèrent-ils un rôle difficile à peser
dans le débrayage; sans doute les ouvriers américains ne sont-ils
qu'au début de cette lutte. Cette grève nous semble cependant être
caractéristique des nouveaux problèmes qui se posent à l'action révo-
lutionnaire, en particulier la lutte contre la surexploitation au rende-
ment est l'un des aspects par lesquels le nouveau rôle de la bureau-
cratie est appelé à se dévoiler : les bureaucrates, nouvelle classe en
puissance, tendent dès maintenant à se substituer aux capitalistes pour
rationaliser l'exploitation de la force de travail.
En Angleterre, la grève des cheminots pose les problèmes de façon
encore plus claire. L'Angleterre marche vers le « socialisme », c'est-
à-dire le capitalisme d'Etat, à grands pas. Pour les travaillistes, il
s'agit de reprendre une place de première grandeur dans le bloc Ouest
en accélérant la concentration de l'industrie, en planifiant la pro-
duction, en planifiant surtout « l'austérité » bien connue du tra-
vailleur britannique. La politique de Stafford Cripps est le blocage
des salaires au niveau de 1947. Comme dans le régime de Tito, « l'indé-
pendance nationale » s'achète par une exploitation supplémentaire.
A l'inverse de la Russie, l'appareil politique est issu de la bureau-
cratie syndicale. Entre les ministres et les dirigeants syndicaux, la
dualité est à peine marquée. Les dirigeants syndicaux ont fait accepter
l'austérité au nom de « l'avenir ». S'ils acceptent de demander des aug-
mentations de salaires, c'est en tout cas à condition que la hiérarchie
soit respectée.
Au milieu d'autres mouvements, revendications des prostiers, des
électriciens, grèves des dockers de Bristol et de Liverpool, la grève
des cheminots britanniques apparaît comme la plus typique. Leurs
revendications comportent une augmentation de dix shillings du
salaire de base par semaine. La grève est commencée spontanément
par les chauffeurs et les mécaniciens des lignes à grande distance,
qu'on veut forcer à loger plus souvent hors de chez eux. Tous les
dimanches, depuis le 22 mai, les trains sont stoppés dans une grando
partie de l'Angleterre. Parmi l'ensemble des cheminots on assiste å
des débrayages partiels ou à des grèves perlées. Les 1.500 employés
de la principale gare de marchandises de Londres décident la
grève perlée.
Dès le début, le Gouvernement travailliste, puis le Congrès fra-
vailliste de Blackpool demandent la reprise du travail et restent
96
intransigeants sur les revendications. La direction syndicale, contre
la volonté de qui s'opèrent les débrayages, tente de ne pas s'aliéner“
la base tout en essayant, selon les ordres du gouvernement, de stopper
le mouvement. Le gouvernement attaque Figgins, secrétaire du syn-
dicat des cheminots, pour son attitude trop conciliantè pour la base;
il demande un désaveu officiel de la grève par les syndicats. Mais au
fond il n'y a là que deux tactiques pour briser les reins à une grève
qui gène les bureaucrates syndicaux participant désormais au pouvoir.
Pour s'organiser, les cheminots ont dû passer par-dessus la tête des :
bureaucrates. Un comité de grève, siégeant à York, s'est trouvé en
conflit direct avec la direction syndicale. Cependant lui-même se
trouve dominé par des éléments modérés et décide la reprise du
travail pour le dimanche 19 juin. Une conférence nationale des che-
minots, réunie le 17, décide également la reprise du travail, tout en
menaçant le gouvernement d'une grève perlée généralisée si les négo-
ciations sur les salaires n'aboutissent pas avant le 28 juin.
Les ouvriers britanniques font actuellement l'expérience des
bureaucrates « ouvriers » au pouvoir. Les critiques les plus violentes
dénoncent, au sein du comité de grève, les « nouveaux patrons »,
anciens dirigeants syndicaux,' placés à la tête de l'administration,
attaquent leurs « traitements etagérés » et leur « attitude provocante
et dictatoriale ». « Tout n'est pas possible sous un gouvernement tra---
vailliste », déclare Bevan, travailliste qui se donne des allures gau-
chistes. Les cheminots britanniques savent maintenant que le syndicat
est, contre eux, un rouage de l'Etat chargé de les soumettre sans
récriminations possibles, à l'exploitation bureaucratique.
La déclaration précédente a une résonance vraiment stalinienne.
Aussi, lorsque nous voyons les bureaucrates staliniens soutenir une
grève en Angleterre ou aux Etats-Unis, demandons-leur comment ils
se comportent chez eux...
!
A Berlin, les chemins de fer fonctionnent sous la direction stali-
nienne. Le 21 mai, l'ensemble des cheminots de Berlin-Ouest, affiliés
au syndicat U.G.O., anti-communiste, débrayent. Leur revendication
est le payement des salaires en marks occidentaux, le mark oriental'
ayant à Berlin-Ouest un pouvoir d'achat très diminué. Il est certain
que cette grève a bien choisi son heure, à la veille des négociations
de Paris, au moment où le trafic avec l'Ouest est rétabli. Est-ce suffi-
sant pour la croire déclanchée par les puissances occidentales ? La
suite des événements démontrera le caractère essentiellement auto-
nome de ce mouvement.
En tout cas, pour les staliniens, pas de question : il s'agit d'écraser
cette grève, un des rares sursauts que leur oppression n'a pas séussi
à étouffer dans l'oeuf. Pendant plusieurs jours des batailles sanglantes
se déroulent entre les cheminots et les briseurs de grève, équipes de
choc, policiers staliniens armés jusqu'aux dents. Toutes les armes
sont employées : dénonciation des grévistes comme agents de la
réaction, tracts sur les inconvénients de la grève pour la population
(pas de trains pour la Pentecôte !...), arrêté des autorités soviétiques
instaurant la peine de mort contre les actes de « sabotage »...
L'attitude des Occidentaux est d'abord favorable à la grève. Les
policiers occidentaux, sans intervenir dans la bagarre, protègent les
cheminots en grève. Le général Howley, commandant américain,
déclare : « La cause des grévistes est la plus légitime que j'ai jamais
vue. » Mais rapidement, les Occidentaux s'aperçoivent que ce n'est
pas le seul trafic intérieur à Berlin qui est bloqué : les Russes, par
représailles, bloquent les trains venant de l'Allemagne de l'Ouest.
Revirement des commandants occidentaux qui désavouent maintenont
la grève, sous prétexte qu'une partie des revendications (60 % des
salaires payés en marks “occidentaux) a été acceptée par les Russes.
C'est maintenant le commandant anglais qui accuse les Russes de
prolonger la grève « pour des motifs politiques ».
Désormais et jusqu'au 27 juin, les cheminots sont seuls, et pres-
97
qu'unanimes, dans la lutte. Leurs revendications se sont étendues à
la réintégration des 1.200 cheminots licenciés par les Russes, pour
raisons politiques, et des garanties contre les représailles. Les Occi-.
dentaux et la Municipalité de Berlin-Ouest ont en vain essayé de leur
faire accepter les conditions de la direction des chemins de fer. Le
14 juin, 83 % des cheminots se prononçaient pour la poursuite de la
grève, Il est certain que cette lutte avait peu de chances de réussir;
du reste, sa plate-forme de revendications était presque désespérée :
quelles garanties espérer contre la toute puissance de la police sta-
linienne ? Néanmoins, jusqu'aux derniers jours, les cheminots rés-
t'èrent sourds aux menaces venues des Occidentaux comme des Russes.
Le 26 juin, la Municipalité de Berlin-Ouest menaçait de ne pas payer
les jours de grève. Le 27, la direction de l’U.G.O. qui, le jour du
référendum (le 14) était déjà pour la reprise, ordonnait, sans consulta-
tion des délégués des grévistes, la reprise du travail,
La presse stalinienne a vomi sur les cheminots de Berlin, les trai-
tant de provocateurs et de nazis. Evidemment, l'accusation « d'anciens
nazis » portée contre les ouvriers allemands n'a pour nous qucun sens.
Tous les Allemands ont été, si l'on veut, « nazis », comme tous les
Russes sont « staliniens ». Du reste « l'Humanité » essayerait en vain
d'accorder ses violons avec le chef stalinien W. Ulbricht qui déclarait
récemment : « Il ne s'agit plus de savoir qui a été nazi, et qui ne la
pas été, et celui qui pose pareille question quand l'unité de l'Alle-
magne est en jeu, celui-là travaille contre le Front National. >>
Cette grève poursuivie dans les conditions les plus difficiles,
calomniée, partiellement utilisée par les Occidentaux dans leur propa-
gande, a pour nous une signification très positive. Le fait que les
Occidentaux aient cru pouvoir un moment se servir de cette lutte et
retourner contre les staliniens leur arme si souvent utilisée en Europe
occidentale, ne change rien à la question. Wous sommes devant une
lutte qui a pris une forme extrêmement radicale, qui s'est poursuivie
d'abord contre les Russes, ensuite contre les Occidentaux, enfin, dans
une certaine mesure, contre la propre bureaucratie de ĽU.G.O. Cette
grève a démasqué ouvertement les staliniens comme briseurs de grève
et comme exploiteurs. Les conditions particulières à Berlin ont permis
à la lutte de classes d'éclater dans les interstices du conflit des deux
blocs. La violence extrême de ce combat nous permet de mesurer la
pression de révolte et d'exaspération qui s'accumule sous la chape
de plomb du capitalisme bureaucratique.
LA GREVE DES MINES D'AMIANTE
DU CANADA FRANÇAIS
Selon des informations reçues par l'intermédiaire du groupe
trotskiste de la province de Québec, 5.000 mineurs sont en grève à
Thetford Mines et à Asbestos, les deux plus grands centres mon-
diaux d'extraction de l'amiante. La grève a commencé le 14 février,
car les Compagnies refusaient de satisfaire les revendications sui-
vantes :
1° Augmentation de 15 cents de l'heure, ce qui porterait le salaire
de base à un dollar;
2° Prime de 5 cents de l'heure pour travail de nuit;
3° Deux semaines de vacances payées;
4º Contribution de la Compagnie à un fonds de bien-être social
pour les ouvriers. Cette contribution serait fixée à 3 % des salairés
payés;
5° Congés payés lors des fêtes catholiques d'obligation (il ne faut
pas oublier que la grande majorité des ouvriers de Québec est
catholique et inscrite au syndicat catholique);
6° Retenue syndicale sur les salaires de toùs les ouvriers, syndi-
98
qués ou non; la somme globale serait versée directement par l'usine
à la caisse syndicale.
Ces revendications sont très modérées, puisque le minimum vital
estimé par le Ministère du Travail est de 48 dollars par
semaine
pour sutisfaire les besoins les plus élémentaires d'une famille de
cinq personnes. En obtenant satisfaction, les mineurs arriveraient
seulement à un salaire de base de 45 dollars. Il faut, d'autre part,
noter cette curieuse revendication : la retenue syndicale. Cette pra-:
tique, assez fréquente dans les pays anglo-saxons, noue un lien de
plus, entre le syndicat et l'entreprise. Bien que ces revendications ne
soient en rien révolutionnaires, les Compagnies s'opposent avec achar-
nement aux grévistes. La lutte se déroule ainsi dans des conditions
très difficiles : le gouvernement l'a déclarée illégale; la police, munie
de mitrailleuses et de gaz lacrymogènes, essaie de la briser par la
force; les Compagnies multiplient les tentatives de chantage; enfin,
les bureaucrates qui dirigent les syndicats catholiques paraissent
décidés à faire un compromis « honorable ». Ils ont engagé des pour-
parlers avec les délégués des Compagnies, se déclarant prêts à assurer
la reprise du travail si les poursuites sont arrêtées et les revendica-
tions soumises au tribunal d'arbitrage. Ces concessions de façade
paraissent encore trop lourdes aux Compagnies, qui désirent la capi-
tulation sans conditions. Mais elles se heurtent à une combativité
exceptionnelle des grévistes. La principale Compagnie, la « Canadian
Johns Manville », à Asbestos, ayant décidé à remettre son exploita-
tion en marche au début du mois de mai, les ouvriers mirent en
place des piquets de grève le mercredi 4, à 6 heures du matin, et ils
barricadèrent les routes menant à la ville pour empêcher les jaunes
d'y entrer. La police essaya de briser le cordon des grévistes, mais
les ouvriers se défendirent vigoureusement, désarmèrent tous les flics
et en blessèrent douze. D'importences forces de police envahirent la
ville le lendemain; à l'annonce de leur arrivée, les grévistes avaient
abandonné les barricades et s'étaient dispersés; quelques-uns, accou-
rus la veille des villages voisins, s'étaient réfugiés dans l'église, d'où
ils furent brutalement délogés. L'état de siège fut proclamé; des
arrestations massives eurent lieu. Les flics firent preuve d'une sau-
vagerie inouïe : des photos parues dans la presse bourgeoise mon-
trent des ouvriers arrêtés, couverts de sang ou profondément mar-
qués par les coups reçus lors des interrogatoires. Malgré ces bruta-
lités, les grévistes se réunirent le lundi et décidèrent de pousuivre
le mouvement, mais les bureaucrates syndicaux se refusent à étendre
la grève :ils se contentent d'intenter des poursuites à la Compagnie.
Le fait le plus significatif de cette grève, c'est l'attitude de l'église
et de la bureaucratie syndicale catholique qui lui est liée. L'église
a soutenu le mouvement et les dirigeants des syndicats chrétiens ont
apparemment modifié leur attitude classique de collaboration de
classe. Cette tendance peut se rapprocher de celle que manifestent
les bureaucrates des T.U. britanniques, les positions des deux cou-
ches de dirigeants syndicaux étant les mêmes relativement aux
ouvriers des deux pays. Les capitalistes. le constatent et s'en éton-
nent; voici ce que dit, par exemple, Lewis Brown, le président de la
* Canadian Johns Manville » : «Il est surprenant, et c'est là une
source de désappointement, de constater que certains représentants
de l'église paraissent appuyer les chefs de la grève, qui semblent
avoir l'intention d'usurper les fonctions de direction ».
99
LES LIVRES.
«LA VIE OUVRIERE SOUS LE SECOND EMPIRE » (1)
Un des défauts du livre de Duveau est son abondance de détails.
A sa lecture, on se perd dans les différences et les nuances, et il devient
difficile de se faire une idée d'ensemble de la vie ouvrière pendant le
Second Empire; par contre, il est une source de renseignements copieux
et précis.
Un autre défaut est cette grande utilise les sources bibliographiques les plus diverses, tant politiquement
que socialement. Il veut se laisser guider par les seuls faits et semble
répugner à toute méthode. En fait, son jugement se borne à être moral,
selon les canons chrétiens.
Ce manque de point de vue et de prise de position est particulière-
ment sensible dans le chapitre des meurs. Ainsi, par exemple, notant le
changement qui intervient dans le comportement sexuel des femmes à la
suite de leur entrée dans la production industrielle, c'est-à-dire à l'usine,
ou encore observant le développement de l'alcoolisme, il ne dit pas si
ces faits sont la conséquence de la vie misérable des ouvriers ou s'il y
a là une tare originaire qui sélectionnerait les classes exploitées. Il est
wrai qu'une telle interprétation est impossible à accepter, mais que
Duveau puisse l'envisager est déjà assez grave.
Par ailleurs, après avoir parlé des conditions nouvelles créées par
la concentration industrielle, qui ont fait de l'artisan d'hier l'ouvrier
d'aujourd'hui, il qualifie celui-ci de «refoulé social » parce que, dit-il,
dans ses nouvelles conditions de travail l'ouvrier ne peut plus espérer
devenir patron, mais il n'en conclut rien quand à la conséquence inéluc-
table de ce fait qui est la lutte de classe.
Autre part, constatant que l'instruction fait reculer l'influence reli-
(1) Georges DUVEAU : La vie ouvrière en France sous le Second Empire.
Gallimard, 1946.
100
gieuse et amène un relâchement moral, il semble implicitement plaider
pour l'église protectrice de la morale et contre les idéologies politiques
prolétariennes.
La naïve « objectivité » de Duveau éclate dans cette dernière remar-
que : « Naturellement, la partialité politique et idéologique ne se ren-
contre pas seulement dans les rangs bourgeois, elle altère également le
jugement d'hommes comme Denis Poulot qui appartient à la classe
ouvrière ».
Il est évident que, pour nous, cette partialité est objective et traduit
l'idée que chacun, pour soi, ouvrier ou bourgeois, avait de sa condition.
Le livre de Duveau a cependant mérite d'être un très bon instru-
ment. C'est à la fois un bref aperçu de son abondante documentation
et un résumé synthétique de son contenu essentiel que nous publions. Ce
n'est pas pour nous d'un intérêt sentimental que de se pencher sur cette
histoire révolue. Ce n'est pas pour pouvoir jeter à la face des bour-
geois d'aujourd'hui les crimes de leurs pères que nous rappelons cette
période de l'histoire du mouvement ouvrier, mais parce que, à un
moment où celui-ci traverse une crise idéologique grave, il est utile qu'il
prenne conscience à nouveau de lui comme réalité sociale indépendante
et envisage les problèmes de sa condition non pas en fonction de
quatre ans ou de dix ans de lutte, mais à une échelle historique, non pas
en fonction de la trahison de ceux qu'il avait choisi comme dirigeants,
mais en partant de sa situation dans la société.
Il est certain qu'il y a peu de choses communes entre l'ouvrier-paysan
d'Elbeuf de 1860 et le métallurgiste de chez Renault, si ce n'est qu'ils
sont tous deux aussi «radicalement expropriés. Les différences sont évi-
dentes et montrent le chemin parcouru : élévation du niveau de vie,
plus grande instruction générale et technique, caractère totalement prolé-
tarien de la condition ouvrière. Il est vrai que ce chemin a maintenu
l'ouvrier dans sa condition d'exploité et qu'en ce sens il apparaît illu-
soire, mais si l'on voit avec quelle énergie il a su faire face à une
situation infiniment plus difficile que celle dans laquelle il se trouve
aujourd'hui, si l'on remarque que, bien que les vingt années du Second
Empire semblaient avoir réduit le prolétariat de 1848 à une masse
inorganisée, et indécise, un long travail se faisait par lequel il prenait
conscien de sa condition et de ses tâches, et dont la Commune fut le
résultat éclatant, on envisage sa situation actuelle d'une manière bien
différente.
La conscience du prolétariat n'est pas influencée seulement par une
suite d'idéologies, mais est l'expression directe des conditions dans les-
quelles il se trouve. Ce qui doit, en ce sens, nous préoccuper en premier
lieu, c'est de connaître ces conditions. De ce point de vue, l'histoire
ouvrière du Second Empire, en montrant que le processus de proléta-
risation s'approfondissait, montrait par avance que les forces du prolé-
tariat se regroupaient. De même, le fait que ce processus, dans des
conditions très différentes sans doute, se poursuit toujours, nous donne
le droit de dire que sa force révolutionnaire s'accroît et que l'émanci-
pation du prolétariat est plus que jamais possible.
La structure économique de la France s'est sensiblement modifiée
101
pendant la période qui va de 1852 à 1870. Alors qu'en 1848, la France:
était encore une nation artisanale, elle se présente en 1870 comme une:
grande nation industrielle; on assistę pendant cette période à un début
de concentration capitaliste qui entraîne une concentration de la main-
d'ouvre; au village". se substitue la cité, au travail à domicile se substi-
tue l'usine, la fabrique, l'atelier. Ces phénomènes entraînent une modifi-..
cation profonde des rapports sociaux. Les traditions corporatistes, et
compagnonniques disparaissent peu à peu pour donner naissance à deux.
classes bien différenciées : bourgeoisie et proletariat.
Mais si l'industrie connut un essor exceptionnel, si, pendant cette
période naissent de grandes cités comme Reims, centre de l'industrie de
la 'laine, Mulhouse, pour le coton, si la gestion des voies ferrées se con-
centre entre les mains de quelques magnats, la classe ouvrière n'en a
pas moins vécu dans des conditions très pénibles dans l'ensemble, voire
misérables pour certaines catégories. Celle-ci ne fut pas épargnée par
les incidences de la conjoncture économique et des rapports internatio-
naux comme la guerre de Sécession par exemple qui, d'une part, pri-
vant l'industrie française du coton américain et, d'autre part, réduisant
l'exportation des objets de luxe, entraîna un chômage massif dans le
textile. De même en 1860, le traité de commerce franco-anglais favori-
sant l'entrée de certaines marchandises en France se traduisit par de
sérieuses compressions sur les salaires. « C'est en grande partie pour
lutter contre cette baisse des salaires que les ouvriers français cher-
chèrent à s'entendre avec leurs camarades anglais et fondèrent l’Asso-
ciation Internationale des Travailleurs. » (Duveau.)
L'institution du livret de travail qui remonte à 1746 et qui depuis
cette date fut plusieurs fois abandonnée, est reprise par Napoléon III,
dans le bût d'exercer un certain contrôle sur les ouvriers mais, étant
donné le caractère nomade d'une partie de la main-d'ouvre, son usage
est inutile.
DUREE DU TRAVAIL
La durée de la journée de travail avait été fixée, en 1848, à dix
heures pour Paris. et onze heures en province. Dans la pratique, ce
décret n'est nullement appliqué; les heures de travail varient d'une ·
région à une autre, d'une ville ou d'une fabrique à une autre, même
pour une corporation : les mineurs, par exemple, qui emportent leur
nourriture dans la mine restent douze et parfois quatorze heures sous
terre; certaines catégories prennent leur repas en travaillant et fournis-
sent un travail effectif de douze à dix-sept heures. En 1866, après trois
grèves successives, ils obtiennent que les journées de travail soient dimi-
nuées de deux heures.
Dans l'industrie du fer et le textile, 'les ouvriers se répartissent en
deux groupes : les uns travaillant à domicile, les autres à l'atelier
premiers, qui gagnent péniblement leur vie, font de quatorze à seize
heures par jour, les autres de neuf à douze heures. En principe, les
ouvriers chôment le dimanche, quoique cette pratique ne soit pas.
les:
102
toujours respectée. Il faut ajouter que la main-d'oeuvre à domicile se
trouve surtout à la campagne; ces travailleurs mi-ouvriers, mi-paysans,
constituent une main-d'æuvre bon marché que le patronat utilisera aussi
longtemps que possible, malgré sa forme archaïque, principalement dans
le textile, la ferronnerie, la coutellerie, la broderie, la dentelle. Le tra-
vail à domicile est souvent l'objet d'une double exploitation. En plus
de celle du patron, il y a celle de l'intermédiaire qui est chargé de dis-
tribuer les matières premières et de collecter le travail fini et qui pré-
lève un profit sur de salaire de l'ouvrier.
TRAVAIL DES FEMMES.
L'extension du machinisme amène une certaine perturbation dans
le travail des femmes. Celles-ci qui, jusqu'alors, étaient surtout des tra-
vailleuses à domicile, prennent le chemin de la manufacture. Elles sont
employées surtout dans les tissages mécaniques et dans l'imprimerie.
De même que l'ouvrier, l'ouvrière n'est protégée par aucune loi contre les
abus en ce qui concerne la limitation de l'a journée de travail. Sa situa-
tion est particulièrement pénible dans l'industrie de la soie où la jour-
inée commence à 5 heures du matin pour se prolonger jusqu'à 10 et 1 h.
du soir, avec deux heures pour les repas. Un grand nombre de femmes
travaillent dans des communautés religieuses sous la surveillance des
Sæurs.
TRAVAIL DES ENFANTS.
Les enfants sont employés de bonne heure aux travaux industriels.
La loi du 22 mars 1841 régit encore le travail des enfants sous Napo-
léon III. Ceux-ci peuvent être admis dans les fabriques à l'âge de 8 ans.
De 8 ans à 12 ans, ils ne peuvent pas faire plus de huit heures de tra-
vail, de 12 à 16 ans, plus de douze heures, enfin le travail de nuit n'est
permis que pour les enfants de plus de 13 ans. Il convient d'ajouter
que le bénéfice de cette loi n'est appliqué qu'aux enfants travaillant
dans une fabrique de plus de 20 ouvriers. Il est inutile d'insister sur
les abu's dont l'enfance fut l'objet sous le Second Empire. D'après une
enquête faite en 1868, 99.212 enfants sont régis par la loi du 22 mars
1841, par ailleurs 26.503 enfants de 8 à 16 ans travaillent dans des ate-
liers où ils échappent à la loi.
SALAIRES
Vers 1850, « à l'exception de ceux qui travaillent à domicile », les
ouvriers sont payés au mois, à la quinzaine ou à la semaine, ce dernier
système tendant à se généraliser. En dehors de leur salaire, certaines
catégiries d'ouvriers, notamment dans le textile, touchent une prime
(c'est une sorte de prime au rendement) mais cette rétribution se
heurte à l'hostilité des ouvriers et son application est difficile étant
donné le caractère nomade d'une grande partie de la main-d'oeuvre.
Dans les petits ateliers on pratique la rétribution à la tâche ou aux
103
pièces. Le travail à domicile est généralement plus mal payé que le tra-
vail à l'atelier ou à la manufacture. Enfin on retrouve dans le taux des
salaires, le même manque d'unité que dans le nombre d'heures de tra-
vail, même pour des ouvriers de la même industrie.
Le taux moyen du salaire est de 2 fr. 06 par jour, en 1853, et de
2 fr. 90 en 1871, soit 41 % d'augmentation. Dans les mines, les salaires.
varient entre fr. 80 et 3 fr. 25 par jour. Dans l'industrie du fer, le
forgeron gagne environ 3 fr. 20 par jour, mais suivant les régions, les
ateliers, l'importance de l'usine ou la nature cie son travail, il existe
toute une gamme de salaire intermédiaires allant de 35, 50 et 75 centi-
mes à 10 et 12 francs. Les salaires des ouvriers du textile sont beaucoup
plus bas et varient de 75 centimes à 5 francs. En 1856-57, dans la région
d'Yvetot, le maximum de salaire que le plus habile des tisserands peut
gagner, en travaillant seize heures par jour, est de i franc. Cet ouvrier
appartient à la catégorie de travailleurs mi-ouvriers, mi-paysans; sur lui
pèse le poids de la tradition terrienne et il est une proie facile pour
les embaucheurs qui cherchent des ouvriers saisonniers. A Paris, le
salaire moyen de l'ouvrier est de 3 fr. 81 en 1853 et de 4 fr. 98 en 1871.
Paris compte 200.000 ouvriers en 1847 et 290.000 en 1860; sur ce nombre
132.000 ont un salaire « normal », 15.000 ont une situation privilégiée et
64.000 vivent dans la misère.
I
SALAIRES DES FEMMES.
A l'exception de quelques usines où à travail égal, les femmes reçoi-
vent un salaire égal à celui des hommes, l'ouvrière touche un salaire
inférieur de moitié à celui de l'ouvrier : son salaire moyen
est de
fr.
52 par jour, mais on retrouve, là aussi, le même manque d'unité;
une dentellière, par exemple, gagne, dans certaines régions, 3 francs
par quinzaine, dans d'autres, cette somme représente le salaire de la
semaine ou même de la journée. Dans les filatures, le salaire d'une pei-
gneuse est différent à Reims à Mulhouse ou à Roubaix; les femmes
sont employées surtout dans le textile et les salaires extrêmes vont de
40 centimes à 4 ou 5 francs par jour pour quelques catégories privi-
légiées.
SALAIRES DES ENFANTS.
Il est très inégal, il oscille entre 50 centimes et 2 francs. Dans les
houillères du Nord, en 1860, les enfants qui descendaient dans les galeries
souterraines se font de 50 à 80 centimes, en 1872, pour la même région,
le salaire de l'enfant varie de i fr. 50 à 2 francs. A Limoges, dans la
porcelaine, ils gagnent 60 centimes. Au Creusot, dans la métallurgie, de
I fr. 50 à 2 francs.
COUT DE LA VIE
Parallèlement aux taux des salaires il est nécessaire de voir le prix
des denrées, vêtements et logements. Il semble que le pain soit l'aliment
104
ma-
de base de la famille ouvrière. De ce fait, la vie de celle-ci est profon-
dément transformée suivant que le pain est cher ou bon marché. Son
prix subit d'amples fluctuations suivant les années d'abondance ou de
disette. De 1854 à 1868, le kilo de pain coûte au minimum 21 centimes,
au maximum 43 centimes; pour une même quantité de pain un
nouvre du Centre dépense 305 francs par an en 1854, et 546 francs en
1868; la première somme représente 35 %, la seconde 63 % de son
salaire. Ces crises de subsistances, survivances de l'ancien régime, di-
minuent avec la construction des réseaux ferroviaires. Suivant le salaire
qu'il perçoit, l'ouvrier français mange de la viande soit chaque jour,
soit une fois par semaine, le « dimanche »; certaines catégories de mi-
neurs n'en mangent qu'une fois par an, «à la Sainte-Barbe »; un demi-
kilo de beuf coûte en moyenne 60 centimes; le prix du vin varie avec
les régions et suivant l'état des récoltes, il coûte 75 centimes le Hire à
Paris, 34 et 51 centimes à Marseille ou 7 à 10 centimes dans un départe-
ment producteur comme l'Hérault. Un certain nombre de manufactu-
riers organisent des cantines où leurs ouvriers peuvent se nourrir à
des prix variant entre 25 et 30 centimes et allant jusqu'à 60 centimes
par jour, mais cette pratique est très peu répančiue. La population
ouvrière, dans son ensemble, se nourrit mal.
LOGEMENT
« Le logement de l'ouvrier au cours du Second Empire reste généra-
lement pauvre, voire misérable; la condition ouvrière semble même, à
ce sujet, s'être aggravée car la bourgeoisie, perdant des habitudes de
modestie, tend de plus en plus à habiter dans des appartements luxueux
qui mettent en relief la pauvreté populaire. » (Duveau, p. 343.) A Paris
et dans toutes les grandes villes industrielles, une double immigration
s'opère; d'un côté une bourgeoisie nouvellement enrichie quitte les
quartiers populeux pour se rassembler dans les quartiers neufs de la
ville" et de l'autre les ouvriers quittent certains quartiers dont le luxe
insolent les écrase.
Il semble que les habitations les plus misérables se rencontrent dans
le Nord. A Lille, Blanqui estimait à 3.000 le nombre de familles vivant
dans les caves. Ces caves connurent une triste notoriété; Victor Hugo,
Villerané y consacrèrent des pages de leur prose ou de leurs vers. Du-
veau s'étend longuement sur les misérables habitations ouvrières du
Nord et du Nord-Ouest; parlant d'Elbeuf, il dit notamment : « Dans
ces cités neuves, hâtivement outillées afin de satisfaire aux exigences
d'une production intensive, l'ouvrier qui concourt cependant pour une
large part à cette production, apparaît assez fréquemment, comme un
intrus. Les bâtiments industriels, les usines, les demeures des manufac-
turiers prennent avec éclat possession du sol, mais les maisons des fileurs
et des mécaniciens s'intègrent rarement à ce paysage énergique et
victorieux. » (Duveau, p. 350.)' On pourrait allonger indéfiniment la
liste de ces exemples, car les familles ouvrières, à de rares exceptions
105
près, ne connurent pendant cette période que la soupente, le taudis ou?
le grenier.
Le prix des loyers varie de 60 francs à 150 francs par an et de 1 à
3 francs par semaine. Ce problème du logement était si scandaleux qu'il
attira l'attention des pouvoirs publics, des industriels et des manufac-
turiers qui commencèrent à construire des logements et des cités ou--
vrières. Ce fut une «expérience excellente », mais si restreinte qu'elle laig
sait le problème presque dans son entier.
HABILLEMENT
Les articles d'habillement, à l'exception des chaussures de cuir, échap-..
pèrent à la hausse générale. L'ouvrier a tendance à s'habiller avec plus
de recherche que par le passé; il consacre à ses vêtements des sommes
annuelles qui varient de 19 francs à 60 francs,
Dans un budget ouvrier, la nourriture représente de 60 à 65 %
(« dans ces dépenses ne figure pas la viande qui reste un produit de
luxe » - Duveau), le loyer de 9 à 18%, le reste étant consacré à l'habille-
ment et à l'entretien. Dans l'ensemble, l'ouvrier est sous-alimenté et mal
logé et ce n'est quand même qu'au prix de sérieuses privations qu'il
.
parvient à équilibrer son budget.
MEURS
En général, l'ouvrier se marie jeune et surtout dans les catégories:
les plus pauvres. Dans quelques catégories d'ouvriers « privilégiés »,
par contre, comme les métallurgistes, les forgerons, les mécaniciens, on
'se marie beaucoup plus tard. Ces ouvriers évolués, d'une part, hésitent
à compromettre leur bien-être relatif en se créant la charge d'une
famille, et, d'autre part, étant souvent d'origine petite bourgeoisie, ils
ne renoncent pas à l'idée d'épouser une fille de petit patron comme cela.
se pratiquait parfois au temps du compagnonnage. Les mariages les.
plus stables sont ceux des ouvriers qui ont gardé des traditions paysannes
ou artisanales. L'entrée de la main-d'ouvre féminine dans la plus grande
industrie apporte de sérieuses perturbations dans l'harmonie des mé-
nages car l'ouvrière nouvellement libérée de la tutelle familiale et cléri-
cale; a des mours beaucoup plus libres. Dans l'Est, à Mulhouse parti-
culièrement, sont employés beaucoup d'ouvriers suisses ou badois; les
communes où ces ouvriers ont leur domicile créèrent un droit de bour-
geoisie qui empêcha ces étrangers de se marier librement; s'ils voulaient
le faire, il fallait qu'ils achètent ce droit. Le résultat fut que négligeant
de payer ce droit ou, ne pouvant en acquitter le montant faute de
ressources, l'ouvrier vivait en concubinage. Ainsi à Mulhouse, en 1860,
on comptait 150 familles irrégulières et 600 enfants dont l'état civil
était incertain.
Des institutions religieuses, comme la Société St-François-de-Régis,
106
lutièrent vigoureusement contre le con
oncubinage; celle-ci pris à sa charge
'une partie des formalités requises par la loi pour la célébration du
mariage. En douze ans, pour la seule ville de Lille, elle est intervenue
dans 2.800 mariages et a fait légitimer plus de 1.000 enfants. Sous le
Second Empire, le nombre d'enfants naturels s'élève à 7 %, il est de
18 % à Mulhouse, de 24 % à Saint-Quentin et de 32 % à Troyes.
Les familles ouvrières sont-elles nombreuses ? Trois catégories le
sont : les ménages catholiques, les ouvriers d'origine paysanne et les
«ouvriers les plus pauvres. Ces derniers se créent la charge d'une famille
autant par passivité que par lucre, l'enfant ne constituant une charge
que dans ses toutes premières années, puisque dès l'âge de 8 ans il peut
travailler à la manufacture et que son salaire constitue alors un appoint
au budget familial. Dans les catégories « peu nombreuses, il est vrai»,
des ouvriers privilégiés, on trouve peu d'enfants mais un grand souci
de leur donner une bonne instruction. Par contre, dans les grandes
régions industrielles du Nord, du Nord-Ouest et de l'Est, les instituteurs
-se plaignent de ne pas voir les enfants à leur école; la manufacture les
leur enlève. La cupidité des patrons et celle des parents se conjuguent
pour priver les enfants de toute instruction. Pour les premiers, il faut
produire à bon marché, pour les seconds, c'est l'occasion de soulager un
peu leur misère. Dans une brochure qu'ils publient en 1868, les ouvriers.
d'Elbeuf écrivent les lignes suivantes : « Qui ne sait qu'une masse de
parents retiennent leurs enfants chez eux seulement parce qu'ils ne peu-
vent pas les habiller, le linge faisant défaut, et ne veulent pas que leur
progéniture subisse, à peine né, les sarcasmes des autres enfants. »
CULTURE
Dans l'industrie du fer
, l'ouvrier est généralement plus instruit que
dans les industries extractives et dans le textile. Les problèmes sco-
laires soulèvent des polémiques nombreuses et passionnées sous le règne
de Napoléon III. L'ouvrier aspire à l'instruction. Dans le déroulement
des luttes sociales, il sent plus ou moins confusément que son ignorance
l'empêche de formuler clairement ses revendications. Jules Simon, dans
l'opposition républicaine et Victor Duruy, ministre de l'Instruction pu-
blique, multiplient leurs efforts pour que l'instruction soit étendue et
laïcisée. Ces efforts rencontrent des détracteurs acharnés; sur cette
question apparaissent les contradictions du régime : la grande industrie
et les classes dirigeantes sont partagées entre le désir d'avoir une main-
d'ouvre plus intelligente et la peur d'une révolution sociale déclenchée
par un proletariat trop éclairé.
L'instruction est donnée aux enfants du peuple par les professeurs
laïques ou par des congréganistes aussi bien dans des écoles privées que
dans les établissements publics. Inutile d'ajouter qu'il existe une grande
rivalité entre ces deux groupes. Pour les garçons, l'influence laïque l'em-
porte de beaucoup puisque seulement 20 % d'entre eux sont instruits par
des Frères, par contre 64 % des filles sont instruites par des religieuses
107
qui, en dehors du ménage et de la couture, ne leur enseignent presque
rien en culture générale.
Beaucoup d'ouvriers, particulièrement ceux des grands centres, fré-
quentent assidûment les. bibliothèques créées le plus souvent par des.
associations d'ouvriers. La classe ouvrière marque, sous le Second Em-
pire, une très nette volonté de s'instruire. Les petits ouvrages de vulga-
risation scientifique connaissent un réel succès. Cet engouement ne touche
qu'une assez faible partie des ouvriers et il n'en reste pas moins que
dans le contingent des conscrits appelés sous les drapeaux en 1857, on
trouve 30 % d'illettrés. Dans le domaine culturel, la classe ouvrière,
dans sa majorité, est à la merci du patronat. Il faut à ce sujet distin-
guer deux temps dans la production capitaliste du Second Empire, Pen-
dant le premier, le manufacturier pense surtout à produire, à satisfaire
le nombre croissant de ses clients, à moderniser son outillage et se pré-
occupe peu du matériel humain; dans le second temps, le patron com-
mence à se soucier de la valeur technique et morale d'un personnel qui
contribuera à accroître la production de son entreprise. Pour former
des ouvriers qualifiés, il ouvre des écoles, mais en se souciant davan--
tage de donner une instruction professionnelle qu'une culture générale.
Par contre, certains patrons s'opposent farouchement à toute instruc-
·tion de leurs ouvriers et les font travailler le soir jusqu'à 10 heures pour
les empêcher d'assister aux cours organisés après le dîner dans les:
grandes villes.
Sur le plan des distractions et dès « loisirs » des travailleurs, on
retrouve la même absence d'unité que dans le domaine des salaires. Le
travailleur de cette époque est venu à la ville depuis peu de temps, ou
a quitté son atelier réceniment; hier c'était un artisan ou un paysan
dont la famille vivait depuis des générations dans le même lieu et y
cultivant des traditions très anciennes. Ses « jeux » sont encore mar-
qués par son origine terrienne ou corporative. La lecture des romans
populaires connaît une très grande vogue, mais la distraction commune
à presque tous les ouvriers, c'est le « cabaret ». On ne peut manquer
d'être frappé par les ravages opérés par l'alcoolisme dans les rangs
ouvriers pendant les années 1850-70. Le taudis, le travail abrutissant,
la misère et l'insécurité, le nomadisme de certaines catégories qui ne:
connaissent que le « meublé », sont les raisons de ce penchant à l'ivro-
gnerie. D'autres raisons poussent aussi à la fréquentation du « café » :
c'est là que les ouvriers se réunissent après le travail pour lire les jour-
naux et discuter de leurs problèmes et de la politique en général,
Pour aider les ouvriers à traverser les périodes de crises ou de chô-
mage, il n'existe à l'époque que les sociétés de secours mutuels ou
celles créées par l'Empereur, la famille impériale, quelques industriels
ou certaines euvres religieuses qui en profitent pour faire de la propa-
gande cléricale. Quelques industriels servent une retraite à leurs vieux
ouvriers, mais cette retraite dont le taux moyen est de 180 francs par
an est réservée à ceux qui ont 20 ou 30 ans de présence dans l'usine.
C'est dire qu'il s'agit de quelques cas sans portée sociale.
Des observations recueillies, il ressort que la situation matérielle de
l'ouvrier s'est rarement améliorée, qu'elle est parfois restée stable et
108
que dans l'ensemble elle s'est aggravée, tandis que les fortunes bour-
geoises se développaient à une allure étonnante et dont voici quelques
exemples. A la fin du règne de Napoléon 111, alors que le salaire d'un
mineur d’Anzin avait augmenté de 30 % pour une hausse de 45 % du.
coût de la vie, les dividendes de la société avaient triplé. Les magis-
trats impériaux eux-mêmes sont surpris par le nombre de millionnaires.
de la région de Mulhouse. La sélection qui s'opère par la division des
villes en quartiers bourgeois luxueux et taudis ouvriers exprime la divi--
sion de la société en deux classes : Bourgeois et Prolétaires.
Renée SAUGUET.
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