Socialisme ou Barbarie - NO. 34 (MARS-MAI 1963)

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Table des matières

LYOTARD, Jean-François: L'Algérie évacuée 34:1-43 = La guerre des algériens
MARTIN, Claude: La jeunesse étudiante 34:44-56 = FR1963B*
TÉMOIGNAGES ÉTUDIANTS:
DECHAMP, Richard: La vie de l'étudiant 34:57-60
GAUTIER, Dionys: La situation d'étudiant 34:61-62
GÉRARD, Alain & Marc NOIRAUD: L'éducation sexuelle en U.R.S.S. 34:63-71 = FR1963C*
LE MONDE EN QUESTION: Les actualités:
La simplification de la vie politique en France 34:72-75
Les Américains aussi se demandent qu'est-ce que la politique? (New-York Herald Tribune) 34:75
Un candidat socialiste modèle (Financial Times) 34:75
[DELVAUX, Jean:] Fissures dans le bloc occidental 34:75-79 = FR1963D
Pour une amélioration de la race humaine (New-York Herald Tribune) 34:79
Un petit paradoxe (New-York Herald Tribune) 34:79-80
De quel côté était le "gap" (New-York Times) 34:80
La crise cubaine 34:80-82
Le conflit sino-soviétique 34:83-84
La beauté du service militaire (débat dans l'Étoile Rouge) 34:85
U.R.S.S.: accélération et contradictions du dégel 34:85-88
Les savants de l'Ouzbekistan peints par La Gazette Littéraire 34:89
La situation des pays sous-développés après la liquidation du colonialisme 34:89-93
LES FILMS:
CHATEL, S.: Le procès par Orson Welles 34:93-97
FEUILLET, Juliette: À propos du Petit Soldat de Jean-Luc Godard 34:97-98
Un cœur gros comme ça de François Reichenbach 34:98-99
Ciel pur (film soviétique) 34:99
LES LIVRES:
Raison d'État ou État de la déraison? (recension de Raison d'Etat, par Pierre Vidal-Naquet) 34:99-100
À nos lecteurs 34:100-101
Librairies qui vendent Socialisme ou Barbarie 34:101
Changement de notre adresse 34:101
Souscription permanente de soutien 34:101
PUBLICITÉS: Tribuna Socialista, Études, Nuova Presenza 34:102
BULLETIN D'ABONNEMENT 34:103
PUBLICITÉS: Présence Africaine, International Socialism 34:[104]
Chers lecteurs (Carte-réponse: sondage)
[DÉCLARATION DES PRINCIPES]


L'Algérie évacuée
Les lignes qui suivent n'ont pas pour objet de définir
une politique révolutionnaire en Algérie. La question du
sort de ce pays ne se pose plus et ne se pose pas encore
de cette inanière. Plus, parce que l'élan qui animait les
masses au cours de la lutte nationale est maintenant brisé :
il n'y a pas eu de révolution. Pas encore, parce que les
problèmes qui assaillent les travailleurs et que la politique
de la direction actuelle est incapable de résoudre, finiront
par amener à maturité les conditions d'une nouvelle inter-
vention des masses : la révolution reste à faire.
La tâche qui s'impose présentement est celle-ci :
reprendre la lecture des événements qui ont marqué les
premiers mois de l'indépendance, débrouiller leur sens,
chasser les nuées de toutes sortes dans lesquelles la ques-
tion algérienne reste enveloppée, aider le noyau révolution-
naire à voir clairement les possibilités que leur offrira et
les limites que leur opposera la crise à venir.
Le tableau qu'offre l'Algérie après l'indépendance est,
on le verra, remarquable par un fait : la vie politique est
devenue étrangère à la population des villes et des campa-
gnes. Cette attitude prend d'autant plus de relief que
pendant les années de la lutte de libération la participation
des paysans, des ouvriers, des étudiants, des femmes, des
jeunes non seulement ne s'était jamais démentie, mais
s'était étendue jusqu'à produire les manifestations de
décembre 1960, et approfondie jusqu'à bouleverser les
rapports sociaux traditionnels. L'indépendance a cassé
cette immense effervescence. La politique a reflué dans les
appareils ou ce qu'il en restait. Pendant que les factions
luttaient pour le pouvoir, le fantôme du chômage et de
la famine hantait déjà le peuple des campagnes et des
villes.
Mais les questions les plus pressantes de la vie quoti-
dienne ne furent pas posées lors des batailles que les cliques
se livrèrent autour du pouvoir. Les dirigeants ignorèrent
les problèmes des masses et les masses ne comprirent pas
les problèmes des dirigeants. Ce fut seulement quand la
question du travail et du pain se posa de manière urgente,
avec les labours et la fin des congés, que la connexion fut
1
rétablie entre les préoccupations des uns et des autres. Du
même coup commença d'être révélée, aux yeux des travail-
leurs comme aux siens propres, l'incohérence de la poli-
tique suivie par la direction benbelliste. La véritable
question algérienne émergeait ; mais elle trouvait les
masses impréparées, méfiantes (1).
I.
L'INDEPENDANCE DESENCHANTEE.
On attendait une révolution ; on eut un pays en panne.
Dans le vide politique qui s'établit avec l'indépendance, la
direction FLN explosait en morceaux. La joie d'une guerre
finie, l'effervescence d'une libération s'étiolèrent. Les
masses s'immobilisèrent. Quand elles intervinrent, ce fut
pour faire comprendre aux dirigeants qu'elles avaient assez
de leurs disputes.
Voilà la situation de l'été 1962 : le peuple des villes et
des campagnes voulait être dirigé. Il n'y avait pas de diri-
geant, parce qu'il n'y avait pas de direction.
L'appareil colonial se dissipe.
Ce que depuis plus de sept ans les paysans appelaient
d'un nom : « la France », avait disparu, sous toutes ses
formes visibles. Les fermes européennes désertées, les
rideaux baissés sur les boutiques françaises, les patrons
partis, les soldats consignés, les enseignants en vacances,
les casseroles muettes et les bastions OAS abandonnés.
C'était la grande séparation, après cent trente ans de concu-
binage. Les Français qui étaient encore là ne donnaient
pas d'ordre ; ils attendaient, parfois collaboraient. Plus
de maître à haïr pour ce peuple esclave.
Si la décolonisation faisait un tel choc, c'est que les
deux adversaires qui pendant les derniers mois avaient
occupé le devant de la scène l'évacuaient de conserve. Le
gouvernement rapatriait pêle-mêle soldats du contingent,
fonctionnaires suspects ou loyaux, légionnaires et para-
chutistes. L'OAS embarquait ses colonels et ses millions
sur des barques de pêche et des avions de tourisme. A
peine éveillé du songe raciste, le petit peuple européen
faisait des queues de trois jours aux ports et aux aérodro-
mes. Paris avait hâte de soustraire ses unités au climat
de la guerre coloniale et d'insuffler aux cadres des raisons
d'être moins archaïques que « casser du bicot » ou du chef
d'Etat. Quant aux pieds-noirs, leur présence avait telle-
ment pris, au moins dans certaines villes, la forme du
(1) Le lecteur aura une meilleure compréhension de notre point
de vue en se reportant à deux articles qui ont été publiés dans les
numéros 29 et 32 de cette revue : « Le contenu social de la lutte
algérienne » (1959) et « En Algérie, une vague nouvelle » (prin-
temps. 61).
2
.
racket, du meurtre crapuleux, du lock-out, du refus de
soigner et de ravitailler, du bouclage des arabes en ghettos,
qu'ils pouvaient craindre le pire quand leurs victimes
deviendraient leurs compatriotes.
Il n'était pas question que l'appareil colonial puisse,
comme on l'avait vu ailleurs, participer à la construction
du nouveau régime et que la passation des pouvoirs s'opère
sans discontinuité. L'essai de coopération tenté par les
fractions les plus conciliantes de la bourgeoisie européenne
et de la direction nationaliste en les personnes de Cheval-
lier et de Farès, resta sans suite immédiate. L'Exécutif
provisoire fut en quelques jours réduit à rien : il n'avait
dû son peu de pouvoir qu'à la coopération réticente de
quelques fonctionnaires français.
À cet égard, l'indépendance signifiait en apparence
l'échec de la bourgeoisie européenne, la seule qui existât
dans le pays. Complètement disqualifiée par son incapacité
à établir un compromis avec les nationalistes, elle se trou-
vait contrainte à présent d'évacuer l'administration locale,
après l'avoir pendant des décades soustraite à tout autre
influence que la sienne. Elle ne pouvait patronner le
nouveau pouvoir. Cependant le sabotage systématique de
l'indépendance lui laissait des cartes : la destruction des
bâtiments publics et de l'équipement administratif, le
retrait des techniciens, la fermeture des entreprises
devaient mettre le nouveau régime à genoux. S'il voulait
rendre vie au pays, alors qu'il garantisse l'ordre et la
sécurité ; autrement dit : que les travailleurs se remettent
au travail. La bourgeoisie pied-noir, vaincue en tant que
soutien de l'OAS, ne l'était pas comme maîtresse de l'écono-
mie algérienne. Simplement son passé politique un peu
chargé la contraignait à passer la main quelque temps.
Elle se mit en congé.
L'appareil national se décompose.
On pouvait espérer ou craindre que la coquille que
l'administration française venait d'abandonner serait le
lendemain occupée sans changement par l'appareil natio-
naliste. La vacance du pouvoir montra au contraire que le
FLN n'avait pu construire pendant la lutte de libération
qu’un embryon d'Etat, et qu'aucune force organisée à
l'échelle du pays n'était en mesure de l'administrer au pied
levé. Ainsi se manifesta de nouveau la crise de l’Algérie
coloniale : l'absence d'une classe dirigeante, la pusillani-
mité politique des leaders nationalistes, la mesquinerie
des objectifs offerts aux masses et acceptés par elles alors
même que l'intensité de leurs actions et leur initiative
n'avaient cessé de croître pendant 7 ans tous les traits
d'un pays étouffé dans son développement.
Etouffé d'abord par la répression impitoyable que
3
l'organisation politico-administrative et l'ALN avaient eu à
subir pendant des années. Sur le plan militaire, les unités
réduites à des proportions squelettiques ressemblaient plus
à des groupes de guerilleros qu'à des forinations régulières.
Dans les régions abandonnées par les troupes françaises,
les maquis s'étaient dispersés ; dans les autres où au
contraire la concentration adverse était d'autant plus
importante, le combat était devenu trop inégal.
Pourtant pendant des années, avec une énergie exem-
plaire les masses n'avaient pas cessé de susciter en leur
sein les militants et les combattants dont la résistance
intérieure avait besoin. En 61-62 les maquisards n'étaient
peut-être pas beaucoup plus nombreux ni mieux équipés
que ceux de 55-56 ; mais entre temps le mouvement avait
conquis l'Algérie entière, les journées de décembre 1960
avaient fourni la preuve que l'action insurrectionnelle de
la minorité se muait en mouvement des masses. Aux
maquis perdant de leur importance, n'affluait plus la
jeunesse la plus combattive : des tâches d'organisation
l'occupaient dans les villes et les villages.
Mais l'élan révolutionnaire qui s'exprimait dans cette
mutation ne fut pas accumulé. D'abord la répression
s'abattit encore plus lourdement. Les campagnes furent
balayées par les commandos de chasse, les villes passées
au peigne fin par la police et l'armée. Dans l'émigration
en France, qui fournissait au mouvement nombre de ses
cadres les plus formés, il y eut au cours des années 60-61
une véritable hecatombe. Le rythme de renouvellement des
responsables s'éleva. Il est difficile de consolider une orga-
nisation si les permanents disparaissent au bout de quel-
ques mois. L'appareil FLN devint aussi de plus en plus
extérieur aux masses algériennes.
D'autre part la direction nationaliste avait réagi à
l'effervescence de la population urbaine à la fin de 60, non
en lui proposant un programme politique et social et des
objectifs intermédiaires capables de l'orienter pratique-
ment, mais en l'invitant à se calmer. L'accession de Ben
Khedda à la présidence du GPRA, en même temps qu'elle
résultait de compromis entre les fractions du CNRA, mon-
trait que le Front comptait plus sur la modération et le
talent diplomatique des chefs que sur l'agitation des masses
pour arracher l'indépendance. La politique reprenait ses
droits, la guerilla et les manifestations ne servaient que
d'arguments d'appoint dans la négociation. La crainte
d'être débordée devint alors le souci majeur de la direction
en exil. L'encadrement reçut mission d'obtenir calme et
discipline. Quand les Algériens manifestèrent en 1961, ce
fut enserrés dans un service d'ordre qui faisait la chaîne.
Le seul rôle dévolu aux militants fut de contenir, non
d'expliquer et de former,
4
Avec les négociations vinrent la trêve, le retour des
paysans dégroupés et exilés. Les villages étaient dévastés,
les terres hors d'état, les troupeaux décimés. Le problème
d'avant la guerre, celui du travail, se posait, plus accablant
encore, avant que la guerre fut finie : tout manquait sauf
les bouches à nourrir. Dans les villes, la situation créée
par les sabotages des ultras et la complicité des militaires
était intenable : les vivres, les médicaments, les moyens de
travail restaient sous la garde de l'OAS. Tenaillée par la
faim, accablée par la misère, la population reflua. Elle se
laissa convaincre que rien ne pouvait être fait, sous peine
de tout perdre, avant le départ des Français. C'est à peine
si des tendances à aller plus loin, à rouvrir et à remettre
en route des entreprises abandonnées se manifestérent ici
et là dans les villes ; au nom du respect des accords
d'Evian, elles furent vite réprimées. Quant aux paysans,
pour la plupart analphabétes, sans tradition politique, ils
tachèrent de se remettre au travail sans plus attendre,
avec ou sans l'aide de l'ALN locale. Dans l'ensemble la
consigne de respecter les biens des Européens fut appli-
quée.
Cependant les rapports entre la population et l'orga-
nisation s'étaient transformés. Les combattants, les mili-
tants n'incarnaient plus la protection et l'espoir dont le
peuple des villes et des campagnes avait eu besoin pour
résister. Ils n'étaient plus d'aucun secours en face du
problème de la faim et du travail. Dans les grandes villes
surtout, les travailleurs et les jeunes avaient conscience
qu'ils avaient arraché eux-mêmes la victoire à l'impéria-
lisme avec leurs cris, leurs drapeaux et leur masse désar-
mée, bien plus que l'ALN avec ses fusils. De surcroît la
dégénérescence politique des cellules FLN et des sections
de l'ALN se précipitait sous l'afflux des résistants de la
dernière heure et des sans-travail. En quelques semaines
ce qui avait incarné l'insurrection d'un peuple devenait le
dépotoir d'une crise. La discipline et l'idéalisme révolution-
raire faisaient place à la morgue fracassière et au privilège.
En même temps que leur importance diminuait dans la
population, les chefs locaux étaient l'objet de sollicitations
contraires émanant des fractions qui en quête du pouvoir
glanaient un semblant de représentativité auprès de la
résistance intérieure. Ils gagnèrent par en haut un supplé-
ment de l'autorité qui par en bas venait à leur manquer.
Ce regain, qu'ils devaient à la conjoncture au sommet,
acheva de séparer les responsables et les civils. En quelques
jours l'Algérie se couvrait de « baronies » autonomes et
concurrentes, qui n'étaient plus que la lettre abandonnée
par l'esprit de la révolution,
La base s'imagina encore pouvoir en appeler au som-
met des abus des cadres intermédiaires. Mais quand le
conflit éclata à la tête entre Ben Khedda et l'Etat-Major de
5
l’ALN, il devint clair pour tous que l'appareil construit
pour lutter contre l'oppression française n'avait ni homo-
généité doctrinale ni unité organique et qu'il ne pourrait
jouer le rôle que la population attendait de lui : celui d'un
guide dans la construction de la société nouvelle. Sous le
terme pudique de « reconversion de l'organisation » dont
on l'affublait dans les milieux dirigeants, le problème qui
attendait sa solution au sortir de la guerre était celui, non
seulement de la forme de l'Etat futur, mais de la nature
sociale de l'Algérie indépendante. Le fait que ce problème
ait été laissé en suspens pendant la lutte de libération
motive largement le reflux des masses dans l'expectative,
la sclérose galopante des appareils locaux, enfin la décom-
position de la direction nationaliste elle-même.
Beaucoup de mots avaient été dits ici et là au sujet
de la « révolution », destinés à flatter tantôt les paysans
spoliés et tantôt les propriétaires, tantôt le capitalisme et
tantôt les travailleurs, tantôt la tradition islamique et
tantôt la culture moderne de sorte que cette révolution
était bourrée d'espoirs contraires. Mais cet éclectisme
idéologique (2) exprimait fidèlement l'inconsistance sociale
du mouvement national. La signification historique d'un tel
mouvement coïncide en général avec les intérêts de la
bourgeoisie locale. En Algérie la colonisation directe avait
bloqué le développement économique et l'expression poli-
tique de cette classe, au point qu'elle n'avait pu ni colla-
borer avec l'administration et la bourgeoisie françaises, ni
prendre la tête de la lutte de libération en lui indiquant
des objectifs conformes à ses intérêts. Rejetée de la voie
conciliatrice, elle s'était ralliée à l'insurrection. Dans les
bureaux de Tunis les sages dirigeants de l'UDMA ou les
Centralistes du MTLD côtoyèrent les plébéiens imbus de
populisme qui venaient de la paysannerie ou de la petite
bourgeoisie pauvre, les ouvriers transfuges du PCA, les
Ulemas. L'indépendance était le plus grand dénominateur
commun aux classes et aux tendances qui composaient cet
amalgame parce que le paysan exproprié par les colons
et les sociétés françaises, l'ouvrier exploité par un patron
français. le boutiquier ruiné par les entreprises commer-
ciales françaises, l'intellectuel brimé par l'Université et la
culture françaises pouvaient s'y retrouver.
Le poids de la colonisation avait comprimé la confi-
guration de classe de l’Algérie jusqu'à la rendre mécon-
naissable. Le bloc où fusionnaient des classes néanmoins
antagoniques ne pouvait donner expression à leurs intérêts
respectifs. Il !ui était interdit sous peine d'éclater de
prendre en considération les problèmes réels de l'Algérie
(2) Dont on aura une image frappante en lisant La révolution
algérienne par les textes, i Paris 1961 (documents présentés par
A. Mandouze).
- 6
et d'y répondre. L'appareil lui-même ne put développer ni
sa doctrine ni son organisation indépendamment des classes
dont il était composé : les conditions d'un développement
bureaucratique' n'existaient pas. Le PCA avait été trop lié,
par sa composition comme par ses positions, à la présence
française pour pouvoir marquer de l'empreinte stalinienne
le mouvement nationaliste. La politique mondiale du
Khroutchevisme ne s'y prêtait pas davantage. Enfin même
si elle n'avait pu revendiquer en son nom propre l'indé-
pendance du pays à cause de son faible développement, la
bourgeoisie algérienne n'avait pas été pour autant éliminée
de la scène après une expérience malheureuse. Le FLN ne
se dressait pas contre un Tchang Kaï Chek algérien, qui
n'existait pas. Il affrontait directement l'impérialisme. De
cette situation résultaient des conditions qui favorisaient
les éléments bourgeois du Front : une victoire militaire
était impossible ; un accord de compromis avec Paris était
inévitable ; la modération de politiciens comme Farès ou
Abbas serait de nature à rassurer les intérêts français en
Algérie. En somme le compromis entre le nationalisme et
l'impérialisme pouvait encore donner naissance à une
authentique bourgeoisie nationale : elle recevrait d'une
main l'héritage patriotique et de l'autre les capitaux. Pour
des raisons politiques évidentes, l'opération ne pourrait
s'effectuer ni à brève échéance ni ouvertement. Il convenait
de retarder le moment où seraient pris les engagements
irréversibles touchant la nature de la société après l'indé-
pendance. En attendant, l'opportunisme s'imposait (3).
Ainsi pendant des années aucun programme plus
précis que celui de la Soummam ne fut élaboré, et le com-
promis d'Evian fut discuté sans autre principe que l'unité
nationale et l'intégrité du territoire. Paris obtint toute
satisfaction sur le seul point qui fût essentiel pour lui :
le sort du capital investi en Algérie.
Les masses dans l'expectative.
L'indépendance ne donna pas le signal d'une nouvelle
activité des masses. Ayant sacrifié leur dernier mouton au
drapeau vert et blac, celles-ci restèrent au contraire dans
l'expectative. Mais au cours de la crise leur refus d'inter-
venir changea de sens. Les dirigeants qui rentraient d'exil
furent d'abord partout acclamés avec la même ferveur, sans
distinction de tendances. Quand ils en vinrent aux coups,
(3) « On peut dire grossièrement qu'à partir d'août 1956, le
FLN a cessé d'être un organisme unitaire, et est devenu une coalition,
un « Front » précisément ; les anciens du MTLD et de l'UDMA, les
Ulémas pénètrent alors dans les organismes dirigeants sans vraiment
renoncer à leur individualité. C'est à partir de 1956 que le « Front »
actuel, ce magma, se constitue » (Interview de M. Boudiaf, Le Monde,
2 novembre 1962)..
- 7
on vit même les villageois s'asseoir par familles entières
entre les « lignes », opposant leur pacifique présence à la
guerre des cliques. La volonté d'union résistait aux ruptures
du sommet. Saturée de violence, la population refusait de
s'engager dans une lutte dont elle ne comprenait pas le
sens. Cette naïveté non dépourvue de grandeur en imposa.
En haut on se mit à craindre que la base perde confiance.
Mais la crise se prolongeant, la perspective d'une remise en
marche de l'économie s'éloignant, le chômage, l'insécurité,
la faim s'aggravant, cette patience se fit impatiente. Dans
beaucoup de régions les cadres réussirent ce tour de force
de faire détester leur domination autant que celle des
troupes de répression. Quand elle devint l'instrument avec
lequel les tard-venus à l’ANP se firent attribuer apparte-
ments, voitures et autres privilèges, la mitraillette du
djoundi se déconsidéra. On voulait la paix, du pain, du
travail. Entre les conflits qui opposaient les dirigeants les
uns aux autres et ces objectifs simples, on ne voyait aucun
rapport ; on apercevait très bien en revanche la relation
de ces luttes avec le carriérisme et le favoritisme.
Les bons sentiments et les mauvais furent flattés en
vrac par toutes les cliques, en vue de se constituer des
appuis. Aux postes abandonnés par les Français, chacun
des groupes plaçait ses créatures, sans souci de la compé-
tence. Une immense gabegie envahissait les rouages de ce
qui restait de l'Etat. Les opportunistes se faufilaient aux
commandes. Les accusations de complicité avec l'impéria-
lisme ,de contre-révolution, d'ambition, volaient en tous
sens par-dessus la tête des Algériens, qui n'en revenaient
pas. Les violences verbales, et parfois plus, privées de tout
substrat politique, après avoir étonné, exaspérèrent. « S'ils
sont ce qu'ils disent, qu'ils s'en aillent tous ». A Alger la
minorité la plus consciente finit par manifester, à la barbe
de toutes les autorités contraires, aux cris de « Il y en a
marre » (Baraket). L'enthousiasme de la libération tombait.
Aux meetings bondés et bruyants des premiers jours,
succédèrent des réunions apprêtées ; on dénombrait les
assistants pour savoir si l'on faisait mieux que l'adversaire.
La population devenait une clientèle, la politique une mise
en scène. Quand la troupe se fût enfin mise d'accord sur
la manière de consulter le public, celui-ci, à qui par dérision
on mit entre les mains des banderolles portant l'inscription
« Vive le peuple ! », était trop occupé à survivre pour
s'honorer qu'on le consulte. Il désigna les représentants
qu'on lui désignait. Abbas en proclamant la République
démocratique et populaire versa la larme d'une ambition
longtemps frustrée. Il y avait deux millions de chômeurs.
C'est « dans l'indifférence totale des masses, lesquelles
avaient des préoccupations d'un autre ordre » (4) que la
(4) Interview de M. Boudiaf, Le Monde, 7 septembre 1962.
8
question du pouvoir fut tranchée. Le fait essentiel, celui
qui domine tous les événements survenus en Algérie depuis
l'indépendance est celui-là. A l'effervescence qui soulevait
toutes les couches populaires pendant les dernières années
de la lutte de libération, succède la léthargie. Les actions
autonomes se comptent : ce sont quelques occupations de
biens vacants, quelques manifestations dont la spontanéité
est difficile à dégager des intérêts des cliques ; de surcroit
elles ont toujours un caractère limité : refus d'intervenir
dans les conflits du sommet, protestations contre le chô-
mage, l'absence d'épuration, l'abandon des anciens résis-
tants, des victimes de la répression.
L'épuisement qui résulte des années de guerre et de
répression, l'éclatement de l'organisation nationaliste,
l'effondrement économique sont autant de motifs qui
paraissent faire assez comprendre le reflux des masses. Ils
restent pourtant circonstanciels, certains d'entre eux, la
désagrégation des organismes de lutte en particulier, doi-
vent même plutôt être tenus pour des signes de ce reflux
que pour leurs conditions.
Le caractère composite de ce qu'on a nommé les
masses est un élément moins conjoncturel. Il y a les
paysans, les ouvriers, la classe moyenne, à travers lesquels
passent le conflit des générations, l'adhésion plus ou moins
forte à la culture traditionnelle, la nature des besoins, la
langue. L'écrasante majorité du peuple algérien est pay-
sanne. Mais qu'est-ce que cette paysannerie ?
Le paysan sans terre saisonnier ou occasionnel, ou le
fellah (propriétaire) moyen ? L'ouvrier agricole ou le fer-
mier ? Quelle communauté d'intérêts rassemble le petit
fermier des plaines côtières et le salarié des grands domai-
nes du Sétifois ? De quelle exploitation commune les
cueilleurs de raisin à la journée et le petit polyculteur
kabyle peuvent-ils partager l'expérience ? La géographie et
l'histoire passée, la colonisation enfin ont pulvérisé la
société rurale algérenne en des secteurs entre lesquels tout,
depuis les pratiques culturales jusqu'aux institutions et
même à la langue, diffère. Sur cet habit d'arlequin qu'est
le bled, se plaquent encore les antagonismes de classe,
plus ou moins différenciés selon l'importance de la péné-
tration capitaliste à la campagne (elle domine dans les
plaines de colonisation), la persistance d'une féodalité
algérienne (comme dans les hautes plaines du Constanti-
nois ou de l'Oranais), la survivance de communautés tri-
bales ou villageoises (en Kabylie dans les Aurès (5).
(5) Voir R. Gendarme, L'économie de l'Algérie, Paris 1959,
pp. 189-237 ; P. Bourdieu, Sociologie de l'Algérie, Paris 1958, passim.
Dans la 1re édition de son livre, ce dernier soulignait surtout les
différences culturelles antérieures à la colonisation, notamment la
négligence pour les tâches agricoles que les régions arabophones
auraient hérité de leurs ancêtres nomades. Il écrivait par exemple
-
9
Contrairement à ce qui s'est produit dans beaucoup
de pays d'Afrique noire, la colonisation n'a pas partout
laissé intactes les communautés traditionnelles, dont au
demeurant les structures et les institutions sont loin d'être
homogènes dans tout l'espace algérien. Mais d'un autre
côté le capitalisme agraire n'a pas, comme à Cuba, soumis
tous les travailleurs ruraux à une exploitation uniforme et
créé un proletariat agricole auquel les conditions de vie
et de travail donneraient une unité et dont le poids social
serait déterminant.
La dispersion des paysans, de la société tout entière
avait trouvé sa riposte dans la lutte de libération. Le
sentiment national, nourri d'humiliations et de colère,
avait poussé chaque algérien à construire, non seulement
pour les autres, mais pour lui-même, pour chacune de ses
conduites quotidiennes, un modèle de la société, un modèle
de l'homme algérien qui s'opposait à celui de la colonisa-
tion. La répression a échoué parce qu'il y avait dans la
conscience du peuple une alternative à la répression :
l'indépendance. L'effervescence, la participation à la lutte,
les manifestations, la pression jamais démentie que toutes
les couches sociales exercèrent contre l'oppression française
furent les signes que cette image d'elles-mêmes ne pouvait
plus être arrachée de l'esprit et de la vie des masses.
C'était là leur unité. Tout ce qu'il pouvait y avoir d'inven-
tion, de courage dans les individus, d'institutions utilisa-
bles dans les communautés traditionnelles et dans la société
coloniale elle-même, fut mise au service de cette image.
L'insurrection, qui ne pouvait remporter aucune victoire
militaire, avait eu ce succès mille fois plus décisif de
permettre à tous les individus de s'accepter, comme jeune
ou comme vieux, comme homme ou comme femme, comme
paysan ou comme ouvrier, comme kabyle ou comme arabe.
Par la brèche que la lutte armée avait ouverte dans le mur
du ghetto où la colonisation l'enfermait, toute l'Algérie
s'évadait. A l'image du bicot, l'insurrection opposait celle
du djounoud, que la population répercutait, complétait,
enrichissait, sublimait sans fin. La lutte agissait comme
une thérapeutique, elle délivrait l’Algérien de l'image de
lui-même que le Français avait introduite dans sa vie. Il
y eut beaucoup de signes que ce que les. Algériens cher-
chaient à détruire, c'était moins les Français eux-mêmes,
que les bicots que les Français avaient fait d'eux. L'indé-
pendance poursuivie consistait à se délivrer du cauchemar
(p. 77) : « Ce type d'économie (des pays. arabophones), où le faire-
valoir direct est rare et dédaigné, ou ceux qui possèdent quelque
fortune délaissent le travail pour goûter les raffinements de la vic
de société, où par suite les tâches agricoles supposent toujours la
coopération de deux personnages, le propriétaire et le khammės,
diffère profondément de celui que l'on observe dans les pays
berhères ».
.. 10
colonial. Elle ne pouvait pas être plus intense que pendant
la lutte alors que les masses brisaient et piétinaient leur
propre caricature.
Quand l'autre indépendance, politique, fut obtenue, le
ciment qui tenait ensemble tous les morceaux de la société
se désagrége.. Ce qui unifiait toutes les vies se perd comme
un oued dans le sable. Il n'y a plus de bicot à tuer ; il y
a des Algériens à faire vivre. Chaque catégorie regagne sa
place dans la société, chaque individu essaie de réintégrer
son alvéole sociale. Le problème de faire vivre les Algériens
est conçu et résolu en termes d'individu ou de petite collec-
tivité, village, famille, quartier. Aucune conscience n'arrive
à embrasser la société tout entière, à poser la question que
la société est pour elle-même. Le chômeur veut du travail,
la femme du pain pour son fils, le combattant l'honneur
d'avoir combattu, l’étudiant des livres et des professeurs,
l'ouvrier son salaire, le paysan des semences, le commer-
çant la reprise. Personne, aucun groupe politique, aucune
classe sociale ne parvient à construire et à propager une
nouvelle image de l’Algérie que l’Algérie pourrait vouloir
comine elle a voulu l'indépendance. Il était sans doute
vain d'attendre que les paysans puissent prendre l'initia-
tive d'un tel rebondissement, nous y reviendrons plus loin.
Pour sa part la bourgeoisie n'a pas la consistance écono-
mique, sociale, politique, idéologique nécessaire pour
empoigner le problème social dans son ensemble et lui
imposer ses solutions avec l'assentiment ou l'acceptation
de larges couches populaires. Le proletariat, même s'il est
relativement important dans ce pays sous-développé, n'est
pas parvenu à prendre conscience de l'exploitation comme
du fait fondamental pour lui-même et pour la société tout
entière, ni à isoler les objectifs qui lui sont propres de
ceux des autres classes.
Cette incapacité des ouvriers à construire une organi-
sation politique et une idéologie autonomes est une autre
face de l'effervescence . qui a marqué les années de la
guerre. Elle est le signe que le problème posé dans l'Algérie
coloniale n'était pas celui du socialisme défini comme
mouvement vers la société sans classe. Si toutes les couches
sociales, toutes les catégories économiques, toutes les
communautés de langue et de culture ont pu être mêlées.
dans le creuset de la lutte de libération, c'est justement que
l'alternative n'était pas : prolétaire ou libre, mais on la
dit : bicot ou algérien. L'ouvrier algérien a participé à la
guerre, il lui a payé le tribut qui lui revenait comme partie
de l'Algérie insurgée, il n'a jamais eu conscience que sa
classe portait avec elle la réponse à tous les problèmes de
la société après l'indépendance. Et sans doute n'avait-il
pas tort : le problème du développement dans le monde
de 1962 n'est pas le problème du socialisme. L'absence ou
la fragilité de la conscience prolétarienne peut bien être
- 11
imputée au terrorisme que la direction frontiste dirige dès
56 contre le MNA et l’USTA, brisant la communauté
ouvrière émigrée, ou plus loin encore, en 1936, à la rupture
du PCF avec l'organisation messaliste. Tous ces faits illus-
trent la faiblesse politique et idéologique du prolétariat
algérien plutôt qu'ils ne l'expliquent. La vérité est que
les Algériens pouvaient résoudre le problème qu'ils se
posaient : être des Algériens, mais les travailleurs ne
parvenaient pas à poser celui qu'ils ne pouvaient résoudre :
mettre fin à l'exploitation.
Les masses quittèrent la scène en même temps que
la « politique » y entrait. Un groupe d'hommes, emprun-
tant à la passion de l'indépendance un peu de sa force
récente, essaya d'édifier pour les Algériens à leur inten-
tion, mais à leur place -- les buts et les moyens capables
de les rassembler de nouveau. Mais quand il manque les
masses à la construction de la société, ce qui s'édifie péni-
blement est seulement un simulacre d'Etai.
II.
EDIFICATION DE L'ETAT.
et que
Un programme, une armée.
En sortant de prison, Ben Bella avait jeté sur la table
de Tripoli un projet de programme. Son préambule cons-
tatait que « la portée révolutionnaire de la lutte nationale
est perçue et ressentie dans sa nouveauté et son originalité
par les masses populaires plus que par les cadres et les
organismes dirigeants »
« le FLN ignore les
profondes potentialités révolutionnaires du peuple des
campagnes » (6). Il dénonçait « l'indigence idéologique du
FLN », il critiquait l'apparition, dans l'appareil frontiste,
d'une double tendance : à constituer « des féodalités poli-
tiques, des chefferies et des clientèles partisanes » ; à
développer un esprit « petit bourgeois », caractérisé par
« les habitudes faciles venues des anciens partis à clien-
tèle urbaine, la fuite devant la réalité en l'absence de toute
(6) Le programme de Tripoli a été édité par le PCI, avec une
préface datée du 22 septembre 1962 et un commentaire de M. Pablo'
« Impressions et problèmes de la révolution algérienne ». Une autre
édition du programme a été publiée presque en même temps par
la « tendance révolutionnaire du PCF >, avec une préface signée
Le Communiste et datée du 1er octobre 1962. Le texte même est iden-
tique dans les deux éditions. Le contenu de la préface de l'édition
PCI tient dans cette phrase : « La Révolution algérienne dispose dès
maintenant d'un programme, celui adopté unanimement à Tripoli,
qui, s'il est appliqué, fera de l'Algérie une société appartenant aux
inasses paysannes et ouvrières algériennes, et de l'Etat algérien un
Etat ouvrier construisant une société socialiste ». Le contenu de la
préface du Communiste tient dans celle-ci : « Le Bureau Politique
du FLN et l'Etat-major de l’ALN (..) représentent, qu'on le veuille
ou non, les forces les plus révolutionnaires et aussi les plus consé-
quentes, les plus stables dans leur volonté anti-colonialiste ».
12 -
formation révolutionnaire, la recherche individualiste des
situations stables, du profit et des satisfactions dérisoires
d'amour-propre, les préjugés que beaucoup nourrissent à
l'égard des paysans et des militants obscurs ». Il imputait
enfin la carence idéologique du Front national au « déca-
lage qui s'est produit entre la direction et les masses »,
consécutif à l'exil de celle-là.
C'était dire que le FLN, coupé des masses, sans doc-
trine, alourdi par les opportunistes, menacé de dislocation,
était incapable de remplir son rôle dans l'Algérie indépen-
dante. Pour redresser cette situation, Ben Bella en appelait
aux militants de base contre les « barons » et les oppor-
tunistes, aux paysans contre les messieurs. L'orientation
populiste s'affirmait dans la suite : « La bourgeoisie elle-
.même devra subordonner ses intérêts à la nécessité de la
révolution (...) La culture algérienne combattra le cosmo-
politisme culturel et l'imprégnation occidentale (...) L'Islam
doit être débarrassé de toutes les excroissances et supersti-
tions qui l'ont étouffé et altéré (...) Dans le contexte algé-
rien, la révolution démocratique et populaire est d'abord
une révolution agraire ». Le programme économique et
social posait en principe que « les terres (sont) à ceux qui
les travaillent », annonçait la redistribution gratuite des
terres que la réduction des propriétés à leurs dimensions
optima dégagerait, l'annulation des dettes des paysans, la
formation de coopératives de producteurs ruraux, la cons-
titution de fermes d'Etat. Le problème de l'industrialisation
était posé en fonction des besoins de l'agriculture : à court
terme « perfectionnement de l'artisanat et installation de
petites industries locales ou régionales pour exploiter sur
place les matières premières de caractère agricole »; à
plus longue échéance « implantation des industries de base
nécessaires à une agriculture moderne ».
Le CNRA adopta unanimement ce programme. Cela ne
coûtait pas cher, et personne n'avait envie, en faisant
opposition, de paraître défendre les « féodaux » et les
« petits bourgeois » qu'il mettait en accusation. Mais quand
il fallut organiser l'instrument politique chargé de l'appli-
quer, le conflit éclata. En déposant son projet, Ben Bella
se désignait comme candidat à la direction politique du
parti et de l'Etat, il exigeait qu'on en finisse avec la coali-
tion sans principe et l'esprit de « front », dont Ben Khedda
était l'incarnation. Le nationalisme était au bout de son
rouleau. Les masses attendaient autre chose. Très préci-
sément : le contenu de la « révolution ». Il était grand
temps qu'à l'idéologie de compromis ou plutôt au néant
idéologique succède la définition des tâches de l'Algérie
indépendante et des instruments d'exécution de ces tâches.
Le mouvement centrifuge qui avait commencé à se dessiner
dans le pays exigeait que la direction politique réduise
sans délai les hobereaux politiques et militaires et établisse
13
un pouvoir fortement centralisé qui maintiendrait la
cohésion nationale. Il fallait aussi stériliser les germes
d'esprit « petit bourgeois » qui s'étaient logés dans les
habitudes des militants eux-mêmes, depuis que le cessez-
le-feu avait détendu les énergies, reconstruire une nouvelle
discipline à la place de celle des maquis et des réseaux
désormais sans emploi. Pour montrer enfin qu'on tenait
les accords d'Evian non pour le carcan que l'impérialisme
avait passé au cou du futur gouvernement algérien, mais
pour le point de départ de négociations ultérieures qu'une
réforme agraire sérieuse rendrait inévitables, il importait
d'écarter l'équipe dirigeante qui avait négocié le compromis
avec Paris et s'était engagée à le faire respecter.
La seule arme dont Ben Bella pouvait disposer pour
mettre à exécution ce programme, était l'ALN des fron-
tières. Il était allé s'assurer de cette force décisi.ve et de
son Etat-Major dès sa libération. Il avait trouvé l'outil
de ses rêves : une troupe disciplinée, équipée et entraînée
comme une armée de métier, des soldats sans emploi qui
brûlaient de montrer leur valeur, des cadres survoltés par
la lecture de Fanon et résolus à stopper un développement
national-bourgeois (7), Boumedienne, pratiquement maître
du chemin d'Alger, eut des réticences à épouser une cause
qui lui paraissait suspecte. Sa destitution par le GPRA, à
la veille de l'indépendance, le poussa dans le parti benbel-
liste sans désarmer sa méfiance.
A Tripoli les signataires d'Evian tentèrent de faire
opposition à l'ascension de Ben Bella et regagnèrent Tunis
sans accepter l'autorité de la nouvelle direction, le Bureau
Politique. Le seul atout des Benkheddistes était la repré-
sentativité que le gouvernement provisoire avait acquise
aux yeux de l'opinion internationale et même algérienne
en conduisant à bien les négociations pour le cessez-le-feu
et l'autodétermination. Quelle que soit son indiscipline
comme militant, le président de ce gouvernement était
intouchable jusqu'au 1° juillet. Il entendit le rester après,
en distituant l'Etat-Major et en précipitant la rentrée du
GPRA à Alger. Le jeu était clair : mettre l'armée française
entre l'ALN et le pouvoir, placer les « populistes » dans
l'illégalité, se faire plébisciter sur le tas.
(7) « Les régimes cubain et chinois sont justement ceux auxquels
nous portons le plus grand intérêt (...) Conquérir le drapeau, c'est
certes une victoire, mais le drapeau sans que le colonialisme se
perpétue, car il serait alors le signe d'une défaite (...) Notre rôle sera
donc de réaliser une véritable indépendance, et de faire en sorte
qu'elle ait pour le peuple un sens précis : la fin de la misère (...)
Nous n'accepterons pas qu'en Algérie comme partout ailleurs se crée
cette nouvelle classe qui a beau jeu d'appeler le peuple à un régime
d'austérité, alors qu'elle-même vit dans une aisance toujours plus
grande. Si certains croient pouvoir « exploiter » l'indépendance,
qu'ils se détrompent ». Interview des officiers de l'ALN à Ghardi-
maou, Le Monde, 3 mai 1962.
14
En revanche le contenu politique de la tendance restait
obscur. Elle exprimait bien sûr les intérêts de l'équipe du
compromis d'Evian. En tant que telle, on pouvait supposer
qu'elle chercherait une réponse aux problèmes de l'Algérie
indépendante dans le sens d'une coopération étroite avec
Paris et avec la bourgeoisie pied-noir. Cependant on trouvait
aux côtés de Ben Khedda des hommes classés « à gauche »
comme Boudiaf, tandis que des conciliateurs notoires
comme Abbas et Francis passaient dans l'opposition. La
vérité est qu'en l'absence d'une forte pression des masses,
dans le vide idéologique et la carence organisationnelle, la
lutte pour le pouvoir fait pour un moment feu de tout
bois. On le vit bientôt.
Les acclamations des foules qu'on savait prêtes à
accueillir pareillement l'adversaire dès qu'il se présenterait,
ne pouvaient tenir lieu de moyen politique. Il fallait que
la fraction trouve un soutien plus substantiel dans le pays,
qu'elle capte ce qu'il y avait de force organisée dans
l'Algérie intérieure. On sollicita donc les willayas. On flatta
l'esprit de la résistance intérieure, on présenta Boume-
dienne comme un officier putschiste, sa collusion avec.
Ben Bella comme un complot contre le peuple, on détourna
la lassitude que les Algériens éprouvaient à l'endroit du
militarisme en général contre celui que l'on prêtait à l'Etat-
Major des frontières, on fit comprendre aux officiers des
willayas qu'il y allait de leur carrière. Les combattants
kabyles, les seuls qui eussent remporté une sorte de
victoire militaire sur le terrain, acceptaient mal d'être
placés sous la tutelle de l'armée extérieure : Krim les
entraîna dans l'opposition à l'Etat-Major. On chercha
même des appuis du côté de la Fédération de France, de
l'UGTA, dont les traditions ouvrières, la teinture marxiste,
l'esprit prolétarien faisaient mauvais ménage avec le popu-
lisme. Ce qui restait de l'administration française inclinait
enfin à préférer les négociateurs d'Evian à des dirigeants
politiques ou militaires qu'on pouvait soupçonner de vouloir
reconsidérer le compromis.
L'opposition à Ben Bella n'avait, on le voit, aucune
unité. Les forces qu'elle cherchait à associer ne pouvaient
que se contrarier : masses populaires et cliques des
willayas, travailleurs algériens et représentants de l'impé-
rialisme. Leur coalition aggrava la confusion. On ne savait
plus où était le peuple, où les travailleurs, où les concilia-
teurs et où les enragés...
Le parti adverse, qui s'étendait d’Abbas à Boume-
dienne, était à peine moins hétéroclite, mais il avait un
semblant de programme et, surtout, l'armée régulière. En
deux épisodes, marqués l'un par le grignotage des positions
périphériques du GPRA dans le pays et la disparition de
ce dernier comme tête politique, l'autre par l'affrontement
des troupes de Boumedienne et des willayas les plus
15
rétives, le Bureau Politique finit par émerger à Alger comme
le noyau du nouveau pouvoir. Il chercha à se légitimer
au plus vite aux yeux de l'opposition et de l'opinion exté-
rieure en faisant élire une Chambre qui l'élut à son tour:
Khider entreprit de constituer aussitôt les cellules du Parti
dont la tâche devait être d'encadrer et de pousser les masses
dans la voie définie par le programme de Tripoli ; les
délégations spéciales que l'Exécutif provisoire avait instal-
lées en province furent dissoutes ; on fit élire par la popu-
lation des Comités de vigilance, que contrôlaient les
hommes du Bureau Politique, en attendant leur transfor-
mation en cellules du Parti. Le retour à l'ordre et à la
sécurité donna l'occasion au Bureau Politique de réprimer
en même temps que les droits communs relâchés par
l'amnistie et les profiteurs, les cadres les plus turbulents
des willayas naguère hostiles et les travailleurs qui s'étaient,
ici ou là, emparés des moyens de travailler.
L'Etat et les bourgeois.
A la fin de l'été 1962, un appareil politique et étatique
commence donc à se cristalliser. Quelle est sa signification ?
L'Etat de Ben Bella est suspendu dans le vide, il cherche
son assise sociale. Il ne peut la trouver ni dans une bour-
geoisie dotée de traditions politiques et de compétence
économique, technique, sociale, ni dans une bureaucratie
capable de suppléer par la cohésion idéologique, la disci-
pline de parti, la ferveur, à sa propre incompétence de
classe dirigeante. C'est pour cette raison que la recons-
truction de la société a commencé à l'envers, par la cons-
truction de l'Etat à partir de son sommet. La tâche que
rencontre à présent cet Etat est de créer ses
« cadres »,
c'est-à-dire la classe dirigeante sur laquelle il s'appuiera
et dont il sera l'expression.
La bureaucratie politico-militaire qui a conduit la
guerre de libération s'est éparpillée, on a dit comment et
pourquoi, le lendemain de l'indépendance. La seule bour-
geoisie au sens strict, décisif, c'est-à-dire disposant des
moyens de production, qui est européenne, est politique-
ment éliminée, en même temps que l'aile la plus droitière du
mouvement nationaliste. L'offensive lancée dès mars 1962
sur le terrain politique par Chevallier et Farès a échoué :
elle heurtait de front le sentiment nationaliste. La fraction
du GPRA signataire des accords d'Evian pouvait se prêter
à une deuxième et plus habile tentative de réintégration
de la bourgeoisie pied-noir à la nation algérienne. Mais
cette fois l'offensive, au demeurant pas très élaborée, en
raison du désarroi de la colonie française et de sa méfiance
quant à l'avenir du Ben Kheddisme, n'a pas le temps de
se développer : les benbellistes contre-attaquent et l'empor-
tent. Est-ce la fin de toute perspective bourgeoise ?
16
La bourgeoisie européenne avait commencé à se retirer
d’Algérie avant le 1er juillet, et même avant la signature
des accords d'Evian. Pendant l'été le mouvement de retraite
s'accentue. Il signifie sa disparition comme force politique.
Mais les biens dont elle dispose ne sont pas purement et
simplement abandonnés. Pendant les dernières années de
la guerre, des fermiers ou des gérants algériens profitant
de l'éloignement des propriétaires et de l'absence de
contrôle empochent les revenus fonciers ; des terres, des
immeubles, de petites entreprises sont rachetées par la
faible classe moyenne algérienne. La spéculation lui permet
d'arrondir son magot assez rapidement. Le volume des
transactions monte en flèche quand les négociations finales
sont engagées et qu'il devient évident que Paris est résolu
à recono aître l'indépendance. A partir de mars, l'affolement
des pieds-noirs donne occasion aux paysans et aux com-
merçants les plus riches de se faire céder dans des condi-
tions avantageuses, en pleine propriété, en gérance ou en
location, des exploitations et des entreprises européennes.
On spécule sur n'importe quoi ; la crise économique qui
double la crise politique s'y prête. Quand à l'automne il
faudra mettre les terres en labour, on s'apercevra que le
transfert des exploitations agricoles à des Algériens a
revêtu une certaine importance ; de même pour les loge-
ments. Pendant qu'on se bat pour le pouvoir politique, la
bourgeoisie algérienne s'engraisse.
Les administrateurs installés par l'Exécutif provisoire
ont protégé cette opération en même temps qu'ils y ont
pris leur part. Les préfets, les sous-préfets, les chefs de
cabinet, les inspecteurs, les membres des délégations
spéciales, venus de l'administration française ou
de
l'appareil FLN se sont fait payer leur complaisance. La
disparition de tout contrôle central en même temps que
l'inactivité des masses rendaient la chose aisée. A l'enri-
chissement des notables et des hommes d'affaires faisait
pendant la corruption des fonctionnaires d'autorité. On
sabota l'épuration, on favorisa l'invasion des administra-
tions par les petits copains. La nouvelle bourgeoisie proli-
férait dans le giron de l'Etat.
Elle n'avait aucune force sociale réelle, aucune idéo-
logie, aucune perspective politique ; elle n'était rien de
plus que l'association des détrousseurs et des affameurs
de l’Algérie naissante. Mais elle pouvait trouver alliance
du côté de son protecteur naturel, le capitalisme français.
L'ordonnance prise par l'Exécutif provisoire le 24 août 1962
prévoyait la réquisition par les préfets des entreprises
abandonnées, la nomination par la même autorité d'admi-
nistrateurs-gérants « choisis parmi les hommes de l'art »
qui devaient prendre la place et les fonctions des patrons
absents, enfin la restitution des entreprises et des bénéfices
aux propriétaires dès que ceux-ci manifesteraient le désir
17
de reprendre leur activité. Mesures à double entrée : les
Européens se voyaient conserver tous leurs droits, ce que
le capitalisme français ne pouvait observer que d'un bon
cil ; en attendant, l'usufruit passait sous contrôle des
préfets et des « hommes de l'art » algériens, c'est-à-dire
de la nouvelle bourgeoisie. C'était l'espoir d'une collabo-
ration économique des nouveaux riches avec l'impérialisme.
Ainsi ce dernier trouvait dans les milieux de la spécula-
tion de l'administration une nouvelle tête de pont dans le
pays. La vénalité, introduite jusque dans les instruments
du pouvoir, n'est pas un piètre allié quand il s'agit seule-
ment de désarmer celui-ci.
Quand Ben Bella s'installe à Alger, l'embryon d'Etat
dont il prend la direction est le point de cristallisation des
parasites : c'est une situation classique dans les nouveaux
pays indépendants. Il n'a pas le choix : il lui faut gouverner
avec cet appareil pourri ou renoncer. Des compromis sont
inévitables avec les éléments de la moyenne et de la petite
bourgeoisie que l'exode des Européens a enrichis en quel-
ques mois et avec leurs protecteurs en place dans les
administrations. La question la plus urgente, celle des
terres et des biens évacués par la bourgeoisie pied-noir et
repris par les nouveaux riches, va rester pendante quelque
temps. Les acquéreurs parviendront-ils à faire légitimer
les transactions du printemps et de l'été, ou bien le gouver-
nement va-t-il se retourner contre eux ? A travers cette
question, qui domine la fin de l'été (août-septembre 1962),
c'est celle du contenu social du nouvel Etat qui est posée.
La bourgeoisie peut trouver en tout cas dans le pro-
gramme de Tripoli de quoi apaiser certaines de ses inquié-
tudes. Il y est dit que la terre, mais non pas les moyens ,
de production, doit appartenir à ceux qui la travaillent :
cela élimine suffisamment la perspective d'une collectivi-
sation des entreprises industrielles, et n'exclut pas la
moyenne propriété rurale, exploitée en faire valoir direct.
Le silence dont ce programme entoure les problèmes
ouvriers, la prudence des références au prolétariat sont
également rassurants. Aucune déclaration de Ben Bella
ne vient les contredire. Même à la journaliste de l'Unita
objectant que l'avant-garde révolutionnaire ne peut être
que le prolétariat industriel, le président de la République
démocratique et populaire refuse les quelques phrases dont
elle était prête à se contenter : après tout, dit-il, « dans les
pays hautement industrialisés de puissantes masses ouvriè-
res n'ont pu imposer des transformations révolutionnai-
res » (8). L'activité du Bureau Politique à l'endroit des
travailleurs ne parle pas moins que ses silences : il repousse
brutalement les offres de l'UGTA, il déconsidère publique-
ment la Fédération de France, composée essentiellement
(8) L'Unita, 13 août 1962.
18
de prolétaires, il décourage sans oser les briser
les
tentatives faites par certains dirigeants locaux du syndicat
des ouvriers agricoles pour organiser la gestion des entre-
prises abandonnées (9), il refuse les crédits au comité des
travailleurs qui avait pris en main une entreprise de
métallurgie à Alger (10). Au contraire le pouvoir ne cesse
de prier les propriétaires de rouvrir les entreprises et les
domaines, il retarde l'application du décret pris par
l'Exécutif sur sa demande qui fixe au 8 octobre le délai
au-delà duquel la réquisition de ces biens pourra être
prononcée ; à Arzew, Ben Bella enchante les représentants
des groupes financiers et des firmes industrielles venus
de France, de Grande-Bretagne et des Etats-Unis : « On ne
bâtit rien sur la haine, leur déclare-t-il crûment. La
condition de notre développement est le rétablissement de
la sécurité. J'y insiste. Tournons la page et donnons-nous
la main. Dans deux ou trois semaines l’Algérie sera une
oasis de paix » (11).
Tout cela n'empêche nullement le même Ben Bella de
répondre tout net à l'Unita que « la perspective politique
pour l'Algérie » est « le socialisme ». Il est vrai qu'il
corrige aussitôt : « un socialisme algérien ». Cette nouvelle
variété du socialisme présente l'originalité de tenir la classe
ouvrière pour incapable de transformer radicalement la
société, de n'inscrire aucune revendication des travailleurs
à son programme et de chercher son assise sociale auprès
de la petite bourgeoisie et de la paysannerie.
Plus qu'aux coups qui défoncèrent à maintes reprises
les rideaux de leurs boutiques, les artisans et les petits
commerçants doivent assurément la sollicitude dont le
programme de Tripoli les entoure au fait qu'ils représen-
tent une force de stabilisation sociale, et à leur argent. Si
le ministère du commerce a été confié à un mozabite,
Mohamed Khobzi, c'est que la communauté à laquelle il
appartient et qui contrôle l'essentiel des transanctions
intérieures portant sur le détail, avait abrité ses capitaux
en Allemagne. Le nouvel Etat en avait grand besoin pour
soulager les difficultés de paiement qui paralysaient le
commerce et acculaient l'administration.
L'Etat et les paysans.
Cependant la base que revendique pour lui-même le
nouveau pouvoir est ailleurs : « La population paysanne
(9) « Comment 2 300 fellahs de Boufarik ont jeté les bases de
la réforme agraire », Alger Républicain, 17 et 24 octobre 1962. D'après
ce reportage, l'idée d'un comité de gestion des fermes vacantes date
de juin, soit d'avant l'indépendance.
(10) Selon une information, donnée, sous réserve, par notre
correspondant à Alger.
(11) Déclaration de Ben Bella à Arzew le 15 septembre 1962.
í
19
est la force décisive sur laquelle nous nous appuyons ....) Les
paysans pauvres sont sans aucun doute l'élément de base
de la transformation révolutionnaire. La masse révolution-
naire est fondentalement paysanne » (12). Et pour étayer la
théorie de la révolution par les campagnes, Ben Bella va
chercher des antécédents célèbres : « La révolution cubaine
s'est formée sur des bases de départ de cette nature : une
masse paysanne en armes pour l'indépendance et la réforme
agraire »... ou inattendus : « La Russie tsariste aussi était
un pays agricole » (13).
Le poids des paysans dans la lutte de libération a été
immense. Non seulement ils sont la grande masse du peuple
algérien, mais leurs problèmes ont incarné et incarnent
tout le problème social de ce pays : la terre, le pain, le
travail, une nouvelle culture. Dans d'autres « pays dépen-
dants », en Afrique, au Proche-Orient, la domination du
capitalisme s'est combinée avec les structures précapita-
listes elle ne les a. pas détruites ; la féodalité locale a
coopéré avec les compagnies européennes ; l'investissement
est resté étroitement limité aux besoins des sociétés capi-
talistes et aux opérations spéculatives de l'aristocratie
foncière ; à l'intérieur les paysans continuent, plus acca-
blés qu'auparavant, à retourner la terre avec leurs outils
millénaires. La culture traditionnelle n'est pas secouée de
fond en comble ; le paysan n'est pas dépouillé de ses
raisons de vivre ; il n'a pas besoin de s'insurger pour
retrouver ou pour trouver une nouvelle ssise sociale, une
image acceptable de lui-même, des rapports sociaux signi-
ficatifs. Le monde rural n'est pas travaillé par un ferment
révolutionnaire, parce que le capitalisme n'y a rien déposé
de nouveau.
En Algérie la colonisation directe a retiré aux paysans
3 millions d'hectares de terres et de forêts en cent ans.
Un secteur capitaliste rural, moderne, mécanisé, à faible
coefficient d’emploi, a laissé la plupart des cultivateurs
expropriés sans travail. L'explosion démographique a
multiplié le chômage. La destruction de l'artisanat et du
petit commerce villageois, l'obligation faite aux paysans
d'acheter les quelques biens de consommation indispensa-
bles à des prix de monopole ont achevé de ruiner l'économie
de subsistance. L'insignifiance du développement industriel
et de la formation technique, le peuplement européen
interdisent aux chômeurs ruraux de s'employer dans le
secteur non agricole. En même temps que l'impérialisme
dépouille les paysans des anciens moyens de vivre, il leur
refuse les nouveaux. L'invasion européenne combine dans
sa forme et ses implications le modèle de la conquête du
continent américain du XVIe au XVIII° siècle et celui de
(12) et (13) L'Unita, 13 août 1962.
20
se
l'impérialisme des années 1880. Le travailleur est chassé
de sa terre, mais on lui interdit de devenir un salarié.
Les paysans sont mis à la longue dans l'alternative
de s'insurger ou de succomber. L'alternative n'est pas
économique ; il serait superficiel de passer la révolte de
1954 au compte d'une mauvaise récolte. La guerre qui
commence alors n'est pas une jacquerie. Peu à peu les
paysans étendent non seulement l'importance du maquis,
mais son sens. Le combat est une reconquête de la terre
natale. Le djebel redevient le terroir. Le sol et l'homme
conspirent. En se voulant Algérien, le paysan reprend
possession du pays, de lui-même. Cette reconquête se met
à l'échelle de la spoliation subie : les institutions tradition-
nelles, la communauté de famille, de village, de langue
sont versées au creuset de la lutte, elles en sont un instru-
ment ou une dimension, mais pas plus, parce qu'elles ne
peuvent, à elles seules, apporter une riposte commensurable
à l'agression française ; celle-ci a créé la nation en creux,
en négatif. Il ne s'agit pas de restaurer la civilisation dans
son état précapitaliste, mais d'instaurer des rapports
matériels et sociaux acceptables par tous. Ceux-ci sont
symbolisés en vrac. par le thème de l’Algérie indépen-
dante (14).
Le contenu politique du mouvement paysan ne
précise pourtant pas davantage. Non seulement la question
de la société, de son organisation, de l'Etat, la question
préalable, essentielle, du rapport entre les masses et cette
organisation n'est pas posée explicitement ; mais même le
contenu réel de la reconquête du pays par les paysans,
c'est-à-dire d'abord la question de l'appropriation des
terres par les masses rurales, ne parvient pas à émerger
comme un problème que ces masses auront ou ont à
résoudre. C'est là le grand paradoxe de la révolution algé-
rienne : une société rurale profondément désintéressée se
dresse contre sa propre crise et cependant ne produit pas
les idées ni les actes capables de la surmonter. Que des
paysans congolais retournent à leurs communautés tribales
une fois les Belges chassés a un sens puisque ces commu-
nautés avaient conservé le leur ; que des fellahs sans terre,
sans travail, secoués dans leur vie et leurs raisons de vivre
par une expropriation d'eux-mêmes centenaire, s'arrêtent
quand leurs expropriateurs s'en vont, et attendent d'un
pouvoir inexistant la solution de leur problème, cela est
inexplicable à première vue, et le monde entier, à com-
mencer par les Algériens eux-mêmes, a pu en rester
stupéfait.
Pour comprendre cet arrêt, on peut invoquer la diver-
sité des situations régionales, et les limites qu'elles impo-
(14) C'est ce contenu que Fanon développe, avec une certaine
intempérance, dans L'An 1 de la Révolution algérienne, Paris 1959.
21
sent à la conscience sociale. Pour la couche des paysans
pauvres qui travaillent les pentes du pays kabyle ou
chaouia, il n'y a ni dans les esprits ni dans les faits la
perspective de transformation agraire profonde : attachés
par tradition à la petite propriété familiale, serrés autour
de leurs greniers, on n'entrevoit pas ce qu'ils gagneraient
à une redistribution des terres alors qu'aucune terre nou-
velle ne peut plus être conquise sur la montagne. Sans doute
les cultures d'oliviers et de figuiers peuvent-elles être
améliorées, les sols restaurés par des banquettes et des
plantations, l'élevage rationalisé ; mais que pourraient des
coopératives populaires sans le secours d'agronomes et de
moniteurs ruraux ? Le paysan archaïque ne peut pas tirer
de lui-même les fins et les moyens d'une agriculture de
profit. De toute façon l'issue de la crise paysanne dans ces
régions consiste dans l'installation d'industries de trans-
formation (textiles, alimentation) qui peuvent utiliser
l'équipement hydro-électrique local et qui offrent beaucoup
d'emploi relativement au capital investi. Mais là encore
le sort des paysans ne leur appartient pas.
Si l'on se tourne vers la population des ouvriers, des
khammès et des métayers qui cultivent les terres à céréales,
la révolution ağraire paraît pouvoir prendre un tout autre
sens. La limitation des propriétés, la constitution de
coopératives de production et de vente dotées de l'outillage
nécessaire, l'introduction de nouvelles cultures alternées
avec les céréales permettent d'espérer un rendement à
l'hectare bien meilleur et d'accroître l'emploi. Mais l'obs-
tacle que la paysannerie rencontre sur cette voie, c'est sa
propre attitude à l'égard de la terre et du travail. Si par
exemple le khamessat a pu se maintenir, alors qu'il ne
donne au paysan que le 1/5• du produit, c'est qu'en prati-
que le propriétaire est tenu d'assurer bon an mal an, la
subsistance du travailleur et de sa famille. Dans une écono-
mie rurale que la disette guette en permanence et où la
circulation monétaire est extrêmement faible, le paysan
criblé de dettes peut préférer une rétribution en nature,
misérable mais assurée, à un salaire problématique et
difficile à échanger (15). Les valeurs traditionnelles pèsent
dans le même sens : la capacité de dominer la nature n'y
tient aucune place, et pas davantage l'attrait de la crois-
sance économique. Les rapports sociaux ne relèvent pas
d'une logique de l'intérêt, qui nait seulement avec le
mercantilisme, mais d'une éthique gouvernée par les droits
et les devoirs traditionnels.
Les institutions, les conditions géographiques et histo-
riques font obstacle, on le voit, à un mouvement paysan
(15) P. Bourdieu signale (ouv. cité, pp. 78-9) que les ouvriers
agricoles réclament parfois les avantages du khamessat : paiement en
nature, avances.
22
qui fasse plus que revendiquer l'indépendance, qui cherche
à la réaliser en réorganisant pratiquement les rapports du
fellah et de la terre Tout cela est assurément vrai, mais
l'était déjà pendant la lutte de libération. Pourquoi les
motifs de la désunion et de la défaite peuvent-ils être
invoqués maintenant, alors que la guerilla les avait sur-
montés ? Pourquoi l'unité paysanne réalisée dans la lutte
pour l'indépendance ne s'est-elle pas prolongée dans la
lutte pour la terre et pour la société nouvelle ? Il est vrai
que la paysannerie n'est pas une classe révolutionnaire,
en ce sens que les conditions de son travail et de sa vie ne
lui fournissent pas l'expérience fondamentale de l'exploi-
tation et de l'aliénation débarrassées des formes tradition-
nelles de la propriété, de l'individualisme, de la commu-
nauté villageoise, de la religion, et ne la poussent pas à
donner une réponse totale à cette contestation totale que
subit le prolétaire. Mais dans le cas de l'Algérie, ce n'est
même pas de cela qu'il s'agit : on ne peut pas dire que le
mouvement paysan a manqué le problème de la société ;
il ne l'a pas posé, il n'a pas existé comme alternative,
même balbutiante, à ce qui existait du moins une fois
l'indépendance conquise.
Si l'unité des paysans n'a pas survécu à la lutte, fût-
ce sous les espèces d'une bureaucratie, c'est que la victoire
n'a pas été acquise sur le terrain. Le pouvoir n'a pas pu
être concrétisé aux yeux des paysans comme l'incarnation
de la nouvelle société en marche, comme une force dotée
d'une existence physique, en train de se constituer, de se
consolider, de s'étendre en même temps que la guerilla
repousse l'adversaire, descend des montagnes, approche
des villes. Il n'y a pas eu sur le terrain, au milieu des
masses rurales, puisant en elles et exprimant leurs aspi-
rations, une anti-capitale, la capitale de l'Algérie anti-
coloniale, posant et résolvant à mesure que son autorité
s'étendait aux limites du pays tous les problèmes que
l'insurrection avait fait se lever. L'unité politique du mou-
vement est restée extérieure à la multiplicité sociale du
pays. La population rurale n'a pas pu cristalliser ses
besoins, effectuer sa conversion, sa révolution positive.
autour d'un Etat en marche au milieu d'elle.
Cette conception d'une armée paysanne, d'un pouvoir
maintenu au contact des campagnes à la fois par les besoins
de la guerre et par ceux de la révolution, aidant les masses
à faire celle-ci en faisant celle-là, cette conception existait
bien dans l'ALN. Fanon avait essayé de la théoriser (16),
d'une manière confuse, sans lui donner sa véritable dimen-
sion qui est stratégique autant que politique. C'est de cette
théorisation qu'on trouve des traces dans le programme de
Tripoli. Mais l'idée existait seulement comme une nostalgie,
(16) Les damnés de la terre, Paris 1961.
23
parce que l'ALN n'était pas cet Etat en marche, mais d'une
part des guerillas traquées sur le terrain et de l'autre des
bataillons immobilisés en exil. Les paysans ne virent jamais
se former le pouvoir, ils ne virent pas la terre changer de
mains, ils ne furent pas appelés à se constituer en coopé-
ratives pour assumer la gestion des exploitations, de l'eau,
des semences, sous la protection des combattants. Ils ne
se mirent pas, sous la conduite d'officiers révolutionnaires,
à reconstruire les villages, à réparer les routes et les ponts,
à rétablir les communications, à rebâtir les écoles. Ils ne
purent pas empoigner leur pays. Celui-ci resta l'enjeu des
adversaires, l'objet d'une destruction redoublée, une
matière indécise, offrant ses chemins, ses abris, ses crêtes
et ses nuits tantôt à l'un et tantôt à l'autre.
Or il fallait une alternative concrète au pouvoir des
Français pour que les paysans puissent aller plus loin que
la résistance nationale. Dans les dernières années de la
guerre, cette alternative avait encore moins de consistance
qu'en 1956-57. La bataille pour le terrain avait été gagnée
par les troupes de répression à partir de 1958. Les regrou-
pements, qui touchaient près de 2 millions de paysans,
signifiaient pour ceux-ci, sans ambiguité et même si les
centres offraient à la propagande nationaliste un véritable
bouillon de culture, qu'il n'y avait pas un pouvoir algérien
capable de tenir tête sur place aux troupes françaises.
L'Etat-major était à l'étranger. La guerre révolutionnaire
était perdue. Le fait qu'à partir de la fin de 1960 le mouve-
ment national gagne les villes et y éclate dans des mani-
festations de masse revêt sans doute une immense impor-.
tance politique. Des couches nouvelles reconnaissent à leur
tour l'Algérien libre comme la seule image acceptable de
leur avenir. La jeunesse des villes entre dans la révolution.
Mais en même temps la révolution abandonne le bled, et
seule la guerre y reste. Il est vrai que de toute manière
le sort des campagnes ne se décide pas dans les campagnes,
que même s'ils le voulaient, les paysans algériens ne
pouvaient fabriquer les ateliers textiles ou les usines
alimentaires, inventer les agronomes, produire l'outillage
agricole et sortir de leur crâne les semences toutes choses
sans lesquelles il n'y a pas de révolution agraire ,
qu'enfin l'extension du mouvement aux couches urbaines,
parce qu'elle signifiait que les travailleurs et les jeunes
posaient à leur tour collectivement les problèmes de la
société, marquait une étape indispensable dans la consoli-
dation de la révolution et permettait d'envisager qu'une
réponse efficace soit donnée à la crise rurale. Mais ce
mouvement urbain qui élargissait le contenu de la lutte à
la totalité des institutions de la société coloniale cachait (17)
(17) Et nous a caché à nous-mêmes. Voir Socialisme ou Barbarie,
n° 32, pp. 62-72.
24
la défaite du mouvement paysan en tant que
constitution
d'un pouvoir logé dans les masses rurales. La ville n'a pas
fait écho à la campagne, elle l'a relayée quand celle-ci fut
exsangue. La transmutation de la lutte armée en lutte
politique fut paradoxalement une victoire stratégique et
elle fut une défaite politique : militairement la situation
qui se présentait à l'Etat-major français dans les villes à
la fin de 1960 était pire que celle qui y régnait à la veille
de la bataille d'Alger ; il lui fallait tout recommencer ;
mais politiquement du point de vue de la direction FLN
la cassure de la société entre villes et campagnes n'était
pas réparée. Les paysans redevinrent l'objet du souci de
l’Algérie, le principal thème de sa crise. La répression
avait pasé trop lourd pour qu'ils en deviennent une compo-
sante active.
Quand Ben Bella prend le pouvoir la « révolution par
la paysannerie » ne peut plus être la révolution de la
paysannerie. L'invoquer ne peut plus rien vouloir dire,
sinon que
l'Etat édifié loin des paysans loin de la
population tout entière – va s'occuper de réformer le
régime des terres. De ce qu'il pouvait y avoir d'expression
authentique de la lutte et des aspirations paysannes dans
les descriptions de Fanon, il ne reste plus dans la politique
de Ben Bella que les thèmes les plus grinçants. Sous pré-
texte que « l'Europe fait eau de toute part » (18), on veut
rebâtir une culture islamique expurgée. Sous prétexte que
le prolétariat des pays développés n'a pas fait la révolution,
entend débrider les capacités communistes de la
paysannerie primitive et centrer la stratégie révolutionnaire
sur une Internationale du Tiers Monde. Sous prétexte que
les ouvriers des pays sous-développés sont priviligiés par
rapport aux paysans, voire embourgeoisés, on cherche à
tenir en
en laisse leurs organisations. Replacées dans le
contexte de la situation politique algérienne à la fin de
l'été 1962, ces demi-vérités il est vrai que la culture
occidentale n'en est plus une, que le mouvement ouvrier
révolutionnaire est inexistant dans les pays développés,
qu'auprès du misérable revenu du paysan algérien, le
salaire du traminot d'Alger ou du métallurgiste de Sochaux
relève d'un autre monde et peut faire figure de privilège
ces demi-vérités servent tout au plus de couverture
idéologique à l'impuissance du gouvernement, si ce n'est
à l'offensive bourgeoise qui prend corps à l'abri de son
appareil.
Ben Bella a beau se présenter comme un leader paysan,
la relation de son gouvernement avec les masses rurales
est formelle, plébiscitaire. Cet Etat ne peut exprimer les
aspirations paysannes, qui se sont tues. Il tente plutôt de
on
(18) J.-P. Şartre, « Préface » à Les damnés de la terre; Paris
1961, p. 24.
25
-
les dicter. A l'entrée de l'automne, la question du contenu
politique, de l'assise sociale du nouveau pouvoir n'a pas
reçu de réponse. En revanche celle de la composition
sociale des administrations se résout peu à peu. Les nou-
veaux riches y prolifèrent. Simultanément l'offensive des -
accapareurs se poursuit en direction des terres et des
immeubles, vieilles passions des pays sous-développés. Dans
ces conditions la réalisation des objectifs agraires définis
par le programme de Tripoli devient problématique :
comment un appareil appuyé sur les paysans enrichis et
les nouveaux bourgeois pourrait-il imposer la inise en
coopératives ou en fermes d'Etat des terres ? Même un
programme restreint, comme le projet de donner aux
collectifs paysans les terres laissées vacantes par les Euro-
péens, devient irréalisable si ces terres ont été accaparées
par des Algériens et si ceux-ci bénéficient de la protection
des autorités locales. En quelques mois la crise qui secouait
toute la société est réduite aux dimensions du problème
des biens vacants. A cela se mesure la perte d'énergie des
masses. Encore ce dernier problème se combine-t-il avec
celui de l'aide française.
Celle-ci constitue un test qui doit permettre au nou-
veau gouvernement de dégager son orientation et de révéler
sa signification sociale. L'usage qui en sera fait peut en
effet témoigner de l'intention et de la capacité du pouvoir
algérien de mettre fin au processus qui disloque la société
et qui est à l'origine de la crise. Tel quel il est à sa nais-
sance, l'Etat de Ben Bella peut encore trouver sa raison
d'être s'il parvient à imposer à la société et à lui-même
les mesures nécessaires à la résorption du chômage.
Or celui-ci, considéré comme l'expression la plus
visible et la plus tragique de la crise, n'est pas un fait
quelconque, mais le résultat de la domination du capita-
lisme 'français sur le pays.
.
Processus de dislocation.
La colonisation française a entraîné l'ensemble de la
société algérienne dans un processus contradictoire. D'une
part l'appropriation des terres et leur mise en exploitation
aux fins du profit crée au milieu de l'économie tradition-
nelle un secteur capitaliste agraire. En même temps la
force de travail « affranchie » des rapports de production
antérieurs se trouve libre pour le salariat ; le capital investi
dans l'agriculture recueille une plus-value telle qu'elle
permet un taux d'accumulation normal. Ainsi, les condi-
tions du passage de l'économie et de la société algériennes
à l'étape des rapports de production capitalistes se trouvent
remplies. Mais la subordination du secteur capitaliste au
système métropolitain lui interdit de poursuivre son déve-
loppement dans le sens d'une liquidation complète des
26
rapports antérieurs et de la consolidation d'un capitalisme
algérien. En retour le caractère embryonnaire, à peu près
exclusivement agraire, du capitalisme algérien le contraint
à fonctionner comme un simple appendice économique de
l'impérialisme français.
Dans les pays occidentaux le complément organique
à l'introduction des rapports capitalistes à la campagne,
c'est-à-dire à l'appropriation des terres par les landlords:
et à la prolétarisation des paysans, fut le développement
de la manufacture. Les fermiers, métayers et francs-tenan-
ciers, chassés des champs affluèrent vers les villes où le
capital accumulé pouvait en achetant leur force de travail
leur fournir un emploi. Il ne s'agit évidemment pas
d'embellir à plaisir le tableau du développement du capi-
talisme dans ces pays : il supposait au contraire non seule-
ment que les paysans fussent réduits à la famine, mais
aussi que les nouveaux prolétaires industriels fussent
soumis sans défense aux conditions de travail et de salaire
que leur dictaient les employeurs. Cependant l'ensemble
du processus revêtait un sens, celui de la destruction des
rapports précapitalistes et de la constitution de nouveaux
rapports ; le capital s'emparait de la société tout entière.
On retrouve en Algérie une structure sociale qui
témoigne du fait que dans ses grandes lignes l'introduction
des, rapports capitalistes dans le pays a suivi le même
cheminement : expulsion des travailleurs ruraux, consti-
tution des grandes propriétés, « libération » d'une masse
considérable de force de travail. Le passage au salariat
comme forme dominante des rapports de production sem-
blait devoir suivre. De fait on compte plus de 500 000
ouvriers agricoles, 400 000 travailleurs émigrés en France
et 200 à 250 000 salariés algériens dans l'industrie, le
commerce et les services publics en Algérie. Au total plus
d'un million de travailleurs, totalement dépossédés des
moyens de production, c'est-à-dire prolétarisés ou proléta-
risables. C'est une proportion importante de la population
active, pour un pays colonial.
Cependant l'évolution vers une structure sociale pleine-
ment capitaliste n'a pas eu lieu. Le capitaliste algérien
expédie presque la moitié de ses profits hors du pays, place
spéculativement ou consomme improductivement l'autre
moitié et fait financer les 3/5° de l'investissement total
par l'Etat métropolitain. En 1953 on estimait (19) que
40 % de l'épargne privée sortait annuellement d'Algérie ;
la moitié seulement se réinvestissait sur place. L'Etat
finançait 60 % des 121 milliards investis cette année-là.
Le financement public crée peu d'emplois parce qu'il porte
(19) Rapport du groupe d'études des relations financières entre
la métropole et l'Algérie (rapport Maspétiol), Alger 1953, pp. 154-6
et 191.
27
sur l'infrastructure : sur 48 milliards d'investissement net
en 1953, 22 étaient consacrés à l'hydraulique, à la Défense
et restauration des sols, à Electricité et Gaz d'Algérie, aux
Chemins de fer algériens, aux PTT et au réseau - routier.
Quant à l'investissement social et administratif (26 mil-
liards la même année), s'il crée des emplois, il n'augmente
nullement les capacités productives. L'investissement
économique de source privée concerne essentiellement le
commerce et la construction. Les rares tentatives faites
pour créer sur place des industries de transformation ont
rencontré l'hostilité ouverte des firmes françaises inté-
ressées.
D'autre part la présence d'un peuplement européen
achevait d'obturer les possibilités d'emploi offertes aux
Algériens sans travail. La concentration des propriétés
terriennes chassait les petits colons vers les villes. Sa men-
talité occidentale, sa culture européenne, sa qualification
supérieure firent préférer cette main-d'ouvre à celle des
paysans illettrés. Dans le bâtiment, sur les docks, dans
les mines, ceux-ci n'obtinrent que les tâches les plus
ingrales. Encore les salariés algériens non agricoles ne
sont-ils que 22 % de la population active algérienne.
Enfin même quand elle a lieu, la prolétarisation dans
un pays colonial n'est jamais complète. Beaucoup de
travailleurs classés « ouvriers agricoles » sont seulement.
on l'a dit, des salariés temporaires qui trouvent à s'embau-
cher à la journée ou pour une campagne, dans les périodes
de pointe des activités agricoles. Quant aux « véritables >
salariés, estimés à 170 000 ouvriers permanents, ils subis-
sent la règle du « salaire colonial », selon laquelle le revenu
monétaire n'est en principe qu'un « complément »
ressources de la famille paysanne : par exemple ils ne
bénéficient ni des allocations familiales ni de la Sécurité
sociale. L'imbrication du secteur salarié et du secteur
traditionnel, par l'intermédiaire de la famille ou du village,
interdit de délimiter clairement la partie de la population
active intégrée à la circulation du capital. Cette situation
apparaît crûment dans le cas des travailleurs émigrés en
France dont les salaires font vivre des villages entiers en
Kabylie.
aux
L' « aide » capitaliste.
Sous prétexte d'aider l'Algérie indépendante à se cons-
truire, les accords d'Evian lui font une double obligation :
respecter les intérêts du capitalisme tel qu'il était présent
dans le pays avant le 1er juillet 1962 (20), observer le
(20) Articles. 12 et 13 de la Déclaration de principes relative à
la coopération économique et financière, Journal officiel, n° 62-43,
mars 1962,
28
rythme de croissance prévu par les experts français dans
les dernières années de la colonisation (21). Les deux
contraintes sont habilement combinées. Le capital investi,
dans l'agriculture notamment, sert de caution au capital
à investir : si vous prenez les terres de propriété française,
vous les indemniserez sur le montant de notre aide (22).
En retour les taux de croissance prévus par le plan de
développement (23) dont les accords stipulent la reconduc-
tion adinettent pour hypothèse une situation agraire prati-
quement inchangée (24) : la propriété terrienne étant ce
qu'elle est, voici ce que nous pouvons faire pour créer des
emplois. L'impérialisme consent à aider le pays, mais sur
la base de sa structure coloniale : tel est le sens des
accords.
C'est évidemment un non-sens. La première question
posée en Algérie est celle du travail. La seule réponse serait
le transfert massif de la moitié inemployée de la population
rurale active dans les secteurs secondaire et tertiaire.
Ceux-ci doivent donc absorber non seulement le chômage
urbain, mais encore le sous-emploi dans l'agriculture. Or
les perspectives décennales prévoient que les journées de
travail effectuées à la campagne passent de 150 millions en
début de période (1959) à 177 millions à la fin (1968) pour
une population rurale active inchangée de 2 693 000 per-
sonnes. A raison de 265 journées de travail par an par
emploi complet, cette prévision donne en fin de période du
travail à temps plein pour 668 000 personnes seulement.
Plus de 2 millions de travailleurs agricoles resteraient
ainsi inemployés (25). Le plan de Constantine aboutit au
même résultat (26). La création d'emplois dans les secteurs
non-agricoles est ainsi conçue que la question du chômage
paysan reste pendante.
A s'en tenir aux secteurs secondaire et tertiaire. sur
lesquels porte l'essentiel des prévisions d'investissement,
on retrouve néanmoins la même attitude. Le manque de
main-d'œuvre qualifiée est l'un des « goulots » d'étrangle-
(21) Articles 1 et 3 de la même Déclaration.
(22) C'est-à-dire : vous ne serez pas aidés du tout, l'indemni-
sation des terres expropriées épuisant le montant de l'aide.
(23) Le plan de Constantine (4 octobre 1958), dont le modèle
avait été établi, pour l'essentiel, par le ministère de l'Algérie en mars
1958, dans le rapport intitulé : Perspectives décennales de dévelop.
pement économique de l'Algérie, Alger.
(24) Contrairement aux Perspectives, le plan de Constantine
prévoyait cependant la distribution de 250 000 ha de terres nouvelles
aux « musulmans » ; il s'agissait de stabiliser la situation dans les
campagnes en formant une petite bourgeoisie rurale. Voir à ce sujet,
A. Gorz, « Gaullisme et néo-colonialisme », Les Temps Modernes,
n° 179, mars 1961.
(25). Gendarme, ouv. cité, pp. 290-291.
(26) Gorz, ouv. cité, pp. 1157.
29
ment » connus des spécialistes du sous-développement. En
1955-56 l'enseignement technique et la formation profes-
sionnelle des adultes procédait à la qualification de
6 700 à 6 800 travailleurs, depuis l'OS jusqu'au cadre
technique. Selon le modèle employé par les Perspectives
décennales, il en aurait fallu 20 000 en 1959 pour en avoir
55 000 en 1970 (27), chiffre exigé par le développement des
secteurs non-agricoles. Pourtant les Perspectives ne pré-
voient rien pour le financement de ce programme techni-
que : implicitement le travail qualifié reste le monopole
des immigrés européens.
Il y aurait ainsi défaut d'emploi à la campagne et
défaut de qualification à la ville. Cette situation exprime
au point de vue du travail la dislocation de la société
algérienne : surpopulation rurale résultant du vol des
terres, sous-emploi urbain résultant du peuplement euro-
péen. En n'envisageant aucune modification à cet état de
choses, les accords d'Evian perpétuent le mal dont souffre
le pays. Quant aux investissements, l'examen de leur source
et de leur ventilation vérifie pleinement cette appréciation.
Pour assurer une croissance moyenne annuelle de 5 %
du revenu moyen pendant 10 ans, compte tenu d'une
progression démographique de 2,5 % par an il faut
investir environ 5 000 milliards pour la période (28), dont
4 000 d'immobilisations nouvelles. Les Perspectives décen-
nales prévoient qu'environ une moitié du financement est
supportée par des fonds algériens, l'autre par des fonds
« d'origine extérieure ». La quasi-totalité des capitaux
algériens proviendrait de l'épargne privée ; les fonds exté-
rieurs seraient dans leur majeure partie publics et semi-
publics. 16 % du total irait au secteur primaire, 51 % au
secondaire, 19 % au tertiaire, 14 % au logement. Les fonds
publics essentiellement extérieurs financeraient surtout les
investissements dans l'agriculture, l'infrastructure et le
logement, les fonds privés d'origine extérieure étant entiè-
fement consacrés au secteur pétrolier ; quant aux capitaux
privés algériens, ils se répartiraient surtout entre trois
grands postes : l'agriculture, le logement et le commerce.
L'investissement en industries de transformations diverses
ne représente pas 7 % du total des investissements
prévus (29). En fin de période les opérations courantes
doivent laisser un solde déficitaire annuel de 164 milliards
qui résulte de l'accroissement des importations consécutif
au développement de la production. Ce solde est à peu près
entièrement couvert par des emprunts du Trésor algérien
(27) Gendarme, ouv. cité, pp. 305-310.
(28) En anciens francs. Le plan de Constantine projetait pareil-
lement un investissement de 2000 milliards pour 5 ans.
(29) Les chiffres du plan de Constantine sont sensiblement les
mêmes ramenés à une période de 5 ans.
30
au Trésor français (150 milliards). Le mouvement des.
capitaux privés ne doit laisser pour sa part un solde béné-
ficiaire que de 10 milliards.
C'est l'ensemble de ces dispositions qui est dans ses
grandes lignes reconduit par l'article 10 de la Déclaration
de principes relative à la coopération économique et finan-
cière. Il signifie ceci : 1° l'épargne privée d'origine algé-
rienne continue à se porter sur les secteurs qui ont tradi-
tionnellement sa préférence, comme c'est le cas dans tous
les pays sous-développés : terres, logement, commerce ;
elle ne contribue en rien au bouleversement de la structure
coloniale ; 2° les capitaux privés extérieurs se consacrent
à l'exploitation du sous-sol saharien et ne laissent au pays
qu'un faible bénéfice (30) ; 3° l'industrialisation est essen-
tiellement à charge de l'Etat français ; comme précédem-
ment elle consiste plus en aménagements infrastruc-
turels et en logements qu'en installations industrielles
proprement dites. Pour l'essentiel l'investissement capita-
liste obéit donc aux mêmes lignes de force que par le passé.
Les seules modifications consistent d'une part dans l'ac-
croissement quantitatif de l'aide, d'autre part dans l'élar-
gissement de l'épargne privée d'origine locale, c'est-à-dire
dans la Perspective de la constitution d'une bourgeoisie
algérienne, dont on n'envisage pas pourtant que les inves-
tissements puissent être autres que spéculatifs. Il faut
ajouter que par l'article 3 de la Déclaration économique,
l'impérialisme conserve droit de regard sur la « pleine
efficacité de l'aide et son affectation aux objets pour
lesquels elle a été consentie ».
On ne s'étonnera pas que dans ces conditions la ques-
tion de l'emploi ne doive pas davantage être résolue à la
ville que dans les campagnes. Les Perspectives décennales
prévoient que les emplois complets non agricoles seront
plus que doublés. Cependant, compte tenu de la croissance
démographique, il restera 140 000 sous-employés en fin de
période (contre 200 000 évalués au début) et cela bien que
l'émigration de la population active doive plus que doubler
dans le même temps.
Les chiffres que nous avons rappelés ne sont intéres-
sants qu'autant qu'ils révèlent, si besoin en était, l'attitude
prise par l'impérialisme en face du problème du dévelop-
pement de l'Algérie... Certains paragraphes des accords
d'Evian ont beau réserver au gouvernement algérien une
certaine marge de mancuvre, admettre des acommodements
sur tel aspect de l'aide financière, prévoir des accords à
(30) Toutefois le § 2 du préambule de la Déclaration de prin-
cipes sur la coopération pour la mise en valeur des richesses du
sous-sol du Sahara fait succéder l'Algérie à la France comme puis-
sance concédante. Dans le même sens, le § 4 de la même décla-
ration limite les droits du concessionnaire en fonction des « besoins
de la consommation intérieure algérienne et du raffinage sur place ».
31
débattre ultérieurement pour certains transferts de compé-
tence, -- l'orientation prise par la « coopération > restera
au mieux ce qu'elle est définie dans le filigranne des
Perspectives décennales : une contribution tardive de l'im-
périalisme à la formation sans secousse d'une bourgeoisie
algérienne. Encore faut-il ajouter que depuis 1958, la
situation s'est encore aggravée : de nouvelles destructions
ont suivi l'intensification des opérations militaires ; l'OAS
a saboté une partie de l'infrastructure sociale, adminis-
trative et culturelle ; le départ des 4/5° de la population
française a privé le pays de ses cadres techniques et de
ses travailleurs qualifiés ; la réduction des effectifs mili-
taires stationnés dans le pays a ralenti les entrées des
capitaux destinées à financer les dépenses administratives
et privées.
Sans doute des investissements nouveaux ont-ils été
effectués, conformément au plan de Constantine. Mais
l'extrême réserve des bailleurs de fonds privés, tant
algériens qu'extérieurs, les ont maintenus très au-dessous
des prévisions. Une bonne partie des sommes a été consa-
crée aux dépenses courantes d'administrations métropoli-
taines, notamment militaires, en Algérie : elles ne sont
évidemment pas créatrices de valeur ni d'emploi. Au total
le plan a été un échec, parce qu'il était un paradoxe poli-
tique : le capitalisme ne pouvait s'engager dans la cons-
truction d'une Algérie bourgeoise tant qu'il n'avait pas
obtenu des dirigeants nationalistes des garanties touchant
les biens investis et les transferts de capitaux et de béné-
fices. Le compromis d'Evian était destiné à placer le futur
gouvernement algérien devant le fait accompli : on accor-
dait à la bourgeoisie locale potentielle une assistance
financière, des satisfactions d'amour-propre, quelques
avantages économiques et des garanties contre une éven-
tuelle poussée des masses, en échange de quoi elle concédait
aux pétroliers, aux militaires, aux colons, aux sociétés de
toutes sortes des avantages économiques et politiques. Tel
est le substrat sur lequel s'est appuyée à la fin de l'été et
au début de l'automne 1962, l'ébauche de l'offensive
bourgeoise.
III.
UNE SOCIETE ABSENTE A ELLE-MEME.
Remous en surface.
Mais l'Etat benbelliste n'est pas encore un Etat bour-
geois de même qu'il n'a pu être un Etat paysan. Les événe-
ments de l'automne le montrent. L'époque des labours
venus, l'hiver approchant, la question des terres, du travail
et de la faim se trouve posée avant que le gouvernement
ait pris aucune mesure d'ensemble à ce sujet. Dans le
Constantinois et certaines régions de l'Oranie, des exploi-
32
tations sont occupées, des comités de gestion élus dans
les villages. Le travail et le produit sont répartis entre les
fellahs sans emploi. Sur le plateau du Sétifois, on va même
jusqu'à réquisitionner, en présence du propriétaire, les
terres que les paysans jugent insuffisamment travaillées.
La campagne des labours annoncée par le gouverne-
ment a déclenché le mouvement. Officiellement elle se
réduisait à solliciter des colons européens et des riches
fermiers algériens l'usage de leur matériel agricole, une
fois faits leurs propres labours. Le 8 octobre, les ministres
et les autorités régionales sont réunies à la Préfecture
d'Oran pour lancer l'opération dans la région. Le président
du Bureau national des biens vacants exprime la position
des milieux dirigeants en ces termes : « Aucune entreprise
ne sera relancée sans étude préétablie. De toute façon le
· retour éventuel des propriétaires reste envisagé, car le
droit de propriété reste intact, et la réglementation à l'étude
précisera dans quelles conditions l'entreprise pourra
continuer son activité ». A la même réunion le directeur
de l'Agriculture et des Forêts précise que cette campagne
signifie, en ce qui concerne le matériel, « une mobilisation
amiable des tracteurs sous-employés » (31). Le bon sens
paysan fait subir, içi ou là, quelques entorses à ces dispo-
sitions : on met les tracteurs en service sans attendre la
permission des propriétaires et s'ils refusent, il arrive
qu'on brûle leurs machines.
Ce mouvement ne doit cependant pas abuser : ses
revendications restent élémentaires. Les paysans veulent
du travail et du pain. Ils mettent la charrue dans les terres
abandonnées, celles des grands plateaux céréalicoles de
l'Est et de l'Ouest, celles des régions où se concentrait la
colonisation intensive, comme à Boufarik. Encore n'est-ce
pas général. En tout cas les comités de gestion s'éten-
dent pas au-delà. Et même dans ces régions, leurs initia-
tives restent timides. Ils éprouvent très vite des besoins
qu'ils ne peuvent combler par eux-mêmes : pièces de
rechange; matériau de construction pour la remise en état
de l'habitat, avances en argent. Les autorités locales ont
ainsi les moyens de limiter immédiatement, s'il est néces-
saire, les initiatives des paysans.
Pourtant l'hostilité que ces derniers opposent au trans-
fert des exploitations françaises aux bourgeois algériens,
et en général à toutes les opérations spéculatives, oblige
le gouvernement à décréter le 17 octobre le « gel »
biens agricoles vacants, l'annulation des contrats signés
depuis le 1er juillet 1962 et celle des actes de vente ou de
location conclus à l'étranger. Le 20 octobre, Le Monde titre
encore ainsi le câble de son envoyé spécial : « Les fellahs
sans terre attendent la réforme agraire annoncée par le
(31) Alger Républicain, 9 octobre 1962.
33
gouvernement ». Mais le 23 il annonce que « la campagne
des labours permettra dans l'immédiat d'atténuer la misère
des fellahs et de calmer leur impatience ». Le lendemain
le gouvernement donne son accord aux propositions faites
par les cadres FLN réunis en conférence nationale du 15 au
20 octobre : il décrète l'interdiction des transactions sur
tous les biens immobiliers et mobiliers, l'institution de
comités de gestion dans les entreprises agricoles vacantes.
Enfin le 25, cette dernière mesure est étendue à toutes les
entreprises abandonnées : industrielles, artisanales, miniè-
res, commerciales.
La timide initiative de quelquels paysans a suffi à
faire bouger la situation. L'Etat est tellement fragile et
incertain qu'une faible poussée le déséquilibre. En même
temps Ben Bella saisit l'occasion que lui fournissent les
campagnes pour marquer ses distances avec les accapa-'
- reurs. En annulant toutes les transactions sur les biens
postérieures à l'indépendance, il essaie de stopper la forma-
tion de la nouvelle bourgeoisie. En instituant des comités
de gestion pour tous les biens vacants, même dans les
entreprises où il n'y avait eu aucun mouvement spontané,
il essaie de créer un secteur public « collectivisé » qui sera
soustrait aux bourgeois, mais aussi aux travailleurs si
d'aventure ils voulaient aller plus loin. Les décrets
d'octobre précisent en effet que les comités ne sont tolérés
que pour les biens vacants, qu'ils doivent obtenir l'agré-
ment du préfet, que le droit du propriétaire n'est pas
remis en cause, et qu'au cas où ce dernier revient, la gestion
et les bénéfices sont partagés entre les travailleurs et lui.
Ces modestes mesures donnent au gouvernement
français prétexte à réagir au nom des accords d'Evian. A
l'occasion de l'incident de la RTF d'Alger, il rappelle son
ambassadeur en consultation. Le bruit court qu'à tout
prendre. « la bonne volonté de la France pourrait n'être
pas aussi large qu'elle l'eût été si la quasi-totalité des
Européens étaient demeurés en Algérie » (32). L'avertisse-
ment prend toute sa valeur du fait qu'il est donné au
moment où Washington, après la visite de Ben Bella à
Cuba, remet sine die les conversations avec Alger au sujet
d'une aide américaine. A vrai dire de Gaulle est tout prêt
à saisir l'occasion pour se décharger du boulet algérien :
l'Allemagne a délogé l’Algérie non seulement de la première
page des quotidiens, mais de la première place parmi les
clients de la France (33). Celle-ci se passerait aisément du
vin de Mascara ; quant au pétrole les Compagnies ont les
(32) Le Monde, 27 octobre 1962.
(33) Depuis des décades l’Algérie était le principal client de la
France. En 1961 l'Allemagne fédérale achète pour 5 407 'millions
de N.F. de biens français, l'Algérie pour 4 375 (La vie française,
23 février 1962).
34
moyens de le défendre ; enfin l'intérêt stratégique du pays
est devenu inexistant à l'époque des fusées intercontinen-
tales. Seules des considérations d'opportunité politique, tant
nationale qu'internationale, interdisent l'abandon. Mais
elles permettent le délaissement.
Le gouvernement algérien est-il mis en demeure de
choisir entre les paysans et les capitaux ? Pas du tout. Il
continue sa course sinueuse. Son président donne à Castro
du « camarade ► après avoir la veille dîné à la table de
Kennedy, déclare dans un même souffle qu'il ne veut pas
plusieurs partis en Algérie mais qu'il n'en veut pas non
plus un seul, et sans « remettre en cause » les accords
d'Evian, souhaite cependant les « modifier » (34).
On n'en finirait pas d'énumérer les contradictions
auxquelles se heurte l'application du programme de Tri-
poli. Donner la terre aux paysans sans toucher aux biens
français. Indemniser l'expropriation de ceux-ci et déve-
lopper le secteur non-agricole. Obtenir l'assistance finan-
cière d'un capitalisme qui est surtout rural et faire une
révolution agraire. Pour mettre un terme à la dislocation
de l'économie, demander des capitaux à l'impérialisme,
qui en est cause. Mobiliser les masses pour une révolution
de caractère collectiviste et ne faire à la bourgeoisie nulle
peine. Rechercher le soutien des secteurs les plus tradi-
tionnalistes en matière d'Islam et d'arabisme et avoir à
prendre des mesures radicales quant à l'enseignement et
peut-être à la natalité. Dresser des barrières douanières
contre la France et continuer à lui vendre du vin à des
prix de faveur.
Mais aucune de ces contradictions ne peut atteindre le
seuil critique tant que les paysans, les ouvriers, les jeunes
des villes - les catégories qui ont participé le plus active-
ment à la lutte de libération ne remettent pas en cause
à l'occasion de l'une ou l'autre d'entre elles l'orientation
ou l'absence d'orientation que signifie le pouvoir de Ben
Bella.
Du point de vue des catégories politiques classiques,
le benbellisme est impossible. En le simplifiant pour le
faire entrer dans ces catégories, il se définirait par la poli-
tique suivante : laisser au capitalisme (français réel et
algéren potentiel) le champ libre dans les secteurs indus-
triel et commercial, donner satisfaction aux paysans en
constituant des coopératives agricoles et des fermes d'Etat
là où elles sont techniquement souhaitables, en partageant
les terres ailleurs (35). Mais déjà au niveau de cette
(34) Le Monde, 17, 18 octobre et 6. novembre 1962.
(35) Le 10 novembre 1962, Ben Bella dit aux paysans du Sétifois :
« Nous voulons créer une société socialiste et démocratique vérita-
blement populaire » ; il fait installer par son ministère de l'Agri-
culture des fermes d'Etat en Kabylie (voir Le Monde des 11-12 et
35
aux
stratégie, la contradiction surgit qui devrait la rendre
impossible : l'intégrité du domaine ex-colonial sert de
mesure à la délivrance de l'aide capitaliste ; la consti-
tution d'un secteur.semi-: «.collectivisé » ou « collectivisé »,
où le partage des grands domaines entre les paysans exige
réparation : Paris prélèvera l'indemnisation due
propriétaires sur l'aide promise à Alger.
En se plaçant, plus profondément, au niveau des
attitudes sociales ou des structures, on rencontre la même
impossibilité de principe : l'aide française serait-elle
intacte qu'elle servirait probablement davantage à des
opérations spéculatives sur les terres, les immeubles ou
le commerce qu'au financement d'investissements produc-
tifs : la nouvelle bourgeoisie algérienne n'a ou n'aura pas
plus de consistance sociale, de capacité économique, de
responsabilité par rapport au pays que n'importe quelle
bourgeoisie africaine ; la tradition mercantile précapita-
liste ne s'efface pas, en trois mois, d'elle-même.
Toujours du même point de vue on pourra dire que
ces contradictions peuvent être jugulées, ces impossibilités
levées par un appareil politique fort : – un parti qui soit
la bouche et l'oreille de la direction dans les masses, par
conséquent capable de les agiter comme un épouvantail
sous le nez du capitalisme français pour obliger ce dernier
à abandonner tout ou partie des indemnisations, et capable
aussi de les encadrer et de les freiner afin que leurs initia-
tives ne fassent pas fuir les bailleurs de fonds ; un
Etat qui impose à la nouvelle bourgeoisie une discipline
économique et sociale, aux travailleurs une longue « austé-
rité », qui soit impitoyable pour ses propres serviteurs ;
une idéologie où chaque couche sociale puisse trouver
de quoi accepter son sort dans la société en marche.
Profondeur de la crise.
Mais il faut se réveiller de ce songe. Telle serait la
perspective - celle du renforcement des appareils politi-
ques, celle de la bureaucratisation - si les contradictions
dont nous parlions plus haut ne déchiraient pas seulement
trois comptables et dix dirigeants à Alger, mais la chair
même de la société, si les problèmes posés par le travail,
la terre, l'école, le financement, suscitaient chez ceux qui
en sont l'enjeu : les chômeurs, les paysans, les ouvriers,
les jeunes, des rispostes collectives, une conscience, aussi
16 novembre). Le 20, il rassure la bourgeoisie : « Il y a un secteur
vital pour notre pays : le secteur public, mais il y aura aussi un
secteur semi-public et un secteur privé. Même dans les pays socia-
listes il existe des secteurs privés parfois importants. On parle de
nationalisations, de mesures draconiennes : il n'est pas question de
cela. Que les entreprises qui existent reprennent leur activité le plus
vite possible » (Le Monde, 21 novembre 1962).
36
&
totale que possible de la crise de cette société et une
réponse d'ensemble à cette crise. Alors, les problèmes de
l'Algérie s'évaderaient des dossiers ministériels, ils passe-
raient sur le seul terrain où ils peuvent recevoir une solu-
tion réelle, celui de la lutte sociale, ils s'incarneraient
comme autant d'alternatives dramatiques : avec ou contre
les paysans pauvres, avec ou contre le capitalisme français,
avec ou contre les Ulemas, avec ou contre les accapara-
reurs, avec ou contre le parti FLN. C'est au demeurant
dans ces conditions seulement qu'un appareil politique
peut se renforcer, parce qu'il répond à un besoin présent
dans la société ou dans certaines classes, parce que des
objectifs se dessinent dans les esprits, des actions s'esquis-
sent spontanément. Si, en dépit des efforts déployés par
Mohammed Khider et Rabah Bitat, la construction des
cellules et des fédérations du nouveau parti a échoué,
pendant l'automne 1962, c'est qu'une organisation de masse
ne peut être édifiée sans les masses, par en haut et à froid.
Nous ne disons pas qu'avec le développement de la
lutte de classes les choses seraient claires et que l'attitude
à prendre serait dictée par le contenu sans équivoque des
camps adverses. Outre que la lutte de classe n'offre pour
ainsi dire jamais des situations pures, elle ne pourrait en
Algérie se placer d'emblée sur le seul terrain où l'ambi-
guïté est réduite au minimum, celui de l'exploitation. Le
problème posé au pays, le contenu de sa crise, n'est pas
celui du socialisme. Le mot peut bien être sous la plume
ou sur les lèvres des dirigeants, son esprit ne souffle pas
sur les masses, et il ne le peut pas parce que la crise sociale
actuelle ne résulte pas de l'incapacité du capitalisme à
assurer le développement du pays, au sens le plus complet
du niot : celui de la production et du revenu, mais aussi
des rapports sociaux, de la personnalité, de la culture. Elle
résulte tout au contraire du fait que le capitalisme lui-
même en tant que domination positive de l'homme sur ses
besoins élémentaires : travailler, manger, ne pas mourir
de froid et de maladie, n'est pas développé. Quand même
la crise prendrait corps dans la société algérienne, la
réponse qui pourrait lui être donnée demeurerait ambiguë ;
car il n'est pas vrai qu'en luttant contre la misère que
l'impérialisme de l'époque coloniale a laissée en héritage
au peuple algérien, on lutte de ce fait contre toute exploi-
tation.
La vérité est que le développement est une chose, et
le socialisme une autre. Dans les conditions actuelles de
la domination mondiale du capitalisme sous la forme
bureaucratique russe ou sous la forme impérialiste occi-
dentale, un pays ex-dépendant ne peut commencer à inver-
ser le mécanisme du sous-développement que par un inves-
tissement massif en travail. Celui-ci signifie, au moins
pour des pays « surpeuplés » comme l'Algérie, que la force
37
aux
de travail inemployée est utilisée au maximum ; il signifie
encore que la plus grande partie du produit supplémen-
taire n'est pas redistribuée, mais investie en biens de
production. Soit au total, pour les ouvriers, les paysans,
les employés, un surcroît de travail sans amélioration
notable des conditions de vie. En prenant le pouvoir dans
un pays sous-développé qui accède à l'indépendance, la
bourgeoisie ou la bureaucratie autochtone est tenue de
satisfaire aspirations élémentaires des
des masses :
détruire la base sociale et économique du sous-développe-
ment, c'est-à-dire les inégalités de développement qui, dans
tous les secteurs d'activité, résultent de la pénétration
impérialiste ; répartir au mieux le travail et son produit
entre les travailleurs. De ce strict point de vue, la différence
réelle entre la domination de la bourgeoisie et celle de la
bureaucratie, c'est que la première n'effectue pas l'accumu-
lation et ne transforme pas la société -- les deux impuis-
es se motivant l'une l'autre -, tandis que la seconde
tant bien que mal y parvient (36). Il reste qu'en théorie
et en pratique, le développement est réalisable, même dans
un seul pays. Il suffit d'appeler développement la suppres-
sion, plus ou moins complète, des inégalités héritées de
la période antérieure et l'accroissement plus ou moins
rapide des capacités productives. Un pouvoir bureaucra-
tique ou bourgeois-bureaucratique peut assumer cette
fonction.
. Mais encore une fois un pouvoir de ce type ne peut
s'édifier que sur une crise réelle de la société, que sur
l'activité des masses rurales et urbaines à la recherche
d'une solution. Aucun choix n'est nécessaire si les termes
du choix ne sont pas incarnés réellement au milieu de
sar
en
(36) Ce contraste traditionnel souffre des exceptions et
souffrira de plus en plus à mesure que l'opposition entre société
bureaucratique de type russe et société bourgeoisie de type occidental
s'estompera. Ce qui détermine la capacité d'une classe dirigeante
à opérer la transformation du pays sous-développé, c'est en particu-
lier la faculté qui lui est laissée de briser les monopoles commer-
ciaux des firmes internationales et les privilèges de l'aristocratie
foncière et de la bourgeoisie parasitaire locales, et par conséquent
de contrôler la ventilation de l'aide extérieure. Or le processus de
hureaucratisation que la société et l'Etat subissent en Occident donne
de plus en plus au capitalisme les moyens politiques et économiques
de passer par-dessus les intérêts particuliers de tel ou tel groupe
et de contraindre la bourgeoisie autochtone, affrontée au « péril
communiste », à faire un effort sérieux de transformation du pays.
Sous la pression des Etats-Unis, Tchang-Kaï-Chek a obligé les land-
lords de Formose à réinvestir leurs profits dans le secteur indus-
triel ; c'était la politique de Péron en Argentine. De l'autre côté, à
mesure que les besoins dans la société russe se développent sur le
modèle capitaliste, c'est-à-dire notamment en tant qu'exigence d'un
accroissement régulier du niveau de vie, la solidarité idéologique
qui l'unissait aux bureaucraties des pays sous-développés tend à
se défaire, et l'aide qu'elle peut leur apporter à s'échanger contre
une subordination complète à la politique de coexistence pacifique.
38 -
-
l'effervescence sociale par des classes opposant les unes
aux autres (et finalement l'une à l'autre) la réponse que
chacune peut et veut donner à la crise. Or la situation est
pour l'heure bien différente en Algérie. La question posée
n'est pas de savoir quel parti prendre : il faudrait qu'il y
en ait ; elle est de rechercher dans le brouillard de la
situation quelles forces peuvent émerger, avec quels buts
et quels moyens.
Sans doute des signes existent que cette recherche
n'est pas vaine, que la population algérienne n'est pas
purement et simplement absente à ses problèmes.
Les paysans sont quelque peu sortis de leur léthargie
à l'occasion des labours d'automne. Le mécontentement des
travailleurs des villes, s'il n'a pas été jusqu'à les pousser
à des actions directes, a suffi pourtant à raidir l'UGTA
contre l'offensive que le pouvoir a lancée contre elle : non
seulement des responsables locaux ont été renouvelés par
élection, mais l'Union dans son ensemble a revendiqué son
autonomie face au gouvernement. De même les étudiants
groupés dans l’UGEMA ont adopté une attitude critique à
l'égard du pouvoir. L' « opposition constructive » de la
tendance Ait Ahmed, qui jouit d'une certaine influence
chez les jeunes, celle du PCA, opportunistes dans leur
principe, obligent pourtant le pouvoir à compter avec un
secteur important de l'opinion. Les militants qui se sont
rassemblés derrière Boudiaf dans le PRS ne constituent
sans doute qu'une poignée d'hommes où des bureaucrates
aventuriers sont mêlés aux travailleurs les plus conscients ;
si l'idéologie de ce parti exprimée dans ses tracts et ses
déclarations (37) ne prête guère à critique, on n'a aucune
assurance qu'elle soit réellement partagée, discutée, élabo-
rée par ses membres ; son caractère composite et embryon-
naire interdit qu'on fasse fond sur lui jusqu'à plus ample
informé. Mais la création de ce groupe a quand même
valeur de symbole. D'autres signes d'activité pourraient
être relevés : par exemple l'immense popularité de la
révolution cubaine dans le peuple des villes, ou les
(37) Voir Lii voie communiste, octobre 1962 ; Le Monde, 23-24
septembre, 16 novembre 1962. De son côté Azione Comunista, dans
on numéro du 8 octobre 1962, annonce qu'un regroupement (intitulé
Spartacus) des « forces neuves qui s'inspirent des principes fonda-
mentaux du communisme » travaille parmi les ouvriers algériens de
l'émigration. Spartacus « identifie le FLN, actuellement au pouvoir
avec Ben Bella, comme une caste militaire et administrative qui
s'est substituée à l'ancienne domination pour exercer les mêmes
fonctions avec l'appui de la bourgeoisie française ». Le manifeste
de Spartacus déclare, selon la même source : « La paix en Algérie,
loin d'introduire un développement révolutionnaire du conflit et de
permettre de faire un premier pas vers la révolution sociale, n'est
qu'un accord diplomatique et militaire entre la bourgeoisie fran-
çaise, les colons français et les bureaucrates du Caire et de Tunis
pour la mise en valeur commune du pétrole saharien et de la force
cle travail des masses algériennes ».
39
banderolles « Non aux salaires de 500 000 » qui furent
déployées lors des fêtes du 1e". novembre sous les yeux des
députés, soupçonnés de vouloir s'attribuer de tels émolue-
ments. Les paysans, les employés, les étudiants, les ouvriers
continuent de chercher une issue aux difficultés quoti-
diennes. Même si beaucoup de chômeurs, à bout d'expé-
dients, partent trouver du travail à l'étranger, la conscience
exisfe que l'issue en question ne peut résulter que d'une
réorientation générale. Entre des faits comme le problème
du travail et la révolution cubaine, la course aux places
et la construction de l'Etat, l'attitude des préfets et l'offen-
sive hourgeoise en direction des terres, la liaison s'est faite
dans beaucoup d'esprits.
Mais ces signes, s'ils suffisent à rendre possible et
légitime l'activité d'une avant-garde révolutionnaire dans
ce pays, n'indiquent pas une orientation latente dans les
masses, que cette avant-garde aurait pour rôle de dégager,
de préciser, de diffuser. Les signes du mécontentement
sont une chose, ceux de l'aspiration une autre. Les pre-
miers se lisent assez dans le fait que les Algériens qu'ils
soient paysans ou ouvriers, jeunes ou vieux, hommes ou
femmes, non seulement ne prennent depuis des mois
aucune initiative d'importance, mais même répondent
mollement ou pas du tout aux appels des dirigeants, à ceux
de l'opposition comme à ceux du pouvoir. Ce serait pour-
tant à condition qu'apparaisse le besoin d'autre chose,
qu'on pourrait dire : voilà où va l’Algérie.
Une collectivité a deux manières de ne pouvoir se
mettre à la mesure de ses problèmes : ou bien une catégorie
se différencie de cette collectivité et la domine en tant que
classe, elle est l'incarnation sociale de l'impuissance de la
société à se comprendre et à se guider, mais en même
temps elle est l'instrument de la réponse à la crise sociale,
elle impose ses buts, elle crée ses moyens de contraindre,
elle envahit la société de sa conception de l'homme et du
monde. Ou bien l'impuissance de la société ne trouve pas
à s'incarner dans une catégorie dirigeante, aucune concep-
tion ne parvient à se placer à l'échelle de la crise sociale
en même temps qu'aucune force matérielle n'existe, dans
l'appareil productif ou politique, qui puisse servir à
unifier la diversité sociale. Les catégories politiques que
nous appliquons au premier type de situation ne peuvent
l'être au second. Un Etat sans assise sociale, un pouvoir
sans pouvoir, un parti sans cadres, sans idéologie et sans
organisation, des dirigeants sans direction y deviennent
possibles. Il est abstrait de vouloir assigner à une telle
politique des motifs de classe, de décoder ses actes et ses
déclarations avec la grille empruntée à un univers poli-
tique où les conflits et leur conscience sont devenus insti-
tutionnels.
Cela ne veut pas dire que Ben Bella peut faire n'importe
40
quoi, que tout est possible, et que "l'histoire de l'Algérie
n'a aucun sens. C'est tout le contraire qu'il faut compren-
dre : Ben Bella ne peut presque rien faire, le champ du
possible est minuscule, et si l'Algérie n'a pas de sens pour
elle-même en ce moment, ce n'est pas parce qu'elle n'en
a pas du tout, c'est parce qu'il lui échappe. Ainsi le mini-
mum qui doit être fait pour remédier au chômage ne peut
l'être ni avec l'aide du capitaliste sur place
on a dit
pourquoi --, ni avec celle des travailleurs sans emploi
dans les villes et les campagnes, parce qu'ils ne voient et
n'ont aucun moyen de résoudre collectivement leur propre
problème. Dans ces conditions, Ben Bella laisse la ques-
tion du travail se régler par l'émigrafion massive des
chômeurs vers la France (38). Grâce à l'embauche d'une
importante partie de la main-d'ouvre algérienne, le capi-
lalisme français reste ce qu'il était avant l'indépendance :
le dérivatif à la crise que sa domination a suscitée dans
le pays. A la limite une telle orientation signifie qu'il ne
s'est rien passé depuis 1954 et que l'été 1962 n'a été qu'un
congé un peu plus prolongé. On pourrait effectuer la même
démonstration sur la question de la scolarisation ou celle
de la formation technique. En l'absence d'un modèle de
société vivant dans les masses, d'une riposte à la crise qui
affronte celle-ci dans toute son ampleur, les vieilles struc-
tures ne peuvent être pleinement liquidées ; au contraire
elles reprennent vie parce qu'elles assurent, même si c'est
à son régime minimum, le fonctionnement de la société.
***
L'Algérie ne peut rester indéfiniment sans réponse à
ses problèmes. Le dire n'est pas énoncer une vérité éter-
nelle. D'abord ce n'est pas une vérité éternelle qu'une
société ne puisse, des années durant, rester en friche : si
rien ne vient troubler le fonctionnement minimum assuré
par le fragile Etat qui la coiffe, il n'y a aucune nécessité
pour qu'une crise éclate, d'où surgisse une classe qui
puisse prendre la direction des affaires. Mais surtout
l'Algérie n'est pas une société sans histoire, dérangée un
instant
un siècle
dans ses structures et sa culture
et qui puisse y retourner.
Le capitalisme y a désintégré les communautés tradi-
tionnelles, 'affamé et exilé les paysans, créé un prolétariat
d'émigrants, étouffé les petits bourgeois et les bourgeois.
Si aucune classe n'a pu apporter une réponse à la crise
que suscitait cette destructuration, c'est parce qu'aucune
(38) Du côté français, « la balance des arrivées et des départs
pour septembre laisse un excédent de 15 726 et en octobre de 24 355.
Le solde mensuel moyen avait été seulement de + 1 963 en 1960 et
de t. 3564 en 1961 ». On goûtera au passage le style humaniste de
cette déclaration du ministre français du Travail (14 novembre 1962).
41
classe n'a été complètement constituée, avec sa fonction
sociale, son rôle économique, ses instruments politiques,
sa conception de l'histoire et de la société. Sans doute
aucun de ces traits n'est jamais complètement dégagé, la
transfusion des modes de vie, des manières de penser, des
intérêts reste permanente d'une classe à l'autre, même dans
les sociétés les plus développées. Mais en Algérie les grands
pôles sociaux ne se sont pas différenciés suffisamment pour
que le bourgeois perde la passion exclusive de la terre et
de la maison, pour que l'ouvrier soit coupé du village et
apprenne sans retour la condition du prolétaire, moins
encore pour que le paysan le plus rebelle survivant de
l'époque précapitaliste même en Europe -- soit déclassé,
selon l'alternative que lui impose l'agriculture de profit,
en riche fermier ou en ouvrier agricole. Toutes ces caté-
gories existent, il est vrai, mais à l'état embryonnaire, et
il n'a pas suffi de sept ans de guerre pour que se forme
dans le ventre de la vieille société coloniale une autre
société. Si le germe de bureaucratie que représentait le
FLN pendant ces années est mort-né, c'est, comme on l'a
dit, parce qu'il était socialement composite : d'une part
aucune des couches qui y étaient représentées n'avait la
consistance nécessaire pour s'emparer de l'appareil et le
mettre au service de sa solution, d'autre part le conflit
entre les classes algériennes n'avait pas atteint une telle
intensité que l'appareil lui-même puisse et doive se placer
au-dessus d'elles pour étouffer leurs antagonismes et cons-
truire un modèle de la future société, acceptable par toutes,
de gré ou de force. Qu'en particulier le communisme »
ne soit pas parvenu à s'implanter profondément dans le
prolétariat algérien, que par conséquent la conscience de
la crise sociale et la capacité d'y remédier par les procédés
bureaucratiques, dont le PC a été ailleurs l'instrument,
aient été ici impossibles, cela est un signe supplémentaire
de l'indifférenciation relative de la société. Les ouvriers
et les paysans algériens n'ont pas résisté au stalinisme sur
la base d'une critique anti-bureaucratique, mais parce
qu'ils n'avaient pas à subir l'offensive impitoyable d'une
bourgeoisie nationale et parce que la crise n'avait pas
fourni la démonstration de l'incapacité de cette bourgeoisie
de répondre au problème de la société.
Le capitalisme n'a pas réorganisé une nouvelle société,
mais il a désorganisé l'ancienne. Il est inutile de souligner
à nouveau l'intensité de la désintégration qu'il a fait subir
aux institutions précapitalistes. Mais il est important d'en
tirer cette implication : les Algériens ont été expulsés de
leur univers traditionnel, ils ne peuvent y chercher asile
contre la crise présente. Et cela non seulement pour des
raisons économiques ou démographiques : l'agriculture de
subsistance ne peut plus nourrir la population ; mais pour
des raisons qui touchent à toutes les formes de la vie
42
sociale : l'ensemble des besoins, des conduites et des valeurs
qui formaient une culture il y a cent ans et qui réglaient
le travail, les rapports familiaux, l'usage des objets quoti-
diens, la représentation des rapports de l'homme et du
monde, tout cela est devenu caduc, au moins aux yeux de
la catégorie sociale la plus décrochée de la tradition par
son âge et par son genre de vie, les jeunes des villes, qu'ils
soient ouvriers, employés, écoliers, lycéens, étudiants ou
chômeurs. C'est dans ce qui dès maintenant ressent le plus
intensément l'insuffisance de tout ce qui existe, haillons
de culture traditionnelle ou décombres du passé colonial,
quand il s'agit de répondre aux problèmes qui se posent
tous ensemble, c'est là qu'il faut chercher le ferment
de la révolution à venir. En décembre 1960, cette même
jeunesse, en défiant les mitraillettes des troupes françaises
a littéralement emporté la décision. La force du mouve-
ment qui l'a soulevée alors, la capacité d'initiative auto-
rome dont elle a témoigné, sa résolution, son abnégation
mêine la désignent comme le milieu par excellence où la -
conscience et la volonté d'une autre Algérie peuvent naître.
Ce pays n'est toujours pas la demeure de ceux qui
l'habitent, il reste à conquérir. Des crises peuvent le
secouer, que susciteront la famine, le chômage, la misère,
le désespoir. Mais aucune d'elles
décisive et
n'apportera une réponse à la crise dont souffre l’Algérie,
tant qu'une classe sociale, ou une fraction de la société
fortement organisée et implantée, ne construira pas et ne
fera pas accepter à tous le modèle de nouveaux rapports.
ne
sera
Jean-François LYOTARD.
43
-
La jeunesse étudiante
Ils sont 250 000 à n'être ni des enfants ni des hommes.
Ils ne font rien et pourtant ils travaillent. Ils n'ont pas
d'argent, mais en règle générale ils ne sont pas pauvres.
Ce sont des fils de bourgeois, et ils ne sont pas des bour-
geois. Les filles ressemblent aux garçons, mais ne savent
pas si elles voudraient en être ou pas. Ils voient dans leurs
professeurs à la fois des pères et des patrons, sans parvenir
à choisir.
Ils sont aussi 250 000 à ne pas se ressembler, depuis
les vrais militaires et faux étudiants de Saint-Cyr jusqu'aux
faux bohèmes et vrais architectes des Beaux-Arts, en
passant par les apprentis « planificateurs » des Sciences
Po et les intellectuels marxistes-lévy-straussiens de la
Sorbonne. Il y a les militants de l'Humanité et ceux de
l'Equipe (les plus nombreux), sans oublier les anarchistes
d'Antony, les footballeurs de Charléty, les révolutionnaires
distingués et lecteurs assidus du Monde, les cinéphiles de
la rue d'Ulm, les beatniks du Old Navy, les filles à marier
de la première année du droit, les étudiants de 30 ans qui
réussiront « cette fois » l'agrégation, les matheux et les
médecins.
« Je
Tout cela est-il si drôle ?
J..., un copain de Polytechnique, m'a confié :
faisais des maths à Nice. Les maths ça m'amusait, moi. Je
bûchais sur la plage ; je coinçais les cours sous les galets
et je me dorais au soleil. La belle vie, quoi.
« L'école ça a été une sale surprise. D'abord je me
sus retrouvé sous-off dans l'Armée française sans savoir
pourquoi. J'ai un adjudant, des appels. J'ai fait un stage
en Algérie pour voir notre cuvre (celle de l'Armée). Et
il faut payer deux millions à la fin, si on ne veut pas rester
dans l'Armée. Ici on est entre gens « du monde ». On
fait partie de la grande famille des X, la « maffia » comme
on dit entre nous.
« Le coup est simple. La discipline militaire permet
à l'Etat de nous conditionner totalement. Ils produisent
rapidement, et sans heurt, les cadres qu'il leur faut. La vie
militaire nous empêche d'avoir des contacts suivis et étroits
avec les autres étudiants.
« Bien entendu, nous ne connaîtrons aucun ouvrier,
et l'idée qu'une autre société, ou d'autres rapports humains,
pourrait exister, ne nous viendra jamais à l'esprit. Ce que
l'Etat nous propose devra nous apparaître comme la
44
réussite. Nos parents, notre classe sociale, achèveront de
nous convaincre. Ainsi notre vie aura été choisie sans nous.
« M. Rueff peut bien dire que, nous au moins nous
ne sommes pas comme ceux de l'Université, que nous avons
le sens de l'Honneur et de la responsabilité.
« Pour la responsabilité, moi, je ne vois pas. Quant
à l'Honneur, tu sais comme moi qu'ils ont mis dehors
Schwartz, notre meilleur prof d'Analyse, parce qu'il avait
signé le Manifeste des 121. Ils charcutent des types à
longueur de journée, et ils s'indignent quand on proteste.
On a bien compris que ce qui comptait pour eux c'était
le « bon esprit », comme chez l'ouvrier. Tu sais, ceux qui
trouvent
que
cette société est la meilleure des sociétés
possibles, qu'il n'y a rien à changer, c'est-à-dire rien à
faire pour nous, sinon à recommencer ce que d'autres
faisaient déjà toute leur vie durant... »
B..., qui est dans une boîte d'ingénieurs, m'a dit avec
un sourire résigné : « Tu es pointé comme à l'usine, tu es
obligé de manger à la cantine à midi. Dans la Bibliothèque
tu ne trouveras pas une revue historique ou politique. Pour
bien nous mettre dans la tête notre futur métier de Chef
nous sert des cours d'Organisation scientifique du
travail. Il y a aussi les stages dans l'industrie, où l'on voit
des machines et des ingénieurs ; quant aux ouvriers, ils
n'ont pas l'air d'exister dans ces visites, si ce n'est comme
une partie de la machine. Ils veulent nous mettre la main
dessus de plus en plus ; par exemple, on a droit à des
absences de plus en plus limitées ».
on
ok 3*
On ne peut pas comprendre la situation de l'étudiant,
si on ne comprend pas la fonction objective, sociologique,
que doit accomplir dans la société actuelle l'enseignement
supérieur.
Cette fonction est double et contradictoire.
D'un côté, l'enseignement supérieur doit fabriquer, et
de plus en plus selon les méthodes de la production en
série, les travailleurs intellectuels et les cadres dont a
besoin la société bureaucratisée du capitalisme moderne.
Economie et société bureaucratiques exigent un nom-
bre croissant d'ingénieurs, de techniciens, de scientifiques,
d'enseignants, de médecins, de sociologues, de psycholo-
gues, d'administrateurs, d'économistes, de planificateurs,
d'organisateurs pour développer la production, pour la
gérer « rationnellement », pour administrer la machinerie
tentaculaire de l'Etat, pour « ajuster » la psychologie des
individus et des groupes et leur faire retrouver l'équilibre
que le fonctionnement même de cette société détruit cons-
tamment, pour « organiser » les loisirs et la vie hors de la
production, et pour... former un nombre toujours croissant
de nouveaux cadres. Pour cela, il faut dégager les jeunes
45
« capables » non seulement parmi les descendants de la
bourgeoisie traditionnelle, mais aussi de la petite bour-
geoisie et bientôt du prolétariat et de la paysannerie. La
gauche attardée se plaît à dénoncer le caractère de classe
de l'enseignement supérieur en France en rappelant qu'il
n'y a que 3 % des étudiants qui soient des fils d'ouvriers.
Mais le caractère de classe de l'enseignement supérieur
réside dans le contenu de cet enseignement et dans sa
fonction sociale de chantier où l'on fabrique les futurs
cadres dirigeants. La folie prendrait-elle à la bourgeoisie
de recruter exclusivement les étudiants parmi les fils des
manœuvres, l'enseignement supérieur n'en deviendrait pas
« prolétarien » pour autant. Dans la mesure où la bureau-
cratisation du capitalisme moderne est une tendance irré-
versible, dans la mesure aussi où le développement des
techniques de production réduit de plus en plus le poids
du travail simplement manuel, on peut prédire sans crainte
de se tromper une pseudo- « prolétarisation » croissante
du recrutement à l'enseignement supérieur.
Celle-ci se heurtera encore, pendant longtemps, à la
situation économique de l'écrasante majorité des familles
d'ouvriers ou de petits employés qui leur interdit de
supporter la charge de plusieurs années d'étude d'un enfant.
Le palliatif que constituent actuellement les bourses,
l’I.P.E.S., etc. devient chaque jour (plus insuffisant. Le
« pré-salaire » étudiant devra un jour ou l'autre être établi
comme le seul moyen permettant d'assurer un recrutement
suffisamment large pour l'enseignement supérieur. C'est là
le sens le plus clair de la fameuse « démocratisation » (1).
Il découle des mêmes considérations que l'Université,
en tant que producteur en série de cadres qui ont une
destination précise, doit subir, subit et subira de plus en
plus une « rationalisation » capitaliste. Il lui faut fournir
rapidement, avec le minimum de pertes, le maximum de
cadres avec une adaptation optimum à leur utilisation
ultérieure. De là toutes ces tendances qui ont, comme toutes
les réformes dans la société actuelle, un caractère pour le
moins ambivalent : on modernise les programmes, ce qui
veut dire en partie qu'on les adapte à l'évolution de la
science, mais surtout on veut les adapter au futur métier.
On parle de contacts entre l'Université et la production,
mais cela signifie beaucoup moins un véritable contact
entre les étudiants et la réalité sociale de la production, et
beaucoup plus une adaptation de la formation universitaire
aux exigences des entreprises.
(1) Cela ne veut évidemment pas dire que nous sommes contre
le pré-salaire, etc. Nous essayons simplement de faire comprendre
qu'une société qui s'efforce d'instaurer le système le plus efficace
pour le recrutement de ses futurs privilégiés n'en est pas moins
pour autant une société basée sur l'existence de privilégiés. On y
reviendra plus loin.
46
Mais, d'un autre côté, l'enseignement universitaire est
le dépositaire institutionnel suprême de la « culture » de
la société actuelle, et l'instrument principal de son déve-
loppement. Il est supposé représenter l'objectivité scienti-
fique, la rationalité humaine dans sa plus haute expression,
combattre toute « autorité » et mettre par-dessus tout la
liberté de la recherche, de la pensée et de l'expression,
placer la quête désintéressée de la vérité au sommet de
toutes les valeurs, montrer que la vraie science est toujours
au service de l'homme, en bref, il est supposé être le
garant ultime des valeurs spirituelles de la société et de
leur transmission aux générations suivantes.
En comprenant par valeurs spirituelles essentiellement
les valeurs de la bourgeoisie (2) c'est effectivement le rôle
que l'Université a joué en Europe depuis la fin du Moyen âge
et encore plus pendant le xix siècle, jusqu'à la première
guerre mondiale. On peut dire que pendant cette période,
le rôle « social » et le rôle « culturel » de l'Université
coïncidaient largement. La société établie avait besoin d'un
nombre très limité d'avocats, de médecins, de philosophes,
de scientifiques et de professeurs, qu'elle formait essentiel-
lement parmi les fils de la classe dominante, en leur four-
nissant un enseignement humaniste, désintéressé et général
(spécialisé le moins possible). Le conflit entre cet « huma-
nisme » et l'état réel de la société restait très limité dans
la mesure où, premièrement, cet « humanisme » demeurait
abstrait, deuxièmement, la bourgeoisie se présentait (et
agissait effectivement) comme une classe qui libéralisait.
la société, instaurait la démocratie, l'enseignement univer-
sel, etc., et, troisièmement, lorsque un certain « radica-
lisme » petit bourgeois a commencé à pénétrer l'Université,
les liens de l'Université avec le monde social réel et son
influence sur celui-ci étaient pratiquement inexistants. Mais
surtout, le conflit, virtuel, était aussi extérieur. Un certain
rationalisme bourgeois se croyait solide et définitif. La crise
de la société n'avait pas encore pénétré la culture.
Aujourd'hui le rôle social, même proprement et étroi-
tement économique, de l'Université, s'affirme comme un rôle
prédominant. Il serait dans la logique du système que
l'Université se fragmente en une série d'écoles d'appren-
tissage supérieur, annexes des grandes entreprises et
c'est ce qui tend à se passer aux Etats-Unis. Mais comme
toujours, la logique du système n'en est pas une et ici
encore le système n'arrive à fonctionner que dans la mesure
aussi où il se soustrait à elle. La nécessité de la fonction
« culturelle » de l'Université, constamment combattue, est
constamment et nécessairement réaffirmée. Une société
d'aliénation ne peut pas devenir une société purement et
(2) Ou, si l'on préfère, les valeurs dominantes de la culture de
l'époque. Mais on ne peut pas soulever ici cette vaste question.
47
.
simplement aliénée, car alors le terme philosophique
reprend comme seul sens possible son sens psychiatrique.
Même une société totalitaire qui aspire à tout soumettre
à la volonté de la classe dominante ne peut pas supprimer
l'objectivité comme la bureaucratie russe vient d'en
faire l'expérience. Elle ne peut pas supprimer la contesta-
tion en son sein, ni éliminer l'exigence de rationalité qu'elle
fait par ailleurs surgir constamment. Même une société
exclusivement utilitaire est obligée de comprendre qu'à la
longue, les progrès de la technologie appliquée dépendent
du développement de la recherche fondamentale et désin-
téressée », comme la bourgeoisie américaine le comprend
de plus en plus.
La double et contradictoire fonction de l'enseignement
supérieur dans la société actuelle ne peut donc pas être
supprimée. En même temps que l'Université doit se bureau-
cratiser, fabriquer en série des cadres voués à un travail
spécialisé et parcellaire, se soumettre aux impératifs de la
demande de matériel humain qui peuplera les bureaux et
les laboratoires des entreprises modernes et de l'Etat,
elle doit continuer à former des vrais scientifiques, des
vrais chercheurs, des vrais penseurs (3). Et elle doit le
faire à une époque où, non plus de l'extérieur, mais de
l'intérieur, le sens, les fins, les méthodes, l'importance pour
l'humanité de la science, de la recherche et de la pensée
sont radicalement mises en question.
*
Les étudiants sont évidemment un groupe extrême-
ment hétérogène.
Les origines sociales sont très diverses, et au fur et à
mesure que le nombre d'étudiants s'accroît, elles se diver-
sifient encore davantage. Si actuellement la bourgeoisie
aisée et moyenne fournit encore le gros du contingent,
l'importance numérique des fils et des filles de petits bour-
geois, de fonctionnaires et d'employés va croissant.
Les étudiants sont aussi un groupe transitoire, et la
diversité des perspectives sociales qu'ils ont devant eux
accroît encore leur hétérogénéité « virtuelle ». Suivant son
genre d'études et les relations de sa famille, l'étudiant
pourra aterrir dans une profession qui lui donnera 80 000
ou 3 000 000 de francs par mois (professeur licencié ----
grand médecin ou directeur d'entreprise).
Les études durent de trois à sept ans. Les jeunes
(3) On essaie actuellement de dépasser cette antinomie en divi-
sant à nouveau l'enseignement supérieur et en créant une « super-
université » destinée aux penseurs d'élite et aux chercheurs ('Troisième
cycle). Mais il est clair que le remède ne fait qu'aggraver le mal pour
autant que d'un côté il pousse au paroxysme la spécialisation et
d'un autre côté il tend à transformer le gros des étudiants à des
rebouteux de la science.
48
étudiants sont encore des adolescents, les vieux des hommes
qui ont un métier. Ils ne se comprennent pas toujours très
bien. De plus leurs difficultés communes, leurs problèmes
peuvent leur apparaître comme secondaires, puisque
demain ils ne se poseront plus.
Il faut ajouter à ces traits l'isolement, individuel ou
« collectif ». Le milieu favorise le développement de
bandes et de groupes restreints, qui se forment naturelle-
ment sur la base d'une Faculté et surtout d'une spécialité,
et où jouent souvent des affinités politiques ou culturelles.
Souvent, c'est la tradition qui fournit un rôle à ces bandes :
à la Fac des Lettres la politique sera à l'honneur, en Méde-
cine ce sera le rugby. Pourtant, peu d'étudiants en définitive
sont intégrés dans de tels groupes, qui au surplus restent
assez isolés les uns des autres.
C'est pourtant dans ce groupe, le plus hétérogène et le
plus disparate de toutes les catégories sociales en France,
qu'on a pu constater les dernières années la seule réaction
collective contre la guerre d'Algérie : une série de mani-
festations, un état d'agitation pratiquement permanente
pendant les deux dernières années de cette guerre, un
nombre important de jeunes militant dans ce qu'ils pen-
saient être des formes efficaces d'organisation contre la
guerre. Il serait tendancieux et superficiel d'objecter que
ces actions « ne sont pas allées très loin » ou que « seule
une minorité y a pris part ». La minorité qui a pris part
à un moment ou à un autre aux manifestations étudiantes
doit totaliser à Paris entre 10 000 et 15 000 personnes, soit
15 à 20 % (et probablement plus) du total des étudiants.
Pour ce qui est du reste de la population, la proportion est
à peu de choses près, 0 %. Et si l'on veut dire que l'action
des étudiants n'est pas allée très loin, il faut avoir l'honnê-
teté d'ajouter que l'action du reste de la population n'est
allée ni loin, ni près pour la simple raison qu'elle n'est
jamais partie. Le phénomène n'est d'ailleurs pas limité à
la France. On l'observe également aux Etats-Unis (où une
fraction croissante des étudiants se mobilise dans la lutte
pour les droits des noirs ou contre les armements atomi-
ques), au Japon (où ce sont les étudiants qui ont empêché
Eisenhower de visiter Tokyo en juillet 1960), en Italie (4)
et ailleurs, pour ne pas parler des pays sous-développés
(Cuba, Turquie, etc.).
L'explication du phénomène réside dans plusieurs
facteurs, reliés à des traits des plus profonds de la situation
sociale contemporaine.
Le premier facteur exprime ce qu'il faut bien appeler,
même si le terme a été galvaudé, la révolte de la jeunesse
contemporaine. Il ne faut pas confondre ce phénomène,
(4) V. dans le No 31 de cette revue les articles de Kan-ichi
Kuroda, « Japon, juin 1960 », et des camarades de Unita Proletaria,
Italie, juillet 1960 ».
49
qui s'amplifie constamment, avec le phénomène classique
du « conflit des générations ». Celui-ci, tel qu'il a pu
exister dans les phases précédentes de la société bourgeoise
ou dans certaines autres sociétés, exprimait en général
l'aspiration des jeunes à prendre la place des vieux, à faire
sauter les obstacles qui empêchaient leur avancement dans
le cadre du système existant qui n'était pas mis en cause
comme tel. Connue surtout parmi les fils de la bourgeoisie,
cette opposition pouvait s'objectiver comme une lutte contre
la routine et la sclérose des générations en place, et aller
même jusqu'à des prises de position politiques de type
libéral-radical ou socialo-réformiste. Encore aujourd'hui,
un grand nombre parmi les militants actifs de l’U.N.E.F.
peuvent être rangés dans cette catégorie.
Mais dans la révolte des jeunes actuels il s'agit de
beaucoup plus que d'un conflit de générations. Pour un
nombre croissant de jeunes, ce qui est en cause n'est pas
la place que les vieux leur feront ou ne leur feront pas
dans le système, mais le système lui-même. Ils n'envient
pas la vie de leurs parents, ils la critiquent et même
ils ne la critiquent plus, tellement elle leur paraît à la fois
étrangère et vide, dépourvue de sens. Et ce phénomène,
même si on l'a observé au départ surtout chez les enfants
des classes moyennes (5) a gagné toutes les classes de la
société. D. Mothé a montré, dans Les jeunes générations
ouvrières (6) le refus qu'opposent les jeunes ouvriers
d'aujourd'hui aussi bien aux « valeurs » que leur propose
la société capitaliste qu'aux valeurs et aux formes d'orga-
nisation traditionnelles de leur classe (partis et syndicats).
Le travail à l'atelier, aussi bien que le militantisme syndical,
les mots creux des programmes des partis autant que la
vie pauvre et morne des adultes n'excitent que leur
sarcasme et leur mépris.
C'est cette même révolte qui diffuse d'une manière
générale aussi dans le milieu étudiant et en conduit une
minorité importante à être prête à prendre des positions
politiques radicales.
Un deuxième facteur important, c'est la nature même
du travail des étudiants et les problèmes qu'il fait surgir
devant leurs yeux.
Pour une fraction des étudiants, la culture qu'on leur
dispense est aussi « vraie », les connaissances aussi exactes
que possible. Ce sont ceux qui restent mystifiés par la
deuxième fonction de l'Université que nous avons men-
tionné plus haut, gardienne des valeurs et source de l'objec-
tivité. L'Université leur apparait comme un lieu à part dans
cette société, ils se sentent privilégiés d'en être et ils
(5) V. dans le N° 20 de cette revue La fureur de vivre, p. 207-
208.
(6) Dans le N° 33 de cette revue, p. 16 à 42.
50
-
prennent au sérieux la culture établie telle qu'elle se donne.
Ils apprennent tout parce que c'est nécessaire, assistent à
tous les cours et essaient surtout de comprendre comment
leurs Maîtres envisagent le travail pour leur fournir le
devoir, la copie d'examen ou le diplôme que le Maître
aurait faits lui-même. Après avoir travaillé ainsi pendant
quatre ans, ils vont trouver un patron et continuer pendant
quarante ans, devenant - suprême ambition – des Maîtres
eux-mêmes. Cette fraction est de moins en moins nom-
breuse, pour les raisons que nous verrons immédiatement
après.
Une autre fraction, de plus en plus importante, est
celle des cyniques. Ils entrevoient les problèmes internes
à cette culture ou à sa relation avec la réalité sociale, mais
leur tranquillité, leur « avenir professionnel » sont plus
importants. Ils sentent que ce qu'on leur enseigne est
parfois faux, presque toujours insuffisant ; ils n'ont pas
d'illusions sur son caractère de plus en plus utilitaire ; ils
n'ignorent pas que l'on veut avant tout faire d'eux des
cadres utiles au système, médecins, économistes, physi-
ciens ou ingénieurs. Et après tout, pourquoi pas ? Ils
acceptent ce destin, pensant avant tout à la place privilégiée
qui sera la leur dans le système, croyant que ce dont ils
ont avant tout besoin c'est une voiture, des vacances, de
l'argent, une maison de campagne. Ils ne sont pas mécon-
tents de pouvoir, grâce à des études « bien faites » (et là,
il s'agit surtout de bachoter), s'installer dans un échelon
confortable de la hiérarchie dirigeante.
Mais pour une troisième catégorie, dont l'importance
-croît avec le temps, le contact avec la culture universitaire
devient l'origine comme c'est logiquement inéluctable
- d'une série de points d'interrogation, qui aboutissent
à la mise en cause aussi bien de cette culture que de la
société qui la produit et de leur rapport. Cette mise en
cause est, disons-nous, logiquement inéluctable, car elle
est au bout de toute tentative de penser sérieusement soit
la fonction sociale, soit la fonction culturelle de l'Université
soit enfin leur rapport ; elle est constamment nourrie par
la crise propre et la désintégration interne de la culture
établie (qui en conduit les meilleurs représentants à la
mettre en question aussi bien que le système social dont
elle émane) ; elle est amplifiée par le fait que, en voulant
précisément mettre l'Université au service du système
social, la classe dominante y introduit toutes les contra-
dictions, tous les conflits, toutes les incohérences qui le
caractérisent.
Nous ne pouvons pas ici élaborer systématiquement
cette question, qui dépasse de loin notre objet. Mais quel-
ques exemples permettront de mieux voir ce que nous
voulons dire.
Quelque soit son objet particulier, l'enseignement
51
.
dispensé à l'Universite se présente sous une exigence de
rationalité. Il veut être la recherche du système le plus
vrai et le plus cohérent. Or l'irrationalité est partout dans
cette société. Comment le jeune économiste peut-il croire
sérieusement à la rationalité de l'économie contemporaire,
« planifiée » ou non, lorsque même parmi les maîtres
académiques personne, sauf quelques vieux attardés, n'ose
plus prétendre soit que l'économie effective fonctionne de
façon rationnelle, soit qu'une connaissance systématique
rigoureuse de la réalité économique existe actuellement ou
même doive exister un jour ? Comment le jeune sociologue
du travail peut-il éviter de se poser les questions les plus
radicales lorsque l'objet de sa science c'est la divergence
entre l'organisation « forinelle » et l'organisation « infor-
melle » de l'entreprise et du processus du travail, et leur
conflit, divergence et conflit sans lesquelles sa science ne
serait pas née et n'aurait pas de raison d'être ? Le jeune
physicien pourrait, à la rigueur, ignorer la crise théorique
qui secoue les fondements de la physique contemporaine
et ruine ses prétentions d'être une science rigoureuse, et se
consoler en se disant : après tout, ces recherches aboutis-
sent à des résultats pratiques utiles à l'humanité. Utiles
à l'humanité, comme la bombe H ? Ou comme la conquête
de l'espace ? Peut-il éviter le problème de la responsabilité
du scientifique concernant les produits de sa science, lors-
que les plus grands savants atomiques, Oppenheimer en
tête, l'invitent à se poser le problème des fins de la science
et de son rôle dans la société ? L'étudiant en psychologie
sociale pourra-t-il continuellement fermer ses yeux devant
les missions qui sont celles qu'il recevra dans sa profes-
sion : résoudre au profit des patrons des questions d'inté-
gration des ouvriers dans l'entreprise ou de lancement
publicitaire de produits inutiles ?
En même temps, le mode de transmission de cette
culture, l'organisation de l'enseignement, commencent à
apparaître à beaucoup comme contestables. Les programmes
sont évidemment imposés ; avec l'énorme extension du
savoir et la spécialisation croissante, il n'y a pas de pro-
gramme « évident », et les choix opérés apparaissent comme
arbitraires -- et ils le sont pour une large part, qu'ils
reflètent la tendance d'adapter les études au futur métier,
ou les lubies des professeurs enseignant à partir des
épreuves de leur prochain livre.
Les cours ex cathedra réduisent l'étudiant à un audi-
teur ; il est là pour enregistrer, pour ingurgiter, à l'examen
il « recrachera ». Les arguments du Maître, sa façon de
poser les problèmes et parfois de les ignorer, ont la force
de l'autorité. Ces aspects apparaissent moins dans les
séminaires qui se forment, dans certaines disciplines,
autour d'un Maître ou de son brillant disciple. Mais pour
y participer il faut la plupart du temps être déjà licencié.
52
Et surtout, les questions abordées et les méthodes de
travail dépendent du Maître qui entend se servir du sémi-
naire pour faire écolé, répandre sa pensée et avoir des
aides qui ne lui coûtent rien. En fait, le séminaire tend
à devenir un groupe d'intérêts communs pour quelques-
uns. Le patron a souvent un poste important, de lui dépen-
dent des bourses et des places. Les étudiants ont intérêt
à participer à son séminaire pour se faire connaître et
apprécier de lui, obtenir par la suite son appui en entrant
dans sa coterie. Dans la pratique sela signifie souvent se
mettre à la discrétion du Maitre et accepter sans trop
discuter son orientation. Il y a en fait un aspect de la
bureaucratisation de l'enseignement supérieur qui fait
qu'on y retrouve les phénomènes classiques de la fragmen-
tation en cliques et en clans et qui tend à devenir prédomi-
nant ; tout le monde en parle lorsqu'il s'agit de la méde-
cine et des divers scandales des examens d'internat, etc.,
mais on ne se rend généralement pas compte à quel point
cette situation s'étend inéluctablement à toutes les disci-
plines au fur et à mesure que se multiplient les laboratoires,
les postes de recherche, etc.
Il y a donc une probabilité, et qui va croissant, pour
que l’étudiant, de par son contact même avec l'Université,
soit amené à mettre en question la culture qui lui est
fournie, sa relation avec la société, et la structure de cette
société elle-même.
Il y a enfin un troisième facteur déterminant dans la
situation de l'étudiant qui permet de comprendre à la fois
la relative facilité avec laquelle des étudiants peuvent
s'engager politiquement et la relative fragilité de cet
engagement.
L'étudiant, tout au moins dans le système actuel de
l'enseignement supérieur, garde encore une assez grande
liberté mais aussi une certaine irresponsabilité. Ce sont
l'endroit et l'envers d'une même médaille. L'étudiant subit
beaucoup moins de contraintes sociales que, par exemple,
le jeune ouvrier. Il n'est pas obligé de gagner sa vie, ses
études n'occupent pas la totalité de son temps et il n'a pas
de contremaître sur le dos. Il a rarement une femme et des
enfants à nourrir. Il peut puiser dans la culture qu'il reçoit
des éléments de réflexion, mais il n'est pas encore intégré
à la vie active de la société. Il peut en fait prendre des
positions politiques extrêmes sans grand danger, aucune
sanction formelle ou même de fait ne le menace, sauf dans
des cas exceptionnels.
Mais ces mêmes facteurs font que son engagement
peut manquer de force, rester trop souvent « intellectuel »
et provisoire. Si une large minorité d'étudiants met à profit
cette phase de liberté-irresponsabilité pour prendre un
recul vis-à-vis du système social établi, le juger et se dresser
coutre lui, il est inévitable qu’un large déchet apparaisse
53
.
par la suite. Savoir quelle fraction de cette minorité main-
tiendra plus tard, consolidera et approfondira dans la vie
active cette opposition dépend d'autres facteurs qui dépas-
sent de loin le problème étudiant : le sort des « nouvelles
couches moyennes » dans une société de plus en plus
bureaucratisée, la renaissance d'un mouvement de lutte des
travailleurs. Mais quoi qu'il en soit à ces égards, une chose
est certaine : la période qui vient verra se confirmer et
s'amplifier le courant de contestation de l'ordre existant
parmi la jeunesse étudiante.
Dans la période récente, le point de départ des actions
étudiantes contre la guerre d'Algérie ont été la plupart du
temps les consignes de l’UNEF. Il y a là, une ambiguïté,
et même une contradiction, qui est importante. Comme
nous l'avons déjà dit, dans ses structures et son expres-
sion organisée (et compte tenu de la séparation qui y existe
entre dirigeants et adhérents, séparation aussi poussée que
celle qui apparaît dans les syndicats ou les partis politi-
ques), l’UNEF représente les aspirations de rénovation
réformiste de jeunes futurs cadres (la tendresse que lui
prodigue par exemple L'Express est caractéristique), qui
demandent la modernisation du système et l'élimination
de celles de ses absurdités qui se retournent contre son
propre fonctionnement. Et dans le chaos, l'anarchie, le rôle
exorbitant des résidus archaïques qui caractérisent le capi-
talisme français, la partie est évidemment belle. Demander
de meilleurs et plus amples locaux pour l'enseignement
supérieur devrait normalement être le souci du Ministre
de l'Education ; dans la situation française actuelle où un
gouvernement qui ne rencontre aucune opposition, n'a
quand même pas la force de mécontenter une ou deux
centaines de marchands de vins pour construire une
Faculté des Sciences, cela peut prendre figure d'une reven-
dication radicale. Et cela vaut, mutatis mutandis, pour les
autres revendications concernant le logement étudiant, le
pré-salaire, etc. Nous ne disons nullement que ces reven-
dications sont perverses, tout au contraire ; nous n'affir-
mons pas que ceux qui les mettent en avant le font dans
le but « explicite et conscient » d'affermir le système
capitaliste en lui permettant de mieux former ses cadres.
Aucun individu normalement constitué ne peut pas-
ser devant la nouvelle Faculté des Sciences sans avoir
envie de fusiller sur-le-champ ceux qui sont responsables
de ce monstre, ni comparer sans rage les crédits de la force
de frappe et ceux de l'éducation. Mais quelle que soit la
valeur de ces sentiments et l'importance qu'il y a à ce que
les étudiants refusent d'accepter passivement le sort que la
société veut leur faire, il n'en reste pas moins qu'il n'y a
rien dans ces problèmes qui soit objectivement insoluble
54
pour le capitalisme, et même rien qu'il ne « résoudra »,
de sa façon et dans son optique, au fur et à mesure que
la réalité l'obligera de prendre conscience de ses véritables
intérêts. Ce ne sont pas ces revendications comme telles,
ce sont les limites de ces revendications, l'absence de toute
mise en question du système actuel, qui déterminent objec-
tivement le caractère de l'UNEF. Et ceci trouve bien une
contrepartie subjective dans la mentalité d'une bonne
partie de ses cadres qui acceptent les buts de la société
actuelle et sa division en classes, mais en voudraient une
meilleure organisation, « le progrès », c'est-à-dire en somme
une exploitation moderne.
D'une façon extrême, cette ambiguïté est apparue à
propos de la guerre d'Algérie, où l'UNEF a d'une certaine
façon porté le drapeau qui aurait dû être celui des politi-
ciens bourgeois « éclairés » et progressistes : cessez cette
guerre absurde où l'on engouffre sans aucune chance de
succès des milliers de milliards qui pourraient être infini-
ment mieux employés chez nous, négociez avec les chefs
du camp adverse. Ce n'est pas le lieu ici, ni même la peine
d'expliquer pourquoi et comment, dans la France de 1959-
1962, cette position a pu apparaître comme une position
radicale. Mais il est certain que pour la majorité de ces
étudiants qui ont pris part aux actions contre la guerre
d'Algérie, autre chose était en cause. C'était l'impérialisme
français qu'ils condamnaient et l'infåmie des dirigeants
politiques traditionnels, c'était la lutte du peuple algérien
qui suscitait leur solidarité. Et à travers la lutte contre la
guerre, dans les manifestations, l'insoumission, la clan-
destinité, l'aide aux algériens, les discussions sur leur
révolution, une minorité d'étudiants a pris conscience aussi
de ce qui l'opposait à sa propre société. Sans toujours pou-
voir se le formuler clairement, ils ont senti que seule une
révolution pouvait changer une société, et faire naitre un
nouvel ordre humain. Et il n'est pas étonnant que, dans
le désert politique que présente actuellement la France,
il y en ait eu plusieurs qui aient voulu partir en Algérie,
en Afrique ou à Cuba et certains qui l'aient déjà fait
pensant que là au moins leur activité et leur travail
auraient un sens.
La révolte de la jeunesse, la critique de l'enseignement
donné et de son mode de transmission, la contradiction
vécue de la fonction sociale et de la fonction culturelle de
l'Université, la crise des valeurs qui laisse le jeune désem-
paré sans modèles et sans buts qu'il puisse faire siens,
permettent de comprendre profondément l'intérêt des
étudiants pour la guerre d'Algérie. La torture, les camps
de regroupement, la guerre menée par l'armée française
ont concerné les jeunes parce que concrétisations specta-
culaires des contradictions de cette société dont ils avaient,
certes à un degré moindre, à souffrir eux aussi dans
55
ve
l'Enseignement. L'Algérie ce fut l'occasion, le catalyseur
d'une opposition qui se cherche et prend peu à peu cons-
cience d'elle-même.
*
**
Le nombre des étudiants dans les années à venir va
s'accroître dans des proportions très larges. Les prévisions
du « IVe 'Plan », qui à ce sujet ne prêtent pas à contes-
tation, portent sur 500 000 étudiants en 1971, soit un dou-
blement des effectifs actuels. L'Université sera alors bien
cette usine de fabrication de cadres en série, qu'exige
l'économie bureaucratique. Parmi ces 500 000 jeunes, une
très petite minorité sera appelée à tenir par la suite des
rôles de dirigeant de premier plan. La plus grande partie
aura à remplir des fonctions obscures de cadres moyens
parmi des millions d'autres hommes au travail. Leur vie
sera celle d'exécutants recevant, à l'intérieur de systèmes
plus ou moins complètement hiérarchisés, des tâches limi-
tées et précises à accomplir, sans possibilité de décider de
sa fonction, de son travail et en somme de sa vie. Les
professions dites « libérales » le seront de moins en moins,
et les valeurs auxquelles elles étaient attachées seront de
plus en plus entraînées dans la problématique sociale.
L'enseignement universitaire lui-même fera apparaître de
plus en plus la contradiction entre les exigences du système
social et les intentions de rationalité, d'objectivité, de
vérité sans lesquelles il ne peut pas exister.
Certes, des facteurs de « politisation » liés à l'état
d'anarchie actuel disparaîtront : la liberté-irresponsabilité
de l'étudiant diminuera beaucoup, le sentiment de l'inadé-
quation de l'enseignement au métier futur, le problème des
débouchés seront réglés dans une certaine mesure. La
bureaucratie s'efforcera de proposer des valeurs nouvelles :
planification scientifique, grandeur de la mission du cadre
(« expert en gestion accomplissant une tâche d'intérêt
national »). En s'affirmant ces traits laisseront en revanche
apparaître la réalité de cette société moderne et l'étudiant
sera plus tôt confronté à une aliénation peu différente de
celle que subit l'ouvrier et l'employé.
Dans un groupe d'étudiants devenu beaucoup plus
homogène dans son recrutement et dans sa situation, le
cynisme et l'inconscience, l'insouciance et la naïveté auront
beaucoup moins l'occasion de s'affirmer. Et pour une
minorité d'étudiants les éléments d'une prise de conscience
révolutionnaire seront rassemblés, et un engagement poli-
tique durable, basé sur la critique de l'organisation bureau-
cratique de la société, sera possible.
Claude MARTIN.
56
1
-
**
TÉMOIGNAGES ÉTUDIANTS
La vie de l'étudiant
ce
Midi, fin du cours, on se précipite pour sortir, on fuit. Une
conversation intéressante avec mon voisin est interrompue par la
débandade. Dommage. Demain nous nous reverrons : « Salut »
« Salut » « Ça va » < Ça va ». C'est rare les collègues avec
qui on discute plus d'une fois, plus rare encore les copains de la
Fac qu'on rencontre en dehors des cours. Chacun sa vie à soi.
Ma vie à moi c'est dans une Cité ; là on discute, on en a le
temps. D'abord des autres : « Lui, c'est un sale coco ». « Celui-là,
un sale fasciste ». Ou bien : « T'as vu la fille de D.., elle est bien ».
Evidemment qu'on l'a vue la fille de D... ; quand quelqu'un a une
amie dans cette maison, il lui fait faire le tour de tous les couloirs
pour l'exhiber. On parle beaucoup du travail : « moi, je fais mon
certificat de philologie appliquée ». « C'est dur ? ».
« Oui, le
prof est une vieille peau » ; « Mon vieux, pour réussir « l'agrègue »,
tu prends une boîte à chaussures, tu la remplis de tes fiches, quand
elle est pleine, tu es agrégé ». On est plus précis parfois : « J'ai
fait 300 pages de polycopié ce matin ». « Moi, pour mieux retenir
je souligne mes polys au crayon rouge et bleu ». Toujours l'examen
ou le côté technique de l'étude. On pense déjà au gain ou à la
l'etraite : « être fonctionnaire, c'est pas mal » ai-je entendu dire.
On aime parler de la paperasserie dans laquelle on se débat, on en
cst fier ; j'ai vu un étudiant qui pour séduire une jeune étrangère
lui exhibait toutes ses cartes d'identité et lui en expliquait la
signification. Il faut être au courant ; osez demander à quelqu'un
qui vous déclare « Moi je fais l’E.N.I.C.A.
que c'e:t que
l'ENICA !
J'habite une maison où nous sommes 400 ; pour s'occuper de
nous un directeur, un économe, une surveillante, et 30 femmes de
ménage. La maison a toujours l'air sale et prête à crouler. Il est
vrai que nous ne respectons pas le matériel. Quand l'ascenseur est
bloqué en général quelqu'un qui l'arrête à un étage pour son
usage personnel c'est à coups de pied qu'on cogné sur la porte
en criant « Salauds ». Il y a bien un écriteau nous priant d'être
plus doux, mais il y a écrit merde dessus ct dessiné un sexe. C'est
comme la politique, nous en faisons surtout dans les chiottes : « De
Gaulle est un con », «Kadar=Horthy» sur les murs, ou des réflexions
sur nos collègues, sur la sexualité. Les ascenseurs qu’on répare
tous les mois, les murs qu'on passe périodiquement au blanc d'Espa-
gne, l'électricité qu'on laisse toujours. allumée par principe « on
s'en fout, ce n'est pas nous qui payons ». Il faut dire que la Direction
nous prend pour des gosses. Un ami peintre quittait le pavillon, il
y laissait pour quelques jours des tableaux qu'il ne pouvait emporter ;
il vient chez le Directeur qui lui devait de l'argent pour un travail :
« Je ne vous paierai que quand vous aurez débarrassé la Maison de
vos colis, vous comprenez nous ne voulons pas de choses qui traînent
ici ». Un peintre qui laisserait traîner ses tableaux ? La Direction
pourtant fait appel à nos plus nobles sentiments. En entrant à'la
Cité j'ai reçu un flot de fascicules et de questionnaires me demandant
entre autres si je parlais des langues et si j'étais prêt à collaborer
aux multiples activités culturelles et sportives de cette « Communauté
groupant des membres de 86 Nations », sinon je comprenais bien
qu'il vallait mieux que j'habite ailleurs. Réponse personnelle au
Délégué Général exigée. J'étais gêné pour écrire cette lettre, m'en-
ou
57
a l'a
on
gager à tant de choses, alors que le travail déjà.., . Ecris n'importe
quoi, va, on ne lit jamais ces papiers » m'a dit uni copain. Personne
n'est venu vérifier si je parlais le Portugais (heureusement) ni me
demander d'adhérer aux Amitiés Franco-Brésiliennes. Ce n'est pas
au restaurant non plus qu'on se fera des amis, comme disait le
papier : « Au restaurant, dans votre pavillon, dans le parc, vous
rencontrerez... etc. ». En fait c'est déprimant le restaurant. On y
fait parfois une demi-heure de queue pour se saisir de son auge,
on échange quelques mots hargneux avec la serveuse et on se cherche
une place. On n'oserait jamais adresser la parole à son voisin, il
tellement sérieux et préoccupé, on dirait qu'il porte sur lui
tous les malheurs du monde. On mange en dix minutes. La solution
c'est de venir avec des copains. Pourtant c'est vrai il y a beaucoup
d'étrangers à la Cité et, non sans curiosité, se tourne vers eux
pour apprendre la vie de leurs pays. Un Allemand m'a beaucoup
parlé de magnétophones et comment leur trafic était rentable.' Un
Italien m'a convaincu que les Fiats étaient les meilleures voitures.
Un Hongrois s'est fâché parce que je ne croyais plus en la valeur
de leur football. Quoi qu'il en soit nous fréquentons beaucoup les
étrangers. C'est ce qui se fait. Il faut pouvoir dire : « Un poète
yougoslave est venu chez moi cet après-midi ». « J'ai pris le
thé avec un peintre américain ». Le fin du fin c'est de pouvoir
présenter aux copains : « Mon ami Guinéen ». Il y a un jour où
nous nous souvenons de notre engagement, où nous nous groupons
tous les 86 Nations, c'est le lundi pour la séance de cinéma
organisée par la Direction. C'est un grand jour et nous y participons
activement en fabriquant des avions en papier que nous larguons
à l'entr'acte.
Il y a des élections dans ma Maison, pour le comité. Liste
Apolitique d’Action Syndicale contre Liste Apolitique pour la Défense
des Intérêts. En fait elles s'accusent réciproquement par voie de
tracts de faire trop de politique ou elles se diffament : « Il paraît
que le président sortant a fait de la prison comme coco ».
« Oui
mais l'autre est ami avec le Directeur ». Mais la bataille se jouera
sur le bar qui fonctionne dans notre Pavillon : on dit que le Comité
sortant a détourné l'argent du bar ; le Comité réplique en organisant
un hal avec invitations gratuites. Toutefois les listes ne sont pas
encore formées, c'est très dur, il faut équilibrer au « pro-rata » de
notre population : un Hongrois, un Africain, un étudiant en Médecine,
un de Supelec... etc., et un président Sciences-Po (c'est son métier).
On me propose d'être sur une liste : « Tes amis voteront pour toi,
et si on gagne tu es sûr de rester une année de plus à la maison ».
La bataille sera jâpre en tout cas, l'enjeu est de taille : notre
pavillon est le plus grand et son président passe automatiquement
président de l’A.I.R.C.U.P. (l'association des résidents) et, de là,
l'U.N.E.F. et les honneurs... Voilà notre petite politique à nous,
Quant à l'autre, la grande, la générale, elle ne nous apparaît que
sous forme de discussions oiseuses au bar, de vendeurs de journaux
bénévoles frigorifiés les dimanches d'hiver, de pétitions pour « la
défense des libertés démocratiques » ou contre ces mêmes libertés.
Peu de vie politique à la Cité, quoi, ceci pour une raison : Direction
et comités sont d'accord sur ce point. « Nous ne voulons pas de
gens qui sément la merde ici » ; c'est-à-dire que ceux qui ont des
idées trop arrêtées sont rapidement exclus.
Farmi les distractions il y a d'abord celles qui n'en sont pas,
ce sont plutôt des spécialités ; et l'amateur n'épargnera aucun effort
pour être et pour être reconnu comme un spécialiste. Le spécialiste
de .cinéma sera toujours sur le point de faire un film avec Untel et
se baladera avec dans la main un livre « Le symbolisme chez
Einsenstein » : « Moi je suis à la Cinémathèque tous les soirs ». On
peut être spécialiste de musique et organiser des auditions de dis-
ques ; spécialiste de théâtre, de littérature espagnole, on organise
des conférences. Il y a les sportifs. Il fait beau, sur le terrain des
garçons jouent au hallon ; j'y vais. « Ne nous dérange pas, c'est
nous l'équipe de l'Agro, on a réservé le terrain, on travaille notre
58
« Je
jeu ». Travailler un jeu ? Je sais qu'ils ont un match ; c'est contre
notre pavillon qu'ils jouent. Sur 400 types 20 jouent au ballon chez
nous. Le matin du match cinq seulement sont debout. On a bien
essayé de réveiller les autres : « Fous-moi la paix, je ne suis pas
seul ». Laisse-moi dormir, je me suis couché tard ».
suis fatigué, j'ai' un examen dans une semaine ». Après avoir glané
quelques copains dans d'autres pavillons nous arrivons à 9 sur le
terrain (il faut être 11) et bien en retard. « Vos licences ? » Nous.
ne sommes pas tous à en avoir. « Bon, alors vous perdez par forfait.
C'est sérieux, c'est un match de championnat ». « D'accord, mais
faisons un match amical ». * L'Agro ne fait pas de matches
amicaux ». Sans licences, pas question de jouer au ballon. Mais la
pratique d'une spécialité ne détend pas, c'est plutôt un travail. On
cherche à se détendre. On se réunit au Chalet, c'est un café. Au
Chalet, il y a quatre billards électriques tout le temps en service.
« Quand j'ai travaillé deux heures je descend faire une ou deux
parties de TILT, ça me détend, j'ai un meilleur rendement après ».
Mais les appareils ne sont pas toujours disponibles alors on regarde
les autres jouer ; connaisseur, on apprécie les beaux coups, enthou-
siaste, on applaudit quand il a gagné une partie gratuite. Au Chalet
la moitié de la salle est occupée par ces joueurs et leurs spectateurs.
Un raffiné m'a avoué qu'il éprouvait comme des sensations sexuelles
à ce jeu. Le samedi soir on sort, on nâle ensuite « Tout le monde
sort le samedi, il y a des queues partout ». Nous, nous aurions le
temps de sortir un autre jour de la semaine, mais la tradition veut
que ce soit le samedi. « Le samedi moi je ne travaille pas, je ne
peux pas ; je me détends, on bosse mieux après ; c'est prouvé par
des statistiques », « Un conseil, quand t'en a marre du boulot,
va écouter du jazz trois heures, ça rentrera mieux ensuite ». C'est
ça" la détente scientifique pour un meilleur rendement, comme la
musique dans les grands magasins. La ligne de Sceaux nous déverse
tous au Luxembourg, on descend le boulevard Saint-Michel, les plus
aventureux prennent le boulevard Saint-Germain. Rentrés à la Cité :
« J'ai chassé hier soir au Quartier ». « Des jolies filles ? »
« Peuh ». Mais d'autres bruits courent : « Il y a des Suédoises
maintenant au Quartier ». « Il y a des Allemandes, elles sont
faciles, tu devrais essayer ». Ainsi tous les samedis c'est le boulevard
Saint-Michel ou le boulevard Saint-Germain.
Malheureusement parfois cette vie tourne au drame surtout pour
ceux qui ne draguent pas le boulevard Saint-Michel, ne jouent pas
au ţilt, n'aiment pas écrire dans les chiottes, n'ont pas le courage
d'aller chercher une licence de foot. On se suicide assez souvent å
la Cité : une tentative par pavillon par an en moyenne. On va
beaucoup voir le psychiatre : 500 résidents sont soignés dans le service
mental de l'hôpital. On se marie très jeune aussi pour s'isoler de
cette vie de fous. Toutefois cette dernière solution est moins un
drame.
Les copains me disent pourtant : « tu as de la veine d'habiter
la Cité, on s'y fait des amis ».
Eux ils sont chez leurs parents parasites ou dans des
chambres de bonne absolument seuls. D'anciens résidents, d'il y
a 4 ou 5 ans, reviennent tous les jours, prendre un pot au bar,
jouer au bridge ou aux échecs, voir Untel.
Ici nous
sommes entre nous ; paradoxalement nous oublions
plus facilement que nous sommes des « étudiants » c'est-à-dire des
improductifs, des spécialistes des idées. La société n'est pas là pour
nous faire sentir que nous ne travaillons pas, que nous ne gagnons
pas d'argent ; et nous évitons la fatigue d'avoir à faire croire aux
autres que notre travail est exténuant certains continuent à le
faire quand même par déformation.
Les « spécialistes » se groupent selon leurs « spécialités ».
Animés d'un prosélytisme ardent ils se font connaître, sous-
entendant toutefois que nous ne sommes pas à la hauteur.
Les autres nous nous réunissons en évitant de parler de travail
ça rase, de politique on pourrait se fâcher.
59
La Direction nous rappelle le monde extérieur en nous restrei-
gnant à coups de règlement nous faisant bien comprendre que, nous
avons beau payer, comme nous sommes * étudiants-improductifs »
nous n'avons qu'à suivre, d'autres décident. C'est contre elle que
se fait l'unanimité, nous essayons de la rouler par tous les moyens.
Nous résolvons nous-mêmes la crise du logement en hébergeant des
inois durant des K clandestins ». C'est puni de renvoi immédiat
et les femmes de ménage ont le devoir de dénoncer les « cas de
clandestinat ». Elles nous disent : « Mon pauvre monsieur, la Direc-
tion me fait bien des misères comme à vous, ce n'est pas moi qui.
irait vous dénoncer ». Nous leur rendons en échange des services
quand elles ont des démêlés avec la Direction car elles sont rarement
syndiquées et nous devons gueuler pour elles. Ce sont les Africains
les champions du « clandestinat », j'ai connu une chambre à deux
lits occupée par sept personnes. Parmi la Direction il se trouve des
gens compréhensifs, un économe qui vous laisse avoir six mois de
loyer en retard, une surveillante qui prend sur elle la responsabilité
de débarrasser une chambre d'objets compromettants avant unc
perquisition de police. Mais c'est contre la Direction que nous nous
« humanisons » le plus.
L'autorisation donnée à la Ville de Paris de construire une
autoroute a déclenché une manifestation nocturne de toute la Cité ;
ce qui n'a pas empêché l'autoroute, d'être construite d'ailleurs.
Le Directeur de ma maison ayant interdit les visites féminines
après dix heures du soir, un membre du Comité se dévoue et sonne
à sa porte à 10 h. 5 pour lui présenter sa fiancée. Renvoi immédiat.
Manifestations dans la maison. Le Directeur perd la tête et fait
appel aux C.RS. Les C.R.S. ayant conquis le 1er étage après une
lutte acharnée reçoivent l'ordre de reculer. Le Directeur est renvoyé.
La maison n'en continue pas moins de fonctionner dans le désordre
et la liberté. Tout le comité d'un pavillon trop hostile est renvoyé
par son directeur, l'A.I.R.C U.P. les loge dans ses bureaux et réussit
à les recaser tous dans d'autres pavillons.
La vie sociale existe à la Cité mais elle est placée sous le signe
du périodique et de l'exceptionnel. Du périodique, on ne sort de
son petit groupe que pour gueuler un peu et cela
n'arrive pas tous les jours. Et même dans un groupe tout rapport
est contrat immédiatement révocable. Deux bons copains la
première année de leur séjour se diront: « Salut ». « Salut » ;
« ça va ». « Ça va » la deuxième et ne se diront même plus cela
la troisième. De l'exceptionnel, pour une manifestation on me dit
« va faire descendre tes copains » ; s'ils descendent ils me préci-
seront « qu'ils s'en foutent, que c'est bien parce que c'est moi. pour
me faire plaisir, que c'est une exception ». L'essentiel est de se faire
illusion qu'on ne vit pas la même vie, qu'on ne participe pas à cette
merde. « Moi », me disait un garçon qui m'avait retenu à discuter
chez lui jusqu'à trois heures du matin, « ma vie n'est pas ici, je
considère la Cité comme un hôtel et j'ai les mêmes rapports avec
mes voisins qu'avec des voisins d'hôteſ ».
Richard DECHAMP.
son cocon
un
60
La situation de l'étudiant
se
Ces quelques notes sur la situation et le comportement d un
étudiant en lettres apparaîtront peut-être comme correspondant aux
soucis d'une intime minorité, alors que d'une façon plus ou moins
directe, 'elles peuvent s'appliquer à la situation des étudiants dans
son ensemble si l'on considère les modifications profondes de leur
coinportement.
De ce comportement se dégagent deux éléments fondamentaux
que lon pourrait caractériser par les termes de disponibilité et
d'instabilité,
Errant dans un terrain vague, que limitent quelques barrières
nommées « objets d'étude », « culture », « situation sociale »,
l'étudiant sent plus ballotté que concerné. Cette perpétuelle
oscillation lui impose la nécessité d'un choix permanent. Mais ce
choix ne se manifeste que d'une façon irréelle et aliénée. Conscient
du mouvement de sa propre recherche, il conclut à sa liberté de
choix et pense que tout ce qui se pose pour lui en ces termes est
accepté par les autres comme naturel. Cette insertion de l'étudiant
dans un cadre, peut-être mal défini, mais qui n'en reste pas moins
un cadre, implique que sa vision d'autrui se trouve limitée par sa
propre extériorité au monde. La conscience d'un choix apparemment
mouvant lui cache celui des autres. Et ce mouvement est en réalité
un mouvement en vase clos, qui ne reçoit aucune impulsion du
dehors. Pour que cette conscience d'un choix à faire trouve un
fondement dans le réel, il faudrait d'abord que l'étudiant pût péné-
trer dans les couches sociales, y séjourner, se faire accepter par la
culture ; il lui faudrait franchir les barrières et non butiner de l'une
à l'autre pour finalement tourner en rond dans son manège. Evoluant
dans ce terrain vague, il ne fait qu'effleurer les barrières en croyant
les ouvrir et ne voit pas qu'elles l'encerclent et l'étouffent pour le ·
rendre inoffensif.
L'étudiant a ce privilège peu commun d'avoir l'impression de
vivre les différents modes de compréhension du inonde et de ses
situations sociales, comme il avait l'impression de vivre ſibrement
son choix. Condamné, et cela s'applique particulièrement à
l'étudiant en lettres à « APPRENDRE » les faits sociaux, la
condition ouvrière, la lutte des classes, les guerres dites idéologiques
ou impérialistes, il se sent inséré entre sa véritable condition sociale,
dont il lui est difficile de connaître les limites, et celles qu'il a
étudiées en les déformant plus ou moins. L'étudiant est ENTRE
entre deux chaises, entre deux classes, entre deux mondes. Contrai-
rement à l'ouvrier qui choisit sans choisir, c'est-à-dire qui fut
généralement ouvrier avant d'avoir choisi de l'être, l'étudiant
s'imagine avoir choisi son destin parce que les motivations profondes
de son choix ont été transférées sur ses objets d'études (littéraires,
philosophiques, etc). Disponible, parce que conscient de ce qu'il
croit être sa connaissance et sa liberté de choix, l'étudiant est en
réalité ballotté et étouffé par la structure sociale bourgeoise. Ces
mouvements de choix successifs qui paraissent déterminés par sa
« connaissance », témoignent de son aliénation et de sa profonde
instabilité. Son choix politique et social est donc fondamentalement
aliéné.
L'étudiant est, plus que tout autre, victime des concepts bour-
geois et des divisions imposées par la société qui l'imprégne du
mythe de « l’inoffensif et de l'impuissant ». Plus ou moins rejeté
et méprisé par l'histoire, l'étudiant a servi de figure littéraire. Sentant
confusément qu'il n'est jamais directement concerné, il se croit exté-
61
rieur aux structures sociales, si extérieur qu'il voit mal la possibilité
d'agir sur elles. Ce mythe de l'impuissance a déterminé chez lui une
psychologie d'analyse sous couvert d'objectivité. Faute d'être vraiment
INTEGRE dans le social, parce qu'il lui reste toujours un sentiment
d'extériorité, l'étudiant peut difficilement comprendre le mouvement
d'autrui. Il se persuade qu'il fait partie d'une élite, à la pointe
idéologique d'un progrès qu'elle se contente d'analyser, d'une élite
placée aux avant-postes du combat contre l'oppression sociale. Donc,
instable et disponible parce que sans cesse oscillant entre les couches
sociales et la connaissance qu'il en a, l'étudiant est l'être de l'inter-
médiaire. A tout instant poussé à contester et à critiquer la société,
il est de la part de cette dernière l'objet d'une constante surveillance.
Surveillance à caractère d'auto-défense. En l'immobilisant grâce à
ces situations confuses et opaques d'entre deux, de malaise et de
déclassement, elle a réussi à le faire passer pour méprisable. Et lui,
aliéné alors qu'il croyait ne plus l'être, est conduit à chercher refuge
dans une attitude individuelle et orgueilleuse, l'attitude de l'élite.
Le fait même que l'étudiant soit considéré comme un être chez
qui la révolte et l'action sociale se sont figées sur le papier, témoigne
bien de sa « mise hors de jeu ». Mais il faudrait maintenant prendre
conscience que ce caractère d'extériorité et d'étrangeté, qui apparait
dans ses rapports avec autrui, n'est qu'une arme brandie par la
société. Si en face de lui se dresse une violente opposition qui tend
à le rejeter, il garde pour sa part ce caractère de disponibilité et
d'instabilité qui serait capable de se transformer, si on acceptait
d'en faire cas, en une forme positive. Se sentant écarté et dans une
certaine mesure méprisé par la classe des travailleurs, l'étudiant ne
voit pas comment se rapprocher d'elle. Si cette dernière pouvait
l'appeler à elle, 'il y aurait très vite .un grand changement dans la
physionomie de la société. On ne lui a pas seulement enseigné qu'il
fallait se battre, il en a senti la nécessité profonde. Car, passé le
temps de l'errance, l'étudiant se précipite à la recherche de
« l'action ». Il faut profiter de cette force d'énergie avant qu'elle
n'ait été brisé par une société qui en appelle à sa défense et à sa
conservation. C'est au prolétariat de faire appel à la couche étudiante
plutôt qu'à la couche. étudiante de faire appel au prolétariat.
Dionys GAUTIER.
.
62
L'éducation sexuelle en U.R.S.S.
En 1959, on publiait à Moscou un livre rédigé par un
éminent médecin, le docteur T.S. Atarov, « Médecin de
mérite de la république socialiste russe », titre des plus
enviés en URSS. Le livre, dont cent mille exemplaires
furent imprimés et vendus en quelques jours, porte le titre
ambitieux : Les problèmes de l'éducation sexuelle.
Après une introduction « marxiste » sur le sujet, com-
portant de longues citations de Marx et Engels sur l'escla-
vage de la femme dans la société bourgeoise, l'auteur
déclare que la révolution russe a supprimé bien des maux
dans ce domaine, entre autres la prostitution, pour laquelle,
dit-il, « il n'existe plus aucune base sociale ». La monoga-
mie a été conservée, mais possède un sens différent dans la
société soviétique.
« Ce serait cependant une erreur de penser que la
transition est complète... De nos jours, il subsiste de vieux
restes idéologiques... ». Bien des hommes, dit-il, trompent
leurs femmes sans remords, bien des jeunes gens ont des
relations pré-maritales sans se sentir coupables. Ce qui est
encore plus grave, certains parmi les jeunes tendent à
réduire leurs rapports avec le sexe opposé à une pure
satis-
faction de leurs besoins physiques, sans relations spiri-
tuelles ou morales.
Quelques-uns parmi ces « briseurs des lois » vont jus-
qu'à donner une expression « philosophique » à leur atti-
tude. Ils affirment que la promiscuité dans laquelle ils
s'engagent est un substitut inévitable de la prostitution du
passé ; ils déclarent aussi, que la vie en société demande
une certaine liberté dans les questions sexuelles, la liberté
étant « biologiquement naturelle », tandis que la monoga-
mie refoule les impulsions de l'homme.
Cette attitude, affirme le D' Atarov est contraire aux
idées de Lénine pour qui l' « amour libre » n'était pas du
tout une solution dans une société socialiste bien organisée.
Il est également faux, dit-il, que la licence sexuelle soit un
substitut inévitable de la prostitution. Dans les pays bour-
geois il y a aussi bien l'une que l'autre. Sous le socialisme,
nul besoin de l'une ou de l'autre.
Dans le chapitre I, l'auteur s'efforce de trouver une
solution heureuse et harmonieuse qui combinerait « la li-
berté et la discipline ». Et il parvient à ce critère, que « une
conduite harmonieuse est réalisée quand les désirs person-
63
nels de l'individu coïncident avec les intérêts de la société
en général » (il ne cite pas, toutefois, Emmanuel Kant).
Au chapitre II, l'auteur insiste sur la différence entre
puberté et maturité sexuelle et conseille les parents sur la
manière d'aider les adolescents à passer ces années diffici-
les. A propos de la menstruation, il déclare qu'en aucun cas
il ne sera introduit du coton ou de la gaze dans le vagin,
comme le font à tort tant de femmes. Les organes externes
doivent être lavé deux fois par jour avec de l'eau chaude
bouillie.
Un autre problème complexe est celui de la masturba-
tion. « Dans les conditions soviétiques la masturbation
n'est plus le phénomène de masse qu'elle était par le passé,
mais elle subsiste ». Divers facteurs la favorisent : des vête-
ments trop serrés dans les régions les plus basses peuvent
éveiller la sensualité par une friction constante des organes
génitaux. Autres causes de la masturbation : les mauvaises
habitudes des garçons, telles que garder les mains dans les
poches de leurs pantalons ou sous les couvertures, s'allon-
ger sur le ventre ou se chatouiller mutuellement sous les
bras ou sur la poitrine, etc. La constipation et une vessie
pleine tendent aussi à favoriser la masturbation. La lecture
de livres excitants, la contemplation de la vie sexuelle des
animaux conduit aussi à la masturbation, comme aussi la
vie sédentaire, l'isolement de la collectivité et, est-il besoin
de le dire, l'alcool.
Pour le D' Atarov il n'y a pas l'ombre d'un doute que
la masturbation ait un mauvais effet sur le système ner:
veux. L'adolescent devient irritable, apathique, se fatigue
vite et est indifférent au travail physique ou intellectuel.
Aussi donne-t-il une série de conseils pour combattre
ce mal redoutable : repas réguliers, exercice, marche, sport
et culture physique, en somme tout ce qui dévie l'attention
de l'enfant des préoccupations sexuelles. Les habitudes de
sommeil sont très importantes à cet égard : un lit dur est
essentiel. Il est très important que l'enfant ou l'adolescent
ne puisse observer la vie sexuelle des animaux et qu'on
étouffe dans l'œuf toute tendance de sa part à utiliser les
gros mots.
Les parents devront veiller à éviter les mauvaises in-
fluences des. camarades d'école, des jeux excitants, des
livres et des films. Ils devraient eux-mêmes éviter les ges-
tes qui stimuleraient les organes génitaux des enfants : les
petits enfants en particulier ne devraient pas être portés de
manière que leurs organes génitaux soient constament frot-
tés. Les caresses sur la poitrine ou le ventre sont à prus-
crire, car elles éveillent inévitablement la sensualité et les
parents qui les pratiquent font beaucoup de mal à leurs
enfants. Elles sont d'ailleurs l'indication d'un niveau cul-
turel très bas des parents.
De même, déclare le D'Atarov, on devrait inter-
64
dire aux jeunes gens certaines activités : ils ne devraient
pas être serveurs ou serveuses dans des cafés, restaurants
ou bars. L'atmosphère de ces endroits, avec leurs allées et
venues constantes de toutes sortes de gens est nuisible et
encourage les jeunes à s'embarquer dans des relations pré-
maritales. Des jeunes personnes non mariées ne devraient
pas travailler dans de tels lieux.
Au chapitre III, « L'éducation morale des jeunes », le
D' Atarov insiste encore sur la différence entre puberté et
maturité sexuelle. Certains jeunes ne la comprennent pas,
dit-il ; et, du moment qu'il y a désir sexuel, ils en vien-
nent à la conclusion erronée que ce désir doit être satisfait,
que
la chasteté est mauvaise et contraire aux lois de la bio-
logie. Cette vue fausse justifie à leurs yeux le début d'une
vie sexuelle prématurée. La science médicale, dit le D' Ata-
rov, rejette complètement cette théorie. Aucune maladie
n'a jamais été causée par la chasteté, qui est complètement
inoffensive, non seulement pour les jeunes mais aussi pour
les adultes. Les gens qui pratiquent la chasteté ne se plai-
gnent jamais d'aucun malaise ; au contraire, ils sont pleins
d'énergie et de pouvoir créateur. Inversement, la promis-
cuité sexuelle conduit souvent à une vieillesse prématurée
et à l'impuissance.
Le chapitre IV est consacré aux relations extra-mari-
tales que le D' Atarov condamne sévèrement, en citant des
cas à l'appui. En voici deux :
1) Boris, tourneur 20 ans. N'a pas eu d'éducation
secondaire. Lorsque, à 15 ans, il prit un travail d'usine ses
parents « ne protestèrent pas » (sic!).
Boris était un bon ouvrier, bien considéré par ses
chefs (re-sic). Mais sa vie privée était absolument désor-
donnée.
Une nuit au bal, il rencontra une jeune fille. Ils devin-
rent rapidement amis et, 2 ou 3 jours plus tard, l' « intimi-
té » a eu lieu. Boris ne s'était même pas soucié de lui
demander, son nom, il avait pourtant été assez éloquent
pour la persuader de se rendre à ses charmes. La liaison
ne dura pas : en moins d'un mois, Boris abandonna la jeu-
ne fille.
Ce qu'on doit souligner dans cette triste histoire,
d'après le. D' Atarov, n'est pas seulement l'attitude de Boris,
mais la confiance illimitée de la jeune fille, qui ne sut
pas résister aux avances insolentes de cette rencontre d'oc-
casion. Les parents de la jeune fille et l'école qu'elle a fré-
quentée sont également responsables de ce qui est arrivé.
Quant à Boris, son attitude ne lui apportera guère de joie.
Il se condamne ainsi à la solitude. Il n'éprouvera jamais
les joies d'une vie de famille, et finalement il contractera
une maladie vénérienne (!).
2) Pierre, étudiant, 26 ans, vivait maritalement avec
une jeune fille. Un jour de vacances il rencontra une autre
65
jeune fille. Ils devinrent « intimes » sans connaitre leurs
prénoms respectifs. Revenu chez lui, il infecta la fille avec
laquelle il vivait de façon permanente avec une mala-
die vénérienne contractée auprès de sa liaison de vacances.
Cette attitude de Don Juan est dégoûtante. Malgré tout,
Pierre est un excellent étudiant et ses camarades pensent
de lui le plus grand bien.
Dans ce chapitre, on trouve encore la déclaration sui-
vante :
« Quand une jeune personne pense à se marier, les
parents ne doivent pas rester neutres. Le mariage soviéti-
que n'est pas seulement une affaire individuelle, mais une
affaire de la société et de l'Etat. Les gens qui considèrent
le mariage comme un amusement temporaire commettent
un crime contre la' moralité socialiste ».
Dans le chapitre V, le D' Atarov traite de problèmes
particuliers, tel l'amour non partagé. « L'amour non parta-
gé ne doit pas être considéré comme une tragédie vitale.
Sous la société socialiste, dans laquelle le service public est
la chose essentielle, et pourvu que le passionné ait assez de
discipline intérieure, il doit pouvoir surmonter
malheur. Le travail et le soutien moral de ses camarades
doit lui être de la plus grande aide.
On ne peut mieux faire, en guise de conclusion que
citer cette phrase du D' Atarov, qui résume bien l'esprit
de son livre :
« La loi ne peut pas s'occuper de tous les cas de con-
duite immorale, mais la pression de l'opinion publique
doit continuer à jouer un rôle agissant dans la lutte contre
toutes les formes de conduite immorale ».
son
Comment s'étonner que le plus clair de la produc-
tion russe en matière littéraire soit une espèce de Paul Bour-
get (où le « socialisme » a pris la place du catholicisme),
lorsque la morale sexuelle officielle, telle qu'elle apparaît à
travers le livre du D' Atarov, rappelle irrésistiblement les
conseils d'éducation sexuelle que consignaient, dans des
livres à l'usage des parents, les médecins bien pensants aux
alentours de 1890 ? Tous les fétiches de la morale bour-
geoise, plus généralement : de la morale des sociétés de
classe patriarcales, toute l'idéologie réactionnaire pompeu-
sement costumée sous le nom de mystificateur de « scien-
ce », tous les préjugés les plus arriérés et la mauvaise foi
hypocrite d'une petite bourgeoisie puritaine, se retrouvent
dans le livre d'Atarov. Si la morale est une « superstruc-
ture » dont le contenu serait déterminé sans ambiguité par
les « infrastructures », comment se fait-il que la superstruc-
ture morale de la société « socialiste », son idéologie sexuel-
le, soient identiquement pareilles à la morale sexuelle la
66
plus rigoureusement bourgeoise, et bourgeoise du XIX' siè-
cle ?
On ne veut pas ici traiter le sujet lui-même, qui est
immense ; il serait d'ailleurs ingrat de le faire à partir des
« idées » d'Atarov. Mais quelques remarques sur le fond
sont indispensables, si l'on veut comprendre la signification
sociale de la morale sexuelle qu'il exprime et sa fonction
dans l'édifice de la société russe.
Atarov part de ce vieux sophisme, consistant à établir
une distinction entre puberté et « maturité sexuelle » et à
en tirer des conclusions complètement arbitraires. Cette
argumentation, sorte de chantage à la science, traduit en
même temps l'ignorance en matière de science, aussi bien
de médecine que d'ethnologie. Le seul sens que peut avoir,
du point de vue médical et physiologique, la distinc-
tion entre puberté et « maturité sexuelle », est celui-ci : la
puberté entraîne la capacité sexuelle proprement dite, à
savoir la capacité de copuler ; elle n'entraîne pas nécessai-
rement la capacité de reproduction, c'est-à-dire l'aptitude
d'être fécondée pour les filles et peut être même l'aptitude
de féconder pour les garçons, qui semble survenir dans la
grande majorité des cas quelques années plus tard.
C'est donc d'une parfaite mauvaise foi que de créer une
confusion entre « capacité sexuelle » et « capacité de repro-
duction ». Et c'est parfaitement arbitraire, du point de vue
scientifique, que de justifier, comme le fait aussi bien Atarov
que la morale sexuelle bourgeoise, l'interdiction des rapports
sexuels infligée aux adolescents, par leur « immaturité » qui
ne pourrait être, tout au plus, qu'une immaturité du point
de vue de la reproduction. Mais si l'unique but et la seule
* justification » des rapports sexuels était la reproduction,
pourquoi ne pas les interdire alors aussi aux femmes
après le retour d'âge ? Pourquoi ne pas les interdire, plus
généralement, au genre humain tout entier, en dehors des
deux, trois ou quatre fois nécessaires à la reproduction de
l'espèce ? La fonction sexuelle chez l'être humain dépasse
de très loin sa signification reproductive, comme le prouve
le fait qu'un individu normalement constitué peut avoir et
a des rapports sexuels des milliers de fois dans sa vie, tan-
dis que quelques fois suffiraient pour assurer la fonction
reproductive. Du reste, la discussion là-dessus a quelque
chose d'intrinsèquement absurde : si l'on voulait soutenir
(en dépit des évidences les plus banales) que la puberté
n'entraîne pas la capacité sexuelle, alors pourquoi prend-
on la peine d'interdire quelque chose qui serait impossible ?
On n'a jamais songé à interdire aux nourrissons le pilo-
tage des avions. Tous les échafaudages pseudo-scientifiques
sur la réalité ou non de la capacité sexuelle des adolescents
ne visent qu'à camoufler ce fait : il faut interdire l'usage.
de leurs facultés sexuelles, tout particulièrement aux ado-
lescents, .mais même aux individus quels qu'ils soient, du
67
moment qu'il se situerait en dehors du cadre imposé par
la « société ».
Quelles justifications présente-t-on de cet interdit ? On
dit souvent (et c'est aussi quelque chose qu'insinue la dis-
tinction entre « puberté » et « maturité ») qu'une libre
activité sexuelle des adolescents aurait des résultats catas-
trophiques parce qu'elle aboutirait à la procréation d'en-
fants dont ces adolescents ne seraient pas en mesure, ni
moralement, ni économiquement, d'assumer la responsa-
bilité. Mais tout d'abord, comme il a été déjà dit, il est pra-
tiquement certain que dans la grande majorité des cas, les
rapports sexuels entre adolescents ne peuvent aboutir à la
procréation. On connait des tribus polynésiennes ou indien-
nes (1) chez lesquelles les adolescents traversent une phase
de plusieurs années de libre commerce sexuel (où même les
couples se forment de manière extrêmement transitoire et
lâche) sans qu'il y ait des enfants, soit qu'il y ait impossibi-
lité physiologique au sens où on l'a dit plus haut, soit que
les filles, gardant encore cette connaissance de leur corps
que l'homme occidental a perdu, évitent les rapports pen-
dant les jours où elles sont fécondables. Et c'est lorsque
cette phase est terminée que, en même temps qu'ils sont
reconnus comme adultes par la tribu, jeunes hommes et jeu-
nes filles contractent des mariages stables dans lesquels ils
auront des enfants.
Ensuite, qu'est-ce qui empêche de fournir aux adoles-
cents les moyens et les connaissances anti-conceptionnels
sûrs qui existent ? Quoi d'autre, sinon la volonté de la
société établie de réprimer leur activité sexuelle en bran-
dissant la menace de l'enfant, comme autrefois (et encore
maintenant, et Atarov ne s'en prive pas) celle des maladies
vénériennes ?
Enfin, si pour un individu placé dans un cadre social
donné qu'il ne peut modifier par ses simples désirs ou
actes, la possibilité d'avoir un enfant se présente que
l'on soit adolescent ou même adulte comme la menace
d'une catastrophe, vu les conditions imposées par la socié-
té, on ne peut pas se placer sans plus au même point de
vue lorsqu'on examine le problème à l'échelle générale.
Pourquoi les adolescents" devraient-ils supporter les char-
ges économiques d'un enfant qui leur naîtrait ? Pourquoi
devraient-ils "être sans ressources économiques propres ?
Pourquoi devraient-ils être élevés de façon qui les rende
incapables d'assumer les responsabilités d'un enfant ou
d'autre chose ? Nous ne disons pas qu'il faut que les ado-
lescents fassent des enfants, mais simplement que discuter
de ces problèmes sans mettre en question une seule fois
(1) Voir M. Mead, Coming of Age in Samoa, et Elwyn Verrier,
The Murias and their Gothul.
68
les postulats de l'ordre établi est la marque irréfutable du
philistinisme le plus achevé.
Tout aussi réactionnaires et anti-scientifiques, sous
leur masque pseudo-scientifique, sont les idées du Di Ata-
rov sur la masturbation. Passons sur le ridicule qu'il y a
à établir une relation de cause à effet entre la masturbation
et les vêtements trop étroits, etc., relation directement
empruntée à la sagesse sexologique des gouvernantes
de 1880. Passons même sur le démenti qu’Atarov inflige
lui-même, par ce qu'il dit de l'étendue de la masturbation
chez les adolescents , à ses thèses sur l'absence de « matu-
rité sexuelle » : car qu'est-ce que la masturbation présup-
pose chez les adolescents, sinon en premier lieu l'intensité
du désir sexuel et la capacité de le satisfaire ? Et pourquoi
ce désir se satisfait-il de cette façon ? Dans la grande majo-
rité des cas, parce que les contraintes sociales aussi bien
extérieures qu'intérieures, empêchent qu'il soit satisfait
de façon normale. C'est la même « morale » hypocrite
qu'Atarov veut défendre, qui crée et multiplie de ses pro-
pres mains le « mal » qu'elle condamne et poursuit par
ailleurs.
Mais ce qu’Atarov dit du caractère nuisible de la mas-
turbation n'est pas simplement erroné, c'est positivement
criminel. Car pour autant que la masturbation s'accompa-
gne, chez les adolescents, d'effets nuisibles, ceux-ci ne
proviennent pas de l'acte de masturbation lui-même, qui
en lui-même n'a rien de nuisible et, pour autant qu'il per-
met à l'organisme de se débarrasser d'une tension qu'il ne
peut décharger normalement, serait au contraire bénéfique.
Ils proviennent du conflit qui existe, chez l'adolescent qui
se masturbe, entre le besoin de satisfaire son désir par
la
seule voie qu'on lui laisse ouverte, et l'interdit social
« moral > pesant sur la masturbation, la culpabilité de s'y
livrer, l'angoisse de castration qui résulte inéluctablement
des mises en garde et des menaces sur la déchéance phy-
sique et morale que provoquerait la masturbation (2) ;
culpabilité et angoisse que les racontars de bonne femme
(2) Nous parlons du cas le plus simple, le plus « normal ». En
tout cas, il est vrai sans restriction que, dans la mesure où il y a
des effcts nuisibles, ceux-ci proviennent d'un conflit intériorisé par
le sujet. Mais le conflit peut être plus compliqué ; par exemple, si
dans les phantasmes dont s'accompagne toujours la masťurbation
s'expriment des « déviations > sexuelles du sujet par ailleurs förte-
ment réprimées et censurées, le sujet se sent pour ainsi dire dou-
blement culpabilisé par son acte de masturbation. Mais dans ce cas
aussi il est évident qu'interdire la masturbation équivaut à peu près
à casser le thermomètre : ce qu'il faut, c'est traiter la névrose sur
sur le plan individuel, en éliminer ou réduire les causes sur le plan
social. Sur tous ces problèmes, voir l'ouvrage fondamental de
W. Reich, La fonction de l'orgasme, dont une traduction, très mau-
vaise mais qui a le mérite d'exister, a été publiée en France en 1952
(L'Arche).
69
que propage à son tour Atarov ne font évidemment que ré-
pandre et renforcer.
Tout ceci est évidemment relié aux hilarantes concep-
tions du D' Atarov sur la chasteté, à peu près aussi impos-
sibles à discuter sérieusement, que le seraient les théories
physiques d'un autodidacte qui ne saurait rien ni de la
physique moderne ni même de la physique classique. Car
ce qu'Ataroy en dit n'est pas seulement la marque d'une
ignorance totale de la psychanalyse (3), mais encore au-
dessous de la psychiatrie classique et même au-dessous
du niveau d'un bon médecin de famille comme on en
trouve dans Balzac. Rappelons la phrase de Charcot
(citée par Freud), décrivant à un collègue le cas d'une fem-
me qui souffrait de troubles graves et dont le mari était
plus ou moins impuissant. Son collègue ne voyant pas la
relation, Charcot s'exclama avec une grande vivacité :
« Mais dans des cas pareils, c'est toujours la chose géni-
tale ! toujours ! toujours ! toujours ! ». Et un médecin
viennois, Chrobak, avant l'apparition de la psychanalyse,
en envoyant à Freud une patiente qui, mariée depuis dix-
huit ans à un homme impuissant et, encore vierge, souffrait
de graves crises d'angoisse, lui écrivait en même temps :
« Nous savons trop bien quelle est la seule ordonnance à
prescrire dans ces cas, mais malheureusement nous ne pou-
vons la prescrire. C'est : « Penis normalis. Dosim. Repeta-
tur » (4).
Les cas ne se comptent pas, en thérapeutique .psycha-
nalytique, où la restauration à l'individu de la capacité de
se masturber sans angoisse a entraîné la disparition de
symptômes graves, de tics, etc. Mais en tout cas, la façon
dont Atarov pose le problème des rapports entre la chaste-
té et la santé ou la créativité de l'individu est tellement
lamentable qu'aucune discussion n'est possible à ce niveau.
Quelle chasteté, de qui, à quel moment de son existence,
dans quel contexte, pour quoi faire, avec quelles compen-
sations et dérivations - en dehors de ces questions le pro-
blème n'a même pas de sens. Ce qu'en dit Atarov
chasteté augmente l'énergie et le pouvoir créateur - non
seulement est faux du point de vue empirique (parmi les
individus créateurs on rencontre aussi bien des chastes que
des « débauchés », des « normaux » que des pervers se-
xuels, comme l'inspection la plus rapide de l'histoire peut
en convaincre chacun), mais, ce qui est le plus comique,
revient finalement à une caricature, grotesque à force de
que la
(3) Encore récemment, un Traité de psychiatrie soviétique s'expri.
mait ainsi sur la psychanalyse: « Le freudisme n'a aucune valeur
scientifique. Sa popularité doit être recherchée dans sa signification
idéologique : il est profitable au système capitaliste: Seuls, les gens
qui ont une compréhension superficielle de la psychiatrie clinique
l'acceptent ».
(4) W. Reich, 1. c., p. 80-81.
70
simplisme et de naïveté, de ce freudisme qu'il repousse par
ailleurs : car cela implique que toute l'énergie » de la
libido non réalisée sexuellement se transformerait intégra-
lement et sans perte en activité sublimée. Or ceci est en
tout cas monstrueusement faux ; le problème des rapports
entre libido reprimée et sublimation est infiniment plus
compliqué et une « règle » générale de ce type n'a, à pro-
prement parler, aucun sens.
**
De quoi s'agit-il, en somme, dans tout cela ? Il est
clair que les arguments pseudo-scientifiques d'Atarov
(comme de ses pareils en Occident) ne servent qu'à cacher
une idéologie, une « morale » sexuelle qui, du point de vue
d'une justification rationnelle, est parfaitement arbitraire.
Mais cette idéologie, arbitraire d'un point de vue scien-
tifique, a des fonctions, une signification et une racine
sociale bien précises. Identique à la morale répressive qui
prédomine (ou plutôt, a prédomine) en Occident (5), elle
vise, comme elle, á interdire aux individus l'exercice auto-
nome (à savoir, conscient et se dirigeant soi-même) d'une
de leurs activités les plus essentielles. Elle veut les priver
de liberté et de responsabilité dans un domaine fondamen-
tal, et les obliger à se conformer à des normes imposées
de l'extérieur et à la pression de l' « opinion publique »,
non à des critères forgés par chacun à partir de ses besoins
et de son expérience. Elle est donc une morale d'oppres-
sion et d'aliénation. Elle est destinée à fabriquer en masse
des individus pleins de conflits intérieurs et à structure
caractérielle complémentaire, anthropologiquement, de la
structure hiérarchique de la société : l'acceptation de nor-
mes irrationnelles du moment qu'elles sont sanctifiées par
l'ordre établi, l'infantilisation devant les personnes qui
incarnent, à l'échelle de la société, les images parentales,
le rôle dominateur joué en compensation par presque tous
les hommes dans leur famille et par quelques-uns dans leur
petit milieu de travail ou autre. Nous reviendrons, dans un
prochain article, sur ce problème fondamental et qui dépas-
se de loin les idées du D' Atarov ou même la question se-
xuelle en URSS.
Disons seulement, pour conclure, que l'URSS offre le
même visage de société d'oppression et d'aliénation, qu'on
regarde son régime de travail dans les usines, sa structure
politique ou sa morale sexuelle officielle.
Alain GERARD
Marc NOIRAUD
(5). On sait qu'elle est en train de s'effondrer dans les pays
industriels modernes, sans que la société établie puisse la remplacer
par une autre. Cela fait surgir des problèmes essentiels d'un type
nouveau, dont nous espérons pouvoir parler une autre fois.
71
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LE MONDE EN QUESTION
LES ACTUALITÉS
LA SIMPLIFICATION DE LA VIE POLITIQUE
EN FRANCE
La fin de la guerre d'Algérie en 1962 avait débarrassé la scène
politique française de sa « dernière grande question», apparemment
insoluble.
Avec le référendum et les élections de l'automne dernier, le gaul-
lisme a marqué la dernière étape de la liquidation de l'héritage qu'il
avait reçu : le système politique du capitalisme français, dans les
institutions aussi bien que dans les faits, a été simplifié et « rationa-
lisé » autant que faire se pouvait dans les circonstances. Il y a
désormais ce qui est en fait un régime présidentiel ; il y a aussi,
pour la première fois en France, un parti majoritaire au Parlement.
Le référendum a, en effet, signifie que la population française
dans sa majorité, a adopté définitivement le régime présidentiel
que llui proposait de Gaulle. Il a signifié en deuxième lieu, l'oppo-
sition de cette même majorité de la population aux institutions
et au régime défendus par tous les partis politiques, de l'extrême
droite à l'extrême gauche : le fait que la majorité obtenue par
de Gaulle ait été plus faible que celle dont il a bénéficié au cours
des référendums précédents ne change rien à la double signification
de cette dernière victoire gaulliste. Il est en effet exclu que les
opposants à de Gaullie continuent de se battre contre le nouveau
régime, maintenant qu'il a été très régulièrement et très « légale-
ment » approuvé par l'électorat : si bien que pour ceux qui ont voté
« oui » comme pour ceux qui ont voté «non » le nouveau régime
est devenu un état de fait qui échappe aux luttes politiques. Ce
que le référendum annonçait, l'opposition d'une majorité de la
population au système politique défendu par les partis, a été confir-
mé d'une manière pour de Gaulle d'ailleurs inespérée
élections. Celles-ci ont permis à de Gaulle de régler définitivement
son compte à une menace qui restait suspendue comme une épée
de Damoclès au-dessus de sa tête. Plus profondément, elles ont per-
mis de substituer à une expression incohérente et désorganisée des
opinions et des intérêts politiques, une structure et une répartition
infiniment plus simples et, au moins superficiellement, plus ration-
nelles : les partis du centre, de droite et d'extrême droite ont été
totalement liquidés, à quelques exceptions près, au profit de l’U.N.R.;
à droite et au centre, l'opposition politique, ou prétenduement poli-
tique au régime établi a été liquidée et remplacée par un réalisme
qualifié de « sain », c'est-à-dire par une adhésion sans discussion et
sans commentaires au régime, et par l'abandon de tout ce qui autre-
fois alimentait l'activité politique, au profit d'une passion de 'ges-
tion des intérêts locaux et d'efficacité dans les services rendus à la
collectivité ; bien qu'à gauche, une simplification symétrique à celle
qui s'est opérée à droite ne se soit pas produite (et dans la situation
présente ne puisse pas se produire), les partis de gauche n'en ont
pas moins été obligés de se replier sur le terrain choisi par l'U.N.R.
et ont dû, comme les autres partis, couper leur vin politique de
l'eau de la gestion locale.
La simplification est donc évidente, Ce qui est non moins évi-
dent, et qui a été très généralement noté, est que cette simplifica-
par les
72
ce
tion est l'effet d'une évolution profonde de la société française
toute entière : dans un sens, c'est cette société, en se simplifiant, en
clarifiant ses objectifs, en prenant nettement parti sur ce qu'elle
désire et sur le prix qu'elle est disposée à payer pour obtenir ce
qu'elle désiré, qui a obligé le système politique lui-même à se
simplifier. Il est en effet évident que poussée sans relâche dans
ce séns par la classe dirigeante la population française dans son
ensemble s'est engagée sur la voie dite « des nations industrielles
modernes ». Bien qu'il n'y ait pas eu, bien sûr, de débat ni de
choix explicite, on peut dire que, pour le moment au moins, elle a
choisi de mettre ses intérêts économiques avant ses intérêts poli-
tiques ; elle a décidé que le système social actuel lui permettait de
satisfaire ses intérêts économiques et était apte à lui assurer une
élévation graduelle et plus ou moins automatique de son niveau de
vie, et elle a indiqué que cette élévation de son niveau de vie était
sa première revendication politique et son principal intérêt social.
Il serait cependant insuffisant de se borner à constater cette dou-
ble simplification de la société française et de son système poli-
tique. Il faut d'abord éviter les exagérations dans lesquelles sont
tombés la plupart de ceux qui en ont parlé. Il faut surtout se
demander ce que tout cela signifie pour les militants révolution-
naires qui doivent penser et agir en France aujourd'hui.
Il y a en effet une exagération lorsque la simplification de la
situation politique est présentée sans tenir compte de la complexité
et des contradictions propres à cette situation. Un grand partį conser-
vateur est apparu, mais ce parti ne sait ni ce qu'il est ni
qu'il veut : l’U.N.R. a tellement simplifié la politique, tellement
éliminé de choses du domaine de ce qui doit entrer dans les préoc-
cupations politiques d'un parti, qu'il ne lui reste plus rien entre les
mains, si ce n'est l'image de de Gaulle. On peut certainement remar-
quer que lles partis conservateurs se sont toujours excellemment ac-
commodés du vide idéologique et que la situation de l'U.N.R. à cet
égard n'a donc rien de dramatique. Il n'en reste pas moins que
l'existence de ce grand parti qui n'a ni idées, ni leaders, ni même
une « image » par laquelle l'électorat pourrait l'identifier une fois
de Gaulle parti, est d'une irrationalité flagrante. D'autre part, il
est évident que tous les efforts des communistes pour entrer dans
le rang des républicains et dans celui des hommes de gauche ne
changent rien au fait que les communistes restent des communistes
et qu'une réunification rapide de la Gauche est entièrement impro-
bable, la situation mondiale restant dominée par le conflit des
deux blocs.
Une évolution du pays vers un système de « deux partis » paraît
donc aussi improbable que jamais.
Enfin, de Gaulle lui-même est à la fois un élément de simplifica-
tion et une irrationalité absolue. L'identification d'un régime à un
homme est irrationnelle, car un régime est fait pour maintenir le
pouvoir de la classe dirigeante tandis qu'un homme ne peut qu’orga-
niser momentanément ce pouvoir. Or la façon dont de Gaulle orga-
nise et incarne.ce pouvoir n'exprime qu'incomplètement les intérêts
de la classe dirigeante française, et d'une manière telle que dans
un certain nombre de domaines, particulièrement celui de la poli-
tique internationale, le contrôle et la discussion des actes de
de Gaulle sont impossibles : pour cette classe dirigeante et pour le
personnel politique et administratif à son service il ne peut rien y
avoir de rationnel » dans la manière dont de Gaulle traite les
« représentants » de la nation ou ses propres ministres, ; il ne peut
y avoir non plus de rationalité dans la politique internationale de
de Gaulle. Tout ceci ne signifie pas qu'il puisse y avoir un conflit
entre de Gaulle et la classe dirigeante, mais permet simplement de
dire que la simplification dont l'on parle tant laisse intacte l'irra-
tionalité profonde et proliférante des systèmes politiques qui préten-
dent organiser la gestion de la société en dehors de cette société
elle-même et de la participation de ses membres.
73
Que signifie cette simplification à la fois politique et sociale dont,
pour le moment, lle gaullisme profite ? Cette question, tous ceux
qui prétendent s'intéresser aux affaires sociales et politiques de ce
pays ont voulu y donner une réponse, une bonne réponse, bien
entendu, c'est-à-dire une réponse qui leur donne raison. L'U.N.R.
interprète ce qui s'est passé comme le signe de l'adhésion au gaul-
lisme de la majorité de la population française, cette majorité
comprenant une partie importante de salariés et autorisant donc
l’U.N.R. à cultiver l'espoir de devenir un parti populaire, ou, selon
le Ministre de l'Intérieur, un parti « progressiste ». Il parait cepen-
dant évident, et tous les journalistes et commentateurs l'ont souli-
gné, que l'U.N.R. n'a nullement bénéficié d'un attachement politique
de l'électorat : en votant U.N.R., lles gens n'ont pas voté pour un
parti (qui n'existait pas, d'ailleurs), ils ont voté pour des hommes,
ou plutôt pour un homme. Les électeurs ont provoqué par leurs
votes le déferlement, sur le Parlement, d'une vague U.N.R. : mais
personne ne peut dire qu'une vague U.N.R. ait déferlé sur le pays.
Ce que lles dirigeants de l’U.N.R. ne voient pas (il serait étonnant
que ces gens particulièrement ignares voient ce qui n'a pas échappé
à la majorité des commentateurs politiques) c'est que leur victoire
* politique » est le signe d'une dépolitisation profonde de la société
française.
Cette dépolitisation, les partis de gauche Radicaux, Socialistes,
P.S.U. et P.C. l'ont enfin constatée. Mais à quoi l'attribuent-ils
et que comptent-il's faire maintenant ? La réponse des partis à ces
deux questions se résume facilement et rapidement. A quoi est due
la dépolitisation ? A de Gaulle et à l'U.N.R. Que faut-il faire main-
tenant ? Comme avant, c'est-à-dire rien. L'irresponsabilité et l'aveu-
glement sont tout ce que l'on trouve lorsque l'on lit les déclarations
des organes dirigeants et des leaders des partis de gauche ; las
seules idées un tant soit peu cohérentes que l'on rencontre, émanent
d'hommes qui n'appartiennent formellement à aucun de ces partis
- par exemple J.-J. Servan-Schreiber? Que dit donc un homme comme
Servan-Schreiber ? Essentiellement, deux choses. D'abord il constate
que la dépolitisation n'est pas un phénomène superficiel mais est le
produit de l'évolution de la société dans son ensemble, d'une évo-
lution qui permet de moins en moins à la population de peser
directement, par l'intermédiaire des organes classiques, sur
sort (ce n'est donc pas, comme s'en llamentent les socialistes, la
« faute à de Gaulle et à la Télévision » : la dépolitisation est
un effet de la bureaucratisation inévitable de la société. Ensuite
Servan-Schreiber affirme que la dépolitisation dont ont été victimes
les partis de gauche possède néanmoins un aspect positif dans la
mesure où elle signifie l'abandon d'une fausse conception de la
politique et un retour aux préoccupations réelles des
gens et à
l'intérêt immédiat et concret qu'ils éprouvent pour ce qui concerne
leur travail, la localité dans laquelle ills vivent, l'école que fré-
quentent leurs enfants, etc. La leçon que Servan-Schreiber tire des
événements de l'année dernière est donc celle de la nécessité d'un
retour à ces préoccupations et intérêts concrets.
Servan-Schreiber est certainement lle seul des commentateurs poli.
tiques de gauche dont les écrits méritent l'attention ; il rejoint
pourtant et les Thorez et les Mollet et même les Roger Frey sur un
point : pour lui comme pour ces hommes (qui n'ont pas une par-
celle de sa volonté de voir les choses telles qu'elles sont) la dépoli-
tisation signifie simplement l'échec d'une certaine politique, elle
signifie que les mêmes hommes et les mêmes partis peuvent espérer
remporter la victoire à condition de s'y prendre autrement.
Ni ites partis politiques traditionnels ou nouveaux, style UNR
ni des hommes qui, comme Servan-Schreiber, ne voient finalement
d'espoir que dans ces partis, ne sont disposés à reconnaître que
l'époque où des partis armés d'un programme politique, pouvaient
espérer établir sur la population une emprise semblable à celle
qu'ils exerçaient autrefois, appartient aujourd'hui au passé : le
son
74
parti de masse est mort en France, comme il est mort dans les
autres pays industriels modernes. S'il subsiste en tant qu'appareil
c'est seulement parce qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre lui et
le système social, parce que dans la société capitaliste ces appa-
reils jouent un rôle nécessaire, en contrôlant les revendications de
ceux qui sont des opposants potentiels ou effectifs de cette société.
Aucun des hommes de gauche et à plus forte raison aucun des
gens de droite
n'est donc disposé à relier la dépolitisation au fait
que toute politique telle qu'elle existe et est pratiquée aujourd'hui,
d'où qu'elle vienne, vise à perpétuer la division essentielle de la
société en dirigeants et exécutants. Aucun de ceux-là ne peut de ce
fait comprendre que la dépolitisation demeurera un trait perma-
nent de la société capitaliste moderne tant que la politique et toute
la politique existante ne sera qu'une liste de mesures visant à orga-
.niser mieux et autrement, un même système d'exploitation et
d'oppression.
LES AMERICAINS AUSSI SE DEMANDENT
QU'EST-CE QUE LA POLITIQUE ?
« Un jour, un historien regardera vers le passé, les élections de
1962, et rédigera une thèse montrant que les résultats ont été déter-
minés en général par le caractère et la personnalité des candidats
individuels beaucoup plus que par les positions prises à l'égard des
problèmes... A New-York, la différence la plus évidente entre les
deux candidats (Rockefeller, ſe républicain et le démocrate Morgen-
thau N.Tr.) était celle de leur calibre, non pas des divergences sur
la politique... A Massachusetts... aussi, le centre d'attraction était
les individus, non pas un écart idéologique impressionnant. En
Californie, Richard Nixon a fait de son mieux pour ériger la situa-
tion économique en thème de propagande, mais il semblait perdre
son temps... En Pensylvanie, non plus, les différences d'opinion
(entre les deux candidats gouverneurs) n'étaient ni larges ni pro-
fondes. Et il en a été ainsi à travers tout le pays, au Texas... à Ohio
et à Michigan.
« Des efforts intéressants de dernière minute ont été faits pour
utiliser Cuba comme un moyen pour attirer des votes à l'un ou
l'autré des partis, mais l'instrument pouvait être utilisé des deux
côtés...»
(New-York Herald Tribune, 8 novembre 1962)
UN CANDIDAT SOCIALISTE MODELE
M. Louis Mintz est le président-directeur général du groupe Selin-
court en Angleterre, comprenant onze compagnies d'articles d'habille-
ment pour hommes, femmes et enfants. Multimillionnaire, mais
« socialiste ardent, il était candidat du Labour Party à la circonscrip-
tion de Marylebone, Londres, aux dernières élections. « Je n'ai pas
été élu », dit-il avec regret. «Pensez-vous que ce soit parce que j'ai
fait mes visites électorales dans ma Rolls-Royce ? »
(Financial Times, 26 juin 1961)
FISSURES DANS LE BLOC OCCIDENTAL
Deux événements viennent de secouer les eaux croupissantes de
la coalition occidentale : l'échec des négociations de Bruxelles sur
l'entrée de l'Angleterre au Marché commun ; le rejet, par de Gaulle,
des propositions américaines sur une force nucléaire « multilate-
rale » et son insistance sur une «indépendance nucléaire » de la
France. Dans les deux cas, il s'agit à court terme d'un échec de la
politique américaine. Dans les deux cas, il s'agit en apparence de
manifestations d'un délire des grandeurs de la part de de Gaulle,
sans rapport avec la puissance réelle qui pourrait donner un fonde-
75
ment à ses prétentions. Dans les deux cas, la France gaulliste se
trouve jouer dans le camp américain le rôle que la Chine joue à
l'égard de l'U.R.S.S. dans le bloc oriental.
De quoi s'agissait-il à Bruxelles ?
Depuis quatre ans qu'il fonctionne, le Marché Commun est consi-
déré comme un grand succès, comme une des réalisations de la poli.
tique occidentalle qui tendent par leurs virtualités à altérer de façon
durable lle cours de l'histoire.
Mais, si on regarde derrière la mythologie de l'« unification euro-
péenne » et des « avantages d'un grand marché concurrentiel », il y
à essentiellement dans le Marché Commun trois éléments de réa-
lité :
1° Le Marché Commun, par son tarif douanier extérieur commun,
qui est relativement assez élevé, signifie une protection générale
des capitalistes des six pays contre la concurrence extérieure (an-
glaise, américaine, japonaise, scandinave).
20 Le Marché Commun n'a été possible que parce que, dans les
principales branches industrielles, des ententes ont été conclues
entre les firmes des six pays, ententes qui précisément excluent ou
limitent la concurrence. entre elles. Les marchés ont été partagés
soit géographiquement, soit par produits (accords de spécialisation)
et ceci aussi bien à l'intérieur des Six que pour les exportations
vers les pays tiers. La mise en fonctionnement du Marché Commun
a, à son tour, puissamment accéléré la conclusion de ces ententes.
Bien entendu, ces ententes et cartels n'ont pas de force légale, ils sont
même illicites d'après le Traité de Rome, mais cela ne change rien
à l'affaire.
30 Le Marché Commun garantit la protection des agricultures des
Six, et en particulier de celles excédentaires, de la France (céréales
et viande) et de l'Italie (fruits et légumes), qui doivent trouver
dans la Communauté des débouchés assurés.
Tout ceci ne signifie pas, évidemment, que l'harmonie la plus
parfaite règne entre les capitalistes allemands, français, italiens,
etc. (pas plus qu'entre les capitalistes français eux-mêmes), Il y a
des secteurs ou des firmes qui, par leur situation, profitent moins
du Marché Commun et y sont moins attachés ; et des industries
qui sont surtout tournées vers le marché mondial (comme c'est le
cas pour la plupart des industries allemandes ou hollandaises, et
pour nombreuses industries belges et italiennes) n'ont pas grand
intérêt à payer par des représailles des pays tiers, la protection
du Marché Commun qui de toute façon ne leur apporte pas grand
chose. Le contraire est vrai pour un grand nombre de firmes fran-
çaises qui, soit ne sont toujours pas compétitives à l'échelle inter-
nationale, soit gardent la mentalité protectionniste qu'elles ont for-
mée entre 1930 et 1958.
Ces frictions s'étaient déjà traduites par les difficultés qu'avait
rencontrées l'élaboration du « tarif extérieur commun », où les
Français avaient insisté pour que les droits extérieurs soient les
plus élevés possible, même sur beaucoup de matières premières (ce
qui désavantageait les industries de transformation allemandes, par
exemple), et par les obstacles qu'a rencontrés la « politique agricole
commune » où les Français veulent faire payer par les autres Cinq
la protection de l'agriculture française.
La formation du Marché Commun avait placé les Anglais devant
un dilemme grave. Rester dehors, c'était accepter que leurs expor-
tations soient soumises à un degré croissant de discrimination
défavorable en Europe, marché important et en expansion rapide.
Y entrer, c'était donner le coup de grâce à ce qui reste de liens
réels de l'ancien Commonwealth, puisque la « préférence impériale »
accordée par les pays du Commonwealth aux produits les uns des
autres est incompatible avec le Marché Commun, et qu'ils devraient
renoncer aux importations de produits agricoles bon marché d'outre-
mer. La proposition par laquelle ils avaient essayé de concilier ces
deux exigences, celle de formation d'une zone de Libre Echange
76
européenne limitée aux produits industriels, ayant échoué en 1958,
ils se sont finalement décidés, après deux ans de tergiversations, à
demander leur adhésion au Marché Commun. Ce faisant, ils pen-
saient non seulement protéger l'avenir de leurs exportations vers
l'Europe, mais aussi faire reprendre à la City son rôle traditionnel
de centre financier international, en décadence depuis 1930, et trou-
ver auprès des fortes réserves de changes des Continentaux un appui
pour la livre sterling (dont il est du reste probable qu'elle aurait
été dévaluée le jour de l'entrée de l'Angleterre au Marché Commun).
"On a également beaucoup agité en Angleterre l'idée que l'entrée
dans le Marché Commun permettrait à l'économie anglaise de dépas-
ser la stagnation qui la caractérise depuis huit ans, parce qu'elle
lui permettrait de participer à l'expansion et au « dynamisme » des
Six. Ceci est relié à toute la mythologie qui a actuellement cours
sur les vertus expansives du Marché. Commun. Qu'il ne s'agit là
que d'une mythologie, l'exemple de la Belgique qui stagne tranquille-
ment ni plus ni moins que l'Angleterre depuis de nombreuses an-
nées suffit pour le montrer. L'expansion rapide de la production
dans le Marché. Commun n’exprime rien de plus que le fait que les
économies allemande et italienne étaient déjà en expansion très
rapide depuis 1950 ; maintenant que l'expansion allemande est pro-
visoirement arrêtée, l'expansion française prend sa place et maintient
un rythme global élevé. Certes, la constitution du Marché Commun
a stimulé les investissements dans beaucoup de branches en prévi-
sion d'une extension des marchés, mais c'est là un effet survenu une
fois pour toutes. La ralentissement de la croissance globale des Six
depuis un an montre que le Traité de Rome n'a aucune vertu mira-
culeuse à cet égard ; l'économie des Six suit lies vicissitudes de
l'économie capitaliste contemporaine, dont la croissance est la loi,
mais une croissance qui se réalise nécessairement à travers des fluc-
tuations plus ou moins courtes et profondes. De même, soit dit par
parenthèse, il y a eu d'oiseuses discussions sur l'impact qu'avait ou
allait avoir le Marché Commun sur le sort des travailleurs (et quel-
ques hilarantes palinodies et contradictions des staliniens à cet
égard). Certes, il peut y avoir des cas (il y en a eu un seul jus-
qu'ici : les réfrigérateurs, en France, et encore il y a eu aussitôt
intervention du Gouvernement qui a restauré les droits de douane)
où la concurrence se manifestant plus intensément, des travailleurs
sont licenciés ; mais ni dans leur fréquence, ni dans leur nature,
ces cas de différent de ceux qui se produisent tout le temps dans le
cours de l'économie capitaliste même nationale (sauf évidemment
pour les staliniens, pour lesquels être licencié du fait de la concur-
rence allemande a quelque chose de particulièrement intolérable) ;
il y a inversement des cas où l'extension des affaires de la firme
permet aux travailleurs de revendiquer plus efficacement. Mais dans
les deux cas, ce qui se passera dépendra essentiellement de l'attitude
et de la capacité de lutte des travailleurs, pour se défendre ou pour
arracher une amélioration. Au total, Ile Marché Commun n'est qu'une
manifestation de la croissance économique caractéristique du capi-
talisme contemporain, mais n'entraîne aucun changement marqué
quant à l'allure ou la nature de cette croissance.
Dans leur tentative d'adhésion, les Anglais avaient l'appui des
Américains. La politique américaine de soutien de la soi-disant
* unification » de l'Europe découle du désir de diminuer la fai-
blesse de ce gage virtuel entre les mains des Russes que forme
l'Europe. Mais aussi, depuis deux ans, les Américains sont de plus
en plus inquiets de la tournure : « fermée » que prend le Marché
Commun, de la menace qu'il fait donc peser sur l'avenir de leurs
exportations, et qu'ils ressentent d'autant plus que leurs paiements
extérieurs sont en difficulté parce qu'ils supportent seuls pratique-
ment à la fois le poids militaire de l'alliance atlantique et de
l'« aide aux pays sous-développés ». Ils voyaient dans l'adhésion de
l'Angleterre au Marché Commun un contrepoids aux tendances au-
tarciques des Six et Kennedy s'était fait donner par le Congrès les
- 77 -
pouvoirs nécessaires pour négocier avec le Marché Commun élargi
des concessions tarifaires réciproques, Les Anglais avaient égale-
ment l'appui des autres Cinq du Marché Commun, dont l'industrie
pour la plus grande part aurait plutôt avantage à une économie
plus « ouverte » vers le marché mondial.
Les demandes spécifiques des Anglais étaient par leur nature
même sujettes à marchandage et faites pour cela. Le Traité de Rome
lui-même n'est rien d'autre que l'aboutissement de mille marchan-
dages. Rien de plus ridicule que les attitudes effarouchées prises
par de Gaulle à cet égard, comme si les Anglais avaient voulu atten.
ter à la reté des lignes d'un rdin à la française : le Traité de
Rome est une chaussette reprisée avec des fils de mille couleurs
différentes, et quelques reprises de plus n'y auraient rien changé.
Mais l'essentiel de l'industrie française ne voulait pas des Anglais,
craignant à la fois la concurrence anglaise, la remise en question
de toute la cartellisation déjà faite, et à plus longue échéance, la
porte ouverte aux produits américains. Ceci est le grain de réalité
dans la rupture de Bruxelles. Réalité d'ailleurs provisoire, car la
question n'est pas réglée, et il serait étonnant qu'elle le fût défi-
nitivement dans le sens désiré par les capitalistes français et
de Gaulle. Il y a un rapport de forces réel au sein de la coalition
occidentale; qui ne peut être que très provisoirement masqué par les
fumées rhétoriques de de Gaulle. Ce rapport de force revient fina-
lement à ceci, que face aux Russes devant lesquels l'Europe est
un poulet appétissant et sans plus de dents que n'importe quel
autre poulet - il n'y a que les I.C.B.M. américains et rien d'autre.
Ceci nous amène au deuxième point de conflit entre Occidentaux,
plus précisément entre le régime gaulliste en France et le reste des
Occidentaux. Il faut bien dire le reste des Occidentaux, et non seu-
lement les Américains, car parmi les Occidentaux, personne ne par-
tage le délire du Général sur une force nucléaire indépendante. Les
données techniques du problème sont suffisamment connues de tout
le monde pour qu'il soit nécessaire de les rappeler ici : soulignons
seulement que non seulement la force de frappe prévue par
de Gaulle est déjà dix fois démodée aujourd'hui, mais qu'elle le sera
évidemment cent fois plus lorsqu'elle parviendra péniblement à être
mise en service ; et que de plus, le chantage explicite auquel elle
est destinée l'idée qu'en en disposant, la France pourrait par
exemple obliger les Etats-Unis à entreprendre une guerre qu'ils
n'auraient pas fait d'eux-mêmes, car ils ne pourraient pas assister
passivement à une destruction nucléaire de l'Europe est cousu
de fil blanc et passible de multiples parades de la part des Améri-
cains aussi bien que des Russes. La configuration du rapport des
forces à l'époque actuelle est telle que s'il est vrai d'un côté qu'à
la limite, la guerre totale peut être déclenchée par « accident», il
n'est nullement vrai d'un autre côté qu'il est dans le pouvoir de
de Gaulle ou d'Enver Hoxha de la déclencher. « On ne fait pas cuire
les puddings avec des pets » est un proverbe anglo-albanais que
malheureusement de Gaulle n'a jamais médité.
N'y a-t-il donc dans toute l'affaire de la force de frappe que le
délire de de Gaulle ? Pas exclusivement, bien qu'essentiellement.
Le quelque chose de réel qu'il y a c'est que, avec la restauration rela-
tive de la puissance économique de l'Europe d'un côté, avec l'éloi-
gnement de la menace immédiate de la guerre, d'un autre côté, il
devient plus difficile aux Américains d'assurer leur hégémonie face
à lleurs satellites, Abstraitement, pour les pays européens les plus
importants, avoir ce que les Anglais appellent avec la respectabilité
qui les caractérise « leur part des responsabilités nucléaires », signi.
fie tenter de s'assurer, par la possession d'armes atomiques et devant
le caractère total de la guerre contemporaine et sa dialectique in-
terne, d'un moyen de chantage à l'égard des Etats-Unis, Abstraite-
ment encore, si l'Europe existait, et si le temps lui était donné,
elle aurait la base économique pour se constituer en < troisième
force » entre les deux grands. Mais abstraitement seulement, Car
79
lorsqu'on parle d'Europe actuellement, on escamote les mille oppo-
sitions pratiquement irréductibles qui opposent chacun des vingt
pays qui la composent aux dix-neuf autres, les conflits, les diver-
gences d'intérêts, les, viscosités, les inerties qui font que dans les
structures sociales actuelles et pour très longtemps encore, aucune
véritable unification, capitaliste s'entend, n'en sera possible. C'est
une plaisanterie de penser à une Europe. de 320 millions d'habitants
et de 350 milliards de dollars de revenu national. Dans la politique
réelle, il y a la France et l'Allemagne et l'Angleterre... et même le
Luxembourg. Et la marge d'indépendance que les bourgeoisies euro-
péennes y compris la bourgeoisie française veulent s'assurer
à l'égard des Américains, elles savent très bien qu'elles ne peuvent
plus se l'assurer sur le plan militaire ; la distance est trop grande,
l'avance prise par les Américains et les Russes trop importante pour
que, même au prix de « sacrifices » énormes, elle puisse être effacée.
Alors la bourgeoisie européenne s'en fait une raison d'autant plus
qu'elle fait de très bonnes affaires, que les Américains dépensent
50 milliards de dollars par an pour la défendre des convoitises
d'Ivan tandis qu'elle aligne généreusement une vingtaine de divi-
sions sous-équipées, et que les économies qu'elle fait sur son arme-
ment lui permettent d'investir aussi bien chez elle qu'outre-mer et
lui redonnent par là un poids politique. C'est pourquoi ni Fanfani,
ni Adenauer, ni même MacMillan n'ont aucune envie d'entrer dans
le jeu de de Gaulle, et c'est pourquoi même la bourgeoisie française,
qui accepte aujourd'hui de payer à son grand homme son joujou
coûteux et dérisoire. (d'autant plus qu'il n'est pas coûteux pour tout
le monde), s'empressera de le reléguer dans une vieille armoire lors-
que celui-ci entrera au Panthéon.
POUR UNE AMELIORATION DE LA RACE HUMAINE
« Témoignant devant le Comité des Appropriations Budgétaires de
la Chambre des Représentants, l'Amiral Rickover... a raconté cette
histoire :
« Un jour, un de mes supérieurs m'a demandé de réduire, dans nos
navires nucléaires, les cuirasses de protection contre les radiations.
Il m'a dit que j'utilisais les normes civiles de protection contre les
radiations, mais que dans les unités militaires des pertes de person-
nel de 20 à 30 % étaient parfois acceptées.
« Je lui ai dit que je regrettais, mais ne pouvais faire ce qu'il
demandait. Je ne pouvais pas. ignorer le fait que, lorsque des radia-
tions sont en jeu, nous n'avons pas affaire seulement avec la santé
des hommes sur un seul navire, mais avec l'avenir génétique de
l'humanité.
« Mon supérieur m'a répondu que de toute façon personne ne
savait grand chose sur les lois de l'évolution, et que si nous élevions
· l'exposition des hommes aux radiations, nous pourrions découvrir
que les mutations qui en résulteraient pourraient s'avérer bénéfiques
plutôt que nocives, et que l'humanité pourrait apprendre à vivre avec
les radiations.»
« L'amiral Rickover nia pas donné le nom de cet officier supé-
rieur».
(New-York Herald Tribune, 3 septembre 1962)
UN PETIT PARADOXE
... L'abondance d'aujourd'hui est le luxe d'hier. Elle est devenue
si commune, qu'elle n'est plus du luxe... Six millions de nouvelles
voitures chaque année, et les vieilles voitures dont certaines sont
suffisamment bien pour pouvoir être mises en vitrine à Moscou
se rouillent abandonnées dans leurs cimetières... Si Ivan pouvait
faire un tour sur les autoroutes américaines, il serait certainement
impressionné, sinon même incrédule. Mais il pourrait aussi se deman-
der avec étonnement comment dans un pays où il y a tout ce luxe,
le Congrès peut refuser des crédits de 300 millions de dollars comme
allocation de chômage d'urgence pour les 850.000 ouvriers des régions
déprimées qui n'ont pas de travail et n'en ont pas eu pour plusieurs
mois... >
(New-York Herald Tribune, 5. septembre 1962)
DE QUEL COTE ETAIT LE « GAP » ?
« Le « missile gap »... est maintenant relégué aux limbes des pro-
blèmes artificiels, où il aurait dû toujours rester.
« Le « missile gap » la prévision d'une supériorité soviétique
écrasante en missiles balistiques intercontinentaux pour le début
des années 1960 – a été le produit de politiques partisanes et de la
pression des services armés (en particulier de l'Air-Force). Les
mêmes forces, et les mêmes porte-voix dans le Congrès et dans la
presse qui avaient. fabriqué un soi-disant «gap » en matière de bom-
bardiers stratégiques pendant les années 1950, ont patronné et en fait
ont inventé le soi-disant « missile gap » pour les années 1960. Au-
jourd'hui, à en juger par les estimations les plus coriaces de la
puissance soviétique effective, estimations que contresignent appa-
remment tous les services armés, le « missile gap » s'est évanoui ;
l'avantage quantitatif, s'il en existe un, est du côté des Etats-Unis.
« Cette question était devenue un grand thème de discussion publique
parce que les estimations de la capacité soviétique en missiles four-
nies par les services d'intelligence (c'est-à-dire d'espionnage, N.Fr.)
de l'Āir-Force, estimations toujours plus élevées que celles des autres
services, ont été utilisées comme des ballons dans le jeu de football
de la propagande et de la politique. L'Air-Force pensait qu'elle avait
là un bon levier avec lequel extraire de l'argent de l'Administration
et du Congrès... Les Démocrates, alors hors du pouvoir, ont utilisé
le soi-disant « missile gap » comme un bâton pour taper sur l’Admi-
nistration. Le résultat a été qu'un fantôme, une ombre est devenue
un grand problème artificiel, qui a obscurci les problèmes réels de
la défense nationale et créé la confusion chez les électeurs ».
(New-York Times, 27 novembre 1961)
LA CRISE CUBAINE
La crise cubaine a marqué un tournant dans les rapports entre
les deux blocs. Tournant dont l'importance n'est pas majeure cepen-
dant, car il n'a pas fait apparaître d'éléments fondamentalement
nouveaux, propres à transformer la nature des rapports internatio-
naux, comme cela avait été lle cas pour la révélation de la puissance :
atomique russe, par exemple. Mais à la faveur de cette crise se sont
concrétisées un certain nombre de réalités qui resteront vraisem-
blablement prédominantes pendant quelques années.
Les deux principaux aspects de la situation internationale mis en
lumière par la crise cubaine sont : 1) la supériorité militaire améri-
caine ; 2) l'absence d'une politique cohérente de l'un comme de
l'autre bloc vis-à-vis des pays sous-développés.
Sur le plan militaire, il y avait longtemps, à vrai dire, que l'on
n'entendait plus parler du « missile gap », le retard américain dans
lle domaine des fusées ICBM. Ce « missile gap » a été puissamment
utilisé par la bureaucratie militaire américaine comme instrument
de pression sur l'Etat afin d'obtenir des moyens plus importants. Il
est maintenant de notoriété publique que non seulement le « gap »
a été comblé, mais que les américains possèdent un véritable luxe
d'armes thermonucléaires : sur mer lles Polaris, et sur terre toute
la gamme des ICBM dont le dernier né, le « Minuteman » est depuis
peu entré « en service ». Le territoire des Etats-Unis va être couvert
de plus de mille exemplaires de cette fusée dont la mise à feu n'exige
80
que trente secondes (contre 15 minutes pour ses prédécesseurs),
qui peut être lancée depuis un silo pratiquement invulnérable, et
dont le prix de revient est nettement inférieur à celui des précédents
engins.
Dans ces conditions il semble que le problème « défensif des
U.S.A. soit résolu. étant donné un certain niveau de la technique
et cela à partir du territoire américain lui-même. On admet offi-
ciellement que les bases de missiles à l'étranger sont d'ores et déjà
* démodées ».
Au contraire les Russes ont donné un signe de faiblesse en tentant
d'installer des rampes de lancement à Cuba.
La crise cubaine elle-même s'est soldée pour les américains par
un certain nombre de résultats positifs. Le plus évident est la recu-
lade à laquelle ils ont contraint les Russes. D'autre part ils ont
sans conteste affaibli Castro. Le leader révolutionnaire s'est trouvé
être 'un simple instrument que lles Russes utilisent pour l'installation
de basės « agressives » avant de le laisser choir en s'entendant par
dessus sa tête avec les Américains lorsque leurs intérêts vitaux sont
en jeu. La politique américaine en Amérique Latine dispose désor-
mais d'un argument de choix pour organiser la lutte contre l'expan-
sion du castrisme.
Cependant ce succès, si l'on peut dire tactique, sur le castrisme
ne peut tenir lieu d'une politique cohérente vis-à-vis de l'Amérique
Latine comme vis-à-vis des pays sous-développés en général,
Que Castro sorte diminué de l'affaire n'élimine nullement le
caractère explosif des contradictions qui sont les véritables condi-
tions d'apparition du castrisme. On commence à parler d'opérations
de * nettoyage » contre des guerilleros castristes au Vénézuela.
L'Amérique Latine reste pour les Etats-Unis une poudrière. Quant à
l' « Alliance pour le Progrès on ne l'appelle déjà plus, aux Etats-
Unis, que l' « Alliance sans progrès ».
Dans la mesure où une politique de rechange à l'égard des pays
sous-développés et du communisme était préconisée par le courant
libéral qui inspirait certains membres du bain-trust de Kennedy,
l'issue de la crise cubaine lui a porté un coup en paraissant démon-
trer avec éclat que seule l'attitude dure “ paye », Ce courant libéral
à vrai dire n'avait aucune base dans le pays et il n'existait que dans
des milieux restreints d'intellectuels, dont Wright Mille s'est fait le
porte-parole dans « Listen Yankee ».
Pourtant et Kennedy a beau essayer de capitaliser son succès
en prenant des initiatives dans tous les domaines de la politique
extérieure les profits que peut rapporter cette politique ferme
sont limités par deux considérations.
1) La supériorité militaire américaine a de grandes chances de
n'être que temporaire, car jusqu'à maintenant, chaque fois que l'un
des deux adversaires a pris une avance quelconque, il a suscité par
là même, en réaction chez l'autre, un effort supplémentaire qui a
amené celui-ci à prendre à son tour une avance.
2) D'autre part, les seules régions du monde qui constituent encore
un enjeu pour les deux grands sont les pays dits « non-engagés ».
Mais pour les gagner à leur cause les Russes ou les Américains
doivent faire face aux contradictions qui minent ces pays. Or, la
nature de classe de ces contradictions, le degré d'exacerbation auquel
elles sont parvenues, l'ampleur des besoins matériels qui se mani-
festent, font qu'il est impossible de se substituer aux hommes qui
composent la société de ces pays pour résoudre ces contradictions.
A plus forte raison est-il impossible à des sociétés de classe comme
les Etats-Unis et l'URSS de résoudre les problèmes des pays sous-
développés. Bien que l'U.R.S.S. dispose d'une plus grande liberté
de mouvement que les Etats-Unis puisqu'elle n'est en rien liée à
l'impérialisme de la période antérieure ou aux couches locales domi-
nantes, c'est un fait qu'ellle n'a réussi nulle part, dans aucun pays en
lutte pour s'affranchir de l'impérialisme, à asseoir son influence de
façon stable, sauf là où une révolution bureaucratique a eu lieu,
81
comme au Vietnam ou en Corée, mais là elle est en butte à la
concurrence chinoise. Cuba était sa grande réussite ; elle est forte-
nient compromise.
Ces divers facteurs font qu'à l'issue de la crise cubaine, les Améri.
cains sont très loin d'avoir gagné tout ce que les Russes ont perdu.
C'est peut-être même là un trait qui caractérise toutes les crises
internationales qui peuvent survenir actuellement et qui pousse les
deux « grands » vers la détente.
Pourtant, l'a défaite pour les Russes a été assez sévère, bien qu'ils
aient, au moins temporairement, sauvé le régime castriste à Cuba,
que 45.000 « marines » étaient sur le point d'envahir, ainsi que
viennent de le révéler les Américains. La défaite russe se situe moins
sur le plan du rapport de forces réel que sur celui de la lutte poli-
tique entre les deux blocs. D'abord leur « prestige » international a
quelque peu souffert du fait qu'ils ont montré qu'ils avaient peur.
Mais surtout, la crise cubaine recèle un grand pouvoir démystifica-
teur sur la nature réelle de la politique russe vis-à-vis des pays
sous-développés. Dans un premier temps en effet, les Russes ont
:: utilisé Cuba comme une case sur l'échiquier de la stratégie mondiale
sans se préoccuper des risques que la présence de fusées dans l'île
pouvait faire courir à la révolution cubaine et à la population. L'ins-
tallation de ces fusées apparaissait comme le monnayage cynique du
soutien matériel et politique qui avait permis au castrisme de se
maintenir. Dans un second temps, la façon dont Khrouchtchev a
accepté de retirer ses fusées en négociant directement avec Kennedy.
a aggravé encore l'impression que l'URSS dans ses rapports avec
Cuba ne se préoccupait que de ses intérêts propres.
Ainsi l'aide fournie par les Russes s'est révélée crûment sous son
vrai juur. Elle est apparue comme de même nature, en profondeur
que l'aide américaine, c'est-à-dire comme un des éléments de la lutte
impérialiste qui oppose les deux blocs. L'exemple cubain est bien
propre à faire réfléchir les neutralistes tentés par le flirt avec l'Est
car il a montré que même une aide réellement onéreuse et appa-
remment sans profit pour l'URSS peut se faire payer en bases de
missiles, c'est-à-dire transformer le pays qui la reçoit en cible pour
les Américains. D'ailleurs il ne faut pas exagérer le désintéressement
même économique des Russes dans le Tiers Monde, bien qu'ils n'aient
pas d'United Fruit à soutenir. L'affaire que les Russes avaient montée
avec le coton égyptien était digne des plus rapaces mercantis capi-
talistes. Mais ce n'était encore qu'un péché véniel en comparaison
de la façon dont ils ont utilisé Cuba.
Le souvenir de la crise cubaine risque de rester longtemps dans
la mémoire des pays neutralistes à qui l'URSS fait des avances. Et
ill n'est pas sûr que les efforts de Khrouchtchev pour apparaître
comme le sauveur de la paix suffisent pour effacer ce souvenir.
K. a en tout cas un lourd handicap à remonter pour faire croire à
sa bonne foi.
D'autant plus que la marge dans laquelle la guerre froide peut
se relâcher paraît limitée. D'un côté, en effet, il est vrai que les
Américains et lies Russes ont intérêt à s'entendre sur un certain
nombre de problèmes ; en particulier ils ne veulent pas voir, proli-
férer l'armement atomique car cela risquerait de compromettre l'hé.
gémonie de chacun dans son propre bloc. La Russie, surtout, pour
des raisons intérieures (pression d'une population avide de bien-
être et de « liberté ») et extérieures (la concurrence de plus en plus
pressante de la Chine dans la course au leadership de l'Est) semble
rechercher la « détente ». Mais, d'un autre côté, les Américains pa-
raissent prêts à s'efforcer de résoudre à leur profit le plus grand
nombre possible de problèmes internationaux dans la foulée de leur
succès cubain, et les Russes ne peuvent guère s'offrir le luxe de
nouveaux reculs, même s'ils espèrent par là acheter un allègement
de leurs charges militaires, une détente intérieure et un plus grand
contrôle de la situation internationale qui lleur permette de limiter
les risques que présentent pour eux les ambitions chinoises.
82
LE CONFLIT SINO-SOVIETIQUE
L'évolution de la situation internationale et le développement de
la libéralisation intérieure en U.R.S.S. expliquent l'aggravation du
conflit idéologique entre la Chine et l'U.R.S.S. qui a pris une acuité
impressionnante. Les deux aspects nouveaux de ce conflit sont le
caractère de plus en plus direct pris par les attaques que se lancent
lles adversaires et l'extension de la querelle à toute la «famille »
communiste.
L'épisode cubain a donné aux accusations formulées de part et
d'autre un tour beaucoup plus actuel et concret que par le passé.
Les Chinois après s'être adressé aux Yougoslaves, aux « venimeux et
sinistres titistes », « chiens courants de Wall Street » pour leur
reprocher d'avoir lâché la révolution cubaine, s'en sont pris à
Togliatti et « ceux qui le soutiennent » après le congrès du P.C. ita-
lien. C'est en effet à ce congrès que du côté krouchtchevien, on avait
commencé à dire « Chinois » au lieu de dire « Albanais ». Après la
crise cubaine c'est la série des congrès de P.C. en Europe orientale
et en Italie qui a aggravé la crise. La répétition des attaques lan-
cées de la tribune de ces congrès et surtout en Italie, le chahut qui
a accueilli, à Berlin, l'intervention du délégué chinois, ont mani-
festé l'isolement du P.C. chinois et de son minuscule allié le P.C. de
l'« héroïque Albanie ». Enfin la longue visite en U.R.S.S. du « trai-
tre » Tito et l'accueil chaleureux que lui ont réservé les dirigeants
soviétiques ont exacerbé le schisme.
Sur le fond aussi les attaques sont plus violentes entre les partis-
frères.
Pour les Chinois, les (Krouchtcheviens sont « révisionnistes », s'éloi-
gnent de plus en plus du marxisme, trahissent la révolution mon-
diale (exemple : à Cuba) et se conduisent comme des « pacifistas
bourgeois ». Cuba est « un nouveau Munich ». Togliatti et « ceux qui
le soutiennent » sont « pusillanimes comme des souris ». Ce qui ne
les empêche pas d'être aventuristes (ils ont installé des fusées à
Cuba).
Pour les Soviétiques, les Chinois, dogmatiques sectaires, sont assi-
milables aux « bellicistes américains » pour avoir condamné la poli-
tique soviétique à Cuba. Ce sont des « aventuristes » et parmi les
partis communistes des « diviseurs ». Les vrais leninistes ce sont
les Russes.
De plus, au moment où Khrouchtchev salue dans la Yougoslavie
un état socialiste, les Chinois expliquent que le capitalisme y règne
(à cause du nombre élevé des artisans) et que la clique titiste est
à la solde de l'impérialisme américain.
Enfin, une scission est franchement envisagée. Les Chinois rappel-
lent que Lénine a su rompre avec Kautsky quand il a compris que
celui-ci avait trahi la révolution mondiale.
Ce qui donne du poids à cette logomachie ce sont les réalités
politiques qu'elle cache.
Tout d'abord, l'isolement chinois est plus apparent que réel. Les
Chinois ont des alliés encore puissants dans nombre de partis dont
la ligne est officiellement khrouchtchevienne. Ces alliés sont prêts
à exploiter le moindre échec dans l'application de cette ligne, et il
est difficile de préciser dans quelle mesure, le pouvoir de Kroucht-
chev lui-même n'est pas menacé par eux. Surtout les Chinois ont
Y'appui tacite d'un bon nombre de partis communistes des pays
sous-développés et notamment, semble-t-il, de Cuba, Cuba vient, par
exemple de signer un traité de commerce purement symbolique avec
l'Albanie. Et c'est en effet la question des pays sous-développés et
de leur problème fondamental, la lutte contre l'impérialisme, qui est
au centre du débat.
La Russie a tout à gagner actuellement à la détente : 1) elle
n'occupe pas une position de force par rapport aux U.S.A. ; 2) la
détente lui permettrait de relâcher son effort militaire, de déve-
Copper ses recherches spatiales, pour le prestige, et surtout d'étendre
83
la consommation intérieure. Le peuple russe, qui commence à voir
la sortie du purgatoire ne veut pas passer de là dans l'enfer de
la guerre. Il veut que sa vie continue de s'améliorer et que la libé-
ralisation se poursuive.
La Chine au contraire a tout à gagner à la tension internationale.
Elle lui sert de justification aux sacrifices demandés aux travail-
leurs chinois, et d'argument décisif pour obtenir de l'U.R.S.S. l'aide
économique dont elle a besoin et une garantie militaire ferme.
L'interruption de l'aide économique de l'U.R.S.S. a été très mal ac-
ceptée par les dirigeants chinois.
A partir de leur situation propre par rapport à l'impérialisme et
par rapport à l'U.R.S.S., les Chinois se posent en défenseurs des
mouvements de lutte contre l'impérialisme dans ce qu'ils ont de
plus radical. Ils affirment comme un devoir absolu la solidarité
totale des pays « socialistes » avec les masses révolutionnaires des
pays sous-développés à condition, bien entendu; qu'elles soient
sous direction bureaucratique. Cette solidarité selon eux doit aller
jusqu'à prendre le risque de la guerre nucléaire. Ils opposent la
stratégie des masses à celle des armes ; ce qui signifie d'une part
qu'ils sont prêts à sacrifier une bonne part de la population en cas
de guerre et d'autre part qu'ils conçoivent les masses sous-dévelop-
pées comme une infanterie capable partout de renverser l'impéria-
lisme, au profit d'une bureaucratie.
Pour les Soviétiques au contraire, il s'agit d'affaiblir le capita-
lisme en gagnant pacifiquement les pays sous-développés au moins
au neutralisme et si possible au camp socialiste. Mais cela par
l'aide économique et l'influence idéologique et politique et sans
prendre le risque de provoquer l'adversaire. Aussi l’U.R.S.S. sou-
tient-elle des régimes bourgcois à la Nasser ou à la Nehru.
Ces deux attitudes en grande partie contradictoires constituent
des plates-formes de propagande rivales pour l’U.R.S.S. et pour la
Chine en direction des pays sous-développés. Cette rivalité explique
l'âpreté de la polémique entre les deux camps. L'U.R.S.S. se sent
d'autant plus menacée par la concurrence chinoise qu'elle se sait
plus éloignée de la situation des pays qui ont à se débarrasser de
l'impérialisme.
Ainsi ce qui fait Ila profondeur du conflit sino-soviétique c'est le
fait que ce conflit reflète les problèmes de plus en plus divergents
que les classes dirigeantes respectives de ces deux pays ont à résou-
dre. La bureaucratie soviétique est aux prises avec une classe ou-
vrière d'un niveau technique et culturel élevé qu'on ne peut exploiter
comme du bétail ; lla classe dirigeante est elle-même composée
d'hommes qui veulent jouir de leurs privilèges sociaux et ne sont
plus disposés à se « sacrifier » à un avenir hypothétiquement révo-
lutionnaire, même si ces révolutions ont pour résultat de porter
au pouvoir d'autres bureaucraties. La bureaucratie chinoise, elle, a
affaire à des masses affamées, misérables, en pleine révolte contre
les formes archaïques d'oppression. Pour résoudre les problèmes
de ces masses les nourrir d'abord tout en construisant une
société qu'elle dirige et qui lui donne la puissance, la classe diri-
geante chinoise doit contraindre des centaines de millions de pay-
sans à devenir ouvriers et forcer l'ensemble de ces travailleurs à
payer le prix de l'accumulation primitive.
Čette racine sociale profonde du conflit idéologique sino-soviétique
interdit de le considérer comme une polémique passagère. Il s'agit
au contraire d'une étape essentielle de la décomposition de l'idéolo-
gie bureaucratique forgée par le stalinisme. Le schisme ouvert dans
Vidéologie des partis communistes ne pourrait se refermer que si
cette idéologie avait un jour à répondre à nouveau à des problèmes
sociaux identiques. Ce qui n'est pas pour demain. Il y a donc désor-
mais deux programmes, deux politiques possibles pour tout parti
communiste. C'est là une condition éminemment favorable pour
le dépassement définitif par les forces révolutionnaires de l'obstacle
idéologique hérité de la dégénérescence de la révolution d'octobre
et construit par la bureaucrație.
84
LA BEAUTE DU SERVICE MILITAIRE
Débat dans l'Etoile Rouge, organe de l'Armée Rouge, sur la « beau-
té du service militaire ». Un conscrit qui fait son service dans la
marine, écrit au journal :
* Depuis plus de deux ans que je sers dans la marine de guerre,
j'avoue que je n'ai encore trouvé aucun aspect romantique à ma
tâche. Je pense que l'auteur de la lettre qui a provoqué votre débat
sur « la beauté du service militaire » aurait abandonné sa « belle
vie si on lui avait offert une bonne paie et de bonnes conditions
dans la vie civile et aurait enlevé son «bel » uniforme. En quoi donc
réside la beauté dans le service militaire ? Serait-ce dans la suite
des journées toutes semblables ? Serait-ce dans l'horaire où tout est
minuté ? Voir de la beauté dans tout cela prouve qu'on est un homme
borné. Il n'y a pas de beauté dans le service militaire. Ce qu'il
y a c'est le devoir. Chacun l'accomplit à sa façon. L'un dissimule
son cafard avec de belles paroles, l'autre recherche l'oubli dans les
sensations fortes, le troisième ne pense à rien et se dit : il faut que
ce soit ainsi ; un point c'est tout. »
Dans une école d'officiers d'Extrême-Orient soviétique, certains
élèves déclarent : « là où des hommes se préparent à eni tuer d'autres
il ne saurait y avoir de beauté ».
U.R.S.S. :
ACCELERATION ET CONTRADICTIONS DU DÉGEL
La Russie sort de sa chrysalide. Elle a commencé à s'en extraire
il y a bientôt dix ans lorsqu'a sauté le joint qui tenait ensemble
toutes les pièces de la carapace, lorsque Staline est mort. Depuis,
morceau par morceau tombe toute la vieille dépouille du stalinisme.
Et l'on voit peu à peu bouger ce grand corps dont le stalinisme
avait assuré la croissance.
Ce processus ne nous surprend pas par sa nature profonde. Nous
savions à qui nous avions affaire et les premiers ébranlements, les
premières graves crises éprouvées par le monde bureaucratique dans
ses parties les plus faibles, nous avaient confirmé dans l'analyse
des contradictions qui animaient en profondeur cette société. Nous
y avions reconnu les traits fondamentaux de la nôtre, d'une société
divisée entre dirigeants privilégiés et exécutants exploités,
Mais ce qui nous étonne ce sont les péripéties et le rythme de
cette croissance, de cette animation progressive de la société russe.
Et l'année 1962 a été prodigue à cet égard. Il était difficile d'imaginer
il y a un an seulement, que le régime ne chercherait même plus à
cacher l'existence d' « arrêts de travail » et reconnaîtrait publique-
ment que sous le stalinisme la répression avait frappé, non seulement
des militants honnêtes, mais des « hommes de la rue », c'est-à-dire
les masses popullaires elles-mêmes.
La dénonciation du passé et la libéralisation ont pris une exten-
sion imprévisible. Pourtant elles sont liées profondément aux cou-
rants puissants qui travaillent les fondements mêmes de la société :
transformation perpétuelle des conditions du travaill industriel, déve-
loppement de la technologie et diffusion de la culture technique,
urbanisation, orientation nouvelle des loisirs, essor de la consom-
ination privée et à partir de tout cela, élaboration de nouvelles atti-
tudes sociales, de nouveaux comportements, de nouvelles idées. Ellies
sont surtout liées à la pression qu'exercent sur la bureaucratie diri-
geante toutes les couches sociales, et en particulier les travailleurs
des villes, ce prolétariat moderne créé par l'industrialisation du
pays et qu'il n'est plus possible de faire travailler sous la menace
des camps de concentration (1).
(1) Nous ne pouvons pas aborder dans cette note l'aspect profond de
ces bouleversements. Nous publierons dans le prochain numéro de cette
Revue, une longue étude sur la situation et les problèmes de l'U.R.S.S.
actuelle.
85
La dénonciation du passé stalinien a commencé dès le lendemain
de la mort du dictateur. Mais elle s'est vraiment développée à
partir du rapport de Khrouchtchev au XX. Congrès. L'objectif du
nouveau dirigeant semble avoir été de rassurer la couche bureaucra-
tique privilégiée en la garantissant contre l'arbitraire, mais plus
profondément de répondre à un besoin essentiel de la société russe
dans laquelle les consciences comme les appareils bureaucratiques
étaient paralysés. Khrouchtchev donna une nouvelle impulsion à la
déstalinisation l'an dernier au XXIII Congrès. Mais cette déstalinisa.
tion officielle restait limitée. D'une part, sur le plan idéologique,
on imputait la responsabilité des errements précédents au seul
« culte de la personnalité » ; d'autre part, elle ne portait que sur
le passé, auquel n'était accusé de se rattacher qu'un groupe restreint
de dirigeants, lle « groupe antiparti ».
Par contre, dans la période récente le stalinisme a été dénoncé de
plus en plus comme une insupportable oppression des masses et
pas seulement un mal des sphères supérieures et comme un phé-
nomène présent.
La publication par la revue « Novy Mir » de la nouvelle « Une
journée d'Ivan Denissovitch » est un des événements les plus sensa-
tionnels de la déstalinisation. Les « camps de travail staliniens » y
sont dépeints pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire des camps de concen-
tration. De plus, c'est un innocent qu'on y voit et un homme du
peuple. La déstalinisation s'est démocratisée.
En même temps elle s'est actualisée sur le thême « lles staliniens
sont parmi nous » qui est devenu l'un des sujets favoris de la
jeune littérature soviétique, surtout depuis la publication dans la
Pravda du poême d'Evtouchenko, « Les héritiers de Staline ». Un
roman qui fait également fureur raconte l'histoire paralièle de deux
personnages, le « soviétique moyen » Tzypliakov, honnête, coura-
geux, travailleur et le petit stalinien, Finnikov, arriviste, sournois,
flatteur, lâche, etc... « L'heure des Tzypliakov a sonné, écrit l'auteur,
l'heure où toutes les valeurs qu'il a défendues pendant la guerre
vont donner leur fruit. Il y a incompatibilité totale et flagrante
dans notre vie actuelle entre l'esprit des Tzypliakov et des Finnikov.
Une bataille ouverte et décisive est inévitable entre eux » (Vadim
Kojevnikov, dans « Une journée exaltante »).
Le stalinien n'est plus une statue ou un nom de ville. C'est un
homme vivant que chacun côtoie tous les jours. Dénoncer son acti-
vité c'est dénoncer la vie réelle dans la société russe d'aujourd'hui,
d'une manière sans doute partielle et déformée mais qui touche le
cour du problème de cette société de classes. C'est exprimer à un
certain niveau les problèmes réels des gens, des « soviétiques
moyens ».
Ainsi actuellement, cette dénonciation du stalinisme au présent,
et non plus seulement au pa acquiert un double caractère. La
bureaucratie l'utilise dans son effort de « se corriger », de limiter
lles excès trop excessifs, les irrationalités les plus irrationnelles
de son système. Elle a fonction et valeur d' « auto-critique ». Mais
elle sert en même temps de valve de sécurité du système, en per-
mettant de s'exprimer à une série de critiques et mécontentements,
orientés ainsi non pas contre le régime lui-même, mais les « dog-
matiques », les « sectaires », « ceux qui n'ont pas compris la néces-
sité de changer », etc. Mais là, elle prend un caractère ambigu et
devient à la limite dangereuse : car où s'arrête le « stalinisme »,
le « bureaucratisme », la « tendance autoritaire », qu'il est désor-
mais officiellement permis de dénoncer ? En brandissant ces vocables
désormais consacrés, les opposants pourraient s'attaquer à toutes
les institutions et toutes les pratiques du régime. C'est ce qui explique
l'es hésitations et les incohérences de la ligne officielle, ses va-at-
vient, ses brusques retours en arrière dont la multiplication récente
n'a pas peu étonné ceux qui croyaient à une « libéralisation gra-
duelle » et sans larmes du régime, et qui n'avaient pas compris que
dans un système totalitaire si on bouge une pièce, on dérange le
tout.
86
Ainsi, dans cette littérature de la déstalinisation, se manifeste
en même temps une tendance de la population et surtout de la
jeunesse à parler de ce qui la concerne et en somme à faire de la
culture, sa culture. Il existe un lien direct entre la dénonciation du
stalinisme et l'aspiration à s'exprimer. Ce lien est particulièrement
visible dans l'actuelle floraison de « poèmes » de la nouvelle vague.
Lors du récent meeting poétique qui a rassemblé quinze mille
jeunes en blue jeans dans le Palais des Sports de Moscou, on
passait directement de l'invective contre Staline et ses héritiers, au
romantisme intime car dans les deux cas, il s'agit pour la jeunesse
russe d'aujourd'hui d'affirmer un droit sur sa vie.
Le même mouvement, la même revendication conduit à l'a peinture
abstraite et au jazz. Non pas par une réaction purement négative,
mais parce que après des décennies de silence ou de discours mort
parce que obligatoirement stéréotypé, les gens re-découvrent dans
l'expression une valeur presque absolue, dans l'acte de s'exprimer
la première manifestation d'être en société avec d'autres hommes.
On comprend la réaction des autorités politico-culturelles. Car l'e
point atteint par cette évolution marque l'échec définitif des tenta-
tives pour intégrer la culture dans le fonctionnement totalitaire de
la société, au moins par des voies directes. La société bureaucratique
devra, comme en Occident, tracer des canaux beaucoup plus subtils
pour récupérer et en partie seulement, l'activité culturelle de la
jeunesse et même du reste de la population.
Toutes les sphères de la culture sont remuées par ce qui est devenu
par réaction contre le « dogmatisme » et le « culte de la person-
nalité » l'impératif N° 1 de la nouvelle moralle : la vérité. Voir
les choses telles qu'elles sont, agir d'après la réalité, tel est le souci
commun qui anime une avant-garde composée d'hommes aussi diffé-
rents que des psychiatres, des pédagogues, des économistes et des
planificateurs.
A titre d'exemples : la psychologie et la psychiatrie sont en train
de briser le carcan pavlovien. Le réflexe conditionnel n'est plus la
mesure de toute réalité psychique ni la thérapeutique universelle.
La psychanalyse n'a pas encore droit de citė. Mais une sorte de
psychanalyse sans le nom est pratiquée par certains psychiatres.
Autre exemple : les Russes sont en train de découvrir la cyberné-
tique. Jadis taxée de fruit de l'idéalisme bourgeois, la cybernétique
fait rage tant dans les milieux scientifiques que chez les organisa-
teurs, les planificateurs, etc. Les cerveaux électroniques n'étaient
utilisés jusqu'à maintenant que dans le domaine étroit du calcul
scientifique. Mais dans l'effort de rationalisation intensive de l'éco-
nomie qui accompagne les transformations nées du développement
économique et technologique, les Russes se sont soudain aperçus
qu'ils avaient un retard considérable sur l'Occident en matière de
technique d'organisation.
Sur le plan de la théorie économique, une sorte de renaissance
est en cours. Jusqu'il y a quelques années, les livres ou les articles
des revues économiques se classaient exclusivement en deux caté-
gories : 1° des théories strictement techniques, sur des aspects
matériels de la production, qui à vrai dire n'avaient rien à voir avec
l'économie ; 2° des psalmodies de « théorie marxiste », interminables
et vides commentaires de citations de Marx, Engels, Lénine ou Sta-
line. Maintenant, dans une immense confusion et sans doute encore
engourdi et limité, un mouvement de recherche a commencé qui,
pour la première fois depuis 30 ans, dans ce pays prétendument
« marxiste » essaie de mettre en regard les pratiques et la théorie
économiques, est obligé pour ce faire de mettre en question aussi
bien l'efficacité des institutions que le contenu des concepts, pose
le problème du contenu des notions comme « prix ». « intérêt »,
* capital », « profit », s'interroge sur les critères de la rationalité
des investissements.
Ces courants d'avant-garde sont l'expression la plus avancée des
remous qui agitent depuis quelque temps les responsables de l'éco-
nomie et de la direction du pays, les planificateurs et les cadres.
87
Le point de départ, comme on sait, ont été les graves insuffisances
de la planification soviétique et le problème : centralisation en
décentralisation? Mais à partir de là, la dialectique propre des pro-
blèmes a obligé de considérer toute une série d'aspects, de plus en
plus profonds : les entreprises doivent-elles être « rentables »,
et que signifie exactement leur rentabilité ? Jusqu'où peut et doit
aller 1 * intéressement matériel » des responsables de la produc-
tion et des travailleurs ? Derrière ces questions, et sans qu'elles
soient encore posées explicitement, d'autres pointent de façon iné-
luctable : quel est le critère permettant de juger le fonctionnement
de l'économie ? Est-ce la « rentabilité », ou autre chose ? Et l'a
rentabilité à quel prix ? Et par rapport à quels objectifs, à quels
besoins de la société ?
Il est vrai que nous extrapolons : ce dernier problème n'est pas
soulevé en tant que tel, ou du moins nous ne le savons pas. Mais il
est posé implicitement en tant que prolongement logique du débat.
Ici encore on constate que les questions que le régime est désormais
obligé de poser portent le germe d'une possible prise de conscience
révolutionnaire. A travers la discussion des solutions pratiques à
apporter au problème de l'organisation de l'économie dans le cadre
du système, c'est la racine même de la crise de ce système qui est
mise au jour. Et l'on peut dès maintenant envisager la possibilité
qu'un jour les dirigeants soviétiques admettent ouvertement, et
d'une manière ni pl'us ni moins mystifiée que leurs collègues capi-
talistes d'occident, que le problème central de leur société est la
séparation entre dirigeants et exécutants. Que cela ne puisse pas
aller sans un développement simultané de l'idéologie révolutionnaire,
on en avait déjà eu des preuves à travers les remous qu'avaient pro-
voqués dans les milieux étudiants soviétiques les événements de
Pologne et de Hongrie,
Ce sont là encore des extrapolations. Mais l'évolution actuelle
montre que la société russe est en train de s'installer dans la cons-
cience de sa propre « crise » conscience dans laquelle les pays
occidentaux pataugent depuis un certain temps déjà. On peut en
donner un dernier exemple avec les récentes mesures prises par
M. K. au Plenum du Comité Central du PCUS.
Il est vrai que sur le plan économique ces mesures représentent
une suite plutôt décevante au grand débat sur la réorganisation puis-
qu'elles vont plutôt dans un sens centralisateur. Mais en fait le
débat n'est pas clos et les défenseurs de la décentralisation conti-
nuent de s'exprimer dans les organes officiels. La plus intéressante
mesure prise par ce Plenum et l'une des plus surprenantes trou-
vailles de M. K. — c'est la réorganisation du parti. Il y aura désor-
mais deux partis communistes en URSS : celui des paysans et celui
des ouvriers. On croyait pourtant que le parti avait pour tâche la
fusion des diverses sections de la société, la diffusion et la mise
en æuvre d'une idéologie commune, la formation d'un « homme
soviétique » universel... Avec la dernière réforme, il devient évident
que la Russie khrouchtchevienne, essentiellement « réaliste » et
« positive » a renoncé à cette utopie. D'ailleurs K. lui-même a défini
l'homme soviétique nouveau comme un homme qui, un jour, man-
gera plus de beurre que l'homme capitaliste américain et qui arrivera
dans la lune avant lui. Pour fabriquer un tel homme, ce qu'il faut
ce n'est pas une idéologie, mais une économie prospère. C'est pour-
quoi le parti tend à devenir un instrument de gestion, une cour-
roie de transmission des ordres du sommet vers la base et un canal
pour les informations de base vers le sommet.
Cette décomposition de l'idéologie bureaucratique, aggravée sur
lle plan international par la scission entre les partis « Chinois » et
les partis « Khrouchtcheviens », contient un grand pouvoir de démys-
tification et agira elle-même dans les années à venir, comme un
puissant ferment de dissociation de tout le système bureaucratique.
- 88 -
LES SAVANTS DE L'OUZBEKISTAN
PEINTS PAR «LA GAZETTE LITTERAIRE »
«Il importe avant tout de faire classer vos recherches scientifi-
ques comme « très importantes ». Quant à leur objet, il n'a en réalité
aucune espèce d'importance ». Tel est le judicieux conseil donne à
un collègue menacé de licenciement pour incapacité, par un savant
ouzbeck qui, lui-même contemple depuis des années un oiseau dans
une cage.
En effet, relate la « Gazette Littéraire », le directeur de la chaire
de biologie de Samarcande, un certain professeur Akhmedov, étudie
depuis fort longtemps « l'oreille interne de la tourterelle du cours
moyen de la rivière Zerachvan ».
* Voyez-vous », déclare en substance professeur Akhmedov, dans
sa lettre au confrère inquiet « on nous critique souvent, puis on finit
par fermer les yeux. Moi-même, j'ai eu à faire face à ce problème.
On voulait que j'abandonne ma tourterelle au profit de la physique
atomique, Eh bien, je suis devenu inattaquable depuis que j'ai réussi
à faire classer mes travaux comme « très importants ».
· Il a ajouté qu'il a même réussi à résister à ceux qui lui deman-
daient à tout le moins d'étudier toutes les tourterelles et non seule-
ment celle du cours moyen de la Rivière Zerachvan.
Les exemples de recherches stériles foisonnent en Ouzbekistan,
relève la « Gazette Littéraire ». Elle conte comment un certain
professeur Soultanov a passé plus d'un an, tel un alchimiste du
Moyen-Age, à rechercher un procédé qui permettrait de transformer
le sucre en miel. De grosses quantités de sucre lui furent fournies à
cet effet. Il est évident qu'il ne découvrit pas le processus de trans-
mutation, mais le sucre servit à élaborer des boissons alcoolisées qui
régulèrent ses convives.
Quittant le ton du persiflage, la « Gazette Littéraire » critique
violemment le Comité d'Etat pour la recherche scientifique de
l'Ouzbekistan qu'elle accuse d'être au courant de ces procédés et
travaux futiles et demande que le nécessaire soit fait pour astreindre
les vrais savants à des recherches plus conformes aux grands des-
seins de la science soviétique. (A.F.P. 6 Sept. 1962).
une
:
LA SITUATION DES PAYS SOUS-DEVELOPPES
APRES LA LIQUIDATION DU COLONIALISME
En 1962 s'est terminée la guerre qui symbolisait pour le monde
entier la lutte des colonisés contre l'oppression coloniale. En s'ache-
vant, la guerre d'Algérie n'a pas seulement marqué symboliquement
la fin d'une longue période dans l'histoire de l'humanité
période au cours de laquelle l'Europe a dominé' matériellement et
spirituellement le monde mais elle a également marqué le début
d'une période nouvelle pour tous les peuples ayant récemment ac-
cédé à l'indépendance. Les événements qui se sont produits dans
les pays sous-développés au cours de ces trois derniers mois sont
particulièrement frappants à cet égard. D'une part, en effet, une série
de coups d'Etat et de luttes politiques sans grande clarté a montré
que la cohésion et la solidité des appareils dirigeants s'étaient consi-
dérablement amenuisées depuis l'époque où ces appareils, alors
embryonnaires, guidaient la population dans la lutte contre le colo-
nialisme et recevaient d'elle un appui total. D'autre part, le conflit
entre la Chine et l'Inde a donné le spectacle d'une guerre opposant
non plus les colonisés aux colonisateurs, et n'opposant ni directė-
ment ni par personnes interposées un bloc à l'autre, mais opposant
un pays sous-développé et « anti-impérialiste » à un autre pays sous-
développé et «anti-impérialiste (1) » : or ce spectacle était offert
pour l'a première fois depuis que les peuples colonisés sont apparus
en tant que sujets de l'histoire, au même titre que ceux des nations
industrielles.
89.
Quelle est la signification de ces événements les crises inté-
rieures des pays africains, la guerre sino-indienne. qui semblent
indiquer, en raison même du fait qu'ils n'auraient pu se produire
ill y a deux ou trois ans, qu'une période nouvelle de l'histoire des
pays sous-dévelopes est désormais ouverte ?
La caractéristique des crises politiques plus ou moins ouvertes
qui viennent de se produire en Afrique est d'abord l'absence de
contenu politique réel. Ce trait est commun aussi bien au « complot »
contre Bourguiba, à l'assassinat d'Olympio au Togo et au renver-
sement de son gouvernement, à l'élimination de Dia par Senghor au
Sénégal, et à ce « quelque chose » de totalement mystérieux qui vient
de se produire en Côte d'Ivoire et dont on suppose qu'il s'agissait
d'une action dirigée contre Houphouët-Boigny. Les conjurés de Tunis
ne semblaient armés .d'aucun programme politique, mais ce qui est
peut-être plus significatif à cet égard est que le pouvoir n'ait à
aucun moment éprouvé le besoin de situer le complot dans un
contexte politique : les adversaires de Bourguiba ont été traités
comme s'il s'agissait de criminels de droit commun, et il n'a été à
aucun moment question de lier leur acte aux problèmes de la société
tunisienne dans son ensemble. Au Togo, le coup d'Etat n'a pas été
le dénouement d'une situation de crise au cours de laquelle se
seraient opposées des forces politiques conscientes de leurs objectifs
et disposant de l'appui de telle ou telle partie de la population.
Pour autant que l'assassinat d'Olympio puisse s'expliquer, il semble
qu'il ait été l'aboutissement d'un conflit entre les vieux dirigeants
nationalistes à tendance conservatrice, et les jeunes dirigeants
impatients d'exercer effectivement le pouvoir, compliqué de rivalités
franco-américaines et poussé à sa solution sanglante à l'aide de
barbouzes français. C'est aussi par la lutte des clans politiques
auxquels appartenaient respectivement Dia et Senghor que s'expli-
quent lles événements qui se sont produits à Dakar : là encore aucun
motif réellement politique n'a été avancé par les uns ou par les
autres. La coloration plus « dirigiste » et « socialiste » du clan Dia,
les tendances conservatrices de Senghor et des hommes qui l'ap-
puyaient n'ont semblé à personne, ni aux observateurs ni
protagonistes eux-mêmes, de nature à justifier le conflit : c'est par
le jargon de la loi et de la Constitution que les adversaires ont
exprimé leurs positions et c'est ce jargon qui sert actuellement à
accuser les vaincus, Dia et son clan.
On constate donc tout d'abord que les luttes politiques qui se
déroulent à l'intérieur des appareils dirigeants opposent partout où
elles apparaissent, non des forces politiques conscientes et distinctes,
mais des hommes dont les méthodes et le programme sont iden-
tiques. En d'autres termes, il s'agit de luttes de clans pour la domi-
nation de l'appareil.
Le fait que la vie politique d'une organisation ne puisse s'exprimer
qu'à travers une lutte de clans, comme c'est le cas dans les pays
dont on vient de parler, et comme il semble que ce soit le cas dans
la plupart des pays africains (au Ghana, le soupçon de participation
aux tentatives d'assassinat contre Nkruhma pèse sur certains minis-
tres (V. l'article de J.F. Lyotard publié dans ce numéro sur la situa-
tion algérienne), ce fait prouve que l'appareil dirigeant a cessé d'être
l'agent des aspirations politiques communes à la totalité de la
population : l'appareil dirigeant prend une autonomie propre, cesse
d'être perméable à la société, devient une chose dont des clans de
politiciens se disputent la possession. Au cours de cette dernière
année, il n'est pratiquement pas un pays africain indépendant dont
l'appareil dirigeant n'ait pas subi l'évolution qui vient d'être défi-
nie, et dans lequel des événements significatifs par rapport à cette
évolution ne se soient produits.
L'évolution de la vie politique en Guinée est à cet égard frappante
si l'on considère le chemin parcouru depuis le « non » à la Commu-
nauté de de Gaulle. En disant « non » à la Communauté, les diri-
geants politiques guinéens avaient certainement en vue le bénéfice
aux
90 -
qu'ils pensaient tirer de cet acte pour leurs rapports
avec les
Russes. Mais lorsque Sékou Touré déclarait que la Guinée préférait
rester « pauvre mais libre », ceci était incontestablement en confor-
mité avec son propre comportement politique passé et surtout avec
celui de la population elle-même. En énonçant sa position, Sékou
Touré énonçait du même coup une idée à la fois large et compré-
hensible ; il disait : voilà ce que doit être la Guinée (libre, même si
pour cela il faut être pauvre), et n'importe quel Guinéen pouvait
le comprendre. Aujourd'hui, cependant, parce que les espoirs placés
dans l'aide soviétique ont été en grande partie déçus, Sékou Touré
se rapproche de la France et son ambassadeur à Paris fait en public
l'éloge de de Gaulle : que reste-t-il de l'affirmation selon laquelle il
vallait mieux être « pauvre mais libre » ? Dans la mesure où Sékou
· Touré était sincère lorsqu'il fit cette déclaration, la nouvelle atti-
tude envers la France ne signifie-t-elle pas que les dirigeants gui-
néens ont renoncé à trouver chez eux les ressources humaines et
matérielles nécessaires à la survie de leur pays ? Deux choses en
tout cas apparaissent à la lumière de cette évolution. D'une part,
les dirigeants guinéens comme ceux des autres pays africains
n'ont en fait choisi aucune des voies possibles pour parvenir à la
reconstruction de leur société (même réactionnaires, les politiciens
des pays industriels ont toujours choisi ce choix pouvant être
celui de la répression du libéralisme, du « progrès social », etc.) :
leurs différents comportements envers la France témoignent de leurs
hésitations quant à ce qu'ils veulent faire de leur pays. D'autre
part et ceci aussi est commun à tous les pays africains le
rapport de l'appareil au pays lui-même change lorsqu'il ne s'agit
plus de diriger les luttes pour l'indépendance ou lorsqu'il ne s'agit
plus des sequelles de ces luttes comme ce fut le cas pour le « non »
à la Communauté. A partir du moment où l'appareil a à mettre en
cuvre un plan de reconstruction et de transformation de la société,
il s'établit non pas un conflit mais une coupure entre la population
et l'appareil dirigeant. La politique cesse d'être une affaire qui
concerne la totalité de la société et devient celle de l'appareil diri-
geant exclusivement. Alors que le « non » à la Communauté expri-
mait une attitude fondamentale de la population, le « oui » d'au-
jourd'hui à l'assistance française émane du seul appareil dirigeant.
L'absence de participation réelle de la population à l'activité poli-
tique est intimement liée, à la fois en tant qu'effet et en tant que
cause, à l'autonomie croissante des appareils dirigeants. En tant
qu'effet car, volontairement ou non, en se constituant en tant qu'ap-
pareil autonome, la direction politique tend inévitablement à pour-
suivre des fins qui lui sont propres, qui sont incompréhensibles
pour tous ceux qui la contemplent de l'extérieur et auxquelles lla
population, même si elle y adhère globalement, ne se sent pas obli-
gée de participer. En tant que cause aussi car cette attitude de la
population ne fait que renforcer la position de ceux qui, au sein
des appareils dirigeants, prônent une gestion complète des affaires
du pays par l'appareil, l'accroissement des contrôles et la réduction
de la zone à l'intérieur de laquelle la population est libre de se
comporter d'une manière autonome.
La situation qui règne au Congo donne une caricature de cet
enchainement de causes et d'effets qui caractérise plus ou moins
l'ensemble des pays africains. L'activité politique des dirigeants
congolais (dans la mesure où ces hommes méritent cette dénomina-
tion) se définit par rapport à une seule préoccupation : l'unification
du Congo. Le comportement de la population ne, révèle cependant
pas la moindre trace d'une telle préoccupation, si bien que les
politiciens ont renoncé à se réclamer de l'appui du pays. L'appui
qu'ils cherchent, et qui leur est donné, ne vient pas des Congolais,
mais de l'O.N.U. d'une part, et de l'Union Minière d'autre part. La
situation congolaise est caricaturale parce qu'elle définit un état
zéro de la politique, ce qui n'est évidemment pas le cas dans les
autres pays africains, ou, avant et immédiatement après l'indépen-
91
dance, il a régné une activité politique intense. Mais aujourd'hui,
il y a quelque chose de congolais même dans ces pays ainsi que les
crises récentes l'ont bien montré : ni au Sénégal, ni au Togo, ni
en Côte d'Ivoire, ni en Tunisie, ni en Algérie, la population n'a par-
ticipé aux crises, sinon tout au plus pour faire fête aux vainqueurs.
La période qui s'amorce se caractérise donc pour les pays indé-
pendants d'Afrique par une modification profonde du rapport des
appareils dirigeants à la société. Une modification comparable à
celle-ci semble aussi affecter les rapports des appareils dirigeants
de ces pays les uns avec les autres, et plus généralement les rapports
de l'ensemble des pays sous-développés d'Asie et d'Afrique.
Cette modification apparaît clairement par contraste avec les rap-
ports qui régnaient entre pays sous-développés il y a peu de temps
encore. Malgré leurs différences, la majorité des pays sous-dévelop-
pés d'Afrique et d’Asie étaient d'accord sur trois points au moins :
1) Tous subissaient plus ou moins l'attraction de l’U.R.S.S. ; 2) Tous
pratiquaient une politique de balancement entre les blocs, ou du
moins, envisageaient la possibilité d'une telle politique ; 3) Tous
estimaient que les pays sous-développés avaient un rôle modérateur
à jouer entre les blocs.
Où en est aujourd'hui surtout après l'affaire de Cuba et la guerre
sino-indienne, cet accord implicite des pays sous-développés ? 1° Un
nouveau pôle d'attraction est apparu, la Chine. D'autre part, après
l'affaire de Cuba, le prestige américain est en hausse et les U.S.A.
apparaissent désormais comme une force réellement capable d'inter-
venir dans le monde (leur intervention au Congo en est une autre
preuvc). On peut d'ores et déjà constater certains réalignements des
pays sous-développés en fonction de l'apparition de ces nouveaux
pôles d'attraction et de forces avec lesquelles il faudra dorénavant
compter. 2° La politique de balancement entre les blocs tend elle
aussi à disparaître au profit d'attitudes différentes et parfois oppo-
sées. L'apparition de la Chine en tant que troisième pôle mondial
tend à provoquer la constitution d'un camp qui est en conflit simul.
tané avec les deux blocs et pour lequel le « non-alignement » n'a
aucun sens. D'autre part, le peu de résultats tangibles obtenus par la
politique de balancement (dont les Guinéens entre autres ont fait
l'expérience) entraîne les dirigeants à reconsidérer cette politique
(comme c'est le cas en Guinée actuellement). 30 Si les Blocs s'enten.
dent directement par-dessus la tête des autres nations (développées
ou non), les pays sous-développés se voient souffler le rôle modéra-
teur qu'ils ont, au cours de ces dernières années, joué à l'O.N.U.
Il apparaît donc que ce qui unissait les pays sous-développés s'est
défait, ou tout au moins s'est amoindri. Ce qui les désunit tend
alors à apparaître plus clairement, et parfois même brutalement
comme c'est le cas pour la Chine et l'Inde. Un conflit territorial
oppose depuis longtemps ces deux pays : mais il n'était pas pensable
jusqu'à aujourd'hui que ce conflit prenne la forme d'une guerre
ouverte. La Chine n'aurait pas attaqué militairement un territoire
indien, car son appartenance au bloc soviétique rendait impensable
une telle action, étant donné l'importance que revêtait pour l'U.R.S.S.
la continuation de bons rapports avec le leader des pays non-alignés.
Même si elle en avait eu les moyens, l'Inde n'aurait pas attaqué la
Chine car en attaquant la Chine elle s'en serait du même coup pris
au bloc soviétique, c'est-à-dire qu'elle se serait départie de sa position
de non-alignée pour rentrer dans le camp américain. Ce qui rend
possible aujourd'hui ce conflit militaire impossible il y a seulement
un an est de toute évidence la scission chinoise.
La scission chinoise qui n'est rien d'autre que l'a dislocation de
l'ancienne hégémonie russe au sein du bloc communiste, rend pos-
sible non seulement un conflit particulier (le conflit sino-indien)
mais plus généralement des conflits entre pays sous-développés 'tra-
ditionnellement anti-impérialistes. Elle vient s'ajouter aux autres
événements et aux autres évolutions (la tendance de l’U.R.S.S. et
des U.S.A. à s'entendre directement sans personnes interposées ; la
92
crise de la politique de non-alignement) dont la somme crée unè
situation telle qu'au lieu d'être unis par leur attitude anti-impéria-
liste et leur politique de paix internationale, les pays sous-dévelop-
pés se retrouvent en quelque sorte laissés à eux-mêmes, laissés avec
leurs propres divergences et leurs propres conflits. Ceci est évident
notamment en Afrique du Nord où, l'indépendance à peine obtenue
par les Algériens, des coups de feu (qui n'étaient plus ceux tirés par
l'armée française) résonnaient à la frontière algéro-marocaine et où
un conflit étouffé tant que durait la guerre, le conflit entre Bour-
guiba et F.L.N., éclate aujourd'hui au grand jour.
Qu'il s'agisse de la situation intérieure ou des rapports extérieurs
des pays sous-développés tout se passe comme si la présence de
l'impérialisme et la nécessité de lle combattre était le ciment de
l'union. Mais dès que l'impérialisme disparaît (soit parce qu'il a été
vaincu, .soit parce qu'il s'est lui-même transformé, et généralement
les deux choses sont allées de pair), l'union est détruite et des
conflits jusqu'alors embryonnaires apparaissent sur le devant de la
scène. Il serait sans doute superficiel de chercher une identité entre
ces conflits et ceux que connaissent depuis le début de leur exis-
tence les nations industrielles (conflits de classe à l'intérieur ;
conflits impérialistes à l'extérieur). Il n'y a pas de lutte de classe
dans les pays africains : mais il y a bien cependant une différen-
ciation croissante entre les appareils dirigeants et la population dans
son ensernble. Il n'y a pas de conflit « impérialiste » entre pays
sous-développés (il n'y a pas eu de guerre au sens occidental du
terme, même entre la Chine et l'Inde) : mais il y a bien des reven-
dications et des luttes politiques et militaires qui signifient la pour-
suite par les dirigeants et les privilégiés de ces pays, d'intérêts pro-
pres, particuliers et égoïstes.
LES FILMS
LE PROCES (adapté du roman de Franz Kafka, par Orson Welles)
L'on sort de la projection du Procès avec le sentiment d'avoir
été à la fois touché et réconforté. Touché parce que ce film reprend
les thèmes, les plus importants de la pensée de notre époque pour
leur donner une forme matérielle et les organiser suivant une pro-
gression dramatique et par là leur confère une force et un pouvoir
d'émotion qu'il n'est donné qu'épísodiquement à un homme de
ressentir. Réconforté parce que l'on constate que la longue période
pendant laquelle Welles a été contraint au silence ou à la réalisation
d'euvres mineures mutilées au montage pour les besoins de l'exploi-
tation commerciale, cette période qui a recouvert la plus grande
partie de l'existence créatrice de Welles, ne l'a pas découragé, n'a
pas eu raison de lui, n'a pu le contraindre à suivre le chemin du
conformisme. Bien au contraire : Welles, tel que nous le voyons à
travers le Procès, sort grandi de cette période d'oppression, de muti-
lațion et de censure.
Ce qu'il y a de nouveau dans Le Procès apparaît plus clairement
si l'on cherche d'abord en quoi il ne fait que reprendre les thèmes
traités par Welles dans Citizen Kane. Dans Citizen Kane, Welles a
représenté l'histoire d'un homme qui n'avait pas eu la possibilité de
former avec autrui et avec la réalité un rapport sain et équilibré.
Pour Kane, les autres êtres humains n'existent que pour lui per-
mettre à lui, Kane, de satisfaire un besoin maladif d'expansion et
d'affirmation de soi. Par le pouvoir dont il dispose à travers sa
fortune la réalité est dématérialisée et perd sa capacité de contrain-
dre les êtres à tenir compte, non seulement d'eux-mêmes, mais aussi
des autres êtres et des nécessités de Vexistence. La seule réalité
pour Kane est Kane lui-même. Comme Kane, le Joseph K. du Procès
nn
.:
on a
vit dans un univers où les limites de la réalité extérieure sont brouil.
lées, où l'on ne sait jamais si l'on est encore dans l'esprit de K. ou
déjà dans le monde. « Vous ne voulez pas croire que je suis un
accusé comme vous », dit K. à un accusé. L'accusé répond qu'il croit
en effet que K. est un accusé. Alors K. demande de nouveau
« Pourquoi refusez-vous de croire que je suis accusé comme vous ? »
Dans une autre scène, K. erre dans une salle remplie de dossiers
empilés et une employée qui l'accompagne s'excuse : «Que voulez-
vous, dit-elle, on ne peut tout de même pas empêcher les locataires
de faire sécher leur linge ».
Autre exemple : Le discours que fait K. devant le « tribunal » a
pour point de départ trois mots et un geste du « juge » et c'est sur
l'interprétation de ces signes que K. fonde sa plaidoirie :
l'impression à la fois que ces mots et ce geste veulent bien dire ce
que K. leur fait dire et que tout ceci est du délire, que le juge n'a
rien dit qui mérite l'interprétation que K. en fait, que K, invente
un sens à la réalité, ou plutôt qu'il projette sur la réalité son propre
besoin d'auto-accusation. La scène où l'on voit K. rendre visite au
peintre exprime encore une fois la volonté de Welles de confondre
le subjectif et l'objectif, d'effacer les limites entre le Moi et la
réalité. Ce peintre existe réellement, il en a déjà été question, d'au-
tres personnages réels en ont parlé. Mais tout est fait aussi pour
nous donner l'impression que nous sommes dans l'esprit de K. et
que ce peintre est simplement l'idée que K. entretient d'une réhabi-
litation par l'art, même si cette réhabilitation ne doit être en fait
qu'un « acquittement apparent ». Les fillettes qui entourent le pein-
tre et K. pendant leur discussion sont, elles aussi, réelles : avant
de se presser contre les parois de la chambre-cage du peintre, elles
jouaient au pied d'un escalier et quelqu'un explique à K. qu'elles
sont « les enfants de la Cour de Justice » : mais bientôt elles sem-
blent devenir moins réelles et apparaissent alors plutôt comme la
matérialisation d'un érotisme refoulé et terrifiant que K, contenait
à l'intérieur de lui sans en avoir conscience. Et le déroulement
simultané de ces deux événements qui, en droit, n'ont aucun rapport
l'un avec l'autre, les tentatives des fillettes pour pénétrer à l'inté-
rieur de la chambre et la discussion entre K. et le peintre à propos
de « l'acquittement apparent », cette simultanéité absurde est aussi
la projection de la dislocation qui menace la personnalité de K. et
dont il commence à prendre conscience.
Comme Kane, K. ne peut avoir avec quelqu'un un sentiment réci-
proque d'amour, K. est entièrement dominé par le Procès qu'il se
fait à lui-même et la volonté de se punir. Il ne peut voir autrui
que comme l'un des personnages de son propre procès. S'il aime quel-
qu'un c'est que cette personne ne l'aime pas et ce qu'il aime, alors,
ce n'est pas un être humain en chair et en os, mais la frustration
qu'il s'inflige à lui-même. Dans le Procès, l'amour est toujours une
affaire entre soi et soi, jamais entre soi et autrui. Tout ce que dit
Joseph K, à propos d'amour paraît entièrement dénué d'objectivité,
totalement absurde si l'on veut continuer de voir l'amour comme un
sentiment réciproque liant deux êtres humains. Mais dès que l'on
a compris que pour les personnages du Procès l'amour n'est jamais
réciproque, que le problème de la réciprocité ne se pose même pas
puisque chaque individu ne fait que projeter sur le monde extérieur
et sur autrui son propre univers intérieur, dès que l'on a compris
que dans cet amour la conscience n'a affaire qu'à elle-même et à
ses produits, les comportements des personnages cessent de paraître
absurdes. L'on cesse d'être surpris lorsque Joseph K. déclare comme
s'il s'agissait d'une certitude établie qu'il est «amoureux » de la
danseuse alors qu'en réalité il n'y ait rien qui puisse justifier
cette affirmation. Le fait que K. qui semble totalement indifférent
envers la secrétaire de l'Avocat puisse, lorsqu'elle lui dit qu'elle
comprend qu'elle ne lui plaît pas, lui répondre « Plaire est un bien
faible mot » n'est pas absurde non plus puisque les sentiments n'ont
ni une base objective ni une extériorisation rationnelle et compré-
hensible par autrui. Ce qu'est, dans le Procès, l'amour est parfaite-
ment illustré par cette remarque de l'avocat sur sa secrétaire :
« Leni aime tous les accusés ». Leni n'aime pas un accusé, mais
tous les accusés. Elle n'aime même pas tous les hommes soumis à
acccusation. Elle aime une abstraction : les accusés, c'est-à-dire des
êtres qui se sont réduits à une condition absurde et qui n'ont pu
le faire qu'en cessant d'être des hommes. Mais ceci n'est pas encore
assez éloigné de la réalité physique des individus : pour le rendre
encore plus abstrait, Leni revêt l'accusé qu'elle se prépare à aimer
de la cape de l'avocat et pour dématérialiser l'acte de l'amour elle
le raconte dans les détails à l'avocat lui-même, dont elle est la
maîtresse.
La dématérialisation de la réalité, l'incapacité d'avoir des compor-
tements objectifs, l'absence de rapports réciproques entre individus,
ces thèmes se retrouvent à la fois dans Citizen Kane et dans le
Procès, et à cet égard le Procès apparaît comme l'amplification de ce
qui était déjà contenu dans Citizen Kane. Mais une première diffé-
rence devient immédiatement évidente : Kane est dans Citizen Kane,
le seul de son espèce. Son incapacité de voir la réalité telle qu'elle
est et de former des liens sincères et réciproques avec autrui est
directement liée à sa situation sociale particulière. L'argent a déma-
térialisé la réalité et a perverti ses rapports avec autrui. L'argent
permet à son besoin d'affirmation de soi, d'admiration et de dévo-
tion de se développer sans fin. Il est vrai que la profondeur et
l'universalité du film viennent de ce que l'argent et la situation
sociale de Kane ne sont pas la cause mais seulement une des condi-
ţions de son évolution : l'histoire de Kane est à la fois celle d'un
individu particulier qui s'appelle Kane et celle de n'importe quel
membre de la société moderne puisque ce qui apparaît magnifié chez
Kane, le doute fondamental de soi et la tentative de dominer ce
doute par l'affirmation maniaque de soi, ce trait est aussi le trait
fondamental de la psychologie de l'homme moderne. Mais il est
aussi vrai que, dans le film lui-même, Kane apparaît comme une
exception et que son sort est un sort particulier. Dans le Procès par
contre, K. n'est pas une exception. Il existe d'autres accusés et à
partir du moment où K. est lui-même accusé, il découvre une société
qui n'existe que pour accuser et traduire en justice les individus.
En passant de Citizen Kane au Procès, on passe du particulier au
général, d'un cas dont l'universalité et la signification pour tous
les membres de la société moderne sont seulement implicites à un
cas universel, à une situation englobant la totalité de la société.
L'universalité du Procès vient donc de ce que tout homme n'existe
dans ce film que pour tenir un rôle dans un système d'humiliation
et d'oppression qui absorbe toutes les activités de la société. Mais
l'universalité du film de Welles vient aussi d'un second fait : la
structure objective de la société et la structure subjective de l'indi-
vidu sont identiques. L'oppression exercée par la société sur
membres au nom d'une Loi inexistante est identique à l'oppression
qu'exerce, au nom de valeurs qui n'ont d'existence que pour rendre
possible cette oppression, l'individu sur son propre être vivant.
L'aliénation est à la fois sociale et individuelle, elle s'incarne dans
l'organisation d'une société et dans l'organisation intérieure des
individus. Ceci est particulièrement évident dans le cas de Joseph K.
K. subit simultanément une double oppression : d'une part, il se
met lui-même constamment en accusation et d'autre part, il subit
l'accusation officielle et extérieure. Les deux accusations et les
deux oppressions sont d'ailleurs constamment en inter-action : par
exemple lorsque les autres accusés aperçoivent K. ils se lèvent et
se décoiffent ; K. leur reproche alors de refuser de le considérer
comme un des leurs, mais en fait derrière ceci se cache le reproche
qu'il se fait à lui-même de ne pas accepter sa situation d'accusé et
de vouloir se prendre pour un juge.
L'identitité entre l'oppression que K. exerce sur lui-même et celle
que la société exerce sur lui n'est pas due au hasard, Welles n'a pas
ses
1
cherché à montrer que l'une serait la cause de l'autre mais, par
contre, il a lié constamment l'une à l'autre, il a organisé les deux
oppressions de telle sorte qu'elles aient besoin, pour se réaliser, de
leur autre incarnation. K. par exemple trouve dans l'oppression qui
lui vient de l'extérieur un moyen de projeter à l'extérieur de lui sa
propre auto-oppression, et c'est pourquoi au lieu de refuser le procès
qu'on lui prépare il commence par suivre docilement le chemin
assigné aux accusés. Mais d'autre part, l'oppression sociale ne peut
se réaliser que si chaque accusé, chaque individu, joue le rôle qu'on
attend de lui ; la société ne peut opprimer que s'il existe des indi-
vidus qui acceptent de n'être rien d'autre que des opprimés. Ceci
est très clairement le sens de la scène au cours de laquelle l'avocat
veut prouver à K. que tout accusé à besoin d'être humilié et exploité
par l'avocat qu'il s'est choisi, c'est-à-dire par l'homme qui est censé
le défendre et le protéger. L'accusé doit être totalement un accusé,
il ne doit rien exister en lui qui soit intact et innocent, il ne doit
rien avoir à opposer aux accusations dont il est l'objet et pour
qu'il n'y ait aucun doute là-dessus il faut que l'avocat lui-même,
c'est-à-dire le défenseur, ne soit en réalité que la voix intériorisée
de l'accusation.
L'identité et l'interrelation constante de l'oppression sociale et de
l'oppression individuelle est ce qui explique pourquoi, en partant des
mêmes thèmes, le Procès aboutit à une conclusion très différente de
celle par laquelle se termine Citizen Kane et possède finalement un
sens tout nouveau. Kane ne peut échapper à lui-même, il ne peut se
libérer de l'oppression de son doute et de son besoin d'auto-affir-
mation, car la société ne manifeste pas son oppression en «forçant»
les gens à résoudre leurs problèmes intérieurs en achetant des chai-
nes de journaux, en faisant construire des salles d'opéra ou en
faisant traverser l'Atlantique aux châteaux européens. Kane ne pou-
vait pas comprendre de quelle façon la société pénétrait à l'intérieur
de lui. Il ne pouvait pas admettre qu'il n'était ce qu'il était que parce
qu'il lui avait fallu inventer une solution à des problèmes que la
vie lui avait posés avant qu'il soit réellement capable d'y répondre.
K. par contre est dans une situation très différente. Il constate que
d'autres sont soumis à la même oppression que lui. Il voit que
tous ceux qu'il rencontre jouent un rôle défini dans cette oppression.
Il voit que l'oppression qui vient de la société ne peut s'exercer que
si elle est relayée par l'oppression intérieure. Pour reprendre le
conte qui sert d'épilogue et de conclusion au film, K. a cherché à
se rapprocher de la Loi. Il voudrait savoir ce qu'est la Loi mais il
rencontre, devant les portes de la Loi, un gardien qui en défend
l'accès. K. attend, mais il remarque que personne ne parvient à
franchir ces portes. La Loi, à laquelle chacun veut atteindre, ne se
dévoile jamais, et pourtant, au nom de cette Loi, chacun doit assu-
mer une posture d'accusé. K. décide donc que, puisque ces portes
n'ont été construites que pour rester fermées, et puisque la Loi
n'existe que pour que les hommes se transforment en accusés, le
seul comportement possible est de tourner le dos à ces portes et à
cette Loi, et de refuser de se comporter en accusé. Selon lle conte
de Kafka, le vieil homme qui a passé sa vie devant les portes de la
Loi sans que leur gardien lui en permette l'accès, s'entend dire, au
moment de mourir : « Ces portes n'existaient que pour toi, toi seul
pouvait les franchir. Maintenant elles vont se fermer pour toujours ».
Mais K. ne s'entendra pas dire cette phrase. A partir du moment
où il a réalisé que lle soi-disant procès n'était en fait qu'une organi-
sation méthodique de l'oppression des accusés, il refuse à la fois
de se soumettre à cette organisation et d'intérioriser l'oppression
dont il est la victime, Il se défait de l'avocat, refuse la solution de
l'« acquittement apparent » et déclare que le Procès, c'est-à-dire le
système d'organisation de la société, est absurde, «t ne vise qu'à
rendre toute existence absurde. La révolte de K. déclenche son exécu-
tion, car le système est tel que c'est en acceptant leur sort d'accusés
que les accusés gagnent une certaine sécurité (les exploités vivent
du fruit de leur propre exploitation), tandis que le refus de cette
condition entraine la suppression du révolté : mais la fin de K.
telle que Welles l'a représentée est très différente de celle qu'a ima-
ginée Kafka. Le K. de Kafka meurt sans comprendre précisément
parce qu'il cherche encore à comprendre : le K. de Kafka ne peut
admettre que tout ce qui lui arrive n'ait aucun rapport avec la Loi
et la Justice, n'ait aucune signification, et il conținue jusqu'à la
fin à se demander pourquoi il est accusé, au nom de quoi veut-on
le juger, qui sont ses juges. Le K. de Welles par contre sait qu'il
est victime d'un système d'oppression : il sait que ce qui lui arrive
n'a. comme unique signification que d'être l'expression de cette op-
pression. C'est pourquoi K. refuse de se tuer, bien que ses gardiens
l'y poussent : car en acceptant de se tuer, K. montrerait qu'il a
reconnu au système le droit de l'opprimer, il montrerait aussi qu'il
n'a pas expulsé hors de lui l'oppression et qu'il continue de relayer
l'oppression sociale objective par l'auto-oppression subjective. Or
Welles veut précisément indiquer le contraire : d'où cette scène où
le couteau des gardiens passe et repasse au-dessus de sa gorge sans
que K. se laisse tenter par cette invitation au suicide.
Ce que je viens de dire ne suffit pas à exprimer la richesse du
Procès. Mais les remarques précédentes devraient faire comprendre
que ce film est un film important. Important, toute autre considéra-
tion mise à part, pour la raison suivante : dans ce film, Welles a
donné forme aux questions et aux idées les plus avancées, à des
questions et à des idées dont on constate l'apparition dans les lieux
les plus divers et dont la manifestation dans un film tel que celui-ci
apparaît comme un signe de leur universalité et de leur dyna-
misme. Tout ce qui se fait et se dit dans le Procès ne peut s'expli-
quer que comme l'expression d'une volonté de comprendre la nature
de la société moderne et le sort des hommes dans cette société.
Dans le Procès, Welles à construit un modèle de la société actuellte,
un modèle qui néglige les fonctions accessoires et ne laisse subsister
que la fonction essentielle : la fonction d'oppression. Mais Welles a
aussi été plus loin. De même que ce qu'il y a de plus avancé dans
la pensée moderne veut montrer l'interaction de l'oppression sociale
et de l'oppression intérieure et subjective, de même Welles montre
que tout individu est victime d'une double oppression : celle
qu'exerce le système d'oppression social et celle qu'exerce le système
d'oppression intérieur. Et de même que la pensée moderne dans ce
qu'elle a de plus significatif par rapport à ce qui nous préoccupe
veut montrer l'interrelation entre la domination par les hommes
de leur vie collective et la domination par l'individu de sa propre
existence individuelle, de même Welles associe, dans le Procès, le
refus de l'oppression sociale et celui de l'oppression personnelle.
Finalement il est encore faux de dire que ce qu'il y a de profond
dans le film de Welles vient de ce qu'on y redécouvre les positions
les plus avancées de la pensée d'aujourd'hui. Il faut plutôt dire que
le Procès comme les autres manifestations les plus avancées de
la pensée est profond et important à cause de la signification
immédiate et concrète que ce film a pour tout homme et pour toute
collectivité d'individus décidés à poser théoriquement et pratique-
ment le problème du sort des hommes, d'êtres possédant une subjec-
tivité et vivant, dans une société telle que la nôtre, c'est-à-dire dans
un système d'oppression.
S. CHATEL,
A PROPOS DU « PETIT SOLDAT » DE JEAN-LUC GODARD.
A la fin du film, les gens ont sifflé. Ils étaient furieux : ils
ne pouvaient pas s'identifier au héros, ce fils à papa comme il le
dit lui-même, naïf ,qui se pose des problèmes, qui constamment se
demande : « qu'est-ce qui est important ? » Quel imbécile, il se per-
met de crier, il expose tout au long du film sa quête, son désarroi,
avec une sincérité qu'on pardonnerait tout juste à un adolescent de 15.
ans. Ne sait-il pas que tout cela ce sont des faux problèmes, que la
seule chose à savoir c'est qu'il n'y a rien à savoir, rien à faire ?
Le public est déçu, qui avait pu s'identifier autrefois avec le Bel-
„mondo: d A bout de souffle, du même Godard : celui-ci à vécu, il
est cynique et désabusé, tendre cependant, et même s'il souffre
c'est en silence, un pli amer au coin des lèvres. Toute la jeune
génération avait trouvé en lui son héros.
L'idéal pour beaucoup de jeunes c'est un stoïcisme qu'ils se
gardent bien d'appeler ainsi : ils rient de leurs problèmes, ils les
nient et s'imaginent que c'est cela le courage. Ils font ce qu'ils peu-
vent, ils se composent une cuirasse. Parce que la société né leur
donne aucun moyen d'employer leur force, ils la retournent sur
eux-mêmes et s'en servent pour tuer en eux la signification de mots
tels que enthousiasme, idéal, ce qui est important,
Alors, quand sur l'écran, un garçon de leur âge se demande pen-
dant deux heures ce qui est important et se bat avec les problèmes
qu'eux n'ont vaincu qu'en se persuadant qu'ils n'existaient pas, ils
deviennent furieux, ils le trouvent naïf et pédant.
Heureusement pour la tranquillité du public, le héros va finir
par « mûrir »
: il va finir par accepter. L'enfant naïf qui criait
et se demandait ce qui est important va devenir « adulte ». Les
brûlures que pendant la torture il supporte sans un mot, préfigu-
rent-elles les brûlures moins physiques qu'il va apprendre à sup-
porter de même ? C'est ce que semble annoncer la fin du film et la
dernière phrase de Bruno, lorsque après avoir fini par tuer pour
pouvoir partir avec la fille qu'il aime, il apprend qu'elle est morte
torturée par sa bande à lui, cette phrase d'incroyable acceptation :
« Il ne restait qu'une seule chose, apprendre à ne pas être amer,
mais j'étais content car il me restait beaucoup de temps devant
moi. »
Belle philosophie à laquelle nous sommes réduits, tout expliquer;
tout comprendre, tout accepter, en souriant de ceux qui croient
encore qu'il y a quelque chose à trouver. Rien à savoir, rien à faire,
alors pourquoi se révolter ? La société n'a pas fini de distiller en
nous cette philosophie d'impuissants et tant que nous n'en prendrons
pas conscience, il n'y aura en effet rien à faire.
Quant à la critique de « gauche », elle n'a pu que « juger » le
film et son héros à partir de critères politiques formels et abstraits,
par exemple que le héros travaille avec et pour les fascistes, que lles
tortures sont pratiquées par les types du F.L.N., ou même que
Godard entrelarde son film d'apophtegmes réactionnaires. Elle a été
évidemment incapable de voir le noyau de vérité que contient le
film, à savoir que le héros aurait pu tout aussi bien s'engager de
l'autre côté (et il le dit), que son « fascisme » est complètement
vide, qu'aucun des idéaux politiques couramment proposés ne peut
satisfaire le besoin des jeunes pour une action qui possède un sens.
A travers cette image qu'il offre d'une certaine jeunesse, et malgré
aussi bien sa conclusion que les idées réactionnaires ou non de Go-
dard, le film révèle finalement une image importante de la décom-
position de la société contemporaine, à laquelle la « gauche » parti-
cipe tout autant que la réaction. C'est pourquoi elle ne peut la
souffrir. Il est à parier que, s'ils vivaient il y a un siècle, ces
gens-là auraient déclaré Balzac complètement dépourvu d'intérêt,
vue qu'il était royaliste et clérical.
Juliette FEUILLET.
UN CEUR GROS COMME ÇA
Vous voulez faire du « cinéma de gauche », et avoir une bonne
critique dans L'Express ou France-Observation ? La recette est sim-
ple : Prenez un noir, traitez-le de garçon sympathique, enregistrez
tout ce qu'il dit, plaisanteries sans intérêt, remarques banales. Per-
sonne n'osera dire que votre noir n'a aucun intérêt, de peur de se
faire traiter de raciste. Faites saisir par une image d'une seconde
à la fin du film que ce noir, qui est un boxeur, travaille aussi dans
une usine, vous ferez vibrer la tripe sociale des critiques. Promenez
votre caméra dans un sac, vous faites du cinéma-vérité, vous êtes
à la page ; filmez les toits brumeux de Paris pendant que Léo Ferré
chante, c'est la touche poétique. Au total, chacun reconnaîtra dans
votre film les marques d'un esprit créateur et situé bien c'est-à-
dire à gauche.
On se paye notre tête. Qui est ce noir, qu'éprouve-t-il en arrivant
à Paris, comment travaille-t-il, qui sont ses camarades, quels sont
ses problèmes en somme, quelle est réellement sa vérité
pas
une image ne permet de l'effleurer.
Reichenbach avait pourtant commencé avec L'Amérique insolite,
où l'on pouvait voir quelques images belles et violentes. Dommage.
« CIEL PUR »
Il parait qu'il s'agit d'un essai de déstalinisation au cinéma,
d'une manifestation du dégel. Pour nous le faire bien rentrer dans
la tête, on montre un vrai dégel en couleurs, des glaces à perte de
vue et le printemps qui commence.
Comme dans une majorité de films soviétiques, dans Ciel Pur
aussi il est question de la guerre (ce qui donne lieu, soit dit en
passant, à de très beaux mouvements de foules qui souffrent ou qui
rient). Le retour incessant du cinéma russe à la guerre s'explique
assez facilement ; outre le grandiose facile qu'elle permet, cette
période a été ou peut être présentée comme celle de l'union du
peuple contre un ennemi incontestable et féroce, une phase de socia-
lisation positive sans problèmes intérieurs. Parler de la guerre per-
met d'esquiver les problèmes actuels, les événements qui se sont
passés depuis et que le cinéma russe, tout « déstalinisé » qu'il soit,
ne peut pas aborder.
Donc la guerre, puis le stalinisme (un stalinisme au passé, bien
entendu), s'acharnent sur un couple : un aviateur et une toute jeune
fille. Leur amour est simple et pur, comme le ciel où pllane l'aviateur,
comme les cours des jeunes filles des romans-feuilletons. Autour
d'eux, le mélodrame tisse sa toile : mort, résurrection, déchéance
du héros dans la boisson, mépris des conformistes, méfiance du
parti. La fin du film c'est l'apothéose : le héros est convoqué à
Moscou, sa femme l'attend dehors, inquiète. Il ressort au bout de
quelques heures, du « Saint des Saints » auquel nous ne serons pas.
entrés, et montre à son aimée une magnifique croix militaire, sym-
bole de la réhabilitation. Il va pouvoir s'envoler à nouveau.
Malheureusement on ne nous montre pas la scène où le comité
local du parti, composé des mêmes hommes qui l'avaient rejeté, l'au-
rait accueilli avec de fraternelles accolades.
Mais on a tous compris que le Mauvais Dieu a été remplacé par
un Bon, qui n'est que Justice et Amour. Amen.
LES LIVRES
RAISON D'ETAT OU ETAT DE LA DERAISON ?
Nos lecteurs trouveront dans La Raison d'Etat, de Pierre Vidal-
Naquet (1) un recueil de tous les textes, arrêtés, décrets, circulaires
qui ont défini l'orientation (ou les orientations) donnée à la répres-
sion pendant presque 8 ans en Algérie. C'est un instrument de tra-
vail utile. C'est aussi la responsabilité des hauts fonctionnaires et
(1) Editions de Minuit, Collection « Documents », Paris 1962.
99
de l'appareil dirigeant de la IV et de la V• Républiques démas-
quée, c'est encore une illustration frappante des incertitudes et de la
confusion dans lesquelles l'insurrection algérienne a plongé l'Etat,
et de la tendance chez ce dernier à surmonter ces incertitudes par
l'usage de la violence. Pierre Vidal-Naquet fait précéder ces textes
d'une longue introduction, où se trouvent situées les principales
étapes de la répression en liaison avec les étapes de la situation en
Algérie et en France.
A NOS LECTEURS
1
!
.1
Nos difficultés financières ont encore une fois fait que ce numéro parait
avec un retard considérable. Répétons que la raison essentielle de ces difficul-
tés répétées c'est qu'un trop grand nombre de lecteurs achètent la revue au
numéro au lieu de s'abonner... Sur un numéro vendu par les · Messageries
(kiosques, gares, etc.) et payé par le lecteur 3 Fi, il nous revient en fait 0,40
ou 0,50 F. Le même numéro coûte à un abonné seulement 2,50 F. et ces 2,50 F.
nous reviennent dans la pratique intégralement. Si tous les lecteurs qui actuel.
lement achètent la revue au numéro s'abonnaient, la revue n'aurait pratique-
ment plus de problème financier. Nous invitons donc instamment les lecteurs au
numéro de s'abonner. C'est leur intérêt matériel ; c'est essentiel pour la revue
non seulement du point de vue financier, mais aussi pour assurer sa parution
régulière, qui est très importante pour le développement de sa diffusion ; cela
présente enfin pour les lecteurs la possibilité d'avoir, s'ils le désirent, des con-
tacts plus étroits avec la revue car un abonné est convoqué à des cercles d'étu-
des, des réunions de travail, des conférences, etc.
Nous avons besoin de votre aide pour la diffusion de la revue. Faites
connaître la revue autour de vous. Si vous achetez la revue au numéro noubliez
pas de remplir et de nous envoyer la carte-réponse encartée dans ce numéro.
Envoyez-nous des adresses de personnes qu'elle pourrait. intéresser, nous leur
enverrons des numéros spécimen. Indiquez-nous les librairies qui pourraient la
mettre en vente. Utilisez pour cela les bulletins imprimés joints à la fin du numé-
ro. Notez les nouveaux prix très avantageux que nous avons fixés, désormais,
pour les volumes précédents et la collection complète de Socialisme ou Barbarie.
Nous avons besoin surtout de votre aide pour le contenu de la revue.
Nous ne voulons pas être une revue qui n'exprime que les idées de son
comité de rédaction, s'adressant à un public bienveillant et passif. Si vous êtes,
même modérément, d'accord avec les idées exprimées dans la revue, alors vous
êtes aussi d'accord pour dire qu'une revue doit être tout autant l'expression de
ses lecteurs que de son comité de rédaction. Ecrivez-nous pour nous dire ce que
vous pensez, ce qui se passe autour de vous, dans votre milieu de travail et de
vie, quel qu'il soit. Vos lettres, textes ou témoignages seront publiés dans la
revue,
CERCLES DE LECTEURS DE PROVINCE. Des cercles d'amis de la revue
existent déjà à Caen, Bordeaux, Le Mans, Lille, Lyon, Montpellier, Nimes,
Saint-Lô.. Les lecteurs de ces régions qui voudraient y participer sont priés de
nous écrire. D'autre part des abonnés d'Aix-en-Provence, Amiens, Besançon,
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Grenoble, Marseille, Toulouse désirent entrer en contact avec des lecteurs de ces
régions pour organiser des cercles de lecteurs. Prière d'écrire à la revue, qui
transmettra.
« POUVOIR OUVRIER ». Nous rappelons aux abonnés de la revue qu'ils
peuvent recevoir « Pouvoir Ouvrier » en nous écrivant. Nous les invitons à nous
indiquer les camarades qui pourraient s'y intéresser, et à faire des abonnés
(2,50 F. pour 11 numéros par an).
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Nous donnons ci-dessous la liste des librairies qui vendent régulièrement
notre revue dans la région parisienne :
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Librairie Gallimard, 15, boulevard Raspail (V119).
Librairie Croville, 20, rue de la Sorbonne (Vº).
Librairie du Panthéon, 2, rue des Carmes (Ve).
Librairie Rivière, 31, rue Jacob (VIⓇ).
Librairie Le Divan, 37, rue Bonaparte (VIC).
Librairie L'Unité; angle boulevard Saint-Germain-Saint-Michel (Vie).
Librairie, 73, boulevard Saint-Michel (Vº).
Presses Universitaires (PUF), boulevard Saint-Michel (Vº).
Le Labyrinthe, 17, rue Cujus (Ve).
Librairie Berlitz, 28 bis, rue Louis-le-Grand (11“).
Librairie Weill, 60, rue Caumartin (IX®).
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Nous vous prions de noter notre nouvelle adresse :
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15 F.
30 F.
20 F.
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20 F.
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