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LES LUTTES OUVRIÈRES EN 1955:
[ÉDITORIAL] 18:1
SIMON, J.: Les grèves de l'été 1955 18:2-36
MOTHÉ, D.: Inaction chez Renault 18:37-40
DUPONT, Georges: L'accord Chausson 18:41-45
NEUVIL, René: Une grève dans la banlieue parisienne 18:46-48
Les grèves sauvages de l'industrie automobile américaine 18:49-60 = FR1956A*
Les grèves des dockers anglais 18:61-74 = FR1956B
CHAULIEU, Pierre: Les ouvriers face à la bureaucratie 18:75-86 = FR1956C*
LABORDE, F.: La situation en Afrique du Nord 18:87-94 = La guerre des algériens
DISCUSSIONS:
MAASSEN, Théo: Encore sur la question du parti 18:95-99
NOTES:
CHAULIEU, Pierre: Les élections françaises 18:100-102 = FR1956D
MONTAL, Claude: Le poujadisme 18:103-107
NEUVIL, René: La situation internationale 18:108-112
LES LIVRES:
MONTAL, Claude: Juin 36 de Danos & Gibelin 18:113-115
La réunion des lecteurs de Socialisme ou Barbarie 18:115-117
La presse ouvrière: Extraits de Tribune Ouvrière 18:118-127
TABLE DES MATIÈRES DU VOLUME III 18:127-128
ANNONCE: Réunion publique 18:[129]
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS
Socialisme ou Barbarie
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, Paris-X
C. C. P. : Paris 11987-19
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
Ph. GUILLAUME
CI. MONTAL
D. MOTHE
A. VEGA
Gérant : G. ROUSSEAU
Le numéro
150 francs
500 francs
Abonnement un an (4 numéros)
Volumes déjà parus (I, nº 1-6, 608 pages; II, n° 7-12,
464 pages; III, nºs 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume.
SOCIALISME
OU: BARBARIE
L'essentiel de ce numéro de Socialisme ou Barbarie est consacré
aux grèves qui ont marqué l'été 1955 en France, aux Etats-Unis et
en Angleterre.
Le texte de J. Simon « Les grèves' de l'été 1955 » donne une des-
cription globale des luttes ouvrières de l'été dernier en France. Les
trois textes qui suivent sont des comptes rendus, par des témoins
directs ou des participants, des répercussions de ces luttes sur deux
usines de la nétallurgie parisienne et sur une petite boîte « arriérée ».
C'est sur des témoignages directs publiés dans des journaux
ouvriers de Détroit; que s'appuie également la description des
grèves américaines de l'automobile, qui forme l'essentiel de l'article
publié sous ce titre. Le texte sur la grève des dockers anglais résulte
aussi pour une bonne partie d'informations provenant de camarades
d'Angleterre.
L'existence de traits communs à ces luttes est incontestable ; leur
grande portée l'est tout autant. Les interprétations peuvent diverger.
Celle que soutient Pierre Chaulieu dans son texte « Les 014vriers face
à la bureaucratie » peut soulever des contestations, mais de ce fait
même servir de point de départ à une discussion, qui par ailleurs se
confond, à un certain niveau, avec la discussion générale sur le
problème de l'organisation du prolétariat qui se poursuit dans
Socialisme ou Barbarie depuis déjà plusieurs numéros.
Les grèves de l'été 1955
Début juillet 1955, rien ne laissait prévoir l'éclatement de
luttes ouvrières dépassant largement le cadre revendicatif tradi-
tionnel et s'apparentant sinon par leur empleur du moins par leur
caractère au mouvement d'août 1953. De fait, ce mouvement que
nous avons considéré comme un véritable réveil de la classe ou-
vrière, semblait n'avoir pas eu de répercussions décisives sur les
rapports de cette classe, tant avec le patronat qu'avec les organisa-
tions syndicales. On pouvait toutefois supposer que le rôle joué par
les syndicats en cette occasion donnerait conscience à l'avant-garde
des limitations d'une action menée dans le cadre syndical et sans
perspectives propres.
Le soutien du gouvernement Mendès-France par les syndicats
réformistes et l'appui apporté à ce ministère par les staliniens, lors-
qu'il fit la paix en Indochine, avaient pu, en influençant une partie
du prolétariat, amener un certain relâchement de la pression ou-
vrière. Mais le véritable caractère de cette politique, rapidement
apparent, la chute de ce gouvernement et le retour à un gouverne-
ment ouvertement de droite, avaient libéré de toutes les mystifica-
tions, orientant la classe vers l'action revendicative. De fait, dès
la fin de 1954, et pendant le premier semestre de 1955, il apparais-
sait une tendance à une combativité accrue du prolétariat fran-
çais (des statistiques de la C.G.T. donnaient 65 mouvements reven-
dicatifs en janvier, 108 en février, 233 en mars).
Cette tendance correspondait à une situation particulière des
rapports tant avec le patronat qu'avec les syndicats : du côté patro-
nal, maintien des conditions économiques favorables au prix de
quelques concessions de détail destinées à masquer la surexploi-
tation ; côté syndical, soutien appa par les staliniens de
cette combativité en vue de son utilisation à des fins politiques.
- 2
LA POSITION DU PATRONAT ET DU GOUVERNEMENT
Depuis trois ans le patronat avait réussi à obtenir une stabi-
lisation des prix, une augmentation considérable de rendement
pour des salaires réels sensiblement inférieurs à ceux de 1938.
Cette position avantageuse lui procurait en général des marges
de profit très importantes. Il n'était pas non plus en situation défa-
vorable sur le plan de la concurrence internationale, bien qu'il eut
souvent proclamé que les salaires élevés servis aux ouvriers fran-
çais le mettaient dans une position désavantageuse, face à des concur-
rents étrangers ; les écarts pouvant exister dans ce domaine, sur-
tout en raison de récents réajustements dans certains pays,
ne
jouaient pas d'une manière aussi radicale et les industriels français,
tout en étant soumis aux nécessités de la concurrence internatio-
nale, étaient néanmoins assurés, notamment dans la métallurgie,
d'une certaine permanence de leurs débouchés.
L'augmentation de la production industrielle -- 10 % en
moyenne, de 1953 à 1954, rythme qui s'est encore accéléré en 1955
avait été obtenue par un accroissement de la productivité et
par la concentration, avec élimination de certaines entreprises mar-
ginales ; sans doute pouvait-on enregistrer selon les secteurs des
écarts de profitabilité très importants - par exemple entre le tex-
tile et la sidérurgie - mais le patronat essayait de faire face à
cette situation en maintenant des salaires plus bas dans les indus-
Iries dont le taux de profit était le plus faible.
Le but du patronat était évidemment la continuation de cette
prospérité et éventuellement, son accroissement. La politique gou-
vernementale était tout entière orientée dans ce sens ; d'une part
clle visait à justifier le maintien des salaires à un niveau bas et
l'augmentation de la productivité par les nécessités de la concur-
rence internationale et de l'équilibre du commerce extérieur. D'au-
tre part elle cherchait à réduire la pression ouvrière par quelques
concessions visant plus particulièrement les salaires les plus bas.
Sur le plan pratique, cette politique patronale et gouverne-
mentale s'était traduite :
a) Par les « rendez-vous » d’octobre, puis d'avril, où l'on annon-
çait à grands renforts de publicité, l'élévation des salaires
réels et les pourcentages de salariés touchés par ces mesures
(20 % des salariés auraient profité du rendez-vous d'avril
et la masse des salaires aurait augmenté de 3,1 % d'avril
à juillet) ;
b) Par le refus systématique de discussion des salaires sur
un plan général et le renvoi à des discussions paritaires sur
le plan local ou sur celui des entreprises ; cette politique
annoncée comme un retour à la « liberté » visant certaine-
ment à diviser l'action de la classe ouvrière et à tenir compte
des grands écarts relevés dans la profitabilité des entre-
prises :
3
c) Par la mise en place corrélative d'une procédure de média.
tion, destinée à faire croire qu'il pouvait exister un arbitre
impartial capable de décider des questions de salaires dans
les conditions particulières à chaque entreprise.
Cette tactique permettait d'empêcher tout mouvement reven-
dicatif général, de diviser la classe ouvrière sur un plan géogra.
phique, de la diviser sur le plan des entreprises : ceci étant d'au-
tant plus évident que dans certaines professions les agents de mai-
trise et les cadres se voyaient accorder des augmentations de salai-
res par la seule ouverture de l'éventail hiérarchique. La discussion
sur le plan des entreprises ou sur le plan local, au nom des condi-
tions particulières propres à chaque profession ou à chaque entre-
prise, replaçait les luttes ouvrières dans le cadre plus strict ouyriers-
patrons et facilitait la résistante des patrons et l'adaptation des
salaires aux taux de profitabilité.
En fait, le patronat avait, en cas de poussée ouvrière, d'im-
portantes marges de manoeuvre. Le rapport au Conseil économique
de juillet 1955 pouvait préciser : « en matière de salaires, tout
laisse prévoir si l'on s'en tient aux précédents que, d'une part la
dernière augmentation du salaire minimum social n'a pas encore
fait sentir tous ses effets et que, d'autre part, il est possible que
des discussions d'accords de salaire et de conventions collectives,
entraînent une amélioration des taux de rémunération » (1).
LA POSITION DES SYNDICATS
Il est évident que le patronat ne céderait sur ses marges que
sous la contrainte. La discussion sur le plan des entreprises lui
donnait toute garantie d'adaptation et de limitation des conces-
sions qu'il pourrait être amené à faire.
Les syndicats forcés de suivre cette nouvelle forme de discus-
sion devaient modifier en conséquence leur tactique : au lieu d'ac-
cords au sommet entre gouvernement, syndicats patronaux et direc-
tions syndicales, l'action devait être décentralisée, d'où une modifi.
cation du caractère des luttes ; d'une part elles pouvaient prendre
l'aspect plus positif et plus concret des conflits directs ouvriers-
patrons, d'autre part devant tenir compte des conditions économi-
ques propres à l'entreprise ou la profession, elles permettaient le
chantage des patrons et les manquvres des réformistes.
Les staliniens et la C.G.T. s'accomodaient fort bien de cette
nouvelle tactique. Au 304 congrès de la C.G.T., Frachon exposait
que « ce qui compte, c'est l'action de la classe ouvrière pour imposer
ses revendications immédiates... ce qui appartient à l'action, c'est
d'avoir en permanence un programme revendicatif pour chaque
cas précis. Ouvrir la perspective à la classe ouvrière, c'est lui mon-
(1) Journal Officiel, Avis du Conseil économique, 1955, n° 16, p. 485, 2e col.
- 4 -
trer où elle est, et comment son action, son unité peuvent hâter le
rassemblement de toutes les forces démocratiques » (2). Cela fait
écho aux thèses du parti sur la paupérisation, cheval de bataille
pour la constitution du front unique.
Comme d'habitude, ces proclamations ne sont en réalité qu'une
façade destinée à la classe ouvrière et s'adaptant plus ou moins à
la combativité de celle-ci, pour parvenir aux fins propres du syn-
dicat et du parti. Car, en même temps, depuis fin 1954, la C.G.T.
participe aux discussions avec les patrons et signe des conventions
collectives qui n'apportent pas d'avantages substantiels aux sala-
riés, de nombreux accords de salaires (notamment en province),
qui ne débordent pas la marge de sécurité patronale et qui entéri-
nent les écarts de salaires entre les différentes professions ou les
différentes régions. Avant le congrès de la C.G.T. on introduit par
le biais d'une soi-disant discussion démocratique des aperçus sur
un programme économique qui pourrait éventuellement constituer
la plateforme minimum en vue d'un regroupement syndical et
politique de front unique, but provisoire du parti et de la C.G.T.
Mais au total, la ligne des staliniens, sinueuse et contradic-
toire, reflète les contradictions de la situation politique actuelle
du P.C.
D'une part, la nouvelle politique russe depuis la mort de Sta-
line, pousse les partis staliniens à rechercher la collaboration avec
les socialistes et une fraction de la bourgeoisie, d'où la reprise insis-
tante des thèmes du « Front Populaire ». Mais, à l'opposé de 1935, il
n'existe actuellement ni une poussée de la base vers une formation
de ce genre, ni des impératifs internationaux imposant à la S.F.I.O.
et à des fractions de la bourgeoisie française d'accepter les stali.
niens dans une coalition. Les staliniens font ainsi des efforts pour
tranquilliser les réformistes et le patronat, mais les résultats de ces
efforts
ne peuvent être que très maigres, sinon nuls. D'un autre
côté, le P.C. et la C.G.T. doivent essayer de reconquérir auprès
de la classe ouvrière une influence compromise dans la période
1947-1952 ; ainsi Servin, secrétaire d'organisation du P.C., souli-
gnait « la nécessité de renforcer les liens du parti avec les masses »
et de « changer le style de notre travail » (3). Le même Servin,
dans un article intitulé Renforcer le Parti, rappelait que « la lutte
idéalogique et politique du parti, son combat pour l'organisation
des rangs ouvriers, pour le front unique, est donc plus nécessaire
que jamais... Le souci de renforcer le parti à travers toutes les
luttes doit animer l'ensemble des militants » (4). De ce point de
vue, l'abandon des thèmes d'action de politique extérieure axés
sur la défense de la Russie (lutte contre le réarmement de l'Alle-
(2) L'Humanité, 15-6-55, p. 5. Benoît Frachon répond à Le Brun et à
Rouzeaud.
(3) France Nouvelle, 26 juin 1955.
(4) L'Humanité, 15-4-55 : < Renforcer le parti », par Marcel Servin:
magne, rencontre des Quatre Grands), met le P.C. dans l'obliga-
tion de retrouver d'autres thèmes sur le plan intérieur, d'où les
litanies sur la paupérisation et le soutien apparent des revendica-
tions ouvrières. Mais, même dans cette voie, le P.C. ne peut trop
s'avancer, non seulement pour ne pas couper à nouveau tous les
ponts avec les réformistes, mais surtout parce qu'il est moins que
jamais sûr de pouvoir garder sous son contrôle des mouvements
ouvriers amples s'ils venaient à se manifester ; les événements de
cet été ont dû d'ailleurs lui fournir un sujet d’utiles réflexions en
ce sens.
Au total donc, la politique actuelle du P.C. est forcée d'être une
sorte de temporisation, un dosage qui devrait être habile mais no
peut pas l'être toujours de soutien des luttes, ceci pour conserver
l'influence sur le prolétariat -- de contrôle et de freinage de ces
luttes, cela dans le souci de renouer le dialogue avec les réformistes
et le patronat.
La C.G.T. adapte immédiatement sa tactique à la politique
gouvernementale renvoyant les reve
vendications sur le plan des entre-
prises. Elle n'en dénonce pas les dangers, mais au contraire, souligne
que les revendications doivent être discutées dans ce cadre précis
pour que les luttes ne prennent pas un caractère trop violent. On
remet en honneur les grèves tournantes, les débrayages limités en
les proclamant les formes les meilleures de luttes ouvrières, malgré
les résultats désastreux qu'ils produisirent depuis trois ans.
LES CONDITIONS PARTICULIERES
DU PROLETARIAT DE PROVINCE
Reporter les luttes sur le plan local, présentait donc des avan-
tages et des risques tant pour le patronat que pour les syndicats. Mais
chacun pensait pouvoir faire face aisément aux risques, le patronat
avec sa marge de sécurité, les syndicats par un encadrement de
l'agitation poursuivie en se servant des facteurs divers de mécon-
tentement de la classe ouvrière.
Cependant, ce système comportant d'une part une pression
continue du patronat sur la classe ouvrière, et d'autre part, une
politique de temporisation des syndicats, devait bien présenter un
point de rupture là où le prolétariat supportait les conditions d'ex-
ploitation les plus dures, et où l'influence des syndicats était la
plus faible.
Le proletariat des zones industrielles secondaires est, en géné.
ral, soumis à des conditions de travail plus dures que celui des
grandes villes. Les abattements de zone font que les salaires sont
inférieurs de 20 à 30 % à ceux de la région parisienne pour un
coût de la vie sensiblement équivalent ; à cette cause légale de
diminution s'ajoute celle tenant à la puissance d'un patronat de
combat disposant de moyens de pression sur les salariés inexistants
dans les grands centres industriels (menace de chomâge, logements
6
ouvriers de fonction, intrusion dans la vie privée). L'influence
apparente des syndicats y est en général plus faible et le prolé-
tariat y est peut-être moins usé par des grèves politiques. Il s'agit
souvent de vieux centres industriels régionaux, à population assez
sédentaire ; et les traditions ouvrières de lutte, ne le cèdent pas
à celles de Paris. Ces zones industrielles secondaires sont actuelle-
ment les plus touchées par la tendance à la concentration. Il en
résulte des mesures radicales de rationalisation des entreprises, des
fermetures d'usines ; les licenciements qui en résultent les diffi-
cultés pour trouver un nouvel emploi constituent des problèmes
quasi insolubles pour les syndicats et permettent aux patrons de
durcir leurs positions et d'aggraver les conditions de travail.
Il n'apparaît pas, dès lors, extraordinaire que la plupart des
mouvements revendicatifs dans le premier semestre de 1955, se
situent en province ; en juin, en dehors des mouvements sporadi-
ques dans la région parisienne (Citroën), trois conflits caractéris-
tiques sont déclenchés : en Lorraine (fonderie Sidelor à Homé-
court), à Saint-Nazaire (Chantiers de construction navale de Pen-
hoët) et à Albi (métallurgie du Saut-du-Tarn).
A
LES LUTTES DE SAINT-NAZAIRE ET DE NANTES
A Paris les grèves tournantes de la C.G.T. dans la métal-
lurgie, sans grande ampleur d'ailleurs, cessent dès la reprise des
pourparlers. A Homécourt, la combativité ouvrière se manifeste de
manière significative dans une occupation de la propriété du direc-
tour de l'usine et par des bagarres avec les C.R.S.; mais après qua-
torze jours de grève le conflit se termine par la conciliation et
10 francs d'augmentation de salaires. Au Saut-du-Tarn la grève
durera bien deux mois, avec des incidents violents également carac-
téristiques, mais elle présente un caractère trop restreint (usine de
1.700 ouvriers) pour avoir un grand retentissement. Par contre,
les événements de Saint-Nazaire et de Nantes marquent autant qu'en
août 1953 une étape des luttes ouvrières tant par leur signification
propre que par leur répercussion sur l'ensemble du proletariat
français.
La situation dans la région industrielle de Nantes-Saint-Nazaire.
Sans doute retrouve-t-on dans cette région industrielle secon-
daire de l'estuaire de la Loire les conditions propres au prolétariat
de province, mais d'autres conditions locales peuvent contribuer à
l'explication des luttes qui s'y sont déroulées.
Sans accorder aux traditions locales l'importance que certains
ont cru devoir relever, il est certain que la région de Nantes possède
un passé de luttes ouvrières. Si la presse bourgeoise a insisté sur
des faits comme la fondation de bourses du travail ou la signature
de la première convention collective, il a beaucoup moins été rappelé
qu'en août 1953, la lutte ouvrière prit un caractère qu'elle n'avait
- 7
pas ailleurs : la grève était totale et le comité intersyndical, appuyé
sur l'unanimité ouvrière contrôlait en fait la ville et gérait lep
services publics.
Après août 1953, et jusqu'à maintenant, cet intersyndicala
continué de fonctionner, jouant un certain rôle de cohésion; les
ouvriers en lutte pouvaient trouver en lui l'organe nécessaire pour
guider la lutte et mener les discussions avec les patrons; alors
*pu’habituellement le manque de contact et le manque de liens
entre les différentes organisations ne peut que freiner le déclen-
chement d'une action, il est évident que la présence de l'inter-
sýndical non seulement levait ces obstacles mais devenait un facteur
positif.
Cependant, partout ailleurs, tous les comités d'action constitués
en 1953 avaient disparu dès la fin de la lutte en dépit des efforts
des staliniens, car il ne s'étaient formés qu'en vue d'une action
déterminée et que la base ne voyait aucun intérêt dans leur main-
tien et dans leur exploitation à des fins différentes de celles pour
lesquelles ils étaient nés.
Si l'intersyndical a pu continuer à jouer un rôle à Nantes, c'est
qu'il existait, à coup sûr, une tendance de la base forçant au main-
tien de cet organisme. Il ne pouvait être que le reflet d'une una-
nimité très différente d'une simple unité syndicale qui n'aurait pu
donner de vie réelle à un tel organisme.
Lors des évènements de Nantes, on a fait ressortir, en liaison
avec les fortes traditions locales déjà notées, le maintien à Nantes
de tendances anarcho-syndicalistes. Ce fait semble être dû plus
particulièrement à l'action de quelques militants ouvriers qui au
sein des sections syndicales locales et toujours en opposition avec
les directions nationales menaient la lutte en s'appuyant directe-
ment sur la combativité de la classe ouvrière. C'est cette combati-
vité qui créait les conditions favorables à l'action d'une avant-
garde de militants conscients, ceux-ci apportant les leçons de leur
expérience.
II est possible aussi que les tendances de ce prolétariat de pro-
vince aient été stimulées par les conditions matérielles précaires
que les ouvriers de la région ont connues au lendemain de la guerre
et par les lenteurs de la reconstruction de cette zone très sinistrée.
Mais la combativité ouvrière s'explique beaucoup plus vrai-
semblablement par les conditions de travail imposées par les patrons
de cette région, par l'énorme déséquilibre tenant au maintien de
salaires très bas et l'augmentation de la productivité par la concen-
tration et la rationalisation des entreprises.
La systématisation de ces opérations du côté patronal semble
prouver qu'il n'y a pas eu de fautes des patrons comme il a été
prétendu, mais la volonté déterminée de réaliser une opération au
meilleur compte possible, peut-être même de faire un test valable
pour la classe ouvrière tout entière. La combativité ouvrière répon-
dait à la combativité patronale.
Fin mai 1955, la Société des Chantiers et Ateliers de Saint
Nazaire (Penhoët) et la Société des Ateliers et Chantiers de la
Loire annoncent leur fusion; cette mesure concerne l'ensemble des
chantiers de l'embouchure de la Loire et des chantiers de la basse-
Seine, soit 70 % de la construction navale française. Parallèlement et
antérieurement à cette concentration se poursuit une rationalisation
du travail par l'introduction de nouvelles méthodes de travail dans
les fonderies, chez les soudeurs notamment; il en résulte un boule-
versement des normes de travail et de la classification des emplois.
D'autres entreprises de la métallurgie nantaise sont touchées par
des mesures identiques : en février, J.-J. Carnaud à la Basse-Indre
prévoit le licenciement progressif de 600 ouvriers par la reconver-
sion de l'usine pour la fabrication de fer blanc laminé.
Face aux résistances ouvrières, les patrons 'usent de leurs moyens
de pression habituels : réduction de l'horaire à 40 heures; menaces
de licenciements, et même de fermeture d'usine; les patrons de la
construction navale, prétendent qu'ils ne peuvent soutenir la concur-
rence internationale; pourtant ils sont subventionnés par l'Etat et la
construction navale est en plein essor; le pport au Conseil Econo-
mique de juillet 1955 note : « les longs délais de fabrication de cette
industrie assurent une certaine permanence à cette activité ». (5)
Une preuve de la pression patronale est donnée dans le fait, connu
sculement au cours des grèves, que les salaires déjà très bas, n'ont
pas été relevés lors du rendez-vous d'avril.
Les discussions de salaires engagés depuis de longs mois traî-
naient sans résultat. Les syndicats, pour appuyer leurs négociations,
ne trouvaient à proposer que des formes sporadiques d'action :
grèves tournantes, débrayages limités, pétitions, meetings isolés,
etc.; habituellement, cette petite guerre use la combativité du pro-
létariat. Il devait en être tout autrement à Saint-Nazaire.
Les luttes de Saint-Nazaire.
Aux Chantiers de Penhoët, la mise en oeuvre de nouveaux pro-
cédés de soudure entraînait une diminution de salaire par le jeu du
boni d'environ 10 francs par heure. Le lundi 20 juin, les soudeurs
envahissent le bâtiment de la direction du chantier pour forcer
celle-ci à recevoir une délégation ; le mardi 21, à 10 h. 30, ils
parcourent le chantier, font débrayer tous les ateliers, entraînent
à nouveau tous les ouvriers à la direction; celle-ci refusant de les
recevoir, ils commencent à passer par les fenêtres bureaux, maté-
riel, plans, tables à dessin et à brûler le tout dans la cour de l'usine;
le drapeau rouge est hissé sur les bâtiments. Les dirigeants syndi-
caux, surpris par le déclenchement de cette action, n'en connais-
sent les détails qu'au cours d'une réunion des délégués de l'usine
au début de l'après-midi; au cours d'un meeting qui suit et qui
(5) Journal Officiel, Avis et rapports du Conseil économique, 1955, n° 16,
p. 473.
9
groupe 4 à 5.000 ouvriers, ces mêmes dirigeants désapprouvent le
< excès commis » : ils essaient, contre la volonté des ouvriers, d
limiter le conflit à l'usine et d'empêcher son extension à l'ensembl
de la métallurgie nazairienne pour un soutien collectif des soudeur
La seule consigne donnée est l'occupation des chantiers, tout
temporaire d'ailleurs puisqu'ils sont évacués le soir même, aloi
que le Préfet masse des C.R.S. pour « protéger les patrons ». L
mercredi, alors que les délégués discutent en commission paritaire
l'action propre des soudeurs devient l'action de tous pour les sala
res. Les ouvriers de toutes les entreprises métallurgiques de Saint
Nazaire sont en grève et attaquent les C.R.S. qui, eux, occupen
les chantiers; de violentes bagarres se déroulent alors. Dans l'après
midi, sur l'intervention des délégués et du maire socialiste, les C.R.S
sont retirés et leur départ salué par l'« Internationale ». Le jeud:
arguant de cette « victoire », de 5 francs d'augmentation horaire e
de 5 jours fériés payés les syndicats poussent les ouvriers à rentre
pendant que les discussions se poursuivent. Le lundi 27, pou
appuyer ces mêmes discussions, ils entraînent à nouveau les métallo
de Saint-Nazaire dans la tactique habituelle des grèves tournantes
mais, fait significatif de la combativité et de l'unanimité des tra
vailleurs, aucun syndicat ou même les trois ensemble ne peut prer
dre l'initiative de signer avec les patrons sur les bases d'une aug
mentation horaire de 7 à 17 francs, dernières propositions patronale
qui sont rejetées le 28 par un meeting des ouvriers.
Peut-être pour des raisons différentes, patrons et syndicat
avaient-il misé sur les vacances pour que tout « rentre dans l'or
dre ». Les directions, notamment des Chantiers de la Loire, d
Saint-Denis, de la S.N.C.A.S.O., des Chantiers de Penhoët, avaien
cru bon d'adresser pendant le congé des lettres individuelles indi
quant ce que les ouvriers auraient touché s'ils avaient accepté le
augmentations proposées et indiquant que la semaine de travai
était ramenée à 40 heures; ceci était une manoeuvre pour faire cesse
les grèves tournantes car les patrons espéraient que les ouvrier
céderaient devant la menace d'une rémunération hebdomadair
réduite à 33 heures par des grèves d'une heure par jour.
Les dirigeants syndicaux, n'avaient trouvé comme réplique
qu'une nouvelle forme de grève tournante pour le 14 août à 1
reprise : un débrayage d'une heure par atelier et par jour à tour d
rôle, les seuls grévistes devant se réunir en groupe devant la direc
tion. Mais là encore la base déborde les syndicats; à Penhoët, ai
lieu des seuls soudeurs qui devaient débrayer en premier, ce son
tous les ouvriers qui sont devant la direction vers 10 heures. Le
lettres sont entassées dans la cour pour un feu de joie qui se com
munique à la baraque du gardien; les ouvriers attaquent la direc
tion et, à l'arrivée des C.R.S., se retranchent dans les chantiers
De nombreux contingents de gardes mobiles sont amenés el
hâte; les patrons déclarent, une fois de plus, aux délégués, qu'il
sont à la limite des concessions et qu'ils ne peuvent proposer davan
vo
10
tage. Au début de l'après-midi, les ouvriers qui se sont introduits en
force dans les chantiers, attaquent les C.R.S. La lutte durera jus-
qu'au soir, avec parfois le caractère d'une véritable bataille. Le
bâtiment du syndicat patronal est incendié. Les ouvriers utilisent
des frondes, des tuyaux chargés de grenaille d'acier qu'ils branchent
sur les canalisations d'air comprimé. La lutte ne cesse qu'à la nuit
avec l'occupation des chantiers par les C.R.S.
Déjà la presse notait que « le dialogue n'avait plus de sens si
les mandataires se faisaient plus ou moins volontairement désa-
vouer » et « que l'unanimité dépassait largement la traditionnelle
unité syndicale, car ce sont les troupes qui contraignent les chefs à
aller toujours plus loin » (6). Le recours à la procédure de média-
tion à Paris apparait comme la bouée de sauvetage tant pour les
syndicats que pour les patrons dans un mouvement qui prend une
telle ampleur et surtout une telle orientation. Le mercredi 3 août,
tous les syndicats, unis dans un dernier effort, parviennent, en
faisant miroiter l'avantage de la nouvelle procédure de médiation
à faire voter à main levée la reprise du travail. En échange de cette
médiation et du retrait des forces de police, les délégués se sont
engagés à renoncer à toute 'action pendant les quinze jours que
durera la négociation; et celle-ci par précaution se déroulera à
Paris, « en terrain neutre ». La nécessité, autant que le souci d'un
apaisement a amené les uns et les autres à rechercher un accord
rar l'entremise d'un « conciliateur ».
Peu de précisions ont été données sur la manière dont se sont
déroulés les pourparlers. Ce qui est certain c'est qu'ils furent labo-
rieux; la volonté d'arriver à un accord acceptable s'expliquant par le
désir mutuel des patrons et des syndicats d'éviter le retour d'évè-
nements semblables à ceux des le' et 2 août. Et si l'accord apportait
une augmentation d'un taux inhabituel de 22 %, le patronat décla-
rait que « cela était compensé et au delà par le rétablissement
d'un climat social sans lequel il n'y a pas d'industrie possible » (7).
Pourtant cette concession ne rallie pas l'unanimité des ouvriers;
81 % d'entre eux voteront le 17 août la ratification de l'accord.
Les répercussions de Saint-Nazaire.
Si des manifestations de solidarité avaient eu lieu à Nantes,
distante de 60 km., dès le 23 juin, où se poursuivaient également
des discussions de salaires, elles restaient plutôt platoniques; les
minoritaires n'avaient pu réussir à étendre à Nantes le mouvement
pas plus au début de juillet qu'au début d'août en raison de l'oppo-
sition des bureaucraties syndicales.
Pourtant, les conditions de travail étaient identiques et les
pourparlers de salaires s'éternisaient, les patrons proposant 3 %
ajoutés aux 3% accordés au début de l'année. Dès que sont connus
(6) Le Monde, 3-8-55.
(7) Le Monde, 9-8-55.
- 11
les résultats de Saint-Nazaire, l'agitation gagne la métallurgie de
Nantes. Le mercredi 17 août, au retour des vacances, alors que
les
discussions se poursuivent au siège de la Fédération patronale, les
ouvriers, sans avoir été appelés à manifester par les syndicats, se
massent dans la rue dès 10 heures, devant l'immeuble où siège la
commission paritaire; les patrons offrent alors 10 à 15 francs d'aug.
mentation horaire, les syndicats demandent 25 %, taux voisin de
celui acquis à Saint-Nazaire. A 12 heures, les patrons veulent se
retirer et proposent le recours à la procédure de médiation; l'hosti-
lité des milliers d'ouvriers massés dans la rue les oblige à poursui-
vre les discussions; à 14 heures, les patrons offrent 20 francs, refu-
sés par les ouvriers au cri de « Nous voulons 40 francs ». Ceux-ci
envahissent alors l'immeuble patronal et commencent à passer le
mobilier et les papiers par les fenêtres; à 15 heures, les patrons
offrent les mêmes salaires qu'à Saint-Nazaire; les ouvriers refusent;
à 15 h. 15, 33 francs, toujours refusés. Un ouvrier ouvre alors la porte
de la salle des séances, demande calmement : « Lequel que j'étran-
gle », et tous envahissent la salle ;à 15 h. 30, devant l'ampleur de la
manifestation, les patrons cèdent les 40 francs et sortent de la salle
des séances en file indienne entre une haie d'ouvriers qui les inju-
rient; ils trouvent leurs voitures' avec les pneus à plat et doivent
repartir à pied.
Dans la soirée, les patrons dénoncent l'accord dans ces termes
« C'est dans ce climat de contrainte et de violence que la signature
du syndicat patronal a été arrachée, le Directeur départemental du
Travail ayant estimé, à ce moment, qu'il fallait à tout prix éviter le
pire.
« En conséquence, la délégation patronale déclare solennelle-
ment que
le document revêtu de cette signature se trouve frappé de
la nullité prévue par les articles 11ll et suivants du Code Civil » (8).
Il a même été avancé que l'Inspecteur du Travail serait à l'origine
de toute la mise en scène destinée à mystifier les ouvriers.
Le jeudi 18, les usines sont fermées. Au début de l'après-midi,
après un meeting, les délégués discutent à la Préfecture de la reprise
des pourparlers et du retrait des C.R.S. amenés à grand renfort dans
la nuit. Plus de 10.000 ouvriers sont massés devant la Préfecture que
protègent les C.R.S. Dans la ville, les ouvriers du bâtiment, « passant
outre aux consignes des dirigeants » (9), attaquent les policiers
des bagarres éclatent. C'est alors qu'une bombe fabriquée par lee
ouvriers (grenaille, acide sulfurique et plastic) est lancée sur un
groupe
de C.R.S. qui stationne près de la Préfecture : 27 sont bles
sés dont 11 sérieusement. Les bagarres s'étendent et durent jusque
tard dans la soirée; des groupes d'ouvriers tentent même d'élever
des barricades en abattant des arbres et en arrachant les pavés ;
l'immeuble de la fédération patronale est de nouveau saccagé.
(8) Le Monde, 19-8-55,
(9) Le Monde, 20-8-55.
12
1
Le vendredi 19, un meeting réunit à 10 heures les ouvriers pour
information par les délégués syndicaux et renvoi a un autre meeting
à 15 heures; mais déjà un groupe d'ouvriers a attaqué l'immeuble
du journal local qui avait publié avec une légende injurieuse pour
les ouvriers une photo représentant des C.R.S. blessés en compagnie
du Préfet. Des journaux saisis sont brûlés dans la rue, jusqu'à ce
que le directeur du journal accepte de publier un rectificatif.
Le meeting de l'après-midi s'achève à 17 h. 30, et réunit plus
de 15.000 métallos auxquels se sont joints de nombreux travailleurs
d'entreprises publiques et privées de la ville. Les dirigeants syndi-
caux sont en désaccord sur le but à donner à la manifestation dans
la ville, qui doit suivre. Un minoritaire propose d'aller à la préfec-
ture, mais se heurte à l'opposition des autres; c'est alors que d'un
groupe d'ouvriers vient le mot d'ordre d'aller à la prison, manifes-
tation de solidarité envers les emprisonnés de la veiſle, mot d'ordre
repris par tous, et forcément par les dirigeants; les ouvriers avan-
cent au coude-à-coude mais au lieu de se borner à manifester, ils
attaquent la prison. Une grille est enfoncée, le portail est près de
l'être, un gardien lance alors des grenades lacrymogènes alors que
les C.R.S. essaient de dégager la place devant la prison. D'autres
inanifestants attaquent au même moment le Palais de Justice. De
nombreux accrochages très brefs et très violents se produisent dans
les rues de la ville, les groupes d'ouvriers attaquant constamment
les C.R.S. Au cours de ces accrochages un officier de C.R.S. tire déli-
bérément au pistolet. un ouvrier est tué d'une balle dans la gorge.
Les ouvriers, réflexe immédiat de lutte, attaquent alors une armu.
rerie de la ville, défoncent les vitrines et s'emparent des armes. La
lutte se poursuit avec le même caractère très tard dans la soirée.
A ce moment, les bagarres durent depuis trois jours et dirigeants
syndicaux autant que « forces de l'ordre » sont débordés; le Gou-
vernement a dû amener 20 compagnies de C.R.S. (4.600 hommes et
2.400 gardes) et la ville est surveillée par hélicoptère; la combati-
vité des ouvriers est au plus haut point et des témoignages attestent
que les C.R.S. ont peur; bien que ceux-ci paraissent tenir la ville
une extension du conflit pourrait amener le renversement de la
situation au profit des ouvriers qui, comme en 1953, au moment de
la grève générale, pourraient contrôler la ville sans que la police
puisse intervenir.
Au lieu de proposer cette extension, au lieu d'exploiter cette
situation en décrétant la grève générale dans la région de Nantes,
les dirigeants syndicaux veulent un apaisement : avec le maire, les
parlementaires, le super-préfet de Rennes, la journée du samedi 20
se passe à chercher « désespérément un armistice » (10).
Le décalage est évident entre les bureaucraties syndicales et le
prolétariat de Nantes : sur le plan local il se manifeste par un
conflit des minorités d'avant-garde qui ont impulsé la lutte au cours
(10) Le Monde, 21/22-8-55.
- 13 -
de ces trois jours et les bonzes syndicaux de toutes tendances. Les
minoritaires de l'union locale F.O. publient une motion déclarani
« avec force que les seuls responsables du sang versé sont M. Rix
Préfet de la Loire-Inférieure et les forces de police utilisées contre
les ouvriers, et condamnent de la façon la plus formelle ceux qui
dans une certaine presse tentent de rejeter une partie de la respon
sabilité des évènements sur la classe ouvrière qui n'a fait qu'user de
son droit de légitime défense » (11). La signature de cette motion
a été refusée par les unions locales C.G.T. et C.F.T.C. Par contre
le Bureau Confédéral F.0. déclare que les ouvriers « doivent déjoue
les provocations qui déjà se font jour et ne pas s'associer à des violen
ces inutiles qui revêtent un caractère de provocation » (12). Les même:
unions locales C.G.T. et C.F.T.C. stigmatisent dans leurs communi
qués « les provocateurs dont l'attitude est incompatible avec l'ac
tion conséquente que mènent les travailleurs dans l'unité pour une
solution favorable de leurs revendications ». Cette position fait
évidemment écho à l'attitude de la fédération communiste de la
Loire-Inférieure exprimée dans « L'Humanité » qui ne voit dans la
combativité ouvrière que « l'action de quelques groupuscules trots
kystes » (Fajon), dans l'attaque de la prison que le fait d'un
« groupe d'éléments incontrôlés », dans celle d'une armurerie « les
agissements de certains groupes provocateurs » que le préfet exploite
pour mettre la ville en état de siège (13).
Les directions syndicales ne veulent pas de l'extension du con
flit; pour les syndicats réformistes, cela est dans la ligne habituelle
et l'union locale F.O. est rapidement désavouée par les bonzes natio
naux; « L'Humanité » peut se lancer dans des descriptions grandi
diloquentes de certains faits soigneusement choisis (14). Deux faits
essentiels se dégagent de l'attitude du P.C. et de la C.G.T. :
1° Aucun appel réel à la solidarité, soit par entrée dans la lutte
soit par soutien financier n'est lancé dans les usines; bien
sûr la Fédération des Métaux invite le 19 août « les sections
syndicales à appeler les métallurgistes à exiger dans l'unité
le retrait immédiat des forces policières à Nantes ». Mai:
cela ne se traduit dans la pratique que par quelques envoi:
de télégrammes;
2° Les faits les plus significatifs de l'attitude offensive de la
classe ouvrière sont systématiquement passés sous silence
(bombe du 19) ou déformés (attaque de la prison et de
l'armurerie).
La tactique des syndicats est de temporiser, de localiser le con
flit. Il faudra du temps pour user la combativité des ouvriers de
Nantes, pour les diviser, mais dans l'immédiat il faut à tout prix
(11) Le Libertaire, 8-9-55.
(12) Déclaration du 22-8 publié dans Force Ouvrière, 25-8-55.
(13) L'Humanité, 20-8-55, p. 5.
(14) Par exemple les obsèques de l'ouvrier tué. Humanité-Dimanche, 28-8-55
14
éviter
que le mouvement de Nantes ne fasse école : toute attitude
révolutionnaire et toute vélléité d'action autonome de la classe
ouvrière doivent être brisées car elles tendent à déborder le cadre
syndical et échapper au contrôle de la C.G.T. et des staliniens.
Le point de rupture du mouvement intervient par l'action des
syndicats le lundi 22 août. Dans la journée du dimanche 21, de
laborieuses négociations se poursuivent à Rennes entre le super-
préfet, les patrons et les délégués syndicaux, à Rennes et non à
Nantes. A une heure du matin un protocole d'accord est signé; les
délégués doivent soumettre aux ouvriers un projet dans lequel, en
contrepartie de la levée du lok-out et du retrait des forces de
police, ils devront « assurer une situation normale à l'intérieur des
usines, dans le cadre de la légalité » (15).
L'accord du 17 août doit être soumis à l'examen du tribunal
qui décidera de la validité. Les délégués syndicaux n'ont pas osé
s'engager pour les ouvriers qui les suivent déjà bien difficilement.
Aussi le référendum qu'ils vont organiser va être un chef-d'oeuvre
de mystification syndicale. Le vote a lieu par usine et non en com-
mun; cela facilite le travail des délégués syndicaux et gêne au
contraire celui des minoritaires; de plus, Nantes étant très étendu,
et les ouvriers devant se rendre aux portes de leur usine, un
nombre important d'entre eux ne pourront prendre part au vote.
Peu de précisions ont été données sur les explications qui précédè-
rent ce vote; il apparaît toutefois que les délégués syndicaux expo-
sèrent simplement comme un facteur le retrait des C.R.S. mais pas-
sèrent sous silence le fait que la reprise du travail aux conditions
anciennes constituait un renoncement à l'accord du 17 août. Bien
entendu, la division par usine gênait considérablement le travail
d'explication qui aurait pu être donné par les minoritaires au cours
d'une assemblée générale des grévistes. Comme le note « L'Huma-
nité » du 23 août « les explications ont été courtes ». Le même
journal poursuit : « à l'appel de leurs délégués les métallos se sépa-
rent en groupes, par atelier, par service, c'est l'heure du vote »,
* les bureau de vote sont en plein air, sur les trottoirs, chacun vient
* chercher un bout de papier, se met en quête d'un crayon ou d'un
« stylo. Il n'y a qu'un mot à écrire, OUI (sic) pour la ratification
« du protocole ou non et à glisser son bulletin dans l'urne sous
* l'oeil vigilant des copains d'atelier.
« Urnes en bois et boîtes en carton sont scellées avec les
« moyens de bord : quelquefois avec des bouts de papier gommé
< portant les signatures des membres du bureau. Des petits groupes
« les emportent en vélo, en moto au lieu de dépouillement central.
« Un peu avant 11 heures, le total est connu : votants 6.875.
« QUI : 5.378 ; Non : 1.400 ; nuls : 97. Pourcentage pour la ratifi-
(15) Le Monde, 23-8-55.
(16) L'Humanité, 23-8-55.
- 15 -
« L'Humanité » oublie un seul chiffre, celui des abstentions :
6.815.
Le nombre élevé des abstentions ne peut s'expliquer uniquement
comme cela a été fait par un nombre important de grévistes non
actifs qui se seraient désintéressés du vote; les faits relatés montrent
plutôt que les syndicats ont précipité le vote (qui n'a duré en
pratique que de 10 heures à 11 heures pour près de 7.000 ouvriers)
et qu'un nombre important d'ouvriers n'ont pu être touchés. Le
3 octobre, après cinquante jours de grève, 11.541 ouvriers sur 13.500
participeront à un vote identique; ce dernier chiffre confirme la
manoeuvre des syndicats lors du vote du 22 août.
Et les membres du comité d'action vont signer le protocole ;
le lendemain, la rentrée s'effectue normalement. Le premier épisode
des luttes de Nantes est terminé : les syndicats et les patrons ont
gagné la première manche sur les ouvriers. La phase spontanée du
mouvement est terminée.
Les autres répercussions de Saint-Nazaire.
Mais ces efforts des syndicats ne peuvent empêcher ni une mon-
tée revendicative, ni, qu'à l'image de Nantes et Saint-Nazaire, les
luttes prennent le même caractère offentif. Au 1er septembre, huit
jours après Nantes, la grève touche surtout l'Ouest, les chantiers de
construction navals et quelques centres de province. A Albi, dès le
21 août, des incidents typiques se produisent : à minuit, des ouvriers
qui attendent le résultat de pourparlers se barricadent dans la cour
de la Préfecture du Tarn dès qu'ils ont connaissance de la rupture
des négociations et n'en sont délogés que cinq heures plus tard
par les C.R.S. A Cholet, le 30 août, les ouvriers font toute la nuit
le siège du Palais de Justice où patrons et délégués sont réunis en
commission paritaire et obligent les patrons à discuter pendant
18 heures. Au Mans, les ouvriers envahissent la Chambre de Com-
merce où siège la commission paritaire et arrosent la délégation
patronale avec une lance à incendie. Des mouvements ont éclaté à
Rouen, Le Havre, Lorient, Toulon, La Rochelle, généralement dans
la construction navale; à Saint-Etienne dans la métallurgie, à Bel-
fort (usine Alsthom de constructions électriques).
LA SPONTANEITE DANS LA LUTTE
ET LE DEPASSEMENT DES SYNDICATS
Cette spontanéité ne fait aucun doute dans le déclenchement de
l'action, tant à Nantes qu'à Saint-Nazaire. Dans ce dernier port,
depuis le début de l'année, les syndicats ne soutenaient que des
grèves tournantes et même lors de la reprise fin juillet, la seule
réponse syndicale aux lettres de provocation patronales était encore
des débrayages d'une heure. C'est spontanément qu'à l'instigation
16 -
des soudeurs les ouvriers recourent à la forme la plus positive d'ac
tion, la grève illimitée. De même à Nantes, personne n'avait ordonné
aux ouvriers de venir « soutenir » les discussions à la commission
paritaire, et pourtant à 10 heures du matin tous les métallos étaient
dans la rue.
Ce dépassement des organisations syndicales se retrouve aussi
tout au cours de la lutte : la masse des ouvriers contrôle étroitement
l'activité des délégués;, ceux-ci ne peuvent plus traiter séparément
mais doivent en référer constamment à l'ensemble des ouvriers.
Dans les manifestations le dépassement est évident, ce sont les
ouvriers qui pratiquement décident des objectifs (par exemple la
prison de Nantes), qui ont recours à la violence; les conseils de
modération des délégués ne sont pas écoutés.
Unification des revendications.
S'il apparaît qu'à l'origine du mouvement de Saint-Nazaire, il
y a une question de normes des soudeurs, en réalité les revendi-
cations s'unifient rapidement sur la question des salaires. La dété-
rioration continue de la condition de la classe ouvrière fait
que
celle-
ci se préoccupe avant tout de sa situation matérielle : c'est le
véritable élément moteur des luttes.
Le fait brutal des luttes à Saint-Nazaire, qui frappe la classe
cuvrière est que la lutte violente apporte une augmentation massive
de salaire; les autres questions secondaires passent inaperçues et
d'ailleurs ne sont réglées qu’ultérieurement. A Nantes cette position
a un caractère plus marqué : la revendication devient uniforme et
de 40 francs pour tous, mot d'ordre repris ensuite dans différents
secteurs de province.
Réclamer une grosse augmentation de salaire, non hiérarchisée,
c'est se situer en dehors du plan économique de l'entreprise, en
dehors de toute discussion sur son influence sur la vie de l'entre-
prise, ou sur les différentes catégories hiérarchiques. C'est un fait
brutal qui n'appelle qu’un oui ou un non et qui se relie à la notion
élémentaire de l'exploitation. Il entraîne comme conséquence l'una-
nimité de la classe ouvrière et le recours à des formes violentes de
luttes puisque les rapports salariés-patrons se trouvent dépouillés
de toute mystification et ramenés aux rapports de force, à ce qu'ils
sont réellement.
L'unanimité des ouvriers.
Evidemment les staliniens insistent sur le caractère « unitaire »
du mouvement. Mais il y a loin de l'unité réclamée par les direc.
tions syndicales et une unanimité dans la lutte venant de la base,
manifestation puissante d'une conscience collective de classe, pour
des objectifs de classe, en dehors de toute direction extérieure.
Nous avons déjà souligné le rôle que cette véritable unité
17
ouvrière avait pu jouer dans le maintien de l'intersyndical à Nantes
après août 1953. Le prolétariat de cette région trouvait sans doute
dans ses conditions particulières les raisons économiques fonda-
mentales de son unité dans la lutte contre les patrons pour la seule
revendication élémentaire d'une augmentation de salaires; l'action
des minorités, les traditions ouvrières, les faibles influences syndi.
cales faisaient le reste.
Et la revendication unique de salaire, dépassant les divisions
de catégories professionnelles, des différentes corporations, des
employés et des ouvriers cimentait définitivement cette unité dans
la lutte qui trouva son expression originale dans la combativité de
tous, ouvriers et employés de tous ordres.
La combativité ouvrière.
C'est cette action autonome de la classe consciente de sa force
unie, totalement dégagée des préoccupations réformistes, brisant le
cadre syndical traditionnel qui donna à la lutte ce caractère de vio-
lence offensive, toute nouvelle dans les luttes intervenues depuis
la Libération.
Dès l'origine des luttes, étroitement associée au dépassement des
syndicats et à l'éclatement du cadre syndical, la violence se mani.
feste, passant, dans la mesure où les buts du moment ne sont pas
atteints, d'un stade déterminé de lutte au stade supérieur.
A Saint-Nazaire, comme à Nantes, les ouvriers sont toujours
présents pour soutenir l'action des délégués en discussion avec les
patrons; si les discussions durent trop longtemps (seulement quel-
ques heures) le siège des fédérations patronales ou des directions
est envahi, le mobilier va à la rue; si les patrons ne cèdent toujours
pas, la salle des séances est envahie, les patrons plus ou moins mal-
menés; s'ils refusent de discuter et appellent les forces de l'ordre,
les ouvriers attaquent les C.R.S. Le rapport de force ouvriers-
patrons se transpose en rapport de force classe ouvrière-Etat.
Les C.R.S. attaquent : les ouvriers qui d'abord utilisaient les
projectiles habituels aux bagarres de rues et d'usine (pierres, pavés,
boulons, bouteilles, etc.) perfectionnent naturellement leurs armes
et les adaptent aux conditions présentes de la lutte, pour accroître
leur efficacité. A Saint-Nazaire, des tubes remplis de grenaille sont
branchés sur les canalisations d'air comprimé sous 6 kg. de pression;
à Nantes, les groupes les plus combattifs se sont coiffés de casques
de motocyclistes; ils utilisent des gourdins garnis à l'extrémité de
fil barbelé qui déchire la main des C.R.S. qui essaient de les arra-
cher; ils lancent à l'aide de lance-pierres des « débouchures »,
chutes de métal aux bords très coupants; à l'extrême, ils utilisent
la bombe du 19.
Lorsque les C.R.S. tirent, la riposte est immédiate : il faut d'au.
tres armes puisque les conditions de lutte sont modifiées : une armu.
rerie est dévalisée.
18.
est pas
On peut chercher à trouver une signification à cette violence
consciente de la classe ouvrière. Bien qu'elle puisse apparaître
comme la manifestation d'une sorte de force élémentaire, elle n'en
moins la mesure du niveau de combativité des ouvriers, d'une
conscience extrême de leur force et d'une volonté inébranlable de
mener l'action jusqu'au bout pour obtenir la satisfaction des reven-
dications. Elle ne se réfère pas à un but politique et si elle se trans-
pose du plan patronat au plan Etat, c'est uniquement en raison des
nécessités de la lutte. Tous les bâtiments officiels attaqués abritaient
des délégations patronales et l'attaque de la prison est plus une mani.
festation de solidarité qu'une opération politique à valeur de sym-
bole. Si spectaculaire et démonstrative qu'elle puisse paraître, cette
violence n'est qu'une des manifestations de l'action autonome de la
cíusse pour des revendications de salaire.
Il semble d'ailleurs que ces facteurs positifs ne purent se déve.
lopper dans le cadre des conditions particulières de la lutte que
par l'action au sein même du syndicat, de la minorité des militants
ouvriers d'avant-garde dont nous avons déjà souligné le rôle dans le
maintien des traditions ouvrières.
Il est évident que sans le soutien général des ouvriers unanimes,
cette avant-garde n'aurait pu agir; mais il est non moins évident que
les actes les plus marquants sont dûs à l'action de groupes d'ouvriers
les plus combatifs guidés par cette avant-garde. Il y a une influence
réciproque des actions de l'avant-garde et de la classe, l'avant-garde
ne pouvant agir, sous peine d'être isolée, qu'avec le soutien et dans le
sens de la classe, les ouvriers les plus actifs étant guidés par l'avant-
garde plus à même de juger des problèmes de l'action.
Un fait non moins significatif est l'entrée dans la lutte d'élé-
ments jeunes; la génération de guerre était souvent considérée,
notamment par les bureaucraties syndicales, comme peu formée
politiquement et héritière d'une certaine facilité venant des priva-
tions et des conditions de vie au lendemain de la guerre. Il semble
qu'ils furent à Nantes à l'avant-garde de la lutte, non seulement de
la lutte physique violente avec les C.R.S., mais aussi dans l'ensemble
du mouvement. Il y a là un facteur non négligeable pour l'appré-
ciation des luttes futures, car ces éléments n'ont pas l'attachement de
leurs aînés pour les formes d'organisation syndicale et leur
conscience de classe se développe en dehors de l'influence de la vie
politique et des luttes de la période d'entre-deux-guerres.
Les aspects négatifs de la lutte.
A partir du moment où la lutte prenait plus d'ampleur et où
ces caractères généraux tendaient à se préciser, une offensive des
bureaucraties syndicales devait tenter de contrecarrer l'action auto-
nome de la classe ouvrière et de neutraliser les militants d'avant-
garde; le but des syndicats était de reprendre le contrôle du mou-
vement.
19
Il est difficile par manque d'information de se faire une opinion
exacte des limites actuelles de la tendance de la classe ouvrière à
l'autonomie et des réactions des ouvriers aux tentatives de main.
mise des bureaucraties syndicales sur le mouvement.
A prime abord il peut apparaître que cette mainmise a pû
se faire sans grande difficulté et sans résistance de la base. Ce qui
peut frapper c'est le fait que les ouvriers, en même temps qu'ils
dépassent les syndicats sur le plan de l'action continuent à utiliser les
organisations syndicales et le cadre légal des institutions pour
obtenir satisfaction dans leurs revendications de salaires. A aucun
moment, semble-t-il, il n'y a eu de tentative de constituer un comité
de grève indépendant des syndicats ou de comité de lutte sur la base
des usines. Tout en exerçant un contrôle étroit sur les délégués, en les
dépassant, en les écartant au besoin, la masse des ouvriers ne pense
pas que les rapports avec les patrons ou les autorités puissent se
faire autrement que par l'utilisation du cadre syndical.
De même au cours des bagarres, s'il peut apparaître que des
groupes d'ouvriers se sont constitués autour de certains éléments
d'avant-garde, il n'apparaît pas que ces groupes aient pû avoir une
action autonome en dehors de cette forme de lutte violente; même
sur ce plan certaines limites ont pu se préciser : l'attaque de la pri-
son est, en elle-même, au point de vue de la stratégie de la ville une
erreur grossière, car le lieu ne se prêtait en aucune manière à
un combat de rue, la prison étant située dans un cul de sac; au
cours de l'action un groupe de 200 ouvriers voulait attaquer un
groupe de C.R.S. supérieur en nombre; un militant d'avant-garde
essaie de les en dissuader en leur montrant leur infériorité; mais
les ouvriers menacent le militant, attaquent quand même les C.R.S.
et sont battus.
En dehors de la lutte violente, il semble également que les
bureaucraties syndicales aient pu, malgré le contrôle étroit des
cuvriers, opérer certaines mancuvres en toute sécurité pour parve-
nir à faire accepter des solutions bâtardes sans qu'aucune critique
collective vienne soutenir les efforts de la minorité d'avant-garde.
En effet, dès l'origine des mouvements, les syndicats cherchent à
imposer leurs solutions. A Saint-Nazaire ,ils obtiennent la fin de la
grève par la procédure de conciliation. A Nantes, ils s'opposent à la
généralisation du mouvement; aucune grève n'est déclenchée dans
cette première phase, les cheminots, les services municipaux ne
débrayèrent pas; les représentants syndicaux recherchent systéma-
tiquement une solution dans le cadre institutionnel, leur attitude
peut même dans certains cas apparaître plus directement en contra.
diction avec l'action autonome de la classe : ce sont les dirigeants
syndicaux qui avouent au Préfet « on a bien du mal à les calmer »,
lequel Préfet leur délivre d'ailleurs dans sa lettre de démission un
satisfecit de bonne conduite assez significatif (17). Incontestable.
.
(17) Le Monde, 26-6-55, p. 5.
- 20
ment, l'acceptation des syndicats comme moyen de discussion, sinon
comme organisation de classe pour la direction de la lutte, témoigne
d'un certain degré de confiance en ceux-ci, et constitue une limite
aux tendances autonomes de la classe.
Il est possible que les ouvriers de Nantes aient eu conscience
d'une situation objective rendant impossible dans le stade présent
des luttes une extension de leur mouvement sur le plan national ou
bien d'un transfert de la lutte du plan ouvriers-patrons au plan
ouvriers-Etat ; cela les a conduit à se laisser apparemment mancu.
vrer par les syndicats pour terminer un mouvement qui dans l'esprit
des ouvriers eux-mêmes, gardait, malgré sa forme violente qui le
situait en dehors du cadre syndical, des buts strictement revendi-
catifs. Que faire en effet dans une ville de province au moment où
les syndicats ramenaient le conflit sur le plan ouvriers-patrons, et
où toutes les manifestations restaient désespérément identiques à
elles-mêmes sans autre perspective que de faire céder les patrons
dans des négociations.
Il est clair en tout cas que, tout au cours de la lutte, les ten-
dances autonomes de la classe et l'action de l'avant-garde d'une
part, et les bureaucraties syndicales d'autre part, s'opposent d'une
manière très mouvante, les premières tendant constamment à dé-
passer le cadre syndical, les secondes tendant à reprendre en mains
Je mouvement et à détruire tous les effets d'une action autonome.
L'aspect le plus essentiel de la violence telle qu'on peut l'obser-
ver à Nantes est qu'elle semblera l'expression d'une autonomie qui
nanque sur le terrain des formes d'organisation. Dans la mesure où
les ouvriers de Nantes continuent à faire l'expérience du rôle réel
des organisations syndicales, ils peuvent prendre conscience, avec
l'aide des explications de l'avant-garde, de l'opposition irréductible
entre ces tendances autonomes et l'utilisation du cadre syndical: ceci
ne peut amener qu'un appronfondissement de la conscience de la
classe ouvrière et un élargissement de ces tendances qui n'ont pu,
jusqu'ici, se manifester que sur le plan de la violence.
LE MOUVEMENT DE SAINT-NAZAIRE ET DE NANTES
ET LE PROLETARIAT FRANÇAIS
Comme en août 1953, il est évident que l'explosion de Nantes
allait avoir de profondes répercussions dans la classe ouvrière tout
entière : il apparaissait possible d'arracher aux patrons par une
lutte violente, des augmentations substantielles de salaires. Les luttes
n'ont pourtant, à aucun moment, pris un caractère généralisé ; il
est certain que les bureaucrates staliniens et réformistes ont tout
fait pour les en empêcher. Pour nous, cependant, ce n'est pas cette
aititude des bureaucrates qui va de soi — qui doit être analysée,
mais l'attitude des ouvriers dans le reste du pays.
La perspective immédiate actuelle des ouvriers n'est pas dans
un bouleversement de la société, mais dans la préservation des droits
21
acquis et dans la conquête – par tous moyens de lutte appropriés
d'une partie du profit prélevé par les patrons sur leur travail. Sur ces
questions matérielles immédiates, la classe ouvrière se montre intrai.
table, agissant au moment voulu, dépassant les syndicats, mais avec
en vue un objectif précis ; il n'y a à aucun moment dépassement du
cadre revendicatif. En août 1953, quand le gouvernement Laniel
avait prétendu rogner aux cheminots et aux postiers quelques avan.
tages de retraite, il s'était trouvé, ainsi que les syndicats, devant un
véritable raz de marée ; mais la C.G.T. avait pu exploiter le mou-
vement et les grévistes eux-mêmes n'avaient pas cherché à porter la
lutte sur un autre terrain. En août 1955, le mouvement éclate là où
le prolétariat est le plus exploité, la combativité des ouvriers est à
la mesure de leur exploitation, mais ils ne posent qu'une revendi.
cation locale de salaire et rien d'autre. Pour les ouvriers de Nantes
et de Saint-Nazaire, il s'agit de rétablir l'équilibre des salaires, de
rattraper ceux de la région parisienne.
La situation objective du prolétariat français n'est pas telle
qu'une extension spontanée de la lutte à l'ensemble du pays s'impose
aux ouvriers ; pour eux, il n'y avait pas de problème de générali.
sation. Sans doute le mouvement suscite un grand intérêt et les
leçons serviront à l'occasion. Mais dans les grands centres industriels
et les services publics. la situation matérielle n'était pas telle qu'une
action localisée si violente fut-elle, puisse se répandre comme une
traînée de poudre et entraîner la grève générale. Dans ces centres,
seuls quelques entreprises, quelques ateliers profiteront de la lutte
pour satisfaire des revendications là où les ouvriers sont le plus
exploités ou bien là où un conflit particulier existe à ce moment. Il
n'y aura pas d'extension de la lutte, pas de solidarité de lutte. Seu-
lcment des actions isolées, très diverses quant à leurs buts et à
leurs caractères.
Dans les centres industriels secondaires de province, les réper-
cussions seront beaucoup plus nrofondes : le prolétariat soumis à
des conditions de travail semblables à celles de Nantes et de Saint-
Nazaire, va réagir de manière similaire : dans tout l'Ouest, dans les
ports, dans le centre , dans l'Est, des grèves se déclenchent pour
rétablir l'équilibre des salaires souvent avec le même caractère vio-
lent et la même volonté de lutte. Mais aussi avec les mêmes limites :
l'utilisation, pour parvenir à des accords, des syndicats comme orga.
nismes de discussion avec un contrôle plus ou moins étroit à la base.
LES GREVES DE NANTES ET LE PATRONAT
Un cliché rebattu par les staliniens et souvent repris par les
ouvriers est que les patrons sont solidement unis et n'ont « qu'un seul
syndicat >> alors que les ouvriers sont divisés. Les résultats de Saint-
Nazaire pourraient montrer si besoin était, une faille singulière dans
ce front uni des patrons. Car il était hors de doute que s'ils lâchaient
en une seule fois 22 % d'augmentation à 15.000 métallurgistes après
22
/
quelques jours de lutte violente, le patronat devrait supporter un
assaut ouvrier peu de temps après.
Toutes les explications ont été données - du côté patronal
pour le lâchage de Saint-Nazaire, depuis des erreurs de calcul jus-
qu'aux « grandes maladresses » des chefs d'entreprises qui « portent
une terrible responsabilité » (18). Comme l'exprimait un patron de la
Loire, « Si leurs (les patrons de Saint-Nazaire) marges bénéficiaires
leur permettaient d'accorder une telle majoration, ils auraient dû
depuis longtemps soit aménager leurs barêmes de salaires, en veil.
lant simplement à ne pas créer de perturbations dans leur région,
soit abaisser leur prix de vente. Si, au contraire, leurs marges ne
le leur permettaient pas, ils avaient le devoir de ne pas céder .Mais
s'ils ont cédé n'est-ce point parce qu'ils appartiennent à des entre-
prises protégées qui attendent une aide de l'état pour payer cette
capitulation ? » (18).
Cette polémique illustre les incohérences du capitalisme fran-
çais, conséquence des écarts énormes dans la profitabilité des entre-
prises. Le Conseil National du Patronat francais attend le 12 sep-
tembre pour préciser ses positions, après des démarches au gouver-
nement et des délibérations du Comité directeur. C'est pour affir-
mer que les prix de revient sont sans élasticité, que « les entreprises
ont atteint l'extrême limite de leurs possibilités » (19). Cela fait
écho aux déclarations gouvernementales sur la nécessité de main.
tenir les prix. Ce durcissement patronal ne se précise qu'un mois
anrès le déclenchement des grèves et jusqu'alors les patrons ont mar-
ché en ordre dispersé, les uns cédant jusqu'à 20 %, d'autres moins,
d'autres recourant au lock-out. A Nantes même, les patrons sont en
désaccord et le syndicat patronal se disloque plus ou moins sans que
cela puisse apparaître comme une manoeuvre concertée pour briser
l'unité ouvrière.
L'effet de surprise passé, la politique du gros patronat et du
gouvernement se précise : essayer de maintenir la politique de stabi.
lité profitable aux patrons, marquer l'arrêt à Nantes et dans les
secteurs semblables, lâcher la marge de sécurité dans les secteurs
les plus importants, marge que l'on rattranera sur les prix.
Le 23 septembre, la Vie Française définit en trois point la
tactique gouvernement-patrons : (20).
10 « Gagner du temps à Nantes. Un certain nombre de patrons locaux
seraient prêts à céder. On les encourage à la résistance. Pour-
quoi ?... L'affaire ne nourra se terminer que par une concession
importante, vraisemblablement 15 % d'augmentation générale.
Cette concession faite aujourd'hui, servirait de jurisprudence
(18) Tettre ouverte de M. Violet, président du Comité d'Entente des
Industriels, Commercants et Artisans de la Loire et, membre du C. ..,
à M. Villiers, président du C.N.P.F. Le Monde, 11/12-9-55.
(1.9 Le Monde, 14-9-55.
(20) La Vie Française, 23-9-55, p. 1.
23
pour le règlement des autres conflits. Faite plus tard, au mo-
ment de la marée descendante des grèves, elle passera inaperçue.
2° Limiter les concessions dans les autres secteurs dans un éventail
de 5 à 8 % des salaires actuels. Il semble que l'on y soit parvenu
dans les mines... Un effort analogue a été fait dans la S.N.C.F...
Une discussion sur les mêmes bases se déroule à l'E.D.F... Bien
entendu, on espère que les aménagements intervenus dans l'in.
dustrie privée se tiendront dans cette limite.
3º Limiter les répercussions de ces majorations de salaires sur les
prix à la consommation. Pour le secteur public, on s'en remet
au budget de l'Etat du soin d'éponger la hausse... Dans les
secteurs en difficulté... il faut s'attendre à ce que s'accentue le
mouvement de concentration des entreprises... Des majorations
de salaires de 5 à 8 % se traduiront par une hausse des prix
industriels de 5% environ ».
En même temps, on voit apparaître, sous forme d'accords à la
Régie Renault, un prototype d'une nouvelle forme d'intégration des
syndicats dans l'entreprise suivant les modèles courants aux U.S.A.
Outre une augmentation immédiate de 3 %, ce qui porte à 7 % le
total des majorations de salaires accordées en 1955, il est prévu une
augmentation garantie de 4 % au cours de chacune des années 1956
et 1957 ; de plus, il est accordé un congé annuel de trois semaines,
le paiement des jours fériés, le versement d'indemnisations complé-
mentaires en cas d'arrêt de travail. En contre partie, les syndicats
(F.O., Indépendants et Cadres), signataires de l'accord, s'engagent
K pendant une durée de deux ans, à compter du 1er janvier 1956 >>
à épuiser tous les moyens de conciliation avant de recourir à une
grève ». Ce nouveau type de contrat entre syndicats et patrons qui
comporte des engagements tant de la part des patrons que de la
part des syndicats, est cité comme un modèle à imiter par les entre-
prises soucieuses du maintien d'un certain « climat social » (21).
LES SYNDICATS DEVANT LA POUSSEE OUVRIERE
Les syndicats devaient tenir compte d'une poussée ouvrière très
marquée en province, mais beaucoup plus diffuse dans les gros
centres industriels et la région parisienne, d'un certain désarroi
patronal et de la faiblesse relative du gouvernement aux prises avec
les émeutes en Afrique du Nord, situation très favorable sinon à
une généralisation de la lutte, du moins à une offensive, en vue
d'une amélioration appréciable des conditions de travail et notam-
ment des salaires.
Le problème n'est pas évidemment d'épiloguer sur la « trahison
des syndicats » qui a aucun moment n'ont lancé d'appel à la généra.
(21) Cf. Les Echos, 9-9-55 : « Il faut prévenir la crise sociale S, Le Monde,
1-10-55 (déclaration de P. Dreyfus, président de la Régie Renault), Le Monde,
17-9-55, p. 5.
24
lisation de la grève ; en fait, c'est la leur rôle et, si aucun mouve-
ment d'ensemble ne s'est dessiné c'est que le prolétariat au fond
u'en voulait pas. En août 1953, il y eut la grève générale des che-
mins de fer et des P.T.T., en dépit des efforts des syndicats qui,
n'ayant pu ni empêcher le mouvement, ni le contrôler, s'employè-
rent à le briser. Certes, on peut dire dans l'abstrait que les centrales
syndicales auraient pu soutenir l'action de la classe dans les mou-
vements de type Nantes-Saint-Nazaire, c'est à dire dans les centres
và la question des abattements de zône et de la surexploitation
jouaient un rôle décisif, et organiser dans les grands centres indus-
triels - touchés seulement par des conflits limités à quelques entre-
prises sinon une solidarité de lutte, au moins une solidarité pécu-
niaire que jamais les travailleurs ne refusent à leurs camarades en
lutte. Mais, tracer pour les syndicats de telles perspectives reste
gratuit, car la nature même de ces organisations fait qu'elles n'uti-
lisent la combattivité de la classe ouvrière que pour leurs fins pro-
pres. Le rôle du syndicat actuel n'est pas d'impulser des mouve-
ments à tendance radicale, mais de maintenir le prolétariat dans le
cadre de l'exploitation en en aménageant, si possible, les conditions.
Dès que les ouvriers tentent de sortir, ne serait-ce que partielle-
ment, du cadre établi
comme à Nantes
tous les impératifs de
la stratégie et de la tactique syndicale, s'effacent devant celui-ci :
les faire rentrer dans l'ordre.
Pour les syndicats réformistes, ce rôle apparaît au grand jour :
là où un mouvement éclate en dehors du cadre syndical, ils tendent
à le briser, là où il n'y a qu'une faible combattivité, ils discutent
avec les patrons de manière à empêcher toute action ; comme ils
s'appuient en gros sur la fraction des salariés dominée par les idées
bourgeoises et réformistes, ils peuvent jouer ce rôle directement
sans avoir à perdre une façade de défenseur de la classe ouvrière.
Et la bureaucratie confédérale F.O. peut se permettre de déclarer,
en tablant sur le désir des salariés de maintenir leurs avantages
actuels, que « l'augmentation généralisée et uniforme de l'ensemble
des salaires dans un cadre interprofessionnel ne peut que conduire
à une nouvelle inflation » (22).
Pour la C.G.T., le but est le même fondamentalement mais les
moyens utilisés pour y parvenir sont différents dans la période
actuelle, à cause de son isolement et de son souci de garder une
base ouvrière ; il lui est nécessaire de rentrer dans le circuit d'une
discussion avec les syndicats réformistes et les patrons, mais il lui
faut tenir compte des conditions différentes de son influence et de
la combativité ouvrière. Dans les mouvements du type Nantes, elle
va s'associer aux syndicats réformistes pour user le mouvement,
pour promener les ouvriers, selon l'expression d'un délégué de Nan-
tes, car elle est sûre que les syndicats réformistes ne feront pas
bande à part sous menace d'être désavoués par la base ; dans ce cas
(22) Communiqué du Bureau Confédéral Force Ouvrière....
man
25
elle participe directement aux discussions se félicitant de « l'unité
syndicale »; ce faisant, la C.G.T. se trouve commettre un abus de
confiance vis-à-vis des ouvriers unanimes dans la lutte.
Les staliniens, forts de la combativité ouvrière qui oblige les
bureaucrates syndicaux de toutes tendances à rester unis dans les
négociations avec les patrons, détournent cette volonté de la base
à leurs fins propres :
Pour imposer aux patrons et aux syndicats réformistes leur parti-
cipation aux discussions ;
Pour s'en servir comme thème de propagande envers les mêmes
syndicats réformistes et les salariés, en vue de la constitution
de l'unité d'action et du front unique ;
Pour agir en même temps que les syndicats réformistes comme
direction du mouvement, en vue de briser toutes les manifes-
tations autonomes de la classe et d'éviter notamment le recours
à la violence ; à ce stade, la C.G.T. montre bien son idendité
fondamentale avec les autres organisations.
Dans les autres secteurs, là où des mouvements n'
n'éclatent pas
spontanément, ou la combativité n'affecte que certaines usines, ou
certains ateliers, la C.G.T. va tenter de susciter une agitation se
référant aux luttes de province, mais en ayant soin de leur donner
un tout autre caractère.
Forcée de donner des mots d'ordre valables pour tout le pro-
létariat, la C.G.T. développe plus clairement son plan. Le but de
l'opération est de « remplacer cette politique condamnée par le
pays » par une « autre politique, grâce à l'unité ouvrière et à l'union
autour de la classe ouvrière de toutes les forces populaires natio-
nales du pays ». Par quels moyens ? Par « des négociations fran-
ches et loyales » répond Frachon; « nos différends avec les patrons
sc règlent par des espèces d'armistices qu'on appelle conventions
collectives, accords de salaires, accords sur les conditions de travail,
ou sur la durée du travail. Nos syndicats en ont passé et en passent
de ces accords. Nous en avons même passé de célèbres avec les orga-
nisations centrales patronales, Matignon le 7 juin 1936, par exemple.
Est-ce que nous sommes prêts d'en passer de nouveaux ? Bien sûr :
le programme d'action élaboré et voté au récent congrès de la C.G.T.,
contient toute une série de revendications que nous avons bien
l'intention de faire reconnaître soit par la signature des patrons,
soit par des lois... Nous relevons le défi de M. Villiers. Nous lui
proposons des négociations à l'échelle nationale, en vue de régler
par voie contractuelle, entre le C.N.P.F. et les centrales ouvrières,
une augmentation de tous les salaires... la fixation, toujours contrac-
tuelle, du salaire-minimum garanti à 145 francs... la suppression des
abattements de zone >> (23). Les staliniens ont la nostalgie de
Matignon.
(23) L'Humanité, 22-6-55 : « Négociations franches et loyales » de Benoît
Frachon.
26 -
La tactique à suivre est celle qui a été définie dès le début
de l'année avant les grèves et qui tend à permettre à la C.G.T., à
la faveur d'une prise en mains de toutes les revendications, même
les plus infimes, de regagner la confiance ouvrière et d'amener un
rapprochement avec les syndicats réformistes : d'une part avoir l'air
de coller aux réalités sociales, mais . en même temps les inscrire
dans les perspectives propres de l'organisation.
Les grandes lignes de cette politique sont définies fin juillet
dans un communiqué de la C.G.T. : « Le bureau confédéral appelle
les organisations et les travailleurs à poursuivre leur action, à pré-
senter leurs revendications dans chaque entreprise et à agir dans
une unité sans cesse renforcée en tenant compte des conditions
propres à chaque entreprise » (24).
Qu'est-ce que cela signifie ? Les consignes données à Saint-
Nazaire et Nantes sont particulièrement instructives sur l'utilisa-
tion
par
la C.G.T. des mouvements ouvriers. Tout d'abord, comme
nous l'avons relevé, il n'est jamais question de Nantes comme exem-
ple à imiter et comme lutte à soutenir solidairement. On demande
aux ouvriers de « s'inspirer de l'exemple de Saint-Nazaire » et
* sans calquer Saint-Nazaire » d'appliquer « les enseignements de
la lutte à la situation particulière de chacune des usines où ils
travaillent » (25).
Saint-Nazaire a révélé, par l'action des soudeurs, une tendance
autonome de la classe : la forme qu'a prise l'action au départ va
être érigée en méthode d'action et cette méthode va être présentée
comme un gage de succès ; mais le cadre de cette action doit rester
localisé : pas de débordement hors du cadre de l’usine; la « métho-
de » elle-même, qui a fait ses preuves à Saint-Nazaire, va être une
caricature très habile, une « démocratie à l'usine » : les militants
de l'organisation gardent le contrôle de la base, leur action dans la
défense des cas particuliers leur regagne la confiance de cette base.
En réalité, les « recommandations » prônent le respect des « for-
mes démocratiques » (« il faut voir un par un chaque employé, cha-
que agent de maîtrise, quelle que soit leur appartenance syndi-
cale ou aux inorganisés et recueillir d'eux leurs aspirations, leurs
revendications, leurs critiques », phrase d'un tract diffusé par la
C.G.T. dans les milieux employés), le « chemin qui conduit au suc-
cès » est soigneusement fixé par tous : il 'faut uniformiser l'action
pour que l'organisation, le syndicat et le parti, en tirent tous les
fruits. Là où il y a une poussée de la base, les méthodes préconisées
(porte à porte syndical, votes par usines, etc...), seront un cadre
pour prévenir tout mouvement de masse ; ailleurs, on morigène les
«camarades responsables » de certaines régions non touchées par
l'agitation qui « pourraient réfléchir à ces questions ». (25)
(24) Communiqué du Bureau Confédéral C.G.T., L'Humanité, 28-7-55.
(25) L'Humanité, 19-9-55 : « Pourquoi et comment luttent les métallur-
gistes », de J. Breteau, secrétaire général de la Fédération des Métaux C.G.T.
27
partout l'unité et l'action se réalisent, se renforcent et se déve-
Un examen superficiel peut laisser apparaître une contradic-
tion dans l'action de la C.G.T. qui divise et localise des mouve-
ments du type Nantes et essaie de promouvoir une certaine agita-
tion dans les secteurs où les travailleurs ne ressentent pas la néces
sité d'une généralisation de la grève. Si l'on considère le but « que
4
loppent, pour devenir un vaste mouvement populaire » afin d'as-
surer « le renforcement de la C.G.T. » et « la réalisation de l'unité
d'action », on s'aperçoit au contraire que tout est dans la voie
tracée antérieurement par les staliniens : utiliser les actions loca-
lísées, briser leur combativité propre, mais, s'en servir pour tenter
un pseudo-mouvement populaire bien contrôlé pour renforcer les
organisations (26).
L'USURE DE LA LUTTE A NANTES
1
Nantes restait, après les accords de Saint-Nazaire, le point
d'arrêt voulu par le patronat et le gouvernement, il avait aussi
cette signification en sens inverse pour la classe ouvrière et, théo-
riquement, les syndicats auraient dû mobiliser toute la classe ou-
vrière pour un soutien matériel de cette lutte qui devenait celle
de la classe tout entière.
En réalité, non seulement comme l'indiquait Hébert, secré-
taire de la fédération F.0. de la Loire : « les fédérations d'indus
trie, dont la fonction essentielle devrait être de coordonner l'action
revendicative, n'on pas voulu ou su jouer leur rôle » (27). Mais
la lutte à Nantes n'a jamais été présentée comme ayant une valeur
exemplaire pour la classe ouvrière mais a toujours été ramenée
au niveau de toutes les autres luttes. Revendication uniforme de
40 francs et dépassement des organisations, étaient évidemment pas-
sés sous silence, Saint-Nazaire étant cité comme seul modèle dont
la classe ouvrière devait « s'inspirer » et non pas imiter.
Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, qu'aucun appel à la
solidarité n'ait été lancé en faveur des travailleurs de Nantes. Un
tel appel aurait rendu populaire la forme de lutte de Nantes, ce
qu'il fallait éviter à tout prix ; ce n'est que le 24 septembre, que
« le bureau confédéral de la C.G.T. verse 100.000 francs aux mé.
tallurgistes nantais en lutte ». Ultérieurement, on ne parle que de
solidarité locale pour annoncer le 3 octobre, qu'il a été collecté
7.500.000 francs (500 francs par travailleur pour près de deux mois
de lutte), et pour faire ressortir le rôle d'organisations para-stali-
niennes comme l'Union des Femmes Françaises. (28).
(26) L'Humanité, 31-8-55, 17-9-55, 19-9-55.
(27) Le Monde, 20-9-55.
(28) L'Humanité, 24-9-55, 4-10-55.
-28
hier, celui de la chaudronnerie des Chantiers de la Loire, compren.
Au lendemain du référendum du 22 août, il y a une reprise
générale du travail ; les négociations avec les patrons continuent
à Ancenis, en présence du super-préfet. Officiellement, les syndicats
sont toujours à l'accord du 17 août ; les patrons eux, proposent
des augmentations différentes : dans la construction navale, les mê-
mes salaires qu'à Saint-Nazaire, diminués de 5 %, dans les autres
entreprises métallurgiques une augmentation horaire de 10 à 15 frs;
il est difficile de dire si, dès cette époque, les patrons et les syn-
dicats ouvriers se sont mis d'accord sur l'augmentation de salaires
et qu'ils ne dévoilent pas cet accord en raison de la combativité
ouvrière ; mais les syndicats ouvriers semblent avoir connu, dès
cette époque, les ultimes conditions patronales d'une augmentation
moyenne de 15 % et avoir étudié en conséquence le moyen d'user
la combativité ouvrière pour faire accepter finalement cette aug-
mentation.
Evidemment, il n'est pas question de sembler traiter à ces
conditions, à ce moment ; les minoritaires agissent dans les entre-
prises pour montrer que « l'arrêt des manifestations de masse a été
une erreur », et dès le 25 août, des débrayages recommencent à se
produire. En même temps, des débrayages ont lieu dans d'autres
corporations (bâtiments, tramways) ; il est relevé une situation
confuse ; les meetings se succèdent aux meetings avec des rapports,
des entretiens avec les patrons ; toutefois, la police a été retirée de
la ville pour éviter à tout prix des incidents.
Pendant une période de huit à dix jours, les syndicats profi-
tent de cette accalmie pour encadrer le mouvement en vue de le
contrôler et de le diviser. Lorsque les patrons décrètent le lock-out
dans la métallurgie nantaise le 9 septembre, l'Humanité peut poser
la question : « Comme il y a trois semaines ? Oui, dans une cer-
taine mesure ; non dans une autre », et après avoir souligné qu'une
manifstation s'est déroulée « sans aucun incident », elle ajoute :
« C'est que depuis le 23 août, date à laquelle reprit le travail,
après cinq jours du l' lock-out, il ne s'est pas écoulé une seule
journée sans action ouvrière unie au sein des entreprises. A l'exem-
ple du comité d'action (C.G.T. - C.F.T.C. - F.O. - Indépendants),
qui dirige la lutte sans défaillance sur le plan local, des comités
l'unité d'action ont été élus dans les usines et dans les différents
services de chaque entreprise. Un des derniers constitués a été avant-
nant 16 membres C.G.T. - F.O. - C.F.T.C. - inorganisés » (29)
En d'autres termes, le mouvement a été « organisé » par les
bureaucraties syndicales : dans chaque usine, ou dans les grandes
entreprises dans chaque département, un comité d'action de compo-
sition purement syndicale contrôle l'action ouvrière. Avant chaque
meeting groupant tous les ouvriers ont lieu « des meetings de protes-
tation devant les portes des usines », toute vélléité d'action auto-
(29) L'Humanité, 10-9-55.
29
nome peut être ainsi brisée et l'action de l'avant-garde peut être
ainsi plus aisément contre-carrée ; dans le meeting général seul un
orateur parle, cela permet encore d'empêcher les minoritaires de
s'exprimer.
La tactique patronale reflète directement au début de septem-
bre la position gouvernementale qui est de gagner du temps ; sans
doute une certaine incohérence apparaît dans la politique patro-
nale, certaines entreprises paraissant se désolidariser du syndicat
patronal local. Les patrons proposent le 3 septembre la médiation
qui est d'abord rejetée par les organisations syndicales, puis acceptée
à titre officieux ; le 8 septembre, ils font en commission paritaire
de nouvelles propositions toujours différenciées selon les entre-
prises. La délégation ouvrière fait alors une première concession
en indiquant qu'elle accepterait une augmentation uniforme en
attendant que soit statué sur la validité de l'accord du 17 août ;
la combativité ouvrière empêche évidemment les délégués syndi.
caux de faire d'autres concessions aux patrons.
Dans ces conditons, le patronat passe à un autre stade, le lock-
out est décrété le 9 septembre par l'ensemble de la métallurgie
nantaise ; mais ainsi que le fait ressortir l'Humanité, cette épreuve
de force patronale n'entraîne pas de réaction violente, car les
syndicats commencent à avoir bien en mains le mouvement.
Il peut y ayoir des manifestations chaque jour, les ouvriers ne
recourent plus à aucune violence, ils chantent des paroles plus ou
moins menaçantes sur l'air de Frères Jacques ou de la Carmagnole,
et au lieu d'attaquer la police ou les bâtiments publics, ils se
contentent de pendre les patrons en effigie. La grève générale peut
être lancée par les syndicats en réponse au lock-out pour le samedi
12 septembre, alors qu'elle n'avait pas été décrétée au moment du
premier lock-out ; tout se passe dans le calme.
La seule perspective offerte à cette grève générale, limitée
à 24 heures, est une démarche auprès d'Edgar Faure, chef du gou-
vernement, et ultérieurement des démarches à la préfecture et à
l'Hôtel de Ville, pour tenter la reprise des négociations ; les délé-
gués promènent les ouvriers et se contentent de violences verbales
dans les comptes rendus qu'ils leur font.
Les patrons peuvent se permettre un nouveau raidissement ; le
médiateur officieux remet un rapport dont les conclusions sont
nioins favorables aux ouvriers que les conditions patronales précé-
dentes; dans le bâtiment, à la S.N.C.A.S.O., dans d'autres entre-
prises métallurgistes, il est procédé à des licenciements individuels.
A mesure que le patronat prend des mesures pour briser la
grève, le terrain des discussions s'éloigne de plus en plus de la
revendication originaire de 40 francs et de la question de validité
de l'accord du 17 août ; en ne restant pas sur le terrain de la
lutte mais en cherchant uniquement la reprise des négociations,
les syndicats favorisent évidemment les patrons, car il faut d'abord
discuter du rapport des licenciements avant de reprendre les dis-
- 30
cussions réelles sur les salaires ; cela donne d'ailleurs aux délégués
l'occasion de victoires faciles quand ils peuvent annoncer le 20 sep-
tembre, la reprise des pourparlers et l'annulation des licencie-
ments ; mais à ce moment, la grève dure depuis plus d'un mois
et les patrons et syndicats pensent que les ouvriers seront plus
dociles.
Pendant toute cette période, deux incidents seulement se pro-
duisent, l'un le 13 septembre aux Chantiers de la Loire, où une
brève bagarre oppose un groupe d'ouvriers aux C.R.S., l'autre le
19 septembre, où la police qui essaie de dégager deux camions amé.
ricains bloqués par la foule des manifestants, est violemment prise
à partie, ce qui est le point de départ de bagarres qui durent toute
la soirée ; ces incidents sont dénoncés le lendemain à un meeting
comme « des manœuvres de provocation qui veulent discréditer le
mouvement ouvrier » (30), et sont un prétexte pour réclamer des
ouvriers la discipline la plus stricte; en d'autres temps, les stali-
niens auraient monté en épingle un incident tirant son origine de
la présence de troupes américaines et montré les ouvriers de Nantes
comme des héros ; au lieu de cela, l'Humanité expédie l'incident
en quinze lignes le présentant comme une < provocation poli-
cière » (31).
Bientôt, la presse bourgeoise commence à souligner que « la
population nantaise, dans son ensemble, estime que le conflit a trop
duré, qu'il faut en sortir, et que les manifestations, justifiées ou
non, doivent faire place à la conciliation ». (32)
C'est ce moment que choisit précisément le syndicat patronal,
pour faire ses propositions définitives d'augmentation différenciée
suivant les entreprises, desquelles il ressort un taux moyen d'aug-
mentation d'environ 15 %. Peu à peu, partant de ces proposi-
tions, les syndicats orientent les ouvriers vers un référendum, les
réunions succèdent toujours ' aux réunions, les meetings aux mee-
tings, sans résultat positif. Une nouvelle fois, les pourparlers sem-
blent être rompus le 28 septembre, et le lendemain, alors que les
délégués syndicaux sont à Paris pour « renouer les pourparlers »,
de nouvelles bagarres ont lieu à Nantes : d'importants groupes de
métallurgistes (environ deux à trois mille), tentent d'occuper le
centre de la ville et de bloquer les ponts ; ils sont alors pris à
partie par les C.R.S. et des bagarres se déroulent jusqu'à 23 heures,
Les patrons maintenant toujours leurs positions, les syndicats
se sentent assez forts cette fois, pour faire voter les ouvriers en
deux temps : un premier référendum à lieu le 3 octobre, et les
ouvriers doivent indiquer s'ils acceptent de voter sur les proposi-
tions patronales ; sur 13.700 métallos, 10.657 participent au vote,
5.716 suivent les syndicats et 4.825 sont contre. Le 4 octobre, un
(30) Le Monde, 21-9-55.
(31) L'Humanité, 20-9-55.
(32) Le Monde, 24-9-55.
- 31
X
deuxième référendum, cette fois sur les propositions patronales
elles-mêmes, donne des résultats sensiblement identiques : il y a
3.500 abstentions, 10.825 votants, 5.482 oui, 4.644 non.
En même temps, le 3 octobre, les ouvriers du bâtiment ont
accepté par 1.042 voix contre 1.027, des propositions patronales
accordant des augmentations similaires à celles offertes dans la
métallurgie.
Le vote dans la métallurgie a lieu, comme celui du 22 août,
par usine, ce qui permet évidemment aux centrales syndicales
d'exploiter au maximum la situation; celles-ci affirment d'ailleurs
très sérieusement que l'unité du mouvement est sauvegardée, puis-
que le dépouillement des suffrages a lieu sur le plan local.
Le noyau d'environ quatre à cinq mille ouvriers qui étaient
hustiles à la reprise du travail et voulaient poursuivre le mouve-
ment représente sans aucun doute la fraction des ouvriers influen-
cés par les éléments les plus conscients, par les minoritaires dont
l'action était déjà apparue au début du mouvement ; lors du mee-
ting qui précède la reprise du travail, les représentants du comité
d'action s'étaient fait prendre particulièrement à partie, notam-
ment le délégué cégétiste », les ouvriers présents à ce meeting
étaient « en majorité ceux qui s'étaient prononcés pour la conti-
nuation de la lutte, il s'agissait aussi d'éléments non syndiqués
qui manifestaient leur mécontentement » (33). « Chose curieuse,
dans ce conflit, ce sont les inorganisés qui ont été souvent les plus
revendicatifs » (33). Cette simple phrase, glissée presque au hasard
de la rédaction d'un article, nous paraît contenir toute l'essence du
mouvement de Nantes.
Des faits non moins significatifs, destinés à faire durer le mou-
vement de Nantes, apparaissent dans les renvois successifs du juge-
nient sur la validité de l'accord signé le 17 août. Le tribunal devait
se prononcer le 1°' septembre, mais renvoie son jugement au 20 sep-
tembre : c'est précisément à cette date que le médiateur officieux
a été désigné. Le 19 septembre, intervient un incident pour le moins
curieux. Mo Leouyer, avoué, qui devait se présenter devant le tri-
bunal civil au nom de la fédération F.O. de la Loire-Inférieure (aux
mains de minoritaires) est atteint d'une balle dans le ventre, alors
qu'il regardait de son balcon les luttes qui se déroulaient dans la rue,
entre les ouvriers et les C.R.S.; son état très grave, l'empêche
évidemment de se présenter à l'audience du lendemain et le tri-
bunal « estimant qu'il n'avait pas les éléments nécessaires pour se
prononcer, a décidé la comparution des parties pour le jeudi 22
à 14 heures, en chambre du Conseil, pour complément d'informa-
tion ». Le 22 septembre, les dépositions ont lieu à huit clos pen-
dant six heures, mais le tribunal renvoie son jugement au 27 sep-
tembre : manifestement les ouvriers ne sont pas « mûrs » pour
entendre dire que l'accord du 17 août n'est pas valable.
(33) Le Monde, 6-10-55.
- 32
Le 27 septembre, le tribunal entend les plaidoiries et les conclu-
sions du Ministère public ; les avocats des syndicats insistent sur
le fait qu'il n'y a pas eu de violence caractérisée ; le tribunal
ordonne à nouveau un complément d'information et demande l'au-
dition du directeur départemental du travail ; évidemment à cette
date un jugement empêcherait l'accord qui est prêt de se réaliser,
d'intervenir, puisque cinq jours plus tard les ouvriers devaient
accepter les propositions patronales ; le renvoi du jugement dont
on ne reparlera plus par la suite, a simplement pour but d'éviter
de troubler l'« apaisement » qui a été obtenu non sans mal.
LES GREVES DU TYPE NANTES
ch
Dès la fin d'août et le début de septembre, alors que la situa-
tion à Nantes est encore indécise, toute une succession de mouve-
ments éclatent avec des caractéristiques semblables, dans les régions
où les conditions de travail sont analogues.
Fin août, trois zones, bien distinctes sont touchées par ces
grèves :
a) La région de Nantes : métallurgie et radio-électricité à Cholet,
métallurgie au Mans, métallurgie et ardoisiers à Angers, chan-
tiers navals, métallurgie et bâtiments à Lorient. L'influence
directe de Nantes amènera les mêmes formes d'action : grève
illimitée, manifestation de rue, violences et bagarres et les
mêmes répliques patronales (lock-out) ; les revendications sont
les mêmes. Nantes restant le point vital, les résultats seront
aussi des demi-mesures après usure de la combativité ouvrière,
à la suite de plus d'un mois de grève. On retrouve les mêmes
tendances autonomes dans l'action, le contrôle sur les syndicats
et les mêmes limitations ;
b) Les chantiers navals des grands ports : La Seyne, La Ciotat,
Rouen, Brest, Bordeaux, La Rochelle, Dunkerque sont les prin-
cipaux centres d'agitation. Là apparaît l'incohérence du patro-
nat qui, comme à Saint-Nazaire, cède après un temps plus ou
moins long, des augmentations allant jusqu'à 20 %. Mais l'una-
nimité des ouvriers ne force déjà plus partout les syndicats à
l'union. A La Seyne, un accord sépare F.O.-C.F.T.C. pour 12 %
d'augmentation réussit à briser le mouvement;
c) Les centres isolés de province : Cette extension de la grève reste
isolée dans des zones locales bien définies. A Belfort, dès la
fin août (usines Alsthom), la grève est générale et le patron
décrète le lock-out; mais aux usines Peugeot, voisines, une
légère augmentation suffit pour écarter tout mouvement. A
Saint-Etienne et dans la Loire, au début de septembre, le bâti-
ment et la métallurgie font alterner grèves limitées, débrayages,
manifestations à mi-chemin entre une action spontanée et une
grève de syndicats ; une tentative d'extension dans les mines
33
échouera. A Commentry, l'action dans la métallurgie présente
ces mêmes caractéristiques ; par contre aux usines Dunlop
(pneumatiques), à Montluçon, la grève durera près d'un mois
à dater du 6 septembre avec lock-out patronal et la reprise
du travail aura lieu le 4 octobre dans la confusion. Actions
localisées, situation plus confuse qu'à Nantes, un contrôle plus
étroit des luttes par les syndicats : telles sont les tendances
qui peuvent se dégager. Après usure de la combativité ouvrière,
après un mois de lutte et quand tout sera près d'être règlé
à Nantes, les patrons mettront fin à ces conflits en abandon-
nant les augmentations limites de 8 à 10 %.
Les tentatives d'extension contrôlée dans les gros centres industriels
et les secteurs publics.
Sur tout ce fond de grèves localisées en province, la C.G.T.,
utilisant les revendications d'entreprises, d'une catégorie de salariés
d'un atelier, va tenter pour créer artificiellement une « unité » de
lancer des mouvements revendicatifs « sur le modèle de Saint-
Nazaire ».
Ce faisant, elle se trouve acculée à une contradiction : ce qu'elle
montre comme modèle est le résultat d'une unanimité à la base
venant de conditions communes d'exploitation ; et elle essaie de
promouvoir cette « unité » à partir de revendications isolées d'ate-
Tier, de départements ou d'usines. Comme dans toute action d'organi-
sation et promue d'en haut, les différents syndicats peuvent maneu-
vrer dans l'indifférence de la base qui, en dehors des militants,
reste étrangère à cette agitation. Les syndicats réformistes peuvent
jouer leur jeu habituel; la C.G.T. peut dénoncer ces « trahisons » et
s'adjuger bien gratuitement les lauriers de seul défenseur de la
classe ouvrière. Sauf quelques cas très limités et en dépit d'un
battage à l'extension des grèves à partir de la mi-septembre, tout
reste agitation superficielle.
D'ailleurs, les staliniens ont bien soin de déclencher cette agita-
tion successivement dans les différents secteurs, et non simultané-
ment et vers la mi-septembre, alors que les répercussions de Nantes
sont beaucoup moins à craindre.
D'abord dans les mines, dans la Loire dès le 5 septembre, en ,
utilisant l'agitation spontanée dans le bâtiment et la métallurgie,
le 9 septembre en Lorraine, le 12 septembre dans les mines du
Nord, pour reprendre dans les mines de fer de l'Est. Mais le mou-
vement dans tous ces secteurs pourtant très fortement contrôlés par
les staliniens, reste partiel.
Puis dans la métallurgie parisienne et le bâtiment, puis dans
la métallurgie du Nord, tout reste très sporadique avec des
débrayages très limités sauf dans quelques usines solidaires des
autres usines de la même société en grève en province (usine de
IC
- 34 -
la S.F.R. de Levallois, solidaire de celle de Cholet, usines Alsthom
de Colombes et de Paris, solidaires de celles de Belfort).
Vers le 8 septembre une tentative d'extension à l’E.D.F. reste
sans résultat.
Se basant sur un mécontentement de certaines catégories du
métro et des autobus et de son influence dans ce dernier secteur,
la C.G.T. essaie de relancer une certaine agitation dans ce secteur
le 12 septembre. Dans les autobus un premier mouvement spon-
tané a déjà eu lieu le 30 août pour le paiement d'une prime de
4.000 francs et la direction cède après trente-six heures de grève;
les grèves du 12 septembre, d'abord assez confuses, semblent dé-
border les syndicats, puis se terminer dans la confusion après
d'évidentes manquvres syndicales (vote de la reprise du travail
par. dépôt alors que manifestement les conditions de travail sont
les mêmes pour tous, ceci étant un exemple précis de l'application
de mots d'ordre de « démocratie syndicale » pour briser un mou-
vement).
Partant de cette action, les staliniens essaient d'étendre les
grève tournantes à la S.N.C.F. vers le 19 septembre; après quel-
ques débrayages, très limités, ils saisissent l'occasion d'une reven-
dication très particulière et limitée d'un syndicat autonome des
agents de conduite pour déclencher une grève, de vingt-quatre
heures (les délégués de la C.G.T. se sont d'ailleurs engagés vis-à-vis
de ce syndicat de limiter strictement le conflit à 24 heures).
Quand tout est terminé dans ce secteur, c'est le tour du service
des eaux, le 30 septembre, et des services publics, toujours sous
forme de débrayages limités ou grèves perlées, pour des revendi-
cations souvent très limitées.
Le gouvernement et le patronat ont d'ailleurs pris rapidement
les dispositions habituelles pour éviter que cette agitation ne dégé-
nère en mouvement plus ample; hésitant sur les intentions réelles
dies staliniens, ils préfèrent céder soit avant la grève, soit après la
marge prévue de 5 à 10 % de salaires, souvent en traitant avec
les syndicats réformistes.
Derrière cette façade édifiée tant par les staliniens que par les
journaux bourgeois, il n'y a de réel que les mouvements de zones
de province et le désir de quelques catégories isolées de profiter
de l'occasion pour quelques aménagements de détail de leur condi-
tion : mais il n'y a pas la grande vague revendicative que la C.G.T.
prétend impulser et les références à 1936 restent particulièrement
abusives.
+
Le point essentiel qui se dégage des mouvements d'août et
de septembre 1955 est peut-être dans la divergence de plus en
plus marquée des voies suivies par les organisations syndicales
(essentiellement les staliniens) et l'action propre de la classe : les
syndicats s'intègrent d'une manière plus complète dans le sys-
- 35
tème capitaliste passant presque ouvertement de la position d'inter.
locuteurs à celle de co-gestionnaires de la force de travail des
ouvriers, liés par un contrat avec les patrons; la classe ouvrière
tendant inversement à agir de façon autonome dans des cas limités
et d'une manière violente, pour briser le cadre étroit de cette
intégration.
Le schéma que l'on avait pu tracer d'une classe ouvrière pre-
nant conscience du rôle réel des syndicats, et tendant de constituer
directement des organismes autonomes, ne semble pas valable tout
au moins dans la situation présente. Les luttes de Nantes ont eu le
mérite de souligner quelle était la situation objective du prolé-
tariat français, quelles étaient ses positions face aux syndicats et
quel était le rôle d'une avant-garde ouvrière. Il semble qu'à l'in-
térieur des cadres imposés par la structure même de l'état capi-
taliste et sans chercher à mettre directement en cause cette struc-
ture, une fraction importante de la classe ouvrière guidée par une
avant-garde ouvrière se situant tantôt dans les syndicats, tantôt
en dehors de ceux-ci, développe des tendances autonomes s'expri-
mant dans la violence, la combativité, l'unanimité; il en résulte,
indirectement, un renversement momentané du rôle des syndicats
(les habituels meneurs étant contraints de se laisser mener) et un
éclatement, non voulu comme tel à l'origine, du cadre syndical.
J. SIMON.
36 -
1
Inaction chez Renault
A la rentrée des vacances les ouvriers de mon atelier ne s'inté-
ressaient guère aux événements sociaux. Nous sommes encore restés
dix à quinze jours imprégnés de cette atmosphère de vacances que
nous quittions peu à
peu.
Les derniers arrivants finirent par contras-
ter tellement avec leurs mines bronzées et souriantes que la joie de
leur retour n'arrivait plus à ébranler l'amertume de notre travail.
Peu à peu les visages reprirent leur aspects habituels et avec eux
les conversations sur les réalités de tous les jours. Mais ce fut
surtout la grève du métro et des bus qui fit délier toutes les langues.
C'était une grève impopulaire dans l'ensemble. Beaucoup d'ouvriers
s'en plaignaient, parce qu'elle gênait ceux qui venaient travailler
et parce qu'elle n'était pas une vraie grève : « On ne savait jamais
si tel ou tel métro marchait ou pas ». Cette grève était injuste car
elle ne lésait que certains d'entre nous et les victimes étaient beau-
coup plus furieuses de cette injustice que de la grève elle-même.
Certains, enfin, ne se sentaient aucune solidarité avec les fonc-
tionnaires et surtout avec ceux dont le travail n'était pas comparable
au nôtre, c'est-à-dire en particulier ceux qui restaient dans des
guichets toute la journée.
Chacun parlait des difficultés qu'il rencontrait pour venir tra-
vailler et c'est ainsi que s'introduisaient des considérations sur les
conflits sociaux en général et sur ceux de Nantes et du Métro en
particulier.
Une affiche nous informa que le jeudi 15 septembre des discus-
sions entre la direction et les délégués syndicaux allaient s'engager
au sujet des salaires. Le centre de nos préoccupations se déplaça
encore une fois des événements généraux vers les événements de
notre usine. La majorité des ouvriers étaient convaincus que la
direction lâcherait une augmentation importante.
37
Le Jeudi 15, à 13 heures, à la reprise, des groupes se formaient
dans l'atelier; on apprenait que la direction lâchait 1 % d'augmen-
tation jusqu'à la fin de l'année et 3 % en 1956. Cette nouvelle ne
fit qu'irriter la majorité d'entre nous; nous jugions l'augmentation
dérisoire. Cependant, le travail reprit. A peine avions-nous rejoint
nos machines qu'une clameur s'éleva. Quelques minutes plus tard
un groupe d'une centaine d'ouvriers venus des ateliers voisins débou-
chèrent dans notre atelier en scandant « nos 40 francs ». Pendant
que ce groupe poursuivait sa marche le long de l'allée centrale,
certains d'entre nous allèrent trouver les délégués de nos ateliers;
d'autres se joignirent aux manifestants. Tous les regards étaient
tournés vers les délégués. Qu'allait-on faire ? Les délégués ne bou-
gèrent pas; le défilé avait à peine quitté l'atelier que toutes les
machines s'étaient remises en marche.
Le cortège des manifestants se rendit devant les bureaux de la
direction; là un délégué monta sur la grille et annonça qu'une
délégation irait poser les revendications à la direction.
Dès
que fut ouverte la porte qui donne dans le hall des services
de la ection, ce fut une ruée générale, chacun poussant pour entrer
et exprimer sa colère. Quelques cégétistes dévoués sous le comman-
dement du délégué arrêtèrent le flot des envahisseurs et firent un
barrage pour garder la porte. Une trentaine d'ouvriers s'étaient tout
de même introduits dans le hall.
A l'intérieur, ce fut un membre du service de la direction qui
a pour fonction d'introduire les visiteurs qui nous reçut. Le délégué
demanda à l'huissier de communiquer à la direction les revendi.
cations posées par les travailleurs. Celui-ci objecta qu'il lui était
impossible de prévenir de suite la direction de cette démarche car
elle était en train de siéger avec les représentants syndicaux au sujet
des salaires. Mais il s'empressa d'ajouter qu'il ferait la commission
dès qu'il lui serait possible,
« Il ne le fera pas » s'écria un manifestant visiblement mécon-
tent de s'arrêter dans l'antichambre de la direction.
Après avoir affirmé à plusieurs reprise sa bonne foi, l'employé
se mit à noter avec application le discours que faisait le délégué. Ce
dernier souligna que les augmentations accordées ne correspon-
daient pas au désir des ouvriers et que ceux-ci réclamaient 40 francs
de l'heure.
« Uniforme pour tous », interrompit un manifestant qui fut
aussitôt soutenu par d'autres « Pas de hiérarchie dans l'augmen-
tation ».
Un ouvrier demanda à s'exprimer. Il dit que nous ne voulions
pas « des accords comme à la General Motors » qui nous enlève-
raient notre droit de grève. Son intervention fut chaleureusement
approuvée. L'employé fut encore obligé de promettre qu'il ferait
la commission en agitant son carnet de notes au-dessus de sa tête,
car la salle restait houleuse et incrédule. Puis le délégué nous invita
à nous retirer après avoir posé un ultimatum : « Si demain nous
38
+
n'avons pas de réponse de la direction, nous envisagerons d'autres
actions à mener ».
Dehors le délégué monta sur la grille pour informer les mani-
festants qui avaient considérablement diminué. En fait il se contenta
de répéter une troisième fois ce qu'il avait dit avant d'entrer et à
l'intérieur. Puis en groupe nous regagnâmes nos ateliers devant le
regard inexpressif des gardiens.
Le vendredi 16, pendant la matinée, rien ne se passa; les ouvriers
ne manifestaient pas le désir de débrayer ou bien la plupart s'expri-
maient toujours dans ces termes : « Il faudrait que tout le monde se
mette dans le coup ».
Chacun se déclarait prêt à se lancer dans un mouvement géné-
ral. Mais comment partirait ce mouvement, qui l'organiserait ?
Autant de questions qui restaient sans réponse.
Nous fûmes prévenus qu'à 12 h. 30 il y aurait une réunion dans
l'atelier, organisée par la C.G.T.
Il fallut bien du mal pour rassembler la moitié de l'atelier.
Ce fut le délégué du Comité d'entreprise qui exposa les faits : La
direction augmentait nos salaires de 4 %, trois semaines de congés
rayés, paiement d'une prime pour les malades, etc. Le délégué
conclut que cela était loin de notre revendication de 40 francs.
« Allons-nous nous laisser faire ? »
« C'est à vous de proposer une action si vous êtes en désac-
cord avec ce qu'offre la direction. »
La conclusion du délégué fut accueillie par un silence.
Il reprend, en colère :
« Voyons, parlez, proposez, vous voulez débrayer ou pas ? »
« On veut bien, mais les autres ? »
« Les autres s'occupent aussi, ne vous en inquiétez pas. Il y
a des réunions dans toute l'usine. » (Nous apprîmes par la suite que
ce n'était pas vrai). « C'est à vous de décider ; les autres font leur
boulot de leur côté. »
Je propose d'élire un Comité de grève dans chaque atelier et
de réunir tous les Comités de grève pour décider et coordonner
l'action.
La fin de mon intervention est couverte par la voix d'un cégé-
tiste qui propose aussitôt de faire une heure de grève entre 15 et
16 heures. Cette proposition est soutenue par tous les cégétistes; les
antres ouvriers ne sont pas d'accord avec la proposition.
Un quart d'heure plus tard un tract est distribué dans quelques
ateliers invitant les ouvriers à débrayer entre 15 et 16 heures et à
venir au meeting devant la direction.
A 15 heures, Linet (député communiste), suivi d'une escouade
de photographes journalistes de la « V.O. » et de « l'Huma »,
s'avance dans la rue Emile-Zola. Ils sont une trentaine. La police de
l'usine les surveille et dès qu'ils arrivent à la hauteur de la grande
porte de la direction, les portes se ferment et sont verrouillées.
Les ouvriers commencent à arriver de l'île, de notre atelier, de
- 39
nent pour
l'artillerie, etc. On nous raconte que, pour venir, certains ont dû
faire sauter les chaînes que les gardiens avaient mis aux portes
pour les empêcher de passer, .
Le climat est tendu; la moindre provocation entraînerait la
bagarre.
Linet fait un discours pour dire qu'une délégation va se rendre
à la direction, pour poser nos revendications.
Puis la même scène que la veille se déroule. Les délégués sont
obligés de contenir le flot de quelques ouvriers qui voulaient entrer
dans les bureaux exprimer ouvertement leur mécontentement.
Nous savons qu'à l'intérieur les délégués répètent le même
discours que la veille à un employé apeuré qui doit noter sur son
bloc et répondre avec des gestes d'impuissance à ceux qui le pren-
le directeur.
Linet recommande le calme et invite ensuite les ouvriers à le
suivre rue Yves Kermen où les hauts-parleurs sont installés pour le
meeting
Le discours de Linet et des délégués C.G.T. se répète. C'est le
même qu'hier; il se borne à protester contre les accords et à inviter
les ouvriers à s'unir. Il n'y a pas de consignes, alors on épilogue
longtemps sur la misère des travailleurs.
Puis c'est au tour des figurants de parler. Un ouvrier de F.0.
et du S.I.R. dénonceront tour à tour leur centrale et leurs respon-
sables syndicaux.
Les ouvriers, lassés par ces discours vides de perspectives, se
dirigent peu à peu vers les ateliers. A la fin, la foule s'est réduite
de moitié. Ce sont surtout les cégétistes qui sont venus ; il n'y a
pas eu de mouvement d'humeur contre le ridicule. des discours.
La masse était en colère, mais incapable pour l'instant, d'aller plus
loin que les phrases vides des dirigeants.
Par cette heure de grève beaucoup ont libéré leur conscience,
ils ont fait quelque chose ; d'autres n'ont même pas fait cela.
Mais dans notre atelier c'est visible que les ouvriers sont satisfaits
de ne pas s'être lancés dans un mouvement. Nous avons eu des
avantages sans rien faire. Nous avons récolté ces avantages par la
lutte que les autres (ceux de Nantes en particulier) ont menée.
Les grands mouvements se terminent peu à peu ; chacun sent bien
que tout est fini. «Encore une occasion de ratée »,
sera la
conclusion de beaucoup. « Il y a quelque chose qui ne tourne pas
rond », cela aussi est la conclusion de certains, qui considèrent que
ceux qui organisent les mouvements, les organisent mal. Mais cette
machine qui est l'organisation, qui est le syndicat, est considérée
toujours comme incompréhensible et inaccessible.
се
D.MOTHE.
40
L'accord Chausson
En juillet et août, les événements de Saint-Nazaire, puis ceux
de Nantes, n'ont pas eu d'écho remarquable chez Chausson. Rares
étaient ceux qui s'intéressaient à ces grèves. A vrai dire, les
vacances étaient le souci dominant. D'autre part, les syndicats
semblaient fort peu se soucier de donner des informations ou d'en-
treprendre une campagne de solidarité. Même fin août, au retour
des congés payés, La Renaissance, organe des cellules Chausson du
P.C., parle en deux lignes du sang ouvrier à Saint-Nazaire et à
Nantes, dans un long article sur la répression en Afrique du Nord.
Rien d'autre. En somme, pas de « climat » effervescent. On doit rap-
peler que, depuis l'échec complet de la grève de cinq semaines, en
février-mars 1950, tous les mots d'ordre syndicaux sont suivis avec
circonspection, et qu'il n'y a eu que des mouvements limités à
l'équipe ou à l'atelier.
Mais septembre commence sous le signe d'une agitation dans
la métallurgie de province et dans la région parisienne, les grèves
de la R.A.T.P. entravent l'activité et mettent au premier plan des
conversations la situation sociale. En même temps, la propagande
syndicale se fait plus active et c'est dans les deux premières semai-
nes un déluge de tracts qui insistent sur la « grande frousse » patro-
nale et visent à persuader la masse ouvrière que, plus que jamais,
le moment est venu de frapper un grand coup. En même temps, les
délégués circulent dans les ateliers, d'une façon très décousue, pour
dresser les cahiers de revendications à présenter à la direction. Ces
cahiers se présentent finalement ainsi :
1° Augmentation horaire générale de 40 francs ;
2° Retour à la semaine de 40 heures, sans diminution du pou.
voir d'achat;
3° Diminution des cadences ;
41
comedy
.
4° Trois semaines de congés payés ;
5° Paiement de toutes les fêtes légales.
A Asnières même, il n'y a pas encore de débrayages spontanés,
mais aux chaînes de carrosserie, à Gennevilliers (Panhard, Ver-
sailles, Colorale, Juvaquatre, Peugeot, Autocars), où les gars ont
des revendications particulières, et où le travail est un bagne, l'agi-
tation est très grande. Les ouvriers parlent du succès de Saint-Nazaire.
Le Directeur général, flairant le vent, adresse le 14-9, une lettre à
chaque membre du personnel, mettant en relief :
1° Que malgré leur augmentation forte, les travailleurs de
Saint-Nazaire restent bien en-deça de ceux des usines Chausson
(toutes primes comprises, un manquvre gagne 190 frs de l'heure,
un P 2 de 260 à 310 frs, environ);
2° Que la direction suit une politique d'augmentation progres-
sive des salaires, et que pour le présent, rien ne peut être fait.
Cette lettre étrange a pour effet de renforcer le personnel
ouvrier dans l'idée que le patronat redoute un mouvement et par
conséquent, consentirait à « lâcher quelque chose », pourvu qu'on le
lui demande fermement.
Parallèlement, malgré le mutisme de la C.G.T. sur la question,
i) vient aux oreilles de tous qu'un accord vient d'être passé chez
Renault, dont on retient surtout les 4 %. d'augmentation et les
trois semaines de congés payés. C'est pourquoi, lorsque sous la pres-
sion certaine de la « base » à Gennevilliers, les syndicats C.G.T. pro-
posent un débrayage de 14 à 16 h., le jeudi 22 septembre, « un
groupe de travailleurs d’Asnières ayant écrit une proposition d'ac-
tion pour tout le groupe afin d'obliger la direction à discuter des
salaires, les sections C.G.T. des usines SUC... l'ont examinée atten-
tivement, l'ont retenue et approuvée », suivant un puissant de
brayage de la carrosserie le mardi 20, c'est un plein succès. Dési-
reuses de ne pas être dépassés, la C.F.T.C., de bonne grâce, et F.0.
en rechignant (« la C.G.T. n'a pas demandé l'avis des autres organi-
sations »), se joignent au débrayage. Dans la rue, se pressent quel-
ques trois à quatre mille ouvriers et quelques dizaines de mensuels
d'Asnières (débrayant à 90 %) et de Gennevilliers (100 %). Le
meeting est placé sous le signe de l'Union. Marrane de la C.G.T.,
y passe en vedette « américaine », tire les rieurs à lui et fait de l'es-
prit sur le dos du patron. L'ambiance est très chaleureuse, les mots
d'ordre, maintes fois repris, sont : nos 40 francs et Chausson peut
payer. Information y est donnée que la direction recevra les délé-
gués le lendemain matin. On rentre à l'atelier, convaincus que le
patron, ébranlé par la puissance du débrayage, lâchera le « quelque
chose ». Les plus optimistes vont jusqu'à 10 francs, quant aux trois
semaines, elles sont pour ainsi dire dans la poche. (On ne trouve
pas un gars qui croit aux « 40 francs »).
Le lendemain, à la reprise de 13 h. c'est la douche écossaise :
rien pour les salaires, rien pour les congés. La direction prévoit
seulement une nouvelle incorporation de prime dans le salaire de
.42-
base, ce qui représente environ 1 %. Une misère, une provocation.
Les rires sont amers et au travers du flottement qui se produit dans
les ateliers, un débrayage s'organise, mais ne rencontre pas le suc-
cès de la veille. Au reste, les informations sont contradictoires et
la direction parle d'une nouvelle formule de salaire pour 1956. En
somme, on attend d'en savoir plus long.
Le lundi 26, on est fixé : la direction affiche ses propositions,
qui n'apparaissent d'ailleurs pas comme une réponse aux revendi-
cations, mais comme le fruit d'une cogitation sereine. Il s'agit tou-
jours d'une incorporation de prime et d'une nouvelle majoration
de 1 % à partir de décembre. La prime variable dite « sursalaire »
serait supprimée et remplacée provisoirement par une prime fixe
qui lui serait égale. A partir du 1er janvier 1956, une nouvelle
forme de prime lui succéderait, sur laquelle il n'y a pas d'infor-
mation. Il est rappelé finalement que du 1-1-55 au 31-12-55, l'aug.
mentation des salaires serait ainsi de 7 %.
Cette réponse ne fait le compte de personne, ni des syndicats,
qui dans l'histoire ne sont pas pris aux sérieux, ni des ouvriers, qui
se trouvent loin des augmentations escomptées. A Asnières même,
la fermeté de la direction ébranle l'esprit combatif des ouvriers.
C'est, qu'à vrai dire, il semble que l'ambiance n'est pas, n'a jamais
été à la grève. A Gennevilliers, il en va autrement et comme on
dit « les gars ont mangé du lion ».
Un nouveau débrayage est donc décidé par les syndicats pour
le jeudi 29 septembre. Entre temps, il se produit du tirage dans
ľ « unité d'action ». La C.F.T.C. se laisse traîner et F.0. tente de
conclure un accord à la sauvette avec la direction ; ce qui se saura,
et à la réunion du 29, le représentant F.O., pris à partie par la
C.G.T., sera conspué par les assistants. Mais c'est tout ce qu'on aura
à présenter comme réalisation. C'est maigre.
Le 30 septembre, on apprend les nouvelles propositions de la
direction, par la voix du représentant C.F.T.C. Il apparaît que la
direction consent une légère augmentation, mais d'autre part, s'en
tient au brouillard pour ce qui concerne le mode de rémunération
en 1956, tout en demandant aux syndicats de signer un accord de
non-recours à la grève (en somme une variante de l'accord Re.
nault). Rien de nouveau pour les trois semaines de congé. De
l'exposé embarrassé du délégué, il ressort que les divergences de
vues entre les syndicats sont profondes et qu'il y a une tendance
de la C.F.T.C. pour la signature.
La semaine suivante, se déroulent plusieurs entretiens délégués-
direction. Il est très difficile de recueillir des informations. A la
< base » on attend patiemment. On est loin de l'allant des semaines
précédentes.
La C.G.T. fait état de la scission de fait qui s'est produite dans
le bloc « d'unité d'action » par un tract dénonçant les dernières pro-
positions patronales du 3 octobre, comme incomplètes et insuffisantes,
tract que n'ont pas approuvé C.F.T.C. et F.O. qui, elles, sont prêtes
4
43
reaux, les
م)
:
-
à discuter avec la direction les questions de liaison des salaires
avec la productivité. Le tract conclu sur un appel à l'unité à la base
et appelle les ouvriers à décider « ensemble, dans les équipes et bu.
moyens à mettre en oeuvre pour imposer les revendica-
tions ». De son côté, la C.F.T.C. rend compte des propositions patro-
nales et conclut : « Sans engager l'avenir des discussions, les orga-
nisations syndicales doivent 'prendre en considération ce qui est
déjà acquis par la lutte, et... travailler avec l'ensemble du personnel
pour que l'année 1956 voie une amélioration, etc., etc... >>
On le voit, ni d'un côté, ni de l'autre on ne pousse à la grève
et la revendication des 40 francs s'est envolée. De discussion en
discussion, on en arrive à la signature d'un accord entre la direc-
tion d'une part, et d'autre part la C.F.T.C., les Indépendants (sans
la moindre influence), et la C.G.T., section des mensuels, ne com-
portant pas de clause sur le non-recours à la grève. Manquent les
signatures de la C.G.T. (ouvriers) et de F.O. La position ambiguë
de la C.G.T. ne peut résister longtemps et dès le 24, un tract C.G.T.
annonce son acceptation et de son côté F.0. maintient et justifie
son refus. Position de la C.G.T. : « après consultation de ses syn-
diqués et du personnel » (ce qui est faux pour le personnel), elle
signe, compte tenu des côtés positifs de l'accord :
augmentation horaire de 7 à 11 francs ;
garantie de trois semaines de congés ;
l'accord ne se réfère pas à la productivité ;
auxquels s'opposent les aspects négatifs :
augmentation insuffisante dans l'immédiat ;
promesse d'augmentation de 4 % pour 1956, insuffisante.
Mais l'accent est mis sur ce que nous n'attendons rien de
bavardages interminables avec la direction, en dehors de l'appui des
travailleurs... seule l'action cimentée dans une solide unité à la
base apportera des satisfactions substantielles... ». C'est en clair,
l'acte de décès de six semaines d'agitation.
F.O., pour sa part, ne signe pas « dans l'intérêt des travailleurs »,
les dernières propositions patronales ne valent pas la peine « que
nous engagions notre signature » et s'appuie surtout pour refuser sur
les ténèbres dont est entouré le dessein patronal de modifier dès
1956, la formule des salaires. Selon F.0. toujours, actuellement
« le cheval est peut-être borgne, nous ne voulons pas le changer pour
un aveugle ».
Trois semaines après la « signature » en question, pas un membre
du personnel n'a pris connaissance, in extenso, de l'accord. Mais il
n'en est pas besoin pour dresser le bilan suivant :
Résultats acquis :
Augmentation des horaires de 7 à 11 francs environ ; exem-
ple pour les mensuels : une paie de 58.000 frs sera portée
à 59.850 (soit 1.850 frs par mois) ;
- Trois semaines de congés payés pour les ouvriers ;
Indemnités journalières en cas de maladie.
44
Signification de la lutte :
Le mouvement a été constamment placé sous la tutelle des syn-
dicats, C.G.T. en tête, qui ont été bien loin de proposer des actions
« aventuristes ». La C.G.T. tout particulièrement s'est constamment
référé (en paroles) à la volonté de la base, et n'a jamais cherché
dès les premières frictions, à « raidir » l'agitation.
Quant aux ouvriers, l'enthousiasme des premiers jours ne fai-
sait pas illusion. Pour la plupart, il s'agissait d'un baroud d'hon-
neur. On est loin de la pression constante exercée pendant tout le
conflit de Saint-Nazaire sur la direction et les syndicats par les
ouvriers. Le durcissement du mouvement dépendait visiblement de
l'évolution du front des autres grèves, qui, au même moment, se
liquidaient successivement.
La volonté d'une lutte acharnée n'existait au départ que parmi
les ouvriers des chaînes de carrosserie, et cette volonté s'est usée
de débrayage en débrayage, faute d'une organisation du mouve-
ment dès les premiers jours. Le fait est d'autant plus regrettable,
que le patronat, à court de stocks, redoutait réellement une grève,
et sous sa pression, aurait certainement accordé bien plus.
Présentement le fait acquis est avalisé par les ouvriers, sans
qu'il y ait dans l'usine quoi que ce soit qui ressemble à un senti-
ment de défaite ou, à l'opposé, de triomphe. Si l'on peut traduire
l'impression générale, on dira : c'était une escarmouche, plus tard
ce sera plus sérieux.
GEORGES DUPONT.
45 -
Une grève
dans la banlieue parisienne
:
Cette grève a eu lieu dans une usine de la banlieue parisienne, de
moyenne importance (200 ouvriers, 50 mensuels), rattachée à une
grosse société automobile.
Un seul syndicat a, de tout temps, exercé son empire sur les
travailleurs : la C.G.T. Comme dans les autres boîtes plus impor-
tantes, son influence a progressivement diminué ces dernières années,
notamment au moment des mots d'ordre politiques (Ridgway,
Duclos).
Le moment de ce mouvement se situe dans la période qui a suivi
les événements de Saint-Nazaire, pendant les grèves de Nantes,
moment que les staliniens avaient été obligés de choisir pour tenter
une relative agitation dans la classe ouvrière parisienne.
En même temps, un atelier pose une revendication propre concer-
nant le reclassement des catégories. Tout d'abord, cette revendication
a suivi la marche hiérarchique normale. Demande au chef d'atelier,
puis au directeur technique, qui en réfère au directeur général, à ce
moment en vacances. Malgré cela, contacté, ce dernier fait dire qu'il
donnera sa réponse à son retour. Piqués au vif, les ouvriers de cet
atelier décident la grève.
Une semaine s'écoule pendant laquelle ils sont seuls en lutte.
A ce moment, les délégués (C.G.T.) décident la déposition du
cahier de revendications stipulant : 30 francs de l'heure d'augmen-
tation pour tous les ouvriers et 5.000 francs par mois pour tous les
mensuels. Il semble, d'ailleurs, qu'ils ne croient pas beaucoup à une
action sur cette base et sont certainement surpris quant à l'unanimité.
Les ouvriers décident la grève illimitée pour obtenir ces 30 francs.
Mais il est décidé, súr proposition syndicale, que la poursuite de
la grève sera remise en question chaque jour. Ce n'est donc plus une
grève illimitée, mais un mouvement au jour le jour.
Quelques mensuels commencent à manifester leur désaccord à
l'idée d'une lutte qui va peut-être durer. Ils parlent d'une grève de
solidarité alors que les revendications sont identiques. Ils ont déjà
peur des responsabilités à prendre. « Demain je reprends le travail »
est le cri de certains.
Effectivement, alors que les ouvriers, unanimes, continuent la
greve, il ne reste, au troisième jour, que 4 employés en lutte sur 35.
Perspective d'une perte de gain importante, crainte des représailles
46
+
en paralysent la majorité. On ne sent pas chez eux de conscience de
classe, même pas la honte de lâcher le mouvement, de se désolida-
riser de la classe ouvrière.
De ceux qui restent en lutte, certains essavent d'entraîner les
ouvriers à les forcer à s'y maintenir. A part quelques ouvriers qui
les condamnent réellement, pas de réaction générale.
générale. « On les
ignore. » Les délégués ne tentent rien « On ne peut faire pression, la
liberté du travail doit être respectée, nous, nous avons notre cons-
cience, à eux de se juger. »
Une entrevue a lieu avec la Direction qui s'étonne de la reven-
dication unique, sans hiérarchisation. Elle ne peut l'accepter, la
marge bénéficiaire ne lui permettant pas un tel écart... Elle consent
à accorder une prime de 3 % à tous. Les travailleurs refusent : « Nous
voulons 30 francs incorporés au salaire horaire ».
La grève continue avec ocupation de l'usine, aux heures nor-
males de travail. Réunion tous les matins, compte rendu des entre-
vues.
Les ouvriers sont en grève, mais on ne sent pas chez eux la
volonté de s'organiser. Ils écoutent les délégués. Ils ont confiance
en eux. « Ils défendent nos intérêts » disent-ils souvent.
Ils jouent à la belote, les femmes tricotent, lisent, jouent. On
en voit jouer à la banque, ce qui étonne quelques-uns qui montrent
leur désaccord, devant de telles distractions. Ce n'est qu'au bout de
plusieurs jours que ce jeu cesse.
Une pensée domine : ne plus être bernés par la Direction qui
leur avait accordé une prime de 5 %, puis l'avait supprimée et qui
promet toujours.
Les cadences ont été doublées, dans certains cas triplées, sans
aucun avantage pour eux, aussi ils sont las d'avoir attendu. Ils sont
mécontents, ils le montrent en tenant le coup.
La Direction n'accepte de discuter que si l'usine est évacuée.
Un seul ouvrier se déclare contre cette mesure, les autres sont
prêts à sortir voyant les « délégués d'accord et soumis aux décisions
de la majorité » (les staliniens sont particulièrement dociles).
On évacue l'usine pendant que les délégués sont reçus à la Direc-
tion. Tous attendent aux portes. Celles-ci s'ouvrent pour le compte
rendu. Cette fois, il y a un changement : 5 % pour les salaires
jusqu'à 160 francs de l'heure, 3 % pour les salaires supérieurs,
toujours en prime.
Après un vote par atelier, la grève continue ; il y a bien quelques
murmures, mais la majorité n'accepte pas le système de prime.
Parallèlement, la revendication s'amoindrit : de 30 francs, la
demande descend à 15 francs, avec la perspective de « continuer la
Jutte à l'intérieur, sous d'autres formes, une fois le travail repris »
Ce sont les délégués qui le déclarent, alors qu'ils savent très bien
qu'une fois la grève terminée, les choses rentrent provisoirement dans
l'ordre,
47 -
Au cours d'une réunion, le responsable syndical de la région
(métallurgie) « constate » l'erreur commise par tous d'avoir évacué
l'usine. Les délégués reconnaissent avoir fait une faute mais « c'était
pour ne pas couper les ponts et assurer l'unité, les ouvriers auraient
pu le leur reprocher après ». Attitude démocratique au possible !
Au comité de grève, les responsables à la solidarité s'affairent. Des
collectes sont faites chez les commerçants, dans les usines alentour.
Une affiche esi tirée, mettant la population au courant du mouve-
ment.. Aux mairies communistes, des secours sont donnés sur présen-
tation de la carte de grève : 1.000 francs par semaine, plus 250 francs
par enfant.
Aux non secourus qui appartiennent à des communes non com-
munistes, sont versés : 600 francs, plus 300 francs par enfant (col-
lectes réparties).
Les grévistes sont nourris gratuitement à midi par la cantine de
la municipalité.
Après l'évacuation de l'usine les réunions eurent lieu à la maison
du syndicat local. Tous passent là leurs journées (belote, repas, compte
rendu des négociations, projection d'un film sur la vie ouvrière non
suivi de discussion).
La grève continuait.
Puis certains suvriers (une infime partie) voulurent reprendre.
Les délégués en parlaient, très haut, « il fallait tenir compte de cela »
car, si quelques-uns voulaient rentrer à l'usine, l'unité pouvait être
rompue. Dans ce cas, « il valait mieux que tout le monde reprenne ».
Telle a été, à peu près, l'argumentation stalinienne.
Mais les gars refusent. Ils veulent une augmentation de salaire
horaire, égale pour tous.
Les délégués discutent des heures avec la Direction. (Cela paraît
de plus en plus inutile). Ils disent qu'accepter de rentrer ce n'est pas
s'avouer battus : « Il y a loisir de continuer la lutte à l'intérieur de
l'usine »
La deuxième semaine touche à sa fin, la lassitude est plus grande
chez les bonzes staliniens que chez les ouvriers. Cette grève qu'ils ont
déclenchée sans y croire, les gêne. Ils tentent, par des moyens
détournés, de faire reprendre le travail :
Ils disent craindre la rupture de l'unité alors qu'aucun indice
sérieux ne la laisse présager, prennent l'initiative de la diminution
de la revendication de 30 francs à 15 francs, acceptent l'offre
patronale de payer une augmentation sous forme de prime nouvelle.
Enfin, après une nouvelle entrevue, la Direction offrant 10 francs
pour toutes les catégories, les délégués staliniens appuient ouverte-
ment pour la reprise du travail.
Les ouvriers n'acceptent qu'après avoir eu l'assurance écrite du
Patron que cette augmentation est difinitive et non révisable.
René NEUVIL
- 48 -
Les grèves sauvages de l'industrie
automobile américaine
1
La propagande bourgeoise et réformiste en Europe se réfère
volontiers à la situation du prolétariat américain. Elle prétend mon-
trer sur cet exemple que l' « absence de lutte de classes », la « colla-
boration amicale » entre ouvriers et patrons implicant une « at:i-
tude sociale » de la part de ceux-ci, et un soutien des intérêts de
l'entreprise de la part de ceux-là -, conduit au bonheur de tous
les intéressés, car elle permet d'accroître la production et d'accorder
un niveau de vie élevé à la classe ouvrière. Et, lorsque les contrats
entre les syndicats américains de l'automobile et Ford d'abord, la
General Motors ensuite, ont été conclus, les journalitess français les
plus « sérieux » n'hésitèrent pas à parler de la fin du capitalisme
aux Etats-Unis et d'une nouvelle ère de l'histoire sociale qui allait
s'ouvrir
La réalité américaine est évidemment toute autre que cette
image d'Epinal. Certes, le capitalisme américain a pu pendant plus
d'un siècle se développer sans aucune entrave intérieure ou extérieure
sur un continent vierge richenient doté par la nature et porter ainsi
la production à des niveaux qu'aucun autre n'a pu atteindre. Cette
aisance lui a permis d'accorder des salaires relativement élevés, en
même temps d'ailleurs que l'existence de terres libres jusqu'au début
de ce siècle l'y forçait (1). Mais le niveau relativement élevé des
salaires est loin de former le seul trait, ou même le trait le plus
important, de la situation des travailleurs américains. Sans parler
du « tiers inférieur de la nation », tristement fameux, — cinquante
millions d'américains vivant dans la misère même d'après les stan-
dards européens, il suffit de rappeler que l'ouvrier américain paie
son salaire par une exploitation beaucoup plus grande de sa force
de travail dans la production, un rythme de travail abrutissant, un
asservissement complet à la machine et à la chaîne de production.
Mais aussi bien, contrairement aux affirmations de la propagande
(1). La fameuse « clôture de la frontière » n'a eu effectivement lieu
que peu avant la première guerre mondiale ; jusqu'alors, l'existence abon-
dante de terres libres et riches ouvertes à l'émigration intérieure signifiait
que le salaire réel de l'ouvrier industriel ne pouvait pas être inférieur au
revenu réel d'un propriétaire indépendant disposant d'autant de terre que
lui et sa famille pouvaient cultiver.
49
bourgeoise que rejoint à l'occasion celle des staliniens (2) -, pas
plus aux Etats - Unis qu'ailleurs les patrons n'ont rien cédé qui
ne leur fût arraché de force ou imposé par la menace de la lutte ;
l'histoire du prolétariat américain est remplie de combats qui, s'ils
n'ont pas jusqu'ici atteint le niveau politique de ceux du proletariat
européen, les ont parfois dépassés par leur violence et l'efficacité
de leur organisation (3). Mais du point de vue de la perspective
à long terme, le plus important est sans doute que la lutte de classe
au niveau même de la production, la révolte du prolétariat contre
la structure de l'usine capitaliste, ses méthodes d'organisation de la
production, et les conditions de travail qu'elles entraînent est plus
vive et plus profonde que nulle part ailleurs. Ce n'est pas un hasard
si, après le taylorisme, il s'est développé aux Etats-Unis le mouve-
ment dit des « relations humaines », destiné à inventer des techniques
capables de mater en douceur puisqu'on ne peut pas mater bruta-
lement la révolte incessante des ouvriers contre les rapports de
production capitalistes (4).
Il reste cependant que face à cet ensemble de conditions et
à une combativité croissante du prolétariat, le capitalisme américain
a été amené à suivre une politique qu'on peut schématiquement
résumer en disant que, lorsqu'il est forcé à des concessions, il se
montre, davantage que le capitalisme européen, disposé à lâcher
sur le plan des salaires, en se rattrapant sur l'accroissement de la
production et le rendement à outrance.
Dans cette politique, il jouit depuis la guerre de la complicité
totale de la bureaucratie syndicale. Incapable de défendre les reven-
dications ouvrières sur le plan des rapports concrets de production,
de l'organisation et des conditions de travail - puisque ces reven-
dications consistent en somme à contester le pouvoir capitaliste dans
l'usine et ne pourraient avoir comme aboutissement que la gestion
ouvrière de la production – elle ne fait que les utiliser pour essayer
de pénétrer elle-même dans les instances de contrôle de la production ;
et tente d'apaiser les ouvriers en « satisfaisant » leurs revendications
de salaire. Mais toute sa politique aboutit de plus en plus à cette
contradiction : essayer de maintenir son emprise sur les ouvriers
sans laquelle elle n'est encore rien – en compensant son incapacité
de satisfaire leurs demandes essentielles par l'obtention d'avantages
(2) La « passivité » des ouvriers américains a souvent été invoquée
par les propagandistes staliniens et cryptostaliniens, surtout à l'apogée de
la guerre froide, pour créer une psychologie anti-américaine englobant toute
la population des Etats-Unis, de même que pendant la deuxième guerre mon-
diale leur propagande, dirigée contre les Allemands comme tels, présentait
le prolétariat allemand comme entièrement intégré au nazisme.
(3) Les grandes grèves avec occupation des usines de 1935-1937, qui ont
conduit à la formation du C.I.O., n'en sont qu'un exemple.
(4) Le document de Paul Romano « L'ouvrier américain », et l'étude de
Ria Stone « La reconstruction de la société », publiés dans les numéros 1 à 8
de cette Revue montrent de façon saisissante ces aspects de la lutte de
classe aux Etats-Unis et leur énorme importance pour l'avenir.
- 50.
économiques plus ou moins réels, mais qui, de toute façon, devien-
nent de moins en moins importants au fur et à mesure que le niveau
matériel et culturel s'élève.
C'est ainsi que la bureaucratie syndicale américaine a successi-
vement obtenu des capitalistes une sorte d'échelle mobile liant les
salaires au coût de la vie, puis à l'augmentation de la productivité,
puis un « plan de pensions », et enfin, en juin 1955, le « salaire
annuel garanti ».
Bien entendu, toutes ces « réformes » sont loin de contenir
réellement la totalité de ce que leur appellation implique. Bien que
ce soit là un point relativement secondaire, on essaiera de le montrer
brièvement dans le cas du « salaire annuel garanti », dont l'obtention
a provoqué les grèves auxquelles est essentiellement consacré cet
article.
Les ouvriers américains sont liés à leurs patrons par des conven-
tions collectives ou « contrats » de durée déterminée et qui, outre
les taux de salaire, spécifient de façon extrêmement détaillée la
correspondance entre les qualifications des ouvriers et les emplois
auxquels ils peuvent être utilisés et l'ensemble des conditions de
travail. Ces contrats, négociés lors de chaque renouvellement entre
les dirigeants syndicaux et les patrons, excluent en général le recours
à la grève pendant leur durée ; dans les cas où celle-ci reste possible,
elle doit être patronée par le syndicat, « légale » ou « officielle ».
Si elle ne l'est pas (« wildcat » : grève sauvage) les grévistes sont
laissés à leurs propres forces : le syndicat ne les soutiendra pas finan-
cièrement, les tribunaux interdiront les piquets de grève, etc.
Le renouvellement périodique de ces contrats est l'occasion de
négociations ardues entre syndicats et patrons, pendant lesquelles la
menace de grève en cas d'échec des négociations et d'expiration du
contrat en cours est suspendue sur ces derniers.
L'année qui vient de s'écouler, les contrats des syndicats de
l'Automobile (U.A.W.) avec les « trois grands » de l'industrie
(Ford, General Motors et Chrysler) venant à expiration, le président
de l’U.A.W. (et en même temps président du C.1.0.) Walter Reuther
a mis au centre de la négociation son plan d'un « salaire annuel
garanti », c'est-à-dire d'une caisse de chômage alimentée par des
versements patronaux qui verserait aux ouvriers en chômage l'équi-
valent d'une paye complète pendant un an. L'Etat verse déjà une
indemnité de chômage pendant vingt-six semaines équivalente à
un tiers environ de la paye, les patrons devraient, selon le plan de
Reuther, contribuer à l'indemnité pour que celle-ci atteigne 80 %
de la paye pendant un an. Supposant que la moitié des ouvriers sont
mis au chômage une année sur six, cela équivaudrait à une augmen-
tation des dépenses en salaires de l'entreprise (ou des sommes globa-
lement touchés par les ouvriers) de l'ordre de 6 %.
Cette proposition n'a pas été acceptée par les patrons, et ce que
Reuther a « obtenu » en fin de compte a été une contribution patro-
- 51 -
nale limitée à 26 semaines et inférieure à celle demandée, l'ouvrier
devant au total toucher 65 % de sa paye pendant quatre semaines
et 60 % pendant les vingt-deux autres. Le « salaire annuel garanti »
est ainsi en fait un « salaire garanti pour moins des deux tiers
pendant six mois », et il est financé pour moitié par les patrons et
pour le reste par les fonds publics. Dans l'hypotèse envisagée précé-
demment (la moitié des ouvriers mis au chômage une année sur six)
il signifie une augmentation des dépenses en salaires de l'entreprise
de l'ordre de 1,5 % (5).
Ayant ainsi cédé très exactement les trois quarts du terrain
sur lequel il s'était lui-même placé, sans demander une seule fois
l'avis des ouvriers, Reuther non seulement publia des communiqués
de victoire, mais essaya de persuader les ouvriers de l'importance
« historique » du nouveau contrat.
Mais à Reuther et à sa bureaucratie, qui avaient décidé, sans
consulter personne et moins que tout autre les intéressés, que ce qu'il.
fallait aux ouvriers ce n'était ni une augmentation de salaire, ni une
diminution des cadences, ni une demi-heure d'arrêt quotidien du
travail, non, ni ceci, ni cela, mais ce que lui, Reuther, savait qu'il
leur fallait, son plan « historique » d'un salaire annuel garanti,
les ouvriers ont répondu par une explosion de grèves sauvages,
dirigées autant contre la bureaucratie syndicale que contre les patrons,
et qui ont démontré que Reuther commet une escroquerie en parlant
« au nom des ouvriers ».
La description de ces grèves donnée dans les pages qui suivent
provient de témoignages de première main, publiés par deux jour-
naux ouvriers américains : Correspondence et News and Let ers,
qui paraissent à Détroit, le centre de l'industrie, automobile améri-
caine.
LA STRATEGIE DE REUTHER
ET L'ATTITUDE DES OUVRIERS
La stratégie employée par Reuther pour obtenir le salaire annuel
garanti consista à négocier successivement avec chacun des « trois
grands » de l'industrie automobile américaine, Ford, General Motors
(5) L'hypothèse faite dans le texte quant à la durée du chômage et la
proportion d'ouvriers touchés équivaut à supposer un niveau moyen de chô-
mage permanent égal à 1/12 de la main-d'ouvre totale, soit de 8 1/3 %
proportion beaucoup plus élevée que celle réellement observée. Dans cette
mesure, le S.A.G. représente un coût effectif pour les patrons encore plus
petit. Les pourcentages d'augmentation des dépenses en salaires de l'entre-
prise donnés dans le texte s'appuient sur un calcul simple. Avant le contrat,
l'entreprise dépensait en six ans 5 1/2 années de salaire, soit 286 semaines.
Maintenant elle dépensera en plus 35 % de 4 semaines, plus 30 % de 22 se-
maines : 4 X 0,35 + 22 x 0,30 7,8 semaines, qui divisées par 2 (la moitié
des ouvriers sont au chômage) et rapportées à 286 donnent un peu moins
de 1,5 % d'augmentation. Rappelons que l'état verse déjà pendant vingt-six
semaines une indemnité de chômage équivalant approximativement à 30 %
de la paye complète.
52_
et Chrysler. Il fut seulement demandé aux ouvriers de verser 5 dollars
par mois, jusqu'à ce qu'un fonds de grève de 25.000.000 de dollars
ait été réuni, et de se tenir prêts, « au cas où les syndicats auraient
besoin d'eux ». Quant aux négociations, elles ont été menées secrè-
tement entre la direction syndicale et la direction de Ford. En même
temps, Reuther appela les ouvriers à voter pour la grève en cas
d'échec des négociations. Par le passé, dans des cas analogues, les
ouvriers votaient toujours pour la grève, pour renforcer la position
du syndicat dans la négociation. Mais cette fois-ci, des discussions
interminables éclatérent dans les usines.
A l'usine du Rouge (Ford), qui emploie 48.000 ouvriers, la plu-
part des ouvriers pensaient qu'ils ne pouvaient rien faire d'autre que
de voter pour la grève ; « autrement, la compagnie pourra écraser
le syndicat ». D'autres ouvriers constataient qu'ils ne pouvaient pas
voter pour la grève, mais qu'ils ne pouvaient pas non plus voter
contre le syndicat ; ils ont ainsi décidé de ne pas voter du tout. Il
faut noter ici une grande différence avec le passé : autrefois, lorsque
les ouvriers ne votaient pas, ils avaient de la honte à l'admettre et
essayaient de trouver un prétexte pour se justifier.
Quelques ouvriers avancés (ni staliniens, ni trotskistes) ont été
encore plus loin : ils ont dit qu'ils voteraient contre la grève. Ils
n'étaient pas contre le « salaire annuel garanti », ils n'étaient pas
pour ce salaire non plus. Ils rejetaient le programme de Reuther, et
sa stratégie, d'un bout à l'autre. Ils disaient qu'ils en avaient assez
des abandons continus du syndicat sur le terrain des conditions de
travail et de sa politique aboutissant à augmenter les pouvoirs de la
direction de l'entreprise. Depuis le « plan de pensions » de 1950 et
le contrat de travail de cinq ans qui l'a accompagné, les ouvriers de
l'automobile avaient appris ce que les « grandes victoires écono-
miques » de Reuther signifiaient pour eux. Chaque ouvrier âgé de
moins de cinquante ans avait compris que le « plan de pensions >>
de Reuther l'enchaînait à 15, 25 ou 45 années de travail de la même
sorte dans la même usine. Ces ouvriers désiraient que soient garanties
leurs conditions de travail ; et non pas qu'il soit garanti qu'ils
auraient à travailler de la même façon pour le reste de leur vie. Ils
s'opposaient aussi bien au « salaire annuel garanti », qu'à la stra-
tégie de Reuther, consistant à mettre en grève une usine. tandis que
les autres continuent à travailler. La majorité des ouvriers de Ford
pensaient qu'une grève ne pourrait être efficace à moins d'une entrée
en lutte de tout le C.1.0.
Comme le disaient plusieurs ouvriers, « la compagnie et le
syndicat décident ce que nous aurons et nous n'avons qu'à voter
pour cela. Si le syndicat nous représentait vraiment, il nous aurait
demandé ce que nous voulons, et il aurait mené des négociations
pour l'obtenir ». Ils en avaient assez d'un syndicat qui décide pour
quoi ils devraient lutter,
53
Cependant, le jour du vote approchant, plusieurs ouvriers qui
voulaient voter contre la grève ont changé d'avis. Une des raisons
était que le syndicat a publié une brochure intitulée « Nous travail-
lons chez Ford », rappelant la situation des ouvriers chez Ford avant
la reconnaissance du syndicat. C'était la démagogie habituelle de la
bureaucratie. Il s'agissait bien, en 1955, des conditions chez Ford
avant 1935, conditions qui n'ont d'ailleurs été changées que par les
grandes luttes ouvrières de 1935-37. Cependant, des ouvriers ont été
influencés par cette démagogie. Un gars a dit qu'il avait changé
d'avis et qu'il voterait pour la grève, parce qu' « on travaille pour
de tels salauds ».
La majorité des ouvriers du Rouge n'avaient pas confiance en
Reuther et ses associés. Mais un vote pour ou contre la grève ne
leur laissait pas le choix, et ils votèrent pour la grève pour exprimer
clairement leur opposition à la compagnie. Le vote a donné 45.458
voix pour la grève et 1.132 contre, avec 10.000 abstentions environ.
Quelques jours avant la date limite des négociations, la direction
de Ford a formulé comme contre-proposition au « salaire annuel
garanti » l'offre de céder aux ouvriers, à moitié prix, des actions
de la compagnie.
D'interminables plaisanteries accueillirent la proposition de la
direction parmi les ouvriers. Les ouvriers se saluaient du nom de
« Cher Actionnaire », et envoyaient promener leurs contremaîtres en
prétextant une « Assemblée d'Actionnaires ». En fait, ils avaient
décelé la ruse de la direction qui aurait eu ainsi la possibilité d'élever
les cadences et le rythme de production, « dans l'intérêt même des
ouvriers » devenus actionnaires.
Reuther avait ses raisons pour choisir Ford, plutôt que la
General Motors, comme premier interlocuteur. Henry Ford II, et
son entourage, appartiennent à la même génération de « planifi-
cateurs » que Reuther lui-même. Le « salaire annuel garanti »
apparaît tout aussi naturel à la pensée de Ford qu'il l'est pour celle
de Reuther. Plutôt que de lutter pour obtenir ou refuser une augmen-
tation de 5 cents pour les ouvriers, aussi bien Ford que Reuther
préféreraient que ces 5 cents de l'heure soient mis de côté pour la
< sécurité » des ouvriers ; ainsi l'ouvrier ne peut pas « gaspiller >
son argent.
En acceptant le « salaire annuel garanti », Henry Ford II
continuait la tradition de son père, de contrôle de la vie des ouvriers
de l'enteprise. La seule différence est que le vieux Ford exerçait ce
contrôle par l'intermédiaire de mouchards à son 'service et par sa
police privée dirigée par Benett, tandis que Reuther et le jeune Ford
veulent l'exercer à travers un corps d'administrateurs du syndicat,
de l'entreprise et du Gouvernement en étroite coopération les uns
avec les autres.
En préparant le « salaire annuel garanti », Reuther avait réuni
54
elavILI
vive
d'avance un personnel de 250 administrateurs. Pour
aspects économiques de S.A.G., il a fait appel aux universités et
recruté quelques-uns des meilleurs sociologues et économistes. Pas à
pas en même temps qu'il éloignait le syndicat des ouvriers, Reuther
établissait un appareil d'administrateurs et de bureaucrates destiné
à concurrencer celui de l'industrie et de l'Etat.
LA GREVE SAUVAGE DU ROUGE
L'accord entre Ford et le syndicat C.1.0. de l'automobile, l'U.A.W.
a été signé le 6 juin. Tandis que Reuther et Bugas, vice-président de
Ford et négociateur principal pour la compagnie, posaient triompha-
lement pour les photographes, expliquant combien d'heures de
sommeil ils avaient perdues et combien de tasses de café ils avaient
bues, chacun se penchant vers l'autre pour le féliciter et pour louer
son intelligence, les grèves sauvages explosaient dans les usines Ford
partout dans le pays.
Ce sont les 4.300 outilleurs du Rouge qui ont commencé la
grève, et les 6.000 ouvriers de l'entretien se sont aussitôt mis en
grève pour soutenir les premiers. Les ouvriers disaient qu'ils ne
s'intéressaient pas au « salaire annuel garanti », et demandaient une
augmentation de 30 cents (105 francs) de l'heure. Mais l'étendue des
grèves sauvages a montré qu'il s'agissait de bien plus que de 30 cents.
La Ford Motor Cy possède des usines dans vingt-trois grandes villes
un peu partout dans les Etats-Unis. Au moment culminant des grèves,
les 7 et 8 juin, il y avait des arrêts de travail dans trente-sept usines
et 74.000 sur les 140.000 ouvriers de Ford ne travaillaient pas. Dans
plusieurs cas la grève se déroula autour de « revendications locales >
(sécurité, propreté, repos, inégalités de salaires, etc.), expression qui
a été utilisée alors pour la première fois, et que dans quelques jours
les ouvriers de la General Motors allaient répandre dans tout le pays.
Le président du syndicat local du Rouge, du « Local 600 », est
Carl Stellato, qui a acquis une certaine réputation comme opposant
« de gauche » à Reuther mais dont la politique, lorsqu'il s'agit de
grèves ne diffère en rien de cette de Reuther. Le 5 juin, à minuit,
Stellato a lancé un appel aux dirigeants syndicaux du « local » pour
« maintenir les hommes au boulot ».
Le discours de Stellato le 6 juin mérite d'être enregistré pour
l'histoire. Aux milliers d'ouvriers qui le conspuaient et le huaient,
Stellato a dit : « Ne me huez pas, moi. Allez huer Ford... Vous ne
pouvez pas huer la sécurité. C'est cela, que vous venez d'obtenir,
la sécurité. Ce contrat entrera dans l'histoire ».
La télévision a montré cette réunion dans tout le pays. Les
cameras ont fait du « travelling » sur des milliers d'ouvriers, s'arrê-
tant parfois sur un visage hurlant son mécontentement et sa désappro-
bation, avant d'arriver à l'estrade d'où Stellato parlait. Mais son
discours, impressionnant en lui-même, perdait tout sens sur cette toile
56
de fond. Ce n'était qu'un homme seul. Mais lorsqu'un type du rang
venait au micro de la télévision, en disant que les délégués syndicaux
étaient vendus à la compagnie et avaient roulé les ouvriers, on voyait
que lui était un membre de cette multitude et tous les hommes autour
de lui criaient leur accord. Au cours des émissions de la soirée, ces
discours des ouvriers du rang ont été souvent coupés et le bruit des
huées a été atténué, mais l'image dominante des milliers d'ouvriers
se dressant contre un chef syndical n'a pas pu être estompée.
Tous les coins de rue autour de l'usine du Rouge étaient devenus
des lieux de réunion, et les dirigeants syndicaux y distribuaient des
tracts invitant les ouvriers à reprendre le travail et les informant que
les statuts du syndicat les obligeaient à travailler jusqu'à ce que le
contrat ait été accepté ou rejeté par vote. Les ouvriers qualifiés
manifestaient en criant : « Finissons-en avec Reuther ». « Reuther et
Stellato nous ont vendus pour le S.A.G. ». Cette révolte des ouvriers
qualifiés est d'une importance particulière parce que, depuis que
Reuther a perdu la confiance des ouvriers de production, il a essayé
de se constituer une base parmi les professionnels qualifiés. Les
ouvriers qualifiés ont publié une déclaration disant qu'ils ne menaient
pas une lutte étroite pour leurs propres intérêts, mais que « la lutte
se transposait sur un nouveau terrain, d'un campagne contre l'adop-
tion du nouveau contrat. » Ils appelaient « tous les ouvriers de Ford
à se joindre à cette campagne ».
La reprise de la production chez Ford dépendait de l'attitude
des hommes de l'entretien. Leurs discussions ont été vives. Certains
disaient : « On ne veut pas du système actuel des délégués, mais
qu'est-ce qu'on peut faire ? D'autres disaient : « Si on demande
plus d'argent, le seul résultat sera l'augmentation du prix des voi-
tures ». Ils se demandaient : « Y a-t-il une autre solution concrète ?
Si on n'accepte pas l'accord, tout le contrat devra être rédigé de
nouveau ».
Finalement, les ouvriers qualifiés sont rentrés au travail le 8 juin.
Le vote pour ou contre le nouveau contrat avec Ford a eu lieu à
l'usine du Rouge les 20 et 21 juin. Le contrat a été accepté par
17.567 voix contre 8.325 ; mais 30.000 ouvriers n'ont pas voté, car
ils s'opposaient au contrat, mais ne voyaient pas de solution positive.
En fait. lo contrat a donc été approuvé par moins d'un tiers de
l'ensemble des ouvriers.
Stellato a salué le vote en faveur du contrat comme « la démons-
tration définitive que les membres du syndicat n'ont pas écouté le
chant de cygne des éléments qui ont essavé d'exploiter politiquement
la situation aux dépens des ouvriers de Ford et de leurs familles ».
Ce politicien ambitieux a été le seul à oser insinuer que des politiciens
avaient été à l'origine de la grève. A l'opposé de toutes les autres
actions importantes de la classe ouvrière américaine dans la période
récente, cette grève a été a première à propos de laquelle il a été
impossible à qui que ce soit de parler d' « agitateurs communistes ».
>>
- 56
Quelques jours après la signature du contrat Ford, Henry Ford II
a proposé que la prochaine étape soit une négociation étendue à
l'ensemble de l'industrie automobile. Reuther a répondu à cela que ce
serait le moyen de transformer les petites crises en grandes. Le cau-
chemar de la grève générale hante désormais Reuther et les compa-
gnies automobiles.
LES GREVES DE LA GENERAL MOTORS
1
Le succès de Reuther avec Ford avait indubitablement adouci
la General Motors ; Reuther se préparait donc à une nouvelle
« victoire ».
La General Motors a cent dix-neuf usines dans cinquante-quatre
villes, employant environ 350.000 ouvriers (horaires). Du 6 au 13
juin, la semaine des négociations avec la G.M., se déroulèrent les
grèves chez Ford. Elles ont donné le signal d'une explosion de grèves
sauvages à une douzaine d'usines de la G.M. dans plusieurs Etats
(Massachussets, Pensvlvanie, New Jersey, Missouri, Kansas, Michigan
et Californie). Le plupart du temps, elles visaient la satisfaction de
« revendications locales ».
A l'usine Buick-Oldsmobile-Pontiac de Southgate (Californie),
les grévistes disaient que le syndicat ne discutait pas avec la com-
pagnie ce qu'ils voulaient.
Un ouvrier disait : « Nous voulons ici quatre choses. Nous
voulons un arrêt ile quinze minutes le matin et l'après-midi pour
prendre une tase de café. Est-ce beaucoup ?
Nous voulons un système décent de remplacement, de façon qu'un
gars puisse satisfaire ses besoins physiques lorsqu'il le faut. Vous ne
le croiriez pas, si on vous disait que les gars doivent attendre pendant
des heures avant de pouvoir s'absenter de la chaîne pour deux
minutes.
Nous voulons des vêtements de protection aux frais de la com-
pagnie.
Nous voulons quelques minutes aux frais de la compagnie pour
nous laver les mains et ranger nos outils ».
Le président du syndicat local et le directeur régional' essayèrent
de faire rentrer les ouvriers, mais ceux-ci votèrent la continuation de
la grève, dans une proportion de 10 contre 1. Le président du syndicat
local a été obligé d'admettre que la base contrôlait la situation. Ce
sont les membres qui mènent l'affaire », dit-il, « ils m'ont dit qu'ils
continueraient la grève jusqu'à obtenir satisfaction ». Le syndicat de
l'automobile a envoyé de Détroit un représentant spécial pour essayer
de persuader les gars de rentrer. Alors les ouvriers décidèrent par vote
de faire passer une annonce dans les journaux de Détroit formu-
lant leurs revendications. Ainsi, ces ouvriers de Californie essayaient
d'établir un contact avec les ouvriers de Détroit indépendamment de la
structure syndicale.
57
Pleins de rage devant les grèves, Reuther et Livingston (diri-
geant du syndicat V.A.W. pour la General Motors), expédièrent le
8 juin un télégramme aux responsables des syndicats locaux, en
accusant les grévistes de la G. M. de « saboter les négociations à
l'échelle nationale ». Reuther exigeait la loyauté de son appareil.
« Principes du syndicalisme, travail collectif et responsabilité réci-
proque sont en cause », y disait-il. « Aucune justification pour diri-
geants abandonnant ces principes à l'heure actuelle, quelle que soit
la situation existante. Dirigeants locaux sont en conséquence man-
datés conformément statuts notifier membres instructions ci-dessus
et travailler inlassablement terminer arrêts travail non autorisés ».
A la suite de ce barrage de la direction syndicale, les dirigeants
locaux de l'usine Chevrolet à Cleveland ont publié une circulaire
demandant aux ouvriers de reprendre le travail. « Nous savons que
vous manifestez contre les mauvaises conditions de travail dans
l'usine », disaient-ils. « Si la G. M. ne cède pas à nos justes demandes,
nous ferons grève d'une façon régulière, légale et autorisée ».
A l'exception de l'usine B.O.P. de Southgate (Californie), ces
grèves de la G.M. antérieures à la conclusion du contrat se sont ter-
minées le vendredi 10 juin. A l'usine de Southgate, les grévistes
n'ont repris le travail que le 14 juin, après une réunion de discussion
qui a duré une heure et demie.
Le contrat avec la G.M. a été signé le 13 juin. Reuther et Livings-
ton publièrent immédiatement un communiqué de victoire, qui se
terminait ainsi : « Le mérite de cette victoire appartient bien
entendu aux ouvriers du rang dans les usines de la G.M. dont la
maturité et la détermination dans la défense des principes auxquels
ils croient ont été la force principale des négociateurs du syndicat».
La réponse des ouvriers du rang à Reuther a été immédiate :
125.000 ouvriers de la G.M. arrêtèrent le travail ce même lundi
13 juin.
Presque partout, les ouvriers formulèrent des « revendications
locales » concernant les conditions de travail. A Détroit, la grève la
plus importante a été dans l'usine Cadillac et l'usine Fleetwood qui
fabrique les carrosseries des Cadillac. Les ouvriers de Fleetwood ont
présenté trente-quatre revendications locales, parmi lesquelles la four-
niture de gants, de bottes et de bleus par la Compagnie, des arrêts
pour le café, du temps pour se laver, etc.
Dans une déclaration qu'ils ont signée, Anthony Kassib, prési-
dent du syndicat local de Fleetwood et le Comité exécutif, faisaient
savoir à Reuther que « aucune carrosserie ne sortira des chaînes
d'assemblage avant la satisfaction de nos revendications locales ».
Les quarante-huit dirigeants du local dirent qu'ils démissonneraient
à moins que le syndicat national ne reconnaisse que leur grève était
légale. Un dirigeant du syndicat national répondit à cela qui si les
dirigeants locaux démisionnaient, le syndicat nommerait probable-
..
58
mient un administrateur pour diriger le « local ». Au cours d'une
réunion des membres du syndicat local certains grévistes ont pro-
posé de faire interdire par des piquets de grève la Maison de la
Solidarité, c'est-à-dire le siège de la direction du Syndicat de l'Auto-
mobile. Cette proposition a été rejetée, mais, tandis que les dirigeants
du « local » présentaient les revendications de l'usine à la direction
nationale, cent cinquante grévistes de Fleetwood se sont assemblés
devant la Maison de la Solidarité, houspillèrent les dirigeants du
« local » et menacèrent de rassembler tous les grévistes si le syndicat ne
reconaissait pas leur grève.
Les dirigeants du « local » invitèrent Reuther, Livingston et d'au-
tres dirigeants nationaux de venir au siège du syndicat local. Les
dirigeants déclinèrent l'invitation. Reuther n'a montré son visage
nulle part, sauf autour des tapis verts de négociation avec les com-
pagnies, les bureaux du syndicat national et la couverture de Time
(6).
A l'usine voisine de Cadillac, trente-deux revendications locales
ont été présentées contre l'accélération des cadences, contre les inéga-
lités de salaires, davantage de temps pour se laver et pour le déjeu-
ner, etc. Les grévistes de Cadillac ont envoyé une délégation aux
grévistes de Fleetwood. Tandis que les syndicats ne font qu'envoyer
des ordres et des représentants des états-majors nationaux aux unités
de base, celles-ci au contraire essaient constamment d'organiser leurs
contacts les unes avec les autres.
Dans tout le pays, pendant la semaine du 13 au 17 juin, des
ouvriers de la G.M. étaient en grève. Pendant ce temps, la presse
capitaliste ne pouvait pas se faire à cette idée, qui résultait pourtant
clairement des évènements : que Reuther ne représentait plus les
ouvriers de l'automobile. Elle a été prise complètement au dépourvu
par la vague des grèves. Ainsi, le journal Détroit Free Press a publié
un long article de son expert des questions ouvrières avec un titre
énorme en première page, disant que « le salaire annuel garanti
signifie que les grandes grèves de l'automobile sont mortes » !
Le lundi 20 juin, le syndicat avait déjà forcé la plupart des gré-
vistes à reprendre le travail. Cependant, une nouvelle grève éclata à
l'usine de la G.M. de Willow Run (près de Détroit). Cette usine
fabrique les transmissions automatiques pour toutes les voitures
Pontiac, Oldsmobile et Cadillac. La grève se déroula à nouveau auiour
de « revendications locales ». Le vendredi 24 juin, à une réunion du
< local », les grévistes huèrent les dirigeants locaux et nationaux qui
leur ordonnaient de reprendre le travail. Ils votèrent, décidant de
continuer leur grève et dirent qu'ils posteraient des piquets autour de
Maison de la Solidarité (siège du syndicat national) aussi bien qu'au-
tour de l'usine, 'parce que le syndicat « essaie de nous faire avaler
de force le contrat ». Ils exigèrent d'apprendre « qu'est-ce qui est
arrivé à nos versements mensuels de 5 dollars pour la grève ? »
(6) Illustré américain « sérieux » à grande circulation.
59
|
Après cette réunion, le syndicat national en convoqua une autre
pour le dimanche suivant parce qu'il « était certain qu'une expression
véritable de la volonté de la majorité des membres signifierait une
réprise immédiate du travail ». Les ouvriers de Détroit, suivant atten-
tivement les événements, s'attendaient que le syndicat aurait recours à
ses trucs habituels, remplissant la réunion avec des casseurs de gueule
professionnels et la tenant à une heure et un endroit où les ouvriers
ne se rendraient pas. Mais à la réunion du dimanche, plus d'un mil-
lier d'ouvriers étant présent, le vote a été de 9 contre i pour la conti-
nuation de la grève ; de plus, par 514 voix contre 367, le contrat avec
la G.M. a été rejeté. Le lundi 27, les ouvriers ont envahi l'usine,
touchèrent leur paye et partirent. La G.M., comprenant que la direc-
tion syndicale n'avait plus le contrôle de la base, a eu recours au tri-
bunal et a obtenu une interdiction des piquets de grève. La direction
du C.1.0. s'est associée à la G.M. et s'est présentée, pour la première
fois dans son histoire, devant un tribunal contre une grève. Des gré-
vistes ont été cités individuellement devant le tribunal comme défen-
deurs. Les avocats du syndicat ont plaidé devant le juge sur la base
de l'absence de toute responsabilité des dirigeants nationaux et locaux
du syndicat dans la grève. « Nous répudions les gens qui partici-
pent à ces piquets. Nous ne les représentons pas. Ils ne font que pour-
suivre des folies qui leur sont peronnelles ».
Finalement, au cours d'une réunion orageuse tenue le 28 juin,
le vote pour la reprise du travail a passé. Livingston menaça les affû-
teurs, qui avaient été à l'origine de la grève, de les mettre à la porte
du syndicat et de les faire passer en jugement. Les grévistes criaient
qu'ils pouvaient gagner « sans tenir compte du syndicat ». Le vote
pour la reprise a été finalement acquis par 1.259 voix contre 513,
avec 1.400 abstentions.
Comme la grève de Willow Run approchait de sa fin, les ouvriers
de l'usine Ternstedt, à Flint, qui fabrique des accessoires pour les
voitures General Motors, se mirent en grève, sous l'initiative des pro-
fessionnels. A la réunion du « local », le contrat avec la G.M. a été
rejeté et les dirigeants du « local » ont dû convoquer une autre
réunion et reprendre le vote.
Depuis ces grèves, 2.000 ouvriers qualifiés du Michigan, de
l'Indiana et du Ohio se sont réunis à Flint pour préparer leur retrait
éventuel de l’U.A.W. et du C.I.O. et la formation d'un nouveau
Syndicat.
Citons pour terminer, une conclusion d'un des journaux ouvriers
américains à qui nous avons emprunté ces informations : « Un mou-
vement est actuellement en marche - écrit « Correspondence » -
qui vise à briser l'étreinte de la bureaucratie du C.I.O. en établissant
de nouvelles formes d'organisation. Personne ne sait ce qui va arriver
et quelles formes cette révolte peut prendre. Les ouvriers de l'automo-
bile ont appris à présent qu'ils peuvent mener une grève à l'échelle
nationale. sans l'aide de la machine bureaucratique ».
60
Les grèves des dockers anglais
D'octobre 1954 à juillet 1955, les luttes ouvrières en Angle-
terre ont successivement atteint les secteurs les plus divers de l'éco-
nomie capitaliste. En octobre 1954, les dockers avaient mené une
grève de cinq semaines. Fin mars 1955. éclatait la grève des électri.
ciens et machinistes des imprimeries de presse, qui a laissé Londres
sans journaux pendant trois semaines. Fin avril, c'étaient 90.000
mineurs de Yorkshire qui débrayaient pendant plusieurs semaines.
Au moment même des élections, fin mai, 67.000 chauffeurs et méca-
niciens de locomotives cessaient le travail pour 17 jours. En même
temps presque, le 23 mai, 18.000 dockers des principaux ports du
pays (Londres, Liverpool, Birkenhead, Hull, Manchester) se met-
taient à nouveau en grève, et y restaient jusqu'au début juillet.
Quelques jours après le début de la grève des dockers, les marins
des paquebots transatlantiques arrêtaient à leur tour le travail.
Ce ne sont là que les moments les plus importants d'un flot
montant de luttes, en progression constante depuis 1950, qui a porté
le total des « journées perdues en grèves » des statistiques officielles
de 1.600.000 en 1951 à 2.460.000 en 1954 et à presque 3.000.000 pour
les seuls six premiers mois de 1955 (1).
L'interprétation habituelle que donnent les porte-parole de la
bourgeoisie anglaise à cette combativité croissante est que le plein
emploi; réalisé pratiquement sans interruption depuis la guerre, a
fait perdre aux ouvriers le sens de ce qui est possible et leur permet
de présenter des revendications abusives. Certains en concluent qu'une
« petite » crise de chômage serait la bienvenụe pour ramener les
ouvriers au sentiment des réalités et leur rappeler qu'ils ne valent
quelque chose qu'aussi longtemps qu'il y a une demande de force
de travail sur le marché. D'autres, plus réalistes, sachant que ni du
point de vue intérieur, ni du point de vue extérieur le capitalisme
anglais ne peut se payer volontairement le luxe d'une déflation,
insistent sur le besoin d'une nouvelle réglementation des grèves, qui
en rendrait certaines catégories « illégales », avec poursuites judi-
ciaires contre les « meneurs » (2). En termes à peine plus couverts,
(1) The Economist, Nos du 16 et du 30 juillet et du 20 août 1955.
(2) Ainsi The Economist du 18 juin 1955 consacre un éditorial de trois
pages à proposer de nouvelles mesures législatives dans ce sens, l'accent
étant mis sur le besoin de måter les grèves « inofficielles » ou sauvages.
61
M. Herbert Morrison, leader du parti travailliste, déclarait à l'occa-
sion de la grève des dockers de l'automne 1954 : « Les bienfaits du
plein emploi entraînent avec eux le pouvoir et la tentation de se
comporter de façon égoïste, et l'on doit opposer une résistance à
cela » (3).
Que le plein emploi crée des conditions favorables aux luttes
ouvrières est une chose ; le caractère, le contenu et l'orientation de
ces luttes en est une autre. Toute cette littérature sur le plein emploi,
comme ausi la phrase impudente de Morrison sur l'égoïsme des
ouvriers, laissent entendre que les ouvriers se livrent à une suren-
chère exorbitante de revendications de salaire. Or, le fait extra-
ordinaire est précisément celui-ci : les ouvriers luttent de moins en
moins pour des revendications de salaire. Est-ce que cela signifie
qu'ils sont satisfaits avec les salaires existants ? Certes non. D'après
les indices officiels, de 1947 à 1954 les taux de salaires ont augmenté
de 42 %, c'est-à-dire un peu moins que le coût de la vie qui aug-
mentait de 43 % pendant la même période. Grâce aux heures sup-
pémentaires, aux primes, etc., les rémunérations effectives en termes
réels ont dû augmenter quelque peu au cours de ces sept années ;
mais certainement beaucoup moins que le rendement effectif des
ouvriers, qui s'est élevé de plus de 30 %. entre 1947 et 1954. Et
pourtant, face à cette situation, un cinquième à peine des ouvriers
en grève pendant le premier semestre 1955 l’étaient à cause de
demandes d'augmentation de salaires (4).
Le premier fait frappant est précisément que les luttes se dérou-
lent de plus en plus autour de questions concernant les conditions
de travail et le contrôle ou l'organisation de la production.
Le deuxième fait important, intimement lié au premier, est que
les grèves se déroulent souvent indépendament de la bureaucratie
syndicale ou en opposition directe à celle-ci. Aussi bien la grève de
la presse que celle des cheminots n'étaient pas réconnues par les
syndicats respectifs. Les plus importantes parmi ces grèves, les deux
grèves des dockers de l'automne 1954 et de l'été 1955, se sont dérou-
lées pour ainsi dire contre la bureaucratie syndicale comme telle.
Cet aspect inquiète de plus en plus l'a bourgeoisie anglaise, qui
comprend que sa situation serait impossible si l'écran protecteur que
la bureaucratie syndicale interpose entre le système actuel et la
révolte ouvrière venait à s'écrouler. Un éditorial du « Financial
Times » (5) consacré à la grève des marins des paquebots mérite
d'être amplement cité, et se passe de tout commentaire.
« Comparée aux grèves des cheminots et des dockers », écrit
l'organe de la City de Londres: « celle des marins semble d'impor-
tance mineure et n'a reçu qu'une attention moindre que celle qu'elle
mérite. Mais, en tant qu'exemple un de plus du malaise struc-
(3) The Observer, 7 novembre 1954.
(4) The Economist, 30 juillet 1955, p. 375.
(5) 7 juin 1955.
62
turel qui est devenu, selon toute apparence, endémique dans le mou-
vement syndical elle mérite un examen attentif.
« Les circonstances dans lesquelles la grève a eu lieu comportent
certains traits désormais habituels. Il y eut récemment des négo-
ciations sur les salaires et les conditions de travail dans la marine
marchande ; l'accord conclu entrait en vigueur le jour précédant
l'explosion de la grève. La grève est en fait totalement inofficielle ;
le syndicat engagea les hommes à exécuter les accords ; les armateurs
refusèrent de discuter avec les porte-parole des grévistes. Ceux-ci,
d'autre part, déclarèrent ne pas reconnaître le syndicat et prétendirent
qu'il est contrôlé par les armateurs. Ils formèrent leur propre comité
local et envoyèrent des délégations aux autres ports.
« La grève commença sur les rives de la Mersey, l'épicentre de
la révolte des dockers, et certains indices montrent que des facteurs
spéciaux sont en jeu dans cette région. Il semble qu'une révolte
émotionnelle largement répandue existe parmi les hommes contre
toutes les directions officielles (y compris celle du parti commu-
niste) comme aussi certains désaccords entre les dirigeants des gré-
gistes concernant leur attitude face à la grève. En même temps, il
a été question de violences, et des hommes autres que les marins ont
joué un rôle important dans les meetings des grévistes. Ce serait une.
simplification excessive et trop facile que d'insinuer que des intérêts
privés extérieurs à la grève en sont entièrement responsables (6).
Des facteurs spéciaux jouent sur la Mersey, et dans les ports en
général, facteurs certainement complexes et peut-être déplaisants à
regarder de près.
« Il y a cependant un autre aspect du problème. Le syndicat
national des marins est relativement petit. Le fait même que ses
membres passent la plupart de leur temps en mer et se déplacent
constamment d'un port à l'autre rend les réunions syndicales
presque impossibles à tenir. La direction est sans contact avec les
hommes, et l'insatisfaction montait depuis un bout de temps. La
grève actuelle se déroule à propos des heures de travail et la prétendue
insuffisance en nombre des équipages, mais sa cause fondamentale
est que les membres du syndicat n'ont pas confiance en leur direction.
« Certes, la situation des marins est assez particulière ; une
organisation syndicale normale est presque impossible dans les condi-
tions qui y prévalent. Mais même dans ce cas, il y a des symptômes
évidents d'un conflit entre les groupes locaux et l'organisation cen-
trale, et d'un sentiment de frustration découlant du système actuel
de négociations, sentiment que des intérêts extérieurs peuvent exploi-
(6) C'est ainsi que The Economist écrivait quelques jours plus tard à
propos des marins : « Ces hommes sont en grève contre la communauté
nationale. Leur action a été astucieusement minutée par quelqu'un qui
voulait porter le plus grand préjudice possible au tourisme du pays »
( 25 juin 1955, p. 1.114). Lorsque ce n'est pas le doigt de Moscou, c'est celui
du méchant concurrent qui provoque les grèves. Que les ouvriers puissent
agir d'eux-mêmes, est évidemment inconcevable pour le bourgeois.
63
ter. Il devient de plus en plus urgent de réexaminer, discuter et, si
nécessaire, réviser la structure du système syndical ».
Mais ce sont, sans aucun doute, les deux grèves des dockers
qui ont jeté la lumière la plus intense sur ces deux aspects, dont
l'importance historique ne saurait être exagérée, des luttes ouvrières
actuelles : le passage du plan des revendications purement écono-
miques à celui de revendications qui posent le problème de la struc-
ture même de rapports de production capitalistes, d'un côté ; l'oppo-
sition croissante entre ouvriers et bureaucratie syndicale, de l'autre.
'LES CONDITIONS ET L'ORGANISATION DU TRAVAIL
DANS LES DOCKS ANGLAIS
La première grève des dockers qui eut lieu en octobre 1954 et
dura cinq semaines, se déroula autour de la question des heures
supplémentaires. Les grévistes demandaient que les heures supplé-
mentaires effectuées par les dockers soient « facultatives » et non
« obligatoires ». Derrière ces mots, de signification apparemment
mineure, se trouvait implicitement posé en fait le problème de la
gestion de la production.
Les dockers n'étaient pas et ne pouvaient pas être contre les
heures . supplémentaires. Ce n'est pas seulement que ces heures sont
actuellement indispensables pour compléter une paye permettant de
vivre. C'est que par la nature même du travail sur les docks les
heures de travail ne peuvent être ni régulières, ni fixées d'avance.
L'arrivée et le départ des navires dépendent des marées, et le travail
doit obligatoirement s'y adapter constamment. Celui qui organise
donc les « heures supplémentaires », organise en fait toute l'activité
des ports (et il n'est pas nécessaire de rappeler ce que les ports
signifient pour l'Angleterre).
· Il est nécessaire ici d'ouvrir une parenthèse sur l'organisation
du travail dans les docks anglais.
Traditionnellement, le travail des dockers était « occasionnel »;
les dockers se trouvaient pratiquement en permanence à la dispo-
sition des employeurs ; attendant dans des parcs à bestiaux dénom-
més « halls d'attente », ils étaient embauchés au fur et à mesure
des besoins des patrons pour tel travail de telle durée, recrutés
d'après les critères des patrons ; les heures supplémentaires à effec-
tuer étaient déterminées par les employeurs. Ces conditions de travail
créaient des conflits constamment renouvelés, qui ont culminé en 1945,
immédiatement après la fin de la guerre, en une série de grandes
grèves.
Avec l'accession du Labour Party au pouvoir en 1945, Ernest
Bevin, le dirigeant du syndicat des ouvriers généraux et des trans-
- 64
ports (T.G.W.U.) auquel sont affiliés dans leur grande majorité les
dockers, et un des principaux ministres du gouvernement travail-
liste, prépara un projet de « normalisation » du travail dans les
docks, visant à « pacifier » les rapports de travail et, en même
temps, de faire participer la bureaucratie syndicale du T.G.W.U. à
l'organisation de la production. Ce projet, devenu loi en 1947 sous
le nom « Plan de travail sur les docks » (Dock Labour Scheme),
contient entre autres les dispositions suivantes :
a) Les dockers qui se présenteraient deux fois par jour pour tra-
vailler recevraient, s'ils ne trouvaient pas de travail, une « indemnité
de présence » égale à environ 40 % du salaire minimum. Cette
indemnité équivaut actuellement à 55 schillings (2.750 francs) par
semaine.
b) Un Bureau National du travail sur les docks était institué,
composé de représentants des employeurs et de ceux des syndicats. Ce
Bureau agit en fait comme l'employeur des dockers ; c'est lui qui
embauche pour chaque travail et qui impose des sanctions discipli-
naires, par l'intermédiaire de ses Commissions de Port.
c) Pour ce qui est des heures supplémentaires, la loi se borne de
disposer que chaque docker doit « travailler pendant la durée qui
est raisonnable dans son cas particulier ».
A part l'accroisement énorme des pouvoirs de la bureaucratie
syndicale cette nouvelle réglementation n'a rien changé quant à
l'essentiel aux conditions de travail sur les docks.
Voici par exemple comment s'exprime sur le système d'attente
et d'appel individuel au travail, une étude publiée en 1954, à la
suite d'enquêtes détaillées menées en 1950-51 par le Département
des Sciences Sociales de l'Université de Liverpool :
« ... Ce système détériore les relations entre les dockers eus-
mêmes.
« Tout d'abord, la procédure d'appel successif doit être consi-
dérée comme provoquant une concurrence excessive et même des
conflits entre les ouvriers des docks. La lutte qui surgit entre eux de
cette manière est, en plus, exacerbée par les conditions physiques
dans lesquelles elle a lieu. Celles-ci n'encouragent pas un comporte-
ment ordonné ou coopératif et les dockers interrogés ont montré
qu'ils en étaient bien conscients. Ils ont fait de nombreuses remarques
sur le « hall d'attente », la plus fréquente étant que la situation
ressemblait trop à celle existant dans un marché à bestiaux... » (7).
La participation des représentants syndicaux au Bureau National
des Docks et aux Commissions de Port n'a eu comme résultat que
d'empirer la situation des ouvriers ; les bureaucrates syndicaux, se
sentant beaucoup plus indépendants vis-à-vis de leur base, ont entiè-
(7) The Dock Worker, University of Liverpool Press, 1954, p. 65, cité
d'après Contemporary Issues, N° 25 oct.-nov. 1955) pp. 70-71.
65
rement assumé les « responsabilités » inhérentes à leurs nouvelles
fonctions et se sont transformés en garde-chiourmes purs et simples.
L'étude universitaire mentionnée ci-dessus rapporte l'incident suivant,
concernant un permanent syndical, dont on dit qu'il a dit aux
ouvriers des docks au cours d'une réunion syndicale locale qu'il se
fichait de ce qu'ils pouvaient penser sur son compte ; il avait à
penser d'abord à lui-même et à son travail, et, s'il avait à choisir
entre sa popularité parmi eux ou la bonne opinion des dirigeants
syndicaux supérieurs, il n'hésiterait pas à choisir cette dernière » (8).
Les résultats de cet état de choses pour ce qui est des rapports
des dockers avec la bureaucratie syndicale ne se sont pas fait attendre.
Comme l'écrivait l'Observer :
« De toute évidence, les dirigeants syndicaux ont perdu à un
grand degré la confiance des hommes.
« Dans les docks, il y a à cela une raison spécifique (parmi
d'autres). Les Bureaux de Travail sur les Docks, qui ont dans
tous les docks la charge de fournir la main-d'oeuvre, comprennent des
représentants syndicaux, qui agisent ainsi comme des agents des
employeurs contre les hommes mêmes qu'ils représentent ».
Enfin, pour ce qui est de la question brûlante des heures
supplémentaires, la loi n'avait rien réglé et ne pouvait rien régler.
La réglementation générale pour toute l'industrie stipule que le tra-
vail hebdomadaire est de quarante-quatre heures, tout travail au-
delà étant facultatif. La loi sur le travail dans les docks prévoit,
comme on l'a vu, qu'un docker est obligé d'accepter le travail supplé-
mentaire « pour la durée qui est raisonnable dans son cas parti-
culier ». Cette expression volontairement ambiguë résultait de l'im-
possibilité de régler dans une formule générale, le problème sans
provoquer une explosion du côté des dockers ; mais, du même coup,
le conflit était officiellement transformé en un conflit permanent.
Qu'est-ce qu'une « durée raisonnable », et qui la détermine ? Pendant
cinq ans, d'octobre 1948 jusqu'à octobre 1953, les représentants patro-
naux et syndicaux discutèrent sur le sens des mots « durée » et
« raisonnable ». Ils étaient en fait tous d'accord pour dire que les
heures supplémentaires devaient être considérées comme obligatoires ;
une petite différence existait entre la position du grand syndicat
T.G.W.U., qui considérait que le « raisonnable » ne pouvait pas être
déterminé à l'échelle nationale et devait être défini dans chaque
port par accord entre le syndicat et les employeurs, et le petit
syndicat N.A.S.D., qui demandait un accord national.
Les négociations n'aboutissant à rien ont été suspendues fin 1953.
Mais, avant comme après cette suspension, les employeurs, forts
de la reconnaissance par les syndicats du fait que les heures supplé-
mentaires étaient facultatives... au sens qu'elles étaient « raison-
nablement » obligatoires, pouvaient, par l'intermédiaire des direc-
(8) 10., p. 131.
-66 -
teurs des ports (eux-mêmes sous le contrôle du Bureau National du
Travail sur les Docks) appeler les dockers à effectuer des heures
supplémentaires et, en cas de refus, les sanctionner (d'habitude par
la mise à pied pour trois jours avec perte du salaire correspondant).
La question des heures supplémentaires comporte évidemment
plusieurs aspects. Le système actuel permet aux employeurs de main-
tenir une partie des dockers en demi-chômage et d'exercer ainsi une
pression sur les salaires, de pratiquer une embauche discriminatoire,
de créer une âpre concurrence entre les ouvriers, etc. C'est ce qu'on en
peut appeler l'aspect économique au sens étroit. Aussi bien les
staliniens que d'autres « marxistes » anglais ont voulu le présenter
somme le seul, et la lutte des dockers exclusivement comme une
lutte contre l'extension de la journée de travail. Mais cet aspect est
un aspect subordonné, parce que l'essai de résoudre le problème ainsi
posé conduit à poser un problème de gestion, le probème de l'orga-
nisation du travail dans les docks. La lutte n'est pas purement et
simplement une lutte contre l'extension de la journée de travail, car,
comme on l'a dit, il n'y a pas de travail dans les ports sans heures
supplémentaires. En luttant pour que ces heures soient « faculta-
tives », les dockers luttent pour le pouvoir d'organiser eux-mêmes
leur travail. Le caractère obligatoire des heures supplémentaires signi-
fie que le travail est organisé par les employeurs et les bureaucrates
syndicaux. Le caractère facultatif des heures supplémentaires signi-
fie que les dockers l'organisent entre eux. C'est ce que comprit très
bien feu M. Deakin, grand bureaucrate syndical et dirigeant du
T.G.W.U., qui a interprété dans son language la grève d'octobre 1954
comme « une tentative folle de plonger les ports du pays dans le
chaos ».
L'ORGANISATION DES DOCKERS
Si la première grève, d’octobre 1954, a eu lieu sur la question
des heures supplémentaires. la deuxième, de mai-juillet 1955, a eu
lieu pour le droit des dockers de s'organiser dans le syndicat qu'ils
préfèrent. Il est donc nécessaire de dire quelques mots sur la manière
dont les dockers sont organisés.
Traditionnellement, les dockers appartenaient à l'Union des tra-
vailleurs généraux et des transports (T:G.W.U.), le plus grand des
syndicats britanniques. Le noyau initial de ce syndicat avait été le
syndicat des dockers, formé lors de la grande grève des docks de
Londres de 1889. Mais depuis, le T.G.W.U. est devenu' un grand
syndicat « amalgamé » (c'est-à-dire comprenant des catégories d'ou-
vriers appartenant à des branches très diverses de l'industrie) com-
prenant environ un million et demi de membres et dirigé par des
-"67
permanents syndicaux bien payés (9). Parallèle à cette extension du
nombre des membres du syndicat a été la désertion des réunions par
les membres, et leur abstention massive pendant les élections syn-
dicales. Dans la plupart des grands syndicats britanniques, mais en
particulier dans le T.G.W.U., la bureaucratie dirigeante forme une
couche inamovible qui se perpétue par cooptation.
L'incarnation de cette bureaucratie du T.G.W.U., Arthur Deakin,
successeur de Ernest Bevin, était, aux yeux des ouvriers anglais, le
symbole de la dictature de la bureaucratie syndicale. Son absence de
contact avec la base était devenue proverbiale ; lorsqu'il mourut, au
printemps 1955, les journaux ont écrit de lui qu'il était « comme un
chef syndicaliste américain ». « Elégant, avec un goût américain
pour ce qui est de la couleur des cravates, Arthur a contribué à liqui-
der la barrière de classe entre patrons et ouvriers qui continuait à
exister dans la société britannique. Il s'habillait comme un patron,
parlait comme un patron ». Sous le titre « Mort d'un homme d'Etat »,
l'Economist écrivait à l'annonce de sa mort : « M. Deakin était un
exemple remarquable du type de leader syndical qui a surgi depuis
vingt ans... Il était profondément conscient des responsabilités d'un
mouvement syndical puissant vis-à-vis de la nation... C'est ce qui
l'a conduit à soutenir la politique impopulaire des restrictions volon-
taires des revendications de salaire et à s'opposer à la nationalisation
masive... Il meurt à un moment où il peut y avoir à nouveau des
doutes sur la capacité de la Grande-Bretagne à résoudre le grand
problème économique de l'ère post-keynesienne : le maintien de la
production et de l'emploi au niveau le plus élevé possible, sans
l'inflation et l'irresponsabilité ouvrière qui pourraient détruire aussi
bien la production que le plein emploi... » (10).
La gauche travailliste, les staliniens, les trotskistes, en s'adressant
aux ouvriers du T.G.W.U. et en particulier aux dockers, ont pendant
longtemps essayé de les persuader de militer plus activement dans le
syndicat afin d'en expulser Deakin. Ils conseillaient aux dockers de
se présenter aux réunions syndicales et de lutter pour un programme
de « démocratisation » du syndicat. Tout récemment encore, après
que la première grève des dockers eut montré la manière dont ceux-ci
entendent lutter contre la bureaucratie, M. Harry Pollit, dirigeant du
parti stalinien, disait: « ... Que les arrimeurs, dockers et marins de
péniches utilisent les positions fières qu'ils viennent de gagner pour
(9) D'après les rapports officiels, les avoirs totaux du T.G.W.U. en 1953
atteignaient environ 10 millions de livres sterling, soit 10 milliards de
francs. Les revenus de ce capital (détenu sous forme d'obligations gouver-
nementales et municipales et d'autres titres), avec les cotisations des mem-
bres (de plus de 2 £ par membre et par an) lui permettent des dépenses
annuelles d'environ un milliard et demi de francs, dont un milliard est
consacré aux traitements des permanents et aux dépenses du Comité exécu-
tif. Rapport du Chief Registrar of Friendly Societies, cité d'après Contem-
porary Issues, 1. C., p. 72.
(10) 7 mai 1955, p. 457.
- 68 -
cimenter entre eux une unité encore plus étroite et, surtout, qu'ils
s'attachent à ce que la lutte pour la démocratie. réelle dans le
T.G.W.U. atteigne des hauteurs nouvelles ! C'est de cette façon qu'ils
peuvent aider à changer la politique et les dirigeants non seulement
du T.G.W.U. mais du mouvement syndical en général » (11).
Comme les dockers ignorèrent ces appels répétés, visant à rempla-
cer le groupe actuel de dirigeants par un autre, les organisations
« de gauche » en conclurent que les dockers étaient arriérés et ne
comprenaient rien aux questions d'organisation.
Cependant, les dockers avaient leurs méthodes d'organisation
propres auxquelles ces politiciens arriérés ne pouvaient pas comprendre
grand chose.
A Londres, comme dans tous les autres ports anglais, les dockers
sont « sur le papier » syndiqués dan le T.G.W.U. Ils sont syndiqués
parce qu'ils ne peuvent pas travailler autrement ; la carte syndicale
équivaut en pratique à une carte de travail. Mais ils ne le sont que
sur le papier ; la plupart de leurs grèves dépuis 1945 ont été « inof-
ficielles », c'est-à-dire contraires aux décisions des directions syndi-
cales et non soutenues financièrement par celles-ci. Ils ont des délé-
gués locaux, élus dans chaque port par la base, perpétuellement
révocables par leurs mandants, et les meetings de la base, indépen-
dants de toute convocation ou organisation syndicale, sont extrême-
ment fréquents. Ces délégués représentent en fait les dockers dans
les conflits quotidiens qui surgissent avec les employeurs et sont en
opposition plus ou moins permanente avec les appareils syndi-
caux (12). Comme nous l'écrit un camarade d'Angleterre, « les vrais
dirigeants des dockers sont des comités formés par les représentants
des ouvriers du port. Ces représentants sont constamment révocables,
de sorte que, lorsqu'une situation critique se développe il est diffi-
cile pour quelqu'un de l'extérieur de comprendre ce que les dockers
sont en train de faire parce qu'ils révoquent leurs représentants et
changent de politique avec une rapidité déroutante ».
A côté du grand syndicat T.G.W.U., il y a à Londres depuis
1923 un petit syndicat, l'Association Nationale des Arrimeurs et
Dockers (N.A.S.D.), accepté par les employeurs comme représentatif
d'une section des dockers. Par l'intermédiaire de leurs comités
locaux et de leurs réunions de la base, les dockers arrivent à contrôler
plus ou moins un petit syndicat comme le N.A.S.D., ce qui est hors
de question face à l'énorme appareil du T.G.W.U.
Cette possibilité de contrôle ne signifie pas que la direction du
N.A.S.D. est d'une nature foncièrement différente de celle du T.G.
W.U. On a vu plus haut que leur attitude lors des négociations de
(11) Daily Worker, jer novembre 1954.
(12) Des délégués d'atelier (shop stewards) du même caractère existent
dans toute l'industrie anglaise.
69
1948 à 1953 sur les heures supplémentaires ne différait pas en subs-
tance de celle du T.G.W.U. Le dirigeant du N.A.S.D., Barrett, avait
déclaré à plusieurs reprises que les heures supplémentaires étaient
« en principe » entièrement facultatives et devaient être déterminées
« par accord réciproque », mais aussi que « une certaine quantité
d'heures supplémentaires est essentielle et à cette fin un certain degré
de direction est nécessaire ». Et, tout au cours des grèves, l'attitude
de Barrett et des autres dirigeants officiels a été orientée vers la
capitulation.
LA GREVE D'OCTOBRE 1954
Le 3 janvier 1954, un certain nombre de dockers, y compris un
dirigeant du N.A.S.D., ont été sanctionnés pour refus d'effectuer des
heures supplémentaires. En réponse, les dockers du N.A.S.D. ont tenu
un meeting le 16 janvier et décidèrent d'interdire entièrement tout
travail au-delà des heures normales, rejetant l'appel en faveur des
heures supplémentaires que leur adressa le Comité exécutif
xécutif du
N.A.S.D. Cette décision a pris effet à partir du 25 janvier ; les
membres d'un autre petit syndicat, le W.L.T.B.U. (Syndicat des
marins des remorqueurs et péniches) se joignaient à cette décision le
o février. De janvier à août, de nombreuses tentatives visant à faire
revenir les dockers sur leur décision ont eu lieu, entre autres un appel
signé par les directions de tous les syndicats impliqués ; elles sont
toutes restées sans effet. Les employeurs n'osèrent pas sanctionner les
dockers refusant les heures supplémentaires ; leur seule riposte a été
de refuser toute discussion avec le N.A.S.D. jusqu'à ce que ses
membres reviennent sur cette décision.
En sorte que, lorsque en septembre 1954 à propos d'un incident
banal concernant le déchargement d'un navire à Londres, les
employeurs refusèrent de discuter avec le N.A.S.D., les membres de
celui-ci ont tenu une réunion, rejetèrent la proposition de Barrett
qui voulait ajourner la grève, et décidèrent de cesser le travail jus-
qu'au moment où les employeurs accepteraient de discuter « tous les
problèmes en suspens », donc essentiellement la question des heures
supplémentaires. La grève a commencé le 4 octobre ; aux 7.000
membres du N.A.S.D. se sont immédiatement joints les 4.500 mem-
bres du W.L.T.B.U. et 15.300 des 22.000 dockers du T.G.W.U., ces
derniers « inofficiellement », leur direction n'étant pas simplement
contre la grève, mais à l'opposé de celle du N.A.S.D., ses désisions.
étant « sans appel » devant la base. Peu de temps après, la majorité
des dockers du T.G.W.U. de Hull, de Birkenhead et d'autres ports
se joignaient à la grève. Au total 70.000 dockers ont cessé le travail,
dont 27.000 (sur 34.000) à Londres.
La grève dura cinq semaines et elle s'est terminée sur une sorte
d'armistice : les dockers reprenaient le travail, et les heures supplé-
70
mentaires ne seraient pas obligatoires en attendant que la question
soit définitivement réglée par des négociations entre les syndicats et
les employeurs.
LES DOCKERS COMME PROPRIETE PRIVEE
DE M. DEAKIN
1
16
.
Peu avant la grève d'octobre 1954, 1.600 dockers de Bir-
kenhead (sur les 2.000 de ce port) décidaient d'abandonner le. T.G.
W.U. et de former une section du N.A.S.D. Le T.G.W.U. a répondu
par une menace de lock-out.
« M. P.J. O'Hara, secrétaire de district du T.G.W.U., a dit,
au cours du week-end que son syndicat ne bluffait pas lorsqu'il a
averti ses membres de Birkenhead que toute tentative de scission:
mettrait en danger leurs emplois. La section syndicale de Birkenhead.
dit-il, « ouvrirait immédiatement ses listes » et, si nécesaire, s'adres-
serait aux bureaux d'emploi. Il n'y aurait pas de difficulté à trouver
des hommes. M. O'Hara dit qu'aucun autre syndicat ne pouvait
fournir la carte qu'un docker doit montrer au contrôle avant de
pouvoir obtenir son livret de travail... » (13).
Devant cette menace, la plupart des dockers, tout en s'organisant
au sein du N.A.S.D., ont continué à payer leur cotisation au T.G.
W.U. Ce dernier cependant a exclu le N.A.S.D. des réunions com-
munes avec les employeurs.
Mais, à la suite de la grève d'octobre les dockers commencèrent
à adhérer en nombre important au N.A.S.D. dans une série d'autres
ports importants, en particulier sur les rives de la Mersey (Liver-
pool, Manchester). La direction du T.G.W.U. demanda alors l'inter-
vention du Trade Union Council, organisme dirigeant suprême des
syndicats anglais, accusant le N.A.S.D. de « braconner » sur ses.
terres (14).
Le T.U.C. demanda au N.A.S.D. le 18 octobre 1954 l'assurance
qu'il cesserait d'organiser les dockers qui quittaient le T.G.W.U. ;
comme le N.A.S.D. s'y refusa, il a été suspendu de l'union des syn-
dicats quelques jours après. Mais la constitution de sections du
N.A.S.D. continua, en particulier à Liverpool, Manchester et Hull.
La direction du N.A.S.D. avait pris depuis le début une attitude
hésitante, essayant de régler son opposition avec le T.G.W.U. par
le recours aux instances officielles ; elles s'adressa le 20 novembre
1954 au Ministère du Travail, demandant qu'il soit permis aux
dockers de rejoindre le syndicat qu'ils préfèrent. Le Ministère a
répondu par un silence total. Mais la base du N.A.S.D. entendait
mener sérieusement la lutte pour le droit des dockers de s'organiser
-
(13) Manchester Guardian, 13 septembre 1954.
(14) Le terme anglais « poaching » est emprunté au jargon des chasseurs
et signifie exactement chasser sur les terres d'autrui.
71
comme ils le veulent. Sur l'initiative des membres de Londres,
certains parmi les dockers les plus combattifs de Londres furent
envoyés dans les ports du nord de l'Angleterre et organisèrent dans
plusieurs ports des sections du N.A.S.D. avec les hommes qui aban-
donnaient le T.G.W.U.
Le premier conflit éclata en avril, au moment du renouvellement
annuel des cartes de travail des dockers. Le T.G.W.U. et ses représen-
tants au Bureau National du travail sur les docks refusèrent le renou-
vellement des cartes des dockers qui avaient adhéré au N.A.S.D.
Les membres du N.A.S.D. cessèrent alors le travail, et les membres
du T.G.W.U. se joignirent à eux par solidarité. Le Bureau National
capitula immédiatement et renouvela toutes les cartes.
LA GREVE DE MAI-JUILLET 1955
Il restait cependant que, à la suite de l'exclusion du N.A.S.D.
décidée par le T.U.C., ce syndicat n'était plus représenté dans aucune
discussion avec les employeurs qui traitaient ses membres comme
« inorganisés » et adressaient leurs demandes au T.G.W.U. « afin
qu'elles soient traitées par les voies normales ».
C'est ainsi que le 23 mai, 18.000 dockers du N.A.S.D. à Londres
et dans le nord commencèrent une grève, qui devait durer sept
semaines, demandant que les sections syndicales du N.A.S.D. soient
officiellement reconnues partout où elles existaient, qu'elles soient
représentées dans les commissions officielles, etc.
Le déroulement de la grève témoigne d'une maturité politique
extraordinaire de la part des dockers. La grève a été menée malgré
les tentatives constantes de capitulation de la direction du N.A.S.D.
et de son secrétaire Barrett. Deux jours avant l'explosion de la grève,
l'Economist écrivait : « ...Le T.U.C. a changé d'avis sur la possi-
bilité de négocier avec un hors-la-loi, ciepuis que M. Barrett a dit
qu'il voulait bien discuter. Peut-être que celui-ci hésite parce qu'il a
peur d'être trop remarqué comme chef de grèves ou parce qu'il craint
de ne pas être suivi dans cette grève par des dockers autres que ceux
de son syndicat. Mais il ne joue pas le rôle principal dans le conflit
actuel. Il est repoussé au second plan par deux de ses lieutenants, et
l'on dit qu'il souffre de débilité nerveuse. » (15).
En effet, immédiatement après l'explosion de la grève, le Comité
Exécutif du N.A.S.D. se réunit et appelle les hommes à reprendre le
travail. Mais le comité des représentants des sections locales des
dockers rejette cet appel, affirme que la grève continuera... et décide
d'envoyer Barrett en vacances pour raisons de santé !
18.000 dockers participèrent à la grève ; on a vu que six mois
auparavant, le N.A.S.D. ne comptait que 7.000 membres. La diffé-
rence représente les dockers qui entre temps ont adhéré au N.A.S.D.,
(15) 21 mai 1955, p. 659.
72
mais aussi un nombre de dockers appartenant toujours au T.G.W.U.,
qui ont lutté pour le droit de leurs camarades de s'organiser comme
ils le veulent.
La direction effective de la grève appartînt d'un bout à l'autre
aux représentants élus des grévistes, et les décisions principales ont
toujours été prises au cour de meetings de masse. Sur le rôle
plutôt, l'absence de tout rôle - des staliniens, l'Economist s'exprimait
ainsi : «
Quatrièmement ce qui est moins réconfortant les
agitateurs communistes, pour une fois, n'en sont pas. Officiellernent,
la ligne du parti est qu'il est préférable de travailler plutôt pour
acquérir le contrôle du T.G.W.U., avec sa grande puissance et ses
tentacules dans toutes les branches de l'industrie, que pour le dislo-
quer ; officieusement, les communistes peuvent avoir décidé qu'il
serait sage de s'abstenir d'une entreprise qu'ils pensent probablement
vouée à l'échec » (16).
Que l'organe de la bourgeoisie anglaise trouve « moins récon-
fortant » que les communistes ne participent pas à la grève, n'a rien
d'étonnant ; ils sont faits, en fin de compte, de la même farine, et
y a toujours quelques possibilités de s'entendre avec le P.C., tandis
qu'il n'y en a aucune avec la masse irresponsable.
Cependant, même après le congé donné à Barrett, le Comité
exécutif du N.A.S.D. continua ses tentatives de capitulation. « Le
Comité exécutif, » note l'Economist du 4 juin, « devant l'échec de
l'extension de la grève parmi les ouvriers du T.G.W.U., veut l'arrê-
ter. Mais les membres insistent à rester en grève... »
Quelques jours après, le Comité exécutif adresse une lettre de
capitulation au T.U.C. « L'attitude inflexible du T.U.C. », écrit
l'Economist du 11 juin, « a produit des résultats. M. Newman, du
N.A.S.D., est en train d'abjectement ramper (!) sous des nouvelles
fourches. Il accepta d'avance sans réserves le jugement que pourrait
émettre le Comité des conflits du T.U.C. sur la dispute entre le N.A.
S.D. et le T.G.W.U. ; et il accepta deux des conditions préalables
posées par le T.U.C. à a réunion de ce Comité. Il accepte d'arrêter
le recrutament de nouveaux membres et la perception de cotisations
des membres « braconnés » au grand syndicat ; mais il demande qu'il-
lui soit permis de poursuivre les efforts visant à la représentation du
N.A.S.D. dans les commissions de port par des moyens pacifiques.
Il dit, avec une certaine dose de vérité. (!), qu'on ne peut retourner
les hommes comme s'ils étaient du bétail. M. Newman lui, en réalité,
trouve qu'ils sont rien moins que dociles, car ils sont beaucoup plus
pleins d'enthousiasme que leurs propres chefs, qui essayèrent d'arrêter
la grève... Mais il faudrait plus qu'une lettre de M. Newman ou
qu'un signe des sourcils de Sir Vincent Tewson (17) pour empêcher
(16) 28 mai 1955, p. 749.
(17) Bureaucrate syndical annobli, président du Trade Union Council.
(N.D.L.R.).
73
les gens de tenir des meetings s'ils le désirent. Le T.U.C. a donc
sagement fait en acceptant l'offre de M. Newman ; il ne semble
plus qu'il y ait des raisons pour que les dockers ne reprennent pas le
travail >>
En effet, du moment qu'un petit bureaucrate écrivait à un grand
bureaucrate, il n'y avait plus aucune raison pour que les dockers
continuent la grève ! La mentalité de marchands de bestiaux com-
mune à l'Economist, aux grands bureaucrates du T.U.C. et aux petits
bureaucrates du Comité exécutif du N.A.S.D. ne pouvait évidemment
pas tenir compte de la volonté des dockers eux-mêmes. La lettre
de Newman au T.U.C. a été publiquement répudiée par les comités
de grève, et la grève continua.
Après quatre semaines de grève, le T. U.C. ayant seulement
accepté la réaffiliation du N. A. S. D. et pour le reste gardant son
intransigeance face à l'attitude rampante des bureaucrates du N.A.
S.D., ceux-ci réusissaient à faire accepter, à un meeting des dockers
de Londres, tenu le 21 juin, une recommandation de reprendre le
travail le 27 si les hommes des ports du Nord l'acceptaient aussi.
Rappelons que les dockers de Londres étaient en grève pour qu'il
soit reconnu à leurs camarades du Nord le droit de s'organiser dans
le syndicat de leur préférence. Mais les dockers du Nord refusèrent
absolument de reprendre le travail. Le 29 juin, après cinq semaines
de grève, malgré l'opposition d'une forte minorité, les dockers de
Londres votaient la reprise du travail ; mais les dockers du Nord
déclarèrent alors qu'ils organiseraient une « marche sur Londres >>
pour discuter avec leurs camarades et la simple annonce de cette
marche fit revenir les hommes de Londres sur leur décision.
Fin juin, le Comité des Conflits du T.U.C. rendait son verdict
sur la dispute entre le T.G.W.U. et le N.A.S.D. ; comme on s'y
attendait, il déclarait celui-ci coupable de « braconnage » et le som-
mait de rendre au T.G.W.U. les membres qu'il lui avait « fauchés ».
Le travail ne reprit que le 4 juillet, après six semaines de grève,
pendant lesquelles les dockers luttèrent seuls, sans soutien financier de
nulle part, contre la grande bureaucratie du T.G.W.U. et en déjouant
contamment les maneuvres de leur propre direction syndicale. Du
point de vue de l'objectif qu'elle se proposait, la reconnaissance de
la représentativité des sections nouvelles du N.A.S.D. dans les ports
du nord, la grève a été sans doute un échec. Mais, dépassant de loin
cet échec, reste la signification historique de la première grande lutte
qu'une section du prolétariat anglais a mené de front contre sa propre
bureaucratie comme telle ; reste le gouffre définitivement creusé
entre les ouvriers et les faussaires qui prétendent les « représenter >;
reste la démonstration des étonnantes capacités d'auto-organisation
de la fraction la plus « arriérée » des travailleurs anglais.
Reste qué, d'après tous les indices dont on peut actuellement
disposer, les dockers anglais n'ont pas fini de nous donner des leçons.
74
Les ouvriers
à la bureaucratie
face
Le textes qui précèdent donnent une description qu'on a voulu
aussi complète que possible des principales luttes ouvrières de 1955,
en France, en Angleterre et aux Etats-Unis. Ce n'est pas un souci
d'information qui justifie leur étendue, ni le nombre des participants
à ces luttes, leur combattivité physique ou les concessions arrachées.
C'est que ces luttes revêtent à nos yeux une signification historique
de par leur contenu. Pour le lecteur qui a parcouru les pages qui
précèdent, ce n'est pas anticiper sur les conclusions de cet article
que de dire qu'en cet été 1955 le prolétariat s'est manifesté d'une
façon nouvelle. Il a déterminé de façon autonome ses objectifs et
Sos movens de lutte ; il a nosé le problème de son organisation
autonome ; il s'est enfin défini face à la bureaucratie et séparé de
celle-ci d'une manière grosse de conséquences futures.
Le premier signe d'une nouvelle attitude du prolétariat devant
la bureaucratie a été sans doute la révolte du prolétariat de Berlin-
Est et d'Allemagne Orientale en juin 1953 contre la bureaucratie
stalinienne au pouvoir. Pendant l'été 1955, la même séparation entre
le proletariat et la bureaucratie « ouvrière » est clairement apparue
dans les principaux pays capitalistes occidentaux. L'important, c'est
qu'il s'agit désormais d'une séparation active. Le prolétariat ne se
borne plus à refuser la bureaucratie par l'inaction, à comprendre
passivement l'opposition entre ses intérêts et ceux des dirigeants
syndicaux et politiques, ou même d'entrer en lutte malgré les direc-
tives bureaucratiques. Il entre en lutte contre la bureaucratie en
personne (Angleterre, Etats-Unis) ou mène sa lutte comme si la
bureaucratie n'existait pas, en la réduisant à l'insignifiance et à
l'impuissance par l'énorme poids de sa présence active (France).
Un court retour en arrière est nécessaire pour situer les événe-
ments dans leur perspective. Il y a quelques années, les « marxistes >>
de tout acabit étaient en gros d'accord pour ignorer en fait le pro-
75
blème des rapports du prolétariat et de la bureaucratie « ouvrière ».
Lºs uns considéraient qu'il n'y a pas de proletariat en dehors des
organisations bureaucratisées, donc en dehors de la bureaucratie.
D'autres, que les ouvriers ne pouvaient que suivre servilement la
bureaucratie, ou autrement se résigner dans l'apathie, et qu'il fallait
en prendre son parti. D'autres encore, plus vaillants, prétendaient
que les ouvriers avaient tout oublié, qu'il fallait rééduquer leur
conscience de classe. Différente dans sa motivation, mais non dans
ses conséquences pratiques, était la naranoïa des trotskistes « ortho-
doxes », pour qui la bureaucratie n'était que le produit d'un concours
fortuit des circonstances, voué à éclater dès que les ouvriers entre-
raient en lutte, ce pour quoi il suffisait de reprendre les bons vieux
mots d'ordre bolcheviks et de proposer aux ouvriers un parti et
un syndicat < honnêtes ».
On a toujours affirmé, dans cette Revue, face à la conspi-
ration des mystificateurs de toutes les obédiances, que le véritable
problème de l'époque actuelle était celui des relations entre les
ouvriers et la bureaucratio : qu'il s'agissait pour le prolétariat d'une
expérience inédite qui allait se poursuivre pendant longtemps, la
bureaucratie « ouvrière », fortement enracinée dans le développe-
ment économique, politique et social du capitalisme, ne pouvant pas
s'écrouler du jour au lendemain ; que les ouvriers traverseraient
nécessairement une période de maturation silencieuse, car il ne pou-
vait pas être question de reprendre purement et simplement contre
la bureaucratie les méthodes de lutte et les formes d'organisation
traditionnellement utilisées contre le capitalisme ; mais aussi
, que
cette expérience. historiquement nécessaire, amènerait la proletariat
à concrétiser difinitivement les formes de son organisation et de son
pouvoir.
Le développement de la société contemporaine sera de plus en
plus dominé par la séparation et l'opposition croissante entre le
proletariat et la bureaucratie, au cours de laquelle émergeront les
formes d'organisation permettant aux ouvriers d'abolir le pouvoir
des exploiteurs, quels qu'ils soient, et de reconstruire la société sur
des nouvelles bases. Ce processus n'est encore qu'à sa phase embryon-
naire ; mais ses premiers éléments anparaissent déjà. Après les
ouvriers de Berlin-Est en juin 1953, les métallos de Nantes, les
dockers de Londres et de Liverpool, les ouvriers de l'automobile de
Detroit en 1955 ont clairement montré qu'ils ne comptaient que sur
eux-mêmes pour lutter contre l'exploitation.
LA SIGNIFICATION DE LA GREVE DE NANTES
Pour comprendre les luttes ouvrières de l'été 1955, en particu-
lier celles de Nantes, il faut les placer dans le contexte du dévelop-
pement du prolétariat en France depuis 1945.
- 76
Par opposition à la première période consécutive à la « Libé-
ration », où les ouvriers suivent en gros la politique des organi-
sations bureaucratiques et en particulier du P.C., on constate dès
1947-48 un « décollement » de plus en plus accentué entre les ouvriers
et ces organisations. A partir de son expérience de leur attitude
réelle, le proletariat soumet à une critique silencieuse les organi-
sations et traduit cette critique dans la réalité en refusant de suivre
sans plus leurs consignes. Ce « décollement », ce refus prennent des
formes bien distinctes qui se succèdent dans le temps :
a) De 1948 à 1952, le refus total et obstiné des ouvriers de
suivre les mots d'ordre bureaucratiques s'exprime par l'inaction et
l'apathie. Les grèves décidées par les stalinien's ne sont pas suivies
dans la grande majorité des cas, non seulement lorsqu'il s'agit de
grèves « politiques », mais même dans le cas de grèves revendi-
catives. Il ne s'agit pas simplement de découragement ; il y a aussi
la conscience de ce que les luttes ouvrières sont utilisées par le P.C.,
et détournées de leurs buts de classe pour servir la politique russe.
La preuve en est que, dans les rares cas où « l'unité d'action »
entre syndicats staliniens, réformistes et chrétiens se réalise, les
ouvriers sont prompts à entrer en action non pas parce qu'ils atta-
chent une valeur à cette unité comme telle, mais parce qu'ils y
voient la preuve que la lutte considérée pourra difficilement être
détournée vers des buts bureaucratiques et qu'ils ne s'y trouveront
pas divisés entre eux-mêmes.
1
b) En août 1953, des millions de travailleurs entrent sponta-
nément en grève, sans directives des bureaucraties syndicales ou à
l'encontre de celles-ci. Cependant, une fois en grève, ils en laissent
la direction effective aux syndicats et la grève elle-même est « pas-
sive » (1) ; les cas d'occupation des locaux sont rarissimes, aux
réunions des grévistes la base ne se manifeste presque jamais autre-
ment que par ses votes.
c) En été 1955, les ouvriers entrent à nouveau en lutte sponta-
nément ; mais ils ne se limitent plus à cela. A Nantes, à Saint-
Nazaire, en d'autres localités encore, ils ne sont pas simplement en
grève, ni même ne se contentent d'occuper les locaux. Ils passent à
l'attaque, appuient leurs revendications par une pression physique
extraordinaire, manifestent dans les rues, se battent contre les C.R.S.
Ils ne laissent pas non plus la direction de la lutte aux bureaucrates
syndicaux ; aux moment culminants de la lutte, à Nantes, ils exer-
cent par leur pression collective directe, un contrôle total sur les
bureaucrates syndicaux, à tel point que dans les négociations avec
le patronat ceux-ci ne jouent plus qu'un rôle de commis, mieux :
(1) A l'exception de quelques localités, dont Nantes est la plus impor-
tante.
de porte-voix (2), et que les véritables dirigeants sont les ouvriers
eux-inêmes.
Il est impossible de confondre les significations différentes de
ces attitudes successives.. Leur est commun le détachement par rap-
port aux directions traditionnelles ; mais la conscience de l'oppo-
sition entre les intérêts ouvriers et la politique bureaucratique, en
se développant, se traduit par un comportement concret des ouvriers
de plus en plus actif. Exprimée au départ par un simple refus
conduisant à l'inaction, elle s'est concrétisée en 1955 dans une action
ouvrière tendant à contrôler sans intermédiaire tous les aspects de
la lutte. On peut le voir en clair en réfléchissant sur les événements
de Nantes.
On a voulu voir dans les grèves de Nantes et de Saint-Nazaire
essentiellement une manifestation de la violence ouvrière, les uns
pour s'en féliciter, les autres pour s'en affliger. Et certes on peut,
on doit même, commencer par constater que des luttes ouvrières
atteignant un tel niveau de violence sont rares en période de stabi-
lité du régime. Mais, beaucoup plus que le degré de violence, importe
la manière dont cette violence a été exercée, son orientation, les
rapports qu'elle a traduits entre les ouvriers d'un côté, l'appareil de
l'Etat capitaliste et les bureaucraties syndicales de l'autre. Plus
exactement, le degré de la violence en a modifié le contenu, et a
porté l'ensembe de l'action ouvrière à un autre niveau. Les ouvriers
de Nantes n'ont pas agi violemment en suivant les ordres d'une
bureaucratie comme cela s'était produit dans une certaine mesure
en 1948, pendant la grève des mineurs (3). Ils ont agi contre les
consignes syndicales. Cette violence a signifié la présence perma-
nente et active des ouvriers dans la grève et dans les négociations,
et leur a ainsi permis non pas d'exercer un contrôle sur les syndi-
cats, mais de dépasser carrément ceux-ci d'une manière absolument
imprévue. Il n'y a le moindre doute sur la volonté des directions
syndicales, pendant toute la durée de la grève, de limiter la lutte
dans le temps, dans l'espace, dans la portée des revendications, dans
les méthodes employées, d'obtenir le plus rapidement possible un
accord, de faire tout rentrer dans l'ordre. Pourtant devant 15.000
métallos occupant constamment la rue, ces « chefs » irremplaçables
se sont faits tout petits ; leur « action » pendant la grève est invi-
sible à l'ail nu, et ce n'est que par des misérables maneuvres de
coulisse qu'ils ont pu jouer leur rôle de saboteurs. Pendant les négo-
ciations mêmes, ils n'ont rien été de plus qu'un fil téléphonique,
transmettant à l'intérieur d'une salle de délibérations des reven-
-
(2) Nous nous référons ici à la phase ascendante du mouvement
son déclin a signifié une certaine « reprise en mains de la part des
bureaucrates toute relative d'ailleurs.
(3) Il y a eu alors, dans certains endroits, de véritables opérations
de guerre civile entre les mineurs et la police.
78
dications unanimement formulées par les ouvriers eux-mêmes
jusqu'au moment où les ouvriers ont trouvé que ce fil ne servait
à rien et ont fait irruption dans la salle.
Certes, on ne peut ignorer les carences ou les côtés négatifs du
mouvement de Nantes. Dépassant dans les faits les syndicats, le mou-
vement ne les a pas éliminés comme tels. Il y a dans l'attitude des
ouvriers nantais une contestation radicale des syndicats, puisqu'ils
ne leur font confiance ni pour définir les revendications, ni pour
les défendre, ni pour les négocier, et qu'ils ne comptent que sur eux-
mêmes. Cette méfiance totale, exprimée dans les actes, est infiniment
plus importante de ce que ces mêmes ouvriers pouvaient « penser »
ou « dire » au même moment (y compris ce qu'ils ont pu voter au
cours des élections législatives récentes). N'empêche qu'il y a des
contradictions dans l'attitude des ouvriers : d'abord, entre cette
< pensée » qui se manifeste lors de discussions, de votes syndicaux
ou politiques antérieurs ou ultérieurs à la grève, et cette « action »,
qui est la grève même. Là, le syndicat est ne serait-ce que toléré
comme mondre mal, ici, il est ignoré. Même au sein de l'action,
des contradictions subsistent : les ouvriers sont pour ainsi dire à
la fois « en-deçà » et « au-delà » du problème de la bureaucratie.
En deçà, dans la mesure où ils laissent la bureaucratie en place, ne
l'attaquent pas de front, ne lui substituent pas leurs propres organes
élus. Au-delà, car sur le terrain où ils se placent d'une lutte totale
faite de leur présence permanente, le rôle de la bureaucratie devient
mineur. A vrai dire, ils s'en préoccupent très peu : occupant massi-
vement la scène, ils laissent la bureaucratie s'agiter comme elle peut
dans les coulisses. Et les coulisses ne comptent guère pendant le pre-
mier acte. Les syndicats ne peuvent pas encore nuire ; les ouvriers
en sont trop détachés.
Ce détachement n'aboutit pas pourtant, dira-t-on, à se cristal-
dante des syndicats ; il n'y a même pas de comité de grève élu
liser positivement dans une forme d'organisation propre, indépen-
représentant les grévistes, responsable devant eux, etc.
On peut dresser plusieurs de ces constats de carence ; ils n'ont
qu'une portée limitée. On peut dire en effet que le mouvement n'est
pas parvenu à une forme d'organisation autonome ; mais c'est qu'on
à une certaine idée de l'organisation autonome derrière la tête. Il
n'y a aucune forme d'organisation plus autonome que quinze mille
ouvriers agissant unanimement dans la rue. Mais, dira-t-on encore,
en n'élisant pas un comité de grève, directement responsable devant
eux et révocable, les ouvriers ont laissé les bureaucrates syndicaux
libres de maneuvrer. Et c'est vrai. Mais comment ne pas voir
que" même sur un comité de grève élu les ouvriers n'auraient pas
exercé davantage de contrôle qu'ils n'en ont exercé sur les repré-
sentants syndicaux le 17 août, qu'un tel comité n'aurait alors rien
pu faire de plus que ce que ces derniers ont fait sous la pression
des ouvriers ? Lorsque la masse des ouvriers, unie comme un seul
corps, sachant clairement ce qu'elle veut et décidée à tout pour
- 79
l'obtenir, est constamment présente sur le lieu de l'action, que peut
offrir de plus un comité de grève élu ?
L'importance d'un tel comité se trouverait ailleurs : il pourrait
d'un côté essayer d'étendre la lutte en dehors de Nantes, d'un autre,
pendant la période de recul du mouvement; permettre aux ouvriers
de mieux se défendre contre les manœuvres syndicales et patronales.
Mais il ne faut pas se faire d'illusions sur le rôle réel qu'il aurait
pu jouer : l'extension du mouvement dépendait beaucoup moins des
appels qu'aurait pu lancer un comité de Nantes et beaucoup plus
d'autres conditions qui ne se trouvaient pas réunies. La conduite
des négociations pendant la phase de déclin du mouvement avait
relativement une importance secondaire, c'était le rapport de forces
dans la ville qui restait décisif et celui-ci devenait de moins en moins
favorable.
Nous sommes loin, évidemment, de critiquer la notion d'un
comité de grève élu en général, ou même dans le cas de Nantes.
Nous disons simplement que, dans ce dernier cas et vu le niveau
atteint par la lutte ouvrière, l'importance de son action aurait été de
toute façon secondaire. Si l'action des ouvriers de Nantes n'a pas
été couronnée par une victoire totale, c'est qu'elle se trouvait placée
devant des contradictions objectives, auxquelles l'élection d'un comité
de grève n'aurait rien changé.
La dynamique du développement de la lutte à Nantes avait
abouti en effet à une contradiction que l'on peut difinir ainsi : des
méthodes révolutionnaires ont été utilisées dans une situation et
pour des buts qui ne l'étaient pas. La grève a été suivie de l'occu-
pation des usines ; les patrons ripostèrent en faisant venir des régi-
ments de C.R.S. ; les ouvriers ripostèrent en attaquant ceux-ci. Cette
lutte pouvait-elle aller plus loin ? Mais qu'y avait-il plus loin ? La
prise du pouvoir à Nantes ? Cette contradiction serait en fait portée
au paroxysme par la constitution d'organismes qui ne pouvaient,
dans cette situation, qu'avoir un contenu révolutionnaire. Un comité
qui aurait envisagé sérieusement la situation se serait démis, ou
alors il aurait entrepris méthodiquement l'expulsion des C.R.S. de
la ville - avec quelle perspective ? Nous ne disons pas que cette
sagesse après, coup était dans la tête des ouvriers nantais ; nous
disons que la logique objective de la situation ne donnait pas grand
sens à une tentative d'organisation permanente des ouvriers.
Mais cette perspective, dira-t-on, existait : c'était l'extension du
mouvement. C'est encore une fois introduire subrepticement ses
propres idées dans une situation réelle qui ne s'y conforme pas. Pour
les ouvriers de Nantes, il s'agissait d'une grève locale, avec un
objectif précis : les 40 francs d'augmentation. Elle n'était pas pour
eux le premier acte d'une Révolution, il ne s'agissait pas pour eux
de s'y installer. Ils ont utilisé des moyens révolutionnaires pour
faire aboutir cette revendication c'est là l'essence même de notre
80
époque ; mais cela ne veut pas dire que la révolution est possible
à tout instant.
On a pourtant prétendu que cette extension était « objective-
ment possible ». Et certes, s'il a fallu à la bourgeoisie 8.000 C.R.S.
pour résister à grande peine à 15.000 métallos de Nantes, on ne voit
pas où elle aurait trouvé les forces nécessaires pour résister à cinq
millions d'ouvriers dans le pays. Mais le fait est que la classe
ouvrière française n'était pas prête à entrer dans une action déci-
sive, et elle n'y est pas entrée. Les traits que nous avons analysés
plus haut ne se rencontrent nettement que dans le mouvement de
Nantes. Ils n'apparaissent, sous une forme embryonnaire, que dans
quelques autres localités ; et forment un contraste impressionnant
avec l'absence de tout mouvement important dans la région pari-
sienne. Au moment même où se déroulent les luttes à Nantes, Renault
à Paris donne l'image la plus classique de la dispersion et de l'im-
possibilité de surmonter le sabotage en douce des directions syndi-
cales (4).
Dire, dans ces conditions, que le manque d'extension du mouve-
ment est dû à l'attitude des centrales bureaucratiques, ne signifie rien.
C'est dire que ces centrales ont accompli leur rôle. Aux trotskistes
de s'en étonner, et de les maudire. Aux autres, de comprendre que
les centrales ne peuvent jouer leur jeu, qu'aussi longtemps que les
ouvriers n'ont pas atteint le degré de clarté et de décision néces-
saires pour agir d'eux-mêmes. Si les ouvriers parisiens avaient voulu
entrer en lutte, les syndicats auraient-ils pu les en empêcher ? Pro-
bablement non. La preuve ? Précisément - Nantes.
Il y a en fin de compte deux façons de voir la relation de
l'action des ouvriers nantais et de l'inaction de la majorité du pro-
létariat français. L'une c'est d'insister sur l'isolement du mouve-
ment de Nantes, et d'essayer à partir de là d'en limiter la portée.
Cette vue est correcte s'il s'agit d'une appréciation de la conjoncture :
il faut mettre en garde contre les interprétations aventuristes, rap-
peler que le proletariat français n'est pas à la veille d'entreprendre
une lutte totale. Mais elle est fausse s'il s'agit de la signification des
modes d'action utilisés à Nantes, de l'attitude des ouvriers face à la
bureaucratie, du sens de la maturation en cours dans la classe ou-
vrière. De ce point de vue, un révolutionnaire dira toujours : si les
ouvriers nantais, isolés dans leur province, ont montré une telle
maturité dans la lutte, alors, la majorité des ouvriers français, et en
particulier les ouvriers parisiens, créeront, lorsqu'ils entreront en
mouvement, des formes d'organisation et d'action encore plus élevées,
plus efficaces et plus radicales.
(4) Voir l'article de D. Mothé publié plus haut, comme aussi la descrip-
tion de la grève Citroën dans les extraits de « Tribune Ouvrière », à la
fin de ce numéro.
81
En agissant comme ils l'ont fait, comme masse cohérente,
comme collectivité démocratique en mouvement, les ouvriers de Nantes
ont réalisé pendant un long moment une fornie autonome d'organi-
sation qui contient en embryon, la réponse à la question : quelle
est la forme d'organisation prolétarienne capable de venir à bout
de la bureaucratie et de l'état capitaliste ? La réponse est qu'au
niveau élémentaire, cette forme n'est rien d'autre que la masse totale
des travailleurs eux-mêmes. Cette masse n'est pas seulement, comme
on a voulu le croire et le faire croire pendant longtemps, la puissance
de choc, l' « infanterie » de l'action de classe. Elle développe, lorsque
les conditions sont données, des capacités étonnantes d'auto-organi-
sation et d'auto-direction ; elle établit en son sein les différenciations
nécessaires des fonctions sans les cristalliser en différenciations de
structure, une division de tâches qui n'est pas une division du travail :
à Nantes, il y a bien eu des ouvriers qui fabriquaient des « bombes >>
pendant que d'autres effectuaient des liaisons, mais il n'a pas eu
d' « état-major », ni officiel, ni occulte. Ce « noyau élémentaire >
de la masse ouvrière s'est révélé à la hauteur des problèmes qui se
posaient à lui, capable de maîtriser presque toutes les résistances
qu'il rencontrait.
Nous disons bien : embryon de réponse. Non seulement parce
que Nantes a été une réalité et non un modèle, et que donc, à côté de
ces traits on en rencontre d'autres, traduisant les difficultés et les
échecs de la masse ouvrière ; cela est secondaire, pour nous est en
premier lieu important dans la réalité actuelle ce qui y préfigure
l'avenir. Mais parce que les limitations de cette forme d'organisation
dans le temps, dans l'espace et par rapport à des buts universels et
permanents sont claires. Aujourd'hui cependant, notre objet n'est
pas là : avant d'aller plus loin, il faut assimiler la signification de
ce qui s'est passé.
Quelles conditions ont permis au mouvement de Nantes de
s'élever à ce niveau ?
La condition fondamentale a été l'unanimité pratiquement totale
des participants. Cette unanimité, la véritable unité ouvrière, ne doit
évidemment pas étre confondue avec l'unité d'action des staliniens
ou des trotskistes. Celle-ci, même lorsqu'elle prétend se. préoccuper
de la base, n'est en fait que l'unité des bureaucraties ; elle a existé
à Nantes, mais elle a été le résultat de l'unité ouvrière, elle a été
imposée à la bureaucratie par les ouvriers. Non pas que ceux-ci
s'en soient occupés un instant, aient « demandé » à leurs directions
de s'unir ; ils les ont en fait ignorés, et ont agi dans l'unanimité. Les
bureaucrates comprirent alors que leur seule chance de garder un
minimum de contact avec le mouvement était de se présenter « 'unis ».
L'unanimité ouvrière s'est manifestée d'abord sur le plan de la
définition de la revendication. Personne à ce jour, sauf erreur, ne
sait « qui » a mis en avant le mot d'ordre de quarante francs d'aug-
mentation pour tous. En tout cas pas les syndicats ; on chercherait
82
en vain dans leurs programmes un tel objectif. Plus même, par son
caractère non hiérarchisé, la revendication des ouvriers de Nantes
va directement à l'encontre de tous les programmes syndicaux. L'una-
nimité qui s'est réalisée parmi des travailleurs aux rémunérations
ſortement différenciées sur la demande d'une augmentation uniforme
pour tous n'en est que plus remarquable.
L'unanimité s'est manifestée également sur les moyens, et ceci
tout au long de la lutte : à chaque transformation de la situation
* tactique », les travailleurs ont spontanément et collectivement
apporté la réponse adéquate, passant de la grève illimitée, de l'occu-
pation des usines, à l'action contre les C.R.S.
L'unanimité enfin a été totale sur le rôle propre des ouvriers :
il n'y a rien à attendre de personne, sauf ce qu'on peut conquérir
soi-même. De personne, y compris les syndicats et partis « ouvriers ».
Ceux-ci ont été condamnés en bloc par les ouvriers de Nantes dans
leur action.
Cette attitude face à la bureaucratie est évidemment le résultat
d'une expérience objective profonde de celle-ci. Nous ne pouvons
pas insister ici sur ce point, qui mérite à lui seul un long examen.
Disons simplement que les conditions de cette expérience en France
sont données dans un fait élémentaire : après 10 ans d' « action »
et de démagogie syndicales, les ouvriers constatent qu'ils n'ont pu
limiter la détérioration de leur condition que pour autant qu'ils se,
sont mis en grève. Et ajoutons que le succès, même partiel, des
mouvements de Nantes et de Saint-Nazaire, fera faire un bond en
avant à cette expérience, parce qu'il fournit une nouvelle contre-
épreuve : ces mouvements ont fait gagner aux ouvriers, en quelques
semaines, davantage que ne l'ont fait dix années de « négociations »
syndicales.
L'analyse de ces conditions montre que la forme prise par le
mouvement de Nantes n'est pas une forme aberrante, encore moins
un reste de traits « primitifs », mais le produit de facteurs qui sont
partout à l'æuvre et donnent à la société actuelle le visage de son
avenir. La démocratie des masses à Nantes découlait de l'unanimité
ouvrière ; celle-ci à son tour résultait d'une conscience des intérêts
élémentaires et d'une expérience commune du capitalisme et de la
bureaucratie, dont les premisses sont amplifiées jour après jour par
l'action même des capitalistes et des bureaucrates.
LES TRAITS COMMUNS DES GREVES EN FRANCE, ,
EN ANGLETERRE ET AUX ETATS-UNIS
Une analyse analogue à celle qu'on a tentée plus haut serait
nécessaire dans le cas des grèves des dockers anglais et des ouvriers
américains de l'automobile. Elle permettrait de dégager d'autres
caractéristiques de ces mouvement, également profondes et grosses
de conséquences : pour n'en citer qu'une, l'importance croissante
83
que prennent au fur et à mesure du développement concommitant du
capitalisme et du prolétariat, des revendications autres que celles
de salaire, et en premier lieu, celles relatives aux conditions de tra-
vail, qui mènent directement à poser le problème de l'organisation de
la production et en définitive de la gestion. Nous ne pouvons pas
entreprendre ici cette analyse, le lecteur pourra se reporter aux
articles consacrés à ces luttes dans les pages qui précèdent.
Il importe cependant de définir, dès maintenant, les traits
communs à tous ces mouvements. Le principal est évident : c'est
l'opposition ouverte et militante des ouvriers à la bureaucratie, c'est
leur refus de « se laisser représenter ». Il a pris la forme la plus
explicite possible en Angleterre : les dockers anglais ont fait grève
pendant sept semaines contre la bureaucratie syndicale elle-même et
personne d'autre. De même que les ouvriers d'Allemagne Orientale
en 1953, les dockers anglais attaquèrent la bureaucratie -- ici « socia-
liste », la « communiste » - en tant qu'ennemi direct. L'attaque a
été à peine moins explicite aux Etats-Unis : les grèves des ouvriers
de l'automobile, consécutives à la signature des accords C.I.O.-Ford-
General Motors sur le salaire annuel garanti, étaient certes dirigées
contre les patrons par le contenu des revendications posées, mais
en même temps formaient une manifestation éclatante de la répudia-
tion de la politique syndicale par les ouvriers. Elles équivalaient à
dire aux syndicats : Vous ne nous représentez pas, ce qui vous
préoccupe ne nous intéresse pas et ce qui nous intéresse, vous l'igno-
rez. On a vu enfin, qu'en France, les ouvriers nantais ont « laissé
de côté » la bureaucratie pendant leur lutte, ou l'on « utilisée » dans
des emplois mineurs.
En deuxième lieu, il n'y a pas trace de « débordement » de
la bureaucratie par les ouvriers dans aucun de ces mouvements. Ces
luttes ne sont pas contenues pour ainsi dire au départ dans un cadre
bureaucratique au sein duquel elles se développeraient et qu'elle fini-
raient par « déborder ». La bureaucratie est dépassée le mouve-
ment se situe d'emblée sur un terrain autre. Ceci ne veut pas dire
que la bureaucratie est abolie, que le prolétariat évolue dans un
monde où il ne peut plus la rencontrer ; elle est toujours là, et ses
rapports avec elle sont non seulement complexes, mais confus : elle
est à la fois mandataire, ennemi, objet de pression immédiat, quan-
tité négligeable. Mais il y a une chose qu'elle n'est plus : direction
acceptée et suivie lors des luttes même à leur début. La conception
trotskiste du débordement (théorisation de la pratique de Lénine
face à la social-démocratie et en particulier de l'expérience de 1917)
présupposait que les masses se situent au départ sur le même terrain
que les directions « traîtres » et restent sous l'emprise de celles-ci
jusqu'à ce que l'expérience acquise à l'aide du parti révolutionnaire
au cours des luttes les en dégage. Or, l'expérience contemporaine,
celle de 1955 en premier lieu, montre que les masses entrent en
action à partir d'une expérience de la bureaucratie préalable à cette
84
action elle-même, donc indépendamment de la bureaucratie
sinon
même conre celle-ci. C'est que la bureaucratie a entre temps acquis
une existence objective comme partie intégrante du système d'exploi-
tation. Le menchévisme en 1917 n'était qu'un discours ; le stalinisme,
le travaillisme, le C.I.O. sont, à des degrés divers, des pouvoirs.
On est ainsi conduit à une troisième considération. De 1923 à
1953, les révolutionnaires en étaient réduits à contempler impuis-
sants un cercle vicieux. La classe ouvrière ne pourrait faire défini-
tivement l'expérience des directions bureaucratiques qu'au cours de
la lutte ; mais l'existence même et l'emprise de ces directions signi-
fiait soit que les luttes tout simplement ne démarraient pas, soit
qu'elles étaient défaites, soit enfin qu'elles restaient jusqu'au bout
sous le contrôle de la bureaucratie et utilisées par elle. Ce n'est pas
là une théorie, mais la description condensée et fidèle des trente
dernières années de l'histoire du mouvement ouvrier. L'existence
même et l'emprise du stalinisme par exemple, empêchait que l'expé-
rience du prolétariat au cours d'une crise ne se fasse dans un sens
révolutionnaire. Qu'on dise que cela était dû à l'absence d'un parti
révolutionnaire ne change rien ; l'emprise stalinienne signifiait la
suppression de la possibilité d'un parti révolutionnaire, tout d'abord
la suppression physique de ses militants éventuels (5).
Or, les luttes de l'été 1955 sont un premier signe que ce cercle
vicieux est rompu. Il est rompu par l'action ouvrière, à partir d'une
expérience accumulée non pas tant du rôle de la bureaucratie comme
direction « traître » des luttes révolutionnaires, mais de son activité
quotidenne comme garde-chiourme de l'exploitation capitaliste. Pour
que cette expérience se développe, il n'est pas indispensable que la
bureaucratie accède au pouvoir ; le processus économique d'un côté,
la lutte de classes élémentaire et quotidienne dans l'usine de l'autre,
la poussent inexorablement à s'intégrer au système d'exploitation et
dévoilent sa nature devant les ouvriers. Autant il était impossible
de constituer une organisation révolutionnaire en expliquant aux
ouvriers français la trahison stalinienne en Chine en 1927, autant
il est possible de le faire en les aidant à organiser leur lutte quoti-
dienne contre l'exploitation et ses instruments syndicaux et politiques
« ouvriers »
Quelles conclusions peut-on tirer de cette analyse pour ce qui
est du problème de l'organisation du prolétariat et de l'avant-garde ?
Aussi bien la grève de Nantes que la grève des dockers anglais
montrent la forme adéquate d'organisation des ouvriers pendant
l'action. Nous ne reviendrons pas sur le contenu de cette forme, ni
sur ses limitations éventuelles. Mais, par la nature même des choses
et jusqu'à nouvel ordre, de telles formes ne sont ni ne peuvent être
(5) Au reste, les tenants. trotskistes de cette position pourraient bien se
demander une fois n'est pas coutume pourquoi un tel parti' n'a pas
pu se constituer pendant trente ans. Ils seraient ainsi ramenés, comme on
dit, au problème précédent.
85
permanentes sous le régime capitaliste. Le problème de l'organisation
de minorités ouvrières pendant les périodes d'inaction subsiste. 11
se pose cependant de façon différente.
Il faut d'abord constater que le degré de maturation qu'ont
révélé les luttes de 1955 interdit de poser les problèmes revendi-
catifs » et « politiques » séparément les uns des autres. Il y a
longtemps que l'on sait qu'ils sont indissociables objectivement. Ils
le seront de plus en plus dans la conscience des ouvriers. Une mino-
rité organisée dans une entreprise, qu'elle prenne la forme d'un comité
de lutte, d'un groupe réuni autour d'un journal ouvrier, ou d'un
syndicat autonome, devra dès le départ affirmer clairement cette
unité. Nous n'entendons pas par là qu'elle devra se livrer aux pres-
tidigitations trotskistes, tendant à faire surgir d'une demande d'aug-
mentation de 5 francs la grève générale et la révolution, comme un
lapin d'un haut-de-forme : elle devra au contraire soigneusement les
éviter, et condamner, s'ils se présentent, les saltimbanques qui s'y
livrent. 999 fois sur 1.000, une grève pour cinq francs est une grève
pour 5 fr. et rien de plus. Ou plutôt, le plus qu'elle contient ne vient
pas de ce qu'elle conduit à la lutte pour le pouvoir, mais de ce qu'elle se
heurte, sous une forme ou sous une autre, à l'appareil de domination
capitaliste intérieur à l'usine et incarné par la bureaucratie « ou-
vrière ». L'organisation de la lutte contre celle-ci est impossible si
on ne met pas en lumière sa nature totale, à la fois économique, poli-
tique et idéologique. Simultanément, les ouvriers ne peuvent se
mouvoir efficacement au milieu des multiples contradictions que sus-
cite même la lutte revendicative la plus élémentaire dans les condi-
tions du capitalisme décadent contradictions qu'on a indiquées
plus haut sur l'exemple de Nantes -- que s'ils arrivent à situer leurs
luttes dans une perspective plus générale. Apporter cette perspective
est la fonction essentielle des minorités organisées.
Mais il faut également comprendre que, même lorsqu'il s'agit
de luttes élémentaires, les minorités organisées ont pour tâche d'aider
l'éclosion des formes d'organisation collectives-démocratiques de la
masse des ouvriers, dont Nantes a fourni l'exemple, formes d'orga-
nisation qui s'avèrent déjà les seules efficaces, et qui s'avéreront de
plus en plus les seules possibles.
Pierre CHAULIEU
- 86
La situation en Afrique du Nord
La signification la plus apparente des événements d'Afrique
du Nord depuis 1952 est celle d'une nouvelle phase de la décompo-
sition de l'impérialisme français. Pour éclaircir cette signification, il
faudrait donc montrer comment et pourquoi la bourgeoisie française
s'est avérée globalement incapable de conserver après la guerre mon-
diale son « empire » colonial. Nous ne voulons ici que relever ce qui
nous paraît essentiel dans dans l'histoire récente du Maghreb :
d'une part pourquoi l'objectif national-démocratique de l'indépen-
dance a constitué, et constitue encore pour une part, une plate-forme
susceptible de rassembler toutes les forces populaires » depuis la
moyenne bourgeoisie jusqu'au sous-prolétariat agricole ; d'autre part
quelles perspectives de lutte se trouvent ouvertes dès que les Etats et
leurs appareils de répression passent ou passeront des mains des
colons à celles des « interlocuteurs valabes ».
Le fait marquant est en effet que l'appareil politique impéria-
liste a craqué dans les trois pays du Maghreb depuis 1954, et qu'il
a cédé en Tunisie et au Maroc. Dans la perspective de la lutte du
prolétariat mondial, ce fait est apparamment d'importance médiocre :
un simple changement dans le régime d'exploitation. Mais relative-
ment aux conditions de la surexploitation du prolétariat nord-africain.
il est au contraire essentiel, et c'est ce que nous examinerons d'abord.
Nous nous demanderons ensuite quelle classe s'emparera ou s'empare
déjà des organismes de gestion assurant l'exploitation, et une fois
le rapport de forces défini, quelle doit être la ligne du mouvement
révolutionnaire.
1.
LES COLONS FONT UN PAS EN ARRIERE
Pourquoi se bat-on, s'est-on battu « avec les bombes et avec
les revolvers » depuis 1952 (1) en Afrique du Nord ? Pour l'indé-
pendance au maximum, au minimum pour l'autonomie interne. Le
droit des peuples à disposer d'eux mêmes constitúe le commun
dénominateur du M.T.L.D., du Néo-Destour et de l'Istiqlal. Si l'on
(1) Le ratissage du Cap Bon (28 janv.-1• fév. 1952) constitue la phase
répressive qui conduit des émeutes aux maquis. Schéma à peu près iden-
tique, pour les trois pays, à des dates différentes.
- 87
écarte la phraséologie jacobine, il reste un objectif concret : expulser
les colons du contrôle de l'appareil gestionnaire et répressif, au
moins dans son usage interne. Ainsi, la discussion des conventions
franco - tunisiennes ne s'est heurtée à de « sérieuses difficultés >>
qu'en abordant les éléments essentiels de cet appareil : adminis-
trations communale et centrale, police, armée. On sait que les accords
sur ces points sont déjà remis en question : Bourguiba veut un petit
bout d'armée. Le problème se posera bientôt avec la même acuité
au Maroc.
Pourquoi la lutte des peuples maghrébiens s'est-elle portée sur ce
terrain, et pourquoi avec une telle unanimité ? C'est que la dispo-
sition des organismes de gestion et de répression revêt en Afrique
du Nord une importance bien plus considérable que dans les pays
techniquement avancés. Disons en raccourci, qu'au Maghred, la
police remplit un rôle économique et social essentiel. Ce rôle ne peut
se comprendre qu'à partir du caractère brutalement réactionnaire du
colonialisme français dans ces pays.
L'Afrique du Nord est-elle un débouché pour les produits ma-
nufacturés métropolitains ? Oui, évidement (2). Les produits fabri-
qués en général constituent 54 % de ses importations (3). Mais le
volume absolu de ces importations demeure très faible, relative-
ment à sa population : les produits fabriqués ne trouvent un débouché
que dans la couche privilégiée des colons et des grands administra-
teurs et semi-privilégiée de l' « aristocratie >> salariée : cette couche
est très mince. Il est clair ici qu'une politique efficacement impérialiste,
« néo-colonialiste » ou « progressiste » comme on voudra, devrait
.viser à constituer un débouché : investissements massifs, industria-
lisation, formation d'une classe moyenne et d'un prolétariat « mo-
derne », relèvement du pouvoir d'achat, bref constitution d'un mar-
ché.
Or la pénétration capitaliste est très faible : la Commission des
investissements chiffrait à 9.400 fr pour l'Algérie, à 8.700 pour
le Maroc, à 5.500 pour la Tunisie la valeur de l'investissement
annuel par habitant en 1954 (contre 54.900 fr. pour la France)
(4). L'investissement public est notoirement insuffisant : l'Afrique
du Nord est un pays sous-équipé en énergie par exemple. Quand à
l'investissement privé, il s'oriente vers les sociétés commerciales,
financières ou d'assurances plutôt que vers l'industrie (5). Sur ce
plan, l'intérêt des cartels français se coalise avec celui des colons
pour maintenir l'économie nord-africaine dans un état pré-indus-
trie. Si l'on industrialisait l'agriculture, écrit le directeur de 'Agri-
(2) En 1941, 60,6 % des import. venaient de France, 63. % des export. y
allaient. En 1938, la France faisait avec l'Afrique du Nord 16 % de son
trafic total. (Chiffres calculés sur Despois, l'Afrique du Nord, 482-484).
(3) Chiffre calculé sur Problèmes éco., n° 336 (juin 1954).
(4) Chiffres cités par Sauvy, Express du 26 fév. 1955.
(5) En 1951, sur 8 milliards d'investissements privés au Maroc, 4,5 allaient
aux premières contre 6,6 aux secondes (d'après Pbs éco., n° 300, sept. 53).
88
culture au Gouvernement de l'Algérie les fellahs deviendraient des
salariés agricoles : « a-t-on vraiment intérêt à prolétariser de nou-
veaux éléments alors que la stabilité sociale suppose une tendance
inverse ? » (6). L'occupation directe et la gestion directe du Maghreb
par la France, soit comme fait, soit comme tendance, permettent donc
d'abord de cadenasser ces territoires contre toute « ingérence étran-
gère », c'est-à-dire contre toute pénétration capitaliste susceptible
d'en ébranler la « stabilité sociale ».
Mais à la rigueur, des accords économiques pourraient y suffire,
semble-t-il ? Certes non. Parmi les fonctions traditionnelles remplies
par la colonie dans le système impérialiste, la seule que l'Afrique du
Nord remplisse effectivement, c'est a production de matières agri-
coles et minières (7). Cette fonction suppose l'appropriation aussi
totale que possible des moyens de production agricoles et miniers.
La « stabilité sociale » repose donc sur l'expropriation radicale de
18 millions de musulmans par 1,5 million d'Européens. En Algérie,
des 4,5 millions d'hectares réellement cultivés, 2 appartiennent aux
Européens, et en particulier 1,6 à 7.000 colons (8). Le rapport des
propriétés européenne et musulmane est-il apparemment moins dé-
favorable en Tunisie et au Maroc, c'est que l'impérialisme y a con-
solidé les féodaux musulmans : le résultat est le même pour le
fellah. Comme les terres abandonnées aux « indigènes » sont les plus
mauvaises, pauvreté du sol et caractère parcellaire de la propriété
se conjuguent pour rendre 70 % des exploitations musulmanes in-
viables économiquement (9). La formidable masse de paysans petits
propriétaires (10) et de paysans expropriés (11) ne trouvant à s'em-
ployer ni dans l'industrie (12) ni dans les grandes exploitations (13),
en raison de la mécanisation, le sort de la paysannerie nord-africaine
est désormais clair : elle meurt de faim. Et ce n'est pas une image
(14). Disette permanente, chômage permanent, émigration perma-
nente, sans compter les famines périodiques : le Maghreb n'a rien
à envier à l'Inde.
Ce sous-prolétariat en haillons exerce sur les salaires une for-
midable pression. Le revenu moyen annuel est de 20.000 fr pour le
paysan algérien, de 100.000 pour l'ouvrier industriel. Le salaire
(6) Vialas, « Le paysanat algérien », Notes et études doc., nº 1.626.
(7) La plus grande partie des export. algériennes et tunisiennes consistent
en matières agricoles, les produits miniers entrent pour le quart dans la
valeur des export. marocaines et pour la moitié des export. tunisiennes.
(8) Chiffres tirés de Dresch, in L'industrialisation de l’A.F.N., 224-8.
(9) Drumont, ib., 49. De là le rôle de l'usure dans l'expropriation.
(10) Pour la seule Algérie, 600.000 familles, soit 3 à 3,5 millions de per-
sonnes.
(11) Pour l'Algérie, 700.000 familles, soit 3,5 à 4 millions de personnes.
(12) En 1946, Wisner estimait à 2 % le rapport du prolétariat indus. et
minier (semi-agricole) à la population active. L'Algérie dans l'impasse, 27.
(13) En Algérie, 100.000 ouvriers agricoles dans 25.000 exploitations. Tous
les chiffres précédents sont tirés de Vialas, loc. cit.
(14) En 1883, chaque habitant disposait de 5 q. de céréales (y compris
fourragères). En 1952, de 2 q. : Dumont, loc. cit. 55.
- 89
industriel algérien moyen est le tiers du salaire industriel minimum
dans la métropole ; ni le salarié agricole ni le travailleur indépendant
n'ont droit aux Allocations familiales algériennes, et en 53, 143.000
travailleurs seulement étaient immatriculés aux Assurances Sociales !
(15). En 51 les salaires journaliers des saisonniers dans les vignes
oscillaient entre 200 et 250 frs dans le Constantinois, pour 8, 10,
et quelquefois 12 heures de travail. Et encore les paysans tunisiens
qui passaient la frontière acceptaient 180 frs.
Un tel taux d'exploitation du travail fournit enfin aux sociétés
des profits imbattables (16), vrai nom de la stabilité sociale »
Nous n'avons rappelé ces chiffres que pour faire admettre sans
plus de démonstration le rôle économique et social essentiel joué
par l'appareil gestionnaire et répressif : on ne fabrique pas impu-
nément du profit au taux de 70 % en l'extrayant, sous forme de
sueur et de mort, de millions de travailleurs dépossédés.
On doit prendre des précautions, on interpose des caïds vendus
ou à vendre, des administrateurs qui se gardent d'administrer, des
flics, des légionnaires à l'occasion, qui administrent, des mythe's
berbères, des urnes à double fond, le bric-à-brac sanglant d'une
société ou l'exploitation ne peut plus être pudique. On n'arrache
pas seulement les moyens de production, on sabote grossièrement les
moyens de compréhension, on paye le clergé musulman, on pro-
page l'analphabétisme, on décrète étrangère la langue maternelle,
on humilie.
C'est donc la totalité de la vie quotidienne de la quasi-totalité
des musulmans qui est saisie et broyée par la poigne des colons :
la société maghrebienne est une société totalitaire, où l'exploita-
tion suppose la terreur. Et comme les frontières de classe sont à peu
près exactement recouvertes par les frontières (ethniques », une
conscience de classe est impossible : c'est autant comme algérien
ou tunisien que comme ouvrier ou payasan que l'homme est écrasé.
Le flic qui matraque ou qui torture est européen, le patron ou le
contre-maître est européen, l'officier est européen, le professeur est
européen ; le mépris est européen, et la misère « arabe ». La lutte
se situe donc d'emblée sur le plan national, elle cherche spontané-
ment à supprimer l'appareil terroriste comme forme immédiate de
l'oppression, et l'indépendance, c'est-à-dire cette suppression, appa-
raît à tous comme le contraire de l'exloitation.
En réalité, il n'y a pas d'autre contraire à l'exploitation que le
socialisme ; en réalité la lutte national-démocratique du peupe nord-
africain contient en elle les prémisses d'un nouveau mode d'ex-
ploitation. Mais il ne faut pas sousestimer pour autant le contenu
(15) Notes et études doc., nº 1963 (déc. 1954).
(16) Taux de profit de quelques minières et agricoles en Tunisie en 1990 :
Djebel M'dilla, 30,45 % ; Djebel Djerissa, 45,68 % ; Djebel Mallonj, 74,22 % ;
Fermes Françaises, 66,25 %. D'après Notes et études docs, n° 1.553 (1952),
cité par Bulletin d'Informations Coloniales, 15 oct. 54, p. 6.
- 90
subjectif et objectif de son but. Subjectif : il exprime le maximum
de conscience possible pour un prolétariat broyé sous la terreur
matérielle et morale ; il cristallise le sens d'une dignité retrouvée.
Objectif : la conquête de l'« indépendance » nationale contraint les
colons à faire un pas en arrière, à abandonner l'appareil terroriste
qui était la condition de la surexploitation ; elle crée ainsi une
situation révolutionnaire caractérisée par le partage du pouvoir, écono-
mique aux colons, politique aux « nationalistes »; et au sein de cette
situation, le problème de la propriété finira nécessairement par se
poser.
Nous ne pouvons donc dans la métropole que soutenir cette
lutte dans ses extrêmes conséquences. Contrairement à la totalité
de la « gauche », notre souci n'est nullement de sauvegarder la
« présence française au Maghreb ». Nous sommes inconditionnel-
lement contre tout imperialisme, y compris français. Nous sommes
inconditionnellement hostiles à la poursuite de la terreur.
II. - I.ES « INTERLOCUTEURS VALABLES >>
FONT UN PAS EN AVANT.
Reste le problème de la ligne à suivre dans le pays dominé.
Pour fixer cette ligne il faut définir si les « interlocuteurs valables
sont valables si les « représentants qualifiés » des peuples maghre-
biens sont qualifiés par d'autres que par eux-mêmes ou par la bour-
geoisie française.
Il faut d'abord noter qu'on ne peut pas répondre à cette ques-
tion simultanément pour les trois pays nord-africains. En effet une
différence de structure économique et sociale les distingue. En
Algérie l'expropriation a été si profonde et la gestion par les colons
si directe que pratiquement aucune place n'a été laissée au dévelop-
pement d'une bourgeoisie musulmane : boutiquiers et intellectuels,
seuls représentants d'une couche arabe aisée, sont complètement en
marge de l'appareil gestionnaire, et leur fonction économique se
réduit à celle d'un capitalisme mercantile. Au contraire, en Tunisie
et surtout au Maroc, il existe une bourgeoisie musulmane qui occupe
dans la vie économique une place plus importante : l'ancienne bour-
geoisie mercantile pré-impérialiste et une fraction de la féodalité
agraire se sont enrichies à la faveur du protectorat, et le capital
accumulé par elles dans les exploitations rurales ou le commerce exté-
rieur a été réinvesti pour une part dans l'industrie. Dans les pro-
tectorats par conséquent, les conditions d'une domination de la
bourgeoisie locale existent. Ces particularités de développement
s'expliquent par les dates respectives de la pénétration française :
l'Algérie a été investie par une aristocratie moribonde et occupée
longtemps sans conviction pour le compte de sociétés commerciales
qui se fussent à la rigueur contentées de contrôler les ports ; Tuni-
- 91
sie et Maroc furent au contraire les indispensables « remèdes » d'un
capitalisme qui subissait sa première grande crise impérialiste.
Or, ces différences de structure transparaissent dans les mouve-
vements nationalistes actuels : Tunisie et Maroc ont produit des
partis dont la direction es spécifiquement bourgeoise, ainsi que le
programme. Au contraire leur équivalent algérien, l'U.D.M.A. est
un parti très faible, tandis que l'Etoile Nord-Africaine, premier
noyau de l'actuel M.T.L.D., est née chez les ouvriers algériens
émigrés dans la métropole. Bien entendu le contenu social de ces
partis n'est pas aussi simple qu'il peut paraître : nous avons montré
précisément que leur idéologie groupait tout le « peuple », ce qui
signifie qu'ils renferment des contradictions sociales. Mais la plate-
forme nationaliste, spécifique d'une bourgeoisie cherchant à constituer
et à accaparer un marché intérieur, s'est avérée au Maroc ou en
Tunisie suffisante pour rassembler toutes les forces sociales, et la
meilleure preuve en est l'élargissement des partis nationalistes sur
leur gauche depuis la dernière guerre mondiale : création de
l'U.G.1.1. destourienne dès 1945, noyautage de l'Union Générale
des Syndicats Confédérés Marocains par les militants de l'Istiqual
en 1948. Le rapport des forces entre bourgeoisie kit proletariat
musulmans est favorable à la première, laquelle le doit pour une
bonne part au soutien que les colons lui accordèrent dans sa lutte
contre le syndicalisme stalinien. Il est dès lors évident que si l'oli-
garchie européenne consent à la rigueur à abandonner aux nationa-
listes tunisiens et marocains une partie de l'appareil d'état, c'est parce
qu'elle sait que cette bourgeoisie est suffisamment différenciée coinme
classe possédante pour assurer les conditions d'une exploitation
< honnête ». Le taux de profit tombera peut-être de 70 % à 40 % :
c'est tolérable, c'est même prudent, l'oligarchie va se convaincre à
la fin que c'est habile. Pour sa part la bourgeoisie française « éclai-
rée » cherche à faire triompher ce cours au Maroc comnia elle l'a
fait en Tunisie.
.
Mais on ne négocie pas en Algérie, parce que « c'est la France ».
En réalité, on sait bien qu'il n'y a pas en Algérie d'interlocuteurs
valables, c'est-à-dire de bourgeois locaux immédiatement capables
de faire rendre les armes au maquis comme en Tunisie et de Jé-
tourner d'une nianière ou d'une autre les forces paysannes et pro-
létariennes au partage des terres. L'éclatement du M.T.LD. dans
l'été 1954 entre une fraction < collaboratrice » et une fraction
« intransigeante », le désarroi dans lequel la rupture a laissé la base
du parti, favorisant le regroupement derrière les activistes du CRUA,
enfin l'absence d'une centrale ouvrière directement contrôlée par un
parti bourgeois et la coopération des nationalistes avec les Staliniens
au sein de la C.G.T. algérienne et française, tous ces éléments reflè-
tent en effet l'originalité du mouvement algérien. Les votes successifs
et apparemment contradictoires de la Chambre sur la politique maro-
92
caine et sur la politique algérienne s'expliquent par la conscience
qu'a la bourgeoisie française de ne pouvoir en Algérie s'appuyer sur
aucune bourgeoisie locale. Il y a donc un problème algérien, qui est
celui de la vacance du pouvoir.
Ce problème est résolu dans les termes qu'on sait par le P.C.
français : « certains ne manqueront pas de prétendre qu'il n'y a
pas d'interlocuteurs valables en Algérie pour essayer de dissimuler
leur hostilité à toute négociation. Si on voulait vraiment discuter
avec le peuple algérien, il serait facile de trouver des interlocuteurs
pouvant parler valablement en son nom » (Humanité, 30 juillet 55).
Et Duclos développe la thèse que le « pénétrant' » Gilles Martinet
avait déjà élaboré dans l'Observateur : « des élections loyales ». Plus
prudent que notre progressiste, il exige toutefois des garanties préa-
lables : essentiellement l'arrêt de la répression, la libération des
détenus, la suppression des communes mixtes. Ce sont ces mêmes
conditions que posent les dirigeants du Front de Libération Nationale
et les chefs de l'Armée de Libération Nationale par la bouche de
l'interlocuteur de Barrat (Observateur, 15 sept. 55). Dans quelles
perspectives ? Celles-ci : les représentants élus négocieront avec le
gouvernement français « les liens nouveaux qui uniront l'Algérie et
la France ». Quant aux Staliniens, ils s'adressent, par la voix auto-
risée de Maurice Thorez, aux réformistes en ces termes « n'avons-
nous pas déjà manifesté notre accord pour une politique de négocia-
tion avec les peuples de l'Afrique du Nord, pour la création d'une
véritable Union Française ? ». (Humanité, 5 nov. 55).
La position des Staliniens sur la question algérienne est donc
objectivement celle d'une bourgeoisie, « très éclairée ». Pourquoi ?
D'abord parce qu'ils sont très faibles en Algérie : « une vingtaine
de permanents, appointés par le P.C. français, sans influence véri-
table sur la masse algérienne » (un chef fellagha, Observateur,
15 sept. 55), comme dans toute l'Afrique du Nord, et que le maintien
des liens avec la métropole constitue pour eux le seul espoir de proli-
férer au Maghreb. Ensuite parce qu'actuellement les possibilités de
l'impérialisme américain dans une Afrique du Nord « indépendante »
sont très supérieures à celles de la bureaucratie russe. En y maintenant
la bourgeoisie française, d'une façon ou d'une autre, le P.C.F. réserve
l'action future de l'impériaisme stalinien, dont on a déjà une préfi-
guration actuellement dans le Proche-Orient. Son soutien du F.L.N.
est donc formel, et du reste le P.C.A. est toujours resté dans l'expec-
tative sur la question des maquis. A ce sujet les colons lui ont rendu
service en l'amalgamant avec le M.T.L.D.
La question qui reste posée est celle du contenu social de l'Armée
de Libération Nationale. Le recrutement est aisé : les sans-travail.
Mais quels sont les dirigeants ? L'enquête récente menée par Delmas
dans Combat, et qui est un monument de malhonnêteté, conclut que
ce sont des bandits « nihilistes » mus du Caire par des fanatiques
religieux. Rengaine connue. On peut seulement tirer des documents
93
qu'il utilise la conclusion que les cadres fellagha sont en effet hostiles
aux deux anciennes fractions du M. T. L. D. et à toute tentative
« bourguibiste » cherchant à faire de Messali un interlocuteur valable.
Pourquoi cette hostilité ? C'est apparemment pour le remplacer dans
ce rôle, ce que confirme d'autre part l'interlocuteur de Barrat : mais
la bourgeoisie française, dont Delmas se fait ici le fidèle interprète,
n'entend pas négocier avec les chefs des maquis et leur préfère un
homme politique compréhensif, qu'elle cherche à découvrir en la per-
sonne de Messali ou de tout autre. Or, précisément il n'y a pas en
Algérie une bourgeoisie assez forte pour appuyer un Bourguiba. On
peut en conclure que la négociation ici n'est pas pour demain, même
avec tous les « Fronts Populaires » que l'on voudra dans la métropole.
L'évolution de la situation sera essentiellement déterminée par celle
des maquis : on peut demander si, en l'absence de toute conscience
prolétarienne ne se constituera pas un embryon de bureaucratie mili-
taire et politique à laquelle seront susceptibles de sa rallier les élé-
ments épars de la couche musulmane commerçante et intellectuelle.
Par ailleurs, ni au Maroc ni en Tunisie la situation n'est stabi-
lisée. Ici l'incapacité de la bourgeoisie destourienne à résoudre les
problèmes sociaux gagne à Salah ben Youssef les anciens fellagha ;
là les maquisards du Rif, soutenus par El Fassi, n'ont nullement
désarmé après le retour du sultan. Il va de soi, en effet, d'une part
que le nationalisme bourgeois est par lui-même foncièrement inca-
pable de partager les terres conformément aux espoirs des paysans
et que le concept d'indépendance se heurte ou va se heurter à la
nécessité immédiate de recourir pour l'investissement aux bons offices
de l'Amérique ou de la Russie ; et d'autre part que le mouvement
ouvrier dans les pays nord-africains, même s'il éliminait sa direction
bourgeoise ne serait cependant pas en mesure de poser à brève
échéance des objectifs socialistes. Dans de telles conditions on ne
peut que prévoir un développement des conflits, conflits entre frac-
tions privilégées que se feront l'écho des impérialismes convoiteurs :
conflits entre les nouveaux maîtres et les exploités auxquels concour-
ront tous ceux que la politique dominante ne satisfait pas.
En Afrique du Nord, comme partout ailleurs mais davantage
encore, s'impose donc une tâche de rigoureuse clarification idéolo
gique. Reconnaître la portée révolutionnaire possible d'une lutte pour
l'indépendance est nécessaire. Mais il faut savoir aussi dénoncer les
objectifs des directions nationalistes qui, sous le couvert de cette
lutte, tendent à imposer les couches dominantes autochtones comme
nouveaux exploiteurs qui, pour ce faire, s'intègreront inéluctablement
à l'un des blocs impérialistes américain ou russe. Il faut enfin com-
prendre et faire comprendre que les seules solutions, celles que n'est
prêt à réaliser aucune des partis en lutte, sont des solutions de classe
- la première de toutes étant l'appropriation directe des terres par
les paysans.
F. LABORDE
- 94 -
DISCUSSIONS
Encore sur la question du Parti
Nous publions ci-dessous une lettre du camarade Th. Maassen, da
groupe Spartacus de Hollande, qui se rapporte aux textes de Anton
Pannekoek et de P. Chaulieu publiés dans le n° 14 de cette Revue
(p. 39 à 50). Ceux parmi nous dont le camarade Th. Maassen critique
les idées dans sa lettre se sentent obligés de dire qu'ils ne se recon-
naissent pas dans les positions qu'ils leur attribue. Les lecteurs peuvent
se rapporter également aux textes sur la question du parti publiés dans
les nºs 2 et 10 de Socialisme ou Barbarie, et au texte de P. Chaulieu
a Sur le contenu du socialisme », dont la première partie a été publiée
dans notre n° 17.
Cher camarade Chaulieu
et chers camarades de. Socialisme ou Barbarie,
Je ne sais pas si vous pensez que l'on ait assez discuté sur les
différences qui existent entre la majorité de Socialisme ou Barbarie
et Spartacus. Quant à moi, je considère que la discussion est toujours
un moyen permettant d'arriver à des meilleures formules et des
vues plus profondes; c'est pourquoi je me réjouirais s'il existait aussi
chez vous le désir de poursuivre un échange de vues. Si nous ne
réussissions pas à nous rapprocher, l'histoire nous le revaudrait en
temps utile.
Camarade Chaulieu, j'ai de nouveau bien réfléchi à nos diver-
gences d'opinions, divergences qui ont aussi joué un rôle dans l'his-
toire du groupe Spartacus et je me suis posé la question de savoir
si nous les avions résolues. Les relations dans le parti deviennent de
plus en plus difficiles, et à la fin c'est une scission. L'utilité des
divergences d'opinion qui auraient dû .agir d'une façon fructueuse
se perd.
C'est le vieil esprit de parti qui soutient que sans un parti révo-
lutionnaire le prolétariat ne peut pas faire sa révolution, qu'il lui
est impossible de produire dans son propre sein, pendant la révolu-
tion, les véritables forces révolutionnaires, que c'est le parti qui
décide du moment de l'action ; c'est-à-dire qui décide à tout moment.
- 95
de l'action totale. Ceux qui ont cet espriť arrivent à se croire très
importants, à se considérer comme une force révolutionnaire par
excellence. Toute déviation du principe et du programme est contre-
révolutionnaire et en certaines circonstances, une question de vie ou
de mort.
La classe, le proletariat joue un rôle nécessaire mais subordonné.
Son activité se situe sur le terrain économique pour rendre possible
l'arrivée au pouvoir du parti. Si la classe est poussée à la lutte par
la nécessité économique, excitée par le sentiment prolétarien, guidée
par son instinct de classe, le parti est guidé par la supériorité intel-
lectuelle des chefs et leur idealisme,
Bien qu'il y ait longtemps que nous ayons abandonné le point
de vue que c'est le parti qui fait la révolution, nous n'avons pas
encore pu nous défaire entièrement de cet état d'esprit. Cela ne nous
a pas fait de bien. Nous avons perdu des camarades qui auraient
pu faire du bon travail dans notre groupe. Or, je crois que c'est
aussi une de nos tâches de créer entre nous un esprit qui reconnaisse
que les échanges d'idées sont indispensables et fructueux, et c'est aussi
pour cela que je reviens à notre différend sur la question du parti.
Camarade Chaulieu, et vous autres camarades de Sosialisme ou
Barbarie, c'est donc votre opinion que lorsque la classe ouvrière
en révolution, organisée dans ses conseils, n'est pas en mesure d'exé-
cuter le coup décisif, c'est-à-dire la conquête de l'état, cela doit se
faire par le parti révolutionnaire, afin qu'un autre parti, par exemple
celui des staliniens, ne le fasse pas. Le schéma est simple et sans
doute suggéré par une certaine figuration du processus de la révo-
lution prolétarienne, différente de la nôtre.
Ce qui doit être bien considéré ici, c'est que le parti révolution-
naire quant à son organisation, sa discipline et sa tactique doit dès le
début être formé en fonction de la possibilité d'être forcé de saisir
le pouvoir, de sorte qu'à cet égard il ne se distingue pas d'un parti.
ordinaire, par exemple des staliniens.
Cependant, il ne s'agit pas d'une possibilité, mais d'une certi-
tude. En effet il y aura toujours un parti qui voudra saisir le
pouvoir, et étant donné que les conseils ouvriers ne seront jamais en
mesure de conquérir l'état, la thèse « le parti doit saisir le pouvoir
dans certaines circonstanes » revient dans la pratique à dire « le parti
doit saisir le pouvoir à tout prix ».
Mais on demandera : pourquoi les conseils ne seront-ils jamais
en mesure de saisir le pouvoir, de conquérir l'état ? Parce que le
pouvoir d'état exclut le pouvoir des conseils, et réciproquement.
Tout pouvoir d'état est organisé à partir d'un point central de haut
en bas. Le pouvoir des conseils est organisé de bas en haut et c'est
ce qui fait que ces deux principes sont irréconciliables. Les conseils
peuvent vaincre l'état, ils ne peuvent le conquérir.
96
Cette conception implique un tout autre schéma du processus
de la révolution que le schéma des camarades du groupe Socialisme
ou Barbarie.
Pour mieux faire apparaître les différences, je pose les questions
suivantes :
1° Combien de temps nous figurons-nous qu'un tel trocessus
durera ?
2° Quel est essentiellement ce processus ?
3° Ce processus suivra-t-il régulièrement ou non son cours ?
Je crois qu'à cette dernière question nous pouvons répondre qu'une
évolution régulière est exclue, puisque ce processus est un processus
de lutte continuelle, la lutte entre les conseils et l'état. L'état se
présentera de nouveau chaque fois sous une forme quelconque, soit
comme un parti, soit même comme une organisation qui s'appelle
conseils ouvriers. Il est inconcevable qu'on puisse faire disparaître
l'état d'un seul coup par un effort violent. Comment cet état ou semi-
état s'appellera-t-il, cela n'est pas important. Il aura un nom selon
qu'il repréesntera les pouvoirs qui d'un point central voudront et
devront régner, seulement de haut en bas. Si le proletariat ne peut
pas d'un seul coup devenir le maître de l'état, le dominer, ce n'est
pas seulement à cause de l'inexpérience et de la faiblesse des conseils
et de leur parti. Il se peut que l'ancienne bureaucratie sabote cet état.
En un tel cas, les saboteurs doivent être forcés de continuer leurs
fonctions, car le nouveau système des conseils qui est établi de bas
en haut n'est pas encore en mesure de régler et de dominer. tout sur
le même principe. En cela bien des désaccords et des luttes auront
lieu au sein des conseils.
Nous ne pouvons pas oublier que le parti stalinien à lui seul
voudra s'emparer du pouvoir. C'est ce que voudront aussi les diffé-
rents partis qui existeront avant la révolution ou qui se formeront
pendant la révolution. Les staliniens voudront saisir le pouvoir pour
les buts impérialistes de la Russie. D'autres pour faire un système
d'état communiste, d'autres encore, parmi lesquels Socialisme ou Bar-
barie, qui veulent saisir le pouvoir temporairement pour le céder aux
conseils ouvriers.
Limitons - nous à Socialisme ou Barbarie. Il s'est emparé du
pouvoir, a soumis les autres partis, vaincu la résistance de la bureau-
cratie, et imposé les modes d'action et d'organisation aux ouvriers (1)
voir la p. 48 du n° 14 de Socialisme ou Barbarie ---, le tout par
la force armée, c'est-à-dire grâce à une force militaire parce que cette
force est conduite d'en haut. Bref, Socialisme ou Barbarie a conquis
l'état. Socialisme ou Barbarie c'est l'Etat.
(1) On peut se demander ce que la classe doit faire et aussi qui a
appris aux ouvriers de Russie à former des conseils ou le leur a imposé.
97
Et maintenant Socialisme ou Barbarie attend... que les conseils
soient assez forts; ensuite l'Etat, c'est-à-dire Socialisme ou Barbarie
se dissout. Pourquoi ? Pour le grand idéal. Le parti se dissout ou
donne le pouvoir aux conseils à cause de considérations idéologiques.
Le parti qui s'est développé par des luttes violentes contre d'autres
parts dans le but élevé de sauver la société, de terrasser ses ennemis
et de les supprimer (de même que les conseils) renonce au pouvoir
ou se dissout. Quelle illusion !
On oublie qu’un parti a une vie propre, qu'il se développe selon
ses propres lois. Cette vie, il la défendra à tout prix contre n'importe
qui, contre la classe prolétarienne, contre les conseils. Cette vie n'est
pas déterminée par les belles intentions que les fondateurs du parti
ont conçues, mais bel et bien par les rapports sociaux et les condi-
tions de la lutte dans lesquels il se trouve. Cela, c'est du marxisme,
camarades de Socialisme ou Barbarie. La conception de dissoudre
un parti au profit d'une idée préconçue c'est de l'idéalisme. On
trouve cet idéalisme aussi chez l'arnarchiste Bakounine qui, en 1871,
voulut établir sa distature à Lyon pour... quelque temps et pour
les mêmes raisons que Socialisme ou Barbarie, c'est-à-dire parce que
la classe ouvrière n'est pas encore assez forte.
Camarade Chaulieu, vous devez être étonné si je vous affirme
Et cela prouverait que vous ne comprenez pas notre conception de
la lutte que nous à Spartacus, nous sommes entièrement d'accord
avec le passage qui suit (2):
« Pour clore ces quelques réflexions, je ne pense pas non plus
qu'on puisse dire que dans la période actuelle et d'ici la révolution)
la tâche d'un groupe d'avant-garde soit une tâche « théorique ».
Je crois que cette tâche est aussi et surtout une tâche de lutte et
d'organisation. Car la lutte de classe est permanente, à travers ses
hauts et ses bas, et la maturation idéologique de la classe ouvrière
se fait à travers cette lutte. Or, le prolétariat et ses luttes sont actuel-
lement dominés par les organisations (syndicats et partis) bureau-
cratiques, ce qui a comme résultat de rendre les luttes impossibles,
de les dévier de leur but de classe ou de les conduire à la défaite.
Une organisation d'avant-garde ne peut pas assister indifférente à ce
spectacle, ni se borner à apparaître comme l'oiseau de Minerve à la
tombée de la nuit, laissant choir de son bec des tracts expliquant
aux ouvriers les raisons de leur défaite. Elle doit être capable d'inter-
(2) Cependant nous ne devons pas oublier que notre conception de
l'avant-garde est tout autre que celle de Socialisme ou Barbarie ; selon
celui-ci, l'avant-garde est un avant-poste de Socialisme ou Barbarie. Selon
Spartacus, l'avant-garde est une partie de la classe militaire, se composant
des ouvriers les plus militants de toutes les directions politiques. La tolé
rance de toutes les opinions assure leur unité. La règle est la liberté de
parole. Les ouvriers appliquent ce principe dans leurs « wild-cat strikes ».
* La grève, c'est une révolution en petit. » (Rosa Luxembourg).
- 98
venir dans ces luttes, combattre l'influence des organisations bureau-
cratiques, proposer aux ouvriers des modes d'action et d'organi-
sation » (3).
Mais... cette tâche de l'avant-garde et du parti ne doit pas être
une tâche différente de celle de la classe. Ils doivent remplir leur
tâche dans la classe et avec la classe, comme une partie inséparable
de la classe et non pas séparée ou bien en dehors ou même contre la
classe (voir : « elle doit même parfois être capable de les imposer »).
La classe ouvrière ne peut acquérir les capacités nécessaires que
par une lutte dans laquelle elle s'empare de plus en plus du pouvoir
social. Tout ce qu'on fait pour la classe ouvrière tue l'initiative de
celle-ci.
L'opposition qu'elle rencontre est justement nécessaire pour la
mettre à la hauteur de sa tâche. C'est la dialectique du processus.
Le parti doit être une force de la classe. Sa tâche est de convaincre
les ouvriers de faire tout eux-mêmes, de garder toute action dans
leurs propres mains, de refuser toute direction ou l'intervention active
d'un parti quelconque, ce qui romprait d'ailleurs leur unité.
Le processus n'est pas une affaire de quelques années. Peut-être
à travers des hauts et des bas durera-t-il un siècle avant que l'état
ne soit mort. La classe peut bien en un jour annihiler une certaine
forme d'état mais elle ne peut en un jour annihiler tout l'état.
Ce dernier continuera à jouer longtemps un rôle sous la direc-
tion de différentes organisations.
Socialisme ou Barbarie doit prendre garde de ne pas être parmi
ces dernières, car il serait inévitablement en opposition avec le pro-
Jétariat militant.
Camarades de Socialisme oui Barbarie, votre réponse nous sera
agréable.
Théo MAASSEN.
(3) Ce passage est extrait de la réponse de Chaulieu à Pannekoek ; v.
le 'No 14 de cette Revue, p. 48. (N.D.L.R.).
- 99
NOTES
.
Les élections françaises
Les buts de la mancuvre de la « majorité sortante » et de son homme à
tout faire Edgar Faure, en dissolvant l'Assemblée et en décrétant des élections
pour le 2 janvier avec la même loi électorale tant décriée, étaient clairs :
empêcher l'aile « novatrice » des politiciens bourgeois conduite par Mendes
de développer sa propagande, et minimiser ainsi ses pertes inévitables de
voix, d'un côté ; être la seule à pouvoir utiliser la tricherie des apparente-
ments la constitution de listes « Front Populaire » étant exclue, et celle
de listes « Front Républicain » à la fois difficile et très peu rentable et
transformer ainsi une minorité de voix en une majorité parlementaire
oomme en 1951, de l'autre.
Le calcul n'était pas faux, et il faut dire que le faurisme a tiré le meilleur
parti de la situation. Avoir perdu l'Indochine et tout fait pour perdre
l'Afrique du Nord, avoir contribué à rétablir l'Allemagne comme bientôt le
« Troisième Grand » du bloc occidental au détriment de l'impérialisme fran-
çais, avoir laissé un déficit budgétaire de mille milliards, le pays sans
logements, les betteraviers et les bouilleurs de cru intacts, et recevoir en
échange 200 sièges de députés au lieu de 300 cordelettes, c'est un succès
incontestable. Mais il y a des faits contre lesquels toutes les astuces d'un
avocat ne peuvent rien. Quatre cent mille voix déplacées vers Mendès ne
pouvaient guère changer la constellation parlementaire ; mais les deux mil-
lions quatre cent mille moix que réunit Poujade provenant essentielle-
ment d'une nouvelle cristallisation de la droite antiparlementaire qui s'était
en 1951 rassemblée autour de de Gaulle enlevèrent à Faure-Pinay plus de
cinquante députés et la possibilité de « gouverner » pour une ou deux
années.
Quelle est la portée de ces élections ? Aussi limité et superficiel que soit
le plan électoral, la signification des résultats du vote du 2 janvier n'est
pas négligeable. Ils traduisent le croupissement de la politique bourgeoise
française, ses contradictions et son incohérence, son incapacité de répondre
dans le cadre du fonctionnement normal du parlementarisme aux problèmes
vitaux que posent au capitalisme français ses rapports avec le prolétariat, le
développement de son économie, la crise de son empire colonial, son éviction
progressive en tant que grande puissance sur le plan international. Ils y
ajoutent même ; l'apparition de cinquante députés poujadistes augmente le
morcellement de la représentation politique de la bourgeoisie et l'acuité de
ses conflits internes, même si ceux-ci doivent à la fin se laisser absorber,
comme il est probable, par le système. Comme précédemment, le capitalisme
français reste ingouvernable.
Le sort du mendésisme est tout à fait instructif à cet égard. Ayant
gouverné pendant huit mois, pris des initiative « spectaculaires » en Indo-
shine, puis en Tunisie, disposant d'un vieux parti et d'un journal neuf, porté
aux nues par les uns, présenté comme le diable par les autres, entouré de
François Mauriac, Albert Camus et Jacqueline Joubert, Mendès-France réu-
:
100
-
nissait en apparence les conditions requises pour polariser l'opinion petite
bourgeoise et créer un fort courant de « rénovation ». Il n'en & rien été.
Vu l'accroissement considérable du nombre des votants
presque deux
millions l'augmentation en pourcentage des voix radicales signifie un
déplacement net de voix vers. ce parti de moins de 400.000. Moins de deux
pour cent du corps électoral en plus des traditionnels votants radicaux
sont venus à la Jeanne d'Arc de M. Mauriac. Il est vrai que ses alliés socia-
listés ont connu une augmentation non négligeable de leurs voix, et il y
a eu des électeurs qui, en votant socialiste, ont voulu voter Mendès ; mais
l'essentiel des nouvelles voix de la S.F.I.o. représente sans doute possible
un certain regain d'influence de ce parti parmi les milieux ouvriers et
employés ; le vote de Nantes ne laisse pas de doute à cet égard. En revan-
che, la caution Mendès n'a pas empêché l'effritement de l'U.D.S.R. et encore
moins les R.P.F. « de gauche » de connaître une débâcle aussi spectaculaire
que leur raz-de-marée de 1947-1951.
Ce qui est d'ailleurs encore plus caractéristique, c'est qu'en dehors des
députés S.F.I.O., la moitié des élus « mendésistes » ne le sont que de nom ;
l'élection du Président de l'Assemblée a montré que pour une bonne part ils
branlent déjà dans le manche. (1) Nous mentionnons ce fait non seulement
parce qu'il profile d'avance le destin du mendesisme dans la nouvelle Assem-
blée, mais parce qu'il en indique la limite fondamentale et définitive. L'univers
politique moderne est un univers de partis, au sens fort du terme. Mendès n'a
pas de parti et ne pourra pas en avoir. Le radical-socialisme n'est pas un
parti, mais une machine électorale ; en essayant de s'en emparer plus complè-
tement, Mendès pourra peut-être l'abîmer, il ne pourra pas en faire autre
chose.
Si on parle « novateurs », le vrai vainqueur des élections n'est pas Mendès,
c'est incontestablement Poujade. L'article de Claude Montal, qu'on lira plus
loin, dégage la signification et les limites de son succès. Mais on ne peut .
manquer d'être frappé par les chiffres : face aux quatre cent mille voix
qu'ont pu déplacer Mendès-France et son état-major, les deux millions et
demis réunis par un ramassis de forts en gueule et d'anciens collaborateurs
donnent la mesure de la décomposition de la politique bourgeoise française.
Pourtant, par les bizarreries de l'arithmétique parlementaire, c'est préci-
sément le succès de Poujade, qui, enlevant à la majorité sortante une cin-
quantaine de sièges, va permettre au « Front Républicain » d'accéder au
gouvernement en attendant que la moitié des mendésistes basculent eti que
Pinay découvre que rien de fondamental ne le sépare de Poujade. La majorité
de droite, dont l'Assemblée est grosse, aura besoin d'un certain temps pour
se dégager ; à défaut d'événements critiques extérieurs au Parlement elle
n'en est pas moins la plus probable à terme.
En effet, ni les litanies de France-Observateur, ni la campagne bizarre-
ment tiède du P.C. en faveur du Front Populaire ne peuvent empêcher que
celui-ci soit inconcevable dans les circonstances présentes. Ce n'est pas la
politique intérieure qui est à cet égard l'obstacle insurmontable ; les stali-
niens peuvent et savent, sans abandonner la poursuite de leur objectif final
s'emparer de l'appareil de l'Etat pratiquer pendant une période
donnée une politique d'alliance et de compromis. S'agissant de salaires, ils
pourraient très bien se rabattre sur une augmentation de 3 % après avoir
demandé 10 % ; quant à l'Algérie, leur position, « négociation avec les repré-
sentants qualifiés du peuple algérien », a peut-être d'autres mérites, certes
(1) M. Le Troquer a été élu au troisième tour par 280 voix, dont 145 communistes
et vraisemblablement 90 à 95 socialistes ; il a eu donc 40 à 45 suffrages radicaux,
sur 100 députés autres que socialistes revendiqués par le « Front Républicain (58 radi-
caux, 19. U.D.S.R. et R.D.A., 21 U.R.A.S.). Compte tenu d'une vingtaine de députés
absents ou total, il y a eu donc au moins une bonne quarantaine de radicaux, U.D.S.R.
et U.R.A.S. qui ont voté pour le candidat M.R.P.!
101
pas celui d'une originalité irréductible : M. Soustelle lui-même la partage
depuis un bout de temps. Non, c'est sur le plan international qu'on trouve
les facteurs excluant l'entrée du P.C. dans le gouvernement; c'est
qu'elle est incompatible avec l'intégration de la France dans le bloc atlan-
tique américain. Voit-on un ministre stalinien prenant part aux délibérations
de l'O.T.A.N. ?
Certes, les choses seraient différentes si une très forte poussée ouvrière
forçait la bourgeoisie à chercher à tout prix un écran protecteur. Mais dans
ce cas, une foule d'autres facteurs seraient également transformés, aussi
bien quant à l'attitude du P.C. qu'à celle des masses.
Pour l'instant, le P.C. manque désespérément de politique. Il se rabat
dans sa propagande sur le « Front Populaire », essayant de faire miroiter
les « conquêtes de 1936 » aux yeux des travailleurs, mais heureux en même
temps que ce Front ne soit pas réalisable. Sa position n'est pas facile ; sa
ligne lui fait une obligation de soutenir un cabinet socialiste-radical, tout
au moins au départ. Pourtant, ce soutien n'est pas sans répercussions sur sa
propre base ; soutenu ou non par les staliniens, un tel cabinet ne modifiera
en rien la situation des travailleurs, et à qui pourra-t-on faire croire que
trois ou quatre portefeuilles communistes changeraient tout ? Certaines
catégories d'ouvriers peuvent encore être pour le « Front Populaire », dans la
mesure où ils lui associent l'espoir d'un changement radical. Mais dès l'élec-
tion de Le Trocquer à la Présidence de l'Assemblée, des ouvriers staliniens
chez Renault exprimaient leur dégoût des mancuvres parlementaires à quoi
se réduisait toute la politique « Front Populaire ».
Le parti stalinien ne pourra donc rien faire de mieux que de soutenir
pendant un certain temps un gouvernement « Front Républicain » et de
trouver le moment venu un point de rupture, le plus rentable possible.
Il est probable que l'entrée des staliniens dans la majorité n'empêchera
pas les M.R.P. de voter l'investiture de Guy Mollet ou d'un autre candidat
du même genre. La vie d'un tel cabinet n'en sera pas moins extrêmement
précaire. Sur le plan économique, il est vrai qu'il pourra pendant un certain
temps se permettre de ne rien faire ; mais les problèmes se posent d'ores
et déjà. Le déficit budgétaire est énorme, la situation en Algérie exige un
nouvel accroissement des dépenses militaires, l'agitation antifiscale qui vient
de recevoir sa consécration parlementaire avec l'entrée des poujadistes à la
Chambre rend plus que difficile une augmentation des impôts, les revendica-
tions de salaires ne sont pas faciles à écarter purement et simplement le
lendemain de la débauche démagogique électorale, le patronat n'est évidem-
ment-pas disposé à laisser toucher à ses marges de profit, l'équilibre des
comptes extérieurs, extrêmement précaire, serait détruit par une hausse
même modérée des prix. Il est caractéristique que Mendès-France, le seul
parmi les politiciens à avoir une idée du fonctionnement de l'économie, se
soit déjà dérobé à l'offre du Ministère des Finances ; il est vrai que cela
lui évite d'avoir à dévoiler son « programme » économique et encore plus A
l'appliquer.
Si toutefois il est concevable que certains replâtrages permettent au gou-
vernement d'ajourner la solution des problèmes économiques, il n'en va pas
de même en Afrique du Nord. L'article de F. Laborde, publié dans ce Numéro,
montre pourquoi la crise algérienne n'est pas destinée à une solution rapide.
Il faut ajouter que la récente aggravation de la lutte entre les tendances
Bourguiba et Salah Ben Youssef en Tunisie et les poursuites commencées
contre celui-ci fin janvier indiquent le peu de consistance du « règlement »
tunisien, laissent présager des difficultés à trouver une solution au Maroc
et ne permettent de prévoir en Algérie que la continuation des opérations
militaires. Sans orientation, sans moyens véritables d'action et sans majorité
sur la question algérienne, le prochain gouvernement ne pourra que la
laisser pourrir en attendant sa chute.
Pierre CHAULIEU.
102
Le poujadisme
Avec 2.600.000 voix et 52 députés, Poujade a bouleversé les prévisions
électorales. Les techniciens lui octroyaient hier quelques centaines de milliers
de voix tout en doutant qu'il puisse souvent dépasser le quotient électoral
et donc obtenir plus de cinq ou six députés. Aujourd'hui, près de cent journa
listes se pressent à sa conférence de presse ; à l'étranger des organisations
se créent à l'image de la sienne ; en France on convient généralement qu'il
est le grand triomphateur du 2 janvier, l'inconnue de demain et, tandis qu'à
droite on cherche soit à s'agglomérer autour de lui soit à le neutraliser
par une habile collaboration, à gauche on se préoccupe de le présenter comme
le nouveau fascisme. Bien qu'il soit impossible de prévoir dès maintenant son
évolution et dans doute oiseux de chercher à lui accoler une définition, on
dispose cependant de données suffisantes pour en apprécier le sens dans le
cadre du régime et en limiter la portée. Force réelle, le Poujadisme est
certes à aborder avec sérieux. Deux millions et demie de personnes ne se
sont pas rencontrées par hasard dans un jour de mauvaise humeur collec-
tive pour soutenir la hargne d'un papetier. A nous donc de le comprendre
comme phénomène social. Quant à dire qu'il est une force neuve et, qui plus
est, susceptible d'un développemen considérable on ne le peut sur la seule
base de son succès ; ce n'est pas les millions de voix qu'il a captés dans une
conjoncture particulière qui suffisent à le définir comme une force sociale
stable, répondant à un besoin profond de la situation économique et suscep
tible, en ce sens, de jouer un rôle déterminant.
Rappelons d'abord les caractéristiques du vote poujadiste. Le mouvement
a obtenu ses principaux succès dans le Massif Central et le Sud-Est d'une
part (remportant par exemple 23 % des voix dans l'Aveyron et 27 % dans le
Vaucluse), dans le Centre Ouest jusqu'à la Charente-Maritime d'autre part
entraînant 10 à 20 % du corps électoral ; enfin il a marquée une poussée
dans deux centres urbains, la région parisienne et la région lilloise. Dans ces
deux derniers cas il semble qu'il ait bénéficié presque exclusivement d'une
ancienne clientèle R.P.F. Dans le premier en revanche, il est sûr qu'il a
capté et des voix de droite et des voix de gauche (socialistes surtout mais
aussi communistes) puisqu'en 1951 le Massif Central et le Sud-Est n'avaient
donné qu'un nombre de voix peu élevé au R.P.F. Toutefois l'important n'est
pas de disserter sur l'ascendance politique du poujadisme, mais de repérer
les couches sociales qui lui donnent vie. Or sur ce point aucune hésitation
n'est permise et aucun mouvement politique n'a été jusqu'à ce jour aussi
transparent. L'immense majorité des poujadistes est composée de commer-.
çants auxquels s'adjoignent des artisans et des cultivateurs. Et il est remar-
quable que ces couches se sont d'abord rassemblées dans le Massif Central
et se sont rapidement cristallisées dans le Centre-Ouest, soit dans les régions
les plus arriérées de France, où la dépopulation est sensible, où le rendement
à l'hectare est des plus bas. A l'opposé, dans le Nord et le Nord-Est, où
l'essor industriel est le plus vit, le poujadisme a été totalement inefficace.
En ceci le poujadisme reflète clairement les traits les plus archaïques
de l'économie française. D'une part il est lié au petit commerce, à l'artisanat,
103
à la culture secteurs qui occupent une place démesurée en France paro.
qu'ils ont été artificiellement protégés par la bourgeoisie pour des motifs de
stratégie politique et sociale (quel meilleur garant de stabilité pour la droite
et le radical-socialisme entre les deux guerres ? Et quel meilleur écran entro
le gros capitalisme et la classe ouvrière ?) et pour des raisons « objectives »
d'incapacité de gestion (le placement dans les valeurs étrangères, prédomi-
nant jusqu'à 1939, s'avérant à court terme plus attrayant que l'investisse-
ment productif mais ruineux à la longue). D'autre part, l'U.D.C.A. prolifère
dans les régions dévitalisées, soit chaque fois que ces couches archaïques
ne sont pas intégrées dans un cadre économiquement solide. Est-ce à dire
que le Poujadisme n'a pas aggloméré autour de lui les éléments les plus
agressifs de l'extrême droite ? Il est tout au contraire cer que d'ex-mill-
ciens, des débris d'anciennes ligues fascistes, des anciens combattants « pro-
fessionnels » d'Indochine ont pu soutenir l'U.D.C.A. notamment à Paris (un
inventaire de la clientèle du commissaire Dides ne laisserait aucun douto
sur ce point). Au surplus, l'attitude de journaux tels que Rivarol est sans
équivoque et le caractère de Fraternité française, composé par d'anciens
vichystes ou doriotistes montre assez que Poujade fait momentanément figure
d'espoir pour l'extrême droite. On n'en saurait pour autant surestimer 14m-
portance du mouvement. En premier lieu il convient de remarquer que la
présence de partis ou de groupements d'extrême droite, nationalistes, anti-
parlementaires, colonialistes, et prônant la dictature est une constante dans
la politique française. La défaite du fascisme, la dynamique particulière du
Gaullisme lié à la Résistance et à des couches sociales hétérogènes ont em-
pêché longtemps cette extrême droite de reconquérir une expression autonome.
En la retrouvant, elle ne fait que reprendre une place dont le vide serait
incompréhensible. Cette place demeure mineure, au moins pour l'instant.
Obnubilé par la résurrection de l'extrême droite on 'oublie de remarquer
qu'elle est limitée, assez étroitement localisée, et pas nécessairement liée
à l'essor du poujadisme. A Marseille, fief doriotiste, le poujadisme a remporté
moins de 40.000 voix et ceci malgré l'agitation viticole toute proche. Au
demeurant, là n'est pas l'essentiel : le mouvement poujadiste en tant que
tel, il faut y insister, est né sur la base d'une agitation corporative, anti-
fiscale et s'il a fait vite usage de thèmes politiques d'extrême droite, il n'a
jamais perdu son caractère primitif. Il s'est voulu et continue de se vouloir
nous y reviendrons l'expression de revendications corporatistes. Quels
que soient les oripeaux idéologiques dont il faut bien qu'il s'affuble, il est
d'abord la politique du « zinc », la défense du petit vol (fraude fiscale),
revendication de la betterave à disposer d'elle-même. A cet égard, c'est un
phénomène incontestablement original. Car pour la première fois sans doute,
on voit un mouvement qui commence par se présenter tel qu'il est réelle-
ment, où la dissimulation idéologique demeure accessoire, et qui choisit
ses représentants dans ses propres rangs (47 sur 52 des députés poujadistes
sont commerçants ou artisans). La frénésie mystique des classes moyennes,
qui, la main sur le tiroir-caisse, suivaient d'un vil fasciné les évolutions
d'un général victorieux a fait place à la considération « sordide » des intérêts
immédiats. Plus de noble médiation entre le boutiġuier et son livre de
comptes. Nul doute que le général, le journaliste et les traditionnels « pro-
fessionnels » de l'anti-parlementarisme n'y trouvent pas leur compte exact.
la
De bons esprits, il est vrai, expliquent aussitôt que nous assistons sans
nous en apercevoir à la genèse d'un nouveau fascisme. Ne voit-on pas sous
le déguisement du papetier poindre la défroque du peintre en bâtiment. Et
de recenser tous les thèmes qu'une bonne mémoire historique a, une fois
pour toutes, catalogués : paupérisation des classes moyennes, nationalisme,
impérialisme, anti-sémitisme, etc... On convient seulement que la conjoncture
économique n'est pas propice au fascisme, tout en ajoutant qu'elle pourrait
je devenir. La comparaison est assez tentante et assez erronée pour qu'on s'y
104
arrête un moment. De fait, ou l'on appelle fascisme tout mouvement qui aspire
a une dictature ou y conduit et l'on ne sait pas ce qu'on dit : à quoi bon nous
parler de la paupérisation des classes moyennes pour nous expliquer la vogue
du général Boulanger, puisqu'elles vivaient alors leur belle époque, ou l'avène-
ment de Franco puisqu'en Espagne elles existaient à peine. Ou bien l'on
prétend définir strictement le fascisme sur les exemples allemand et italien
et alors la différence qui le sépare du poujadisme saute aux yeux. C'est en
effet ne rien dire que de se référer à la situation économique pour la traiter
aussi superficiellement. Sans la conjoncture économique d'après-guerre il n'y
aurait eu ni nazisme ni fascisme. Faut-il donc rappeler en un mot l'effondre-
ment de l'économie allemande qui au lendemain de la guerre s'est concrétisé
par un recul brutal de la production industrielle et agricole, par un chômage
massif, par une chute verticale de la monnaie qui a ruiné le petit commerce
et annihilé les petits rentiers. Faut-il rappeler qu'après une période de
reconstruction de l'infra-structure industrielle, une nouvelle crise mondiale a
enrayé les exportations allemandes en 1939 et appauvrit avec une nouvelle
souveraineté la paysannerie, que la crise industriella a jeté dans la rue un
nombre croissant de chômeurs, plus d'un million en 1929, plus de 5 millions
en 1932 (le nombre des chômeurs partiels dépassant 12 millions). Que la
masse des sans-travail, et tout particulièrement des jeunes, les couches effecti-
vement paupérisées de la petite bourgeoisie ont été ensemble le terrain sur
lequel a proliféré l'hitlerisme ; que seule cette situation exceptionnelle permet
d'expliquer qu'il ait pu se présenter comme un phénomène social total, répon-
dant dans tous les secteurs à la fois à un besoin.
L'économie française en revanche est en expansion depuis la libération.
Si celle-ci peut-être jugée lente relativement à celle des autres grandes puis-
sances, elle n'en est pas moins continue sinon régulière. Le nombre des chô-
meurs ne dépasse guère deux ou trois cent mille. Il n'y a pas de menace
immédiate qui pèse ni sur l'économie française ni sur l'économie mondiale.
Au contraire, l'année 1956 paraît devoir être celle d'une production-record
aux Etats-Unis. S'il est juste de parler d'une paupérisation des classes
moyennes en France c'est donc en un tout autre sens que ne l'imposait la
situation allemande de la première après-guerre. Il n'y a eu aucun boulever-
sement qui ait brutalement réduit le niveau de vie des commerçants ou des
artisans français. La vérité est plutôt que cet appauvrissement s'est
étendu sur une très longue période, qu'il tient à la subsistance anachronique
nous l'avons dit, de couches sociales qui auraient dû être peu à peu intégrées
dans la production. Encore faut-il préciser : pour une couche de tous petits
commerçants ou de paysans travaillant dans des régions défavorisées qui
voient leur situation menacée, la plus grande part de la population commer-
çante et agricole continue à jouir d'un niveau de vie supérieur à celui de
l'ouvrier et de l'employé des villes. Hurlant contre toute réduction de ses
bénéfices, obstinément opposée à toute politique de développement qui mena-
cerait ses privilèges et à longue échéance exigerait une redistribution profes-
sionnelle et sociale de la population, elle se cramponne au drapeau bettera-
vier, d'autant plus justifiée dans ses revendications que sa position est
inscrite dans des siècles d'histoire... (A sa manière, Poujade invoquant les
glorieux ancêtres et la continuité de la France a raison). La petite récession
de 1952-53 a pu aider à cristalliser le mouvement dans les régions parti-
culièrement frappées, elle ne rend pas compte de son relatif succès à une
échelle beaucoup plus large en 1956, période de haute conjoncture écono
mique.
A lui seul le cadre économique suffit donc à distinguer radicalement
le poujadisme du fascisme. Mais il vaut la peine de se venir des traits
idéologiques de ce dernier qui lui ont donné d'emblée sa vraie nature. Ces
traits se sont constitués dès l'origine, et, en ce sens, il est artificiel de pré-
tendre que Poujade les acquerra peu à peu. Si pauvre, si rudimentaire
que fut l'idéologie d'Hitler, elle avait un caractère complet, elle fournissait
- 105
une réponse à l'attente sociale. Dès 1920, dès l'avènement du national-
socialisme les grands traits de la doctrine étaient fixés : grandeur de l'Etat,
lutte contre capitalisme international judéo-plautocratique, résurrection
de la grande industrie allemande, travail pour tous, éviction des juifs de la
production, glorification de la race allemande. Poujade ne fait, nous le
répétons, depuis deux ans, qu'agglomérer autour de la lutte contre la fisca-
lités, les traditionnels slogans de la racaille d'extrême-droite, sans souci de les
élaborer et de les systématiser. Encore est-il remarquable de constater que
notre papetier perçoit tous les périls d'une politisation qui mettrait son mouve-
ment sous la coupe des professionnels des ligues ; il est conscient que ses
troupes prêtes à mettre à sac le ministère des Finances n'auraient pas le goût
de remonter de la rue de Rivoli à la Concorde. Ainsi le voit-on se dérober depuis
les élections chaque fois qu'on le met en demeure de prendre une position
publique d'anti-parlementarisme, d'anti-sémitisme, ou même de colonialisme.
Il flétrit les « abandons » de la France Outre-mer, c'est bien le moins. Mais
la résolution qu'il fait adopter par le Congrès de l'U.D.C.A. est prudente dans
la forme. A ses conférences de presse il affirme que ses députés sont prêts
à collaborer docilement dans une majorité, pourvu qu'on leur accorde satis-
faction sur l'impôt. Il jure devant les journalistes étrangers qu'il n'y a pas
trace en lui de racisme ou d'anti-sémitisme. Ne ment-il pas à chaque fois ?
Assurément il ment. Mais c'est qu'il a d'excellents motifs de mentir : il a
l'expérience des disputes de bistro et sait qu'il vaut mieux se taire ou faire
diversion quand, mis en demeure de répéter tout haut la canaillerie qu'on a dit
tout bas, on n'a pas la salle absolument pour soi. La bonne salle des commer-
çants français se secoue certes de rire quand Dupont vocifère contre Isaac
Mendès, elle n'en oublie pas ses intérêts... Il a fallu connaître les limites de la
misère et du désespoir pour qu'une telle couche sociale puisse transformer
comme en Allemagne ses mesquineries, ses jalousies, ses rancours quotidien.
nes en une métaphysique historique. Métaphysique morte et dont les secrets
ne seront jamais accessibles à l'aile marchante des détaillants de IV Répu-
blique, les bistros. Au reste, s'il est vrai que les passions des foules se reflètent
sur le visage de leur leader, regardons Poujade : la brutalité, la grossièreté,
l'astuce, nous connaissons ces traits à 100.000 exemplaires et le rire gras, la
plaisanterie cynique qui les accompagnent. En vain l'on chercherait la véhé-
mence pathétique, les transes, les prodiges, le délire inventif qui sont l'indice
certain du héros mythique et des tragédies réelles par lui incarnées. Bonni-
menteur de foire, Poujade n'a pas les pouvoirs du sorcier nazi : aux échos du
magique « Deutchland über alles » il ne saura jamais répondre que par un
très profane « passez la galette ».
Nous n'en concluons pas que le poujadisme est négligeable, encore moins
dépourvu de signification. Que l'histoire de la bourgeoisie francaise rabatte
son vol si près du sol et jusqu'à suivre les rigoles où s'entassent les ordures
ménagères est tout au contraire plein d'enseignement. Comme nous y avons
insisté, à plusieurs reprises dans cette Revue, la bourgeoisie francaise est
l'une des moins conscientes, l'une des moins disciplinées du monde, l'une
des moins capables de sacrifier l'intérêt immédiat d'une couche particulière
à ses intérêts de classe dirigeante. (La guerre d'Indochine nous en a fourni
une frappante illustration comme tout récemment la politique marocaine). La
voici depuis des années face à des difficultés qui la dépassent : garder une
place de premier rang dans le bloc occidental et appliquer un programme
d'armement coûteux, définir de nouvelles relations avec ses colonies qui
s'émancipent l'une après l'autre, pallier, une crise du logement qu'accen-
tue encore la croissance de la natalité depuis la guerre, maintenir la paix
sociale en donnant des miettes au proletariat, et en lui garantissant ses
conquêtes antérieures (sécurité sociale). Ces difficultés ne seraient solubles
que si la France redevenait une puissance industrielle de premier plan (l'in-
dépendance des colonies n'offrirait pas le même péril si elle ne signifiait
106
pas la perte de marchés réservés au profit de concurrents mieux outillés).
Insolubles, elles sont cependant inévitables : ni à l'intérieur ni à l'extérieur
une politique de force n'est applicable. Notre bourgeoisie ne peut donc se
mouvoir que dans l'entre-deux, pratiquer un empirisme aussi longtemps que
possible efficace : et elle est favorisée par la conjoncture économique mon-
diale. Mais tandis qu'une petite partie de ses représentants a une conscience
aiguë des tâches à accomplir ou plus exactement des replâtrages à effectuer
au jour le jour, la majorité multiplie les expédients pour éviter les sacrifices.
Entre ces deux tendances il n'y a qu'une différence de degré (non de nature) :
elle est cependant d'importance et explique la naissance du poujadisme.
Quels que soient sa volonté d'immobilisme, ses rêves de grandeur coloniale,
son obstination à préserver la betterave, la bourgeoisie de Bidault, de Faure
et de Pinay ne peut esquiver les problèmes les plus urgents : payer une
armée, payer des logements, négocier en fin de compte avec Ho Chi Minh
et le sultan du Maroc et, tout en conservant les privilèges des bouilleurs de
crů, voter des impôts. Lè divorce de ce qu'elle prétend représenter et de ce
qu'elle représente effectivement ouvre la voie à la fureur d'une partie de sa
clientèle jugeant à bon droit trahis les intérêts sacrés de l'épicerie française.
Dans cette perspective, le poujadisme apparait comme l'exact complémen-
taire du mendesisme. Chacun tire en un sens opposé, mais leur couple figure
la contradiction du capitalisme français qui ne peut survivre que grâce à un
effort continu d'industrialisation et de modernisation mais est embourbé
dans des structures archaïques.
Remarque qui nous impose une seconde conclusion. Les contradictions
de la situation réapparaissent au sein du mendesisme et du poujadisme.
Mendès se présente comme l'homme d'un capitalisme « révolutionnaire », se
fait le champion des réformes structurelles ; en fait son plan économique
ne propose aucun bouleversement, son programme se situe bien en deca de
celui du travaillisme anglais et l'on a vu, lors de son passage au pouvoir, l'inef-
ficacité de la sa politique économique et sociale. Mendès est l'avant-garde d'une
bourgeoisie qui traine avec elle des millions de petits cultivateurs, de com-
mercants et d'artisans. Poujade, de son côté, ne peut esquiver, en dépit de
sa démagogie, les problèmes généraux qui ne cadrent pas avec les solutions
des bistrots et des épiciers. Ses talents de bonimenteur ne lui permettent
pas de « placer » à la fois une politique de force en Algérie et une réduction
de l'impôt. Ainsi s'expliquent ses hésitations, ses volte-faces et ses déchire-
ments, ses hurlements au Vel' d'Hiv, sa modération devant la presse étran-
gère, son nationalisme dans les colonnes de Fraternité française et sa défense
exclusive de la boutique. Tout étonné de se découvrir deux âmes, depuis
son succès, le voici initié déjà aux déchirements de la vie intérieure et
donnant le spectacle de la maturité en regard de son ami Pierre Dupont qui
garde encore l'innocence de ses bestiaux. Nul doute que les limites du déve-
loppement du poujadisme ne soient inscrites dans cette situation tyrannique-
ment objective et qu'à les considérer on ne gagne davantage qu'à lui prêter
une cohérence qu'il n'a pas. Mais, bien sûr, on n'en saurait conclure qu'il ne
fera pas de bruit : l'homme a de la voix.
Claude MONTAL.
107
La situation internationale
Le cadre international situant la rivalité des deux blocs, que nous avons
plusieurs fois analysé dans Socialisme ou Barbarie, peut sembler, à première
vue remis en question par les événements récents. Avant d'en faire le point,
rappelons brièvement ceux qui, de proche en proche, ont modifié la politique
extérieure de la Russie et des U.S.A.
Depuis le règlement de la guerre de Corée, première étape de l'édification
d'un statu quo, nous avons assisté à celui de l'Indochine et de l'Autriche.
Chacun à marqué géographiquement et stratégiquement les limites compan
tibles avec les possibilités et difficultés de chacun des deux grands rivaux.
Nous avons, en son temps, analysé ces problèmes en liaison étroite avec
les changements survenus en U.R.S.S. depuis la mort de Staline (1),
Nous avons constaté, à l'époque, le ralentissement du cours vers la guerre
en examinant les facteurs possibles d'un équilibre momentané, à plus ou
moins longue échéance (2).
Depuis le spectaculaire revirement des dirigeants de l'U.R.S.S., vis-à-vis
de Tito (3), nous avons assisté à toute une série de conférences caractérisant
la politique de « détente » : la première conférence de Genève, la confé
rence atomique, les discussions à propos du désarmement, les premiers
contacts U.S.A.-Chine communiste, le voyage d'Adenauer à Moscou.
LA CONFERENCE DE GENEVE.
Tout le monde se souvient du « battage › sans précédent orchestre
tant par la presse bourgeoise que stalinienne, lors de cette conférence.
C'était « la première grande étape vers la paix », chacun revendiquant
l'initiative de certains gestes d'apaisement, malgré des déclarations viru-
lentes à la conférence préparatoire de San Francisco. A cette dernière
avait été rejetée (violemment par les Américains) la possibilité d'une
coexistence de deux Allemagne. Or, quelques semaines plus tard, à Genève,
la séparation de l'Allemagne était, non seulement admise, mais consacrée
dans les faits. Que s'était-il donc passé entre temps ? Y avait-il un fait
objectif qui avait permis ce revirement ? Apparemment aucun, car le seul
fait objectif résidait et réside toujours dans la réalité de deux Allemagne,
chacun des deux blocs, dans le rapport de forces actuel, ne se sentant
dans l'obligation de céder quoi que ce soit. San Francisco avait marqué une
tentative américaine d'intimidation. Genève a, pour la première fois dans
le jeu diplomatique de l'après-guerre, mis les protagonistes dans l'obligation
de déclarer publiquement ce qui, à la fin du compte, est l'expression de
la réalité actuelle : l'impasse politique dans lequel se trouvent les deux blocs.
Impasse démontrée antérieurement par l'absence de solution victorieuse
pour l'un ou l'autre des problèmes posés (Corée, Indochine, Autriche). On
peut interpréter le cas allemand et say non-solution, à Genève, comme
(1) Socialisme ou Barbarie, no 12 : La situation internationale,
(2) Socialisme ou Barbarie, no 14 : Situation de l'impérialisme et percpectives du
prolétariat.
(3) Socialisme ou Barbarie, no 17 ; La nouvelle diplomatie russe.
- 108
signe d'une volonté de concession, mais il faut dire surtout qu'en fait il n'y
avait aucune autre solution possible dans le cadre d'un équilibre des forces.
Genève est donc une conclusion d'un processus qui, commencé avec
le réarmement américain, a conduit à l'échec respectif des deux blocs en
Corée et à leur incapacité à s'assurer une suprématie atomique nette (les
Russes opposant leurs propres bombes H à celles des Américains).
Mais la détente n'a pas cette seule signification. Elle est aussi, nous
l'avons dit, l'occasion pour les parties intéressées et surtout les « satellites »,
de mettre le temps à profit pour tenter de résoudre leurs propres difficultés
internes. Les nécessités de l'accumulation en Chine ou en Europe Orientale,
comme celles d'alléger le fardeau militaire qui mine la reprise économique
en Europe Occidentale, ont également un poids réel.
Genève a donc permis des discussions sur un terrain minimum cadré
par le temporaire statu quo. Répétons donc, qu'en ce sens, Genève a été
deux choses à la fois :
1. L'expression caractérisée d'une impasse dans les relations de lutte
U.R.S.S.-U.S.A. Celle-ci a été illustrée par la seconde conférence de Genève
qui vient de se terminer exactement comme elle avait commencée, sans
résoudre aucun des problèmes posés (sécurité en Europe et question alle-
mande, désarmement) et dans un climat cette fois d'une discrétion relative
jointe à une indifférence générale.
2° La consécration d'un provisoire partage du monde qui peut même
donner lieu, dans un cadre limité, à une certaine compétition économique
sur des marchés nouveaux et permet, en tous cas dans les deux blocs, de
répondre aux nécessités d'un accroissement de l'industrialisation.
LA CONFERENCE ATOMIQUE.
A la rencontre de Genève succède, en premier lieu, la conférence ato-
mique. Evénement décisif et révolutionnaire aux yeux des « colombophiles »
de toute nature, qui croient voir les ennemis d'hier mettre en commun
leurs « secrets », les produits de l'énergie la plus puissante connue à ce
jour. Les observateurs sérieux ont du reconnaître que si l'U.R.S.S. et les
U.S.A. amenaient avec eux le dernier cri de la technique, en l'occurence
destructive la bombe H ils n'ont procédé, en fait, qu'à un échange
de renseignements et d'informations déjà connus d'eux. Que peut-on
s'apprendre de plus, en effet, quand on possède, de part et d'autre, un
matériel qui est l'expression achevée de l'arme destructrice. Comment se
représenter un monde qui posséderait l'énergie électrique, par exemple, et
dont les membres se refuseraient d'en discuter sur la base des possibilités
d'exploitation. Or c'est là, dans une certaine mesure, l'objet de la confé-
rence atomique qui peut se résumer comme étant un stade nécessaire pour
l'économie mondiale, face à une nouvelle source d'énergie, stade rendu
possible par un aboutissement commun après des recherches séparées.
Devant la portée universelle de la nouvelle source d'énergie, après un
nivellement relatif des techniques, la discussion était une nécessité.
Il est à noter que cette conférence a marqué l'avance très nette des
Russes et des Américains dans ce domaine, par rapport aux autres pays.
Avance due aux potentiels respectifs de chacun, potentiels que leurs voisins,
compères ou satellites, ne pourront jamais atteindre. Dans une certaine
mesure, c'est là une mise en garde non négligeable pour ceux qui auraient
des velléités d'indépendance nationale, d'une portée militaire et économique.
L'équilibre des forces des deux grands, atteint dans l'ordre militaire,
a donc pour résultat direct une dépendance encore plus grande des autres
pays sur le terrain économique. Car, contrairement aux sources d'énergie
précédentes, qui dépendaient en grande partie de la nature du sol (char-
bon, houille blanche) l'énergie atomique dépend essentiellement à la fois
109
..
d'un développement technique et d'un capital investi considérables. Il va
sans dire que cela signifie, pour l'avenir, l'assujettissement de plus en plus
total des pays sous-développés et une subordination nécessairement plus
étroite des pays mineurs. Rapidement, le soi-disant intérêt scientifique a
donc fait place, comme il se doit dans le monde de la plus-value, à la
recherche commune des possibilités d'industrialiser l'atome, après l'avoior
maîtrisé. Certes, ces possibilités sont encore étroitement limités et les pro-
jets d'utilisation de l'énergie atomique dans l'industrie n'annoncent à brève
échéance aucun bouleversement du mode de production. Toutefois, la compé-
tition entre les grandes nations les poussait à faire, dès maintenant, toute
la publicité possible en vue de débouchés futurs : déjà le marché indien
se voit recherché avec âpreté dans cette perspective.
LE PROBLEME DE LA CHINE.
La réponse ne s'est d'ailleurs pas fait attendre et des premiers contacts
naissaient immédiatement entre les U.S.A. et les représentants de la
Chine populaire. On peut se poser la question de « l'acceptation » par les
U.S.A. des propositions réitérées des Russes, concernant la reconnaissance
de la Chine communiste. La réponse ne fait pas de doute, et l'on peut
souscrire sur ce point aux réflexions d'un journal turc « le désir des Occi-
dentaux de commercer avec la Chine ; les Anglais, les Français, les Alle-
mands et à présent les Américains, n'y résistent pas. Ce commerce va,
certes, être utile à l'Occident, mais plus encore il va aider l'Est à sortir de
la crise dans laquelle il se trouve ». C'est un fait que les Américains sont
pratiquement les seuls à pouvoir répondre aux immenses besoins chinois,
besoins qui s'avèrent notamment considérables dans le domaine agricole.
Les Russes sont dans l'incapacité d'approvisionner la Chine dans tous
les domaines, tandis que les Occidentaux voient dans le marché chinois
la possibilité d'écouler des produits, en même temps que d'éviter les consé-
quences d'une concurrence qui risque d'être acharnée à l'intérieur de leur
propre bloc (exemple : France, Allemagne) conséquences qui risqueraient
de dissocier l'unité atlantique, déjà quelque peu compromise (1).
La tentative de collectiviser la terre chinoise n'a quelque chance de
réussir pour la bureaucratie qu'à l'aide de l'emploi massif des tracteurs et
de tous les moyens mécaniques modernes. De ceci Chinois, Russes et
Américains sont conscients. C'est l'occasion, pour les Américains, de mar-
quer un point, c'est un besoin impératif pour les Chinois, c'est une conces-
sion que les Russes essaieront de rendre payante. Les contacts U.S.A.-Chine
qui n'ont eu, jusqu'ici, comme résultats tangibles que des échanges de pri-
sonniers, mais qui se poursuivent silencieusement, sont déjà, de par leur
existence même, une reconnaissance de la Chine communiste sur le plan
politique.
LES PROBLEMES DE DESARMEMENT.
La perspective de l'équilibre des blocs, à plus ou moins long terme, a
fait jaillir un regain d'activités à l'intérieur de la commission du désarme-
ment qui, depuis plusieurs années, était dans l'impossibilité de justifier son
existence. Des possibilités nouvelles peuvent, pour un temps déterminé, per-
(1) C'est là une arme à double tranchant. En fait, une dislocation à petite échelle
s'effectue déjà sur une toute autre base entre les pays mineurs du bloc. Ceci est illus-
tré par les événements récents survenus entre la Turquie et la Grèce. Ces deux pays
trouvaient une justification d'unité résidant dans la croisade contre l'U.R.S.S. dans
le cadre de la politique atlantique. Cette croisade ne trouvant plus son utilité urgente,
pays fondamentalement hostiles (ceci est vrai également pour les pays arabes,
l'Egypte) se retrouvent face à leurs contradictions. Tel est un des résultats inattendus
de la Conférence de Genève.
ces
110
mettre l'utilisation des moyens de production, en vue de la fabrication de
produits autres que du matériel de guerre. Il était utile de faire le point
et de repenser une stratégie d'ensemble qui s'appuie réellement sur une
technique déterminée, ce qui peut libérer certains secteurs dépendant encore
d'une stratégie précédente complètement dépassée. Nous assistons donc à
une tentative d'accord portant sur une réducion englobant à la fois les
armes classiques et les armes nucléaires, mais en donnant priorité aux
premiers. L'impasse se caractérisant particulièrement ici, la possibilité
s'ofire donc pour les Occidentaux d'alléger le poids quelquefois écrasant de
la production de guerre et, pour les Russes, de redistribuer la plus-value
dans les différents secteurs de l'économie, en même temps que d'utiliser une
main-d'ouvre supplémentaire : les 600.000 soldats soviétiques libérés vien-
nent renforcer à point la main-d'œuvre agricole. Dans les deux cas, on pro-
fite immédiatement de l'arme propagande, en répondant aux inquiétudes
des opinions publiques respectives. La « poudre aux yeux » est utilisée au
maximum démontrant aux masses que la Paix est la constante préoccupa-
tion des gouvernants. La réalité est, nous le savons, toute autre. A l'impasse
économique s'ajoute une impasse militaire. Tant dans l'ordre des armes
nucléaires et thermo-nucléaires que dans celui des armes tactiques nou-
velles (engins téléguidés, etc.) un équilibre relatif s'est établi entre les deux
blocs qui ne permet à aucun de prévoir une victoire rapide sur l'adversaire
Rien ne dit que cette impasse soit définitive, ni qu'elle exclut, à elle seule
la possibilité d'un nouvelle guerre. Mais elle fait ressortir clairement com-
bien la situation actuelle est différente de celle qui précéda la dernière
guerre mondiale. A cette époque, en effet, s'était clairement affirmer la
suprématie d'une stratégie d'ensemble qui permit l'offensive de l'Allemagne.
LE VOYAGE D'ADENAUER A MOSCOU.
a
com-
Le champion de la guerre froide ayant à son tour admis, que
d'autres possibilités s'offraient pour lui que celles d'une reconquête
de l'Allemagne de l'Est, s'est rendu à Mascou. Adenauer
pris que, si l'unité allemande trouvait sa. nécessité avant la deuxième
guerre mondiale, dans le cadre d'un monde divisé en multiples et étroits
nationalismes, elle n'avait plus aujourd'hui la même signification dans le
cadre d'un monde coupé en deux. Monde qui recherche les possibilités cer-
tainement provisoires mais réelles d'une co-existence dite pacifique. D'ailleurs
après l'acceptation implicite par les Russes des accords de Paris, le fait de
renouer des relations diplomatiques avec l'Allemagne de l'Ouest entérine
l'existence des deux Allemagne et représente, peut-être, l'expression carac-
téristique de la volonté d'en rester à certaines limites géographiques. Toute-
fois, le marchandage ambassadeurs-prisonniers étant consommé, les Russes
n'ont certainement pas manqué d'allécher le vieux chancelier en lui offrant
une ouverture sur les débouchés traditionnels de l'Allemagne vers l'Est.
Quel horizon prometteur pour Adenauer en plus de l'entrebaillement de la
porte chinoise, qui peut faire tourner, à son profit, la séculaire concurrence
avec les anglais et renforcer sa position vis-à-vis de la France, si besoin en
était encore. A la faveur du statu-quo, les Russes continuent donc leurs ten-
tatives sur le terrain politique de division du bloc atlantique et c'est là leur
réponse à la C.E.D. nouvelle formule; réponse qui peut avoir des répercus-
sions d'avenir sur le plan stratégique en accentuant la division réelle de
l'Europe de l'Ouest. Notons, à ce propos, qu'à la pauvreté relative de la poli-
tique et de la diplomatie américaine, s'oppose une fermeté russe sur les
mêmes terrains (nous l'avons, par ailleurs, déjà constatée). Nous n'appren-
drons rien aux lecteurs, en remarquant une nouvelle fois, cet état de fait
caractérisé notamment ces temps derniers, par les moyens de propagande
américaine, consistant à lancer des ballons porteurs de feuillets de la Bible
à destination de l'Est.
- 111
Dans un article précédent (1) nous notions, en conclusion, la volonté
des Russes de rechercher un règlement provisoire « et de faire reconnaître
pour un temps le principe de la non-ingéranc dans les zones respectives de
chaque bloc ». Cette idée d'aménagement a donc fait du chemin depuis et
les exemples cités plus haut, le prouvent amplement. Toutefois, ajoutons
qu'elle n'est pas le fait unique de la Russie, les Américains ayant compris
qu'il n'y avait pas de solution actuelle autre qu'un compromis fait certes
de marchandages divers, mais compromis objectivement valable devant une
situation de plus en plus complexe, née du nivellement des forces en pré.
sence.
Pourtant, il est un évènement qui pourrait prendre des proportions
inattendues devant les yeux étonnés des protagonistes, tant bureaucrates
russes que capitalistes « libéraux » américains. On peut noter en effet,
parallèlement aux évènements internationaux de ces derniers mois une très
nette résurgence du mouvement ouvrier : les grèves américaines, anglaises,
les grèves d'août en France et surtout le magnifique combat des ouvriers
Nantais en sont la preuve évidente. Libéré de l'oppression que faisait peser
sur lui la perspective d'une guerre proche, le prolétariat peut manifester, à
nouveau, sa conscience de classe avec une combativité croissante. Il y a là
en plus de la conscience permanente de l'exploitation, un phénomène psycho-
logique qui peut être déterminant dans les formes et le caractère que pren-
dront les luttes ouvrières dans tous les pays. Alors que la guerre se présen-
tait aux esprits comme un phénomène échappant à la volonté collective, la
situation actuelle se prolongeant transforme déjà radicalement l'apathie
née de la période antérieure.
René NEUVIL.
(1) No 17
:
La nouvelle diplomatia russe.
112
LES LIVRES
Juin 1936
Le livre de Danos et Gibelin sur Juin 36 (1) est une importante et
sérieuse étude d'une période décisive et pour l'évolution du mouvement
ouvrier et pour celle de la politique bourgeoise et des partis de masse. Ne
serait-ce que pour mesurer le chemin parcouru depuis vingt ans, la réflexion
sur les événement de 36 est féconde. Aujourd'hui le patronat commence
à tirer profit de l'expérience d'avant guerre et n'hésite pas dans des
secteurs clés à devancer la revendication ouvrière, comme l'illustrent les
contrats de Renault et de la métallurgie. Poussé par les impératifs de la
production en grande série, il cherche à intégrer toujours plus étroitement
les ouvriers à l'entreprise et commence à comprendre, à l'instar du patronat
américain, que certaines améliorations (concernant la retraite, les congés)
peuvent seules lui assurer une stabilité provisoire. Aujourd'hui, les partis
qui se réclament de la classe ouvrière se sont définitivement intégrés à l'appa-
reil d'exploitation du capital, l'un en se subordonnant absolument à une
bureaucratie qui, dans l'intervalle, s'est étendue de l'U.R.S.S. à une grande
partie de l'Europe et de l'Asie, et en prenant conscience de ses fins (un
nouveau rôle de gestionnaire grâce à l'étatisation de la production), l'autre.
en participant directement au régime d'exploitation bourgeois.
Depuis 1936 ces deux partis ont vu leur composition sociale se modifier
très sensiblement. Le P.S. a vu décroître ses effectifs ouvriers au point qu'ils
sont devenus négligeables pour la vie du parti. Le P.C. a conne pour sa part,
en même temps qu'une extension importante de sa base ouvrière, un
afflux d'éléments nouveaux intellectuels, techniciens, petits bourgeois
et surtout il a vu se transformer sa propre structure : la multiplication des
cadres du parti et des cadres syndicaux concourant à former une couche
sociale bien spécifique, de plus en plus séparée de la vie réelle de la classe,
de plus en plus cristallisée par les intérêts matériels qui la lient à l'organi-
sation. C'est dire que la relation des ouvriers et des partis qui s'en réclament
s'est aussi transformée et que, si la nécessité des partis de se concilier la
classe, de polariser à leur profit sa violence ou ses revendications demeure la
même, la liaison intime des militants et des masses ne l'est plus, ni l'influence
pratique et idéologique qu'ils exerçaient.
En ce qui concerne le prolétariat, il est clair que les problèmes qu'il
affronte aujourd'hui et la perception qu'il en a indiquent une situation diffé-
rente de celle de l'avant-guerre. En 36, l'immense poussée des travailleurs
vers les partis et les syndicats est venue couronner une sourde transforma
tion du mouvement ouvrier. Les progrès rapides de la production en grande
série à partir de 1920, la généralisation du travail non qualifié dans les
grandes usines et l'afflux qui lui est associé d'ouvriers nouveaux avaient posé
les conditions et l'exigence d'une organisation des masses à un niveau élé-
mentaire, d'une unification de leurs modes d'existence, d'une mobilisation
de leur combativité face à l'exploitation patronale. Il n'y a pas de doute
(1) Danos et Gibelin : Juin 36. Les Editions ouvrières, 1952.
113
que le mouvement de 36 a répondu à cette exigence et, dans une certaine
mesure, efficacement. Mais en même tmps, il a porté la marque de ces
conditions, il a témoigné d'un manque de maturité fatal. Déclenchant une
lutte qu'aucune autre n'a peut-être surpassée par l'ampleur des grèves qu'elle
& enregistrées, suscitant une extraordinaire solidarité dans toutes les couches
exploitées de la société, créant enfin la première forme d'un pouvoir nouveau,
grâce aux occupations d'usine, le prolétariat français n'a cependant jamais
tenté de résoudre le problème de sa direction autonome. De cette faiblesse
témoignent aussi bien l'attitude des ouvriers qui se sont contentés d'occuper
les entreprises sans chercher à en assurer le fonctionnement c'est-à-dire
sans tenter de s'en rendre les maîtres effectifs et leur attitude envers les
partis officiels : les yeux tournés vers leurs directions, les ouvriers ont attendu
d'elles les réponses qu'ils ne pouvaient donner qu'eux-mêmes. De toute évi-
dence, la prise du pouvoir par le P.S. et le P.C. est apparue à elle seule
comme la garantie d'une nouvelle ère sociale comme si un changement
dans le personnel de l'Etat pouvait suffire à changer radicalement la posi-
tion des clases dans la société.
Ne mettant pas en question leur fonction de simples exécutants dans
l'usine et en conséquence ne menaçant pas vraiment la gestion capitaliste,
les ouvriers ont perçu leur propre rapport avec leurs organisations comme
rapport d'exécutants au service d'une direction. Ils étaient pourtant tout
autre chose que des exécutants : le déclenchement des grèves et leur organi-
sation concrète, l'occupation des usines étaient leur cuvre propre qui ne
leur fut dictée par personne, mais qui dicta bien plutôt aux grands partis leur
politique. Mais de ces initiatives, ils ne tirèrent pas les conséquences révo-
lutionnaires qui s'imposaient, attendant en vain de leurs représentants qu'ils
les tirent en leur nom. De là vient une étonnante situation qui, rétrospective-
ment, paraît paradoxale : une activité et une combativité débordantes qui
dalayèrent momentanément il faut s'en souvenir toute résistance de la
bourgeoisie, une victoire telle que tout parassait possible et les mesures
révolutionnaires à portée de la main, et en même temps une passivité générale
qui rendait les énergies sans emploi, ainsi que l'illustre la vie des usines en
grève où les hommes trompent l'attente par des fêtes, des chants, des jeux,
comme si leur destin se jouait ailleurs, indépendamment d'eux.
Une telle situation n'est guère imaginable dans la période présente. Non
pas que les ouvriers se souviennent de leurs échecs et prennent conscience
de leurs erreurs anciennes. Mais leur intégration dans la production, d'une
part, leur relation aux organisations traditionnelles, de l'autre, ont créé une
mentalité nouvelle que ne manqueraient pas de cristalliser des luttes à
l'échelle de celles de 36. La méfiance des ouvriers à l'égard du P.C., la désaf-
fection des syndicats, n'excluent certes pas que des mouvements soient dirigés
par les organisations traditionnelles, ils excluent qu'une combativité aussi
généralisée que celle de 36 s'accommode d'une semblable soumission devant
ces organisations. Une telle soumission a été en 36 la rançon de la comba-
tivité. Le manque de combativité est aujourd'hui la rançon d'une perception
plus aiguë du rôle des bureaucraties et des exigences de formes autonomes
d'organisation.
Pour ne pas être sensible à ces transformations historiques, pour ne pas
voir notamment que l'échec de 36 est enraciné dans la situation des ouvriers
à l'usine, dans leur relation à leur direction, l'analyse de Gibelin et Danos
reste souvent faible. Le leit-motiv, la trahison des partis, revient sans que
les auteurs se préoccupent de comprendre et de faire comprendre pourquoi
cette trahison a été possible, pourquoi les ouvrirs se sont laissés trahir. On
montre bien que le P.C. subordonne sa politique en 36 à la défense de
l'U.R.S.S., que le P.S., effrayé par l'ampleur des grèves, se fait l'agent du
compromis avec la bourgeoisie. Il est utile de décrire par quels moyens l'un
et l'autre ont réussi à freiner puis à faire avorter le mouvement. Mais ce
travail fait, il rese à rendre compte de la conduite du prolétariat lui-même.
114
Ici une véritable analyse historique s'imposerait qui se développerait sur un
plan à la fois économique, technique et social. Il faudrait se demander dans
quelles conditions se sont développés partis. et syndicats de masse ; qu'est-ce
qu'attendaient les ouvriers de ces organisations et quels rôles concrets ils
jouaient en leur sein, confronter l'attitude des ouvriers dans les organisations
et leur attitude dans les luttes. Il faudrait enfin rechercher si et en quoi la
situation s'est modifiée.
Ne pas poser ces questions dans toute leur ampleur, se contenter de dire
que les partis ont laissé passer une heure au cadran de l'histoire qui risque
de ne pas revenir avant longtemps, insinuer enfin qu'il suffirait de substituer
aux mauvais partis un bon parti pour assurer la victoire de la révolution,
n'aide guère à la clarification tant prêchée. L'histoire, sans cadran, est ce
que la font les masses, placées chaque fois dans des conditions déterminées,
que composent leur travail dans les entreprises, leurs relations concrètes dans
leurs organisations et leur propre expérience de lutte enfin.
En ce sens, tirer les leçons de 36, ce n'est pas rechercher à reproduire
dans le présent les conditions du passé, pour rejouer une partie autrefois
perdue, militer pour une nouvelle unité syndicale et un nouveau front popu-
laire pour appliquer cette fois une meilleure tactique de débordement ; c'est
bien plutôt, conscient de l'immense force de la classe ouvrière, quand elle
se mobilisé, et de son extraordinaire capacité d'initiative les occupations
d'usine en témoignent chercher le chemin de nouvelles formes d'organi-
sation qui associent effectivement les ouvriers et leur direction tant dans
la lutte et la conduite politique de celle-ci que dans la gestion de la pro-
duction au sein des entreprises.
Claude MONTAL.
La réunion des lecteurs
de «Socialisme ou Barbarie
>>
Une quarantaine de camarades ont participé à notre dernière réunion de
lecteurs (juillet 1955) consacrée au problème d'un journal ouvrier. Mothé a
formulé les principales questions que contenait déjà son article (1). Qu'est-ce
que « la politique » pour le prolétariat ? N'y a-t-il pas une politisation à
l'usine qui naît de l'expérience de la production et des relations entre tra-
vailleurs, qui est la découverte progressive des tâches d'organisation et de
gestion politisation qu'ignorent aussi bien les partis staliniens que la
bourgeoisie ? La propagande traditionnelle tourne exclusivement autour de
question's telles que le réarmement allemand, les changements de la diplo-
matie russe, les programmes des gouvernements en place, qui sont étrangères
aux préoccupations des ouvriers. Selon Mothé, les ouvriers appréhendent la
politique d'une toute autre manière, dans l'usine même : pour eux, c'est
d'abord la lutte du Capital qui isole les ouvriers les uns des autres, par la
hiérarchie artificielle des salaires, qui dépouille le travail humain de toute
signification concrète ; c'est aussi l'expérience des mille formes de résistance
(1)
Le problème du journal ouvrier
n!
17 de cette Revue, pp. 26 à 48.
115
individuelle ou collective à l'exploitation ; c'est la conscience des possibilités
qu'offre le développement technique pour une réorganisation sociale, possi-
bilités constamment étouffées par la recherche du profit et la division des
.exécutants et des dirigeants. Cette expérience politique ne s'enseigne pas à la
classe ouvrière ; elle est seulement à expliciter. Elle ne demande pas un corps
spécialisé de militants, chargés d'apporter à la classe un savoir théorique.
Elle est inscrite dans la structure de la classe, dans l'histoire des hommes
au travail. Cette politique ne peut non plus se différencier de l'activité reven-
dicative ; elle ne vise pas des buts qu'il faudrait ajouter aux buts dits écono-
miques création d'un parti révolutionnaire, destruction de l'Etat bour-
geois, création de nouveaux organismes de direction. Elle se manifeste chaque
fois que la revendication économique, quelle qu'en soit la teneur, met en
mouvement une opposition à l'exploitation en tant que telle, implique un
regroupement autonome, ne se subordonne pas à une tactique d'organismes
de masses tels que les partis ou les syndicats officiels.
Le sens du Journal ouvrier s'éclaire à partir d'une telle estimation de la
politique. Il doit être un lien entre les ouvriers, exprimer les préoccupations
de leur vie quotidienne de travailleurs et d'exploités, permettre la confron-
tation et l'interprétation de leurs expériences. Il n'est ni ce qu'on appelle
un journal « politique » au sens traditionnel du terme ni l'analogue d'un
journal syndical. Il n'enseigne pas une théorie, bien qu'il soit théorique par
son axe puisqu'il vise à faire prendre conscience aux ouvriers de leur rôle et
de leur tâche. Il exige, sous peine de perdre toute signification, la partici-
pation effective des ouvriers à son élaboration. Et, s'il faut convenir qu'il
est nécessairement impulsé par un petit groupe de militants, il doit toute
sa valeur à ce que ceux-ci associent les ouvriers du rang à leur travail et
font du journal, comme le dit son titre, une tribune.
Les idées de Mothé, reprises par la suite par plusieurs camarades du
groupe, ont suscité une vive opposition de plusieurs militants de Tribune
ouvrière, présents dans la salle. Aussi bien Henri que Gaspard ont longue
ment contesté l'orientation de Mothé en affirmant que le succès du journal
était dû aux articles proprement politiques auxquels il avait été amené à
faire une place de plus en plus importante. Pour ces deux camarades le trait
principal de la situation actuelle est la dépolitisation de la classe, la passi-
vité des ouvriers qui se laissent écraser par l'exploitation et n'ont plus
conscience des véritables possibilités de lutte révolutionnaire. Le journal ne
saurait donc s'adresser qu'aux éléments les plus résolus, les plus soucieux
de connaître l'histoire du mouvement ouvrier, les plus familiers avec les
problèmes politiques et il ne saurait être lui-même élaboré que par des mili-
tant dûment formés et susceptibles de fournir des explications théoriques.
A les entendre, le journal ne peut se développer que par une politisation de
plus en plus intense, et au besoin avec l'aide d'éléments intellectuels.
Un camarade bien connu dans les milieux révolutionnaires, et qui se
présente comme trotskiste, tout en faisant une critique violente du P.C.I.,
affirme le succès de T... dont le rayonnement n'a jamais été atteint, dit-il,
par une publication de ce genre, mais juge que la véritable portée du
journal échappe tant à Mothé qu'à ses contradicteurs. Le journal doit être
essentiellement un organe de liaison révolutionaire. Son mérite c'est de
briser l'isolement dans lequel se trouvent les ouvriers, de porter à la connais-
sance du public toutes les luttes qui se déroulent dans d'autres secteurs de
la production ou d'autres secteurs géographiques. Le problème de l'informa-
tion lui paraît commander celui de l'action. Cet aspect du journal est, en
effet, très important ; il le serait davantage en période de grandes luttes
sociales, mais il est douteux qu'il justifie la nécessité permanente du journal :
on néglige, en fait, l'exigence centrale d'une critique des conditions d'exploi-
tation et d'un explicitation de l'expérience ouvrière, qui bien que d'une
portée universelle, s'exerce d'abord sur un terrain précis et limité, s'adresse
à des ouvriers déterminés.
Ce qui a été dit de plus convaincant en faveur de Mothé c'est que T.O.
n'aurait pas reçu l'accueil qu'elle a suscité chez Renault si elle n'avait pas
choisi une formule nouvelle, si elle ne s'était pas présentée comme autre
116
chose qu'un journal de groupe, si elle n'avait pas appelé les ouvriers à s'ex-
primer eux-mêmes, si elle ne s'était pas placée d'emblée sur un tout autre
plan que celui de la politique traditionnelle.
Ce n'est pas dire que la rédaction d'un journal d'une formule aussi nou-
velle soit facile. La discussion a bien montré que tous les camarades recon-
naissaient l'extrême difficulté de faire écrire des ouvriers non militants dans
le journal, de les mobiliser de façon permanente pour le soutenir et, en
conséquence, admettaint la nécessité d'un noyau de camarades disciplines
autour du journal. La discussion a aussi montré que dans les rangs des
militants se retrouvaient transposées les contradictions qui habitent ja
classe elle-même, qu'un souci démesuré accordé à la formation théorique et
au militantisme va souvent de pair avec un manque de confiance dans
les capacités révolutionnaires des masses ; tandis qu'une certaine idéalisa-
tion de l'ouvrier du rang pourrait détourner de la necessité de démasquer
les idéologies officielles et de polémiquer avec leurs représentants. On a bien
vu que la ligne juste était encore brouillée sous les ébauches peu cohérentes
et que le travail concret du journal pourrait seul en dégager le sens.. Toute-
fois il paraît certain, en dépit de ce que prétendent Gaspard et Henri, que
T.0. pose des problèmes nouveaux et cherche sa voie en dehors des sentiers
battus par les journaux politiques et syndicaux traditionnels. Les journaux
ouvriers, comme les modes d'organisation et de lutte à venir, ne sauraient
utiliser d'anciennes formules, puisque l'échec de ces formules fait apparaître
de nouvelles exigences et que la rupture entre le prolétariat et son ancienne
direction a créé la nécessité d'un nouveau type de relation entre l'un et
l'autre.
117
LA PRESSE OUVRIERE
Comme dans nos précédents numéros nous reproduisons ci-dessous des
extraits du journal publié par un groupe d'ouvriers de la Régie Renault,
* Tribune Ouvrière »..
Extraits du N° 11 (avril 1955).
LA HIERARCHIE DES O.S.
Dans les ateliers d'outillage, il existe une catégorie particulière d'O.S.
Ce sont des O. S. qui ont la possibilité de devenir des ouvriers qualifiés.
Pour mériter cet honneur et la paie qui en résulte, on leur fait faire
le même travail qu’un P. 1 ou P. 2, et, comme ils ont la possibilité de
devenir eux-mêmes P. 1 ou P. 2, on leur donne un salaire inférieur aux
autres 0. S. Donc pour le même travail ces O. S., touchent environ
20.000 francs de moins par mois que leurs camarades P. 2. De plus leur pos-
sibilité de passer l'essai de P. 1 est toute théorique : il faut être depuis
plusieurs mois dans l'atelier pour justifier sa demande. Une fois la
demande enregistrée, il faut encore attendre plusieurs mois ou plusieurs
années, il faut attendre qu'une âme de bonne volonté s'occupe de vous...
On se demande après tout pourquoi la Direction précipiterait les choses,
quand elle peut payer 20.000 francs de moins un ouvrier qui fera le même
travail qu'un autre. Et puis la hiérarchie des salaires n'est-elle pas défendue
par tous les Syndicats?
Extraits du N 12 (mai 1955)
LES ELECTIONS DE DELEGUES DU PERSONNEL
Les travailleurs de la R.N.U.R. vont bientôt être amenés à élire les
délégués du personnel. Que sont les délégués du personnel et comment sont-
ils élus ?
Jusqu'en 1936, les travailleurs n'avaient pas de délégués officiellement
reconnus. Dans chacune de leurs luttes ils plaçaient à leur tête ceux d'entre
eum qui leur semblaient être les plus capables, les plus dévoués et les plus
sincères. En cas de défaite, ceux que la bourgeoisie et ses représentants
appelaient péjorativement les « meneurs » étaient les premiers désignés d
la répression.
En 1936, les organisations syndicales firent inclure dans les conventions
collectives la reconnaissance des délégués du personnel. Mais ce n'est
qu'après la guerre (en 1946) que cette reconniassance fut juridiquement
118
admise par la loi. En effet, c'est la loi n" 46.730, du 16 avril 1946, qui jire
le statut des délégués du personnel. En légalisant la représentation ouvrière,
les légalisateurs (les députés et les sénateurs d'un gouvernement capitaliste)
n'ont pas manqué de l'enfermer dans des limites bien précises (1).
L'article 5 de la loi du 16-4-46 dit : « Les délégués sont élus par les
ouvriers et employés d'une part, par les ingénieurs et cadres d'autre part,
SUR LES LISTES ETABLIES PAR LES ORGANISATIONS SYNDICALES
LES PLUS REPRESENTATIVES ». Ainsi les ouvriers n'ont pas la possibilité
d'élire les délégués de leur choix car, d'une part les candidats doivent appar-
tenir à une organisation REPRESENTATIVE, d'autre part ils sont élus AU
SCRUTIN DE LISTE.
Que faut-il pour qu’une organisation soit reconnue représentative ? Pré-
cisons d'abord que c'est un organisme d'Etat, l’Inspection du Travail, qui
décide du caractère représentatif d'un syndicat. Pour déterminer le carac
tère représentatif des organisations syndicales, l'Inspecteur du Travait
s'appuie sur la circulaire ministérielle du 28-5-45 dont les éléments d'appré-
ciation sont les suivants :
1° LES EFFECTIFS. Nécessité pour les organisations syndicales de
fournir leurs listes d'adhérents à l'Inspection du Travail.
Bien entendu, cette clause ne sera jamais appliquée à certains syndicats.
Mais l’Inspection du Travail peut toujours l'exiger d'un syndicat qu'elle veut
boycoter ; car alors ou bien ce syndicat ne pourra pas être reconnu repré-
sentatif, ou bien il devra accepter de donner la liste de ses adhérents, ce qui
est une trahison. Mais la circulaire prévoit aussi de laisser se constituer des
syndicats fantômes en précisant : « Si le nombre d'adhérents d'une organ
nisation est un facteur important, il n'est pas nécessairement déter-
minant » (2).
2• L'INDEPENDANCE. On exige des syndicats qu'ils soient indépen-
dants, notamment de certains groupements politiques. L'application de cette
clause est toujours aléatoire et difficile à prouver. Par contre, on trouve tout
normal que les syndicats dépendent en fait de l'Etat puisque c'est l'Inspec-
tion du Travail qui juge de leur caractère représentatif.
3° LES COTISATIONS. Par cette mesure l'Etat s'autorise s'il en a
besoin à contrôler les ressources des syndicats.
4° L'EXPERIENCE ET L'ANCIENNETE DES SYNDICATS. Cela
permet à l'Inspecteur du Travail de s'opposer à la formation de syndicats
nouveaux.
50 L'ATTITUDE PATRIOTIQUE. Par cette condition on peut
toujours stopper l'activité de syndicats qui défendent un point de vue inter-
nationaliste.
La circulaire nous donne d'ailleurs lai raison pour laquelle les syndicats
doivent être soumis à ces conditions : « Il convient de rechercher quelles
sont les organisations qui assurent la représentation effective des ouvriers
et qui, AU SURPLUS, (mis en capitales par nous) sont dignes, en raison de
(1) Des ouvriers nous ont signalé que dans de nombreux cas, la maîtrise
refuse de les recevoir et de prendre en considération leurs revendications indi..
viduelles, sous prétexte que pour cela il y a les délégués.
Nous précisons que cette manière de faire relève de l'arbitraire; le fait
qu'il existe des délégués du personnel n'interdit nullement aux ouvriers de
présenter eux-mêmes leurs revendications.
(2) C'est ainsi que des syndicats F.O., Indépendants, etc... qui, au départ,
ne représentaient rien se sont vus, malgré tout, accorder la représentativité,
ce qui leur a permis d'avoir des délégués et de se développer en s'appuyant
sur la loi.
119
n
leur passé, de leur esprit de discipline et de leur capacité technique, de parti-
ciper à la réorganisation économique et sociale de la nation » (3).
Mais cela ne suffit pas à limiter la candidature des délégués. Les élec-
tions ont lieu au scrutin de liste et à la proportionnelle (loi no 47.1235 du
7-7-47). Là les directions syndicales ont la possibilité de faire élire qui bon
leur semble selon l'ordre dans lequel ellés inscrivent le candidat sur la liste.
Il leur suffira de mettre un candidat « qui n'est pas dans la ligne » en
queue de liste pour que celui-ci ne soit pas élu.
Les ouvriers ne peuvent-ils faire élire un candidat sans passer par les
syndicats reconnus par l'Etat ? Il y a un moyen. C'est que la majorité des
électeurs s'abstiennent au premier tour. Au deuxième tour, les candidatures
sont libres. Dans une petite entrepriseils pourront donc faire élire
délégué de leur choix au deuxième tour. Mais dans une grande usine c'est
à peu près impossible car le scrutin de liste les oblige à présenter une liste
complète, ce qui suppose une organisation à l'échelle de l'usine.
Par exemple, chez Citroën aux dernières élections, il y a une majorité
d'abstentions. Des ouvriers qui auraient voulu faire élire des délégués de
leur choix auraient pu le faire à condition de présenter des candidats dans
tous les secteurs de l'usine. On voit la difficulté que cela représente pour
des ouvriers qui refusent de se laisser embrigader par les syndicats contrôlés
par l'Etat.
A qui sont utiles les délégués ? La définition légale des délégués : « repré-
sentants du personnel auprès de la Direction pour présenter à celle-ci ses
revendications dans le cadre de la loi » (bourgeoise) est en fait un attrappen
nigauds. La bourgeoisie et son état préfèrent de loin avoir affaire à des délé-
gués emprisonnée dans la légalité et capables d'imposer aux travailleurs « un
esprit de discipline » (bourgeois) grâce à des délégués légalement élus et qui
savent se servir de leur mandat pour briser les luttes ouvrières. En 1936, les
délégués furent chargés de mettre en application, le « savoir terminer une
grève » de Thorez, la « pause » de Blum. De 1944 à 1947, ils furent chargés
de l'application du « produire d'abord ». On les a vus même chez Renault
servir de garde du corps à M. Lefaucheux, réclamer des sanctions contre les
grévistes, etc...
Et maintenant que leurs attributions se limitent dans la plupart des cas
à des revendications de détail, leur comportement dans les luttes impor-
tantes (août 1953) consiste à se dérober et à démoraliser les ouvriers. Les délé-
gués sont en réalité les représentants des directions syndicales acceptées par
l'Etat.
Dans leurs luttes contre l'exploitation, les travailleurs ont souvent besoin
de placer à leur tête ceux d'entre eux qui sont les plus qualifiés et les plus
dévoués pour exécuter les tâches imposées par l'action. Ils ont besoin de
nommer des responsables dans chaque secteur de la lutte (formation de
piquets de grève, rédaction de la presse ouvrière, étude des problèmes écono
miques et politiques et même, quand la lutte prend un caractère plus élevé,
organisation de la production et de la distribution sur une base révolution-
naire).
Mais ces responsables doivent être élus et révocables par les travailleurs
eux-mêmes à tout instant. Ils ne sont pas des chefs mais seulement des
exécutants honnêtes et sincères des décisions prises par la majorité des
ouvriers. Les décisions générales doivent être prises par tous les ouvriers à
la majorité dans leurs assemblées. Le rôle des responsables se borne à l’orga-
nisation et à l'exécution technique des décisions de la majorité. Les travail-
leurs ne doivent jamais déléguer à des représentants le soin d'agir à leur place.
C'est pourtant ce qu'ils font en élisant leurs délégués.
En allant tous les ans déposer un morceau de papier dans une urne, ils.
(3) Ces conditions permettent à la Bourgeoisie et à son état de contrôler
les syndicats, de les emprisonner et de les dissoudre, même quand le rapport
de forces lui est favorable. Et ceci en s'appuyant sur une légalité admise et
élaborée par les syndicats eux-mêmes.
- 120
etc...
confient à d'autres le soin de défendre leurs intérêts. L'expérience leur a
pourtant souvent montré qu'à chaque fois qu'ils désirent faire aboutir leurs
revendications ils doivent se mettre eux-même en lutte. Dans ces luttes
ils sont obligés de désigner des responsables, de former des comités de grève,
qui ne sont pas élus dans le cadre des lois avec des urnes et des bulles
tins de vote fournis par la Direction. Malheureusement, quand le feu de la
lutte est passé, les ouvriers retombent dans les vieux pièges de la bourgeoisie
et des directions syndicales. Ils vont déléguer leurs pouvoirs, confier leurs
droits à des gens soi-disant plus qualifiés qu'euz. Ainsi, ils ont l'impression de
s'être débarrassés sur d'autres d'une tâche qui leur incombait. En fait, en
déléguant leurs pouvoirs, en confiant à d'autres tes responsabilités de leur
action, ils ont abandonné leurs droits.
Les travailleurs n'ont pas besoin de représentants, de délégués qui se
fassent leurs avocats auprès de leurs exploiteurs. C'est en prenant eux-mêmes
leurs responsabilités, en organisant eux-mêmes leurs luttes qu'ils trouveront
parmi eux les éléments capables et dévoués dont ils ont besoin.
Extraits du N° 14. (juillet 1955)
UN EXEMPLE A MEDITER
Le 10 juin un mouvement de grève a éclaté à l'atelier 15.80 (boîte de
vitesses 4 CV). Ce mouvement limité à moins d'une centaine de grévistes,
et qui a failli avoir de graves répercussions puisqu'il a manqué de paralyser
toute l'usine, s'est finalement soldé par un échec que les organisations syndi-
cales, fidèles à leurs traditions, ont tenté de transformer en victoire.
Les ouvriers de l'usine ont des revendications générales. Ceux du 15,80
avaient en plus des revendications particulières. Les syndicats nous ont pré-
senté ces revendications :
Augmentation de 2 points du coefficient de production.
Paiement de leurs heures de pannes.
Un quart d'heure de casse-croûte.
Installation d'un robinet pour se laver les mains.
Dix minutes de repos par heure de travail.
Est-ce pour ces revendications que les ouvriers du 15.80. sont entrés en
lutte? En fait les gars du 15.80 ont été particulièrement frappés par une
attaque de la Direction qui méritait une riposte. Au 15.80 la Direction ä
installé une nouvelle chaîne de montage de conception plus moderne. Sur cette
nouvelle chaine elle a placé des ouvriers dont la grosse majorité venait d'un
atelier dissous à la suite d'une réorganisation de la production. Fait para-
doxal, dont aucun syndicat n'a parlé mais qui, en réalité, fut le moteur de la
grève, les ouvriers venant travailler sur une chaîne plus moderne voyaient
leur paye diminuée par la baisse de 2 points de leur coefficient de production.
Ainsi, une fois de plus, le développement de la productivité par l'amélioration
des moyens de production, non seulement n'apportait aucun avantage aux
travailleurs les plus directement intéressés, mais encore il se soldait par une
baisse de salaire.
Les ouvriers du 15.80 manifestèrent leur mécontentement, la Direction fit
la sourde oreille. Les ouvriers furent donc contraints de recourir à la grève
et en profitèrent pour poser d'autres revendications. Malheureusement, les
revendications posées, au lieu d'être discutées préalablement par les ouvriers,
furent puisées dans l'arsenal de la démagogie syndicale, et la conséquence
fatale fut l'échec du mouvement.
Incapables de diriger l'action des ouvriers d'une façon intelligente qui
aurait pu assez facilement être couronnée de succès, les bureaucratie's syndi.
cales vinrent faire de la surenchère démagogique en proposant des revendi-
cations stupides, qui ne tenaient absolument pas compte des possibilités du
121
moment et qui permirent à la Direction de mener très facilement une contre-
oftenive victorieuse.
:
Première revendication : Augmentation de 2 points, du coefficient de
production que les dirigeants de la C.G.T. baptisent aujourd'hui astucieuse-
ment coefficient de paye pour faire oublier qu'ils sont les responsables de ce
que l'on doit travailler à 154 % pour gagner sa croate (la loi Croizat en 1946
a supprimé le plafond à 116 %). Les ouvriers avaient parfaitement raison
de revendiquer que leur paye ne soit pas diminué et même qu'elle soit aug-
mentée. Mais c'était une erreur de réclamer cette augmentation sous forme
d'augmentation du coefficient de production: car cela donne toujours la
possibilité à la Direction, une fois le mouvement terminé, d'exiger une plus
jorte cadence.
Que ce soit dans le cadre de revendications générales pour l'augmentation
de notre pouvoir d'achat ou dans le cadre de revendications particulières pour
bénéficier d'une amélioration de la technique, nous devons toujours repen.
diquer nos augmentations de salaire SUR LE TAUX DE BASE.
Deuxième revendication Paiement des heures de panne. Cette
revendication a été obtenue depuis longtemps, il s'agissait seulement de la
faire appliquer. Pour cela il y avait beaucoup plus à se heurter à la maitrise
qu'à la direction. Les ouvriers ont depuis longtemps obligé la Direction à
accepter de payer les heures de pannes. Mais la maitrise préfère les faire
récupérer par un surcroît de travail plutôt que de justifier auprès de la
Direction les bons spéciaux qu'elle est obligée d'établir.
Le quart d'heure de casse-croûte et la pose d'un robinet dans l'atelier
rentraient dans le cadre des revendications particulières. Mais la revendi-
cation de 10 minutes de repos par heure n'avait aucun sens. Dans certains
postes de travail où il est techniquement impossible de faire autrement, il
est admis que des ouvriers se reposent après avoir accompli un travail. Il
eriste même des postes dans l'usine où un ouvrier se repose pendant qu'un
autre travaille. Dans une chaîne de montage, cela est ridicule. Si la chaine
va trop vite, il faut exiger qu'on ralentisse la cadence. Le système américain
qui consiste à faire reposer les ouvriers 10 minutes pour exiger d'eux de
donner tout ce qu'ils ont dans le ventre pendant les 50 autres minutes est
une forme de travail des plus abrutissantes que nous devons combattre de
toutes nos forces.
Les 10 minutes par heure font en réalité 8 heures dans une semaine. Ces
8 heures, c'est en dehors de l'usine que nous devrions les passer et non pas
au pied des machines. Mais cela c'est la revendication des 40 heures, et cela
dépasse le cadre d'une revendication d'atelier.
Les camarades du 15.80 sont-ils partis en grève pour des revendications
générales intéressant tous les autres ouvriers ? Leur intention était-elle de
se mettre à l'avant-garde d'un mouvement général ? Nous ne le pensons
pas, car alors leur façon d'agir aurait été des plus téméraires à un moment
où l'ensemble de l'usine n'était guère décidé à entrer en grève. Les ouvriers
du 15.80 envisageaient de faire aboutir leurs revendications particulières.
Ils avaient entièrement raison. Il est bien évident que nous approuvons sans
réserve la lutte qu'ont menée ces camarades. Mais c'est justement parce que
nous pensons que la combativité est préférable à l'apathie et à la soumission,
et que la lutte est préférable à l'inaction que nous nous sentons en droit de
critiquer fraternellement l'attitude de nos camarades du 15.80 dans cette
öction.
D'abord nous pensons que les revendications auraient du être posées plus
sérieusement, et puisqu'il s'agissait de revendication particulières à un atelier,
de se limiter à ces revendications ; mais une fois celles-ci affirmées, ne
capituler sur aucun point. Quelles étaient ces revendications ?
1• L'amélioration technique de la chaine de montage ne doit pas se
traduire par une diminution de salaire, mais, au coutraire, par une augmen-
tation.
2* Un quart d'heure de casse-croute.
1
122
3" Installation d'un robinet d'eau dans la chaine. Cette revendication, à
notre avis, n'est pas très sérieuse, nous pensons que les ouvriers doivent
pouvoir prendre le temps d'aller se laver les mains auI W.-C. quand ils en
ont besoin.
4º Respect du paiement des heures de pannes.
Ces revendications nettement précisées, les ouvriers du 15.80 devaient
faire savoir à la Direction que s'ils n'avaient pas satisfaction, ils utiliseraient
leur droit de grève. Mais alors, dans ce cas, ils reportaient la responsabilité
de la grève sur l'intransigeance de la Direction et ajoutaient à leurs reven-
dications :
1° Paiement intégral des heures de grève.
2" Paiement intégral de la prime,
Il est possible que devant une attitude énergique et réfléchie des ouvriers,
la Direction eut capitulé sans grève, Au cas où la grève eut été nécessaire,
les ouvriers auraient dû s'organiser eux-mêmes et, comme première mesure,
interdire aux représentants des organisations syndicales le droit de se mêler
de leurs affaires. Non par haine stupide des syndicats, mais parce que tous
les syndicats de l'usine, en signant les accords de Septembre 1950, ont accepté
de prévenir la Direction trois jours d'avance avant de se mettre en grève, ce
qui paralyse tout mouvement.
Dans un tract du 16 juin, la C.G.T, affirme que « les ouvriers continue-
ront à se passer aisément de la permission de M. Dreyfus quand ils auront
à décider de leurs moyens de lutte ». Malheureusement pour les ouvriers, W
n'est pas si facile de se passer de cette permission que la C.G.T. comme les
autres syndicats a pris l'engagement de demander dans les accords de sep-
tembre 1950. C'est pourquoi il était d'autant plus nécessaire de bien préparer
la lutte puisque les ouvriers partaient avec le handicap d'une double trahison
syndicale :
1° Acceptation du délai de trois jours pour se mettre en grève.
2° Acceptation de la forme de salaire par primes (de soumission).
Les ouvriers du 15.80 ont perdu en salaire et prime de 15.000 à 16.000
francs que l'augmentation de 1 fr. 55 de l'heure qu'ils ont obtenue mettra
près de quatre ans à récupérer. Fait plus grave, cet échec a permis à la
Direction de prouver qu'avec son système de prime il en coûtait cher de
faire la grève. Cette lutte serait tout à fait négative si des ouvriers en
tiraient argument pour affirmer que nous ne pouvons rien faire, que tout est
perdu d'avance. Cette lutte aura un caractère tout à fait positif si les ouvriers
qui l'ont faite et ceux qui l'ont vue faire se rendent compte qu'on ne fait
pas la grève parce qu'on en a marre, par désespoir.
Dans les petites comme dans les grandes actions, il faut apprendre
à se battre.
IL FAUT SE DEBROUILLER
L'augmentation de l'intensité du travail ne se fait pas seulement par
l'intermédiaire des temps ; elle se fait aussi en exigeant de plus en plus de
précision à l'ouvrier.
Plus le contrôle exige de précision dans une pièce, plus le compagnon
doit y passer de temps. Cela semble une évidence pour tout être humain
normalement constitué. Cependant, l'organisation de l'usine est faite de
telle façon que les services de contrôle et les services de chronométrage
s'ignorent les uns les autres. Le contrôle parle en 1/10 ou en 1/100 de mm.,
le chrono parle en épaisseur de matière à enlever en temps d'usinage. Qu'il
faille plus de temps pour faire une pièce au 1/10 ou au 1/100 de mm. au
compagnon que pour enlever 1 ou 3 mm. de matière, la règle à calcul du
chrono ne le comprend pas, Par contre, un contrôleur vous dira qu'il n'a
123
rien à voir avec le temps passé. Chacun dans sa matière exige l'un préci-
sion, l'autre vitesse. Si vous ajoutez à ce tableau un troisième personnage,
la maîtrise » qui veut que l'ouvrier soit collé à sa machine comme une
mouche à son excrément, la situation devient infernale.
Résumons :
POUR ETRE PRECIS, IL FAUT
1" Ne pas être pressé ni par les détais ni par les cadences.
2° Pouvoir de temps en tempsi se divertir, bouger de sa place.
3^ Trouver l'outillage nécessaire.
POUR ETRE VITE, IL FAUT :
1" Ne pas être précis.
2° Pouvoir de temps en temps s'arrêter et se changer les idées et, par là
même, changer de place.
3" Avoir toutillage nécessaire ou le trouver quand on le désire.
POUR ETRE ASSIDU A SA MACHINE, IL FAUT :
Avoir une vie intérieure très intense qui puisse vous faire penser à tout
autre chose qu'à votre travail, surtout quand il s'agit de répéter pendañt
toute une journée trois ou quatre mouvements successifs. Mais, dans ce cas,
on ne peut être ni précis ni obligatoirement rapide.
POUR AVOIR L'OUTILLAGE NECESSAIRE, IL FAUT :
Le plus souvent avoir beaucoup de chance pour tomber juste au moment
où l'outillage est disponible. Il faut surtout avoir beaucoup de patience pour
l'attendre lorsqu'on ne le trouve pas.
L'organisation des services est tellement séparée qu'elle place l'ouvrier
dans l'impossibilité de contenter tout le monde. D'ailleurs, ce n'est un secret
pour personne et aussi bien le chrono que le contremaître demanderont à
l'ouvrier qu'en fin de compte « il se débrouille ».
Lorsqu'on demande à une machine plus qu'elle ne peut donner, elle
s'arrête. L'ouvrier a donc cet avantage, c'est qu'on peut lui demander toutes
les choses les plus absurdes, il arrive souvent à les réaliser (à se débrouiller).
La seule possibilité de fonctionnement de l'usine est liée à ce que l'ouvrier
a justement cette supériorité sur la machine, c'est qu'il réfléchit et qu'il
fait son travail, non pas comme chacun des services voudrait qu'il le fit,
mais selon les possibilités réelles.
Quand on dit à l'ouvrier de se débrouiller, c'est qu'on considère qu'il
est un homme qui réfléchit et qui peut faire cadrer même des choses impos-
sibles. Le malheur c'est qu'on le considère comme un homme seulement
lorsqu'il faut pallier toute l'absurdité d'un système. Lorsqu'il s'agit aussi
bien de déterminer le système de production et de la société, là louvrier
redevient ce qu'on se proposait qu'il soit : un machine à exécuter les ordres
des autres. Une bonne brute qui n'est capable que de produire, de faire
fonctionner sa force, et non son cerveau.
Et si un jour les ouvriers prenaient la chose à la lettre et refusaient
de se débrouiller, qu'adviendrait-il de la production ?
Mais renversons la question : si un jour les ouvriers, puisqu'ils savent
se débrouiller, consentaient à se débrouiller pour organiser, eux-mêmes,
toute la production et orienter cette production à leur profit ? C'est ce
débrouillage là que nous voulons que les ouvriers réalisent.
LA GREVE CHEZ CITROEN A LEVALLOIS
Jeudi 30 juin (matin) : Distribution, à la porte de l'usine, d'un tract
C.G.T. concernant le compte rendu de délégation du personnel du 17 juin.
19 Augmentation des salaires de 20 francs de l'heure.
2° Trois semaines de congés pour tous.
3° Prime de vacances de 15.000 francs pour tous.
40. Que la prime de 60 francs par jour soit portée à 100 francs.
Telles étaient les revendications posées.
124
Naturellement la direction élude ces questions. Le tract insiste surtout
sur les trois semaines de congés obtenus dans différentes entreprises, et dit
ceci : « Il faut prendre conscience de notre force, car elle existe chez
CITROEN, comme ailleurs, surtout à Levallois où un débrayage mettrait la
Direction dans de sérieuses difficultés ».
D'autre part, à la porte de l'usine, un délégué du personnel et un
délégué de l’U.S.M.T.-C.G.T. de Levallois prennent la parole pour inviter
tes ouvriers à envoyer une délégation à la direction pour les trois semaines
de congés, 15.000 francs et 20 francs de l'heure, et à débrayer pour appuyer
les revendications. La police, alertée par la direction, intervient et disperse
les groupes.
Vendredi : dans le courant de la journée, la direction refuse de recevoir
la délégation du personnel. Il règne une certaine effervescence dans l'usine,
il est question de débrayage pour lundi.
Lundi matin : un tract distribué à l'entrée de l'usine appelle les ouvriers
à entrer en lutte le jour même pour les trois semaines de congé, 15.000 fr.
de prime et 20 fr. de l'heure. A 8 h. 15, à l'appel des délégués, la tôlerie,
la chaîne deuxième finition et tous les secteurs environnants cessent le
travail. Les ouvriers occupent les pistes, la maitrise ferme et bloque les
portes pour éviter la propagation du mouvement qui est particulièrement
soutenu par les Nord-Africains.
Mais l'usine 'est paralysée, seuls quelques rares services travaillent
encore. Malgré tout, beaucoup de secteurs de chatnes ne sont pas en grève ;
le travail ayant cessé, on attend des informations sur place. La journée
passe ainsi, avec une production de 68 voitures sur 450 habituellement,
l'équipe de 15 heures suit le mouvement en général.
Mardi : la maîtrise au complet est aux entrées différentes de l'usine,
ces entrées sont annoncées par affiches d'après le numéro de pointage des
gars. On ramasse au passage les cartes de service que l'on rend dans la
journée, évidemment à condition de travailler, alors beaucoup d'ouvriers ne,
rentrent pas et la direction fait appel à la police pour dégager les portes,
Ce qui se fait dans le calme. On voit des contremaîtres et des chefs d'équipe
racoler des ouvriers dans la rue pour les inviter à rentrer travailler. A
Clément et Griffuelles (annexes de l'usine principale) les ouvriers ont aussi
débrayé en majorité.
La direction organise le travail sur une seule chaine de montage (il y
en a 2 parallèles) qui marche au ralenti (production : 160 voitures). Le soir,
un meeting est organisé à la Maison des Syndicats où se forme un « Comité
de lutte », avec la participation de la C.G.T., du délégué C.F.T.C. et d'autres
ouvriers inorganisés.
Mercredi : La police fait circuler aux approches de l'usine, la maitrise
surveille l'entrée des ouvriers qui doivent avoir un carton, distribué la veille,
pour pénétrer dans l'usine. Le mouvement s'amplifie légèrement, puisque la
production n'est que de 150 voitures. La direction refuse toujours de recevoir
les délégations qui se succèdent toute la journée..
Jeudi : Renforcement des effectifs de la police. Des grévistes ont reçu
une lettre les invitant à reprendre le travail ou alors la direction les rem-
placerait dans leur atelier. Certains rentrent mais d'autres qui avaient tra-
vaillé jusqu'alors débrayent.
Toutefois le mouvement diminue légèrement, la direction refuse tou-
jours de discuter, des délégations vont à l'Assemblée Nationale et à la mairie
de Levallois pour faire retirer la police. Les Epinettes » à Saint-Ouen ont
débrayé la veille, mais il n'y a pas de nouvelle extension aux autres usines
Citroën. Des collectes sont organisées dans différentes usines pour soutenir
les grévistes.
Vendredi : Les forces de police sont toujours aussi importantes. Certains
ouvriers sont rentrés, craignant de ne pas toucher leur paie, bien que la
direction ait affirmé la veille qu'elle aurait lieu normalement. L'U.S.M.T.-
e_125
C.G.T.: fait don d'un million pour soutenir les grévistes et les collectes
continuent.
La paye a lieu l'après-midi près de l'usine pour ceux qui n'ont pas
repris. La direction y a joint un papier disant que la grève ne paie pas et
invite les ouvriers à retourner au travail. Il y a aussi une augmentation
de: 3. et 4 francs de l'heure.
Samedi : Les effectifs sont plus réduits aux meetings, et beaucoup parlént
de reprendre lundi. La direction refuse toujours de discuter. Alors le comité
de lutte soumet la proposition de reprendre tous le travail lundi. Un petit
nombre veut poursuivre et c'est un assaut d'éloquence de la part des délé:
gués C.G.T. et C.F.T.C. pour les convaincre de reprendre le travail dans
l'unité car, expliquent-ils, lundi il ne restera plus que 200 ou 300 grévistes
que la direction ne manquera pas de repérer comme étant des meneurs.
Finalement la résolution est approuvée à main levée à la presque unani-
mité. On remarque que l'effectif nord-africain a fortement diminué ces
derniers jours parmi les grévistes, cédant probablement à l'intimidation de
la direction.
Lundi : Comme il fallait s'y attendre, puisque le « Comité de Lutte »
lui-même en avait pris la décision samedi, le travail reprend lundi. Mais
la direction veut marquer le coup. Plusieurs triages successifs sont opérés
par la maîtrise et finalement une bonne centaine d'ouvriers ne sont pas
admis au travail, sous prétexte qu'il faut réorganiser la production. Comme
par hasard, ce sont tous les ouvriers qui ont suivi le mouvement d'un peu
plus près qui sont touchés (participation aux meetings avec ou sans inter-
ventions),
Aucune réaction de la part des ouvriers qui rentrent, de voir la maitrise
les, trier comme des bestiaux avant de leur: « permettre » d'aller au travail,
ni non plus d'en voire une partie momentanément à la pêche.
Conclusion. Comment cette grève a-t-elle pu éclater. alors que per:
ne s'y attendait ? Chez Citroën,: et particulièrement à Levallois,
les organisations syndicales sont presque inexistantes. La situation des
ouvriers est sensiblement la même que dans les autres usines, mais la mai-
trise est particulièrement ignorante et arrogante. Peu d'ouvriers s'expriment
Wbrement car un système de mouchardage, très perfectionné, informe la
direction des faits et gestes des ouvriers à l'atelier et même à l'extérieur
de l'usine. Tout ouvrier ayant une activité syndicale ou politique quelconque
ou même simplement suspecté d'en avoir une, est à peu près certain de
se volt frappé d'une sanction sous un prétexte quelconque (mutation, ou:
même renvoi). Dans cette atmosphère pesante, le mécontentement est le
plus souvent étouffé, mais il n'en existe pas moins. Il fallait une occasion
assez favorable pour la voir éclater.
Deux facteurs ont permi l'explosion de ce mécontentement :
10. La situation générale dans le pays (grèves de Saint-Nazaire, d'Home-
court, perspectives de grève chez les fonctionnaires, etc.).
2° La propagande C.G.T. Il est très rare de voir la C.G.T. se manifester
e Citroën-Levallois, - En fait, à Levallois, comme ailleurs, la..C.G.T. voulait
un mouvement limité. Les raisons politiques sont faciles à deviner. Au
moment où des tractations diplomatiques se préparent entre l’U.R.S.S. et
les « Occidentaux », les Staliniens ont besoin de montrer qu'ils sont encore
une force et même une force capable d'endiguer, une action ouvrière si les
concessions diplomatiques en valent la peine.
Les ouvriers de Citroën, comme ceux des autres entreprises, ne voient
pas le jeu subtil des syndicats. Sinon il y a longtemps qu'ils les auraient
écartés de leurs luttes. L'agitation organisée à la porte de l'usine par la
C.G.T. a ouvert une fissure par laquelle les ouvriers ont tenté de secouer
un peu l'oppression patronale. Les promoteurs du mouvement ont été surpris
et même quelque peu débordés, la direction aussi. Ce mouvement 'avait
peu de chances de réussir :
Sonne
126
2 etait de
14 Parce que les ouvriers qui l'ont fait n'étaient pas préparés. Cette grève:
était pour eux un moyen d'exprimer un mécontentement depuis longtempe.
étouffé, mais non une action longuement murie pour l'aboutissement de
revendications précises.
2º Parce qur les promoteurs du mouvement (les Staliniens) n'avaient
gucunement l'intention d'aller jusqu'au bout. Pour eux, le but,
créer une certaine effervescence, pas trop dangereuse, qu'on essayera
d'entretenir et de contenir dans le syndicat Citroën-C.G.T. nouvellement
créé.
3° Parce que la direction, bien qu'un peu débordée au début, a su réagir
plus vite que les ouvriers pour torpiller le mouvement.
4. Parce que la maitrise, y compris à partir du simple chef d'équipe,
joue le jeu de la direction contre les ouvriers.
Les ouvriers n'ont pas été démoralisés par ce mouvement qui n'a duré
que huit jours, sur lequel ils avaient peu d'illusions, mais que néanmoins
ils considéraient comme nécessaire pour mettre un frein 'à la surexploita-
tion et surtout à l'oppression d'une chiourme sadique informée par tout
un réseau de mouchards. Ils ont appris à se connaître et à rompre l'isole..
ment que la direction crée entre eux pour mieux les diviser et les exploiter.
Mais dans son ensemble, cette grève n'a été qu'une simple réaction
ouvrière à une oppression de plus en plus, poussée. Si les ouvriers de
Citroën-Levallois ont montré qu'ils étaient encore capables de réagir, ils
ont aussi montré que tout était à faire dans le domaine de l'organisation,
Aussi bien pour s'opposer à la force organisée de la Direction que pour se
constituer en force indépendante libérée des servitudes bureaucratiques des
Syndicats.
TABLE DES MATIÈRES DU VOLUME III (N° 13 à 18)
Les chiffres romains indiquent le numéro et les chiffres arabes la page
XIII, 10
XIII, 60
XIV, 1.
ARTICLES
Hugo BELL : Le prolétariat d'Allemagne orientale après la
révolte de juin 1953
Pierre CHAULIEU : Sur la 'dynamique du capitalisme (II)
Pierre CHAULIEU : Situation de l'impérialisme et perspec-
tives du prolétariat
Pierre CHAULIEU : Mendès-France : Velléités d'indépen-
dance et tentative de rafistolage
Pierre CHAULIEU : Sur le contenu du socialisme (I)
Pierre CHAULIEU : Les ouvriers face à la bureaucratie
G. DUPONT : L'accord Chausson
Robert DUSSART : Les grèves d'août 1953
Daniel FABER : La grève des postiers
Philippe GUILLAUME : La bombe H et la guerre apoca-
lyptique
F. LABORDE : La situation en Afrique du Nord
D, MOTHE : La grève chez Renault
D. MOTHE : La bureaucratie syndicale et les ouvriers
D, MOTHE : Le problème de l'unité syndicale
D. MOTHE : Le problème du journal ouvrier
D. MOTHE : Inaction chez · Renault
René NEUVIL : Une grève dans la banlieue parisienne
G. PETRO : La grève des cheminots
XV - XVI, 1
XVII, 1
XVIII, 75.
XVIII, 41.
XIII, 13
XIII, 22
XV-XVI, 22-
XVIII, 87
XIII, 34
XIII, 54
XIV, 27
XVII, 26
XVIII, 37
XVIII, 46
XIII, 303
127