Socialisme ou Barbarie - NO. 28 (JUILLET-AOÛT 1959)

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Table des matières

GUILLAUME, Ph.: Avec ou sans de Gaulle 28:1-9
Un Algérien raconte sa vie (I) 28:10-40 = Anonyme. Un Algérien raconte sa vie. Tribulations d'un prolétaire à la veille de l'indépendance.  Le Mas d’Azil: niet!éditions, 2022.
CARDAN, Paul: Prolétariat et organisation (suite et fin) 28:41-72 = FR1959D*
ERRATUM: 28:72
DOCUMENTS:
Démissions de l'U.G.S. 28:73-79
NOTES:
M. V.: La laïcité de l'école publique 28:80-82
SOCIALISME OU BARBARIE: Comment Mallet juge Mothé 28:83-85
LES LIVRES:
BRUNE, Pierre: La classe ouvrière d'Allemagne orientale de Benno Sarel 28:86-92
EXTRAITS DE POUVOIR OUVRIER:
Eux et nous 28:93-94
Ceux dont on ne parle jamais: la vie de l'ouvrier agricole 28:94-95
À nos lecteurs 28:96
BULLETIN D'ABONNEMENT 28:[97-98]
PUBLICITÉS:
Presenza, Arguments 28:[99]
Présence Africaine 28:[100]
À PARAÎTRE DANS LES PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X•
Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19
Comité de Rédaction :
Ph. GUILLAUME
D. MOTHE
F. LABORDE
R. MAILLE
Gérant : P. ROUSSEAU
300 F
Le numéro
Abonnement un an (4 numéros)
Abonnement de soutien
1000 »
2 000 »
Abonnement étranger
1 500 »
Volumes déjà parus (I, nº$ 1-6, 608 pages ; II, nºs 7-12,
464 pages ; III, nº$ 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume.
IV, n°8 19-24, 1 112 pages : 1000 fr. le volume.
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
100 francs
50 francs
SOCIALISME O U
BARBARIE
Avec
ou sans de Gaulle
Depuis la Commune de Paris la politique intérieure
française a été caractérisée, malgré les apparences dues aux
crises gouvernementales répétées, par une grande stabilité
politique. Deux guerres, la grande crise de 1929, le raz de
marée des grèves de 1936, enfin le bouleversement profond
de l'équilibre des forces du monde moderne n'avaient pas
suffi à ébranler les structures traditionnelles de la société
française. Le régime Pétain n'a été qu'un court intermède qui
ne reposait sur rien d'autre que l'occupation étrangère.
Dans cette mesure on ne peut pas dire que l'arrivée de
de Gaulle au pouvoir soit un événement négligeable dans la
vie politique intérieure française. Il est même aisé de carac-
tériser sa signification. C'est la domination sans frein du grand
capital. Sur le plan des chiffres seuls, c'est une ponction
de mille milliards sur le pouvoir d'achat des masses sala-
riées, soit de la valeur du cinquième du budget ou de 5%
du produit national total de la France. Le « relèvement de la
France » c'est cela et rien d'autre.
Autant dire que le relèvement de la France c'est tout
simplement l'abaissement de la majorité des individus qui
vivent effectivement de leur travail dans ce pays. Mais cela
est encore plus vrai que ne pourront jamais l'indiquer des
chiffres. Il faudrait y ajouter les pertes d'heures de travail
qui sont devenues la règle, mais encore et surtout les déclas-
sements généralisés et l'aggravation des conditions de travail.
Plus prosaïquement encore, c'est la misère qui s'installe et
qui s'étend. Dans le Nord industriel de la France, des payes
de 9 à 12 000 francs par quinzaine sont chose courante.
Dans la région parisienne elle-même, nous connaissons
des H.L.M. dont les locataires prioritaires, après avoir payé
leur loyer et une première mise de fonds à crédit, ne peuvent
même pas s'acheter quatre bouts de bois pour faire un som-
mier et nourrissent leurs enfants avec des bols de café au
lait. Et cela faute de moyens, car avec une paye
de
quarante
ou quarante-cinq mille francs par mois, il leur faut assurer
des traites qui s'élèvent jusqu'à plus de vingt mille francs
pour avoir droit à ce H.L.M, tant convoité.
1
A une
Oui, ce régime c'est la misère au profit exclusif du grand
capital. de ses investissements, de sa stabilité monétaire, de
sa concurrence sur le marché européen.
Et pourtant, à un autre point de vue, le régime de Gaulle
n'est qu'un accident historique de petite envergure. Car ce
régime qui se dit nouveau n'a rien changé aux relations
profondes qui existent entre les hommes, ni dans leur travail,
ni dans leur famille, ni dans les rapports qu'entretiennent
entre eux les gens en dehors de leur vie familiale et profes-
sionnelle. Et c'est cela qui importe le plus à nos yeux. A ce
titre, le précédent régime était aussi exécrable que l'actuel.
Celui dont nous sommes aujourd'hui gratifiés n'est sous
cet angle que son digne successeur.
nuance près
cependant. Celle de tous les régimes autoritaires : il tente
d'éliminer les petites compensations, les petites révoltes, les
petites libertés qui rendent la République si belle sous l'Em-
pire. En un mot, il instaure le conformisme obligatoire et
généralisé.
Mais, comme toujours, cette tentative va à l'encontre
de son but : une plus grande stabilité sociale. Elle ne peut
qu'accélérer la prise de conscience de toutes les couches de
la population de ce qu'il y a depuis toujours de profondé-
ment insatisfaisant dans leur mode d'existence. C'est le destin
de la bourgeoisie autoritaire que d'écoper pour les saloperies
de la bourgeoisie « démocratique ». En effet, dans une société,
dans une civilisation qui fait le malheur des hommes qui
y vivent, les maigres compensations de la licence jouent
véritablement le rôle d'oripeaux de la démocratie servant
à masquer la misère des conditions réelles d'existence.
Une telle civilisation repose d'ailleurs entièrement sur
des compensations de cet ordre et il faut une méconnaissance
profonde de la réalité des choses pour s'attaquer à cette
licence au fond superficielle qui est, dans ces sociétés-là, l'un
des piliers de l'ordre établi.
Une méconnaissance profonde, c'est bien le terme qui
convient. Où trouve-t-on non pas une description correcte
de la vie réelle, mais seulement son reflet pas trop déformé ?
Certes pas chez les sociologues, certes pas dans la presse.
Dans la littérature ? Même pas. Au cinéma ou à la télévi-
sion? A peine, et avec de telles déformations ! Et pourtant,
tout le monde sait ce que c'est que la vie réelle, absolument
tout le monde. Mais nulle part et jamais elle n'est reconnue
comme telle, officialisée, consignée, dans le papier des écrits
ou la pellicule des films, confirmée dans les études dites
sérieuses. Au contraire, c'est ce qui n'est pas la vie que l'on
trouve tous les jours dans le journal, dans les livres, sur
le grand ou le petit écran, qui ne donnent tous que l'image
fausse d'une sorte de vie parallèle où les acteurs seraient bien
nous-mêmes, mais où les comédies et les tragédies seraient
celles d'un autre monde, double artificiel du nôtre.
2
{
Tout est pourri, transformé, falsifié dans ces images d'un
univers conventionnel qui n'existe pas, les petites choses
comme les grandes. Et dans tout ce fatras, ce sont les études
sérieuses qui sont les plus absurdes alors que les modes
d'expression mineurs effleurent parfois la vérité.
Nous commencerons par parler des « compensations ».
Elles sont une excellente introduction à la découverte de ce
que l'on compense. On a augmenté en décembre le vin, le
tabac, le pain, les transports par chemin de fer ; peut-être,
bientôt, les transports parisiens. Les économistes dis-
tingués calculent aussitôt quelle est la pondération de ces
articles dans le budget type et disent que l'influence sur la
hausse totale de la vie est minime. Les « économistes » du
bistrot du matin voient les choses tout à fait autrement. Le
pire c'est évidemment le pain. Trois francs ce n'est rien, mais
le pain c'est sacré, comme quelque chose qui devrait être
gratuit au même titre que l'air qu'on respire. Et puis on ne
va pas rogner sur le pain, et c'est donc le reste qui pâtira.
Ensuite viennent les transports : payer plus pour aller au
bagne ! Cela c'est proprement intolérable. Les transports sont
et ont toujours été la bête noire. Le matin c'est l'avant-goût
amer du travail, le soir c'est la substance même du loisir et
du repos qui est dévorée dans une cohue et un énervement
indescriptibles. Gratuits, les transports seraient encore haïs ;
au prix où ils sont cela frise l'envie de meurtre, et là aussi
pas question de rogner. L'alcool et le tabac c'est autre chose.
C'est de la compensation directe, presque la seule souvent.
C'est le bistrot où l'on se donne mutuellement du courage,
où l'on plaisante aux dépens des chefs, où l'on se livre. C'est
aussi là où l'on dépense le « luxe », la gratte, et parfois même
un peu plus. Le tabac c'est ce que l'on s'offre réciproquement,
encore plus que le verre, c'est ce que l'on ne compte pas.
Tout cela pèse d'un poids qu'il faudrait affecter d'un drôle de
« coefficient de pondération ». Que messieurs les économistes
pondèrent donc leur chemise blanche bien propre ou le
salon de thé de leurs femmes !
Malheureusement l'essentiel de la compensation porte
sur cette mince petite fraction de la vie sociale qui n'est ni
le travail, ni la famille. Pour être précieuse elle n'en est
pas moins bien fugitive. Le principal c'est le travail. Le
travail ! Parlons-en !
Tout d'abord l'essentiel du travail dans cette société ce
n'est
pas le travail lui-même, mais les relations qui se nouent
dans le travail et à propos de lui. Dans un
est arrivé au point où le travail comme tel ne compte plus.
Le travail, avant tout, ce sont des ordres que l'on exécute
et l'ordre compte plus que l'exécution. On ne vous demande
pas de bien faire votre travail, mais de bien exécuter l'ordre
que
l'on vous a donné. Or l'ordre, bien plus encore que le
style, c'est l'homme. Si le chef hiérarchique direct est tatillon,
sens
on
en
3 -
ce sera
un ordre. tatillon, s'il est pressé, ce
sera celui de
faire vite, s'il est hésitant, ce sera un ordre contradictoire.
La chose se complique encore du fait qu'en réalité un ordre
d'exécution n'est que le dernier terme d'une cascade d'ordres,
qui court du haut en bas de la hiérarchie. En général l'ordre,
au départ, en haut de l'échelle, n'est rien d'autre qu'une
banalité bien sentie, juste ou fausse peu importe, mais que
quiconque placé dans les mêmes conditions aurait été capable
de donner. A ce niveau, c'est quelque chose de très général,
qui ne demande pas plus de réflexion ou d'initiative que n'en
exige dix ou vingt fois par jour un bon travail de tourneur
ou de fraiseur. Seulement cet ordre de départ est entouré de
l'auréole de celui qui l'a envoyé : Monsieur le Directeur
Général, par exemple. Il est devenu plus sacré, de ce fait,
qu'un commandement du Seigneur. Malheureusement, sous la
forme vague et générale où il est proféré, il n'avance pas à
grand-chose. Il est comme ces prophéties à able ou
à triple
sens, que chacun peut interpréter à sa manière. Et c'est juste-
ment ce que fait la ribambelle des sous-chefs qui le trans-
mettent jusqu'en bas de l'échelle. Chacun y imprime le sceau
de son rang. Plus le rang est élevé, moins la précision est
grande. Et tout le long de cette échelle, chacun est à la tor-
ture, car non seulement il faut, à chaque étape, préciser un
peu, mais encore tenir compte des vagues et impératives
recommandations faites par celui qui vous l'a transmis, ainsi
que de ses manies ou de ses craintes. Aussi chacun se venge-
t-il sur celui qui est en dessous de lui... jusqu'au moment
où il n'y a plus personne qui est en dessous et où il faut
passer à l'exécution pure et simple.
C'est à ce niveau que se concentrent toutes les contra-
dictions, toutes les bévues, tous les rêves absurdes d'ambitions
non réalisées qui ont jalonné cette dégringolade. C'est à ce
niveau que le seul maçon se trouve au pied du mur. Tout
se conjugue et s'accumule : le tatillon, le pressé, le contra-
dictoire. Et pourtant, bon ou mauvais, il faut que le travail
sorte au bout de cette chaîne rocambolesque. Cela ne se fait
pas sans heurt, cris et grincements de dents. Dans les bureaux
et les administrations le résultat de tout cela varie entre le
dantesque et le branquignole. A l'usine cela s'arrange quel.
quefois un peu mieux, au moins lorsque les ouvriers se con-
tentent de faire à leur manière leur boulot, sans tenir compte
des ordres reçus. Mais la sacro-sainte rationalisation apporte
de plus en plus des entraves à cette solution trop simple. Les
choses alors tournent au vinaigre : « Si vous êtes si fort,
prenez vous-mêmes les outils. » Non seulement il faut sortir
le travail, mais encore il faut le faire en respectant des rites
absurdes. Parfois aussi l'ouvrier réagit par l'ironie silencieuse :
on pourrait si facilement faire deux fois plus vite et grâce à
ces messieurs on fait deux fois plus lentement. Alors il. laisse
faire et rigole doucement.
4
<
Cependant, pour l'ensemble, c'est moins drôle, au bureau
comme à l'usine. D'abord c'est toujours la même chose et
l'absurdité répétée n'est plus drôle ; ensuite cela dure huit
ou dix heures ; enfin il y a le rendement, le fameux rende-
ment et cela c'est terrible. D'abord parce que c'est tuant,
ensuite et peut-être encore plus parce que cette notion de
rendement n'a aucun sens lorsqu'elle est appliquée à des hom-
mes et des femmes pensants et raisonnables qui n'ont jamais
été consultés sur ce qu'on leur fait faire. Le rendement, c'est
transformer en vite et bien fait les imbécilités des autres. En
bonne logique c'est aux donneurs d'ordres qu'il devrait s'ap-
pliquer et non aux exécutants !
Personne, dans la population saine et normale, n'est
dupe. Tous les jours, à la maison, au café, dans le métro,
chacun entend des réflexions qui ne laissent aucun doute sur
ce que signifie le travail professionnel pour les hommes et
les femmes dans cette société : un mélange de bagne et de
torture morale. Et pourtant toute la société officielle, les
livres « sérieux », la presse, le cinéma, les discours ignorent
délibérément la nature réelle de ce qui fait plus des trois
quarts de la vie éveillée des êtres humains qui peuplent les
« grandes nations modernes ». De Gaulle disait sans rire aux
Lyonnais : « Ce qu'il faut à la France c'est des gens durs
au travail comme vous. » Durs au travail ! Il aurait dû dire :
« résistants à l'absurdité dans laquelle vous vivez » ou encore :
« possédant une grande souplesse qui vous permet d'exécuter
les ordres qu'on vous donne sans bousiller le travail »,
« suffisamment patients pour entretenir avec votre
travail et aux dépens de votre consommation toute une ribam-
belle de chefs et de chefaillons qui gagnent de deux à dix
ou vingt fois plus que vous et qui de plus vous rendent la
journée de travail insupportable ».
Tout le monde travaille et dans le langage gaulliste « La
France du Travail », c'est aussi bien les uns que les autres,
les
dirigeants et les
les exécutants. C'est aussi Monsieur le
Directeur général, Monsieur l'Ingénieur en chef, Monsieur le
chef de service (et Dieu sait s'il y en a), Monsieur le chef
d'atelier et tous les Messieurs leurs sous-fifres. Et tous ces
gens-là ont de grosses voitures, de beaux appartements, des
domestiques, des chemises blanches, des coktails avec discours
à chacune de leurs nominations, des ronds de jambe, des
maîtresses qui s'emmerdent avec eux et les trompent avec
des jeunesses, des réceptions mensuelles avec petits fours, et
aussi, croient-ils, de l'éducation et de la culture. Certes la
vie est chère et les petits grades n'ont pas tout cela, certes
à grade égal ils se sentent plus gênés aujourd'hui qu'en 1900.
Il est encore plus vrai que ce qu'ils ont ne vaut rien, est mina-
ble et sans intérêt, même souvent à leurs propres yeux. Tout ce
que l'on voudra. Il n'en reste pas moins que de la promotion
ouvrière à la réussite sociale (la « grosse situation ») cette
ou
encore
:
5
vie est celle que l'on propose à l'ambition de la jeunesse et
aux veilles de la maturité.
Est-ce caricatural ? Ce qui est caricatural c'est les dis-
cours officiels sur le Travail et la Grandeur de la France... ou
du Guatemala.
**
**
:
De toute manière, tous ces gens peuvent vivre ainsi parce
qu'ils ont des loisirs et ils ont des loisirs parce qu'ils ont
des moyens. C'est dire que le but d'une journée de travail,
c'est la vie hors du travail. Dans les faits c'est la vie familiale.
Parlons donc de la vie familiale dans notre société. Pas de la
leur, évidemment, ils n'en ont à vrai dire pas.
La vie de travail de travail réel a peu de sens en
dehors de la vie privée, de la vie de famille. En vérité l'une
et l'autre s'épaulent et se justifient mutuellement.
La vie privée c'est d'abord et avant tout l'univers des
sentiments, en un mot l'amour sous toutes ses formes
sexuel, sentimental, filial, paternel ou maternel. C'est le lieu
de l'intimité. A ce titre, la vie privée échappe à la vie sociale
proprement dite, qu'elle soit vie de travail ou vie de loisirs.
Plus exactement, dans l'organisation sociale actuelle, elle est
censée y échapper. En fait il n'en est rien et c'est là que
commence le vice profond.
Tout d'abord personne ne s'évade du travail et les ouvriers
moins
que
les autres.
Une journée de travail se vit deux fois : sur le tas et à
la maison où le travailleur, quel qu'il soit, raconte sa journée.
C'est pour lui bien souvent une nécessité, car c'est un soula-
gement, la seule manière de trouver quelqu'un qui partage
ses difficultés et ses peines, voire quelquefois ses joies ou ses
satisfactions. Il n'en reste pas moins que la vie de travail
pénètre profondément dans la vie privée, l'envahit et finit
par l'annihiler. D'autant plus que, chez l'ouvrier au moins,
la nécessité de se lever très tôt (entre quatre et six heures
du matin) limite strictement les veilles, qui se prolongent
rarement au-delà de dix heures du soir.
Mais il est un autre aspect de la vie familiale qui en
fait quelque chose de bien différent de cette évasion dans
l'intimité qu'elle est censée être. Elle a un cadre et un sup-
port matériel qui en font à la fois une unité économique et
une unité de travail. Les locaux sont, pour la plupart du temps
exigus et mal conçus. Les enfants, au lieu de s'y sentir à
l'aise, y étouffent et par là même deviennent une gêne pour
les parents. Enfin et surtout l'économie familiale se présente
comme une économie fermée, qui produit tout et consomme
tout elle-même. Les appareils ménagers modernes, loin d'atté-
nuer ce caractère n'ont fait que le renforcer. Toute la propa-
gande, toute la publicité, tous les journaux et tous les heb-
· 6
domadaires populaires tendent à offrir comme idéal familial
une sorte d'unité économique parfaite et parfaitement indé-
pendante où tout ce qui se consomme, y compris les distrac-
tions, se fabrique sur place. Non seulement il faudrait pour
réaliser cet idéal des cuisinières, des machines à laver, à faire
la vaisselle, à éplucher les légumes, à les couper, des cireuses,
des machines coudre et à repasser, mais aussi des télévisions,
des électrophones et des magnétophones.
Or, cette évolution, qui va entièrement à rebours de ce
qu'avaient imaginé les socialistes utopiques du xixe siècle, a
des conséquences d'une gravité et d'une importance que l'on
ne saurait sous-estimer. Toutes ces acquisitions mécaniques
sont assurées par l'auto-investissement individuel. Ce fait
transforme chaque famille en véritable petite entreprise privée
qui doit trouver ses fonds elle-même.
Or, elle ne peut les trouver qu'en dehors d'elle-même,
dans le travail extérieur. Il en résulte un véritable esclavage,
d'un nouveau genre, du travail, qui ne sert plus à assurer
un minimum de temps libre et de loisirs, mais bien à assurer
les investissements de l'entreprise « famille ».
La seconde conséquence est aussi grave. Suivant leur
taille, suivant leurs moyens, les diverses familles, loin de s'en-
traider, se livrent à une concurrence effrénée, implicite ou
explicite, dans cette chasse au confort, et en fin de compte
l'élévation du statut social se mesure à l'acquisition de ces
commodités.
On voit ainsi les familles finir par fonctionner comme de
véritables entreprises et le calcul du budget devenir une fonc-
tion vitale.
L'envahissement de la vie privée par le travail, la trans-
formation de la famille en unité économique, enfin l'imbri.
cation intime de ces deux formes d'activité finissent
par
enle-
ver tout sens à la vie privée elle-même.
Tout là-dedans est évidemment basé sur l'atomisation de
la vie sociale qui caractérise les sociétés capitalistes, et la
dissolution de toutes les collectivités naturelles d'autrefois.
Mais maintenant tout renforce cette atomisation. Les lieux
publics n'existent même plus, à part quelques terrains de
sports, et les cafés ne sont plus que des machines à sous
accompagnées d'un comptoir. Dans des immeubles immenses,
des centaines de familles cohabitent et c'est tout juste si l'on
se salue dans l'escalier.
**
Oui, le capitalisme a bien réalisé son rêve, mais devenu
réalité ce rêve est un cauchemar. On ne vit plus que pour
produire et la famille elle-même est avant tout une unité
économique. Mais le plus extraordinaire, le plus effarant, le
plus absurde, c'est que toutes ces formes de production ne
7
représentent qu'un immense gaspillage social, le plus formi.
dable gaspillage que l'humanité ait jamais vu du travail des
hommes.
Gaspillage à l'usine, gaspillage dans les bureaux, gas-
pillage dans la famille. Le capitalisme c'est le gaspillage.
Effectuer le travail collectivement, sans hiérarchie, sans
bureaucratie, ce serait le diminuer de moitié avec un rende-
ment double. Donner du temps aux hommes et aux femmes
pour vivre simplement, ce serait leur donner le moyen de
reconstituer des collectivités naturelles correspondant aux
conditions modernes de vie. Reconstituer ces collectivités, ce
serait supprimer le gaspillage effroyable de l'économie fami-
liale fermée, ce serait redonner un sens aux contacts sociaux
et, en fin de compte, retrouver l'intimité privée qui n'existe
plus.
Plus simplement, si les hommes étaient enfin égaux dans
le travail, ils se verraient au lieu de se fuir. S'ils se voyaient
ils partageraient, ils collectiviseraient, au sein de petites col.
lectivités naturelles, leurs moyens matériels familiaux de tra-
vail ou de distraction, les rendant ainsi faciles et bon marché.
Alors, mais alors seulement, libérée, cette partie de la vie
privée qui échappe à la vie sociale, retrouverait son sens et
sa réalité.
Le socialisme a pour ambition et raison d'être de libérer
l'homme de ses chaînes les plus intimes. Il entend bouleverser
de fond en comble les relations qui prévalent entre les hom-
mes et les femmes, qui prévalent dans la famille, dans le
travail, dans tout ce qui touche la vie sociale en général. Il
entend donner un sens à la continuité de l'espèce humaine
elle-même. C'est dans ce sens qu'il ne peut qu'être intransi-
geant, qu'il ne peut que refuser les aménagements partiels,
les réformettes et les revendications pleurnichardes de la
gauche traditionnelle. En l'absence de ces exigences totales,
le socialisme ne peut être ni révolutionnaire ni prolétarien,
car ce qui fait la condition ouvrière c'est avant toute chose
son esclavage. Et fondamentalement rien n'a changé à ce
point de vue depuis un siècle. L'usine, c'est l'armée. Quand
ce n'est pas le bagne. Et de nos jours, bien plus qu'à l'épo-
que de Marx, la vie c'est la vie productive. On veut faire
croire qu'on produit pour consommer. Rien n'est plus faux.
La consommation c'est la carotte qu'on met devant le museau
de l'âne pour le faire travailler, parce que ce qui compte c'est
le travail de l'âne et rien d'autre.
Mais « avec de Gaulle » ces choses qui étaient aussi vala-
bles « sans de Gaulle » tendront à devenir le fonds commun
de la conscience politique de la population travailleuse. Tout
d'abord parce que ce régime a le ridicule de prétendre
8
apporter des solutions idéales à la crise de la société fran-
çaise. Il proclame bien haut qu'il n'est pas un régime comme
les autres et il ne sera pas très difficile de vérifier qu'il est
seulement un régime un peu plus mauvais que les autres.
Mais surtout, par sa structure, son autoritarisme, ses préten-
tions au définitif, il bouche l'horizon à toutes les fausses solu
tions, à toutes les illusions sur lesquelles ont vécu les tra-
vailleurs depuis 1945. Dans cette mesure, le vrai problème,
celui de la crise, non de la société française, mais de la
société d'exploitation, passera ineluctablement au premier
plan.
C'est à accélérer cette prise de conscience que doivent
cuvrer tous les révolutionnaires.
PH. GUILLAUME.
>
Un algérien raconte sa vie
Le texte qu'on va lire nous a été communiqué par un corres-
pondant belge. Lorsque nous l'avons reçu, nous avons tout de
suite saisi son importance exceptionnelle comme témoignage vécu
et nous avons décidé de le publier tel quel, sans en changer
le
caractère de confession parlée, au style souvent argotique. Seuls
les sous-titres sont de nous.
Importance exceptionnelle. Mais à quel titre ? Les événements
qui sont relatés sont tous antérieurs à 1954. Le niveau social
et professionnel de l'Arabe qui parle ici n'est pas très caractéristique
de celui de la majorité de ses compatriotes. Le contenu de classe
de ses réactions, de type nettement prolétarien, ne l'est pas non
plus.
Et malgré tout c'est véritablement l'ensemble du problème
algérien qui est posé au travers de cette confession. Seulement,
il est posé d'une manière inhabituelle, peu conforme à l'idée que
l'on s'en fait jusqu'au sein de la « gauche » elle-même. Nous
laisserons aux lecteurs le soin d'en juger par eux-mêmes. Il n'est
cependant pas inutile de dégager les idées principales que nous a
suggérées ce texte.
Tout d'abord, la politique dite de l'intégration n'a qu'un
contenu réel : l'assimilation forcée, avec un statut obligatoirement
inférieur. Et ce n'est rien d'autre que la continuation, sous un
autre nom, de la politique qui a été suivie depuis 130 ans en
Algérie. C'est la francisation forcée au même titre, mais en pire,
que la germanisation de l'Alsace-Lorraine après la guerre de
1870. Avec cette nuance de taille, qu'il s'agit d'une francisation
avec un statut inférieur. Il est clair que l'auteur, qui est pourtant
algérien, qui est pour l'indépendance de son pays, ne sait pour
ainsi dire pas s'il n'est pas Français en même temps. Tout ce qu'il
sait, c'est que dans la mesure où il est Français, il n'est pas et ne
sera jamais un français comme les autres.
La deuxième constatation qui se dégage, c'est que la véri-
table racine du mal ne doit pas être cherchée en Algérie, chez
les ultras, dans l'armée des colonels, mais bien en Métropole, dans
la population française et jusqu'au sein de la classe ouvrière. Le
racisme a profondément pénétré toutes les couches de la popu-
lation. L'attitude de la très grande majorité des ouvriers français
- seraient-ils communistes vis-à-vis des algériens est purement
et simplement raciste.
10
1
La responsabilité de la « gauche » française et plus particu-
lièrement des soi-disant communistes est ici écrasante. C'est eux
qui ont injecté depuis plus de vingt ans le patriotisme dans la
classe ouvrière. C'est eux qui ont fait de l'anti-bochisme pendant
toute la guerre. C'est eux qui font sans arrêt de la surenchère
nationaliste sur la grandeur de la France.
Le résultat c'est « qu'une bique c'est une bique » et que
des
jeunes soldats qui reviennent d'Algérie vous disent : « Ces types-
là, c'est pas des hommes, c'est des sauvages. » Oui, c'est là où
se trouve la racine du mal. Aujourd'hui ce sont les bons Français
qui se prennent pour la race des seigneurs.
Mais c'est là aussi que se trouve la solution. Dans la rue, au
café, à l'usine, les ouvriers conscients et les militants — parce que
ce n'est que par eux que ça peut commencer doivent non seule-
ment traiter les Arabes comme leurs égaux, mais encore les défen-
dre activement, interdire les moindres manifestations de racisme,
mettre en quarantaine les nationalistes de tout crin. Une telle
action doit d'ailleurs dépasser la seule défense des peuples colo-
niaux. L'internationalisme est un tout qui ne peut se débiter en
tranches. Aujourd'hui, pour les membres du parti communiste
l'anti-américanisme a pris la place de l'anti-bochisme. Il faut le
combattre impitoyablement au même titre. A entendre beaucoup
de ces ouvriers qui se disent communistes il n'y a que les Fran-
çais - et évidemment les Russes quand même – qui valent quel-
que chose. Dans ces conditions, il est tout à fait normal que
l'AL-
gérien soit pour eux tout simplement une sorte de Français de se-
conde zone.
La réalité c'est qu'Ahmed a une conscience de classe dont eux
sont entièrement dépourvus. La vérité c'est qu'un Arabe exploité
doublement, comme ils le sont tous, peut donner bien des leçons
de politique prolétarienne à beaucoup d'ouvriers français, même
s'ils sont des militants pourris de bonne conscience. La vérité c'est
que derrière ce qu'on appelle le « nationalisme arabe » il y a plus
de vraie révolte de l'exploité contre son exploiteur de classe que
dans le soi-disant socialisme de beaucoup d'ouvriers français. Le
colonialisme c'est avant tout l'exploitation et il serait bien superfi-
ciel de ne voir dans les révoltes qu'il engendre que des réactions
nationalistes de pays arriéré. Fondamentalement, la lutte contre
l'exploitation sous toutes ses formes est une seule et même grande
lutte.
CHAPITRE I
L'ENFANCE
Je suis né à Alger, à la Casbah, et après la mort de mon père,
c'est-à-dire en 1922, ma mère et ses enfants étaient montés à Saint-
Eugène habiter avec mon grand-père. J'étais gosse à ce moment
là, j'étais un petit bébé, mais lorsque j'ai grandi je me suis aperçu
que j'étais dans une famille bourgeoise, car j'appartiens à une
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famille de la bourgeoisie arabe. Donc je m'amusais, j'étais gosse,
j'étais comme tous les gosses, quoi ; et puis, quand j'ai obtenu
l'âge d'à peu près huit-neuf ans, j'ai commencé à m'apercevoir
que ma mère avait pas mal de souffrances avec sa famille parce
que nous étions orphelins. Et puis, comme c'était une famille
bourgeoise qui ne voulait pas venir en aide à ma mère – ils lui
défendaient même de travailler pour ne pas salir la famille
alors automatiquement ma mère était obligée de faire de la men-
dicité envers sa mère et son père, ses sæurs, pour arriver à nous
nourrir.
Pourquoi ta mère était-elle de la branche pauvre de la
famille ?
Toute ma famille, de père et de mère, c'étaient des bour-
geois. C'étaient même des gens très riches. Il y avait même mon
grand-père qui était d'une richesse inimaginable, et à l'heure
actuelle il y a même des terrains qui lui appartiennent à Alger et
c'est mon cousin qui les gère. Du côté de ma mère, alors là c'est
de la famille de la grande bourgeoisie aussi, parce que mon grand-
père maternel c'est un Arabe descendant de l'Arabie Séoudite, et
ma grand-mère, elle, était d'origine turque. Or il y a des lois chez
nous, par exemple, si le père meurt avant la mort de son père,
comme ça nous est arrivé mon père est mort avant son père
tout l'héritage est perdu. Si mes oncles avaient voulu nous faire
admettre dans l'héritage, on serait rentré dans l'héritage, mais
comme mes oncles n'ont pas voulu ça a fait qu'on était d'origine
pauvre,
de
par
la mort de mon père.
Trois jours d'école arabe
Ma mère m'a mis à l'école et j'ai été à l'école et je ne faisais
pas cas. Mais après ma mère a essayé, quand j'avais, je me rap-
pelle, à peu près dix ans, de me mettre dans une école arabe, qui
était d'ailleurs dans une petite pièce où on était à peu près une
quinzaine de gosses. Alors là, on était dans cette pièce durant les
trois mois de vacances de l'école française ou on aurait dû y
être, car ça a été pendant trois ou quatre jours, et puis d'un seul
coup il n'y avait plus de maître, il n'y avait plus de professeur
arabe. Par la suite je me suis renseigné et je me suis rendu compte
que l'instruction arabe était défendue pour nous. C'est des petites
choses qui m'ont frappé et c'est de là que j'ai commencé à me
réveiller, quoi.
La coupe de cheveux
Parmi mes camarades j'avais de la famille, c'était le grand
trust du tabac d'Algérie, qui habitait à Saint-Eugène. C'est aussi
des parents à ma grand-mère. Je m'amusais avec ces enfants de
cette famille, mais quand je rentrais chez eux, par exemple, je
n'avais
pas
le droit de rentrer dans leurs appartements, parce.
qu'ils n'admettaient pas qu'on rentre. On pouvait jouer, mais dans
la cour. Alors, en moi-même, dans ma tête, je me disais « pour-
quoi cette injustice ? » Il y a eu comme ça pas mal de trucs qui se
12
-
mon
sont passés. Un jour c'était la veille d'une fête arabe
oncle avait dit à ma mère « je vais amener Ahmed au bain », et
il m'avait amené au bain. J'étais gosse, quoi, mais j'aimais être
comme tous les enfants que je voyais : ils avaient tous les cheveux
coupés à la raie et tout ce qui s'ensuit. Véridique. Je suis donc
parti au bain avec mon oncle. Mais avant d'aller au bain ils nous
a emmenés chez le coiffeur. J'étais avec mon cousin. Mon cousin,
lui, a eu droit à se faire couper les cheveux à la raie et moi, il
fallait qu'on me les coupe à l'officier. Quand j'ai vu cette injus-
tice, ça me bouillonnait. Alors je me suis sauvé, une fois que mes
cheveux ont été coupés. Mon oncle était au bain. Il était à peu
près sept heures du soir. Je me rappellerai toujours, je suis monté
à pied d'Alger à Saint-Eugène. J'avais onze ans à peu près et
quand je suis rentré à la maison, ma mère m'a demandé « pour-
quoi tu t'es sauvé ? » Il y avait mon oncle qui était là aussi et qui
m'attendait pour me foutre la fessée. Et il y avait mon grand-père
aussi, qui criait. Finalement mon grand-père, pour cette fois, a
jugé que, vraiment, il y avait une injustice envers moi. Enfin, j'ai
quand même reçu la fessée parce que je m'étais sauvé. J'avais
suivi les rails du tramway jusqu'à Saint-Eugène. Je m'étais tapé
trois kilomètres et demi.
Et alors là, j'ai compris qu'il fallait vraiment que je me dé-
brouille pour avoir ce que je voulais. Parce que si je voulais avoir
un jouet ou quelque chose comme tous les autres gosses, il fallait
que je me débrouille. Je suis arrivé à aller faire les courses chez
les voisins. J'allais par exemple chez les gens pour leur demander
s'ils voulaient que je leur fasse les courses. Aussi en sortant de
l'école je m'arrangeais pour aller faire des courses, pour gagner
un peu d'argent, quoi, et pouvoir me payer des jouets.
Les deux familles
Il y a aussi un fait duquel je me souviens, ça m'avait alors
vraiment frappé. Je me suis vu maintes et maintes fois dormir le
soir sans avoir mangé à ma faim et j'ai vu que ma mère suppliait
sa mère pour nous donner un plat consistant, pour qu'on puisse
manger. On était cinq enfants, alors tu te rends compte ! Oui,
ma mère se disputait avec ma grand-mère. Parce qu'ils ne man-
geaient pas ensemble : ma tante et mon oncle faisaient leur cui-
sine à part. Ma grand-mère avec mon grand-père faisaient leur
cuisine, à part et ma mère faisait sa cuisine à part. Et pourtant on
habitait ensemble dans une grande villa. Souvent ma mère n'avait
pas de quoi faire la cuisine. Ma mère, quand elle voyait qu'elle
ne pouvait rien nous donner à manger, elle demandait à sa mère.
Et sa mère lui disait « ah ! encore avec ces orphelins, encore
avec ces orphelins !». J'ai vu ma mère se disputer avec sa mère,
avec sa seur, avec mon oncle, deux fois par semaine, question
pour nous nourrir, parce qu'elle n'arrivait pas à nous nourrir.
Nous, on était gosses. On aimait bien manger, mais on mangeait
ce qu'on avait.
Aussi ma mère avait essayé de travailler ; c'était une fois qu'il
y avait eu une grande dispute à la maison, parce qu'elle n'arrivait
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pas à bout de nous élever. D'ailleurs il y avait tout le temps des
disputes avec mon oncle. Parce que c'était la bourgeoisie, quoi.
Alors ils avaient trouvé la solution de lui faire laver des serviettes
de coiffeur, à la maison. Et c'était mon frère qui allait les cher-
cher, ces serviettes, pour pas qu'elle se fasse remarquer, pour pas
qu'on sache qu'elle faisait du travail, parce que ça aurait porté
préjudice au respect de cette famille, qu'à l'heure actuelle j'en ai
à cœur.
A l'école française
Quand j'allais à l'école avec mon cousin, ma cousine, tout ça,
et bien des fois c'était pas tous les jours ma mère me don-
nait un bout de pain. Un bout de pain de la veille, quoi, qui
n'était pas frais. Et mon cousin, lui, il avait toujours son petit pain
et un bout de chocolat avec lui. Il avait un petit pain tout frais.
Alors moi, pour essayer d'avoir comme eux, je jouais aux dés à
l'école, je faisais un peu le voyou, je profitais sur les gosses des
bourgeois. Par exemple, quand je voyais un gosse qui appartenait
à une famille bien aisée, comme on avait des bancs où on était
trois, il ne fallait pas qu'il trempe dans l'encrier, et s'il fallait qu'il
trempe dans l'encrier, il fallait qu'il me donne une bille. Je ramas-
sais les billes et je les revendais.
- Mais ces gosses là, c'étaient des petits Français ou des
Arabes ?
- Ah ! là on était mélangés, il y avait des Français et des
Arabes. Moi, tous ceux qui venaient c'était bon, du moment qu'il
fallait que je me paye des petits pains, il fallait que je me dé-
brouille.
Donc j'ai appris tout gosse qu'il fallait que je me débrouille
dans la vie. J'essayais de me débrouiller par tous les moyens pour
avoir une vie au moins comme les autres. Par exemple, mon
oncle, quand il achetait des jouets à son fils, mon cousin, il avait
le même âge que moi – je voyais qu'il avait des toupies qui
étaient toutes neuves. Et moi, je n'avais rien du tout. Je me rap-
pelle aussi quand il y avait une période de yoyo. Mon cousin, il
avait des yoyos. Moi il fallait que je me débrouille à avoir un
yoyo. Comment j'ai fait ? Eh bien ! j'ai pris une bobine de fil, je
l'ai coupée en deux, j'ai mis un bout de bois entre et j'ai rejoint
les deux parties plates. Et j'ai fait un yoyo. Voilà avec quoi je
m'amusais.
Cinéma
Par exemple pour aller au cinéma. Il y avait madame V.
c'était le seul cinéma qu'il y avait - elle était gentille cette
femme. C'était une sage-femme et vraiment elle était gentille parce
qu'elle aimait les enfants malheureux. Mais elle ne donnait rien
pour rien. Pour aller au cinéma, eh bien, il fallait par exemple
que j'aille avant la séance balayer toute la salle du cinéma. En-
suite, j'avais le droit de rentrer et de m'asseoir pour voir les films
de Tom Mix, de Ménard, tout ça. Madame V., sur ses vieux jours,
avait adopté des enfants elle ne les avait pas adoptés, elle a
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pris des enfants qui étaient orphelins, en principe, Il y en avait
même un, une fois, qui avait essayé de la tuer. Il l'avait même
cambriolée. Mais quand elle me voyait, elle m'aimait bien, parce
qu'elle voyait que j'étais débrouillard, que je me démerdais. Si
j'avais envie de faire quelque chose, elle savait qu'il fallait que
je travaille pour avoir cette chose. J'allais donc faire des courses,
j'allais lui faire un tas de choses. Elle avait une petite voiture et
quand elle voulait aller se promener, elle m'emmenait avec elle.
J'étais bien considéré avec elle.
Pas de certificat d'études
A l'école, je n'avais personne pour m'aider. Ma mère, elle,
ne savait ni lire ni écrire en français. Elle ne pouvait pas me don-
ner des leçons, après le soir. Tandis que mon cousin, lui, il restait
au cours de six heures. Moi à quatre heures et demie je sortais de
l'école et j'allais dans la rue, j'allais m'amuser avec les gosses,
ceux qui ne restaient pas jusqu'à six heures. Quand je rentrais à
la maison personne cherchait à savoir si j'avais bien ou mal tra-
vaillé, personne ne disait rien.
En classe je n'étais pas très bien placé. J'étais 24€ ou 25€. Je
le dis franchement, je n'apprenais pas, et j'avais personne pour me
pousser. J'étais comme tous les gosses, quoi. Si on n'est pas der-
rière eux à les pousser... Même à l'heure actuelle, si on prend un
gosse et qu'on l'envoie à l'école et quand il rentre on ne fait pas
attention à lui, eh bien ! il n'apprendra rien du tout. Moi, c'est
ce qui m'est arrivé, j'avais personne derrière moi pour me pous-
ser à apprendre. D'ailleurs c'est pour ça si je n'ai pas eu le certi-
ficat d'études. Quand j'ai quitté à l'âge de douze ans – parce
qu'à l'âge de douze ans ils ne nous acceptaient plus à l'école
eh bien, j'étais encore en troisième classe. De la troisième, il fal.
lait passer en deuxième et de la deuxième il fallait passer en pre-
mière, et là, un an après, on passait le certificat. Donc, j'avais du
retard.
Premier patron
Plus tard, lorsque j'ai obtenu l'âge de douze ans, ça a été
mon plus grand calvaire. Ma mère a essayé de me placer chez un
artisan. Lorsque je suis rentré, je n'arrivais pas à l'établi. Lorsque
j'arrivais chez lui, la première chose que le patron me donnait à
faire c'était de trier les pointes, les clous. Alors là j'en bavais,
parce que tous les jours il fallait trier les clous.
Quand j'ai commencé à travailler chez ce patron, Monsieur
Antoine, j'avais quatre francs par jour. Ma mère était très heu-
reuse de voir que je pouvais lui rapporter quatre francs par jour.
Et à la première paye, je me rappelle, ma mère m'a dit : « Tu es
gentil, tu es mignon, tu vois tu commences à pouvoir te débrouil-
ler. Il faut bien apprendre ton métier, bien écouter ton patron. »
Mais malheureusement je ne savais pas ce qui m'attendait, car
pendant deux ans je suis resté à quatre francs par jour et pendant
ces deux ans je commençais à me débrouiller, parce que, naturel-
lement, mon patron il fallait que ça lui rapporte. Et quand on
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allait chez les clients travailler, il y avait les outils qui pesaient
des fois une vingtaine de kilos ; j'avais à peu près quatorze ans
et il fallait que je les porte sur mon dos. Ça m'est arrivé des fois
de m'arrêter en cours de route, car vraiment c'était trop lourd ;
le patron lui-même me donnait un coup de main pour les remet-
tre sur mon épaule, j'étais tout courbé. Quand on arrivait chez
le client, on faisait le travail, naturellement, et tout ce qui s'en
suit, mais j'étais là comme arpète, comme on dit.
Et puis, voilà qu'un jour, j'avais un copain qui était rentré
travailler dans un autre atelier, chez un autre artisan donc, Mon-
sieur Tellier, et que le copain il était nommé Pierre, et voilà qu'à
peine rentré il avait six francs par jour. Quand le copain m'a dit :
« tu vois, moi, je gagne six francs par jour », ça m'avait mis la
puce à l'oreille. Je me disais : il faudrait que je demande de l'aug.
mentation à mon tour, moi ça fait deux ans que je suis chez lui.
Je lui ai demandé de l'augmentation et mon patron m'a dit
« d'accord, je te donnerai de l'augmentation, mais attends un
peu » et il a ajouté : « tu sais, pour cela, il faut que tu travailles
plus que ça ». Je lui ai répondu : « oui, je travaille comme d'ha-
bitude, quoi ». Au bout d'un mois il m'a donné l'augmentation.
Mais alors là, il me fallait aller chez lui faire les courses, le di.
manche matin. Donc je n'avais pour ainsi dire que le dimanche
après-midi de libre, parce que le samedi je travaillais jusqu'à
six heures. Mais enfin, j'étais content parce que j'avais deux francs
de plus par jour, ça me mettait un peu de sous dans la poche,
parce qu'alors là, quand j'avais mes six francs, cela me faisait six
fois six, trente-six. Trente-six francs que je gagnais par semaine.
donnais trente francs à ma mère, et les six francs je les gardais
pour moi, pour essayer de me payer des outils. Des outils pour
apprendre le métier, quoi. Comme j'avais besoin d'outils j'étais
obligé de faire ça.
Et j'ai travaillé comme ça pendant longtemps chez lui. Et un
an après j'ai eu le culot de lui redemander de l'augmentation.
Mais ça n'allait plus quand je lui ai demandé de l'augmentation,
et après il me faisait toutes sortes de misères pour essayer de me
convaincre que je ne méritais pas l'augmentation. Et je patientais,
je patientais. Finalement, il m'a donné encore une augmentation,
donc ça me faisait huit francs par jour. Il m'avait encore aug-
menté de deux francs, mais ensuite il m'en a fait baver, parce que
j'allais de Bab-el-Oued pour lui apporter du bois, il y avait à peu
près dans les quatre cents kilos dans la voiture à bras. Une ou
deux fois par mois, je trimballais cette charrette pendant trois
kilomètres et demi. Et il m'envoyait à une heure de l'après-midi,
là où le soleil tapait vraiment fort. Les routes étaient goudron-
nées. J'ai vu à maintes reprises que les roues s'enfonçaient dans
le goudron et il fallait que je pousse, car il ne fallait pas que
j'arrive vers quatre heures à l'atelier, parce qu'il m'engueulait en
disant « tu traînes, tu t'es amusé en cours de route », alors je
suais à grosses gouttes et il fallait que je porte le bois.
Ça a duré comme ça pendant un bout de temps et puis un beau
jour, toujours chez lui, j'avais loupé un boulot. Et ce jour là il
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m'avait donné un coup de cale à poncer — c'est classique. Je me
rappellerai toujours, un coup de cale à poncer avec le papier de
verre, ça m'avait défiguré la figure. J'avais sur la joue une grosse
éraflure... et j'avais gros au cour. Mais je ne savais pas à qui me
plaindre. J'étais là, je l'ai reçue, et j'étais là et je me morfondais.
Et c'est de là que vraiment je l'ai pris en dégoût, ce patron, et
j'ai essayé de faire tout pour nuire à son travail. Lui aussi c'est
de là qu'il s'acharnait. Alors moi je m'acharnais, et finalement
j'ai été obligé de céder, de m'incliner, parce que je ne connaissais
pas d'autre coin pour aller demander du travail. Et j'étais là, et
j'ai tenu, j'ai travaillé chez lui. On était trois ouvriers, deux
ouvriers plus moi. J'étais le petit apprenti dégrossi, comme on dit.
Conseils de colonel
Pendant que je travaillais chez lui, j'essayais aussi de travail-
ler au dehors. Je faisais un petit travail à droite, un petit travail
à gauche, pour essayer de gagner un peu plus d'argent, étant
donné que j'étais déjà apprenti dégrossi, quoi. Mais il faut que
je te dise que c'était moi qui avais la clef de l'atelier. J'arrivais
le premier le matin et je travaillais, et si le patron partait c'était
moi qui fermais l'atelier le soir. Alors je travaillais plus long-
temps pour moi.
Et voilà qu'un jour, je me rappellerai toujours, j'avais fait
une table pour un client. Et ce jour là il y avait le Colonel Pitard
qui était lå en train de regarder – c'était un grand ami du patron
et quand j'étais en train de travailler, le colonel Pitard a dit
une chose qui m'a vraiment vexé. Il a dit : « Pourquoi vous le
laissez travailler ici ? C'est comme ça qu'on apprend à travailler.
Il faut lui défendre d'entreprendre du travail au dehors, parce
que lorsqu'il saura se débrouiller, il partira et puis il vous laissera
tomber. » Après ça, le patron m'a enlevé la clef. Ça a fait que je
ne pouvais plus travailler pour moi.
Il a cru m'avoir, me posséder comme ça. Mais d'un autre côté,
moi, je me suis débrouillé chez moi, puisqu'on habitait dans une
belle villa — cette villa qui appartenait à ma grand' mère — j'ai
commencé à travailler pour moi. Je bricolais pour les gens.
Ainsi, pendant un certain temps, j'ai fait cette vie là. Je tra-
vaillais chez mon patron, j'allais voir les clients, encaisser les fac-
tures et tout ce qui s'ensuit.
Les espadrilles
Quand je rentrais chez ces clients, spécialement quand c'était
l'hiver, car j'avais des espadrilles surtout en hiver, quand je ren-
trais dans ces maisons de riches Algériens, pour pas salir la maison
on me faisait enlever mes espadrilles devant la porte. Pour pas
salir la maison, ça fait que je rentrais chez eux... mais j'étais pieds
nus. C'est des trucs comme ça qui se sont passés et ça me révolu-
tionnait.
Première découverte du P. C.
C'est à cette époque que j'ai entendu, que j'ai vu qu'un mou-
vement s'était créé à Saint-Eugène. Un soir comme ça, je m'amu-
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des
sais et je me promenais et j'ai vu des gens dans une salle de café
qui discutaient. Je suis rentré là dedans et j'ai demandé qu'est-ce
que c'était. On m'a dit « tais-toi, il faut écouter ». Je me suis tu
et j'ai écouté. C'était le parti communiste qui se formait. Je me
suis renseigné, j'ai demandé qu'est-ce que c'est que le parti com-
muniste. On m'a dit que le parti communiste est le parti qui dé-
fend les ouvriers. Alors j'ai essayé d'avoir contact avec des gens
comme ça, et malheureusement je n'ai trouvé personne. Ainsi
,
tout gosse, je me suis renseigné et on m'a dit « c'est la faucille
et le marteau ». Alors qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai pris mon rabot
et j'ai sculpté dessus la faucille et le marteau. Ah ! mais c'était
formidable, parce que quand j'ai fait ça, j'ai fait ça sur tous les
outils. Le patron n'a rien vu, mais quand je me présentais chez
les clients pour travailler, ils voyaient la faucille et le marteau
et tout le monde criait. Il y avait même le colonel Pitard qui, un
jour, m'avait dit « il faut effacer ça, parce que moi le drapeau
rouge je lui chie dessus. » Moi ça m'avait vexé et puis j'ai vu
comme ils étaient injustes envers moi, alors je me suis dit ce parti
défend les ouvriers, alors moi le drapeau bleu-blanc-rouge...
C'est de là que mon patron est venu pour me foutre
coups. Mais j'avais pris un marteau et je lui ai dit : « Si vous
approchez, je vous le jette à travers la figure ». Le patron, quand
il a vu ça, a dit « bon, allez arrête, ça suffit », et puis ça c'est
arrêté comme ça. Mais après, le patron me faisait des vacheries de
plus en plus belles. Il me faisait rester jusqu'à sept heures et demie
du soir à l'atelier pendant qu'il faisait ses écritures. Il avait un
chat et il fallait que je nettoie la caisse du chat. Il me faisait faire
toutes sortes de dégueulasseries. Alors là j'étais écouré.
Idées de meurtre
Jusqu'au jour où j'ai voulu le tuer. Le coup de la cale à pon-
cer qu'il m'avait lancée à travers la figure, je ne pouvais pas le
blairer. Il venait encore de m'engueuler, parce que les engueulades
j'en avais pris l'habitude, tous les jours c'était des engueulades :
« sale con, imbécile, tordu, petit con », et des mots, des mots
que vraiment ça me faisait pas plaisir. Mais ça n'est pas venu tout
de uite cette
nvie de le tuer. a fallu qu'il m'en fasse en
d'autres. Un jour il m'avait dit : « écoute, je vais te punir, je vais
te donner une casquette, je te la mettrai sur la tête, il y aura le nom
de la maison dessus, et tu iras circuler en plein Alger avec ça. Ça
fera de la propagande pour la maison. » Je lui ai répondu que
jamais je ne le ferai et que le jour où il me le ferait faire, je fou-
trais le camp de chez lui. Il m'a dit « eh bien, on verra », mais
quand il a vu que j'étais vraiment décidé à foutre le camp s'il me
faisait ça, eh bien, il ne l'a pas fait.
Alors quand j'ai vu ça, je lui ai demandé de l'augmentation.
Parce que cela faisait déjà plus de quatre ans que je travaillais
chez lui et je me débrouillais vraiment bien dans le métier. Et je
voyais que j'avais des copains qui, à mon âge, gagnaient beaucoup
plus que moi, et ils étaient heureux, ils avaient tout ce qu'il fal.
lait, alors que moi, le dimanche, si je voulais aller me taper un
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cinéma, il fallait que je fasse des courses après mon boulot. Pour
essayer de me faire des sous, pour sortir le dimanche et aussi pour
m'habiller, parce que ma mère n'avait pas
les
moyens
de m'ha-
biller. Je me suis vu même descendre à la mer pour attraper des
pieuvres -ce que chez nous on appelle des poulpes et essayer
d'aller les vendre, pour me faire des sous, quoi.
Donc, un jour j'avais essayé de tuer mon patron. J'avais fait
le geste, quoi. Il était là, il était en train de travailler et il était
baissé - je venais de recevoir une engueulade, il venait vraiment
de m'incendier – il était accroupi là devant son établi, et j'avais
pris le marteau et j'allais lui foutre un coup sur le crâne. Je ne
sais même pas ce qui m'a retenu de lui faire ce coup là.
Oui, maintenant je m'en souviens, c'est parce que ce jour là
il m'avait traité de voleur. Je lui ai dit : « Pourquoi je suis un
voleur ? » Il m'a dit : « Oui, tu es un voleur, tu m'as volé un bout
de bois » « Je ne sors pas d'ici, je ne peux pas vous voler de
bout de bois ». De plus, à l'époque, j'avais remarqué que, devant
le vestiaire, il mettait des pièces de vingt sous et de quarante sous,
bien cachées, mais naturellement quand je faisais le nettoyage je
voyais ces pièces. Mais je n'avais pas la réaction de les prendre
pour les lui donner et je les laissais toujours à la même place. Jus-
qu'à ce jour où je lui ai dit : « Monsieur, il y a de l'argent ici,
alors vous le prenez ou vous le prenez pas ? » Alors il m'a dit que
c'était pour moi. J'ai voulu les prendre et j'ai dit : « C'est pour
moi ? » Il a dit oui et je les ai prises. Alors il m'a traité de voleur
et m'a dit « pourquoi tu les as prises ? » Je lui ai répondu « mais
c'est vous qui venez de me dire de les prendre. » Alors, naturel-
lement, il a insisté pour m'engueuler. Sûrement il devait être saoul
ce jour-là, il avait dû boire un petit coup de trop... parce que ça
lui arrivait souvent. Eh bien, c'est pour cette chose là que j'avais
voulu le tuer, j'étais acharné après lui.
La peur du gendarme
Lorsque j'ai fait ce geste, il ne s'en est pas aperçu, j'étais juste
derrière lui, je tenais le marteau levé et j'allais lui foutre un coup
sur le crâne. Et quand j'ai vu ça, j'ai retiré ma main, parce que
je me suis dit qu'est-ce que je vais faire là, ils vont m'emmener en
prison. Parce qu'à Saint-Eugène déjà, quand j'étais gosse, à l'école,
ils m'ont emmené une fois en prison parce que je m'étais foutu
du maître. Et ils m'ont gardé en prison toute une après-midi. Je
me suis dit, comme j'ai déjà été en prison toute une après-midi,
si je vais le tuer, ils me couperont la tête. Je n'ai donc rien fait,
mais j'étais mauvais et ça me bouillonnait en moi-même, mais
j'étais obligé de supporter ça, parce que quand je pensais qu'il
fallait que je rapporte ma paye à ma mère et je voyais que, malgré
que je travaillais, des fois elle arrivait tout juste à nous nourrir...
Parce que la viande on n'en mangeait pas beaucoup chez moi. La
viande on en mangeait une fois par semaine. Autrement tous les
jours c'était les pommes de terre avec la sauce piquante. On ne
mangeait que ça, des pommes de terre ou des haricots et c'est
19 -
tout. Je n'ai jamais vu ma mère me donner une tartine de pain
beurré, parce qu'elle n'avait pas de beurre.
Tartines de pain beurré
Pour les tartines de pain beurré, là il y avait une famille que
j'allais voir. C'était une famille juive que je connaissais vraiment
bien. Eux, ils avaient pitié de moi, car, quand je m'amusais avec
leurs gosses je rentrais chez eux, ils donnaient le goûter de quatre
heures et demie. C'était à l'époque où j'allais encore à l'école.
Quand on sortait, on allait s'amuser avec les gosses, des fois avec
mes cousins, des fois avec la famille Gourion. Mais j'aimais beau-
coup m'amuser avec la famille Gourion, parce que sur le coup de
quatre heures, j'avais droit à une tartine de pain beurré. Ça me
faisait du bien parce que je me disais « hé ! c'est pas toujours
qu'on mange ça ». Des fois il m'arrivait que le fils me dise « non,
ma mère m'appelle » et moi il ne fallait pas que je rentre. Parce
que, tu vois, je cherchais à en prendre et je voulais aller tous les
jours chez eux.
Les quatre frères
J'avais quatre frères. Il y en avait qui travaillaient. L'aîné,
on n'en parle pas, parce qu'il avait plutôt le genre voyou. Lui, il
ne travaillait pas tellement et quand il travaillait, il ne donnait
aucun sou à ma mère. Lui, c'était le garçon qui n'avait pas de père
pour l'élever et qui avait pris une route de débauche, quoi. Mais
à côté de ça, j'ai mon autre frère, et lui il travaillait vraiment dur
pour essayer de venir en aide à ma mère. J'avais un troisième frère
qui travaillait aussi à Saint-Eugène, mais lui il ne gagnait pas
beaucoup sa vie, ce qu'il gagnait ce n'était pas énorme. Enfin,
j'avais un quatrième frère qui travaillait aussi. Mais lui, il travail-
lait dans ma famille comme épicier. Mais seulement, alors là, on
l'exploitait, vraiment on l'exploitait. C'était dans la famille de
ma mère. Et c'est bien simple, ma mère ne touchait jamais sa paye.
Quand elle avait envie d'aller acheter, elle achetait toujours
à crédit. Mais la paye de mes deux frères et la mienne n'arrivait
pas
à
payer toutes les fins de mois tout ce qu'elle avait acheté.
Mon troisième frère, ce qu'il gagnait c'était pour l'habillement,
pour nous habiller tous. Mais c'était minime. Mon frère aîné, il
ne fallait pas compter sur sa paye, lui il était nul. Tout ce qu'il
gagnait, c'était pour lui, c'était un vrai voyou.
Ahmed donne son compte
Comme je te l'ai dit, je gagnais huit francs par jour à cette
époque là. Mais je lui avais demandé de l'augmentation. Il venait
de foutre un ouvrier en l'air, parce que moi j'étais arrivé à une
classe supérieure à celle d'apprenti dégrossi. Je commençais à me
débrouiller, quoi. Comme il avait supprimé un ouvrier je lui avais
donc demandé de l'augmentation. Il m'avait dit : « Oui, je vais
te donner de l'augmentation, parce que je suis content, vraiment
content de toi. Tu fais du bon boulot. » Mais il avait ajouté « pas
tout de suite. » Il fallait d'abord aller travailler à Alger chez un
20
client très pressé. Je me rappellerai toujours, c'était un dimanche,
car il était pressé. Chez ce client, j'avais vraiment fait du travail
bien. J'étais content aussi de le faire, parce que je voyais que cela
m'encourageait à faire du boulot pour devenir un ouvrier, pour
savoir travailler. Oui, pour pouvoir, le jour que je quitterais de
chez lui - car j'avais toujours l'espoir de le quitter, il me faisait
trop de misères - pour pouvoir ce jour là me défendre.
Donc, on avait travaillé tout le dimanche. Avant, on avait
travaillé toute la semaine, parce que lui, à cette époque, en 1936,
il ne connaissait pas la loi de quarante heures. Elle existait, mais
lui ne l'admettait pas. Je rentrais le matin à sept heures et demie
et je partais le soir à sept heures et demie. Pour manger, je prenais
une heure. Je me rappelle, quand la loi avait été votée. J'avais lu
sur le journal : l'ouvrier travaille quarante heures par semaine et
son patron ne doit pas le faire travailler plus de quarante heures.
Alors je lui ai dit. Il a répondu : « la semaine de quarante heures
ça n'existe pas chez moi, chez moi c'est le travail, il n'y a rien à
faire, je ne te la donne pas ». Alors, comme je n'étais pas bien
au courant de ces trucs là...
Donc, on avait travaillé le dimanche. Une fois la semaine
d'après finie, ça faisait déjà quinze jours de travail sans arrêt. Et
le deuxième dimanche j'étais fatigué. Je l'avoue, j'étais fatigué.
Je n'ai pas été au travail, et puis je voyais que l'augmentation que
je lui avais demandée, il ne me la donnait pas. Donc je suis venu
le lundi. Il m'attendait à l'atelier et dès que je suis rentré il a
commencé à m'engueuler : « Petit con, pourquoi tu n'es pas venu
hier ? » J'avais beau lui expliquer que j'étais vraiment fatigué,
que je ne pouvais pas travailler parce que j'étais vraiment fatigué.
Il m'a dit : « Oui, tu es fatigué, mais pour aller te promener
tu n'es pas fatigué. » J'ai dit : « Je n'ai pas été me promener,
je suis resté à la maison, j'étais fatigué. » Puis, j'ai ajouté : « Dites
donc, Monsieur Antoine, vous m'avez promis de l'augmentation,
mais vous aussi vous n'avez pas tenu votre promesse. Hier je ne
suis pas venu . travailler, mais dimanche dernier je suis venu
travailler. » Alors il me dit : « Eh bien, l'augmentation, tu l'auras
peau de mes couilles. » Ah ! là ça m'a révolutionné. J'ai
quitté le même jour. J'ai dit : « Puisque c'est comme ça, je ne
travaille plus chez vous, c'est fini. »
Chômage
Je suis parti. Je n'ai pas travaillé le lundi. Et puis je me
cachais de ma mère et je me faisais du mauvais sang. Mais le
patron m'a dit : « Si tu ne veux plus travailler, c'est pas la peine
de venir. Tant pis, tant pis pour toi. »
Je suis donc parti et j'ai commencé à chercher du boulot. Mal-
heureusement il n'y avait pas de travail. J'ai cherché du travail
partout, mais le samedi je n'en avais pas trouvé. Quand est
arrivé le samedi pour ramener ma paye à ma mère, elle m'a dit :
« Eh bien ! la paye ? » Et je lui ai dit je lui ai menti « le
patron ne m'a pas payé cette semaine. » Je partais le matin et je
rentrais à midi pour manger. Je rentrais pour ne pas que ma mère
sur la
an
21
s'aperçoive de quoi que ce soit. Malheureusement je suis resté
comme ça pendant un mois. La deuxième semaine, quand ma
mère a vu que je n'apportais pas les deux semaines de paye, elle
est partie voir mon patron pour lui demander des sous, parce
qu'elle n'en avait pas. Le patron lui a dit : « Il ne travaille plus
chez moi, c'est lui qui a foutu le camp. »
Ma mère est revenue et le soir, quand je suis rentré à la maison,
je me rappellerai toujours, elle a commencé à crier après moi :
« Tu as quitté ta place, et qui va te nourrir ? on ne peut pas te
nourrir. » Je lui ai dit : « Oui, j'ai quitté, parce que j'ai demandé
au patron de l'augmentation et il n'a pas voulu mé la donner.
Et puis il m'a fait travailler le dimanche et quand je n'ai pas été
travailler l'autre dimanche, parce que j'étais fatigué et que je
suis resté à la maison, il m'a traité de tous les noms et il m'a
dit que c'était pas vrai, qu'il ne me donnerait pas de l'augmen-
tation, et quand il m'a dit ça je suis parti. Je ne veux plus tra-
vailler chez lui. » Ma mère a jugé que vraiment j'ai eu raison. Et
puis elle m'a dit : « Oui, mais il faut te débrouiller, parce qu'il
n'y a rien à faire, on ne peut pas rester comme ça. »
Deuxième patron...
Ça a duré un mois, et puis, au bout d'un mois, j'ai trouvé
une place. Le patron m'a dit, je me rappellerai toujours : « Ecoute,
j'en ai tellement eu, mais je vais te prendre à l'essai ». Je suis
rentré, j'ai travaillé à l'essai une semaine. Ça m'a fait du bien,
parce que je voyais que l'on faisait la semaine de quarante heures.
Ah ! ici on faisait la semaine de quarante heures et là-bas on ne
la faisait pas ? En moi-même, je me disais : alors, lui c'est pas
comme l'autre ? En moi-même, je me disais : mais je suis mieux
ici, et puis d'ailleurs le boulot il est moins crevant que là-bas,
il n'est pas aussi acharné sur moi que là-bas, puisque ici il y a
des machines, tandis que là-bas il n'y avait pas les machines pour
travailler, il fallait que je porte le bois chez un type qui avait
des machines, et j'étais tout le temps avec la charrette à bras.
Puis, quand est arrivé le vendredi, je vois qu'il vient. Il me
dit : « Bon, combien tu gagnais chez ton patron ? » Je lui dit :
« Ecoutez, je vous dis franchement, je gagnais huit francs par
jour. » Il me dit : « Huit francs par jour ? » Je dis : « Oui, huit
francs par jour ; maintenant, si je fais l'affaire, vous pouvez me
donner le même prix, ou si vous voulez me donner un peu plus
d'augmentation, parce que je suis parti de chez lui parce qu'il ne
voulait pas me donner d'augmentation. » D'un seul coup je vois
qu'il m'avait donné cent et quelques francs. Je lui dis : « Mais
c'est pas le compte. » Il me dit : « Si. » J'ai fait mon compte et
j'ai vu que j'étais payé à raison de trente-deux francs par jour.
Je peux pas dire ce que ça m'a fait comme sensation, j'avais
envie, franchement j'avais envie de l'embrasser, tellement j'étais
heureux. Enfin, je lui demande : « Je gagne 32 francs ? » Il me
dit : « Oui, tu es capable, tu sais travailler, je te donne ce que
tu mérites. Tu mérites 32 francs par jour, je te donne 32 francs
par jour. » Alors là, le boulot je ne regardais pas, je ne perdais
22
pas une seconde, j'activais, et puis tout ce qu'il me disait je le
faisais.
...Qui est un bon communiste
Et puis après je me suis aperçu qu'il y avait une grève
générale. Le jour de cette grève générale, je m'amène le matin
pour travailler et voilà qu'il me dit : « Je te paye les journées,
mais tu ne travailleras pas. » — « Pourquoi ? » Il me dit : « Parce
qu'il y a la grève générale, il faut suivre le règlement, moi je ne
travaille pas aujourd'hui, et toi il ne faut pas que tu travailles
aujourd'hui. » Après, j'ai vu vraiment que c'était un communiste.
Je suis tombé chez lui, c'était un communiste. Quand j'ai vu que
c'était un communiste, c'est là que j'ai essayé de faire comme
tous les ouvriers, de faire une solidarité ouvrière, j'ai essayé de
participer au P.C. Et puis je me suis renseigné, j'ai activé, j'allais
aux manifestations, quand il y avait une manifestation j'y allais.
Vraiment, je m'accordais avec ce patron, je m'accordais énormé-
ment avec lui. Je me rappelle, j'allais aux manifestations, j'étais
le premier à manifester. Et par exemple à la Colonne Varonne,
quand on donnait des fêtes communistes, j'y allais.
Au bal
J'y allais, mais je ne savais pas danser.
Alors ce que je trouvais de bizarre c'est que là j'ai appris à
danser et quand je dansais là, on était en somme tous des ouvriers :
je dansais et les filles ne refusaient pas. Et puis, un beau jour,
j'ai été danser à Saint-Eugène, parce que, à Saint-Eugène, là-bas,
on donnait des bals vraiment bien. J'arrive donc au bal, je demande
à danser. J'étais habillé convenablement, quoi, et personne ne
voulait danser avec moi, aucune fille ne voulait danser avec moi.
Alors c'est quoi ? Je leur plais pas ? Et je me suis rendu compte
que ce n'était pas ça. C'est que j'étais Algérien, j'étais Arabe. Et en
plus de ça, j'étais dans un coin bourgeois. Alors j'ai dit : « ça va,
j'ai compris, je ne fréquente plus Saint-Eugène. »
Les filles, elles étaient françaises ou algériennes ?
C'était des filles françaises, oui. Il y avait aussi de Arabes
qui allaient danser là-dedans, comme par exemple la famille N.,
que je connaissais d'ailleurs. C'était des Arabes, mais des Arabes
corrompus, qui faisaient la même vie que les familles françaises,
les familles françaises bourgeoises, quoi. C'était des Arabes, mais
corrompus. Alors, eux, dansaient, eux avaient tout ce qu'ils vou-
laient. Mais quand il s'agissait d'un ouvrier arabe, par exemple
comme moi, alors tintin, des clous, rien du tout. Ils savaient qui
j'étais, que j'étais un ouvrier et tout ce qui s'ensuit et ils ne
voulaient pas admettre ça. D'ailleurs je me le demandais à maintes
et maintes reprises, je regardais même si ma chemise était propre,
pour voir si ce n'était pas pour ça. Et puis après je me suis aperçu
que ce n'était pas pour ça, non, que c'était le coin bourgeois
et qu'il fallait pas compter dessus pour danser.
23
Encore sur le P. C.
- Tu m'as dit que ton deuxième patron était du P.C., qu'il
était communiste.
Ah ! il était communiste, oh là ! De la manière qu'il
m'avait payé, que je gagnais huit francs et qu'il m'avait donné
trente-deux francs et qu'il me disait : « Tu vois, tu fais mon
affaire. » Et puis quand il y eut la grève qu'il m'avait dit qu'il ne
faut pas travailler et qu'il me payerait les journées...
C'était en quelle année cette grève générale ?
C'était en 37, en fin 37. Donc j'ai travaillé chez lui jus-
qu'en 39. Il me donnait, par exemple, un travail et il me disait :
« Voilà, tu as deux jours pour le faire, si tu le fais en un jour
et demi, eh bien, tu gagnes une demi-journée. » Alors moi j'acti-
vais, ça fait que dans la semaine j'arrivais à me faire une journée
en plus. J'étais vraiment heureux. Quand il a été appelé pour
faire sa période de 21 jours, c'est moi qui dirigeais l'atelier.
J'étais tout seul. Sa pauvre mère venait et elle me disait : « Tout
va bien ? » Je lui disais : « Oui, tout va bien, je fais tout le tra-
vail. » Quand il est revenu de sa période, on a continué à tra-
vailler pendant un bout de temps et puis il y a eu la déclaration
de
guerre. Il a été mobilisé, et puis sa mère a fermé son atelier.
C'était fermé pour cause de mobilisation.
Est-ce que ce n'est pas pendant cette période que tu as
connu le P.C. par ce type-là ? Et qu'est-ce que tu as fait ?
Oui, c'est pendant cette période. Avec lui, quand il y
avait une réunion ou quoi, il me disait : « Tiens, il y a telle ou telle
réunion » et j'y allais. Et quand il y avait une petite manifestation,
j'y allais. Mais après, quand il y a eu la guerre, on n'a plus
entendu parler du P.C.
Quel était le
genre d'activité que tu avais à ce moment-là ?
Je participais pour porter certains journaux, pour faire
acte de présence quand il y avait quelque chose, quoi. J'aimais ça.
Mais tu discutais, tu participais aux discussions ?
Ah ! non, je ne participais pas aux discussions.
Tu avais ta carte du P.C. ?
Non, je n'avais pas ma carte du P.C., mais j'allais quand
même dans le P.C. Je participais, mais c'est-à-dire volontairement,
mais personne ne m'a demandé si je voulais vraiment m'inscrire.
Ça fait que je ne me suis pas inscrit. Mais j'allais dans les réu-
nions, j'écoutais ce qu'on disait, j'allais dans les manifestations.
S'il y avait quelque chose d'organisé, j'y allais. Mais personne
ne m'a rien demandé, ne m'a dit : « Bon, tu te fais inscrire »
ou quoi.
Tu n'as jamais parlé dans les réunions ?
Oh ! non, je n'ai jamais parlé dans les réunions.
Composition du P. C.
Comment c'était le P.C. à cette époque-là ?
— Il y avait pas mal de Français, il y avait des Espagnols
qui venaient de la guerre d'Espagne et une petite minorité d'Algé-
riens, car il n'y avait pas beaucoup d'Arabes. Et à cette époque-là,
24
ils n'avaient pas cette tendance à la cordialité ouvrière. Ils étaient
là et personne ne leur demandait rien du tout. Et puis ceux qui
faisaient partie du P.C., ils n'allaient pas chercher à contacter des
ouvriers, par exemple ceux qui travaillaient dans les terres. Ou,
par exemple, quand ils allaient dans les cafés maures, ils ne
cherchaient pas
à avoir de contact avec les ouvriers. Ils avaient
un petit groupe à eux, ils essayaient d'avoir un groupe, mais ils
n'essayaient pas de se développer plus, jusqu'à un point où on n'a
plus entendu parler d'eux. Et je me suis rendu compte qu'ils
avaient été coupés littéralement par la bourgeoisie, par les fascis-
tes. Parce qu'il y avait plus de fascistes que de communistes en
Algérie, à Alger il y avait beaucoup plus de fascistes. D'ailleurs,
dans les ateliers il n'y avait pas de syndicats. Moi, jusqu'à l'heure
actuelle, je n'ai jamais connu de syndicat à Alger. Pourtant, à un
moment, j'ai travaillé comme ouvrier dans l'administration. Là,
j'étais parmi les ouvriers. Eh bien ! je n'ai jamais entendu un
ouvrier dire : « Tiens, il y a une réunion » ou dire qu'il y a un
syndicat pour les ouvriers. Quand on avait envie de demander
quelque chose, il fallait quelqu'un pour le demander, mais ce
quelqu'un là n'existait pas. Si on avait du culot on demandait,
sinon on ne demandait pas. Non, je n'ai jamais connu ça à Alger.
A cette époque, au début tu as cru que le P.C. était un
truc qui pouvait servir ?
- Ah ! au début j'ai cru que c'était un truc qui pouvait
servir. J'y ai été volontiers du fait de ce que j'ai passé, de ce que
j'ai enduré avec mon premier patron. Si on m'avait demandé
d'aller tuer même, je l'aurais fait; pourquoi ? parce que j'étais
écouré. Seulement je n'arrivais à toucher personne. Il n'y avait
personne, quoi. Je me méfiais aussi parce que j'étais de Saint-
Eugène. Je me disais, quand je discutais avec quelqu'un : qui sait
s'il ne va pas me vendre, celui-là. Ça fait que je n'avais pas
confiance. Quand j'étais chez ce patron, Robert, il y avait bien un
groupe d'ouvriers qui avaient la cordialité d'être des ouvriers
unis, mais ils ne pensaient pas à ces trucs-là, ils pensaient plutôt
à jouer aux cartes, à faire la belotte et tout ce qui s'ensuit. Ils
n'avaient pas la tendance de vouloir agir. A mon idée, ils se
voyaient vraiment dominés par les fascistes qu'il y avait là-bas à
Alger. D'ailleurs, on en subit les conséquences à l'heure actuelle.
Les fascistes
Mais pourquoi ? Ça a pris vraiment un gros développe-
ment à cette époque-là les fascistes ?
Oh ! oui, ça a été terrible les fascistes là-bas. Moi je me
rappelle, quand j'étais à Saint-Eugène c'était tous des fascistės,
tous des fascistes en général. Je me rappelle, encore gosse, j'avais
des copains, la famille Emilio, c'était des copains, mais seulement
c'était des fascistes. Ils n'avaient pas peur de crier : Vive de La
Roque. C'étaient des italiens. Quand ils sont venus à Saint-Eugène
ils tenaient un café. Ils criaient « vive de La Roque » et toute la
clique. Je leur disais : « Pourquoi vous criez vive de La Roque,
il n'est pas avec les ouvriers de La Roque ? » Alors ils m'ont dit :
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« Oui, mais nous on est des fascistes et les communistes tu vas
voir comment qu'on va les harceler. »
Mais il y avait bien quand même des ouvriers à Saint-
Eugène ?
Il
у avait des ouvriers, mais c'était des prolos bourgeois.
C'était des ouvriers, mais ils avaient tous tendance à être fascistes.
Sur 100 personnes, on en trouvait 95 qui avaient tendance à
être fascistes. Moi je sais qu'à Saint-Eugène c'était renommé,
aussi bien du côté des Arabes que du côté des Français. Les deux
parties c'était la même chose.
Est-ce qu'ils se cassaient la gueule avec les communistes ?
Non, ils ne se cassaient pas la gueule avec les commu-
nistes. Ils vivaient séparément. Mais à Bab-el-Oued, par exemple,
il y avait une tendance plus forte des communistes. Parce que, à
Bab-el-Oued, il у
avait des salles où j'allais d'ailleurs
organisait quelque chose et c'était marqué avec la faucille et le
marteau. On rentrait, il y avait des bals qui étaient organisés
où on
par le P.C.
Par contre, du côté du champ de maneuvres, vers le haut,
c'était un quartier bourgeois, c'était la rue Michelet, la rue d'Isly,
il ne fallait pas y aller. Pour Bab-el-Oued c'était différent, c'était
tous des ouvriers qui y habitaient, c'était une masse d'ouvriers.
Et c'était mélangé. Il y avait aussi bien des Arabes qui habitaient
là-dedans, il y avait des Espagnols, des Italiens, des Grecs. Il y
avait toutes les races qui habitaient là-dedans. Là, ça avait ten-
dance à être communiste.
Je ne me souviens plus du nom des rues, mais, par exemple,
il y avait en face du Cinéma Bijou une salle où il y avait des
organisations. C'est là-dedans que j'allais. Je regardais, j'écoutais
ce qu'on disait, qu'il fallait faire ceci, qu'il fallait faire cela. Mais
on ne m'a jamais rien demandé, alors je ne savais pas à qui
m'adresser avoir une carte.
pour
Entre le P. C. et le nationalisme
A cette époque-là, est-ce que tu connaissais le mouvement
proprement nationaliste arabe ?
- Je le connaissais, seulement je n'y participais pas. Je me
mêlais un peu de ça, mais je n'étais pas fort attiré là-dessus, parce
qu'il y avait des traîtres parmi nous, des donneurs qu'on appelle ça.
Il y avait des Arabes avec qui on discutait, et puis finalement ils
vous tiraient dans le dos, ils allaient tout de suite le répéter à la
police. D'ailleurs, après, j'ai eu des copains chez eux, mais ça
a été beaucoup plus tard.
- Donc, à cette époque-là, tu étais avec les communistes.
- A cette époque-là j'étais avec les communistes, je voulais
activer là-dedans, j'essayais de tout mon mieux pour venir en aide
à l'ouvrier. Mais je n'ai jamais trouvé une main qu'on me tendait
pour me dire : « Allez, viens carrément. »
Est-ce que tu as été déçu à cette époque-là ?
Non, je n'étais pas déçu à ce moment-là. Je n'ai jamais
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été déçu à cette époque-là du P.C. Le jour où j'ai été déçu, c'est
quand je suis venu en France. Pas avant.
CHAPITRE II
tra-
PENDANT LA GUERRE
Quand mon patron a été mobilisé je suis donc parti. J'ai
trouvé de l'embauche pour cinq mois. Ce patron-là a été correct.
Il m'a dit : « Je te prends pour faire ce travail-là, mais après... »
Ensuite j'ai travaillé chez un autre patron. Mais je n'ai pas
vaillé longtemps. Seulement deux mois. Au bout de deux mois
je me suis aperçu qu'il m'avait arnaqué, quoi. Il m'avait changé
mon outillage et il a dit qu'il l'avait vendu. Je ne le crois pas. Ce
n'était pas un type à vendre des outils. Seulement j'avais de bons
outils et il me les avait changés. Il avait pris les bons et puis
il m'a dit qu'il les avait vendus. Alors je lui ai dit : « Non, vous
allez me redonner mes outils. » Il m'a dit : « Non, je les ai vendus,
c'est trop tard. J'ai pris une crise de colère et j'ai voulu le taper.
On s'est chicané et j'ai pris mon compte. J'ai ramassé les mauvais
outils qu'il m'avait donnés et je suis parti carrément de chez lui.
La lettre de recommandation
C'est alors que j'ai reçu une lettre pour aller travailler comme
ouvrier dans l'administration. C'était une lettre qui ne m'était
pas adressée à moi. Elle était adressée à un type qui avait tra-
vaillé chez mon premier patron. Comme c'était un gars qui avait
été élevé chez les Pères Blancs, lui, il avait la possibilité de tra-
vailler dans l'administration. Quand j'ai reçu cette lettre, je me
suis dit « c'est pour moi, il n'y a pas à tortiller ». Et ça a marché.
Je me suis présenté et j'ai été embauché aussitôt. Alors quand
j'étais à l'administration, c'était bien.
Réformé
– La guerre était déjà commencée ?
Oui, la guerre était déjà commencée. Parce que je n'ai
pas fait mon service militaire. Je n'ai même pas voulu y aller
quand on m'a appelé pour passer mon conseil de révision. C'était
la guerre et je voyais tous les types...
Est-ce qu'ils prenaient tous les Algériens ?
Ah ! oui, ils prenaient tous les Algériens. Mais j'ai été,
le jour de mon conseil, le seul qui a été réformé. Enfin, je n'ai pas
été réformé au premier coup. J'ai été exempté pour passer l'année
d'après. Parce que je me suis drogué. J'ai manqué de mourir
tellement je me suis esquinté pour pas servir pour la France.
Parce que j'ai dit : moi, servir pour la France ça ne m'intéresse
pas, parce que l'intérêt qu'on a envers elle, eh bien, on n'a
aucun intérêt. Et je n'ai pas voulu, je me suis drogué. Alors c'est
là qu'ils m'ont exempté de service et je suis repassé l'année
d'après. C'est là que j'ai attrapé une chaude-pisse, oui, je me suis
présenté même avec une chaude-pisse. Et puis je me suis drogué
-
27
avec du kif, j'ai fumé deux cigarettes à jeun, que j'avais trempées
dans l'huile. Le matin j'ai fumé ça et je me suis présenté. Je peux
pas dire exactement ce que ça m'a fait. Mais quand on m'a appelé,
je dormais par terre. On est venu, on m'a réveillé, on m'a porté.
J'avais une chaude-lance, ça coulait, j'étais plutôt rachitique, tout
pâle... C'était la deuxième fois, alors ils m'ont réformé définiti-
vement. Ils m'ont dit : « Toi tu n'es pas bon pour le service. »
Alors je suis parti, je suis monté à la maison. Il y avait mon
frère qui m'attendait et qui m'a soigné.
C'était le moyen. Il y avait beaucoup d’Algériens qui faisaient
des combines comme ça, pour éviter de servir la France, quoi.
Parce qu'ils étaient écæurés de la vie qu'on menait là-bas. Parce
que si on prend 80 % des Français qui vivent là-bas, c'est des
types qui en veulent aux arabes.
Italiens d'Alger
Justement, on y reviendra sur ce que j'ai vu. C'est vraiment
inimaginable, ce que j'ai vu. Ce qui m'est arrivé, même à moi
personnellement, quand j'étais à Alger avec les Français. Avec
les Français, enfin j'appelle ça des Français avec la plume, parce
que quand ils arrivaient ici ils savaient à peine parler le français.
Surtout dans les milieux populaires. C'était encore pire dans
les milieux populaires. Si tu vas du côté de la Pêcherie, alors là
c'est tous des Italiens. Mais c'est des Italiens à double face. C'est
pas pour dire du mal des Italiens, parce que j'ai eu des amis
italiens en France que c'était des vrais champions. Mais les
Italiens qu'il y avait là-bas, c'était des tourne-casaque. Pendant
la guerre ils tiraillaient carrément contre les Français. Ils mar-
chaient avant tout avec Mussolini. Tous ils marchaient avec
Mussolini. Quand ils parlaient de Mussolini, ils en avaient plein
la gueule. Et puis après, quand ils ont vu qu'il était dans la
merde, ils ont dit : moi je suis contre ci, et moi je suis contre ça.
Mais moi, je les ai vu de mes propres yeux. Je me suis même
pris plusieurs fois avec certains Italiens et je leur ai dit : « Vous
êtes des faux-jetons. »
Rapports avec les camarades de travail
Pour revenir à mon travail dans l'administration, il faut que
je te dise que j'étais chef. Oui, j'étais chef dans mon métier. Je
faisais tout le travail et même pour recevoir la marchandise je
faisais un bon. On m'apportait la marchandise que je voulais.
On était payé au mois. A cette époque j'avais 45 francs par jour.
Un beau jour mon chef direct
, mon directeur pour ainsi
dire il était gentil ce chef-là il me dit : « Méfie-toi, Ahmed,
on veut te foutre à la porte, on veut te faire des vacheries pour
prendre ta place. Tu n'as qu'à ouvrir les yeux. » Alors je me
suis renseigné. Il y avait un type, un Espagnol, qui était rentré
là-dedans. Il était de mon métier et il voulait avoir ma place.
Comme il était bien avec les autres ouvriers qu'il y avait là, le
chef des machines et tout ça, il essayait de s'introduire pour
prendre ma place.
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Un jour j'ai fait un petit pari sur un travail qu'on devait
faire. J'ai dit à l'Espagnol et à un de ses copains : « Je vais vous
prendre tous les deux. Vous allez faire le travail et moi, tout seul,
je ferai le même que vous. » Il y avait mon chef qui était là devant
nous. On a commencé à le faire. Celui qui perdait devait payer
six bouteilles de bière. Alors moi j'ai activé, j'ai fini mon boulot,
tandis que eux, malgré qu'ils étaient deux, ils n'avaient pas fini.
Finalement j'ai dit au manæuvre : « Va chercher six bouteilles
de bière à leur santé ». Alors mon chef il est parti. Il a vu que
vraiment j'étais plus capable. Sans me vanter.
Un autre jour je me suis vraiment mis en pétard. Vers la fin
du mois ou le premier, en général on était payé. Mais deux jours
avant environ, on demandait quand on allait être payé, parce qu'il
fallait aller à la mairie pour toucher l'argent. Donc, un jour
j'envoie le maneuvre pour aller demander à M. Garnier quand
c'est la paye. M. Garnier demande : « C'est qui, qui t'envoie ? »
Il dit : « C'est Ahmed. » « Eh bien ! tu diras à Ahmed qu'il
est toujours pressé pour la paye et qu'il peut attendre. » Quand le
manæuvre me dit : « Il ne sait pas quel jour on est payé », je
lui réponds : « Eh bien ! va dire à M. Garnier que je ne travaille
plus. >>
Je me suis assis et je n'ai plus voulu travailler. Mon chef qui
était monté parce qu'il était toujours en train de regarder ce
qu'on faisait
me dit : « Pourquoi tu ne travailles pas ? » Je lui
réponds : « Moi je ne travaille pas. Si on ne me donne pas la
paye, moi, je ne travaille pas. M. Garnier dit qu'il ne sait pas
quel jour on sera payé, alors moi je n'ai pas envie de travailler
pour bouffer des briques. » Aussitôt mon chef a téléphoné et le
lendemain on a eu notre paye. Après, les ouvriers commençaient
à m'estimer parce qu'ils voyaient que moi l'administration j'en
avais rien à foutre.
Défense des ouvriers juifs
La plupart des ouvriers, c'était des Français ?
Ah ! c'était des Français et il y avait des Juifs. Mais
alors là, pour les Juifs qui travaillaient là-dedans, ils étaient mal-
heureux. Je ne sais pas si en France c'était la même chose, mais
en Algérie (c'était le régime Pétain) je voyais comme ils étaient
vraiment malheureux. Ces Juifs-là, c'était des ouvriers. Primo, ils
n'étaient pas titulaires. Ils travaillaient dans l'administration de-
puis X temps, mais ils n'étaient pas titulaires. Ils étaient payés
à la journée. C'est-à-dire qu'ils touchaient tous les mois comme
nous, mais ils étaient payés à la journée.
C'était donc sous Pétain. Quand il y avait du travail pressé,
on les faisait appeler pour travailler et aussitôt que c'était fini,
on leur disait : reposez-vous. Aussi, un jour, j'en ai attrapé un et
je lui ai dit : « Pourquoi tu acceptes ces conditions ? » Il me dit :
« Moi, je peux pas la ramener étant donné qu'on est sous le régime
de Pétain ». Je lui ai répondu : « Je vais m'en charger » et j'ai
gueulé. On avait à l'époque un gros monsieur d'origine de Saint-
Eugène qui travaillait aussi dans la boîte. Il m'appelle et me dit :
29
« Pourquoi tu prends la défense de Cohen ? » Je réponds : « Je
prends sa défense parce que c'est un ouvrier comme moi. Il n'y a
pas de raison qu'on ne le fasse travailler que quand on a besoin
de lui. Je dis que moi, si j'étais à sa place, je ne travaillerais abso-
lument pas. J'irais vendre des poivrons au marché. Je ne travaille-
rais pas pour eux. » Alors on s'est disputé. Je lui ai dit : « Ce n'est
pas comme vous. Vous êtes le fils d'un sénateur. J'ai bien connu
votre père. Comment qu'il est riche, votre père ? Est-ce que vous
pouvez me le citer, vous ? Quand il est venu en Algérie, il avait
des espadrilles trouées. >> Textuellement, je lui ai dit. Alors il
me dit : « Tu veux que je te fasse arrêter ? » « Arrêter, je n'en
ai rien à foutre de vous ! » Je lui ai mis les points sur les i à ce
type-là. A côté de cela, son frère c'était un champion, c'était
un type vraiment intéressant.
Quand je travaillais chez Antoine, j'allais travailler chez son
père. Eh bien, jamais on m'a dit — j'étais gosse — voilà dix sous
pour toi de pourboire. On me faisait faire des corvées et tout ce
qui s'ensuit, mais jamais il n'y a eu un pourboire chez eux. C'est
tout juste si on ne me disait pas « allez, va-t-en » et c'est tout.
A côté de ça, son autre fils, chez qui j'ai travaillé aussi, il était
vraiment gentil, ainsi que sa femme. Parce que quand, par exemple,
j'avais fini un travail et que j'allais encaisser une facture, j'avais
toujours mon petit pourboire.
« Félicitations »
Donc, je commençais à être bien vu par les gars, parce qu'ils
voyaient que je ne me laissais pas faire.
D'ailleurs, un jour j'avais fait un travail et le maire d'Alger
était venu. C'était avant Chevalier. Chevalier, lui, c'était un ancien
pâtissier. Il avait une pâtisserie rue Bab-Azoun je les connais
bien tous ces cocos-là ! Donc le maire vient et demande qui
avait fait ce travail. C'était la première fois qu'ils avaient du
travail fait comme ça. On lui dit : « C'est Ahmed. » Alors il me
fait appeler pour me féliciter.
Le chef des machines monte et me dit : « Dis donc, tu devrais
t'habiller, parce qu'il y a le Maire qui veut te féliciter. » Je lui
réponds : « Moi, je me présente comme ça, j'en ai rien à foutre.
C'est pas parce que c'est le Maire que je vais m'incliner devant lui.
Je descends comme ça en habit de travail, je ne m'habille pas. »
Et je suis descend:1. Il y avait le Maire. Je les vois toujours devant
moi, ces bandes de cloches-là. Il y avait toute la smala, toute la
commission qu'on l'appelait, tous ses boys, quoi. Alors il me dit :
« C'est vous qui avez fait ce travail ? » Je dis « oui » et il me dit :
« Je tiens à vous féliciter. » Sur ce, je lui réponds : « A force
d'entendre des félicitations les poches sont pleines et elles débor-
dent. » Il dit : « Qu'est-ce que ça signifie ? » Je réponds : « C'est
qu'on est mal payé. Vous avez des ouvriers ici qui sont pères de
famille et qui gagnent 40 francs par jour et moi qui suis céliba-
taire j'en gagne 45. Je ne vois pas pourquoi des félicitations.
Je m'en fous des félicitations, ce qui compte c'est le bifteck. »
Alors, sur ça, aussitôt que le mois est arrivé, on a eu cent sous
30
veux pas
d'augmentation par ouvrier et par jour. Alors là, les ouvriers ils
m'ont appelé et ils m'ont payé le coup. Et quand il y avait une
histoire, ils me disaient : « Allez, Ahmed, présente-toi. >>
Démission
Mais je me rappelais que tous les ouvriers avaient voulu me
mettre à la porte pour prendre ma place, comme je te l'ai déjà
dit. Donc, je leur ai dit : « C'est pas pour vous que j'ai fait ça,
parce que vous êtes tous des dégueulasses. Si je l'ai fait c'est pour
l'humanisme. Je vais vous dire franchement, je n'y tiens pas
beaucoup à rester dans l'administration et moi, des dégueulasses
comme ça, je n'en veux pas. » Et ça s'est arrêté comme ça.
Mais un jour j'ai eu une discussion avec le chef conservateur
de la mairie. Il m'avait demandé de faire un travail qui n'appar-
tenait pas à mon administration. Je lui ai répondu : « Non, je ne
le fais pas. Je ne suis pas payé pour faire votre travail. Je fais le
travail de mon administration, je ne fais pas le travail de la mai-
rie. » On s'est engueulé et sur ce je lui ai dit : « Vous savez pas
?
Je vais vous donner ma démission. Il y en a beaucoup qui veulent
prendre ma place, alors moi je ne veux pas rester là-dedans. Je ne
m'incliner devant vous tous. Je suis libre, j'ai voulu avoir
ma liberté, je ne suis pas un type à être commandé par vous et
je ne veux pas être un lèche-cul. » Et j'ai donné ma démission.
Je suis parti de l'administration.
« Travail arabe »
Alors j'ai essayé de me mettre à mon compte, de travailler
pour moi. Je me débrouillais. Automatiquement, j'essayais d'avoir
des relations, c'est-à-dire parmi les Français. Parce que générale-
ment, pour des Arabes comme moi, c'était du sale boulot : faire
des bricoles, réparer des portes, faire des vieux trucs, quoi. Et cela
parce qu'ils n'avaient pas la possibilité de faire des belles choses.
Alors il fallait faire du « travail arabe », comme disent les
Français là-bas. Quand ils voient un Arabe travailler, ils disent
« tu fais du travail arabe ». Mais moi je ne voulais pas.
D'après ce que tu m'avais dit, c'est parce qu'ils n'avaient
pas une bonne formation.
Oui, les types n'avaient pas une bonne formation. Il
avait une école d'apprentissage dans l'ancien deuxième arrondis-
sement et le type qui éduquait les petits enfants arabes — il n'y
avait pas d'enfants français là-dedans et il leur fallait un profes-
seur arabe
il ne savait pas tellement travailler parce qu'on ne
lui avait jamais bien appris.
Les Arabes, ils n'étaient bons que pour faire les maneuvres
ou toutes sortes de corvées, ou alors travailler comme dockers.
Comme docker, il faut voir comment ça se passait. J'ai un
copain qui travaillait comme docker. Il était obligé, parce qu'il
n'avait
pas
de métier. Vous n'avez pas vu ça. Voilà comment ça
se passait.
Ils arrivent le matin quand il y a un bateau à décharger.
Alors le type qui dirigeait pour décharger le bateau jetait des
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jetons. Il jetait des jetons par terre. Celui qui arrivait à ramasser
un jeton avait sa journée assurée. Il fallait se bagarrer pour ça.
Quand il y avait des jeunes, d'accord, ils y arrivaient toujours,
mais quand il y avait des vieux ils crevaient de faim parce qu'ils
n'y arrivaient pas. Ou alors c'était qu'il y avait deux ou trois ba-
teaux ; là il y avait du travail pour tout le monde. Mais quand
il n'y avait qu'un seul bateau...
C'est pourquoi les Arabes, même ceux qui ont un métier, ne
sont pas très bons, ils ne sont pas assez fignolés. Parce qu'on ne
leur a pas appris un métier à fond. D'ailleurs, quand on voit un
Arabe qui cherche à se débrouiller pour avoir un métier, on cher-
che tout de suite à l'éliminer. Comme moi, quand j'étais chez
Antoine, avec ce colonel Pitard qui avait déconseillé à mon patron
de me laisser travailler pour moi. Même qu'il avait dit « c'est
comme ça qu'on apprend à travailler. »
Chez les colons
Donc, j'essayais d'avoir des relations par les Français que je
connaissais et puis j'essayais gentiment, pour avoir du travail,
quoi. Et comme ça j'ai travaillé. Naturellement en faisant des prix,
parce que si je comptais plus cher qu'il fallait, je n'avais pas de
travail. Donc j'arrivais à me débrouiller.
C'est à cette époque que j'ai connu un nommé Albert
Gros. Je lui faisais des travaux, parce qu'il voyait que je ne lui
comptais pas cher et il me demandait toujours. J'ai fait pas mal de
travaux pour lui et un beau jour il me dit qu'il y a un travail à
faire à Bouzarea, à peu près à 12 kilomètres d’Alger.
J'ai accepté et il m'a présenté à un colon. Et ça m'intéressait
de voir le comportement de ce colon envers les Arabes. Je voyais
qu'il y avait des manæuvres, des types qui travaillaient la terre,
quoi. Donc j'ai fait sa connaissance et puis, comme je me débrouil-
lais : je savais danser, je buvais — parce que chez nous c'est un
péché de boire, alors moi je buvais en douce - j'aimais la belle
vie, quoi – si on appelle ça la belle vie — alors j'étais bien avec
lui. Et une fois par semaine, ce colon là tuait un mouton. Il avait
une maîtresse et Albert il amenait une maîtresse aussi et puis ils
faisaient la foiridingue. Alors moi j'étais là, parmi eux.
Défense des ouvriers agricoles
Je suis resté plus d'un mois là-haut et j'ai vu pas mal de
trucs, que vraiment ça me touchait. Il y avait des ouvriers arabes
qui travaillaient la terre et qui gagnaient 20 F par jour. Je voyais
que le colon, le matin, arrivait avec de gros pains de trois kilos.
Îi les partageait en deux et il appelait celui qui dirigeait il y
en avait un qui lui faisait ses courses, etc. et lui faisait faire
la distribution aux autres ouvriers : un kilo et demi chacun, puis-
qu'un pain faisait trois kilos. Alors je lui ai dit « mais qu'est-ce
qu'ils mangent avec ça ? ». Il me dit « t'en fais pas pour eux,
il y a des oignons dans les champs ». Alors moi, ça m'avait vexé,
ça m'avait touché. Je me disais « quoi ? du pain et des oignons,
et ils travaillent du matin jusqu'au soir ». Et lui, une fois par
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semaine, il tuait le mouton. Il y avait de la viande à gogo et des
fois il y avait de la viande qui se pourrissait plutôt que de leur
donner.
Alors moi j'ai fait un petit truc à moi. Je me suis dit je vais
faire un petit plat, une cassouella, comme on dit chez nous. J'ai
fait la cuisine moi-même, en cachette quoi, dans un endroit éloigné
et je les ai invités à manger.
Ils sont venus. Et j'ai essayé de leur faire la morale. Je leur
ai dit : « Pourquoi vous travaillez chez lui ? Il ne vous paye pas
bien. Pourquoi vous foutez pas le camp de chez lui ? 20 F par
jour, et il vous donne un pain, et vous mangez des oignons ! ».
Ils m'ont dit « partout c'est pareil ». Quand ils m'ont dit ça, j'ai
dit : « Eh bien ! il ne faut pas travailler, il faut aller ailleurs, cher-
cher un autre coin, chercher une autre place, où vous poserez vos
conditions. Il faut pas vous laisser faire comme ça. » Et je les ai
tellement bien entrepris, qu'ils ont marché.
Echec et conséquences
Mais c'est qu'après, ils étaient tous contre moi. C'est parce
que tous ces colons ils se donnent tous le mot. Ils ont tous le
même tarif. Et quand il y en a un qui fout le camp, il est immé.
diatement signalé chez les autres et il ne trouve pas de boulot,
Alors ils sont obligés de s'incliner. Donc le patron, ce colon là,
il dit « c'est marrant, comment ça se fait qu'ils sont tous partis
d'un coup ? » Et il me ragardait. Je lui dis « j'en sais rien, moi,
comment ça se fait. » Il dit « t'en fais pas, ils vont revenir, parce
qu'ils ne trouveront pas de boulot ailleurs. » Et en effet, ils sont
tous revenus. Ils étaient cinq ou six à peu près. Ils sont tous reve-
nus, mais plus personne ne voulait me parler. Ils étaient tous
contre moi, parce qu'ils avaient vu que ce n'était pas la bonne
solution. Alors moi, quand j'ai vu ça, je suis reparti à Alger, j'ai
abandonné. Et à Alger j'ai continué à travailler
Naissance du sentiment nationaliste
Maintenant il faut que je revienne bien en arrière. J'avais
des copains qui avaient tendance à être du P.P.A. Ils me disaient
« tu vois l'injustice, le colonialisme, etc. » Et moi je le voyais.
très bien.
Une fois, j'étais à Alger, en 1939 à peu près. Je voyais l'in-
justice. Je me suis disputé avec un Français, ou un Espagnol ou un
Italien, je ne me rappelle pas très bien de quelle origine il était.
J'étais à Bab-el-Oued. Juste avant d'arriver au lycée. Je me suis
bagarré avec lui. Oh, c'est pas pour dire que je me suis bagarré.
C'était à cause d'un petit gosse. Il avait bousculé sa sæur. Et l'au-
tre l'avait traité de sale race. Alors moi je lui ai dit « pourquoi
tu le traites de sale race ? ». Et il me dit « tu réponds pour lui ? ».
Je lui dis « oui, je réponds pour lui. » Et on s'est bagarré. A ce
moment là le flic est venu et il nous a ramassé tous les deux. Il
nous a montés au commissariat de la rue Brusse. On rentre dans
le commissariat et moi on me fout en tôle. Quand j'ai vu que lui
on lui disait « allez, tu peux foutre le camp » et que moi on me
pour moi.
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disait « toi, tu vas rester là », j'ai dit : « Pourquoi vous le laissez
partir ? il avait tort, il l'avait traité de sale race; pourquoi il
l'avait traité de sale race ? » Alors on me dit : « Ne cherche pas
à comprendre, tu vas passer la nuit ici. » Et moi je dis : « Pour
quoi je vais passer la nuit ici ? Si je passe la nuit, il doit passer la
nuit aussi. » Sur ce, ils m'ont poussé en prison. Je suis resté là
depuis l'après-midi jusqu'au lendemain matin, j'ai passé la nuit
au poste. Alors là ça a commencé à me révolutionner quand j'ai
vu ça.
a
Les petits cireurs d'Alger
Il y a eu un autre cas. C'est un jour où j'étais dans le tramway
à Saint-Eugène. Il y avait un petit cireur. Tu sais comment c'est.
Il y a le tramway et il y a le tampon. J'étais tout seul dans le
wagon. C'était un moment creux. Il y avait juste un bonhomme,
un monsieur, bien habillé, quoi, un Français. On voyait que
c'était un européen. Le petit gosse, naturellement, trichait pour
ne pas payer. Automatiquement il s'asseoit sur le tampon et fait
toute la ligne 'comme ça. C'était un système démerde, un système
pour faire le parcours. Il avait un petit béret sur la tête. J'étais
dans le tramway et puis le receveur était loin. Et voilà que le
Français le regarde et d'un seul coup quand le tramway avait
pris un bon élan, il était à mi-chemin il lui a pris son béret
au petit gosse et il lui a jeté son béret. Alors le gosse dit « pour-
quoi, monsieur ? » Et l'autre le regarde et il se met à rire d'un
air de foutaise. Et le gosse lui dit « c'est pas gentil, monsieur,
pourquoi vous me faites ça ? » L'autre ne lui répondait pas. Le
gosse ça l'avait énervé et, avant que le tramway arrête, il avait
préparé un gros glaviot dans sa bouche. Et il l'a regardé et puis
juste au moment où le tramway allait s'arrêter, le gosse
lui
envoyé le gros glaviot sur lui. Le type était furieux. Le gosse s'est
sauvé et il a fallu qu'il fasse demi-tour pour aller chercher son
béret. Le type s'essuyait et puis me regardait d'un sale wil. Il dit
« s'il y en a un de sa race qui veut répondre, je suis là. » Mais
moi, à cette époque, j'étais gosse et je savais que je ne pouvais
pas répondre, parce que si je répondais il me foutrait des coups.
Et comme c'était une personne assez forte, je me suis tu. Et puis
j'ai tourné la tête, parce que quand je le regardais, avec le glaviot
sur lui, j'avais un petit sourire. Donc je me suis retourné et puis
je ne le considérais pas. Et deux stations après je suis descendu,
parce que je n'en pouvais plus. Ça me révolutionnait et en même
temps j'étais heureux que le gosse se soit vengé de cette façon là.
Et puis il y a un autre truc que j'ai vu. Vraiment le plus ter-
rible. Vraiment le plus terrible, le plus cruel qui puisse exister sur
la terre. C'est celui-ci. Car vraiment j'ai été foudroyé de voir un
truc comme ça.
J'étais à Alger, à la place du Gouvernement. Tu sais, il y a
beaucoup de petits cireurs chez nous, ça pullule, que s'il n'y a pas
de cireurs, il y a des mendiants. Parce qu'il y a une misère formi-
dable. Et les cireurs, ils ont une médaille, un numéro, une sorte de
patente, quoi, qui leur est délivrée par la préfecture. Sans ça ils
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ne peuvent pas exercer le métier de cireur. Ils avaient aussi des
tarifs.
Donc les petits cireurs demandent : « cirer monsieur, cirer
monsieur ? » Et il y avait là une sorte de capitaine et le gosse lui
a mis la boîte sous les pieds. Le type s'est fait cirer les souliers. Le
tarif était à cette époque là de 3 F ou cent sous, je ne pourrais pas
dire exactement. Mettons qu'il était de cent sous. Alors le petit
cireur finit et le capitaine sort son porte-monnaie et lui jette 2
ou 3 F. Et moi j'étais juste devant, le plus beau. Le petit dit « non,
le prix c'est cent sous, plus le pourboire. » Parce qu'ils exigeaient
un petit pourboire. Mais le capitaine lui répond « allez, va-t-en,
tu en as assez comme ça ! » Alors le gosse lui dit « non monsieur,
c'est le prix, vous ne payez pas le prix ». Alors l'autre se retourne
et lui fout une calotte. Quand le gossse s'est vu comme ça
il
avait une caisse en bois, avec deux lanières de cuir qui la tenaient
il a entortillé sa caisse après sa main, puis il s'est tourné vers
lui et il a dit « mon capitaine ! »; le capitaine s'est retourné, et le
gosse lui a envoyé la caisse en pleine figure. Il lui a défiguré la
figure. Il avait la figure tout en sang.
D'un seul coup tout le monde s'est attroupé. Il y a des gens
qui ont arrêté le gosse et les flics sont venus et ils l'ont emmené.
Je l'ai suivi jusqu'au commissariat. Et j'ai vu le pauvre gosse qu'ils
ont emmené en tôle. La ça m'avait éccuré de voir ça. Et puis
l'autre ils l'ont emmené au pharmacien se faire soigner.
Pour vivre à Alger, pour vivre en Algérie, il fallait vraiment
avoir le cæur bien accroché. Et il fallait être tenace pour combattre
l'esprit de ce colonialisme qu'il y avait qu'il y a encore à l'heure
actuelle là-bas. C'est honteux des trucs comme ça, c'est formi-
dable les trucs qui se passent.
Le monument aux morts
Au monument aux morts, chaque fois qu'il y avait le 14 juil-
let, je me posais des questions. Quand ils annonçaient « mort au
champ d'honneur » — j'étais gosse à cette époque là - je voyais
toujours le Dr Meziani, le père, qui pleurait. Alors je me deman-
dais dans ma tête : pourquoi il y a ce Meziani qui pleure et qu'il
n'y a pas d'autre Arabe qui pleure ? Et puis j'ai regardé sur le
monument aux morts de Saint-Eugène. Il n'y avait pas un seul
nom arabe. Il y avait juste le fils de Meziani. Et plus tard je me
suis fait la remarque. Je me suis dit : ce Meziani, il doit être natu-
ralisé français. Parce que moi, sur la carte d'identé que j'avais,
c'était marqué « Français musulman, non naturalisé ». Et quand
je suis retourné à Alger en 1951, on m'a refait une carte d'iden-
tité et c'était marqué « Français musulman » tout court. Même que
j'avais demandé qu'on mette « non naturalisé » et qu'ils n'ont pas
voulu.
Fanatisme et superstition
Même pour le fanatisme, la superstition, j'ai vu que c'était
autorisé, agréé par le gouvernement français en Algérie. J'ai vu,
square Nelson, des femmes qui allaient là, soi-disant que c'était
1
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des sorciers – des conneries, quoi. Mais c'était agréé par le gou-
vernement. Il y avait des négresses là, qui tuaient des poulets, pre-
naient les entrailles et tout ce qui s'ensuit. Soi-disant que l'eau de
la mer de cet endroit était bénie par le sorcier et les femmes
allaient se laver là-dedans. Il y avait donc des femmes qui se fou-
taient à poil pour se laver là et simplement il y avait une autre
femme qui les cachait avec un petit bout de voile de rien du tout.
Un jour j'étais avec des copains et j'avais vu ça. D'ailleurs les co-
pains et moi on avait commencé à rouspéter parce qu'il y avait des
pêcheurs, là. Ils donnaient de bons coups d'ail. Enfin, ils se réga-
laient. Alors nous, on a commencé à incendier cette femme et les
femmes qui faisaient brûler de l'encens et tout le bataclan. Eh
bien ! mon vieux, il fallait qu'on courre, parce que les flics ils sont
venus ; ils nous ont fait courir. C'était autorisé par le gouverne-
ment.
C'est des trucs qu'on devrait supprimer. Parce qu'à l'heure
actuelle ça existe encore. A la Casbah, je me rappelle, il y a une
femme qui est une vraie saloperie, elle crée le fanatisme pour
arriérer les gens encore plus, pour leur introduire le culte du fana-
tisme. Il fut un moment en 1944 où elle avait acheté une villa à
Saint-Eugène. Je dirai franchement, ma mère je lui défendais d'y
aller et elle y allait quand même. Ils étaient possédés par ce bara-
tin bidon. On leur racontait un tas de choses, que d'ailleurs moi
je ne faisais pas cas. Je gueulais même à ce sujet, parce que je di-
sais : quoi, c'est honteux de faire des trucs comme ça, c'est hon-
teux. On ne devrait pas autoriser tous ces trucs là, et puis ils l'ont
fait. C'est autorisé.
Religion
- Au point de vue religion, toi, quand tu étais petit, est-ce que
tu étais religieux ?
- C'est-à-dire que quand j'étais petit je ne suivais pas la reli-
gion. C'était à l'époque où je me suis mis à mon compte.
Il
у
avait
une espèce de vieux cinglé, et il m'a baratiné, il m'a mis dans
l'idée de faire la religion. Alors moi je l'ai faite. D'ailleurs pen-
dant deux semaines ou trois semaines, c'est tout. Et après, moi, j'ai
vu que c'était du bidon.
D'ailleurs, d'un côté il y avait les resquilleurs, comme on les
appelle chez nous. Et ils allaient prier. Une fois il у
avait un mec.
Je le connaissais, c'était un voleur. Et moi, je le dis franchement,
j'avais un petit coup dans le pif, et je suis parti faire la prière
bien que la religion le défende. C'était le vieux qui m'avait bara-
tiné, quoi. Alors, quand je suis rentré dans la mosquée — tu sais
comme on fait — je me déchausse, j'enlève mes souliers. Donc, je
m'amène faire la prière. Le type, lui, il avait l'habitude de se met-
tre à côté des espadrilles et des chaussures. Je le connaissais. Et je
commence à faire la prière. Il avait remarqué que j'avais un petit
coup dans le pif. Alors il me dit : « tu n'as pas honte de venir
faire la prière comme ça ? » Et moi je lui dis : « je préfère venir
faire la prière comme ça
parce que nos ancêtres buvaient et de
plus je n'étais pas saoul complètement — mais toi, quand tu viens
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faire la prière, tu te mets à côté des espadrilles, comme ça tu
piques les belles espadrilles et tu laisses les vieilles. » Alors moi,
ça m'a écouré, je me suis dit : moi j'ai compris. Je n'ai plus voulu
faire la religion.
Une manifestation nationaliste non autorisée
J'ai donc vu tous ces trucs là, et j'avais aussi des copains qui
parlaient de la liberté de l'Algérie et tout ce qui s'ensuit. Alors
j'ai activé, vraiment j'ai activé. J'ai essayé de convaincre certains
compatriotes pour essayer de défendre l’Algérie, la liberté de
l'Algérie.
Alors là, je me rappelle d'une manifestation. C'était en 1941.
C'était à la veille du Ramadan.
Mais quel était le but de cette manifestation ?
Ah ! ça, je ne pourrais pas dire.
Mais c'était une des premières grandes manifestations ?
Oh non ! Il y a eu une grande manifestation en 1933 et
après il y en a eu plusieurs, mais moi je n'étais pas dans le coup.
Mais celle dont je me rappelle c'était en 1941. C'était une mani-
festation, comme toutes les manifestations qu'on organise, pour le
mécontentement et tout ce qui s'ensuit. A ce moment là c'était
sous le P.P.A., quoi.
On avait préparé ça. Moi j'étais avec des copains, mais je ne
savais absolument rien. Admettons que c'est aujourd'hui la fin du
Ramadan. Le lendemain c'était fête. Alors vers le coup de quatre
heures du matin, on est parti, on est allé dans les cafés. On disait
aux jeunes : « allez, descendez ». Aux types qui étaient dans les
cafés en train de jouer aux cartes ou aux dominos, on leur disait :
« allez, decendez, allez manifester. » Et puis on est descendu et là,
la police elle l'a eu dans le dos. Parce qu'on est descendu, on s'est
groupé et on est passé à la nouvelle Mosquée. On était là en train
de manifester. Il y avait un discours. Et voilà que le type qui di-
rige la Mosquée à commencé à crier. Alors moi j'étais devant lui
et je lui ai donné un coup de poing, parce qu'il disait « ici c'est la
Mosquée de la religion, c'est pas la Mosquée de la politique ».
J'étais acharné, quoi. Et puis après on est parti, ça a été fini, on
est remonté. Alors il y avait la police, ils ont chargé sur nous.
Nous, on se défendait. C'était la grosse bagarre et tout ce qui
s'ensuit. Moi, j'avais reçu un gros coup de gourdin sur le crâne.
Et après, ça s'est arrêté.
Je continuais à fréquenter les copains. Je ne récoltais que les
copains qui avaient évolué là-dedans. Quoi, des amis. Et je conti-
nuais à travailler aussi. Et c'est de là où j'ai commencé à m'aper-
cevoir de l'injustice du gouvernement français envers les Algé-
riens. Eux-mêmes nous rendaient révolutionnaires malgré eux. Et
alors je discutais avec des Français. Très peu d'ailleurs, parce que
je n'aimais pas beaucoup faire ces trucs là. Et quand je discutais
avec eux j'essayais de leur lancer des piques, et tout ce qui s'en-
suit. Mais ils me disaient « toi tu n'es pas comme les autres, tu es
différent ». Moi-même je ne disais rien du tout, mais pourquoi pas
37
comme les autres ? Hein ? Parce que je me défendais mieux, je
parlais mieux le français et tout ce qui s'ensuit ?
...et manifestation « autorisée »
Vers 1945 il y a eu une grande manifestation. Mais cette fois
c'était autorisé par le Gouvernement. Ils avaient demandé l'auto-
risation et le Gouvernement l'avait accordée. Mais moi je n'étais
pas dans le coup cette fois-ci. Parce qu'en 1941 la police m'avait
recherché. Pendant cinq jours, j'avais été recherché et j'étais plan-
qué. Il y avait aussi un copain qui était recherché, un très bon
copain à moi. Puis après, on m'a dit que je pouvais me présenter.
Alors je me suis présenté et je suis resté à peu près une heure là-
dedans. Puis après, le copain s'est présenté lui aussi, parce qu'on
lui avait dit qu'il fallait qu'il se présente. Mais lui, quand il s'est
présenté, on l'a gardé. Et puis on l'a martyrisé : on lui a mis du
courant électrique dans les parties, on l'a fait asseoir sur une bou-
teille. Depuis j'ai entendu dire qu'il était devenu un acharné.
Donc, en 1945, il y a eu une grande manifestation. Mais avec
le copain on n'était pas dans le coup parce qu'on était marqué à
l'encre rouge. Mais alors là j'ai vu, j'ai eu des copains qui sont
morts. J'en ai vu un, plus particulièrement, au moment de mourir
il a dit : « je meurs, mais c'est pour l'indépendance de l’Algérie,
il y a rien à faire ». J'avais un autre copain aussi qui est mort.
Parce que quand il y a eu la grande manifestation, elle était auto-
risée, mais ils les attendaient au coin de la rue d'Isly et de la rue
Henri-Martin : là il y avait des voitures avec des mitrailleuses des-
sus. Et quand la foule a débouché là-dedans, ils ont commencé à
faire un carnage. D'ailleurs ça a même été filmé par des journa-
listes américains. A ce propos d'ailleurs, si jamais je rencontre cet
Albert Gros, je te jure qu'il comprendra sa douleur, parce qu'il
s'est vanté, il a dit « oui, moi j'étais au deuxième étage et j'ai tiré
sur la foule. »
A cette époque là, on ne pouvait rien faire, parce qu'on était
bridé. J'avais aussi un copain à Saint-Eugène. Il avait cinq soeurs
et il était seul qui travaillait pour sa famille, parce que son père
était mort. Il était à peu près dans le même cas que moi. Lui, il a
été tué aussi. J'avais pas mal de copains comme ça qui sont morts
par cette manifestation.
Echappée
Avant cette histoire de la manifestation, j'avais vu une
femme. C'était formidable. J'étais un soir chez ma tante et il y
avait une femme qui était venue chez elle. Elle avait les talons des
pieds tout gercés tellement qu'elle avait marché. C'était terrible.
Ça venait de ce que des gendarmes étaient partis du côté de Tizi
Ouzou, dans un petit village. Et naturellement, ils ont voulu vio-
ler une fille. C'est primordial ça, chez nous, manquer de respect
comme ça. Alors ces gendarmes ont été tués.
Alors il y a eu des représailles. Les gendarmes sont venus. Ils
ont encerclé le village et ils l'ont bombardé et ils y ont été avec
des lance-flammes. Tous ceux qui étaient là-dedans, ils les ont brû-
38
lés. Ils ont brûlé le village, quoi. Ils ont saccagé tout ça, soi-disant
pour donner une leçon au peuple. Et alors cette femme-là elle
s'était évadée, elle a échappé et c'est elle qui nous a raconté l'his-
toire.
Vengeance
Mais la plus belle connerie qu'ils ont faite c'est d'oublier que
malgré cette population qu'ils avaient massacrée, il y avait encore
les enfants. Les enfants qui étaient encore sous les drapeaux, qui
n'étaient pas démobilisés. Alors, un jour que j'étais rue de la Cas-
bah, à Alger, j'ai vu un militaire, un Arabe habillé en militaire.
On voyait qu'il descendait de la caserne. Mais alors là il était
comme un fou acharné, un vrai enragé. Alors on l'entendait dire :
« ils m'ont tué toute ma famille, mais je vais me venger, je vais
me venger ». Et on l'a vu passer comme ça et puis d'un seul coup
on a entendu une pétarade. Il avait fait un carnage lui aussi. Mais
il est mort, il a été abattu. Il est mort, mais il s'est vengé du car-
nage qu'ils avaient fait dans le village. Parce que c'était certaine-
ment un type de ce village là, de la manière dont il était fou fu-
rieux.
Alors, automatiquement, on est obligé de se révolutionner,
parce qu'il y avait des trucs que c'était honteux.
Allocations militaires
Il y en a un qui s'était passé à Saint-Eugène. Même qu'il
s'agissait de mon frère. Il avait été mobilisé en 1939, il avait fait
toute la guerre sur un bateau. C'était un marin. Quand il y a eu
la capitulation, son bateau a rejoint l'Angleterre. Donc on ne l'a
pas revu pendant deux années. Il était marié et sa femme vivait à
la maison. Et on avait essayé de faire des démarches pour qu'elle
touche des allocations militaires. C'était moi qui avais été à la mai-
rie. Et ils m'ont répondu qu'ils n'avaient pas la preuve que mon
frère était mobilisé. Je leur ai dit « mais il est sur tel et tel ba.
teau ; c'est à vous de chercher. »
Il
у avait autre chose aussi à ce propos. Les femmes musul-
manes, dont le mari ou les enfants étaient mobilisés, touchaient
12 F par jour pour un soldat, et l'européen, lui, touchait 24 F
par jour. Je ne vois pas pourquoi il y avait cette injustice.
Quand il y a eu le débarquement en 1942, mon frère est ren-
tré à Alger. Mais sa femme n'a jamais pu toucher ses allocations
familiales. Et ça a duré comme ça jusqu'à 1945. Alors mon frère
s'est donné plein de coups de fourchette dans la jambe pour ne
pas embarquer de nouveau. Il s'est présenté à l'Amirauté, on l'a
gardé à-l'hôpital et le bateau est parti. Comme il s'était donné des
coups de fourchette dans la jambe, ils ont cru que c'était un chien
qui l'avait mordu.
Et puis sa classe est venue. Il a été démobilisé. Il a continué à
faire des démarches pour les allocations. Mais ils lui ont dit : c'est
trop tard, vous êtes démobilisé. Ils lui ont donné juste la prime
de 1 000 F. Alors mon frère leur a dit : « Je souhaite qu'il y ait
une autre guerre, le premier qui viendra me demander, je le bute-
39
rai. » Et puis il a essayé de savoir comment ça se faisait que sa
femme n'ait rien touché. Et après on a appris que c'était un Espa-
gnol qui était à la mairie : il détournait les fonds des gens qui
étaient mobilisés quand il voyait qu'ils ne savaient pas se défendre.
Eh bien, ce type là il a été passé en jugement, mais il a attrapé
trois mois de prison. Trois mois de prison, pas plus ! On n'a ja-
mais plus entendu parler de lui.
Ça m'a écouré de voir tout ça. C'est pour ça que je suis de-
venu acharné là-dessus. Moi, quand on parle maintenant de la
France, quand on parle de ce qu'elle vaut, surtout là-bas en Algé-
rie, je dis...
(La fin dans le prochain numéro).
40
Prolétariat et organisation
(suite et fin*)
Parallèlement à la dégénérescence bureaucratique, et nourri
par elle, un primitivisme anti-organisationnel renaît constamment
dans le mouvement ouvrier. Tout particulièrement dans la pé-
riode actuelle, de façon symétrique à l'étendue et à la profondeur.
de la bureaucratisation des organisations et de la société, un véri-
table courant idéologique est apparu qui tire de l'expérience des
quarante dernières années des conclusions dirigées en fait contre
toute forme d'organisation.
La prémisse théorique de ces conclusions c'est l'identification
de la bureaucratie et de l'organisation. Prémisse qui reste le plus
souvent inconsciente, et c'est normal; formulée clairement, elle
conduirait immédiatement à se demander pourquoi l'organisation
de la société par le prolétariat, pendant et après une révolution, ne
serait-elle pas aussi vouée fatalement à la bureaucratisation (et,
en fait, les gens qui depuis la révolution russe ont répondu par
l'affirmative à cette question et ont abandonné la lutte ne se comp-
tent plus). L'erreur cruciale de ce raisonnement, est qu'il pose
l'organisation à part, qu'il en fait un facteur autonome de l'évolu-
tion historique. En réalité les organisations ne sont pas les seules
à avoir dégénéré, on l'a vu (1): l'idéologie révolutionnaire a éga-
lement dégénéré, les formes de lutte de la classe ouvrière aussi. Ni
l'organisation n'est un facteur autonome et originaire de la dégéné-
rescence : les organisations n'auraient pas pu dégénérer si le pro-
létariat lui-même ne participait pas d'une certaine façon de cette
évolution et ne continuait pas à appuyer les organisations bureau-
cratisées. La bureaucratisation n'est que la plus profonde des for-
mes sous lesquelles s'exprime l'emprise continuée de la société
capitaliste sur le prolétariat.
Il n'est donc pas étonnant que cette tendance anti-organisa-
tionnelle se soit exprimée dans Socialisme ou Barbarie. C'est Claude
* La première partie de ce texte a été publiée dans le N° 27 de
Socialisme ou Barbarie, p. 53 à 88.
(1) Voir la première partie de ce texte dans le No 27 de cette
revue, en particulier p. 72-74. .
Lefort qui, après quelques autres camarades (2), s'en est fait le
porte-parole. En 1951, il formulait cette conception d'une manière
qui voulait être conséquente jusqu'au bout (3). La tendance à s'or-
ganiser politiquement, disait-il en substance, n'appartient qu'à une
phase du mouvement ouvrier ; bolchevisme et anti-bolchevisme
(Lénine et Rosa Luxembourg), malgré leur opposition profonde,
se rencontrent pour affirmer la nécessité d'une organisation de
l'avant-garde et expriment une période historique désormais
dépassée : « Il n'est donc pas seulement erroné mais impossible
dans la période actuelle de constituer une organisation quel-
conque » (p. 26, souligné par nous). Il ne pourrait y avoir tout
au plus qu'un regroupement spontané de l'avant-garde en période
de révolution, « comme détachement provisoire purement conjonc-
turel du prolétariat » (p. 25). On ne devrait donc en aucune
manière < se fixer pour tâche d'apporter à l'avant-garde un pro-
gramme d'action à suivre, encore moins une organisation à
rejoindre » (p. 26-27).
Cohérente jusqu'à ce point, cette conception cessait de l'être
lorsqu'elle voulait aborder le problème des tâches des révolution-
naires ; elle est en effet inconciliable avec une activité révolution-
naire quelconque même purement théorique. Lefort proposait
que l'on continue Socialisme ou Barbarie comme revue théorique,
Klieu de discussion et d'élaboration » (p. 28), mais ne prenait
pas la peine d'expliquer en quoi le prolétariat avait besoin de
revues théoriques en général et de Socialisme ou Barbarie en parti-
culier. Si le processus révolutionnaire est cette maturation spon-
tanée du proletariat et de son avant-garde dans laquelle l'activité
politique d'éléments organisés n'apparaît au mieux que comme
un facteur de perturbation, la conclusion que le travail théorique
est tout au plus un passe-temps privé des intellectuels en marge
de l'histoire est inéluctable. Et les intellectuels confinés à ce
travail ne peuvent que rester radicalement séparés des ouvriers :
car, sous cette forme, la théorie n'a pas d'intérêt pour les ouvriers,
ni, surtout, ne leur offre une possibilité quelconque de partici-
pation. Que la théorie élaborée par les intellectuels dans ces
conditions n'aurait de révolutionnaire que le nom, c'est aussi
évident : des spécialistes séparés du prolétariat et discutant d'une
théorie sans lien quelconque avec une pratique sociale se livrent
à une activité de type bourgeois et leur éventuelle intention de
voir les choses « avec les yeux des ouvriers » ne suffit pas
à
modifier leur rétine. Extérieurs au prolétariat et à son action, ils
ne pourraient produire qu'une spéculation qui lui serait étrangère
et qui reproduirait finalement des idées bourgeoises.
Cette position était en fait intenable pour qui voulait main-
tenir un degré quelconque d'activité politique, et Lefort, qui avait
(2) Voir « Le parti révolutionnaire » dans le N° 2 de cette revue,
p. 95-108. Lefort avait voté à l'époque cette résolution.
(3) Voir le texte Le proletariat et le problème de la direction
révolutionnaire dans le N° 10 de cette revue, p. 18-27, dont sont
tirées les quatre citations qui suivent.
<<
>
42
quitté Socialisme ou Barbarie en 1951, y revenait après un certain
temps. Comme il dit aujourd'hui, « l'activité révolutionnaire,
collective et cherchant toujours plus à l'être, implique nécessai-
rement une certaine organisation. » Cela lui paraît tellement
évident, qu'il ajoute aussitôt : « De cela, personne n'a jamais
disconvenu, ni ne disconvient » (p. 120) (4) oubliant qu'il en
avait violemment disconvenu dans le temps.
Les faits se chargèrent cependant de prouver qu'un accord
vague sur la nécessité « d'une certaine organisation » était abso-
lument insuffisant
pour
fonder une activité collective. En revenant
à Socialisme ou Barbarie, Lefort essayait de concilier sa partici-
pation avec son vieux postulat identifiant l'organisation à la
bureaucratie, par des attitudes qui revenaient en fait à ceci :
l'organisation doit être organisation le moins possible, l'action
doit être action le moins possible, l'idéologie même doit être
idéologie le moins possible. L'histoire des frictions et des conflits
perpétuellement renouvelés qui en résultèrent ne peut pas être
retracée ici. Disons seulement qu'aux yeux des camarades qui ne
partageaient pas ces positions, l'attitude de Lefort, Berthier et
quelques autres est apparue de plus en plus comme une tentative
de châtrer le plus possible l'activité de Socialisme ou Barbarie
aux fins de prévention anti-bureaucratique.
Les événements du 13 mai ont posé les problèmes de façon
telle qu'il devenait impossible de les esquiver plus longtemps.
Devant la perspective d'une crise sociale, beaucoup de lecteurs et
de sympathisants venaient à Socialisme ou Barbarie pour travail-
ler avec nous. Comment pouvait-on travailler tous ensemble,
comment pouvait-on s'organiser ? Deux conceptions se sont immé-
diatement affrontées.
Pour la majorité de Socialisme ou Barbarie, une organisation
était impossible sans l'adoption d'un certain nombre de principes.
Il fallait savoir qui était considéré comme membre de l'organi-
sation ; si le nombre des participants imposait une répartition en
groupes, il était nécessaire de maintenir la cohésion de l'ensemble
d'un côté par des Assemblées générales fréquentes et souveraines,
d'autre part, dans les intervalles, par un organe responsable formé
par des délégués élus et révocables des groupes de base ; enfin
les divergences qui pouvaient surgir devraient être tranchées par
des votes et les décisions appliquées par tous, la minorité restant
libre d'exprimer publiquement son désaccord.
Pour Lefort, Berthier et quelques autres camarades, les fron-
tières d'une organisation devaient être « délibérément imprécises »>;
les groupes formant l'organisation agiraient chacun comme ils
l'entendaient ; les décisions prises en commun, plus exactement
les votes, ne seraient pas obligatoires pour la minorité qui poạr-
#
(4) Claude Lefort, Organisation et parti, dans le N° 26 de cette
revue, p. 120-134. Toutes les citations faites dans la suite du texte
sont tirées de cet article, les chiffres entre parenthèses indiquant la
page.
43
rait agir d'après ses idées. Le problème de l'unité et de la coordi-
nation de l'activité de l'organisation n'était même pas posé, les
seules tâches « centrales » envisagées étant considérées et présen-
tées comme des tâches techniques, et pour le reste appel étant
fait à la « coopération spontanée » des camarades.
Il était clair qu'aucune solution à 50 % n'était dès lors pos-
sible. Lefort et ceux qui pensent comme lui ont quitté Socialisme
ou Barbarie et c'est là la seule solution raisonnable dont tout le
monde, eux comme nous, doit se féliciter. Chacun peut désormais
appliquer sans entrave ses principes et voir ce qu'ils valent dans
la pratique. Nous prétendons, quant à nous, qu'avec les principes
et les méthodes de Lefort il ne peut se construire ni exister aucune
espèce d'organisation - ni « souple », comme il dit, ni rigide,
ni cristalline, ni gazeuse. Tout ce qui peut exister c'est un groupe
de discussion qui pourra vivre c'est-à-dire discuter aussi
longtemps que ses dimensions resteront réduites. Mais si ce groupe
voulait passer à une véritable activité, ou même s'il venait simple-
ment à s'étendre, il lui serait impossible de ne pas éclater, ceux
qui prennent au sérieux ses principes s'opposant à ceux qui pren-
nent au sérieux l'idée d'une activité, et celle-ci étant incompatible
avec ceux-là.
Il est en effet impossible qu'une organisation, « souple » ou
non, s'étende si elle ne développe pas une activité réelle. Les gens,
et en particulier les ouvriers, ne participent pas régulièrement à
une organisation s'il s'agit simplement de discuter et de s' « infor-
mer » réciproquement, mais seulement s'il s'agit de faire quelque
chose qui leur paraît assez important pour lui sacrifier une part
des maigres loisirs que leur laisse l'exploitation capitaliste. Et il
est impossible qu'une activité réelle et efficace, c'est-à-dire cohé-
rente, se développe sans un minimum d'homogénéité idéologique
et de discipline collective. Cela implique une définition claire des
idées, des buts et des moyens
c'est-à-dire un programme ; une
manière de résoudre dans la pratique les divergences pouvant
surgir au cours d'une action – c'est-à-dire l'acceptation du prin-
cipe majoritaire ; ces deux points entraînent la nécessité de définir
ceux qui participent à l'organisation. Enfin, il est impossible
qu'une organisation se développe, sans rencontrer et sans être
obligée de résoudre dans la pratique le problème de la centra-
lisation.
C'est sur ces points que portent nos divergences avec Lefort
– et non pas sur le point de savoir si l'organisation révolution-
naire doit être une « direction » du prolétariat. Et il est carac-
téristique que celui-ci a choisi de discuter ce dernier point dans
le texte publié dans le dernier numéro de la Revue, et non pas
les divergences réelles. Ce n'est peut-être pas pour créer une
diversion; mais c'est en tout cas parce que Lefort et ses cama-
rades ont décidé que ces problèmes n'existent pas — et qu'ils ont
simplement choisi de ne pas les envisager. Il est inutile d'épiloguer
sur cette attitude, qui nous paraît purement négative et stérile.
Ce qui est important, par contre, c'est de discuter les positions
44
théoriques qu'ils sont amenés à prendre et qui conduisent bien
au delà des divergences sur le problème de l'organisation.
L'EXPERIENCE DU TROTSKISME
et que
Lefort fait appel, pour introduire ses positions, à une analyse
de l'expérience du trotskisme. Cette analyse est cependant à la
fois incomplète et ambiguë. Incomplète, car les phénomènes de
bureaucratisation existant à l'échelle de la petite organisation
trotskiste
le groupe
Socialisme ou Barbarie avait dénon-
cés lorsqu'il a rompu avec le trotskisme (5) ne découlent pas
simplement de ce que le P.C.I. avait décidé d'être « le parti du
prolétariat, sa direction irremplaçable ». Plus exactement, cette
idée elle-même n'exprimait qu'un des aspects de la réalité sociale
et historique du trotskisme. Ambiguë, car de la façon dont elle
est menée par Lefort, elle semble conduire à la conclusion qu'il
est presque impossible de constituer une organisation sans que
celle-ci se bureaucratise.
Si l'on se donne la peine de faire une analyse de l'expé-
rience du trotskisme, alors il faut la faire vraiment, et la faire sur
le double plan sociologique et historique. Une analyse sociolo-
gique ne peut pas se borner à décrire les similarités de compor-
tement des militants trotskistes et les déduire, comme essaie de
le faire Lefort, de leur désir de se poser en direction du prolé-
tariat. Il est utile de montrer ici, brièvement, les autres aspects
qu'une telle analyse devrait embrasser, car ils sont tous impor-
tants pour la discussion du problème de l'organisation révolu-
tionnaire dans l'avenir.
Le premier aspect, c'est le type de travail que les militants
étaient censés accomplir et qu'ils accomplissaient tant bien que
mal. Ils devaient d'abord s'initier à une théorie abstraite, qui
n'était reliée à leur expérience courante que par ses conséquences
les plus éloignées, et qui était devenue un dogme au sens fort du
terme : formulée une fois pour toutes par Marx, Engels, Lénine et
Trotsky, elle possédait ses interprètes authentiques en la personne
des dirigeants du parti et de la IVe Internationale. Deuxièmement,
les militants devaient comprendre que cette « théorie >> aboutissait
nécessairement à des mots d'ordre, types d'action et formes de
tte codifiés une fois pour toutes (dans le « Programme de
transition ») et valant pour toute la période historique à venir.
La seule question qui se posait à cet égard était de savoir si la
« situation objective » était du type A, appelant les mots d'ordre
a, b et c, ou bien du type B, impliquant les mots d'ordre x, y et z.
Les discussions dans l'organisation se réduisaient donc pour l'es-
sentiel à ces « appréciations de la situation », auxquelles les
militants ne pouvaient contribuer qu'en « prenant la température
des ouvriers dans les usines »; encore ce qu'ils disaient ne servait
(5) Voir dans le N° 1 de cette revue la Lettre ouverte aux militants
du P. C. I. et de la « Ive Internationale », en particulier, p. 100-101.
45
que de monnaie d'appoint dans l'argumentation des leaders, qui,
à partir de leur « savoir » économique et politique, décidaient si
le capitalisme était en crise ou non, si l'on traversait une phase
de « montée » ou de « recul ». Troisièmement, et surtout, le
travail des militants consistait à propager dans leur milieu les
mots d'ordre du parti. Ils atteignaient leur objectif ultime lors-
qu'ils réussissaient à les faire adopter, tels quels ou légèrement
modifiés, par une action syndicale ou un comité de grève.
Le militant trotskiste était donc, par la nature même de
son travail, un exécutant politique. Il avait à absorber et à diffuser
certaines idées fixées une fois pour toutes par d'autres (vivants
ou morts, peu importe). Et c'est là que se trouvait la racine de
son aliénation politique.
Mais cette constatation serait complètement insuffisante si
elle laissait de côté le contenu de ces idées. Il est impossible d'envi-
sager sérieusement le problème du trotskisme en mettant entre
parenthèses, comme le fait Lefort, son idéologie. Ce qui importe
à cet égard n'est pas tellement que celle-ci ait été « fausse », mais
la manière dont elle l'était, son sens, son caractère social. Elle
revenait, dans la pratique, à affirmer que le socialisme implique
seulement certaines transformations objectives des structures socia-
les (nationalisation, planification, etc.). Les immenses leçons de
la dégénérescence de la révolution russe étaient passées sous
silence, la dégénérescence n'était qu'un accident, le bolchevisme
n'y avait joué aucun rôle. La critique de la bureaucratie restait
complètement superficielle (6), l'idée de l'action autonome de la
classe ouvrière absolument ignorée, la notion de gestion ouvrière
accueillie par des ričanements (7).
Les militants étaient donc recrutés et « éduqués » à partir
d'une idéologie qui ne critiquait les aspects les plus extérieurs
du phénomène bureaucratique (« trahison » et « erreurs » de Sta-
line, du P.C. et du P.S.) que pour mieux en préserver la substance.
Cette idéologie était en relation profonde avec les motivations
des militants trotskistes, que l'on ne peut comprendre sans consi-
(6) Les trotskistes sont même revenus en arrière de la critique
de la bureaucratie faite par Trotsky. Frank allait jusqu'à écrire en
1947, dans le Bulletin intérieur, qu'une certaine bureaucratie serait
nécessaire en tout cas pendant la première phase de l'existence d'un
état ouvrier (nous citons de mémoire).
(7) Certes, une contradiction subsistait à cet égard dans le trots-
kisme, écho affaibli de la contradiction fondamentale du bolche-
visme. Quand il s'agissait de polémiquer contre les « droitiers », les
« vrais
» trotskistes déterraient volontiers la phrase de Lénine sur
les masses qui sont cent fois plus à gauche que le parti (quoique
dans leur bouche, elle n'était plus que l'expression d'une hystérie
agitatoire permanente ni plus ni moins révolutionnaire que l'oppor-
tunisme organique de Craipeau); en accusant les staliniens de
bureaucratisme, ils réclamaient la démocratie soviétique, etc. Mais
ces côtés restaient purement formels et thèmes à exercices oratoires :
c'était le côté romantique, l'habit du jour de fête. Les affaires
sérieuses de la politique, telles que les entendaient les trotskistes,
c'était autre chose.
46
dérer l'origine du recrutement trotskiste. Dans le cas typique, le
militant trotskiste venait d'une organisation traditionnelle (le
plus souvent du P.C.) avec laquelle il avait rompu en fonction
d'une critique des aspects les plus extérieurs de sa politique :
nationalisme de la « Résistance », Front Populaire ou gouver-
nement triparti, attitude opportuniste ou extrémiste face aux
luttes ouvrières. Le stalinisme lui paraissait une réédition du réfor-
misme, celui-ci une simple « trahison », le problème de la bureau-
cratie restait ignoré. Certes, cette critique de la politique des
organisations traditionnelles aurait pu et dû devenir le point de
départ d'une critique beaucoup plus profonde, conduisant à son
tour à une nouvelle définition du programme socialiste ; mais,
rencontrant l'idéologie trotskiste, elle se saturait à faux et avortait.
Le militant venant au trotskisme apprenait que « le prolétariat a
cessé de se développer en nombre et en culture » et que « la crise
de l'humanité est la crise de la direction révolutionnaire » (8). Le
processus révolutionnaire était donc vu indépendamment du déve-
loppement continu du prolétariat et de sa conscience. La seule chose
qui manquait était une direction révolutionnaire, la seule tâche
des militants était de la construire. L'humanité ne serait sauvée
de la barbarie que si une direction capable de prendre la relève
de celles qui avaient « trahi » était constituée « à temps », et le
militant qui prenait sur ses épaules cette tâche énorme se classait
nécessairement à part, devenait membre d'une nouvelle élite.
Dans ces conditions, n'importe quelle « démocratie » organi-
sationnelle ne pouvait être qu'une coquille vide. Les trotskistes
appliquaient le « centralisme démocratique » leniniste, qui comme
on l'a vu, crée fatalement une division entre dirigeants et exécu-
tants (9); mais même une démocratie soviétique dans le P.C.I.,
si elle y avait été concevable, se serait rapidement transformée en
son contraire. Car c'est la nature et le type de travail effectué par
l'organisation qui réduisait la majorité des militants à des simples
exécutants de décisions prises par d'autres, qui les excluait de toute
participation effective à la direction de l'organisation ; c'est son
idéologie qui fournissait à cet état de choses une justification
solennelle, plus même, le faisait voir comme le seul concevable.
La conception du parti comme direction de la classe ouvrière
était bien entendu partie intégrante de cette idéologie ; encore
faut-il ajouter, si l'on veut respecter les faits, que dans la pratique
cette conception n'a joué qu'un rôle minime. Le travail des mili-
tants, leur idéologie inconsciemment bureaucratique étaient des
réalités ; leur aspiration à diriger le prolétariat n'a jamais dépassé
le stade du désir.
Pour finir, l'analyse « sociologique » la plus étendue du
trotskisme resterait abstraite si elle n'insérait pas le phénomène
du trotskisme dans un développement historique. Le destin du
(8) Programme de transition de la Ive Internationale,
(9) Voir la première partie de ce texte dans le N° 27 de cette
revue, p. 68-69.
47
trotskisme, indépendamment des idées, des intentions et des sta-
tuts, était tracé d'avance par le contexte historique dans lequel
il était né et avait grandi, ou plutôt végété. Comme on l'a dit
ailleurs, le trotskisme n'a été qu'une vaine tentative de restaurer
le bolchevisme de la période héroïque à un moment où celui-ci
ne pouvait plus avoir de base dans l'histoire réelle. Le trotskisme
n'a été qu’un dernier écho des grands mouvements de 1905-1923,
avec toutes leurs contradictions et leurs côtés négatifs et sans un
seul germe de renouveau. Il n'essayait pas simplement d'être un
« parti », mais un parti d'un type bien défini le type léni-
niste s'attribuant certaines fonctions et pas d'autres, concevant
son travail d'une certaine façon et pas d'une autre, le tout en
liaison indissoluble avec une idéologie donnée. La « bureaucrati-
sation » (10) du trotskisme, comme aussi son échec, ne peuvent
se comprendre qu'à partir de cette situation globale, elle-même
produit d'une phase historique déterminée. Phase où ces concep-
tions et ces comportements avaient prédominé, où ils s'étaient
progressivement dégradés jusqu'au stalinisme, où enfin, en réac-.
tion contre celui-ci mais se situant sur le même terrain, un noyau
qui avait voulu restaurer et maintenir dans sa pureté originelle
la flamme contradictoire du bolchevisme, se rencontrait avec un
mince courant d'ouvriers et de militants dégoûtés des vieilles
organisations et végétait en marge de l'expérience historique.
LES CONCLUSIONS POSITIVES
DE LA CRITIQUE DE LA BUREAUCRATIE
Il était nécessaire de s'étendre sur la critique de l'expérience
du trotskisme, car elle permet de concrétiser sur un exemple réel,
bien que réduit, l'analyse de la bureaucratisation faite dans la
première partie de ce texte (11). Mais elle permet également de
mieux comprendre les principes positifs que nous tirons de la
critique de toute une phase du mouvement ouvrier et qu'il
faut résumer ici brièvement.
Une période historique s'achève, avec une expérience immense
du prolétariat sur la bureaucratie considérée du point de vue le
plus profond : non pas comme direction qui se trompe ou trahit,
mais comme couche exploiteuse qui peut surgir du mouvement
ouvrier lui-même. Dans la période qui s'ouvre, le prolétariat ne
pourra lutter pour la réalisation de ces objectifs qu'en lutttant en
même temps contre la bureaucratie. Cette lutte fera surgir d'in-
nombrables besoins, pratiques et idéologiques, auxquels seule une
organisation révolutionnaire peut répondre. Cette organisation
ne pourra se constituer qu'avec des ouvriers et des militants qui
ont fait l'expérience de la bureaucratie, ou avec des jeunes qui
la rejettent d'emblée comme une forme de la société établie, et ne
(10) Nous mettons le mot entre guillemets parce qu'il ne faut pas
non plus exagérer. Au demeurant, n'est pas bureaucrate qui veut.
(11) Nº 27 de cette revue, p. 63 à 72.
48
pourra recruter que parmi eux. Sa fonction sera d'être un instru-
ment du prolétariat dans sa lutte, non pas sa direction. Cette
organisation aura une conception de la théorie révolutionnaire
radicalement opposée non seulement à celle du trotskisme mais
encore à celle qui a prédominé depuis un siècle. Elle rejettera
catégoriquement l'idée d'une « science de la société et de la révo-
lution » élaborée par des spécialistes et dont découleraient des
conclusions pratiques « correctes », une politique qui ne serait
qu'une technique. Elle développera la théorie révolutionnaire
en premier lieu à partir de l'expérience et de l'action du prolé-
tariat, qui lui fournira non pas le matériel d'observation ou des
exemples de vérification, mais les principes les plus profonds.
Par conséquent, les militants ne seront plus les exécutants par
rapport à une idéologie définie en dehors d'eux, sur des bases et
d'après des méthodes qui leur sont étrangères. Sans la partici-
pation active et dominante des travailleurs qui y adhèrent, l'orga-
nisation ne pourra jamais définir ni une idéologie, ni un pro-
gramme, ni une activité révolutionnaire.
La première tâche des militants sera donc d'exprimer leur
propre expérience et celle de leur milieu ; le travail de l'organi-
sation consistera en premier lieu à formuler cette expérience et à
la diffuser, à en dégager ce qui possède une valeur universelle et
à élaborer une conception globale cohérente. Il consistera en
même temps à amener à l'expression l'expérience du plus grand
nombre possible d'ouvriers, à donner la parole aux travailleurs,
à permettre la diffusion et la communication des exemples de
lutte, des opinions, des idées dans le prolétariat. Le problème des
rapports entre les individus au sein de l'organisation se posera
ainsi de façon totalement nouvelle. Il n'y aura plus de base, ni
économique ni dans la « production » (c'est-à-dire dans l'activité
de l'organisatiton, dans le type de travail qu'elle accomplit) pour
qu'une catégorie d'individus devienne une couche de dirigeants
séparés et inamovibles. Les gens seront venus à l'organisation
parce qu'ils pensent, non pas qu'il ne « doit » pas y avoir des
dirigeants à part, mais qu'il n'y a pas de fonction spécifique pour
de tels dirigeants ; et ils y seront venus pour faire un travail qui
postule explicitement l'importance égale de ce que tout le monde
a à dire. La structure de l'organisation exprimera organiquement
son orientation et ses conceptions ; elle sera telle que la partici-
pation et la prédominance de l'ensemble des militants non seule-
ment s'exprime dans les « statuts » mais soit rendue possible et
facilitée par ceux-ci ; elle ne pourra donc être qu'une structure de
type soviétique, s'inspirant des modes d'organisation créés par
le prolétariat au cours de son histoire : autonomie la plus large
possible des organismes de base dans la détermination de leur
propre travail ; détermination de l'orientation générale de l'orga-
nisation par des méthodes de démocratie directe et, à défaut, par
des délégués élus et révocables ; expression libre des militants et
des tendances à l'intérieur et à l'extérieur de l'organisation.
Ces conceptions, élaborées à partir de la critique de l'histoire
49
du mouvement ouvrier et des théories qui l'ont dominée, consti-
tuent à la fois une réponse au problème des tâches des révolu-
tionnaires dans la période actuelle, de leur rapport avec le prolé-
tariat, de leur mode d'organisation, et un rejet radical des thèses
traditionnelles (et non seulement leninistes) sur le parti. Elles ont
été formulées dans la revue (12) et à l'intérieur de Socialisme ou
Barbarie depuis des années. Lefort choisit de les ignorer, d'en
présenter quelques bribes comme « amendements » et « correctifs >>
apportés à la conception léniniste, de polémiquer avec trois ou
quatre phrases d'anciens textes détachées de ce qui les a précédées,
entourées et suivies, et de réfuter... le Que Faire. On se passera
de qualifier le procédé. Mais il est nécessaire d'en dévoiler la
logique, voulue ou non : réfuter pour la millième fois, et après
tant d'autres, Lénine, permet d'esquiver les problèmes actuels,
et masque l'absence de réponses aux vrais questions qu'affrontent
aujourd'hui les révolutionnaires et le prolétariat. Pour s'en con-
vaincre, il suffit de considérer les propositions « positives » aux-
quelles aboutit Lefort.
LES TACHES DES REVOLUTIONNAIRES
DANS LA PERIODE ACTUELLE
La définition de ces tâches, d'après Lefort, doit prendre son
point de départ dans la distinction de deux catégories d'éléments
« actifs » dans ce qu'il est convenu d'appeler l'avant-garde :
« Parmi ces éléments actifs, certains et de loin les plus
nombreux tendent à se rassembler au sein des entreprises,
sans chercher d'abord à étendre leur action à une plus vaste
échelle. Ceux-là trouvent spontanément la forme de leur travail :
ils font un petit journal local, ou un bulletin, militent dans une
opposition syndicale ou composent un petit groupe de lutte. »
(p. 132-133). D'autres éprouvent le besoin d'une action plus
large et parmi ceux-ci de nombreux camarades qui se trouvent
en dehors des entreprises ; l'action de ces derniers « ne peut avoir
d'autre objectif que de soutenir, d'amplifier, de clarifier celle que
mènent les groupes d'entreprise » (p. 133).
On pourrait se demander si ces gens qui se rassemblent au
sein des entreprises doivent s'y confiner. Le caractère positif de
ce travail, lui vient-il de ce que ces militants ne cherchent pas
« d'abord à étendre leur action » ? Ce « d'abord », que signi-
(12) Les textes Sur le contenu du socialisme (dant la première
partie a paru dans le N° 17 de cette revue, datée de juillet 1955, et
la suite dans les Nos 22 et 23), La révolution prolétarienne contre la
bureaucratie (N° 20); Bilan, perspectives, tâches (No 21, en particu-
lier p. 10 à 12), La voie polonaise de la bureaucratisation (N° 21),
Perspectives de la crise française (N° 25, en particulier p. 64-65) suf-
fisent amplement à montrer que la discussion sur le parti en tant
que « direction » n'avait plus depuis longtemps d'objet et que Lefort,
pour des raisons qu'il est seul à connaître, polémique avec des con-
ceptions dépassées par leurs auteurs.
50
3.
fie-t-il ? Une perspective d'approfondissement et d'extension lui
est-elle nécessaire – ou nuisible ? Mais la question n'est même
pas là.
et que
cela ne
Premièrement, il faut dire carrément que cette distinction
relève de la mythologie. Des « petits groupes de luttte », autres
qu'occasionnels, il n'en existe pas et s'il en existait, Lefort pas
plus que nous n'en saurait, par définition, rien. Deuxièmement,
les « petits journaux locaux ou bulletins » qui existent en
France peuvent être comptés sur les doigts d'une main. Troi-
sièmement, et c'est le plus important, ces journaux ou bulletins
ont toujours été fondés par des militants ouvriers politiques,
qui avaient appartenu et, la plupart du temps, continuaient
à appartenir à des organisations ou groupes d'extrême gauche.
Que ces militants aient voulu faire de ces journaux des organes
d'expression autonome des travailleurs et non des instruments de
leur propre organisation, et qu'ils y aient souvent réussi, est très
important, capital même — mais va complètement à l'encontre
de ce que veut montrer Lefort. Car cela prouve que ce mouve-
ment, encore embryonnaire, n'est pas parti « des entreprises »
mais des militants parmi ceux qui « éprouvent le besoin d'élargir
leurs horizons » etc.
l'a
pas pour autant empêché
de se transformer en noyaux réels dans les entreprises.
On a discuté pendant longtemps dans Socialisme ou Barbarie
du problème des « Comités de lutte », en englobant sous cette
dénomination toute tentative de regroupement autonome dans les
entreprises venant de noyaux minoritaires et indépendants des
organisations politiques. On s'est en particulier demandé si, en
dehors d'une période de lutte ouverte, de tels regroupements pou-
vaient maintenir une activité permanente. C'est là un problème
que la bureaucratisation de plus en plus complète des syndicats
rend capital dans la période présente : une organisation des tra-
vailleurs sur une base de classe, même minoritaire, embryonnaire et
presque informelle, peut-elle exister de façon permanente sous
le régime d'exploitation ?
La conclusion d'une expérience de douze ans en France, qui
commence avec le Comité de lutte de 1947 chez Renault, est
claire et nette : les embryons d'organisation autonome qui ont pu
exister ne se sont pas maintenus en dehors des périodes de lutte
sauf dans les cas où ils ont pris un caractère quasi « politique »,
c'est-à-dire où les participants ont été amenés à clarifier leurs
idées sur des problèmes dépassant de loin ceux de l' « entreprise »
et où ils se sont sentis engagés comme militants dans une tâche
permanente. Et dans ces cas ils ont toujours cherché, à l'encontre
de ce que dit Lefort, à étendre leur action à une échelle plus
vaste (13).
Y aura-t-il dans l'avenir de tels regroupements formés
(13) C'est à cette expérience que correspond la phrase du texte
du N° 10 de S. ou B. (p. 16) citée par Lefort : ...En ce sens, la distinc-
tion entre comités de lutte et parti (ou toute autre forme d'organisation
51
« spontanément », c'est-à-dire en dehors d'une action de militants ?
On l'ignore – et la question importe peu. Ce que l'on sait et ce
qui seul intéresse est ceci : il y en aura certainement si des mili-
tants aux idées claires essaient de les constituer et en font des
instruments des travailleurs et non des appendices de leur orga-
nisation ; ils se maintiendront, si de tels militants les maintiennent,
et s'ils forment autour d'eux des gens comme eux et meilleurs
qu'eux. Il y a même fort à parier qu'il n'y en aura qu'à cette
condition, pour une raison qui devrait être évidente. Qui peut
entreprendre et continuer un tel travail à travers les hauts et
les bas, les succès et les défaites, à l'encontre des circonstances et
du climat onze mois sur douze défavorables ? Seuls des individus
à qui une idéologie devenue chair de leur chair permet de résister
aux événements, de les interpréter, de les placer dans une perspec-
tive et de savoir que, même si pour l'instant ils sont isolés, ils
appartiennent à quelque chose d'infiniment plus vaste et plus
puissant qu'eux-mêmes (14).
Le processus décrit par Lefort est donc purement imaginaire
et inventé pour les besoins de sa théorie. Il n'y a pas, en France,
des éléments « de loin les plus nombreux » qui tendent à se ras-
sembler au sein des entreprises en se distinguant des autres qui
« élargissent leurs horizons ». Il y a un besoin objectif énorme de
la classe ouvrière de constituer des organismes autonomes de
latte ; et il y a le fait que les seuls qui soient des partisans
fermes de tels organismes et résolus à mener le travail nécessaire
pour qu'ils se réalisent, sont quelques militants politiques aux
idées bien claires.
Quelle est donc l'action de ces derniers d'après Lefort ? Ils
ne doivent pas « avoir d'autre objectif que de soutenir, d'ampli-
fier, de clarifier celle que mènent les militants ou les groupes
d'entreprise » (p. 133). Supposons que ces derniers existent ; que
signifie amplifier et clarifier leur action ? Il s'agit, dit Lefort,
<<
minoritaire de l'avant-garde ouvrière) concerne exclusivement le degré
de clarification et d'organisation et rien d'autre ». Comme le montre
ce qui la précède, elle signifie que, sous le régime d'exploitation, de
tels comités (dans la mesure où ils se veulent permanents) ne peu-
vent être que des organismes semi ou quasi-politiques, qu'il ne peut
plus y avoir, comme par le passé, des regroupements uniquement
économiques », « revendicatifs » ou « syndicaux » se situant sur une
base de classe. Déjà la critique des syndicats elle-même ne peut pas
se faire en dehors d'une conception plus générale du rôle des syndi-
cats dans la société actuelle, donc aussi de la bureaucratie bref,
sans un important degré de clarification idéologique. Pour se battre
sur le terrain revendicatif, voulait-on dire, les ouvriers conscients sont
obligés de dépasser le revendicatif. Lefort comprend ce raisonnement
comme « une tentative de subordonner les comités de lutte du parti. »
(14) Ce que Lefort ne voit pas, c'est qu'un militant menant une
action permanente dans une entreprise et n'essayant pas de l'uni-
versaliser et de l'approfondir est une absurdité psychologique. C'est
un personnage sans cohérence et sans logique interne, inventé par
un mauvais romancier.
52
« d'apporter à ceux-ci des informations dont ils ne disposent pas,
des connaissances qui ne peuvent être obtenues que par un travail
collectif mené hors des entreprises » (ib.). Quelles informations,
quelles connaissances ? Sur quel sujet, dans quelle optique, choi-
sies d'après quels critères ? A moins de tomber dans le panneau
de l'information « objective » et de l'éducation du peuple, il est
clair que rien de tout cela n'est possible sans une idéologie
cohérente. Et ici il n'y a qu'un choix : ou bien on cachera cette
idéologie – ce qui revient objectivement à tromper les gens sur
la marchandise qu'on leur vend ; ou bien on la formulera claire-
ment – et qu'est-ce qui la distingue alors du « programme »
tant abhorré et qui, à en croire Lefort, est à l'origine de l'alié-
nation politique dans les organisations révolutionnaires ? Car
l'idéologie dont il s'agit n'est pas une pure théorie ; c'est une
idéologie sociale, dont il découle nécessairement des conséquences
pratiques. Quel en sera le rapport avec les « militants dans les
entreprises » ?
La question qui se pose ici nécessairement est celle du
programme de l'organisation, et on y reviendra plus loin. Pour
l'instant, il suffit de se demander pourquoi les gens qui appar-
tiennent à l'organisation voulue par Lefort vont là plutôt qu'ail-
leurs ou nulle part. Lefort dit « en fonction d'un accord idéolo-
gique profond ». C'est encore une fois remplacer les idées par des
adjectifs : un accord profond, des tâches modestes, une organi-
sation souple — et vouloir faire disparaître le volume des pro-
blèmes en jouant sur les coloris. Sur quoi porte cet accord idéolo-
gique ? Probablement sur « l'idée que les travailleurs, s'ils veulent
se défendre, seront mis en demeure de prendre eux-mêmes leur sort
entre leurs mains, de s'organiser eux-mêmes à l'échelle de la so-
ciété, et c'est cela le socialisme » (p. 132). Parfait. Cette idée, dit
même Lefort, on doit s'employer à la propager. Cette propagation
ou propagande, comme on voudra, n'est du reste pas prise très au
sérieux, car rien ne la concrétise dans les tâches pratiques propo-
sées par la suite (ce n'est certes pas propager l'idée d'autonomie
que de diffuser des informations et des connaissances, ni mener
des enquêtes sur l'expérience de vie et de travail dans les entre-
prises).
Mais si l'idée d'autonomie est prise au sérieux, on se deman-
dera inévitablement comment il faut s'y prendre pour la propa-
ger. Faut-il la répéter sous la forme abstraite d'une idée régula-
trice ou bien montrer dans chaque cas concret ce qu'elle signi-
fie ? N'implique-t-elle pas, par exemple, que dans une grève re-
vendicative les travailleurs doivent agir d'une certaine façon et
non d'une autre élire un comité de grève révocable, tenir des
assemblées générales, etc., au lieu de confier leur grève à la bu-
reaucratie syndicale ? Cela, l'organisation doit-elle le dire à cha-
que occasion, ou non ? Qu'elle ne doive pas le faire de façon arti-
ficielle, c'est bien entendu ; mais précisément, pour le faire de façon
non artificielle, ne doit-elle pas être reliée à la classe ouvrière, com-
porter le plus grand nombre possible de travailleurs ? Ces travail-
53
leurs, pourquoi y viendront-ils, s'ils ne voient pas dans l'organi-
sation un instrument essentiel de leur action ?
Et de cette idée de l'autonomie, ne découle-t-il pas une foule
de conséquences, directes et indirectes ? Faut-il les cacher ? Une
foule de problèmes aussi, que les travailleurs se posent de façon
très précise ? Faut-il les taire ? N'en découle-t-il pas, par exem-
ple, de façon certaine quoique indirecte, que les travailleurs doi-
vent lutter contre la hiérarchie et par conséquent mettre en avant
des revendications d'augmentation uniforme des salaires ? Cela,
l'organisation doit-elle le répéter inlassablement, ou non ? Et
qu'on ne dise pas que, ce faisant, l'organisation « ne fait que >>
reprendre des revendications qui ont surgi dans le prolétariat lui-
même. Cela nous l'avons dit longuement mais nous n'avons
jamais oublié que la classe ouvrière a mis en avant aussi des re-
vendications contraires : les grèves catégorielles, par exemple,
n'ont jamais cessé d'exister. L'organisation, et même un révolu-
tionnaire isolé, ne peut pas esquiver le choix, et il est futile d'es-
sayer de fuir ses responsabilités en se cachant derrière le prolé-
tariat, transformé en entité imaginaire pour les besoins de la
cause.
Le socialisme c'est l'autonomie, dit Lefort. On l'a dit dans
cette revue dès sa première page. Mais faut-il s'arrêter là ? Ce
n'est pas seulement nous, ce sont les ouvriers qui demandent :
qu'est-ce que cela signifie ? Comment peut fonctionner une so-
ciété gérée par les travailleurs ? Apparemment, il faut leur ré.
pondre : vous verrez bien, lorsque vous le ferez. Mais la question
est que, pour une bonne partie, ils ne le font pas parce qu'ils ne
yoient pas. Autant il est absurde de penser qu'une organisation
puisse posséder le plan minuté de fonctionnement de la société
socialiste, autant il est vital de concrétiser l'idée du socialisme,
de montrer la possibilité d'une organisation socialiste de la so-
ciété, d'indiquer des solutions aux problèmes que celle-ci rencon-
trera.
Mais pour l'organisation, il ne s'agit pas seulement de pro-
pager l'idée d'autonomie ; il s'agit d'aider les travailleurs à réa-
liser des actions autonomes. Cela l'organisation ne peut le faire
que si elle est elle-même une organisation d'action. Ce problème,
Lefort le laisse entièrement de côté, comme on peut s'en persuader
en considérant les « tâches » qu'il assigne à l'organisation. Ce
n'est pas que celles-ci soient « modestes » : même si on les enflait
à l'infini, elle n'auraient rien à voir avec l'action. Ce n'est qu'in-
directement qu'il discute les tâches d'action d'une organisation
en laissant entendre qu'elles consisteraient à « assurer une rigou-
reuse coordination des luttes et une centralisation des décisions >>
(p. 131) et que c'est là une utopie.
« La fonction de coordination et de centralisation... >> écrit-il,
« ...revient à des groupes d'ouvriers ou d'employés minoritaires
qui, tout en multipliant les contacts entre eux, ne cessent pas de
faire partie des milieux de production où ils agissent » (ib.). Ici
encore le problème est posé de façon mythologique. Où a-t-on vu,
54
en dehors d'une période de révolution, des groupes d'ouvriers et
d'employés minoritaires multiplier entre eux les contacts pour
issurer la coordination et la centralisation ? Ces groupes sortent
tout armés et désarmants de la tête de Lefort. Lorsque les
ouvriers et les employés commencent à assurer eux-mêmes la
coordination et la centralisation, on est en période révolution-
naire vu tout au moins en période de lettes étendues et profondes,
et il ne s'agit pas de groupes « minoritaires », mais de délégués
de comités de grève, de conseils, etc. En dehors d'une telle pé-
riode, le problème à vrai dire ne se pose pas, en tout cas pas
comme problème de « centralisation des décisions » ; ce qui se
pose, comme tâche, c'est un travail orienté vers la diffusion des
exemples des luttes partielles, et éventuellement vers leur exten-
sion, et il est absurde de prétendre qu'une organisation révolu-
tionnaire n'a rien à faire dans ce domaine.
Ce qu'on demande donc, ce n'est pas que l'organisation
« coordonne et centralise », mais qu'elle aide effectivement les
luttes ouvrières. Les moyens de le faire dépendent des circons-
tances et aussi de sa propre force ; mais ils sont innombrables.
On parle à côté de la question lorsqu'on dit « les luttes ouvrières
telles qu'elles se sont produites depuis douze ans n'ont pas souf-
fert de l'absence d'un organe de type parti qui aurait réussi à
coordonner les grèves » ni « d'un manque de politisation... ;
elles ont été dominées par le problème de l'organisation autonome
de la lutte », problème dont « aucun parti ne peut faire que le
prolétariat le résolve ». La solution du problème de l'organisation
autonome des luttes, qui a effectivement dominé la situation du
prolétariat français depuis douze ans, ne dépend pas d'un pari
sur un état de grâce du prolétariat que les révolutionnaires n'au-
raient qu'à attendre en scrutant le ciel. La tendance des travail-
leurs à s'organiser de façon autonome pour lutter, résultat de
l'expérience de la bureaucratisation des organisations, est cons-
tamment entravée, combattue, annihilée par leur situation dans
la société capitaliste et en particulier par l'action des organisations
bureaucratiques, par le manque de moyens matériels, par l'igno-
rance de ce qui se passe ailleurs, par le doute sur la possibilité de
s'organiser, etc. Relativement à tous ces points, une organisation
révolutionnaire a un travail énorme à accomplir, plutôt que d'at-
tendre que le libre arbitre du prolétariat lui permette de tout tirer
de lui-même. Ce que Lefort oublie de voir ou de dire c'est que
pendant ces douze ans le prolétariat français à plusieurs reprises
essaya de s'engager dans la voie d'une action autonome. Ces
tentatives ont avorté; pourquoi ? On peut toujours répondre
« parce que la situation n'était pas mûre », c'est une réponse qui
ne nous avance nullement. La tâche d'un révolutionnaire n'est ni
de spéculer sur la maturité des conditions ni d'en déplorer l'ab-
sence ; elle est de travailler pour qu'elle se réalise. La non-matu-
rité des conditions en 1955, par exemple, se traduisait par un fait
très précis : les ouvriers de Nantes et de Saint-Nazaire sont restés
isolés dans leur lutte. Et cela non pas parce qu'il manque en
55
France des téléphones, des routes et des chemins de fer mais
parce que les organisations bureaucratiques et la bourgeoisie ont
tout fait pour les maintenir dans l'isolement. Une organisation
révolutionnaire, à ce moment, aurait-elle attendu que les métallos
de Paris parviennent « librement » à la décision de soutenir la
lutte de Nantes ? (Il faut remarquer que ce « librement » signifie :
pieds et poings liés par la bourgeoisie, la C.G.T., la C.F.T.C.,
F.O., le P.C., la S.F.I.O., etc.) Non, une organisation digne de ce
nom aurait fait tout d'abord un large travail d'information sur
ce qui se passait à Nantes, les méthodes de lutte des ouvriers,
leurs revendications, etc. ; elle aurait montré le caractère exem-
plaire de cette lutte, expliqué qu'elle devait être soutenue par
tous les travailleurs de France ; elle aurait mis cinq camions à la
disposition des Nantais, en leur disant : si vous voulez envoyer
une délégation massive chez Renault, en voilà les moyens. Ce
n'est que lorsqu'on aurait fait tout cela, et mille autres choses de
ce genre, et non seulement à propos de Nantes et pour un jour,
mais partout et depuis des années — c'est alors seulement qu'on
aurait pu juger si la situation était « mûre » et jusqu'à quel point
le prolétariat français était en mesure de résoudre le problème de
son organisation autonome.
Si l'on n'accepte pas cette activité dirigée vers l'autonomie
du prolétariat, c'est qu'on donne à l'autonomie un sens absolu,
métaphysique : il faut que les ouvriers en dehors de toute influence
parviennent à certaines conclusions. Dans ce cas, il faut condam-
ner non seulement toute action, mais toute propagation d'idées
y compris l'idée d'autonomie elle-même. C'est encore violer
les gens que de vouloir les persuader qu'ils doivent être libres.
Et si cela leur plaît, à
eux,
l'être ?
Il n'est guère besoin de dire que c'est là une position déses-
pérément absurde, ni de rappeler que personne n'arrive à rien en
dehors de toute influence. Encore faut-il ne pas escamoter les
conclusions de cette évidence. L'autonomie ou la liberté n'est pas
un état métaphysique, c'est un processus social et historique.
L'autonomie se gagne à travers une série d'influences contradic-
toires, la liberté surgit au cours de la lutte avec les autres et
contre eux. Respecter la liberté de quelqu'un, ce n'est pas ne pas
y toucher ; c'est le traiter en adulte, et lui dire ce que l'on pense.
Respecter sa liberté non pas en moraliste, mais en révolution-
naire c'est l'aider à faire ce qui peut la lui donner
dans un avenir hypothétique, mais ici et maintenant ; non pas
instaurer le socialisme pour son compte, mais l'aider à accomplir
des actes socialistes dès aujourd'hui. La politique de la liberté ce
n'est pas la politique de la non-intervention, mais celle de l'inter-
vention dans un sens positif ; elle ne connaît d'autres limites que
le mensonge, la manipulation et la violence.
de ne pas
>
non pas
LA SIGNIFICATION DES DELEGUES
Aux modes d'organisation capitalistes, dans leur forme autant
que dans leur esprit profond, appliqués par les partis et les syndi-
56
cats traditionnels, nous avons opposé les modes d'organisation
créés par le prolétariat, que l'on peut définir en trois points :
autonomie la plus large possible des organismes de base,
dans les limites posées par l'unité et la cohérence de l'action de
l'organisation comme tout;
démocratie directe, partout où elle est matériellement réa-
lisable;
élection et révocabilité de tous les organes chargés de
tâches de centralisation.
De cela, Lefort fait un « correctif » apporté à la théorie léni-
niste du parti (ceux qui la connaissent, apprécieront) et le réduit
à une recette négative : la révocabilité des délégués. Il est évident
que séparée ainsi du reste de ces principes organisationnels et sur-
tout d'une conception d'ensemble du travail d’une organisation
révolutionnaire, la révocabilité des délégués n'a qu'une significa-
tion fort limitée. Aussi nous ne voulons pas discuter les critiques
que Lefort lui adresse, et qui passent à côté de notre conception;
nous nous arrêterons simplement sur quelques arguments qu'il
met en avant et qui nous paraissent révélateurs de l'idéologie qui
sous-tend ses positions mais qu'il ne formule pas dans son texte.
Lefort oppose la révocabilité dans les organismes de classe,
où « elle peut avoir un contenu positif du fait qu'il existe un
milieu de travail réel » et que ce que les hommes décident « con-
cerne leur vie », à la révocabilité dans le parti, qui est « un milieu
artificiel, hétérogène » dont l'unité « n'existe qu'en fonction de la
centralisation imposée à l'organisation... elle-même fondée sur la
cohésion du programme » (p. 128).
Disons d'abord qu'il est faux qu'un Conseil d'entreprise
formé
par des délégués révocables tire sa valeur simplement de ce
que les hommes ont une expérience immédiate « qui leur permet
de trancher dans la clarté les problèmes qu'ils rencontrent » (ib.)
Cela n'est déjà pas vrai à l'échelle d'une seule usine, dont la tota-
lité comme telle dépasse l'expérience immédiate de tout travailleur
particulier. On n'a qu'à réfléchir à ce que signifierait un Conseil
ouvrier chez Renault ou même dans une entreprise de quelques
milliers de travailleurs, pour voir que les ouvriers directement ou
par l'intermédiaire de leurs délégués, seraient appelés à décider
de problèmes concernant le fonctionnement de l'usine dont ils
n'ont pas l'expérience immédiate ou dont les incidences « sur leur
vie » peuvent être indirectes et éloignées. C'est le cas aussi bien
des problèmes généraux, que de ceux concernant des aspects
de l'activité de telle partie de l'usine qui ont des incidences
sur l'ensemble, dont par conséquent une partie des travailleurs
a une expérience directe, mais que l'ensemble doit nécessairement
trancher.
Mais l'important est ailleurs. L'implication de l'argument de
Lefort est tout simplement que le socialisme est impossible — tout
au moins en tant que pouvoir des Conseils ouvriers et gestion
ouvrière. Car dans un régime ouvrier, les travailleurs et leurs Con-
seils n'auraient pas simplement à trancher les questions concernant
- 57
leur milieu de travail. Ils auraient à décider de tout ou autre-
ment, ils n'auraient à décider de rien, car ce qui se passe dans l'en-
treprise est déterminé par ce qui se passe dans la société en géné-
ral. Ils auraient à décider d'un plan de production ; de problèmes
politiques ; de l'orientation d'une foule d'activités sociales d'im-
portance générale. Ils auraient par exemple à décider des questions
les plus générales concernant l'éducation ; ou bien croît-on que
dans une société socialiste, ce serait aux instituteurs de dire, sou-
verainement et tout seuls, quelle éducation et combien d'éducation
il faut à la société ?
Or, si l'on dit que la valeur des Conseils et de la règle de
la révocabilité - vient de ce que les problèmes qu'ils ont à résou-
dre sont ceux que les hommes rencontrent dans leur milieu pro-
ductif, il s'ensuit rigoureusement que les Conseils ne valent rien
pour ce qui est de tout le reste c'est-à-dire de la direction de la
société en général. Qui s'en chargera alors ? Il ne reste qu'une
réponse : un organisme de direction spécial et séparé, ayant comme
fonction particulière la solution des problèmes universels. On
connaît le nom de ce fonctionnaire de l'universel : c'est la bureau-
cratie.
Cette conclusion absurde, mais inévitable, résulte de la scis-
sion radicale qu'établit Lefort entre le milieu de l'entreprise et le
milieu social général, l'expérience immédiate du milieu productif
et l'expérience politique et sociale des individus. On y reviendra.
Des conclusions tout autant absurdes résultent de la deuxième
partie de l'argument de Lefort : la révocabilité dans le parti, dit-il,
ne vaut rien car le parti est un milieu artificiel et hétérogène. Cela
signifie immédiatement que les membres du parti ne peuvent pas
discuter valablement des problèmes qui se posent à eux, car ils
ne participent pas de la même expérience de travail productif. En
effet, l'argument ne concerne pas que les délégués : il vaut, s'il
vaut, pour tout processus de décision au sein d'une organisation.
De même que le précédent, cet argument tend à détruire tout
fondement rationnel de la démocratie dans une société sauf
peut être dans une collectivité qui serait strictement constituée
sur un milieu immédiat de travail. Mais il conduit également à la
négation de la possibilité de toute organisation, y compris de celle
dont Lefort se dit partisan. S'il s'agit de « constituer peu à peu
un véritable réseau d'avant-garde » (p. 133), ou même s'il s'agit
simplement de former une organisation, sera-t-elle aussi modeste
et aussi « souple » qu'on voudra, cette organisation ne sera-t-elle
pas appelée à prendre certaines décisions concernant son activité,
à résoudre certains problèmes ? Comment ses membres pourront-
ils le faire valablement, puisqu'ils constituent un milieu arti-
ficiel et hétérogène ? Car il ne suffit pas évidemment que l'on
refuse à un regroupement la dénomination de parti pour qu'il
perde le caractère de « milieu artificiel et hétérogène »; celui-ci
résulte de ce que l'organisation réunit des gens appartenant à des
milieux de production différents. Il ne s'agit même
pas
ici du pro-
58
blème de la discipline ou des rapports entre une majorité et une
minorité. La logique des positions de Lefort conduit nécessaire-
mnent à refuser tout fondement à une activité collective en dehors
de l'entreprise (et pourquoi pas le département ou l'atelier). Car
s'agissant des problèmes dont certains ont une expérience directe,
seule cette expérience vaut ; ce n'est pas que l'opinion des autres
ne doit pas leur être imposée mécaniquement, c'est qu'elle n'a par
définition aucune valeur. Et s'agissant des problèmes dont per-
sonne n'a une expérience directe, personne ne peut avoir une opi-
nion valable. On se demande alors pourquoi ces gens se réunis-
sent, ce qu'ils peuvent faire et même ce qu'ils peuvent dire en
commun. Cette « organisation » n'est qu'une table ronde de sin-
gularités se livrant à des monologues dont les contenus ne peuvent
jamais se recouper (15).
Même si l'organisation n'est qu'un milieu où les gens vien-
nent pour discuter, il faut nécessairement supposer que les expé-
riences de ceux qui y participent ne sont pas sans rapport entre
elles, au contraire, qu'elles tendent à converger objectivement,
tout en gardant leurs spécificités essentielles et irréductibles. S'il
n'en était pas ainsi, non seulement toute action, mais toute discus-
sion serait impossible. Il est pénible d'avoir à en discuter, mais il
est impossible de ne pas souligner la contre-vérité totale de l'affir-
mation de Lefort, suivant laquelle « l'unité de ce milieu (du parti)
n'existe qu'en raison de la centralisation imposée à l'organisation,
et cette centralisation est elle-même fondée sur la cohésion du
programme ». Que l'organisation soit centralisée ou non, pourquoi
les gens y viennent-ils ? Une centralisation ne peut être imposée
à l'organisation que si l'organisation existe, et pourquoi diable
existe-t-elle ? Qu'est-ce qui pousse des gens qui « diffèrent » telle-
ment les uns des autres à y entrer ? A lire Lefort, on croirait que
Lénine, pourvu de pouvoirs magiques, attirait des gens totale-
ment hétérogènes et qu'une fois ces gens bien tassés dans sa be-
sace, il leur imposait l'unité par une centralisation elle-même fon-
dée sur la cohésion de son programme personnel !
Et qui nous dira d'où viennent ces mystérieux programmes ?
Qu'est-ce que cette nouvelle philosophie de l'immédiat, qui oppose
une expérience directe du milieu productif, seule féconde et à glo-
(15) Lefort ne s'aperçoit pas jusqu'où le conduit sa critique de
l'organisation. Il va jusqu'à écrire (p. 129) : « la démocratie n'est pas
pervertie du fait de mauvaises règles organisationnelles, elle l'est du
fait de l'existence même du parti. (Elle) ne peut être réalisée en son
sein du fait qu'il n'est pas lui-même un organisme démocratique,
c'est-à-dire un organisme représentatif des classes sociales dont il se
réclame ». On se demande alors : pourquoi l'organisation que lui,
Lefort, veut constituer sera-t-elle démocratique ? De quelle classe
sociale sera-t-elle « représentative >> ? Ici encore on retombe sur ce
dualisme absolu : la seule institution du prolétariat, « c'est la révolu-
tion elle-même » (p. 132). Tout ce qui n'est pas révolution, est entaché
à la fois d'irréalité et de corruption. En quoi peut-on alors parler d'une
activité révolutionnaire collective avant la révolution, sur quoi peut-
elle se fonder, comment peut-elle être organisée ?
59
rifier, à une expression universelle de l'expérience sociale, entachée
d'artifice et condamnable ? Depuis quand l'humanité peut-elle pro-
gresser sans donner à son expérience des expressions qui se veu-
lent universelles et qui certes ne valent qu'un temps, mais sans les-
quelles il n'y aurait pas de temps ?
La vérité se trouve à l'opposé de ce que prétend Lefort. Un
parti ou une organisation ne peut exister que parce qu'il y a une
unité virtuelle profonde de l'expérience de larges catégories de
gens, dépassant le cadre de l'entreprise, et que cette expérience les
conduit à se rassembler pour agir en vue d'objectifs qu'ils se pro-
posaient déjà ou dans lesquels une fois formulés, ils reconnaissent
tout au moins en partie leurs aspirations. Le programme n'est rien
d'autre que l'ensemble de ces objectifs. Ici encore, l'erreur consiste
à ériger en critère absolu ce qui n'est que terme relatif. Le parti
est un milieu hétérogène sous certains rapports, et homogène sous
certains autres. Il est hétérogène par rapport au milieu productif
auquel appartiennent ses membres ou à leur culture - mais il ne
l'est pas par rapport à leur expérience globale de la société et à
leurs objectifs. Est-ce là une cohésion artificielle ? Avec des révo-
lutionnaires hongrois émigrés à Paris après 1956, nous avons cons-
taté une homogénéité infiniment plus grande qu'avec des gens qui
travaillent à côté de nous depuis des années dans la même entre
prise.
Mais cela n'est pas la seule chose qui importe. L'organisation,
c'est-à-dire les gens qui la forment, sont engagés dans un certain
travail. Ce travail à son tour crée une nouvelle expérience com-
mune et leur donne la possibilité « de vérifier ce qu'ils décident à
partir de leur vie ». Mais Lefort semble nier qu'il puisse se for-
mer, dans une organisation révolutionnaire, une expérience com-
mune et cohérente des militants : « dans de telles conditions » (les
conditions du parti), dit-il, « les décisions à prendre au niveau des
cellules ont toujours une double motivation : celle qui tire son
origine d'une action à mener dans un milieu social extérieur et
celle qui la tire de l'application du programme ou de l'obéissance
à l'instance centrale » (p. 128). Passons sur l'« obéissance à l'ins-
tance centrale » qui visiblement n'est là que pour brouiller les
cartes, en insinuant dans l'esprit du lecteur que, dans l'organisa-
tion, les cellules ne peuvent qu'obéir à une instance centrale. La
phrase qu'on vient de lire, et celles qui la suivent, reviennent à
affirmer : 1° qu'il y a nécessairement conflit ou manque de
rapport entre les nécessités de l'action à mener dans le milieu
social extérieur et le « programme » de l'organisation, 2° qu'il
sera fatalement résolu en faveur du programme et au détriment
des nécessités de l'action dans le milieu.
On a encore ici un exemple de transformation en contraires
absolus et absolument séparés de deux termes qui n'ont de sens
que par leur union la plus intime. Loin de créer des conflits insur-
montables et de conduire inéluctablement à une « bureaucratisa-
tion », cette double motivation est l'élément sans lequel il ne peut
pas y avoir d'action révolutionnaire. Celle-ci pourrait-elle trouver
60 -
sa motivation uniquement dans l'« action à mener dans un milieu
social extérieur ? » Mais quelle est cette action ? S'agit-il de pro-
pager la théorie de la relativité, de rendre les gens végétariens,
de leur faire acheter les potages Knorr ? L'action à mener est né-
cessairement définie, inspirée, guidée à chaque instant par des
idées, des principes, des perspectives ; l'ensemble de tout cela n'est
rien d'autre que le programme, c'est-à-dire la définition des buts
et des moyens de l'action. Inversement, l'activité ne peut pas être
motivée uniquement à partir du programme ; elle l'est tout autant
par le milieu dans lequel elle se déroule. Cela est loin de signifier
simplement que le programme doit être appliqué chaque fois en
tenant compte « des conditions concrètes ». Le programme lui-
même n'est rien d'autre en définitive que l'expression condensée
d'une certaine expérience de la situation sociale telle qu'elle est
faite par les travailleurs. Et c'est d'une façon continue et perma.
nente que l'activité de l'organisation doit la conduire à approfon-
dir, modifier et au besoin bouleverser son programme.
Dira-t-on qu'il y a là quand même une « contradiction » et
qu'elle provient de ce que le problème a été mal posé au départ,
de ce que les cellules de l'organisation mènent une action dans
« un milieu social extérieur », que cette action est à condamner
et que la seule possible est celle que mènent « les éléments actifs
dans les entreprises ? » Mais alors cette discussion n'a aucun sens :
que chacun retourne dans son entreprise et qu'il y reste ; surtout,
qu'il n'y apporte rien qu'il ait trouvé « dehors ». Ce n'est pour-
tant pas ce que fait, ni ce que dit, Lefort : il écrit dans Socialisme
ou Barbarie et il veut tracer une perspective d'action même aux
éléments « qui n'appartiennent pas à un milieu de production »
(p. 133). Les tâches qu'il leur assigne, pour dérisoires qu'elles
soient, sont déjà impossibles à réaliser sans ce qu'il appelle « nos
thèses », « nos idées » ou « nos principes » et ce que nous appe-
lons un programme.
UNE NOUVELLE PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE
II y a toujours deux termes dans chacun des problèmes qui se
posent à la pensée révolutionnaire comme dans le processus effectif
de la lutte de classe et de la révolution.
Il y a l'entreprise, collectivité concrète de travailleurs unis
par une expérience directe du milieu de travail et par une orga-
nisation « spontanée », informelle — et il y a la classe, unité
des travailleurs par delà les frontières de l'entreprise, de la pro-
fession, de la localité et même de la nation, unité médiatisée par
leur expérience convergente de l'exploitation et de l'aliénation.
Il y a une expérience immédiate de la société comme travail,
et une expérience immédiate de la société comme société. Il y a
une expérience immédiate, et il y aussi une expérience déjà éla-
borée et systématisée.
Il y a un développement propre du prolétariat vers le
socialisme, et il y a, depuis un siècle, l'activité politique perma-
nente des militants révolutionnaires dans tous les pays.
61
Il y a
-
une lutte informelle permanente des travailleurs
contre l'exploitation, et il y a aussi une lutte politique explicite
contre l'organisation présente de la société, que le prolétariat a
presque toujours menée.
Et ainsi de suite.
La séparation de ces termes n'est pas seulement logique;
elle est réelle. Mais aussi la tâche des révolutionnaires n'est pas
seulement de les unir dans la pensée, dans une théorie correcte ;
elle est d'agir pour dépasser cette séparation dans la réalité, sa-
chant que seule la révolution pourra la dépasser définitivement.
Le fond de la méthodologie de Lefort consiste à opérer la
séparation la plus radicale entre les termes de chacun de ces
couples, que la pensée révolutionnaire rencontre à chaque pas,
et à les maintenir dans une opposition absolue. Le « dépassement »
de cette opposition est alors effectué par ce qui est en fait un
retour en arrière ; l'un des termes est valorisé, l'autre est condamné
ou subit une réduction de sa réalité.
Ainsi le milieu et l'expérience de l'entreprise sont considérés
comme seuls importants ; le milieu social général, l'expérience de
la société comme telle et sous ses multiples aspects société poli-
tique, culturelle, etc. ne sont même pas mentionnés. L'action
des militants « dans les entreprises » paraît la seule qui compte
vraiment; toute autre action est réduite à communiquer « des
informations et des connaissances »; le travail permanent visant
à formuler de façon universelle le sens de l'expérience de la
société, aussi bien immédiate que médiate, que font les travail-
leurs est ignoré. Dans la mesure où l'on reconnaît qu'il y a
quelque chose comme une théorie révolutionnaire, celle-ci appa-
raît comme une préoccupation individuelle de certains militants
(p. 130-131). La progression du prolétariat vers le socialisme
prend ainsi la figure d'une maturation organique, le rôle primor-
dial qu'ont joué et continuent à jouer dans son évolution les
organisations et les luttes proprement politiques est escamoté.
Ainsi, par exemple, le concept des rapports de production
concrets et de l'entreprise, que Socialisme ou Barbarie a très tôt
placé au centre de ses analyses, tend à devenir entre les mains de
Lefort un concept mythique, qui, poussé à l'absurde, arrive fina-
lement à couper le monde en deux. La vie des travailleurs dans
l'entreprise devient la seule réalité et tout ce qui n'est pas
« dans » ou « de » l'entreprise est à la fois irréel et méchant.
Nous disons au contraire que de cette évidence commune,
que l'entreprise n'existe pas en dehors et séparée de l'économie,
de l'Etat, etc. — en un mot de la société globale (et réciproque-
ment) il faut tirer toutes les conséquences ; de même qu'il faut
tirer toutes les conséquences de ces autres évidences, non moins
communes : a) que les travailleurs à la fois s'intéressent passion-
nément à ce qui se passe en dehors de l'entreprise, et que s'il n'en
était pas ainsi, toute discussion sur le socialisme serait simple
bavardage ; b) que c'est précisément sur ce terrain que la for-
mation de l'expérience des travailleurs est la plus difficile, ren-
62
contre le plus d'obstacles, se heurte non seulement à l'absence
d'informations systématiquement organisée par le capitalisme et
la bureaucratie ouvrière mais aussi et surtout à la complexité de
la chose elle-même et à la difficulté d'élaborer un schéma global
de compréhension, sans lequel toute information qui pourrait
être disponible par ailleurs ne sert à rien.
Et c'est sur ce terrain que l'organisation révolutionnaire a
une des tâches les plus capitales à remplir
où elle trahit son
rôle, si elle se refuse d'aider le prolétariat contre le capitalisme,
en lui apportant les éléments nécessaires pour la formation de
cette expérience globale.
Ces éléments ne sont pas et ne peuvent pas être simplement
« des informations et des connaissances ». Tout le problème du
programme, de l'idéologie, de la théorie se pose à cet égard.
Nous en avons déjà parlé - et nous en reparlerons. Notons pour
l'instant que dans la mesure où Lefort admet que l'organisation
telle qu'il la conçoit possède une idéologie et se livre à un travail
théorique, on aboutit à l'existence séparée de deux mondes dont
on refuse d'établir la communication. Dans l'un de ces mondes,
il y a les idées en général, une perspective socialiste, les contra-
dictions de l'économie et de la société capitalistes au niveau
global, les « anti-structures » et le « parti et son double ». Dans
l'autre, le monde « de l'entreprise », il y a la représentation et
l'expérience des salariés enfermée dans son état présent — et ce
serait attenter à l'autonomie du prolétariat que de vouloir y
introduire les premiers éléments, les éléments « idéologiques »,
« théoriques » et « programmatiques ».
Ainsi les connaissances universelles concernant les problèmes
généraux de la société deviennent l'affaire particulière d'une
catégorie spéciale, quoique mal définie, d'individus : les mili-
tants, les intellectuels, etc. C'est leur chose précieuse et honteuse,
ils en parlent entre eux, la cultivent interminablement dans les
jardins confidentiels des revues à tirage limité. Mais surtout il ne
faut pas en parler aux ouvriers. Ce serait déranger et adultérer
le merveilleux processus de maturation autonome de la classe, qui
renversera un jour le monde, mais reste en attendant plus fragile
qu'un vase de Sully Prudhomme.
La seule jonction que cette conception est capable d'opérer
entre le monde « de l'entreprise » et le monde « de l'idéologie >>
est l'abandon de tout contenu précis du programme socialiste et
de l'idée de révolution, qui deviennent de simples mots mots
que d'ailleurs on a de moins en moins le droit de prononcer en
public. Il y a une maturation de la classe qui porte en elle un
avenir mais ce que pourrait être cet avenir, nous ne le savons
ni ne pouvons, ni ne devons essayer de le savoir : seule la classe...
Car il apparaît clairement, à la lecture du texte de Lefort, qu'une
organisation n'a absolument pas le droit d'avoir un programme,
de proposer une conception concrète du socialisme (fruit bien
entendu de l'expérience historique des révolutions prolétarien-
nes) : si elle le faisait, ce serait essayer de se substituer à la classe.
63
Cette conception traduit tout d'abord une déformation totale
de la réalité historique. Elle méconnaît entièrement, en deuxième
lieu, une présupposition fondamentale de la révolution socialiste.
Elle aboutit, enfin, à priver le prolétariat en tant que classe révo-
lutionnaire et même en tant que classe tout court (qui n'existe
pas, même dans la société actuelle, seulement dans des entreprises
à part les unes des autres) d'éléments à la fois humains et
idéologiques qui lui sont indispensables pour sa lutte révolution-
naire et pour sa lutte tout court.
La réalité historique est que le prolétariat n'est pas que
maturation vers le socialisme, ou plutôt que cette maturation
n'est rien d'autre qu'une lutte permanente au sein du prolétariat :
lutte entre les éléments créateurs d'une nouvelle réalité sociale
et l'aliénation sous toutes ses formes. Cette dernière ne se mani-
feste pas moins, mais seulement sous une forme différente, sur le
plan de l'entreprise. Il n'y a pas de processus de maturation que
nous pourrions « déranger »: il n'y a processus de maturation
que
dans la mesure où il est constamment « dérangé », par rapport
à ce que serait l'expérience intrinsèque à l'entreprise, par des
éléments qui n'y appartiennent pas, économiques, politiques, idéo-
logiques (et parmi ceux-ci réactionnaires, réformistes, staliniens,
révolutionnaires). A cela nous n'y pouvons rien : cela ne dépend
pas de nous que les staliniens diffusent ou non des tracts, ni que
les travailleurs n'abandonnent pas au vestiaire ce que la bour-
geoisie leur apprend à l'école ou dans les journaux, ce qu'ils ont
vu au cinéma ou le souvenir de l'ordre de mobilisation de leur
frère ou fils. Tout ce qui dépend de nous, c'est que dans cette
bataille permanente, les idées révolutionnaires soient absentes
parce que nous refuserions de les représenter ou ne le ferions que
de la manière la plus châtrée possible. (Finalement d'ailleurs,
même cela ne dépend pas de nous : si nous nous refusions de
représenter dans la classe ouvrière nos idées, d'autres se lèveraient
tôt ou tard pour le faire si elles valent quoi que ce soit).
Cette bataille permanente, non seulement nous ne pouvons
l'empêcher, mais il serait absurde de souhaiter qu'elle n'eût pas
lie:1. Car ce n'est qu'en fonction d'elle que peut se former une
expérience du prolétariat concernant la société globale expé-
rience sans laquelle il est vain de parler de perspective socialiste.
En deuxième lieu, cette conception méconnaît entièrement
une présupposition fondamentale de la révolution socialiste. Le
socialisme n'est possible que comme une action consciente de
transformation de la société. Mais une telle transformation
consciente n'est possible que si les éléments essentiels de son
contenu et de sa forme sont formulés explicitement d'avance.
Cela ne signifie pas que la révolution bourgeoise improvise et la
révolution prolétarienne agit d'après un plan préétabli – mais
simplement que l'improvisation de la révolution prolétarienne
contient — et doit, sous peine d'échec, contenir – infiniment
plus d'éléments conscients que toute révolution précédente. Il ne
peut y avoir de socialisme sans projet socialiste — et le pro-
64
gramme socialiste de l'organisation est un des pôles de ce projet.
La formulation explicite de ce projet est une condition de la
transformation des possibilités historiques objectives dans le sens
de la révolution.
Il est à noter ici que les positions de Lefort reposent finale-
ment sur les mêmes postulats faux que les positions qu'il croit
combattre violemment, à savoir les postulats du « Que faire ».
Les positions de Lefort sont basées sur l'idée qu'il n'y a qu'un seul
type possible de théorie de la société, de programme, d'activité
d'élaboration et de diffusion des idées le type « léniniste »,
dégénérant immanquablement en type stalinien ou trotskiste.
Comme ce type — élaboration séparée de l'expérience des ouvriers,
contenu abstrait faussement scientifique, diffusion qui devient de
l'endoctrinement est à condamner, on ne peut que
condamner
les activités mêmes dont il s'agit – ou à la rigueur les tolérer à
l'intérieur des « intellectuels » dont elles constituent le vice
inguérissable qu'il ne faut surtout pas étaler au grand jour. Lefort
postule en fait, comme le Lénine du « Que Faire », 1º) que le
prolétariat, de par son expérience propre, ne s'intéresse qu'à l'im-
médiat la seule différence étant que cet immédiat n'est plus
défini comme « les intérêts économiques » mais comme « l'entre-
prise », 2º) qu'il n'y a qu'un seul type de théorie, celui qu'on.
peut exemplifier sur les écrits de Marx, Lénine, Trotsky et leurs
ressucées de vulgarisation (dans le meilleur des cas, une théorie
abstraite, éloignée de l'expérience ouvrière, impénétrable par le
prolétariat; dans le pire des cas, une caricature de théorie, vulga-
risation mystificatrice et instrument de manipulation). Lénine
trouvait la première chose mauvaise et la deuxième bonne, pour
Lefort, c'est le contraire, mais l'analyse est la même. Ses positions
ne sont que les positions du « Que Faire », avec les signes de
valeur inversés.
En fait, le problème fondamental de notre époque est :
comment réaliser, dans une autre voie que celle de l' « ABC du
communisme » la fusion indispensable de l'expérience ouvrière et
des éléments théoriques, idéologiques, etc. et seul un illuminé
ou un charlatan pourrait prétendre que sans cette fusion il
pourrait jamais y avoir transformation socialiste de la société.
Nous disons, quant à nous, non seulement qu'une telle voie
existe, mais beaucoup plus : s'il était démontré qu'une telle voie
ne pût exister, il faudrait abandonner tout de suite toute idée et
toute discussion concernant le socialisme. S'il pouvait être démon-
tré que le prolétariat est par nature hétérogène à la conception
la plus universelle et la plus totale des problèmes de la société
moderne et de sa transformation, moins même, s'il pouvait être
démontré qu'il n'y a pas objectivement les bases d'une liaison
organique entre l'expérience propre du prolétariat et une telle
conception, alors toute révolution prolétarienne serait impossible,
il ne saurait y avoir tout au plus que des révoltes ouvrières
condamnées à la défaite. Car déjà la victoire sur la société d'ex-
ploitation, mais encore plus la construction d'une nouvelle société
65
implique que le prolétariat puisse trouver dans sa propre expé-
rience les germes d'une conception universelle et les critères lui
permettant de résoudre des problèmes dépassant infiniment le
cadre de l'entreprise.
Nous disons que, si l'expérience du prolétariat ne le porte
pas automatiquement, immédiatement, directement et toujours
vers les problèmes universels, il y a incontestablement une liaison
organique entre l'expérience du prolétariat dans l'entreprise et
dans sa vie quotidienne et les problèmes concernant la société
globale. Nous disons qu'il est possible, à partir de cette expérience
quotidienne, d'aider la formation d'une expérience du prolétariat
relative au tout de la société. Nous disons que non seulement ce
n'est pas violer le prolétariat, mais au contraire contribuer au
développement de virtualités qui se constituent organiquement en
lui, que de mettre devant ses yeux, d'une nouvelle façon et dans
un nouveau langage, au mieux de nos capacités, l'expérience la
plus globale de la société, le projet le plus radical de sa transfor-
mation. Cela suppose évidemment une transformation également
radicale de la théorie révolutionnaire elle-même, de son mode
d'élaboration et d'exposition, de la conception de ce qu'est la
politique et de ce qu'est un militant. Cette transformation est la
tâche vraiment originale (beaucoup plus que toute modification
dans le contenu des idées, aussi importante que celle-ci puisse
être) devant laquelle nous place en tant que révolutionnaires la
société contemporaine. C'est cette tâche que Lefort est incapable
même d'envisager. C'est parce que finalement il ne peut concevoir.
la théorie autrement que d'après un modèle bourgeois (dont il
faut ailleurs reconnaître qu'il est resté pour l'essentiel celui du
marxisme), c'est-à-dire comme l'élaboration par des spécialistes
séparés de vérités abstraites (et la déduction à partir de celles-ci
de directives politiques également abstraites et incontrôlables pour
ceux qui n'en possèdent pas les prémisses) qu'il en vient à vouloir
interdire la communication de cette activité théorique et du prolé-
tariat. Certes, cette transformation radicale de la conception
même de ce qu'est une théorie reste presque entièrement à effec-
tuer ; mais ce n'est pas là une raison pour se voiler la face devant
une tâche inéluctable. Cette transformation est une æuvre collec-
tive énorme, impliquant le travail coordonné d'un grand nombre
d'individus (travail qui sera exactement le contraire d'un travail
purement livresque) et par là même une des tâches capitales d'une
organisation révolutionnaire réalisant la fusion des ouvriers et
des intellectuels.
Cette liaison organique entre l'expérience immédiate du
prolétariat et l'expérience la plus totale de la société découle de
facteurs qui expriment les caractères les plus profonds de la
société moderne. Premièrement, le contenu même de l'expérience
immédiate du prolétariat le force à sortir des cadres de celle-ci.
Presque à chaque instant, ce qui se passe dans l'entreprise renvoie
l'ouvrier à ce qui se passe en dehors de l'entreprise. Deuxièmement
cette expérience immédiate elle-même est loin de se confiner à la,
66
vie de l'entreprise : qu'on le veuille ou non l'ouvrier est en même
temps consommateur, électeur, locataire, deuxième classe mobili.
sable, parent d'élève, lecteur de journal, spectateur de cinéma, etc.
Troisièmement, l'expérience globale de la société, tout en étant
différente de l'expérience immédiate de l'ouvrier, n'est pas radi-
calement autre, car elle traduit finalement les mêmes modèles de
rapports sociaux et de conflits. Par exemple, les contradictions
dans l'entreprise et celles dans l'économie sont de la même nature
ultime, et cette identification devient presque une identité immé.
diate dans le cas du capitalisme bureaucratique intégral. C'est que
le type d'aliénation que tend à réaliser la société d'exploitation
moderne est finalement le même dans tous les domaines. C'est là
le fondement objectif de l'unité de l'expérience de la société,
qu'elle soit vécue par les mineurs du Nord, les métallos parisiens,
les employés de banque, les instituteurs ou même les chercheurs
du CNRS. Certes cette unité n'est pas directement et immédiate-
ment donnée, et le sujet final de sa réalisation ne peut être que
la totalité organisée des travailleurs ; mais dans ce domaine aussi,
l'organisation est l'instance transitoire qui en permet l'accomplis-
sement inachevé, et qui est donc, ici encore, une « préfiguration »
de la société socialiste et de la révolution. Et c'est surtout le
passage
à
une conception adéquate des problèmes de la société
dans son ensemble et en particulier de l'Etat qui est le plus diffi-
cile à réaliser pour le prolétariat. Mais le rôle d'un révolutionnaire
n'est pas de spéculer sur la facilité plus ou moins grande de ce
passage, mais, une fois la possibilité objective de sa réalisation
démontrée, de travailler pour qu'il s'effectue.
Finalement, le problème crucial auquel Lefort refuse de
répondre est celui-ci : quel est le rapport entre le prolétariat et
le socialisme ? Parfois il semble vouloir dire : comme personne
ne sait ce qu'est (ou sera) le socialisme, il ne faut surtout pas
en parler, et tout ce que nous pouvons faire dans notre activité
publique (autre chose ce que nous pensons in petto) c'est de col.
ler à la façon dont les ouvriers voient ici et maintenant les pro-
blèmes. Position qui est évidemment intenable dans la pratique, et
qui, de toute façon, enlève toute justification non seulement à
l'existence d'une organisation, mais à toute activité militante
quelle qu'elle soit.
Nous disons, quant à nous : la lutte du prolétariat contre
l'exploitation le conduit à poser le problème de la transformation
des rapports sociaux. Même le fait de poser ce problème, encore
plus d'y répondre, c'est l'enjeu d'une ſutte séculaire. Cette lutte
ne se déroule pas seulement au sein de l'entreprise elle y com-
mence et elle y revient toujours, mais elle couvre rapidement la
société entière sous tous ses aspects. Dans cette lutte, le proléta-
riat a besoin de la totalité de l'expérience sociale. Loin d'être
immédiatement donnée par les conditions « naturelles » de la
société capitaliste, cette totalité de l'expérience est à la fois vir-
tuellement créée et constamment détruite par le fonctionnement
du capitalisme, qui la morcèle, la cloisonne, l'obscurcit, la cache,
67
la mystifie. Au cours de cette lutte pour la conquête de la tota-
lité, ont toujours surgi dans le prolétariat et dans la société des
individus, des groupes, des courants, des organisations qui ont
essayé de l'aider. Et il y a eu toute une période pendant laquelle
ces groupes, organisations, etc. ont essayé de tout prendre sur eux-
mêmes, où ils se sont identifiés avec cette expérience de la tota-
lité. Cette période est sans doute historiquement terminée. Mais
quoiqu'il en soit, de même que les hommes ne cesseront jamais
de respirer de peur d'avaler des microbes, ni de penser de peur de
se tromper, de même ils ne cesseront jamais d'agir de peur de se
transformer en bureaucrates. Et, du moment que le problème du
socialisme est historiquement posé, nous ne pouvons ni nier qu'il
l'est, ni nous couvrir la face ; nous ne pouvons que participer à cet-
te lutte et essayer de faciliter la conquête de l'expérience de la tota-
lité par le prolétariat, en nous laissant guider par le contenu le
plus profond de l'expérience déjà faite — à savoir que le pro-
blème du socialisme c'est la conquête de leur autonomie par les
masses organisées des travailleurs et leur domination sur tous les
aspects de l'activité sociale. Il est évident que cette expérience
nous ne pouvons pas l'élaborer en nous-mêmes et pour nous-mê-
mes, mais pour le prolétariat et avec lui.
LA STRUCTURE DE L'ORGANISATION
Quelle que soit la définition du rôle et des tâches de l'organi-
sation, c'est un truisme que de constater qu'il faut que
celle-ci
pos-
sède une structure déterminée. En particulier, à moins qu'il ne
s'agisse d'un regroupement dont l'« activité » se réduit à des dis-
cussions ou à la publication d'une tribune libre, dès qu'il s'agit de
faire quelque chose, il faut que des décisions soient prises d'une
façon ou d'une autre ; si des opinions divergentes se manifestent,
il faut qu'une règle permette de trancher. Plus généralement, dès
qu'un regroupement dépasse une taille infime quinze ou vingt
individus il ne peut exister sans se donner certaines règles de
fonctionnement, permettant à ses segments de communiquer entre
eux, à chacun des militants de savoir ce que les autres font et de le
juger, à l'ensemble de définir des positions communes et de les
traduire dans des activités communes.
Comment Lefort répond-il à ces problèmes ? Par un adjectif
et une négation : « l'organisation qui convient à des militants
révolutionnaires est nécessairement souple « (souligné dans l'ori-
ginal, p. 134). Elle repose tout d'abord « sur le rejet de la cen-
tralisation ». Mais encore ? Rien.
Il serait stérile d'essayer d'imaginer, à la place de Lefort, les
solutions positives que pourrait receler ce « rejet de la centralisa-
tion ». S'il n'en dit rien c'est sans doute qu'il n'en sait rien et nous
en savons encore moins. Mais on peut d'ores et déjà voir que
le
<< rejet de la centralisation » signifie immédiatement le rejet de
l'unité de l'organisation et finalement, dans la pratique, le rejet de
l'organisation tout court, pour autant du moins qu'il s'agisse d'une
organisation d'action.
68
Centralisation ne signifie pas Comité central. Centralisation
signifie que l'ensemble de l'organisation fonctionne en appliquant,
dans les matières d'intérêt général, des décisions générales. Elle
signifie que chaque militant ou chaque cellule ne définissent pas
de façon indépendante leur politique de a à z, mais que les points
essentiels de cette politique sont décidés par l'organisation dans
son ensemble. Cela, bien entendu, ne dit encore rien sur la ma-
nière dont ces décisions son prises. Dans une organisation bureau-
cratique, politique ou syndicale, comme dans une entreprise capi-
taliste, elles le sont par le sommet, formé par des dirigeants ina-
movibles. Dans une organisation révolutionnaire, comme dans un
Soviet ou dans un Conseil d'entreprise, elles doivent l'être par
l'ensemble des participants (démocratie directe) et lorsque cela
n'est pas matériellement possible, par leurs délégués élus et révo-
cables. Mais une Assemblée générale qui vote, un Conseil d'entre-
prise, c'est de la centralisation : il décide pour tous et ses décisions
sont obligatoires pour la minorité.
Le « rejet de la centralisation » pur et simple comprend donc
aussi bien le rejet de la démocratie directe que de la démocratie
soviétique ; il comprend également le rejet du principe majoritaire.
Et en fait, le refus d'accepter des décisions majoritaires a été une
des raisons principales du départ de Lefort et de ses camarades de
Socialisme ou Barbarie. Ils revendiquaient le droit non pas d'expli-
quer publiquement leurs désaccords avec des décisions réguliè-
rement prises que personne jamais ne leur a contesté
mais de ne pas les appliquer.
Maintenant, si dans un regroupement chacun agit comme il
l'entend, quelles que soient les décisions de la majorité, il est
absolument vain et stérile d'appeler ce regroupement organisa-
tion. Comme un homme, une organisation se définit par ses actes ;
si ces actes ne sont pas homogènes, il y a autant d'organisations
que peuvent se présenter de tendances ou d'opinions sur chaque
question débattue - et autant dire qu'il n'y a pas d'organisation
du tout. En effet, si des militants se regroupent, ce n'est pas pour
échanger des arguments ; l'échange des arguments vaut pour eux
parce qu'il permet d'aboutir à des décisions mieux fondées. Les
militants se regroupent pour agir ensemble, parce qu'ils reconnais-
sent que seule l'action collective est efficace ; et aussi, parce ce
qu'ils reconnaissent à l'opinion des autres une valeur pratique.
Nier le principe de la majorité, ce n'est pas seulement pulvériser
l'efficacité de l'action collective ; c'est faire preuve d'un individua-
lisme qui méprise le jugement de ceux dont il prétend par ailleurs
partager les vues fondamentales ; c'est créer une contradiction in-
surmontable entre ce qu'on dit de l'organisation révolutionnaire
et ce qu'on dit d'une société prolétarienne.
Un tel regroupement pourrait certes, à défaut d'autre chose,
avoir une utilité en tant que « milieu » où s'échangent des opi-
nions. Mais il serait vain d'en attendre qu'il réalise les tâches
essentielles d'une organisation révolutionnaire.
Soit par exemple une organisation comportant un millier de
69
membres répartis entre diverses entreprises et localités en France
- et soit qu'il s'agisse de publier un journal. Comment et par qui
seront prises les décisions sur les problèmes qui surgiront perpé-
tuellement au cours de cette activité sujets à traiter, orientation
à tracer, interprétation des événements, choix des articles, place à
leur accorder, etc. ? Ce serait masquer les problèmes les plus gra-
ves que de présenter ces décisions comme des décisions « techni-
ques » et de prétendre les confier à un secrétariat du même nom;
on ne ferait ainsi que dissimuler aux yeux de l'organisation l'ins-
tance qui en fait dirigerait, et sous prétexte d'éliminer tout centre,
on en créerait un, occulte, incontrôle et irresponsable. C'est d'autre
part impossible de concevoir la publication d'un journal comme
une activité intégralement décentralisée ; il est certain qu'elle ne
pourrait avoir lieu qu'avec la collaboration la plus large de l'en-
semble de l'organisation, il serait possible d'envisager une décen-
tralisation partielle de sa rédaction (rubriques confiées à des grou-
pes locaux ou d'entreprise) – mais un journal n'est pas une sim-
ple addition de rubriques se disant zut l'une à l'autre. Une cen-
tralisation serait donc, même dans ce cas élémentaire, absolument
nécessaire, et il serait impossible de l'assurer autrement que par un
comité de délégués élus et révocables des groupes constituant l'or-
ganisation.
Des problèmes de ce type se posent déjà à l'échelle de trente
individus ; on les rencontre à chaque pas lorsqu'on est une cen-
taine ; au-delà, leur solution est une question de vie ou de mort
pour une organisation. Ne pas les formuler clairement, ne pas
essayer de leur donner une réponse à la fois réelle et conforme
aux principes dont on se réclame, signifie simplement que l'on ne
se pose pas sérieusement le problème de l'organisation. Et comme
il n'y a pas en fait de rupture de continuité dans la structure logi-
que de ces problèmes tels qu'ils se posent à une organisation révo-
lutionnaire et tels qu'ils se poseront à une société socialiste, cela
montre la stérilité de cette attitude sur la question la plus décisive
entre toutes.
Car ce n'est rien dire du tout qu'affirmer que « le mouvement
ouvrier... doit chercher ses formes d'action dans des
noyaux
mul-
tiples de militants organisant librement leur activité et assurant
par leurs contacts, leurs informations et leurs liaisons non seule-
ment les confrontations, mais aussi l'unité des expériences ou-
vrières » (p. 134). Personne n'a jamais proposé que les noyaux
organisent « non-librement » leur activité. On demande seule-
ment de savoir, ce que signifie concrètement une organisation libre
de noyaux multiples. On demande à savoir comment ces noyaux
assureront l'unité des expériences ouvrières, ce que signifie cette
unité, et si elle peut être avancée sans que l'on essaye de la for-
muler.
La seule réponse que l'on connaisse de Lefort et ses camara-
des à ces problèmes se trouve dans un texte de discussion, où ils
demandaient que l'on s'inspire, en matière d'organisation, de la
critique de la bureaucratie « notamment menée par Mothé qui...
70
a opposé la coopération spontanée des ouvriers au formalisme des
règles et à la vanité des appareils de direction. » Laissons de côté
Mothé, qui se trouvait ainsi involontairement mis à contribution
pour la défense de positions radicalement contraires aux siennes.
Constatons seulement que la situation du mouvement révolution-
naire serait désespérée, s'il en était réduit à choisir entre la coopé-
ration spontanée et les appareils de direction. Cela signifierait en
effet
que
la bureaucratie est inévitable dans tous les domaines où
la coopération spontanée est physiquement impossible à cause des
dimensions ou de l'articulation, dans l'espace ou dans le temps, des
activités dont il s'agit. Lefort est-il en mesure de préciser le sens
de l'expression « coopération spontanée » appliquée aux 45 000
travailleurs de chez Renault ? Ou de la coopération spontanée
telle qu'elle s'établirait éventuellement entre les mineurs du Pas-
de-Calais et les ouvriers agricoles des départements du Midi ?
Ou entre une cellule d'une organisation à Toulouse et une
autre à Metz ? Les problèmes de l'organisation de la société socia-
liste ou ceux d'une organisation groupant ne serait-ce que quel-
ques centaines de militants à travers la France seraient-ils iden-
tiques à ceux des rapports entre une douzaine de camarades se
réunissant une fois par semaine à Paris pour échanger des infor-
mations et des idées ?
En réalité, le problème fondamental d'une organisation de
type socialiste — qu'il s'agisse de l'organisation de la société ou
d'une minorité de militants révolutionnaires sous le régime d'ex-
ploitation — c'est d'effectuer le passage de la coopération au sein
d'un atelier ou d'une cellule à la coordination des activités
d'ensembles plus vastes qui dépassent fatalement le milieu immé-
diat et la coopération « élémentaire ». Le problème n'est pas
simplement d'opposer la « coopération spontanée » des ouvriers
au formalisme des règles et à la vanité des appareils de direc-
tion ». Cela, comme on l'a amplement montré dans cette
revue (16), la sociologie industrielle bourgeoise le fait déjà abon-
damment. La tâche du prolétariat est d'organiser la société de
façon socialiste là même où la « coopération spontanée » ne peut
par définition pas exister. C'est là le terrain sur lequel la révo-
lution socialiste vaincra ou échouera. Notre tâche en tant que
révolutionnaires est de montrer qu’une organisation socialiste
non seulement de l'équipe ou de l'atelier, mais de l'économie, de
ľ « Etat », de la société dans son ensemble, est possible. Elle
est aussi de le montrer dans la pratique en résolvant le problème
d'une organisation dépassant le cadre du groupe « élémentaire »
non pas en le niant, comme le fait Lefort.
Lorsqu'on laisse entendre, comme dans le texte cité, qu'en
dehors de la « coopération spontanée » il n'y a que « le forma-
lisme des règles et la vanité des appareils de direction », on
peut se croire au comble de la vision révolutionnaire, mais c'est
là précisément qu'on épouse en fait la conception la plus pro-
.
1
(16) Sur le contenu du socialisme, Nº 23, p. 99 à 101.
71
.
-
fondément bourgeoise. Car, comme personne ne pourrait penser
une seconde
que
la coordination de l'ensemble des activités
sociales pourrait être effectuée par la coopération spontanée de
quarante millions d'individus, la seule issue c'est précisément...
la constitution d'un appareil bureaucratique de direction. On
pourra en critiquer la vanité et en déplorer l'existence; ce ne
sont là que des lamentations sans aucun contenu objectif. Car
l'inéluctabilité d'un appareil bureaucratique de direction découle
de la manière même dont on pose le problème
sauf s'il s'agit
de revenir à l' « état de nature » et de décréter la décomposition
des sociétés modernes en tribus au sein desquelles la coopération
spontanée serait suffisante pour résoudre les problèmes.
La conception socialiste est précisément l'opposé : elle con-
sidère que les travailleurs peuvent, au delà de leur organisation
élémentaire spontanée et s'appuyant sur celle-ci, créer une struc-
ture recouvrant l'ensemble de la société et capable de la gérer,
une structure qui ne soit précisément pas un appareil de direc-
tion séparé. Si cela n'était pas vrai, toute critique de la bureau-
cratie serait un bavardage moralisateur. Il est affligeant d'avoir
à rappeler à des sociologues que toute discussion sur la société
présuppose que la société existe autrement que comme juxtaposi-
tion de groupes élémentaire et coïncidence miraculeuse de coopé-
rations spontanées. Il est affligeant d'avoir à rappeler à des mar-
xistes que la conception socialiste consiste précisément à refuser
le dilemme typiquement bourgeois de la coopération spontanée
et des appareils de direction.
; Etre socialiste signifie, peut-être plus que toute autre chose,
rejeter l'idée qu'il y a un maléfice de la société et de l'organi-
sation comme telles ; refuser la fausse alternative des Moloch
bureaucratisés et dépersonnalisés et des vrais rapports humains
réduits à une dizaine de personnes ; croire que c'est à la mesure
des hommes de créer, à l'échelle de la société et à celle d'une
organisation politique, des institutions qu'ils comprennent et qu'ils
dominent.
:
Paul CARDAN
ERRATUM. Une erreur de mise en page a fait sauter une ligne
dans la page 69 de la première partie de ce texte (Nº 27 de S. ou B.),
ligne 21. La phrase doit être lue comme suit : « Dans ces conditions,
un congrès se réunissant à intervalles réguliers n'est pas plus démo-
cratique » que les élections parlementaires, cela revient en effet...
-
72
1
Documents
DEMISSIONS DE L'U.G.S.
Nous reproduisons ci-dessous la lettre qu'une
quinzaine de militants de la Fédération U.G.S. de
la Sarthe (Sections du Mans et de La Flèche) ont
adressée au Bureau National de cette organisation
pour lui faire connaître leur désaccord avec la poli-
tique. de PU.G.S. et leur décision de démission-
ner. Les raisons politiques de cette décision res-
tent ignorées des militants de l'U.G.S., auxquels
le Courrier de l'U.G.S. s'est borné de faire savoir
que des camarades de la Sarthe avaient démis-
sionné en se plaçant sur « les positions anarchis-
tes (?!) de « Socialisme ou Barbarie ». La
deuxième lettre publiée ci-dessous provient de mili-
tants de l'U.G.S. de la région parisienne, qui ont
démissionné de cette organisation en mars dernier.
Chers camarades,
Vous trouverez ci-après un double de la lettre de démission collec-
tive que nous adressons d'autre part à notre bureau fédéral et au
bureau national. Nous avons jugé utile de la diffuser à toutes les fédé-
rations parce que nous craignions que la direction oppose, à sa publi.
cation dans les organes nationaux, le prétexte de sa longueur, de son inop-
portunité, voire de son « immaturité ». Or, nous désirons que le plus
possible de camarades de l’U.G.S. puissent en prendre connaissance, afin
de donner autant que nous le pouvons une signification politique à
notre décision de quitter l’U.G.S. et de construire une nouvelle organi-
sation.
La Flèche, le 28 février 1959.
Bureau National de l’U.G.S.,
Bureau Fédéral de la Sarthe de l’U.G.S.
Camarades,
Nous vous prions de ne plus nous compter comme membres de
l'U.G.S. à dater du 1er janvier 1959. Notre décision est motivée par
l'orientation politique de plus en plus nette que prend la direction du
parti depuis la crise de mai 1958.
Nous avons participé à la formation de l’U.G.S., et particulièrement
73
-
3
;
à la fusion du M.L.P. et de la N.G. Certains d'entre nous viennent du
M.L.P., d'autres de la N.G., d'autres enfin du P.C. ; mais nous considé.
rions tous que les organisations dites « ouvrières » ne remplissaient plus,
depuis longtemps déjà, leur rôle socialiste : informer les travailleurs
de leurs propres luttes, les aider à coordonner ces luttes, montrer que
la « politique » dont ils sont dégoûtés est effectivement une mystifi.
cation, travailler à rouvrir la seule voie qui mène effectivement à leur
libération ; celle-ci ne peut pas être l'aménagement d'un système poli-
tique et économique qui les prive non seulement du produit de leur
travail, mais aussi de leur initiative et de leur capacité créatrice
elle
ne peut être au contraire que la destruction de ce système. Le socialisme
ne peut donc pas, selon nous, être identifié avec un réformisme, même
« efficace », ni avec l'organisation de la société par une classe de bureau-
crates parés du titre de « communistes » ; il est, et il ne peut être que
l'organisation de la société par les travailleurs eux-mêmes, et sa condi.
tion est donc la gestion de la production et de la politique par les
travailleurs.
Nous pensions, et nous pensons toujours, que la voie socialiste vers
la gestion avait commencé à se dessiner d'une part quand le social. mol.
letisme eut fait la preuve manifeste de son caractère réactionnaire, d'autre
part quand les travailleurs de Berlin-Est, Poznan, Budapest eurent fait
éclater dans les rues et sur leurs barricades les contradictions qui les
opposent à leurs maîtres bureaucratiques et quand le freinage du P. C.F.
sur la question algérienne eut enseigné aux travailleurs français les
limites de l'internationalisme tel que le conçoit le Comité Central. Les
organisations ouvrières apparaissent depuis 53 sous leur vrai jour et
dans leurs vraies fonctions : collaboration avec la bourgeoisie capita.
liste et participation à l'exploitation pour la S. F.I.O. et le réformisme,
installation et consolidation au pouvoir d'une classe bureaucratique
pour le P. C. Et notre appréciation n'était pas si folle, puisque après
tout l'U. G. S. s'est constituée justement pour faire face à cette crise
du mouvement socialiste, et pour tenter de la surmonter.
Nous démissionnons parce que nous pensons que le parti dans
son état actuel est lésormais absolument incapable de surmonter cette
crise, mais qu'il ne peut que contribuer à la prolonger.
L'essentiel de l'activité du parti depuis le congrès d'unification s'est
porté sur le travail électoral : combien d'heures les militants ont-ils
consacrées à la préparation des campagnes, à l'organisation des réu.
nions, au collage des affiches, à la distribution des tracts électoraux ?
Combien de millions ont été dépensés pour acquitter les frais de
campagne ?
Quel a été le bénéfice politique de cette orientation ?
Voulait-on réellement avoir des députés ? En cas l'évidence
oblige à constater que le bénéfice serait égal à zéro.
Si l'on prétendait « faire connaître » l’U. G. S., comme ou « lance »
une nouvelle crème à raser, tout le bénéfice est qu'on l'a fait connaître
sous les espèces d'un parti de dizième grandeur, appartenant à l'éven-
tail politique traditionnel, et situé entre S. F. I. O. et le P.C. Qu'il
soit de dizième grandeur ne peut décevoir que ceux pour qui le cri.
tère de la réussite politique est de remplir la salle Pleyel ; mais qu'il
ait été situé sur le même plan que les autres partis, ces partis mêmes
dont nous savons que les travailleurs n'y adhèrent plus vraiment, voilà
qui est plus grave.
A-t-on au moins profité des campagnes électorales pour mettre les
points sur les i, pour montrer ce que nous voulions et
ce que nous
étions réellement ? Les réunions électorales ont-elles été utilisées comme
autant de tribunes pour amener nos auditeurs sur nos positions ? Ce
n'était pas même possible ; il eût fallu que l’U.G.S. sache elle-même
ce qu'elle veut et ce qu'elle est ; n'a-t-on pas, au contraire, évité d'abor.
der au sein du parti les problèmes jugés trop brûlants : nature du
P. C., rôle des syndicats, parlementarisme, unité d'action, organisation
et rapport du parti avec les travailleurs ; n'a-t-on pas tenté de les
ce
74
une
occa-
comme
aux
étouffer sous des textes de « synthèse » dont le rapport Martinet au
congrès de Lyon peut servir de modèle ? Et puis quel est le militant
sérieux qui envisage encore une réunion électorale comme
sion de clarifier les problèmes ? Les électeurs n'y viennent-ils pas
comme on va au Vel d’Hiv, au cirque ou à la Chambre ? Si les tra-
vailleurs sont écourés d'une certaine forme de politique, pourquoi par.
ticiperaient-ils à son expression la plus éminente, la réunion électorale ?
Peut-être voulait-on seulement « se compter », grâce aux votes ?
Mais un électeur qui dépose un bulletin U.G.S., et à plus forte raison
un bulletin U. F.Ď. dans l'urne, exprime-t-il pour autant son accord
politique ? Quand même l’U.G.S. aurait une position claire sur les
problèmes réels que se posent les travailleurs (et nous sommes loin du
compte), le vote est-il un acte politique ou bien une espèce de pari,
courses de chevaux ? Combien sommes-nous qui avons
« misé » sur le P. C. pendant des années, et qui n'étions pas d'accord ?
La population joue au jeu « démocratique », toutes les fois qu'on l'y
convie avec un parfait cynisme, votant « utile » si on le lui suggère,
mais aussi avec une parfaite indifférence, consciente qu'elle est que
de toute manière les décisions sont prises en dehors de son contrôle.
Ne l'a-t-elle pas compris après février 56,? Et peut-il en être autrement
dans un régime où ni la base ne peut rien sur les partis, ni les partis;
ne peuvent rien sur une bureaucratie d'Etat immuable, où en somme
la « démocratie » n'est plus qu'une forme bénigne du totalitarisme ?
La direction de l’U.G.S. ignore-t-elle ces choses simples, que le
français politiquement le moins éclairé admet comme des évidences ?
Pourquoi n'a-t-elle jamais ouvert la discussion au fond sur le prin-
cipe même de l'électoralisme et du parlementarisme ? Et surtout pour-
quoi, quand ces évidences sont devenues éclatantes avec la Constitution
de de Gaulle, a-t-elle persisté à épuiser les militants à cette tâche
insensée : envoyer au mieux deux députés siéger dans une Chambre
constitutionnellement privée de tout pouvoir et qui de surcroît ne leur
aurait jamais accordé la parole ? Espérait-elle vraiment corriger l'orien-
tation de la politique gaulliste ? On ne peut pas le croire !
Oui ou non, la lutte de classe est-elle une notion « périmée » ? oui
ou non, est-elle réductible à 1° l'activité parlementaire et 2° l'entretien
des patrons et des chefs syndicaux autour d'une table ? Si oui, pour-
quoi ne pas fusionner immédiatement avec le P. C. ou la S. F. I. O., qui
ont l'air d'être de cet avis ? Si non, pourquoi orienter l'essentiel de
l'action de l'U.G.S. dans ce sens-là ?
Mais ce n'est pas tout. On aurait pu croire que l'indifférence des
travailleurs aux mots d'ordre des organisations dites « ouvrières » lors
de la crise de mai 58, que leur dégoût pour les partis politiques mani-
festé lors du referendum et des élections législatives conduiraient
l’U.G.S. à modifier sa ligne, à préciser sa doctrine, à abandonner
son empirisme. Il était peut-être encore temps de se rendre à l'évi-
dence : le nouveau régime n'était pas un fascisme, les problèmes poli-
tiques de notre temps n'entraient plus dans les cadres vermoulus de
l'idéologie « de gauche », un vide politique s'était créé dans les rangs
désorganisés des travailleurs, et ceux-ci ne risquaient de revenir vers les
partis dits « ouvriers » que par lassitude à l'égard du nouveau régime,
et non parce qu'ils y verraient des instruments pour mener leur lutte.
Au lieu de prendre ce tournant qu'exigeait la situation, nous avons
vu les dirigeants du parti se tourner résolument vers Depreux et
Mendès-France, resserrer toujours plus les liens avec l'U.F. D., avant-
hier mendier la fusion avec le P.$. A., aujourd'hui emboîter le pas à
Nenni et Bevan, et nous les "verrons demain siéger au futur comité
directeur du futur parti travailliste français. Le voilà donc, le secret de
leur politique ! D'abord unité d'action limitée aux périodes électorales,
puis front commun permanent, déjà unité organique, bientôt fusion...
Pendant que Mollet devient une espèce de radical, Mendès, Depreux et
Martinet se hâtent d'occuper la place laissée chaude et de recommen-
cer, une fois encore sait-on jamais ? l'expérience du réformisme.
.
75
Que cette expérience « échoue » ou réussisse », peu nous importe : de
toute façon l'exploitation des travailleurs n'en sera pas modifiée, et au
mieux, le bénéfice qu'ils en tireront n'excédera pas 3% d'augmentation
de leur pouvoir d'achat contre 10 % d'accroissement de la productivité,
celle-ci pour toujours et celle-là pour trois ans.
Que faire désormais dans l’U.G. S. ? Déjà l'appareil est en place,
déjà l'expression de certaines tendances y devient à peu près impos-
sible, déjà et surtout les mots qui y sont prononcés n'ont plus aucune
importance. Car à tout ce que nous disons, on pourra sans doute oppo-
ser des textes, d'où il ressortira sans doute que nous nous trompons
ou que nous mentons. Mais c'est justement que le divorce entre ce
qu'on fait et ce qu'on dit, ce symptôme infaillible de la bureaucrati-
sation, est accompli. Déjà l’U. G. S. est une vieille organisation, déjà
ses dirigeants parlent comme Thorez ou Mollet, déjà ses militant3
désespèrent.
Il faut poser le problème de l'organisation socialiste. Il ne faut
plus faire comme si le molletisme ou le bevanisme, le stalinisme ou le
khroutchevisme étaient des erreurs individuelles et locales, il faut com-
mencer à construire une organisation dont et la doctrine et le pro-
gramme et la structure soient tels que sa dégénérescence bureaucrati-
que soit impossible. Le secret de cette impossibilité n'est nulle part
ailleurs que dans la conscience des travailleurs et dans leur résolution
de s'occuper de leurs affaires.
Il faut donc hâter la démystification qui se fait jour partout à
l'égard du capitalisme occidental comme à l'égard du capitalisme buretu-
cratique de l'Est. Il faut donc fournir aux travailleurs les moyens maté-
riels de s'exprimer et de communiquer entre eux, il faut donner « la
parole aux travailleurs » comme le fait le journal Pouvoir Ouvrier ; il
faut offrir notre soutien à leurs luttes revendicatives et à leurs comités,
indépendamment de tout sectarisme syndical ; il faut les aider à se con-
vaincre qu'ils ont raison de penser que le socialisme, c'est la gestion
ouvrière de la production et de la société, et que cette gestion est le
seul objectif réaliste en sens que c'est le seul qui détruira leur
exploitation, tandis que le remplacement de de Gaulle par Mollet,
Thorez ou Martinet ne la changerait absolument pas.
C'est la constitution d'une telle organisation qui définit le pro-
blème politique actuel pour le mouvement socialiste. C'est à cette tâche
qu'il faut travailler, et à elle seule. C'est à construire la nouvelle orga.
nisation que nous avons décidé de consacrer nos forces.
Les camarades démissionnaires de
la Fédération U. G. S. de la Sarthe.
се
...
LETTRE OUVERTE AUX MEMBRES
DU PARTI D'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
Camarades,
Ayant remis à nos sections respectives notre démission de membres
du P.U.G.S., nous tenons à vous exposer les raisons politiques qui nous
ont conduit à rompre avec cette organisation.
I. Le P.U.G.S. s'était formé sur le mot d'ordre du renouveau du
socialisme. Quinze mois après le Congrès d'Unification, on peut voir
en quoi a consisté ce renouveau. De décembre 57 à avril 58, le parti
mettait ses espoirs dans un utopique Front Populaire (Rapport de Crai.
peau au Comité Politique des 29-30 mars « Nous voyons s'ébaucher
le front commun des forces de gauche contre le fascisme... Il faut
travailler à l'unité d'action avec la S.F.I.O... Nous faisons confiance à
la classe ouvrière française... »).
Mais la crise de mai 58 allait provoqueer un virage tactique. Déçu
par les bureaucrates molletistes et staliniens, le parti se tournait vers
la fraction libérale de la bourgeoisie, avec qui il organisait l'U.F.D.
Celle-ci, de simple « cartel d'unité d'action » qu'elle devait être à l'ori.
:
76
gine, n'allait pas tarder à acquérir tous les traits d'une organisation
politique structurée : adhésions individuelles, programme politique d'en-
semble, comités locaux et fédéraux, présentation de candidats ou de listes
aux élections législatives et municipales .Sur les panneaux électoraux, le
nom du P.U.G.S. n'apparaît plus et le renouveau fait place à des
appels à la confiance envers les banqueroutiers de la IV° République.
II. Il est clair qu'une telle évolution ne peut pas être le fruit
du hasard. On ne peut la comprendre qu'en analysant la composition et
la structure du parti.
Les proclamations sur le caractère ouvrier du P.U.G.S. ne peuvent
effacer la prépondérance au sein du parti d'éléments à orientation
petite-bourgeoise, n'ayant ni expérience pratique, ni compréhension
théorique des problèmes du mouvement ouvrier. Ce sont avant tout ces
éléments qui constituent la clientèle de « France-Observateur », et qui
sont aujourd'hui attirés par les théories pseudo-scientifiques de Mallet,
Touraine et consorts (que l'on retrouve sous une forme à peine atténuée
dans les textes de Filiâtre) sur la prétendue disparition de la classe
ouvrière et la « transformation » de la lutte des classes.
Quant aux éléments classés comme « ouvriers » dans la statistique du
P.U.G.S., on constate qu'il s'agit plus souvent de bureaucrates syndicaux
que de militants révolutionnaires. Comparés aux libéraux petits-bour-
geois, les bureaucrates paraissent plus proches des luttes ouvrières, et
il leur arrive d'emprunter un langage révolutionnaire. Mais les raisons
d'ordre général qui font que des bureaucrates, quel que soit le niveau
de leurs responsabilités, ne peuvent pas lutter effectivement pour l'éman-
cipation des travailleurs, jouent bien entendu pour ceux qui ont adhéré
au P.U.G.S. comme pour les autres.
C'est appuyé sur ces deux catégories d'adhérents qui forment la
grande majorité du P.U.G.S. que la structure organisationnelle adoptée
au Congrès d'Unification a produit , toutes les conséquences néfastes
qu'elle contenait en germe. Plusieurs d'entre nous avaient à l'époque
dénoncé vigoureusement les risques de bureaucratisation qu'impliquaient
les statuts du parti. Nous constatons aujourd'hui que nos prévisions
sont vérifiés beaucoup plus vite que nous ne. le pensions. Bien
loin de s'élaborer dans les sections comme le promet l'article 12 des
statuts, l'orientation politique du parti est le monopole d'une caste de
notables qui s'imposent par leur prestige personnel plus que par les
positions politiques aussi mouvantes qu'incertaines. Plébiscités une fois
par an dans un Congrès dominé par la confusoin et les manquvres
de couloir, ils ont ensuite tout loisir pour faire passer leurs positions
personnelles pour l'expression de la volonté du parti. Le Conseil Natio-
nal, qui est censé contrôler leur action, privé de toute préparation
sérieuse par la base et au surplus filtré par l'échelon fédéral qui s'inter-
pose comme un écran entre les militants et la direction, ne fait qu'ajou-
ter quelques dizaines de notables à ceux qui composent le comité poli-
tique. Ainsi se reconstitue au sein du parti la division de dirig nts
et exécutants qui caractérise les appareils bureaucratiques. Les mesures
organisationnelles prises par le dernier Congrès Fédéral de Paris-Ville
ne peuvent que renforcer cette tendance, en accroissant notammment
les pouvoirs du bureau fédéral au détriment des sections et en donnant
une place à part aux secrétaires de section par l'intermédiaire de la
Commission administrative fédérale.
III. Quelles perspectives s'ouvrent devant
de la
bureaucratie ? On conçoit que la diversité de leurs origines et de leurs
objectifs divise les bureaucrates du. P.U.G.S. en une mulplicité de
cliques, qui s'orientent dans des sens différents.
La première perspective est celle de la fusion au sein de l’U.F.D.
avec l'aile la plus libérale de la bourgeoisie. capitaliste. Cette option
a bien entendu la faveur des « libéraux » venus de la N.G., des éléments
issus de la Jeune République et de la partie bourgeoise du M.L.P., qui
ne perdent pas une occasion de renvoyer la lutte de classe aux vieilles
lunes (article de Viard dans « Perspectives socialistes » du 15 juillet 58)
se
ce
renouveau
77
masses
se
et voudraient ramener les divergences entre les socialistes et les men-
dessistes à des simples querelles de vocabulaire.
La seconde perspective, brandie généralement pour conjurer la
première, est celle de la fusion avec le P.S.A. dans un «Grand Parti
Socialiste ». Cette opération, selon le degré d'optimisme de ses partisans,
est présentée tantôt comme un pas décisif vers la constitution d'une
force révolutionnaire (Motion du Congrès de Lyon sur « le regroupement
socialiste et les rapports avec le P.S.A. »), tantôt comme une opération
défensive dans une période de recul ouvrier (Rapport Kahn au Congrès
Fédéral Paris-Ville du 28 février 59). En fait, compte tenu de la com-
position du P.S.A., il est clair que le centre de gravité de l'organisa.
tion unifiée se situerait très à droite, et que le « Grand Parti Socialiste »
ne pourrait être, dans la meilleure des hypothèses, qu'une réédition
de la S.F.I.O. avant son avatar molletiste et avec l'influence sur les
en moins. Néanmoins, les «gauchistes » opportunistes qui for-
maient l'aile gauche de la N.G. paraissent décidés à ne rien négliger
pour entraîner le parti dans cette voie. Qu'ils soient ou non rattachés
politiquement à l'actuel P.C.I. qui dans les colonnes de la « Vérité »
appuie chaudement l'opération ils ne semblent pas avoir tiré le
moindre enseignement de l'expérience désastreuse des « bolchéviks-léni-
nistes » entrés à la S. F. I. O. dans les années 30 et empêchés de ce fait
de jouer un rôle quelconque dans la crise révolutionnaire de juin 36.
Quant à la véritable direction du parti, formée de purs opportu-
nistes dont la ligne varie sans cesse au gré des circonstances, elle ne
paraît pas
encore avoir choisi entre la social-démocratie et le tra.
vaillisme. Peut-être espère-t-elle encore qu'un heureux hasard la dis-
pensera de ce choix douloureux.
Enfin, il faut signaler la position particulièrement inconfortable de
la fraction bureaucratique venue du M.L.P., qui ne peut trouver son
compte dans aucune des deux possibilité indiqués plus haut, et
trouve condamné dans les deux cas, soit à une opposition impuissante,
soit à une scission sans perspectives.
IV. Il est clair que ni la perspective U.F.D., ni la perspective
P.S.A. n'ont quoi que ce soit d'attirant pour les militants qui sont venus
au P. U.G.S. dans l'espoir d'y trouver une réponse aux problèmes que
pose la lutte contre la domination capitaliste. Mais, il importe surtout
de bien voir que l'une et l'autre perspective conduisent directement
dans une impasse. Le réformisme, qu'il soit bourgeois ou social-demo-
crate, ne peut se développer que sur la base de concessions relative-
ment importantes accordées par le grand capital aux travailleurs salariés.
Or, compte tenu de la structure actuelle de l'économie et des objectifs
du grand capital, celui-ci se trouve dans l'ensemble dépourvu, pour
toute une période, des moyens de consentir de telles concessions ; quelle
que soit donc la variété de réformisme choisie par le P.U.G.S., celui-ci
ne peut espérer d'aucune manière devenir un parti de masse.
Certains, qui se rendent compte de cette situation, s'accrochent
néanmoins, au parti, sous prétexte qu'il représente un milieu de travail
et qu'il n'y a pas d'autre organisation où ils puissent aller.
Remarquons tout d'abord que cet argument est celui-là même qui
est donné depuis des années par ceux qui s'accrochent au P.C. quand
ce n'est pas à la S.F.I.O. ! Mais il convient de démystifier plus à fond
ce raisonnement. L'utilité du parti en tant que « milieu » peut résulter
soit de l'aide qu'une organisation nationale apporte à chacune de ses
sections, soit de l'activité même d'une section. Sur le premier point,
l'opportunisme foncier du parti, son électoralisme délirant et sa tendance
irrésistible au compromis avec la bourgeoisie traits qui, comme nous
l'avons vu, sont profondément ancrés dans la structure même de l'orga-
nisation ne peuvent qu'entraver une action orientée vers la classe
ouvrière. On peut difficilement recommander « Tribune du Peuple
comme carte de visite à ceux qui veulent acquérir une audience dans
les entreprises. Quant aux sections qui ont réussi à échapper à l'influence
néfaste de la direction du parti, elles se trouvent coupées de tout contact
78
une
réel avec les travailleurs par les servitudes inhérentes à l'appartenance au
P.U.G.S. Non seulement le parti ne les aide pas, mais il les surcharge
de besognes absurdes et les démoralise par les méandres de sa ligne
politique.
Il ne reste donc aux militants qu'à se replier sur eux-mêmes dans
un découragement complet, ou à se réfugier dans un activisme stérile en
se résignant peu à peu, de compromis en compromis, à accepter un
réformisme inepte, dont les thèmes de la dernière campagne électorale
du parti fournissent une affligeante illustration. Que beaucoup de cama.
rades aient choisi la première solution, il suffit pour s'en rendre compte
de considérer la baisse indéniable du militantisme à travers l'ensemble
de l'organisation.
Et pourtant, la situation actuelle du mouvement ouvrier en France
n'appelle ni l'une ni l'autre de ces réactions. L'aggravation de la crise
du capitalisme et la désaffection croissante vis-à-vis des organisations
bureaucratiques ouvrent la voie à véritable action de classe,
débarrassée des appareils qui la détournaient de son but. Un champ
d'action immense s'ouvre devant les militants révolutionnaires. Mais, pour
pouvoir s'engager dans cette voie, il faut être débarrassé de la supers-
tition selon laquelle seuls les appareils sont efficaces.
En réalité, seule est efficace l'action autonome des travailleurs, et
seul est utile le militantisme qui tend à soutenir et développer cette
forme d'action. Dix militants qui consacrent leurs forces à assurer des
liaisons entre plusieurs entreprises et à propager les expériences de
l'avant-garde ouvrière sont infiniment plus utiles au mouvement ouvrier
que mille colleurs d'affiches électorales.
C'est à des tâches de ce genre que nous entendons désormais nous
consacrer. Notre démission n'est pas un geste de puristes qui s'oppose.
raient au prétendu réalisme des dirigeants du P.U.G.S. ; elle n'est que
la conséquence logique de la faillite complète de ce parti du point de
vue idéologique et politique aussi bien que du point de vue organi.
sationnel. Nous n'attendons pas que le parti se soit écroulé sous le
poids de ses contradictions internes. Nous estimons avoir mieux à faire
que de constituer à côté de la bureaucratie dirigeante du P.U.G.S. une
bureaucratie oppositionnelle encore plus dérisoire.
Toute l'histoire des cent dernières années confirme que deux voies
seulement sont ouvertes devant nous : ou la domination illimitée d'une
classe d'exploiteurs capitalistes privés ou bureaucrates en la gestion
de la société par les travailleurs, qui suppose le renversement de la
classe exploiteuse par l'action propre des exploités.
Toutes les théories sur une troisième voie, évitant à la fois la dicta.
ture du capital et le pouvoir des conseils de travailleurs, ne sont quo
des mystifications intéressées ou les rêveries de petits bourgeois terrifiés
par la lutte des classes.
Nul ne peut prévoir aujourd'hui si de la crise française sortira un
pouvoir ouvrier ou le renforcement, pour toute une période, de la
dictature du grand capital. Mais ce qui est certain, c'est que tous ceux
qui ne luttent pas ouvertement pour la première solution font, qu'ils
le veuillent ou non, le jeu de la classe dirigeante.
Quant à nous, nous avons conscience, en agissant comme nous le
faisons, de préparer à plus ou moins longue échéance la victoire du
socialisme.
Les camarades démissionnaires
des Fédérations Paris-Ville (9€, 16', 18° sections)
et Seine-Est (Section de Drancy).
N.D.L.R. : Constatant que cette lettre n'avait pas été publiée par
les organes, extérieurs ou intérieurs, de l’U.G.S., ses signataires l'ont
adressée, en même temps qu'à S. ou B., à L'Express, France-Observa
teur, La Vérité, La Vérité des Travailleurs et Tribune Marxiste.
79
Notes
LA LAICITE DE L’ECOLE PUBLIQUE
C'est la bourgeoisie qui, à la fin du xixe siècle, a imposé la laïcité
de l'enseignement public, parmi une série d'autres réformes anticleri.
cales, à un moment où l'Eglise représentait pour elle un adversaire
politique. Depuis, l'Eglise a évolué ; toujours au service de la classe
dominante, elle est maintenant au service de la classe bourgeoise. L'anti-
cléricalisme de la bourgeoisie s'est éteint et la laïcité de l'école publique
est de nouveau mise en question. On découvre que l'éducation morale
des enfants est négligée, que les grandes valeurs sur lesquelles est
basée la société actuelle : conscience professionnelle, sens de la hiérar-
chie, sentiment patriotique, amour de la famille, perdent leur sens
et leur contenu. On constate en même temps qu'une bonne partie des
enfants se trouve dans des écoles privées, que, par suite de la carence
de l'Etat depuis la Libération, il n'y a pas assez de place dans les
écoles publiques pour accueillir tous les enfants. Profitant de cette
situation, l'enseignement privé (c'est-à-dire d'abord et surtout l'Eglise)
réclame des subsides sous prétexte qu'il participe à un service public.
La loi Barangé lui a déjà accordé une partie de ce qu'il demandait ;
l'installation du régime gaulliste lui a donné des espoirs nouveaux. Il
réclame maintenant : 75 milliards, l'aménagement de la loi Barangé
c'est-à-dire le paiement de ses maîtres par l'Etat et la possibilité
de contracter des emprunts garantis par l'Etat pour construire de nou-
velles écoles.
Ces dernières prétentions provoquent la réaction des partisans de
l'école laïque, de la « gauche » en général. Au nom de la République,
de la liberté de conscience, de l'unité nationale, ils s'opposent à la
« ségrégation scolaire », se font les champions de l'enfance unie, et agitent
la menace de la nationalisation de l'enseignement.
Que se cache-t-il derrière ces grands mots ?
L'enseignement laïque est incontestablement préférable à l'ensei-
gnement privé, et surtout religieux. Dans les écoles privées les livres
sont expurgés, le catéchisme occupe une grande place, la morale et la
discipline marquent tellement les enfants que l'on reconnaît souvent à
son attitude fermée et neutre un enfant sortant d'une école religieuse ;
on y prêche la résignation puisque le monde n'est pas une création de
l'homme et qu'on aura des compensations dans l'au-delà, la soumission
aux autorités civiles et religieuses, l'hypocrisie sexuelle.
Bien sûr, dans l'école publique aussi l'enseignement s'inspire de
conservation sociale, mais à un degré moindre. D'autre part, dans le
cadre d'un programme officiel stupide, les maîtres jouissent, dans la
pratique, d'une assez grande liberté pour donner le caractère qu'ils
veulent à leur enseignement. Une leçon d'histoire par exemple peut-être
une leçon sur le 1er mai et pas forcément sur la patrie. Enfin une simple
comparaison entre l'école en France et en Espagne suffit à nous con-
vaincre des avantages du système laïque.
Mais avantages pour qui? A quel point de vue ?
En effet toute la question est là. Nous l'avons déjà dit, la classe
80
1
bourgeoise n'est plus anticlericale ; au contraire, inquiète devant l'effon-
drement des valeurs morales qui lui servaient de base, elle ne serait
pas mécontente de voir l'Eglise redonner au « peuple » un peu de mora.
lité et le sens de la hiérarchie sociale. L'opium religieux, même à petites
doses, lui semble un excellent auxiliaire pour maintenir les travailleurs
dans leur condition d'exploités. Ce n'est donc pas parmi les bourgeois
que l'école laïque trouvera de nombreux alliés.
Alors, dans la classe ouvrière ? La défense de la laïcité se heurte
là aussi, même chez les instituteurs, à une certaine indifférence. Les
syndicalistes laïques le constatent avec amertume. Mais au nom de quoi
invitent-ils les travailleurs à défendre l'école publique ? La classe
ouvrière ne peut se reconnaître dans les principes mis en avant par les
partisans de la laïcité : la liberté de conscience, la République, l'unité
nationale, ne sont que des mots pour les travailleurs. D'autre part, dans
l'école publique, les ouvriers qui l'ont fréquentée, ne se rappellent pas
avoir reçu un enseignement bien enrichissant ; elle représente pour eux
l'antichambre de l'usine, et non un instrument d'émancipation. Ils y ont
appris surtout l'histoire de la classe dominante et non la leur, une
morale conventionnelle faite du respect de la société établie, une disci.
pline qui rappelle celle de l'usine. Pour eux l'école fait partie des
choses sur lesquelles ils n'ont aucune prise, comme l'administration, les
chemins de fer, la construction des logements, comme leur travail lui.
même ; personne ne leur demande leur avis, ou si on le leur demande
c'est sur des détails et pour la forme.
Pour que les travailleurs aient envie de défendre l'école publique,
il aurait fallu que, à défaut de l'Etat, les organisations syndicales de
l'enseignement aient fait depuis des années un effort pour intéresser
les ouvriers aux problèmes de l'école. Qu'elles aient essayé de peser
de toutes leurs forces pour modifier les programmes, les conditions
de travail des enfants et des maîtres, qu'elles aient essayé de créer
une communication constante entre les instituteurs et les travailleurs.
Mais les réunions de parents d'élèves ne sont la plupart du temps que
des comités de bonnes auvres, distribuant des prix, donnant des secours,
et les parents sont tenus soigneusement à l'écart des problèmes pédago-
giques et éducatifs des écoles où se trouvent leurs enfants.
Il faudrait surtout poser ouvertement et franchement le vrai pro-
blème :
contre l'école privée parce que l'enseignement
religieux qu'on y donne est arme supplémentaire pour la bour.
geoisie ; au sein de l'école laïque elle-même nous dénonçons l'orienta-
tion que lui donne l'Etat et nous luttons effectivement, là aussi, pour
que l'enseignement puisse servir aux travailleurs à se défendre.
Mais que font dans ce sens les défenseurs de l'école laïque ?
1° Ils proclament leur neutralité intégrale sur toutes les questions
idéologiques ; or nous avons vu que l'école publique n'est pas neutre
puisqu'on y reçoit un enseignement orienté, et en tout cas l'Eglise, elle,
ne l'est pas : c'est au nom de principes politiques réactionnaires qu'elle
attaque l'école laïque. Etre neutre c'est refuser de poser le vrai pro.
blème qui est de choisir entre deux idéologies : la résignation à
l'exploitation ou la lutte pour l'émancipation.
2° Ils ne rejettent pas la réforme de l'enseignement, ils prétendent
même « en tirer tout ce qu'il sera possible d'en tirer ». Or, cette réforme
ne prévoit aucun crédit nouveau, alors que tout le monde connaît la
misère de l'enseignement ; elle introduit le patronat dans de nombreux
établissements, sabote le fameux tronc commun sur lequel les partisans
de la démocratisation de l'enseignement fondaient de si grands espoirs.
3° Ils réclament le relèvement de l'indice terminal, c'est-à-dire du
salaire des enseignants qui sont en fin de carrière ; ce qui renforce
la division au sein des instituteurs et aggrave la crise de recrutement.
Or, cette crise est telle que les classes sont surchargées, que des
suppléants sans formation professionnelle font la classe, que l'on envoie
dans les cours complémentaires des instituteurs sans licence pour ensei.
gner les langues vivantes.
nous
sommes
une
81
vous
4° Ils menacent l'école libre de la nationalisation de l'enseignement.
Mais cela est actuellement irréalisable et ne fait peur à personne, car
même parmi les laïques de nombreux groupes sont pour le maintien
d'un enseignement libre de statut privé.
5° Ils agitent comme un épouvantail la ségrégation de l'enfance :
« si l'Etat subventionne l'école catholique disent-ils pourquoi pas
l'école juive, protestante, mahométane, etc., . et
voyez d'ici le
déplorable tableau du village ayant quatre écoles, quatre groupes
d'enfants ennemis ? ».
Mais les bourgeois les plus réactionnaires ne veulent pas aller
jusque là. L'argument de l'« unité nationale » que clament les laïques,
résonne agréablement à leurs oreilles.
En exagérant le danger de la « ségrégation scolaire » d'une part,
en refusant d'engager une action vigoureuse pour l'amélioration des
conditions de travail des maîtres et des enfants à l'école publique d'autre
part, on ne fait que noyer le poisson et, sous le co’ivert de grandes
phrases laïques, on risque de préparer le compromis.
En effet, la partie la plus « éclairée » du clergé est surtout intéres-
sée par deux choses : obtenir des subventions pour développer ses
écoles et pénétrer dans l'école primaire et les cuvres para-scolaires
(actuellement animées par la Ligue de l'Enseignement). Dans Le Monde
du 19 juin, le R. P. Dabosville écrit avec une doucereuse hypocrisie
« Pourquoi n'y aurait-il pas des aumôneries dans les écoles primaires
et les cours complémentaires, comme cela existe déjà dans les lycées et
collèges, uniquement dans le but de faciliter les conditions matérielles
de l'enseignement religieux ? Quant aux æuvres para-scolaires, la Ligue
de l'Enseignement a un monopole exorbitant, elle pourrait partager. »
L'objectif immédiat de l'Eglise est bien celui-là et non l'épouvan.
tail de la « ségrégation scolaire ». Et le principal argument des partisans
de l'école libre est bien celui de « l'insuffisance » de l'école publique.
C'est dans ce sens que le gouvernement a l'intention de trancher
le problème. Rejetant dos à dos la nationalisation de l'enseignement et
le pluralisme scolaire, il veut introduire en douce la religion à l'école
primaire et accorder d'importants avantages matériels' aux écoles privées,
tout en établissant, pour faire plaisir aux laïques, un contrôle de l'Etat
ces écoles. Laissant l'école publique se débattre dans des locaux
trop petits, avec des maîtres insuffisamment formés, il justifiera ainsi
le caractère de « service public » de l'école privée.
C'est donc sur ce double terrain caractère politique, de classe,
de l'éducation religieuse ; conditions de travail des maîtres et des enfants
à l'école publique que les organisations syndicales des enseignants
auraient dû engager leur combat, c'est sur cette base-là que la popu-
lation travailleuse aurait pu participer réellement à l'action.
Quant à nous, nous savons très bien qu'il n'est pas possible dans
une société d'exploitation de faire de l'école primaire un instrument
qui assure le plein développement des aptitudes intellectuelles, physi.
ques et morales des enfants », comme le prétendent les auteurs du
aprojet de nationalisation, car l'école fait partie de la société et on ne
peut changer l’une sans changer l'autre. Il reste que nous sommes
pour la laïcité de l'enseignement, car la religion est un moyen supplé-
mentaire de semer le conformisme et la résignation dans la classe
ouvrière, et aussi parce que, dans le cadre du régime capitaliste, il est
possible d'alléger le poids de l'emprise bourgeoise sur l'enfance ouvrière
à l'école même. Toute mesure dans ce sens est un facteur important
d'émancipation des travailleurs.
En effet, la formation scolaire d'un individu le marque profondé-
ment ; et moins cette formation sera orientée par l'idéologie réaction.
naire de la classe dominante, plus elle permettra à l'homme d'utiliser
plus tard ce qu'il a appris à l'école pour avoir, au 'travers de
expérience personnelle dans la vie productive, une image réelle de la
société dans laquelle il vit.
M. V.
sur
son
82
non
COMMENT MALLET JUGE MOTHE
Dans les deux pages du N° 474 de France-Observateur que S. Mallet
a consacrées au livre de Mothé, Journal d'un ouvrier (1), il a donné
une étonnante démonstration de ce qu'il entend par lire un livre et
en faire la critique. Cet intellectuel de gauche a bien montré son
incapacité à sortir de son point de vue étroit, à comprendre des faits
et des idées qui n'ont pas cours dans le milieu politico-universitaire
de gauche, qui ne sont pas et ne seront jamais transformés en objets
à jongler pour MM. les professionnels de « l'intelligence ». Car ces
faits et ces idées, c'est tout simplement la réalité sociale décrite et
comprise par quelqu'un qui la vit.
Dans cet article, Mallet se livre à un exercice bien connu, cou.
ramment pratiqué par les critiques. Faisant la critique d'un livre, il
parle des sujets mêmes qui sont ceux de ce livre sans tenir aucun
compte de ce que l'auteur en dit. Pour maintenir, cependant, la fiction
de la « critique », il multiplie les références et les citations, mais en
les intégrant dans ses propres raisonnements et en leur faisant dire, le
plus souvent le contraire de ce qu'elles signifient dans leur contexte.
Nous prendrons pour exemple de cette méthode car manifestement
c'en est une la façon dont Mallet traite de Renault, de la classe
ouvrière, des syndicats. Nous ne lui contestons pas le droit d'avoir ses
idées là-dessus ; mais comme ce sont là les thèmes de fond du livre
de Mothé, et comme Mothé en dit tout le contraire de ce que dit
Mallet, la moindre honnêteté, sans parler de l'efficacité de la critique,
aurait voulu que Mallet dans son article discute avec Mothé. Mais
: Mallet pérore tout seul et expose une fois de plus sur ces sujets
ses théories - dont on se demande vraiment sur quoi elles se fondent,
puisqu'il ignore délibérément le témoignage de quelqu'un qui connaît de
l'intérieur ces réalités (2).
Pour ce qui est de Renault, voici ce qu'en dit Mallet : « Renault
est le prototype d'une expérience de gestion technocratique réussie, dans
laquelle les rapports entre direction et ouvriers ne peuvent sans mau-
vaise foi être totalement assimilés à ceux qui règnent dans l'entreprise
capitaliste classique ». Affirmation absolument arbitraire et qui ne
tient pas si justement on la confronte à ce qui ressort de façon écla-
tante du livre de Mothé, c'est-à-dire que Renault est totalement assimi.
lable à un entreprise privée classique de la même dimension et du même
niveau technique. Mais, peut-être, pour Mallet, Mothé est-il de mau-
vaise foi...
Quand Mallet parle de la classe ouvrière, sa façon d'ignorer et de
fausser à la fois ce qu'en dit Mothé eest encore plus frappante. Tout
d'abord, il s'enferme dans les distinctions de « catégories », nous pré-
venant que l'expérience de Mothé est celle d'un outilleur P 2, donc, dit
Mallet, Hautement Qualifié. Nous retrouvons là l'imagerie d'Epinal des
visiteurs d'usine qui nous montre des ouvriers reluisants, jonglant
paisiblement avec des centièmes de millimètres dans des ateliers res.
semblant à des salles d'opération. Or la façon dont Mothé décrit son
travail fait éclater ce mythe du Hautement Qualifié et surtout démontre
que ces fameuses « catégories » sont imposées arbitrairement par la
direction pour diviser les ouvriers ,: dans l'atelier de Mothé, lui qui
est P2, l'O.S. à sa droite et le P3 à sa gauche font tous le même bou.
lot, tourner les manivelles et les tourner vite sur un travail que tous
trois sont aussi capables l'un que l'autre de faire. Seulement ils ne
touchent pas la même paie.
Surtout, ce qui fait le fond du livre de Mothé, c'est de montrer ce
(1) Journal d'un Ouvrier, éd. de Minuit, 176 p., 495 F.
(2) Sur les idées de S. Mallet, voir la critique que nous en avons
faite dans le N° 27 de S. ou B. sous le titre « Sociologie-fiction pour
gauche-fiction ».
83
que sont des prolétaires : des hommes exploités, qui se révoltent contre
l'exploitation et qui luttent contre elle. Il montre qu'il n'y a qu'une
condition parmi les ouvriers et qu'une morale à l'usine : produire
beaucoup et vite. Tandis que pour Mallet, qui ne connaît que le lan-
gage des patrons, il y a les H.Q., les professionnels, les 0.S., les
maneuvres, les Nord-Africains. Il n'y a pas de prolétaires.
Décidément, Mallet ne comprend pas le langage de Mothé: Lorsque
Mothé dit : « une fois le travail terminé, l'ouvrier français redevient
un homme isolé », Mallet entend sa propre phrase : « l'ouvrier cesse de
se sentir tel lorsqu'il sort de l'usine ». Mothé a-t-il dit que s'il se sent
isolé l'ouvrier français cesse pour autant de se sentir ouvrier ? Et, concrè.
tement, cesser de se sentir ouvrier, Mallet est bien d'accord là-dessus (3),
cela signifie se sentir bourgeois. C'est vraiment, sous couvert de tomber
d'accord avec lui, prendre entièrement le contre-pied du témoignage
de Mothé.
Même procédé à propos des syndicats. Mothé écrit : « Le syndi-
calisme est déconsidéré aux yeux des ouvriers avant d'avoir pu jouer
son véritable rôle modrene qui est de se tailler une place dans l'appa-
reil de gestion de l'usine ». Aussitôt Mallet de se réjouir. Totalement
prisonnier de ses mythes et de ses postulats, il n'imagine pas que l'on
puisse penser hors d'eux. Le postulat, ici, c'est l'identification de ce qui
est moderne et de ce qui est progressif. Dans l'esprit de Mallet, si
Mothé a dit « rôle moderne », il a voulu dire rôle progressif, donc,
comme Mallet, il est pour ce « rôle moderne ». Seulement Mothé ne
fait à aucun moment cette identification. Ce qui est progressif pour
lui ce n'est pas le rôle moderne des syndicats, qu'il dénonce comme une
participation à l'appareil d'exploitation des ouvriers ; c'est l'unité et la
conscience de la classe ouvrière elle-même.
Quant au mythe, qui est davantage explicité dans les articles anté-
rieurs de Mallet, c'est celui d'un syndicalisme gestionnaire au sens où il
l'entend. Lorsque nous parlons et lorsque Mothé parle de rôle gestion.
naire des syndicats, c'est d'une gestion sociale qu'il s'agit, de la fonction
d'organe de transmission entre dirigeants et exécutants indispensable dans
l'usine capitaliste moderne. Mais Mallet, lui, embrouille tout et donne à
cette
contenu aussi bien économique technique
qu'« humain » que jamais aucun syndicat n'a revendiqué, pas même
aux U.S. A., en Grande-Bretagne ou dans les autre pays à propos des-
quels on peut valablement parler de syndicalisme moderne. Mallet rêve
et croit retrouver ses rêves dans le livre de Mothé.
Mais finalement, à l'aide de toutes ces interprétations à rebours, ce
que tente Mallet, c'est d'introduire la contradiction entre l'ouvrier
Mothé et les « théoriciens » de Socialisme ou Barbarie « qui, eux,
n'ont jamais les pieds dans une usine ». Croyant ainsi avoir réfuté
Socialisme ou Barbarie par Mothé, Mallet se croit dispensé de le faire
lui-même et de face.
Malheureusement, pour que cette astuce réussît, il aurait fallu que
Mallet n'ignore pas un certain nombre de choses.
Tout d'abord, il aurait fallu qu'il n'ignore pas les idées de Socia-
lisme ou Barbarie. Il n'y a qu'a lire les thèses qu'il nous prête sur
le syndicalisme et la « sclérose du mouvement ouvrier » dont seraient
« seuls responsables, la corruption et le bureaucratisme » pour se rendre
compte qu'il n'a jamais lu notre revue.
Ensuite, il aurait fallu qu'il n'ignore pas ce qu'est pour nous la théo-
rie révolutionnaire et ce qu'elle a d'ailleurs toujours été pour le
marxisme vivant, qu'il n'ignore pas donc, les rapports qui lient Mothé
et les « théoriciens » de S. ou B.
Pourtant, au départ de son article, on pourrait croire que Mallet a
bien vu une chose : que Mothé n'est pas l'ouvrier vierge, le prolé-
un
ou
(3) Cf. les articles publiés par Mallet dans le Temps Modernes,
N° 153-154 et dans Arguments, Nº 12-13.
84
sous
taire pur et nu sorti de l'usine pour pousser son cri, pour livrer son
témoignage brut d'innocent ; que c'est un militant depuis toujours, qui
voit et comprend la réalité « à partir de conceptions théoriques élaborées
depuis de longues années » (Mallet). Mais toute la suite de l'article
dément que Mallet ait véritablement compris cela ; car, comme nous
en avons déjà donné quelques exemples, ce n'est qu'une série d'attaques
contre S. ou B., et de tentatives pour opposer Mothé et S. ou B. ; jusqu'à
la dernière phrase, où M. Mallet, professeur de lutte ouvrière, décerne
à l'élève Mothé cette appréciation O combien flatteuse ! « a mieux
à faire que de rester la pancarte d'un révolutionnarisme de salon », sans se
rendre compte apparemment, dans son sérieux universitaire, de ce que
cette dernière expression a, sa plume surtout, de lourdement
grotesque.
Que Mallet apprenne donc puisque apparemment il ne le sait
pas
que le livre de Mothé est uniquement composé de larges extraits
d'articles publiés depuis dix numéros dans notre revue et tous discutés
collectivement par notre groupe, qui n'est pas formé d'un côté d'un ou
plusieurs ouvriers et de l'autre côté de « théoriciens », mais simplement
de militants politiques ; que cette « théorie » présentée par Mallet
comme posée sur Mothé comme un bât qui le gêne terriblement (sic),
comme élaborée en vase clos par des abstracteurs professionnels et
ensuite injectée à Mothé, cette théorie a été en réalité le résultat de la
confrontation et de la systématisation la plus rigoureuse possible d'expé-
riences ouvrières, dont celle capitale de Mothé, et d'une réflexion
sur le mouvement ouvrier et, en particulier, sur ses développements les
plus récents, par des militants qui, pour la plupart, y ont participé
.activement de l'intérieur.
Socialisme ou Barbarie.
--
85
Les livres
LA CLASSE OUVRIERE D'ALLEMAGNE ORIENTALE
Le livre de B. Sarel constitue une contribution de premier ordre
à la compréhension de l'univers bureaucratique et des luttes de classes
qui s'y déroulent actuellement (1). Sobre, précis, documenté, Sarel nous
fait pénétrer d'une manière extrêmement concrète dans la réalité quo-
tidienne des rapports antagoniques qui se sont développés en Allemagne
orientale entre le prolétariat et la nouvelle classe dirigeante du soi-
disant régime socialiste. Sarel ne pose pas des affirmations dogmatiques
générales sur les contradictions internes des régimes bureaucratiques, il
fait parler les faits et souvent même les personnages, ouvriers ou
bureaucrates, qui vivent tous les jours ce déchirement de la société.
Peu à peu se reconstitue sous nos yeux l'histoire d'une lutte de classe,
et la signification révolutionnaire que développe cette histoire.
A travers treize années d'oppression et d'arbitraire bureaucratique
on assiste à une transformation profonde de la conscience du prolétariat.
Lentement, la classe ouvrière, s'adapte à l'univers nouveau dans lequel
elle se trouve emprisonnée. Mois après mois, année après année, les
illusions se dissipent, les conceptions périmées se désagrègent et s'éva-
nouissent. La classe ouvrière apprend d'abord, par son expérience de
tous les jours, que le socialisme ce n'est pas l'étatisation des usines
et la substitution d'une couche bureaucratique au patronat privé. Puis
dans une deuxième étape, elle est conduite par la nature même des
rapports sociaux dans lesquels elle vit, à discerner ce que pourrait être
le socialisme : l'appropriation directe du pouvoir de gérer les entre-
prises, l'économie, et la société tout entière, par les travailleurs eux.
mêmes. En juin 1953, elle envahit les rues et affirme cette conception
du socialisme face à la bureaucratie et aux chars soviétiques. Depuis
elle n'y a pas renoncé. La lutte se poursuit souterraine, meurtrière
parfois, mais ininterrompue. D'un côté la bureaucratie avec son immense
appareil de mystification et répression. De l'autre, le prolétariat dépouillé
de tout mais dont la bureaucratie ne parvient jamais à maîtriser la
résistance parce que celle-ci s'alimente, se renouvelle, et s'amplifie sans
cesse, dans l'expérience quotidienne que font les ouvriers dans les
usines du caractère pseudo-socialiste des rapports de production. A cette
contradiction sociale, radicale, il n'y a pas de solution réformiste, comme
l'imaginent volontiers les néo-staliniens quoiqu'ils ne l'avouent jamais
tout à fait, ces messieurs partagent avec leurs frères ennemis de la
social-démocratie cette conviction profonde que pour le prolétariat tout
se réduit, toujours en définitive, à des questions de mangeaille. Inspirés
par cette noble philosophie, les dirigeants de la D.D.R. (2) ont
essayé après 1953 d'accroître les salaires et la production des moyens
de consommation. Ils l'ont fait, sans que cependant le prolétariat cesse
de se considérer comme en état de sécession permanente dans une
société qui proclame pourtant tous les jours son caractère « ouvrier »
(1) Benno Sarel, La classe ouvrière en Allemagne orientale, Editions
ouvrières, Paris 1958. 268 p., 515 francs.
(2) Deutsche Demokratische Republik : République Démocratique
Allemande.
86
et « socialiste ». Le drame de la D.D.R. est celui de toutes les sociétés
bureaucratiques ou plutôt de toutes les sociétés capitalistes modernes :
la classe dirigeante ne peut plus gérer la société de manière rationnelle
sans la collaboration et la participation active des travailleurs, et les
travailleurs ne veulent pas apporter leur collaboration et leur parti-
cipation à la gestion d'une société dont la structure fondamentale les
exclut précisément de la direction effective de leurs propres activités.
La particularité la plus importante des sociétés bureaucratiques c'est
finalement de rendre cette contradiction plus apparente, plus directement
saisissable par le prolétariat, dans la mesure même où l'étatisation de
l'appareil de production et la planification dépouillent le rapport capi-
taliste de tous les caractères inessentiels qu'il conserye dans les sociétés
bourgeoises, pour le réduire à un rapport de dirigeants à exécutants
aussi bien dans la sphère de la production que dans d'ensemble de la
vie sociale.
Ceci posé, comment les ouvriers allemands en sont-ils venus à cette
conscience aiguë de l'antagonisme irréductible qui les oppose à la
bureaucratie ? Sarel note que dès le départ, comportement des ouvriers
et la représentation que se fait du socialisme l'appareil stalinien, ne
coïncident pas. Lorsque au printemps 1945, la classe ouvrière allemande
émerge de douze ans de terreur hitlérienne, elle n'est certes pas à même
de s'emparer du pouvoir. Il subsiste tout au plus quelques noyaux
communistes isolés et si çà et là des drapeaux rouges apparaissent
dans les quartiers ouvriers, c'est le fait d'une toute petite minorité.
Dans ce pays couvert de ruines et où toute vie économique et sociale
s'est trouvée désorganisée de fond en comble, la masse des travailleurs,
écrasée par la guerre, est tout entière occupée à essayer de subsister.
C'est de cette préoccupation que naît la première action positive des
ouvriers. Tandis que le patronat et l'administration hitlérienne ont fui
devant l'armée rouge et que le lourd appareil de l'administration sovié.
tique ne se met en place qu'avec lenteur les usines restées sans direc-
tion cessent de fonctionner. çà et là, les travailleurs organisent des
comités ouvriers qui remettent en marche les entreprises et organisent
la fabrication de produits susceptibles d'être troqués contre les vivres
des campagnards. Dans l'état général de décomposition où se trouvait la
société, seule la classe ouvrière a été capable du jour au lendemain
de remettre en route la production.
Cependant le prolétariat qui a été conduit par les circonstances à
s'emparer localement de la direction des entreprises, ne coordonne pas
l'action des comités ouvriers et ne cherche pas à créer les organes
d'une direction prolétarienne de la société. Bientôt, sous la tutelle
de l'administration soviétique, un appareil d'état se reconstitue. Les
communistes exilés rentrent en Allemagne, les sections du parti com.
muniste et de la social-démocratie reprennent vie, les bureaucrates
syndicaux réapparaissent. Une sorte de dualité d'organisation se déve-
loppe. D'un côté les comités ouvriers, création spontanée du prolétariat
et émanation directe de la classe laborieuse. De l'autre, les bureau-
craties social-démocrates, staliniennes et syndicales, formées dans le
mouvement ouvrier de l'époque préhitlérienne, qui fusionnent et entre-
prennent de se constituer en « état ouvrier », conformément à l'idée
qu'elles se sont toujours faite du socialisme. La structure de classe de
la nouvelle société prend: rapidement forme : tandis que la bureaucratie
étend ses ramifications sur toute la vie sociale et se différencie comme
couche privilégiée, le proletariat est refoulé dans les fonctions de simple
exécutant des tâches matérielles de la production. Patiemment, les
conseils ouvriers sont étouffés et remplacés par des directions flanquées
de toute une série d'organismes bureaucratiques. Bien que ces nouveaux
dirigeants soient souvent des éléments d'origine ouvrière, ils n'en devien.
nent pas moins étrangers et extérieurs au prolétariat dont ils se trouvent
rapidement séparés aussi bien par leur fonction que par leurs privilèges
et la mentalité qui en résulte.
En tout cas la masse ouvrière ne reconnaît pas cet état qui s'édifie
87
ces
mesures
en
au-dessus d'elle comme son Etat. Réduite au rôle de simple force de
travail, elle se comporte comme telle, et ne collabore pas activement à
la production. L'absentéisme, le retard au travail, la pause dans l'usine,
deviennent des pratiques tout à fait courantes. Les dirigeants de la
D.D.R. s'efforcent d'abord d'y remédier de façon assez rudimentaire
par des mesures répressives et disciplinaires du type de celles qui sont
en vigueur dans n'importe quelle usine capitaliste. Mais d'une part
ne font que clarifier chez les ouvriers la conscience de
la contradiction qui les oppose à l'« Etat socialiste » d'autre part elles
contredisent à l'image que la bureaucratie se fait de son propre rôle
et de la situation du proletariat dans la nouvelle société. La bureau-
cratie est victime de ses propres idéologies : dans cette société où le
prolétariat est la classe dominante, il n'est pas possible que les ouvriers
adoptent une attitude passive devant le travail. S'ils le font néanmoins,
c'est parce qu'ils sont encore imprégnés d'un état d'esprit qui s'est
créé dans la société capitaliste et en est un résidu. Le problème est
donc de révolutionner la mentalité des ouvriers pour la mettre
accord avec les nouveaux rapports de production. C'est le but du mou-
vement stakhanoviste. Mais très vite l'échec s'affirme. A l'exception de
quelques jeunes, endoctrinés par la F.D.J. (3), qui battent des records de
production parce qu'ils croient effectivement travailler à la construction
du socialisme, la masse des stakhanovistes est constituée par des élé-
ments carriéristes, des jeunes, des petits bourgeois fraîchement intégrés
à la classe ouvrière et qui n'ont pas fait l'apprentissage de la solidarité
prolétarienne. Dans l'ensemble, la masse des travailleurs ne suit pas le
mouvement et bientôt elle s'y oppose. Les activistes, « gâcheurs de
salaires », sont pris à parti dans les ateliers, injuriés, parfois molestés.
Entre eux et la masse ouvrière le fossé se creuse. Le régime ne par-
vient pas à modeler un prolétariat conforme à la représentation qu'il
s'en fait.
A cette étape, la classe ouvrière n'a cependant réagi que d'une façon
négative devant le « socialisme » de la bureaucratie. Elle refuse la
manière d'être de la société qui s'est installée. Mais elle ne pose pas.
encore explicitement et de façon pratique le problème de la création
d'une autre société. Elle ne discerne pas encore les contours de cette
société. Elle ne voit pas les chemins qui y conduisent. Pourtant le
processus est en marche. Entre 1949 et 1953 c'est le régime lui-même
qui le déclenche lorsqu'il essaie de généraliser le système des normes.
de production. On entreprend d'abord d'imposer les normes de façon
arbitraire en utilisant des chronos. Mais outre que cette méthode suscite
de vives réactions des ouvriers, on s'aperçoit vite qu'elle n'est pas
efficace : il n'est pas possible de surmonter la résistance des ouvriers
qui de mille manières s'arrangent pour fausser les données des pro-
blèmes posés aux chronos et les empêcher d'y apporter des solutions
exactes. On découvre alors que le mieux serait de faire établir les
normes par les ouvriers eux-mêmes. Dans ce but on décide de convo-
quer des assemblées syndicales où tous les ouvriers viendront librement
exposer leur point de vue et faire des suggestions à propos des pro-
blèmes que pose l'établissement des normes dans leur atelier. Mais
presque aussitôt ces réunions d'usine tournent à la confusion de la
bureaucratie. Destinées à persuader les travailleurs de relever volontai-
rement les normes, les assemblées ouvrières échappent aux dirigeants
syndicaux. Les travailleurs y viennent en masse et profitent de la liberté
qu'on leur accorde pour faire retentir de violentes critiques contre
la direction des usines, les contremaîtres, les chronos, l'organisation du
travail, etc. Depuis la suppression des comités ouvriers, le prolétariat.
n'avait plus aucune organisation propre. Les réunions pour l'établisse-
ment volontaire des normes permettent aux travailleurs de sortir de
leur isolement et de créer de nouveau des rudiments d'organisation dans
(3) Fédération des Jeunesses Libres Allemandes.
88
le cadre même des institutions légales. Au cours des discussions, les
éléments les plus hardis et les plus résolus ont l'occasion de se repérer
et d'entrer en contact. A la sortie de la réunion ils se retrouvent,
discutent de ce qui s'est passé, s'accordent pour préparer de nouvelles
interventions. Des groupes d'ouvriers commencent ainsi à s'organiser.
Bientôt ils poussent des antennes d'une usine à l'autre, échangent des
informations et des idées. Invisible, caché dans les organes du régime,
tout un réseau d'opposition ouvrière est en train d'étendre ses ramifi.
cations dans les couches profondes du prolétariat.
Parallèlement, la conscience des ouvriers fait un prodigieux bond
en avant. En 1950 le régime, désireux d'entraîner l'ensemble des travail.
leurs dans la « lutte pour la construction du socialisme » répartit les
ouvriers en brigades qui devront se réunir de temps à autre pour
examiner tous les moyens propres à accroître leur rendement. Or, pour
atteindre le but qui leur est assigné par les autorités elle-mêmes, les
ouvriers sont amenés à examiner une foule de problèmes qui se révè.
lent étroitement connexes et touchent à toute l'organisation de l'usine.
Les réunions de brigades conduisent ainsi pour la première fois les
ouvriers à envisager concrètement et à réfléchir aux problèmes de la
gestion elle-même. Celle-ci commence à leur apparaître sous un aspect
familier, à leur portée, pouvant être résolu par eux. Or, en même
temps que le régime bureaucratique confronte les ouvriers avec les
problèmes de gestion, leur en fait faire en quelque sorte l'apprentissage,
il les empêche, en raison même de sa nature bureaucratique, d'y
apporter leur solution : de toute façon ce sont les autorités qui ont
seules pouvoir de décider. Le contenu et la signification de la contra-
diction qui oppose le prolétariat à la bureaucratie émerge maintenant
en pleine lumière aux yeux de l'avant-garde ouvrière. La révolte de
juin 1953 va en fournir la démonstration éclatante.
Lorsque le 17 juin, les maçons envahissent les rues de Berlin, les
conditions d'un soulèvement général sont arrivées à maturité dans pres-
que toutes les villes industrielles. Depuis deux ans la guerre froide
s'intensifie et le gouvernement de la D.D.R., lui-même harcelé par
les Russes, usse à fond la construction économique et la fabrication
d'armements. Cependant que la pénurie des produits de consommation
et la crise du ravitaillement s'aggravent, à plusieurs reprises les autorités
décrètent un relèvement des normes. Chaque fois ces mesures sont pré-
sentées par la presse comme le résultat d'une décision volontaire des
ouvriers. «Volontaires » aussi les heures supplémentaires et les sous-
criptions de toute sorte qui s'abattent sur les travailleurs pour la Corée,
pour la Paix, pour l'anniversaire de Staline, de W. Pièck, pour l'amitié
germano-soviétique, etc. En fait, dès le printemps 1953 des incidents
se produisent un peu partout. En mai des grèves éclatent à Chemnitz
et à Magdebourg. Les assemblées d'usine se font de plus en plus
tumultueuses. Les chefs de brigades et les délégués syndicaux subissent
une telle pression de la base qu'ils sont presque toujours obligés d'adop-
ter le point de vue des ouvriers.
C'est dans cette atmosphère passablement tendue que le 5 juin
les travailleurs apprennent par la presse qu'ils sont volontaires pour un
nouveau relèvement des normes qui dans certains cas réduira de 30 à
40 % leurs revenus. Aussitôt l'agitation s'amplifie. A Berlin dans le
bâtiment les brigades de travail se réunissent de leur propre chef et
discutent âprement des nouvelles normes. Cà et là des chronos sont
pris à partie. Toute une série de débrayages limités se produisent sur
les chantiers de la Stalin allée. Ces jours-là, on travaille peu, on
discute beaucoup. Partout retentit la même revendication : obliger le
gouvernement à revenir sur sa décision de relever les normes. C'est
dans ce but que le matin du 17 juin les maçons marchent au nombre de
plusieurs milliers sur les immeubles du gouvernement. On sait comment,
devant l'obstination des bureaucrates aveugles, cette manifestation paci.
fique des travailleurs du bâtiment tourne dans l'après-midi à la grève
générale, puis à la révolte des centres industriels.
89
Les grèves et les manifestations insurrectionnelles qui secouent tout
le pays témoignent de la rapidité avec laquelle évolue la conscience
politique des ouvriers au cours de ces journées révolutionnaires. Le
17 au matin, il ne s'agissait encore que de problèmes de salaires et la
lutte restait confinée dans les entreprises. Dès la soirée du 17 il s'agit
de faire une révolution et la lutte envahit la rue.
Sans doute la révolution ouvrière qui est en train de se faire ne
surgit pas dans un état chimiquement pur. Des paysans, des petits
bourgeois en profitent pour se livrer à des manifestations réactionnaires.
Les revendications de la masse prolétarienne elle-même ne sont pas
toujours dépourvues d'ambiguïté, et il est indubitable que des lambeaux
d'idéologie social-démocrate subsistent dans certaines couches ouvrières.
Mais il n'y a pas une seule révolution prolétarienne au cours de laquelle
la classe ouvrière ne soit présentée dès le premier jour en bloc conscient
de tous ses objectifs et débarrassé des fantômes idéologiques du passé.
Dans le cours d'une lutte révolutionnaire, alors que la conscience des
masses se modifie de jour en jour et parfois d'heure en heure ce n'est
pas ce que fait et pense la partie la moins avancée du prolétariat qui
est finalement décisif. C'est l'action de l'avant-garde ouvrière qui décide
de la physionomie de la révolution car c'est elle qui entraîne les couches
les plys arriérées qui hésitent, tâtonnent et s'égarent. Or, en Allemagne
orientale, deux jours suffisent, en juin 1953, pour que les détache-
ments les plus avancés du prolétariat fassent très clairement apparaître
le visage de la première révolution ouvrière contre la bureaucratie.
La carte du soulèvement coïncide rigoureusement avec celle des
grandes agglomérations industrielles. A Halle, à Bitterfeld, à Mersebourg,
dans « le cœur rouge de l'Allemagne » les ouvriers en grève occupent
les usines, forment des comités élus par acclamation, chassent les direc-
teurs d'usines, désarment la police et s'emparent des journaux et de la
radio. Dans les heures qui suivent les comités commencent à se
fédérer d'une ville à l'autre. Le comité ouvrier de Bitterfeld,
les métallos de Lauchhammer et de Hennigsdorff réclament la formation
d'un gouvernement des travailleurs. Déjà des délégations se mettent en
route pour Berlin. Si les blindés soviétiques n'avaient pas immédiate.
ment bris le mouvement, on eût abouti, comme plus tard en Hongrie,
à la formation d'un conseil central des comités ouvriers, c'est-à-dire à
l'apparition d'un pouvoir prolétarien qui n'eût pas tardé à s'opposer aussi
bien aux courants petit-bourgeois qu'à la contre-révolution stalinienne.
Près de six années ont passé depuis lors. Les derniers chapitres
du livre de Sarel attestent que le prolétariat allemand continue de façon
souterraine sa lutte révolutionnaire.
Lorsque les ouvriers, défaits par les chars russes, ont reflué vers
les usines, leur cohésion et leur force restaient telles que la bureau-
cratie n'ose pas avoir recours à une répression massive et brutale.
Pendant quelques sem prévaut un cours réformiste, une sorte de
Gomulkisme avant l'heure. On décrète la baisse des prix et la hausse
des salaires. On autorise les ouvriers à présenter des cahiers de reven-
dications. Mais cette politique « souple » n'est pas payante. L'agitation
continue dans les entreprises. Les comités ouvriers subsistent clandesti-
nement et s'emparent de la direction syndicale des usines. On continue
à réclamer l'abolition des normes. De nouvelles grèves éclatent aux
usines Buna et Wolfen, aux laminoirs de Thalle, entraînant des débrayages
de solidarité dans les universités. Alors le 24 juillet intervient la liqui.
dation de la politique réformiste. Les durs de l'appareil reprennent la
direction. Les organisations ouvrières sont désarticulées. La police et
les cadres imposent silence aux éléments révolutionnaires dans les assem-
blées d'usines. A la fin de 1953 toute trace d'une résistance ouverte
des ouvriers a disparu.
Mais de toute façon la rupture entre le prolétariat et la bureaucratie
est désormais irrémédiable. Si les mitrailleuses des chars soviétiques
ont fait merveille pour refouler les ouvriers loin des avenues du pouvoir,
90 -
avec
son
elles ne sont d'aucune utilité lorsqu'il faut les persuader de collaborer
à la production pour accroître, ou même simplement pour maintenir le
rendement. Ironiques et malveillants les ouvriers laissent maintenant
les bureaucrates se débrouiller tout seuls avec les problèmes de l'orga-
nisation du travail et de la production. Isolés du prolétariat, les orga-
nismes de direction se multiplient, se superposent, se paralysent mutuel.
lement et s'accusent réciproquement d'engendrer le désordre et l'incohé-
rence. Les ouvriers ne perdent pas une occasion de dénoncer la « pa-
gaïe » bureaucratique, mais en même temps ils y contribuent autant
que faire se peut. Ils arrivent en retard au travail, ralentissent les
cadences, se mettent en congé à tout propos, ou bien au contraire fabri.
quent les pièces plus vite que ne l'ont prévu les chronos ,qui du coup
se trouvent rudement atteints dans leur dignité professionnelle. Même
les jeunes de la F.D.J. sur lesquels on avait beaucoup compté pour
établir des liens vivants entre la classe ouvrière et le régime, adoptent
une attitude de non collaboration. Soumise à un pareil traitement, toute
l'économie du pays se détraque et devient un chaos. La haute bureau-
cratie s'affole, et sa politique oscillant d'un extrême à l'autre devient un
tissu d'incohérences. Tantôt on renforce l'autorité des directeurs d'usines,
on multiplie les mesures répressives et on se prend à rêver d'une tech-
nologie merveilleuse qui permettrait de faire fonctionner la production
un minimum de participation ouvrière. Tantôt au contraire on
redécouvre que le travail est l'élément dominant du processus' pro-
ductif et on cherche à susciter de nouveau une participation libre
et spontanée des ouvriers à l'organisation de l'atelier et de l'entreprise.
Mais lorsqu'en 1956 les directeurs d'usines réunissent les ouvriers pour
les entretenir de l'éventuelle création de comités d'entreprise qui seraient
chargés de les aider dans leur lourde tâche, ils s'entendent dire des
choses si désagréables qu'ils préfèrent en rester là. En mendiant la
collaboration des ouvriers, sans d'ailleurs l'obtenir, la bureaucratie ne
fait que rendre manifeste aux yeux des travailleurs eux-mêmes
incapacité foncière à accomplir cette fonction gestionnaire spécialisée,
qui d'après l'idéologie stalinienne fonde la légitimité historique de la
couche dirigeante. La vérité est que l'anarchie bureaucratique a été
une excellente école pour le prolétariat : amenés quotidiennement à
constater et souvent à corriger les erreurs et les fautes de la bureau-
cratie, les ouvriers sont sans illusions sur le savoir spécialisé des diri.
geants des entreprises et de l'économie. Mieux que quiconque, les
travailleurs savent que parce qu'ils sont placés tous les jours en plein
cour du processus productif, ils sont capables de le connaître et de
l'organiser. Le capitalisme bureaucratique n'a pas détérioré la conscience
révolutionnaire du prolétariat, il l'a aiguisée, précisée, enrichie. Il
est vrai qu'en contre-partie, le stalinisme établit dans les pays qu'il
domine un accablant obscurantisme idéologique qui, serait-on tenté de
penser, constitue un lourd handicap pour le mouvement révolutionnaire.
Confisqué par la couche dirigeante et mis à , son service, le marxisme
ne devient pas seulement étranger au proletariat. Il lui devient odieux,
dans la mesure même où il lui apparaît comme l'idéologie de la classe
ennemie et comme son principal instrument de mystification. Mais ce
n'est là qu'une situation transitoire qui déjà est en voie de dépasse-
ment. Depuis 1956 une partie importante de l'intelligentzia s'est déta-
chée du régime et a presque aussitôt entrepris de se réapproprier le
marxisme pour le retourner contre la bureaucratie et en faire un instru.
ment de critique de son ordre social. Très vite la lecture des écrits théo-
riques des polonais, la révolution hongroise surtout, ont précipité la
cristallisation dans la jeunesse intellectuelle d'un courant marxiste révo-
lutionnaire qui a perdu les caractères abstraits, hégeliens, qu'il présentait
à ses débuts. Dès le printemps 1956, des intellectuels, étudiants et profes-
seurs, groupés autour de Wolfgang Harich, ont fait, comme jadis le
jeune Marx, leurs adieux à la philosophie spéculative pour entreprendre
de faire de la critique politique, en liaison avec les ouvriers. Arrêtés
par la police stalinienne, ils ont laissé des continuateurs et des disciples...
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En 1958 en Allemagne orientale, les frontières s'estompent entre l'uni-
versité et l'usine : un moment dissociées par le triomphe du stalinisme,
la philosophie de la révolution et la pratique révolutionnaire des ouvriers
sont en train de se retrouver.
Le livre de Sarel confirme ce que nous savions par ailleurs : de
Shanghaï à Magdebourg, la révolution prolétarienne continue à creuser
ses galeries sous le monstrueux et inutile édifice bureaucratique .
Pierre BRUNE.
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EXTRAITS de POUVOIR OUVRIER
Nous avons reproduit dans notre précédant numéro
(pages 126 à 137) de larges extraits de Pouvoir Ouvrier, le
supplément mensuel de Socialisme ou Barbarie, qui paraît
régulièrement depuis le mois de décembre 1958, Le manque
de place ne nous permet pas de continuer à publier ici
des extraits de P. 0. à une échelle aussi importante ; nous
nous bornons à reproduire ci-dessous l’éditorial du nu.
méro 8 (juin 1959) et, de la Parole aux Travailleurs du
même numéro, une lettre sur la situation des ouvriers agri.
coles d'un camarade de Normandie, ouvrier agricole lui.
même jusqu'à une date récente. Les lecteurs de Socialisme
ou Barbarie intéressés par Pouvoir Ouvrier peuvent le rece-
voir en écrivant à la revue.
EUX ET NOUS
veut
Seize mineurs sont morts, trente-trois ont été grièvement brûlés
dans le puits Sainte-Fontaine à Merlebach. Sept catastrophes du même
genre ont eu lieu depuis 1948 dans les mines de Lorraine. C'est dans
ces mines que la productivité a le plus augmenté pendant ces dernières
années.
Comme les 5 mineurs de Faulquemont le 5 mars, comme les 5 de
Roncourt le 16 janvier, et encore les 5 de Petite-Rosselle le 10 janvier,
et les 11 de Vuillemin le 21 novembre..., les 16 ouvriers de Sainte-
Fontaine sont morts parce que la vie d'un mineur, aujourd'hui, vaut
moins que le charbon qu'il extrait ; l'essentiel n'est pas la sécurité,
mais la productivité...
Augmenter la productivité... ceux qui travaillent savent ce que cela
dire. Ici même des travailleurs décrivent l'augmentation des
cadences un peu partout, la « réorganisation » qui entraîne la, ferme-
ture d'usines, les déclassements. Il faut que l'industrie française soit
« compétitive », comme ils disent, que la classe ouvrière ne soit plus
que de la « main d'ouvre », des chiffres.
Quant aux salaires, M. Debré sait ce qui convient aux ouvriers :
des salaires pas trop élevés. M. Debré ne risque pas de mourir d'un coup
de grisou, il ne risque pas de s'emmerder 48 ou 54 heures par semaine
une chaîne. Ce n'est qu'un juriste. Il ne connaît rien aux pro-
blèmes des gens qui travaillent. Mais il connaît les lois et les chiffres
de production que lui passent sur un papier les experts. Il connaît
De Gaulle aussi. Alors il est Premier Ministre.
Reconnaissons que, dans son métier de Premier Ministre, il a, lui
aussi, ses problèmes. Il faut contenter les uns et les autres : les généraux
et les betteraviers, les petits commerçants et les grands patrons, les
députés et les sénateurs, les colons et les hauts fonctionnaires, les petits
curés et les grands évêques. Ce n'est pas facile. Mais le plus difficile,
incontestablement, c'est de faire croire aux gens que la vê République
est meilleure que la IV.
On continue la guerre d'Algérie. Le capitalisme français, et plus par-
ticulièrement certains groupes de capitalistes, de politiciens, les colons
ont des intérêts à défendre là-bas. C'est pour protéger et maintenir
les intérêts de classe de ces parasites qu'on essaie de briser, par tous
les moyens, la révolte d’un peuple opprimé et férocement exploité. Les
bilans officiels sont d'environ 800 morts algériens et 60 français par
semaine. Mais les généraux déclarent que c'est tout à fait satisfaisant.
N'insistons pas sur le reste. Le monde entier le sait. Et les soldats qui
sur
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reviennent ne se privent pas de le raconter. C'est « l'ouvre magni.
fique de la France en Algérie » ! On allonge le service militaire à
vingt-huit mois, on envisage même deux ans et demi. Soldats qui êtes
dans le bled ou dans les casernes, n'est-ce pas merveilleux ? Et vous,
qui êtes déjà revenus, qu'avez-vous appris pendant votre temps de ser.
vice ? Racontez-donc partout ce que vous avez appris !
On relève la France. M. Debré déclare qu'il faut augmenter
encore la productivité et que c'est seulement ensuite que les salaires
pourront être relevés, dans une mesure : « assez faible » ajoute-t-il.
De son côté, c'est à New-York, devant un public choisi, que M. Pinay
a récemment déclaré : « En dix ans, la France a non seulement recons.
titué son appareil productif, mais elle l'a accru et modernisé. Depuis
la production d'électricité a triplé, la capacité de raffinage du pétrole a
été multipliée par 5, la construction aéronautique par 6, le nombre
de tracteurs par 10 ».
Qui a donc fait tout cela ? Ceux qui travaillent. Comment ? Par
l'allongement du temps de travail et par l'augmentation de la produc-
tivité (c'est-à-dire de la quantité de produits fabriqués par chaque
ouvrier en un temps donné).
Qu'ont-ils reçu en contrepartie ? Pas grand-chose. Le pouvoir d'achat
est resté loin en arrière ; il a baissé de nouveau depuis deux ans. La
seule chose qui a augmenté, c'est la fatigue des travailleurs et les
bénéfices des grandes sociétés. Ce n'est pas assez, dit M. Debré.
Qu'est-ce donc que ce Premier Ministre, que ce Gouvernement, que
ce Grand Général qui nous dirigent ?
Eh bien, ce sont les représentants :
1º de la classe qui domine et dirige en France, la bourgeoisie ;
2° de groupes particuliers de l'appareil d'Etat : l'Armée, les hauts chefs
des administrations, la police.
Quand ils parlent de la France, c'est d'eux-mêmes qu'ils parlent.
Quand ils agissent, c'est pour eux-mêmes qu'ils agissent.
Que les travailleurs en fassent autant.
CEUX DONT ON NE PARLE JAMAIS : LA VIE DE L'OUVRIER
AGRICOLE
En Normandie, le salaire d'un ouvrier agricole est d'environ 500 F
par jour ; en plus des 500 F, il est nourri. Le patron évalue la nourri-
ture à une somme égale à celle perçue par l'ouvrier, ce qui donne
approximativement 1000 F au total. Pendant la saison des foins et des
récoltes, l'ouvrier travaille entre 12 et 14 heures par jour, pendant la
période d'hiver la journée est de 10 heures. En général l'O. A. effectue
son travail dans plusieurs fermes, car dans la région il n'y a pas de
concentration, les fermes les plus importantes sont de l'ordre de 20 à
22 ha, avec une trentaine de vaches ; la moyenne de l'importance des
fermes se situe entre 10 et 12 hectares, avec une quinzaine de bêtes. Le
patron emploie l'O. A. environ 3 jours par semaine, ce qui fait que
1'0. A. change de ferme 4 à 5 fois dans le courant du mois.
Les salaires sont fixés par les patrons et ces salaires sont presque
uniformes, il y a très peu de cas où un patron octroie une somme
supérieure à 500 F. Dans la région où je suis il n'y a qu'un cas où
un ouvrier perçoit 250 F de plus que les autres, c'est d'ailleurs le seul
dans le canton ; cela provient qu'il a un rendement de travail supérieur,
notamment pour confectionner des gerbes de foin (le minimum de gerbes
demandées aux 0. A. est de 750 gerbes par jour). Cet ouvrier en ques-
tion en fait régulièrement 1000 dans sa journée ; connaissant
capacités, cet 0. A. a fait lui-même son prix, qu'il a obtenu d'ailleurs
sans aucune difficulté. Pour confectionner 750 gerbes de foin dans la
journée, il faut faire une moyenne d'une gerbe par minute, ce qui
ne donne pratiquement aucun répit pour une journée de 12 heures.
Les plus gros travaux sont réservés à l'Q. A. Les patrons bien sou-
vent emploient la technique suivante : sachant qu'ils vont avoir un
ses
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0.A. à la date X, ils ne font pratiquement plus aucun travail, réser.
vant ces travaux dans l'attente de l'O. A., avec qui alors ils travaillent
en permanence, ce qui fait que l'O. A., est obligé de suivre la cadence
imposée par ses employeurs. Cette cadence est bien souvent poussée à
l'extrême pour l'ouvrier, car durant toute l'année les fermiers adoptent
cette tactique. Si l'O. A. n'arrive pas à suivre la cadence imposée, il
subit diverses brimades et vexations et se trouve mal considéré par ses
divers employeurs, qui lui font sentir de différentes manières, mais
n'osent pas le licencier, car il y a pénurie de main-d'oeuvre : les jeunes
générations quittent actuellement la terre pour aller s'employer dans les
grands centres industriels, souvent comme manœuvres du bâtiment.
Les ouvriers agricoles, dans la majeure partie, le sont de père
en fils, ou issus de paysans pauvres, les enfants n'ayant pas de travail
sur la terre familiale vont s'employer chez d'autres fermiers. Ils
habitent généralement de très vieilles bâtisses qu'ils louent pour la
somme annuelle de 25 000 F environ. Dans la région, il n'y a aucun
syndicat ou organisation similaire. Ils sont pratiquement par leur tra-
vail, isolés les uns des autres et ne cherchent pas à poser des reven-
dications, de quelque sorte qu'elles soient. Personnellement, j'ai quitté
le travail de la terre voici 9 mois, car les conditions de travail dans
lesquelles j'étais, étaient identiques à celles que je viens de décrire ci-
dessus. Actuellement je travaille comme agent dans un établissement de
l'Education Nationale et pour 24 jours de travail dans le mois, à 8 heures
par jour, soit 192 heures dans le mois, je gagne 28 500 F et nourri.
Comme 0.A., en travaillant 24 jours par mois et en faisant 12 heures
par jour,
soit 288 heures dans le mois, je percevais 12 000 et la
nourriture.
Je voudrais encore préciser qu'il commence à se faire sentir le man-
que de main-d'auvre, étant donné que la plupart des jeunes quittent
la terre. Pour pallier ce manque de bras, les fermiers modernisent
leurs exploitations par l'achat de tracteurs et d'engins mécaniques
divers et il y a déjà des fermes où le patron n'emploie plus d'ouvriers
agricoles, les remplaçant par des machines.
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