Socialisme ou Barbarie - NO. 29 (DÉCEMBRE 1959-FÉVRIER 1960)

Télécharger PDF Télécharger EPUB Télécharger TEXT Télécharger HTML

Table des matières

LYOTARD, Jean-François: Le contenu sociale de la lutte algérienne 29:1-38 = La guerre des algériens
Un Algérien raconte sa vie (II, suite et fin) 29:39-57= Anonyme. Un Algérien raconte sa vie. Tribulations d'un prolétaire à la veille de l'indépendance.  Le Mas d’Azil: niet!éditions, 2022.
BRUNE, P.: La Chine à l'heure de la perfection totalitaire 29:58-90
SOCIALISME OU BARBARIE: A la mémoire de Benjamin Péret 29:91-92
LEBEL, Jean-Jacques: Parti sans laisser d'adresse 29:93-94
PÉRET, Benjamin: Le déshonneur des poètes 29:95-101
DOCUMENTS:
B[OURDET], Y[von]: Chômage partiel dans le textile à Beauvais (Somme). Usines Saint-Frères: filature et tissage de jute (I) 29:102-105
LE MONDE EN QUESTION:
Les Actualités:
Les élections anglaises 29:106-108 = FR1959E
K[h]rouchtchev aux États-Unis 29:109-111
La grève de l'acier 29:111
Pologne: l'efficacité des bureaucrates 29:111-112
Chine: "Des statisticiens inexpérimentés" 29:112-113
Le dernier congrès Mendésiste 29:113-114
MAILLE, R.: Mendès-France et le nouveau réformisme 29:114-118
CORRESPONDANCE:
DOMINIQUE, Jean: À propos de Pouvoir Ouvrier 29:119-125
À nos lecteurs 29:126
ANNONCE: Cercle d'études organisé par Socialisme ou Barbarie 29:127-128
Souscription permanente de soutien 29:128
BULLETIN D'ABONNEMENT 29:[129-130]
PUBLICITÉS:
Présence Africaine, Passato e Presente 29:[131]
Presenza, Arguments 29:[132]
À PARAÎTRE DANS LES PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU BARBARIE
Le contenu social
de la lutte algérienne
Depuis un an le rapport des forces en présence en
Algérie s'est profondément transformé. D'une part le
capitalisme a reconstitué sa domination sur sa fraction
algérienne et sur l'appareil militaire que cette fraction
avait cherché à orienter selon ses intérêts propres. Mais
d'autre part ce succès ne lui a pas encore permis d'apporter
à la question algérienne une réponse conforme à ses intérêts
globaux, à commencer par la paix. La résistance ne s'est
pas décomposée, elle n'a pas capitulé. Elle est, plus que
jamais, l'interlocuteur dont on guette la réponse.
En attendant la guerre s'est poursuivie, mettant à jour
l'intensité du processus révolutionnaire dont elle est
l'expression. Après un bref inventaire des forces dont le
13 mai 1958 avait signifié la commune victoire, nous
voudrions nous attacher plus précisément au contenu
révolutionnaire de la crise algérienne, et en dégager d'ores
et déjà la signification sociale et historique.
1. --- REORGANISATION INTERNE DE L'IMPERIALISME
L'un des éléments qui occupaient précédemment le
devant de la scène algérienne a été refoulé et presque
éliminé comme force déterminante : les ultras. La masse
des associations, comités, groupements, mouvements qui
couvraient l'Algérie au milieu de 1958 et étendaient leurs
ramifications jusque dans la métropole s'est peu à peu
réduite : éclatements, dissolutions, exclusions sont
succédés dans le monde ultra pendant un an sans inter-
ruption. On compterait d'une main ce qu'il reste des
organisations qui ont mené la population algéroise à l'assaut
du gouvernement général.
se
- 1 -
ن تمام
Les rivalités personnelles, l'asphyxie de quelques leaders
par l'atmosphère spéciale du Parlement et des Cabinets
ministériels ont assurément favorisé la désorganisation de
l'opposition algéroise à Paris. Sans doute encore la dislo-
cation du bloc formé par certains chefs militaires et les
ultras a-t-elle porté à ceux-ci un coup décisif : perdu le
soutien de l'armée, ils étaient dépouillés de toute force réelle
aussi bien contre Paris que contre le FLN. Mais la raison
profonde de leur décrépitude n'est pas là. Elle est dans le
fait que la pression politique que les Européens d'Algérie
exerçaient sur leurs organisations a sensiblement décru. Il
faut chercher les raisons de cette baisse de l'activité poli-
tique dans l'Etat gaulliste lui-même. A mesure que de
Gaulle réorganisait le pouvoir et en interdisait l'accès à
l'ensemble de la population, il confinait dans l'inactivité et
l'attentisme non seulement les organisations politiques et
les « groupes de pression » de la métropole, mais encore la
seule fraction populaire qui se fût réellement montrée
combative dans la période précédente, à savoir les Européens
d'Algérie. Le problème algérien étant devenu' « l'affaire
personnelle du général », les foules du Forum se trouvaient
san's emploi ; elles se dépolitisèrent à leur tour (1).
De son côté l'armée, autre protagoniste du 13 mai, a
subi l'assaut du régime qu'elle a porté au pouvoir. Non
seulement de Gaulle cherchait à sectionner les liens qui
unissaient l'Etat-Major et les organisations ultras en reti-
rant les officiers des CSP, mais il procédait au limogeage
de tous les officiers supérieurs suspects d'ultra-gaullisme,
il envoyait les colonels totalitaires exercer leurs talents dans
les djebels, il rognait les griffes aux super-préfets militaires
en les flanquant de responsables civils, il déléguait à Alger
un homme à lui, muni de directives destinées à rendre à
l'administration civile la direction des affaires, bref tout
le personnel appartenant aux organes de gestion subissait
(1) Le processus était déjà en cours pendant l'hiver 58-59. Cf à
ce sujet l'article de P. Canjuers, « Naissance de la Cinquième Répu-
blique », dans le numéro 26 de cette revue, pp. 51. sq. Il faut encore
associer à cette dépolitisation le changement d'attitude du grand
colonat : depuis trois ou quatre ans les colons les plus riches et les
grosses sociétés ont racheté à bas prix les terres abandonnées par les
petits colons qui ne parvenaient pas à régler leurs dettes aux collec-
teurs du LN, ou laissées en friche à cause des opérations. Cette
concentration de la propriété à des fins spéculatives leur permet
maintenant d'envisager avec une certaine sérénité la perspective
d'une réforme agraire accompagnée d'indemnités. Au demeurant
certaines de ces terres ont déjà été rachetées à leurs récents acqué-
reurs par l'administration afin d'être redistribuées aux fellahs. Il est
probable qu'en revanche le commerce européen verrait le départ de
500 000 militaires d'un assez mauvais œil : c'est que l'armée constitue
un marché énorme par rapport aux capacités réelles de l'Algérie.
2
une véritable mutation. Il n'est pas jusqu'au plus obscur
capitaine de la zone opérationnelle la plus crottée qui ne
reçut de ses nouveaux supérieurs des directives concernant
les prisonniers, les otages, la recherche du renseignement,
les rapports avec la population algérienne.
Les remous que ces mesures provoquèrent dans l'armée,
le reflux de mécontentement qui vint battre les portes du
ministère de la Guerre, témoignèrent de la violence du
choc. Mais une fois les généraux et les colonels démissionnés
des CSP, et surtout une fois la capitulation de Salan
obtenue (non sans mal), l'essentiel de la résistance que de
Gaulle pouvait rencontrer dans l'armée se trouvait vaincu,
pour autant que cette résistance ne reposait sur aucune
base sociologique réelle. Le mot, en faveur à l'époque, selon
lequel de Gaulle n'était que le Néguib de Massu, exprimait
les obsessions exotiques des officiers d'Algérie, certainement
pas une réalité sociologique observable. Dans un pays sous-
développé comme l’Egypte l'armée constitue le seul
appareil organisé capable d'engager la lutte contre le gou-
vernement de l'oligarchie et ses alliés impérialistes : elle
est l'instrument de la prise du pouvoir par la bourgeoisie
locale, ou plutôt l'instrument par lequel l'embryon de
bourgeoisie qui étouffait dans la société coloniale peut se
développer en réorganisant cette société selon ses intérêts
propres. En Algérie Massu n'était qu'un officier impatient
de recevoir des ordres. Le rôle politique réel
lons dire : autre que celui qui résulte du carriérisme et de
l'ambition personnels d'une armée dans un pays où le
grand capital détient solidement le pouvoir social, est
nécessairement nul. Tout ce que nous venons de dire montre
qu'en dépit des intentions affichées par certains officiers,
la faction militaire d'Alger a été rapidement encadrée par
le personnel politique proche de la grande banque, et
ultérieurement décapitée. Les conditions d'une dictature
militaire totalitaire n'ont jamais existé à l'échelle de la
société globale, même si elles existaient ce qui est cer-
tain -- sur le plan de la réalité algérienne.
Ce qui, dans l'armée, résiste encore à de Gaulle, ce
n'est pas l'armée elle-même, c'est la société algérienne. Ce
qu'il est convenu d'appeler l'opposition des capitaines à la
politique algérienne de de Gaulle n'exprime pas un conflit
quelconque entre le sommet d'un appareil et son échelon
exécutif, mais la contradiction réelle entre la société algé-
rienne actuelle et les intentions du capitalisme français.
La gestion sociale totale à laquelle les officiers subalternes
sont employés bon gré mal gré par la nature même de la
guerre algérienne est apparemment inconciliable avec les
directives que ces officiers reçoivent du sommet. On l'a vu
lors du referendum et des élections en Algérie. Il apparais.
sait clairement que de Gaulle cherchait alors à dégager chez
nous vou-
3
les Algériens une couche petite bourgeoise et bourgeoise
politiquement intermédiaire, susceptible de faire contre-
poids au FLN. Mais il n'est pas moins évident que l'armée.
c'est-à-dire les officiers subalternes chargés d'effectuer
concrètement la pacification, était hors d'état de mener à
bien une telle politique ; l'eût-elle acceptée dans son
ensemble qu'elle n'aurait pu l'appliquer : que peut sifini-
fier pour un capitaine chargé de gérer un douar kabyle
l'ordre de « promouvoir les élites locales » ? Une bonne
partie de ces élites est dans les maquis, ce qui reste ou
bien se terre et doit être contraint à collaborer, ou bien
collabore ouvertement avec l'autorité militaire, et dans les
deux cas la réussite de cette politique exige la « protec-
tion » de l'armée contre les représailles de l'ALN, c'est-à-
dire la consolidation du pouvoir gestionnaire du capitaine.
Par conséquent une fois liquidées les résistances les plus
voyantes, mais les moins solides, à la reprise en main
d'Alger par Paris, le gouvernement de de Gaulle rencontre,
dans ce que l'on nomme les « capitaines », la matière même
du problème, l'objet du conflit en personne, c'est-à-dire la
question : comment gérer l'Algérie actuelle ? Le problème
de l'armée n'est plus alors celui d'un complot, c'est celui
d'une société (2).
De l'examen rapide des deux grandes forces naguère
coalisées en Algérie contre la IV° République, il ressort que
depuis un an la politique gaulliste a rassemblé certaines
conditions tactiques d'un règlement algérien, en ce sens
qu'elle a débarrassé l'impérialisme français de certaines
contradictions internes qui entravaient son approche du
problème. La dépolitisation des Européens et des militaires
signifient la réintégration du secteur algérien français dans
le giron de l'impérialisme. Il s'agissait là d'une condition
préalable à toute tentative sérieuse de résoudre le pro-
blème (3). Mais il est évident que le problème n'est pas
pour autant résolu ni dans sa forme ni dans son fond,
comme l' « opposition des capitaines » nous l'a fait pres-
sentir. Sa forme, c'est six à huit dizaines de milliers
(2) Les journalistes de gauche et d'ailleurs, en continuant de
s'interroger sur des complots tramés dans les sphères supérieures de
l'armée et dirigés contre de Gaulle, donnent la mesure de leur
compréhension du problème. C'est à croire que pour eux le 13 mai
n'a jamais eu d'autre sens qu'un putsch militaire. Espèrent-ils que
le régime actuel périra par ses propres armes ? Cela donnerait à penser
sur la confiance que la « gauche » a dans sa propre activité. De toute
manière ce serait omettre que ce régime signifie justement une
consolidation de l'Etat capitaliste, laquelle exclut désormais l'effica-
cité des complots en général.
(3) Cf Laborde, « La guerre « contre-révolutionnaire », la société
coloniale et de Gaulle », Socialisme ou Barbarie, n° 25, p. 27.
d'hommes qui ne désarment pas ; son fond, c'est que la
société algérienne continue à échapper à toute organisation,
c'est qu'elle vit dans une sorte de milieu institutionnel
fluide.
2.
PERSISTANCE DE LA SITUATION REVOLUTION-
NAIRE
Que la guerre continue, plus violente que jamais on en
a la preuve en ce que la moindre baisse des effectifs du
contingent suffit à ébranler le dispositif français et motive
la suppression des sursis. Si l'on appelle pacification l'en-
semble des opérations qui rendent possible la reconstitution
d'une société non-militaire, aucun progrès n'a été fait dans
la pacification. Il est toujours exclu à l'échelle de l'Algérie
que les activités sociales les plus simples puissent s'exercer
sans cette couveuse artificielle que forment les 500 000 mili-
taires français. Il ne suffit pas de pourchasser les bandes,
disait tel général, il faut rester. Ce n'est un secret pour
personne que la moindre localité algérienne ne pourrait
survivre durablement dans son organisation actuelle au
retrait des troupes françaises. Ce fait signifie que les insti.
tutions qui devraient en principe régler les rapports actuels
en Algérie ont perdu toute réalité sociale ; elles ne vivent
qu'à portée de mitraillette. Du point de vue sociologique,
et compte tenu de la nature de la guerre algérienne, le fait
que la guerre dure n'est rien d'autre que le fait du désa-
justement permanent de la réalité sociale aux modèles
d'organisation dont on prétend la coiffer. depuis cinq ans.
On sait qu'aucun des vêtements juridiques qui ont été
essayés sur la société algérienne, ni l'assimilation, ni la
« personnalité algérienne », ni l'intégration, ni la « place
de choix », n'a pu l'habiller ; de Gaulle en a implicitement
convenu en offrant le choix entre trois statuts. Mais cette
impossibilité formelle ne fait que révéler, sur le plan du
droit, une situation sociologique remarquable : si l'impé-
rialisme français n'a pas à ce jour réussi à doter cette
société d'une organisation autre que celle de la terreur,
c'est qu'aucune institution. ne peut actuellement répondre
de façon satisfaisante aux besoins des Algériens, c'est que
ceux-ci se conduisent d'une manière telle que l'ordre social
antérieur ne coïncide plus avec ces conduites d'une part
et que d'autre part celles-ci ne sont pas encore parvenues
à se stabiliser en un ensemble d'habitudes qui: formerait
un ordre nouveau. On peut résumer cette situation en
disant que la société algérienne est « déstructurée ».
Quand le CRUA a ouvert les hostilités, on aurait pu
croire que les activistes du MTLD poursuivaient par la
violence ce que Messali, voire Ferhat Abbas, avaient com-
5
mencé par la parole. Somme toute, « la guerre continuait
la politique par d'autres moyens ». Mais une telle descrip-
tion empruntée à la réflexion la plus classique sur la guerre,
si elle s'applique fort correctement aux conflits impéria-
listes du XXe siècle, n'est pas du tout conforme à la réalité
de toute guerre anticolonialiste. Quand un peuple colonisé
abandonne les armes de la critique pour la critique des
armes, il ne se contente pas de changer de stratégie. Il
détruit, lui-même et immédiatement, la société dans laquelle
il vivait en ce sens que sa rébellion anéantit les rapports
sociaux constitutifs de cette société. Ces rapports n'existent
qu'autant qu'ils sont tolérés par les hommes qui y vivent.
Dès l'instant où ceux-ci agissent collectivement en dehors
de ce cadre, produisent des conduites qui ne trouvent plus
place au sein des relations traditionnelles entre les indi-
vidus et entre les groupes, alors toute la structure de la
société est, de ce seul fait, désarticulée. Les modèles de
comportement propres aux différentes classes et catégories
sociales et qui permettaient à tous les individus de se
conduire de façon adaptée, c'est-à-dire de répondre à des
situations sociales-types, ces modèles deviennent immé-
diatement caducs parce que les situations correspondantes
ne se présentent plus.
Ainsi, au sein de la famille, les rapports entre jeunes
et vieux, hommes et femmes, enfants et parents se trouvent
profondément transformés. L'autorité que le père exerce
sur son fils ne résiste pas à l'activité politique de celui-ci,
à son départ pour le maquis ; le jeune homme prend
l'initiative, avec ou sans le consentement du père, et cela
suffit à prouver que la situation telle qu'elle est vécue par
le fils non seulement contredit son rapport traditionnel de
subordination à l'autorité paternelle, mais qu'elle en triom-
phe. S'agissant d'une famille encore très patriarcale, le fait
est déjà remarquable. Mais il l'est plus encore quand ce sont
les filles qui échappent à la tutelle de leurs parents. Sans
doute les bourgeoises mulsulmanes d'Alger avaient-elles
commencé à « s'émanciper » avant 1954 ; mais même dans
cette couche la plus perméable à l'influence de la civilisa-
tion capitaliste, si l'on consentait à montrer ses jambes, on
ne dévoilait pas encore son visage ; ce qui donne, somme
toute, une image assez fidèle de ce que « notre » civilisation
entend émanciper chez les femmes. Maintenant la partici-
pation des femmes à l'activité politique et militaire est
attestée par les condamnations de militantes frontistes,
dont Djemila Bouhired est devenue pour toute l'Algérie
comme l'incarnation.
Sur un autre plan, celui de la culture, les conduites
impliquées dans la guerre actuelle échappent complètement
aux traditions de l'Algérie coloniale. Aux alentours de 1950,
la scolarisation touchait à peine 7 % de la population
6
enfantine musulmane rurale ; cela faisait une proportion
d'analphabètes (en français) de 93 % pour la jeune paysan-
nerie. Les écoles coraniques leur inculquaient des notions
d'arabe littéral, qui est à peu près, pour l'usage qu'on peut
en faire, ce que le latin est au français. Les petits paysans
de cette époque sont actuellement dans les maquis. On
conçoit mal qu'ils puissent y assumer certaines tâches sans
savoir au moins lire, éventuellement écrire. En apprenant ces
techniques élémentaires, ils font, implicitement ou explicite-
ment, la critique aussi bien de la culture française, distribuée
au compte-gouttes, que de la culture musulmane, absolument
inutilisable pour leur vie réelle. En luttant contre l'oppres-
sion, ils reprennent possession des instruments les plus
sommaires de la pensée, desquels l'Algérie coloniale les
avait tenus éloignés pendant des générations. Le contenu
révolutionnaire de ce nouveau rapport avec la culture est
si évident que le commandement français a dû y répondre
en multipliant de son côté les écoles improvisées. Sans
doute la scolarisation des maquisards demeure-t-elle aussi
rudimentaire que celle des populations « protégées », et
limitée aux futurs cadres. Mais que ces cadres puissent être
puisés dans la masse paysanne est en soi un fait absolument
contradictoire avec les fonctions subalternes que la coloni-
sation réservait aux fellahs. De même que l'analphabétisme
exprimait simplement, sur le plan de la culture, la même
interdiction de toute initiative qui pesait sur le travail
rural, de même le développement de l'initiative et de la
responsabilité dans les maquis conduit inévitablement à
l'apprentissage du langage écrit.
S'agit-il des valeurs religieuses, économiques, sexuelles,
on pourrait montrer que dans toutes les catégories de
l'activité quotidienne, l'Algérie actuelle, en tant qu'elle est
activement engagée dans la guerre, brise les conduites dont
la tradition locale, l'Islam et la colonisation avaient, en se
combinant, forgé la « personnalité de base » algérienne.
On peut dire alors qu'une situation révolutionnaire
existe, en ce sens que les hommes ne vivent plus selon les
institutions formellement dominantes, et tel est bien le cas
en Algérie. Cela ne veut pas dire que la révolution soit faite:
celle-ci suppose que les hommes qui brisent ainsi avec les
rapports traditionnels aillent jusqu'au bout de leur critique,
détruisent encore la classe qui dominait la société par le
moyen de ces rapports, instituent enfin de nouveaux rap-
ports. Reste que la rupture durable et ouverte d'une classe
ou d'un ensemble de classes avec la structure de la société
revêt nécessairement une signification révolutionnaire.
En Algérie, non seulement cette situation existe mani-
festement mais elle revêt une intensité, et occupe une durée,
dont la combinaison peut nous mettre sur la voie du contenu
sociologique réel de la guerre d'Algérie.
7
On connait sa durée : nous entrons dans la sixième
année de guerre. Il y a cinq ans le sens révolutionnaire
de l'insurrection était tellement caché qu'on pouvait redou-
ter que les actions engagées dans la nuit du 1er novembre
fussent une simple flambée de caractère aventuriste, peut-
être provocateur, en tout cas sans avenir. Lors de cette
première phase, la faiblesse numérique des fellagas, le
caractère artificiel du déclenchement de l'opération,
l'impréparation politique apparente, et par-dessus tout le
terrorisme, semblaient effectivement indiquer que la lutte
n'était pas engagée sur le terrain social lui-même, et que
les groupes du CRUA, isolés d'une population apparemment
inerte, ne viendraient pas à bout des institutions qu'ils
avaient jugées irréformables et qu'ils cherchaient désormais
à détruire par la violence. Si l'on confronte l'état actuel
des rapports entre les unités de l'ALN et la population
avec ce qu'il était à la fin de 1954, on peut mesurer leur
resserrement à la densité du quadrillage que les militaires
lui opposent (4). L'adhésion de la population algérienne à
la cause du FLN n'est pas niable, ou bien il faut renoncer
à expliquer que 500 000 réguliers ne parviennent pas à
anéantir 60 à 80 000 rebelles (5). Cet échec de la répression
suppose en cinq ans un tel élargissement de la base sociale
de la rébellion que celle-ci a tout à fait perdu son caractère
initial et qu'elle s'est muée en activité révolutionnaire.
L'intensité de cette situation n'est pas moins notable
que sa durée. Partout et toujours la non-participation à
masses
(4) C'est ce que de Gaulle appelle « les contacts larges et profonds.
(de l'armée) avec la population », dont il' dit qu'ils n'avaient aupa-
ravant jamais été pris. Il en fait un succès de la pacification. Mais
replacés dans l'histoire réelle, ces « contacts » sont un échec : ils
témoignent d'une part de la sous-administration antérieure, c'est-à-
dire de l'extériorité de l'appareil étatique algérien par rapport aux
surtout rurales, et d'autre part de la nécessité actuelle
d'encadrer étroitement la population pour sauvegarder la fiction
d'une Algérie française.
(5) Depuis un an, si l'on en croit les communiqués de l'Etat-
Major, les troupes françaises éliminent 600 combattants pa: semaine,
ont détruit des centaines de caches, récupéré des milliers d'armes,
démantelé quantité de réseaux, obtenu des redditions massives, etc.,
et s'infligent à elles-mêmes le pire démenti, en trouvant chaque
semaine de nouveaux combattants à mettre hors de combat, de
nouvelles caches à détruire, etc. 600 fellagas perdus par semaine, cela
fait 30 000 par an, c'est-à-dire l'effectif de l'ALN reconnu officielle-
ment par Alger. Par conséquent ou bien les chiffres sont faux (et il
est certain à la fois que les 600 victimes ne sont pas toutes des soldats
et que l'ALN compte beaucoup plus de 30 000 hommes), ou bien
l'ALN est capable de réparer ses pertes aussi vite qu'elle les subit ;
ou bien enfin, ce qui est le plus probable, les deux hypothèses sont
exactes ensemble : l'effectif total est bien supérieur à 30 000, on
baptise fellaga tout algérien mort, la puissance de reconstitution des
unités ALN est intacte.
8
l'activité sociale constitue la forme élémentaire de résis-
tance à l'organisation de la société, de refus de ses modèles
de conduite. On l'observe dans toutes les sociétés de classe
chez les travailleurs : bien qu'ils soient confinés dans des
tâches d'exécution, ils sont constamment sollicités de parti-
ciper à l’organisation de ces tâches. Ils opposent à cette
sollicitation, qui en vient vite à employer la contrainte,
une attitude de repli, d'irresponsabilité qui met en ques-
tion la forme même des rapports de travail qui leur soni
imposés et vise finalement les règles d'une société fondée
sur elle. La duplicité, la paresse, la mauvaise volonté, le
penchant au vol, qui sont les moindres défauts dont on
entend les coloniaux accuser l'indigène, expriment à des
niveaux différents ce même et unique refus de participer
à sa propre exploitation. Corrélativement la haine que le
Français de souche voue à l'arabe traduit son impuissance
à le faire coopérer et son inquiétude à sentir les rapports
sociaux qu'il veut lui imposer constamment repoussés par
la « passivité » des Algériens. Le racisme naît de là. L'Algé-
rien ne s'est jamais montré « bon enfant », c'est-à-dire
coopératif, il n'a jamais émoussé totalement dans ses
conduites cette pointe dirigée contre l'exploitation, contre
la structure même de la société qu'on lui imposait, et son
repli sur soi n'était à cet égard pas moins redoutable que
les explosions de violence qui ont secoué l'histoire de
l'Algérie française. Les Européens n'ont jamais ignoré
qu'en dépit des apparences qu'ils voulaient lui donner, leur
société coloniale ne tenait pas debout.
Il est évident que si ces rapports n'avaient pas offert
avant le début de la rébellion une tension telle qu'elle
rendait la rupture constamment possible, la situation
révolutionnaire n'aurait pu naître de l'action terroriste.
Avant 1954 aucun mouvement politique contrôlé par des
Européens n'avait été en mesure d'apprécier correctement
cette tension, et même les dirigeants « centralistes » du
MTLD n'en soupçonnaient pas l'intensité puisqu'ils hési-
tèrent quelque temps avant de se rallier aux activistes.
C'est dire que ceux-ci, plus proches des masses paysannes
auprès desquelles beaucoup d'entre eux vivaient dans
l'illégalité, avaient mieux compris que quiconque le contenu
critique de l'attitude des fellahs (6).
Mais le repli sur soi, l'impénétrabilité du « monde
musulman » à la contrainte européenne ne constituait
qu'une prémisse de la situation révolutionnaire. Cette
(6) C'était vrai surtout des régions où cette tension était déjà
parvenue à la rupture brutale : ainsi les massacres de 45 dans le
Constantinois et la région de Sétif restaient présents dans toutes les
inémoires. Nous y revenons plus loin.
9
forme de résistance ne constitue pas encore une négation
dialectique de la société qu'elle vise, elle ne parvient pas
à surmonter les rapports sociaux auxquels elle s'oppose.
Elle n'est qu'un premier moment qui appelle son dépas-
sement en une lutte d'une nouvelle forme. L'organisation
qu'une telle lutte suppose ne peut naître, -- l'échec des
mouvements d'Abbas et de Messali le prouve, dans la
« légalité », dans un système institutionnel précisément
fondé sur l'anéantissement de toute initiative algérienne.
La carence de la bourgeoisie nationaliste est ici en cause :
nous y reviendrons plus loin. L'absence de forts noyaux
de proletariat industriel agit dans le même sens ; quant à
la paysannerie, elle ne trouve pas dans ses conditions de
travail ni dans son mode de vie matière à dépasser positi-
vement la forme de sa résistance. La société algérienne
était organisée, au sens le plus complet du mot, pour que
ses contradictions ne puissent aboutir.
De là les caractères de l'insurrection de 1954. La
poignée d'hommes qui engage la lutte armée introduit sans
transition la violence directe et ouverte là où apparemment
il n'y avait une semaine auparavant pas la moindre trace
de lutte. En réalité le mécanisme des contradictions se
trouve comme « dégrippé », les maquis offrent aux paysans,
aux ouvriers et aux intellectuels, le moyen d'exprimer
positivement leur refus de la société algérienne. Nous
reviendrons plus loin sur la signification sociale de la solu-
tion donnée par le CRUA aux contradictions de la société.
Mais il suffisait que le feu fut ouvert pour que démons-
tration soit faite que l'Algérie n'existait plus comme colonie
française. Une colonie, c'est une société. Quand les colo-
nisés prennent les armes, ils ne sont déjà plus colonisés,
et la société coloniale disparait comme telle.
Les signes de cette dislocation de la société, qui sont
autant de symptômes de la situation révolutionnaire, sont
innombrables. Les grèves successives qui touchaient les
ouvriers et les employés, les commerçants, les enseignants,
les étudiants, dans l'hiver 56-57, portaient au grand jour,
en lui donnant une assise et une solennité collective,
l'attitude de retrait que nous décrivions tout à l'heure. Que
ces grèves puissent être vaincues par la contrainte ne faisait
pas de doute. Mais que leur défaite ait exigé l'investisse-
ment d’Alger par une armée entière, en cela elles attei-
gnaient leur but, qui était de manifester que désormais le
minimum de coopération exigé pour que la société algé-
rienne existe et fonctionne ne pouvait être arraché aux
Algériens que par violence (7).
:
(7) Cf Laborde, « Nouvelle phase dans la question algérienne »,
Socialisme ou Barbarie, nº 21, p. 162.
10.
Mais le chemin de la violence n'en finit pas. A la
limite il faudrait au moins un soldat pour contrôler chaque
Algérien. Les conditions qui régnaient et règnent dans la
métropole interdisant cette solution totalitaire, des pans
entiers du territoire algérien venaient à échapper à la
répression, c'est-à-dire à l'administration de la violence.
Ces zones réputées interdites par le commandement fran-
çais étaient en réalité des zones interdites à ses troupes.
Les Aurès, les Kabylies, la presqu'île de Collo, l'Ouarsenis,
les régions frontières se détachaient de l'Algérie coloniale.
Sans doute ne pouvait-on imaginer sérieusement que ces
régions fussent inexpugnables. Des opérations récentes ont
montré que les compagnies de paras et de légionnaires
parvenaient à circuler dans les bastions rebelles, et même
à y installer des postes. Mais ici encore on peut douter que
le dessein réel de l'Etat-Major de la rébellion ait jamais été
de libérer de cette manière le territoire algérien. Mise à
part l'évidente commodité stratégique de ces zones pour la
concentration des unités ALN, leur équipement, leur entrai-
nement et leur mise au repos, la fonction fondamentale de
ces bases est ici aussi d'administrer la preuve que la France
n'est plus en état de gérer toute la société algérienne selon
les normes colonialistes.
Ainsi en va-t-il plus encore des zones où l'implantation
militaire autorise la fiction d'une Algérie inchangée. Par
elle seule la densité du quadrillage témoigne contre la
fonction qu'elle est censée assumer. Le déplacement, pour
ne pas dire la déportation, de centaines de milliers de
paysans en réalité des femmes, des vieillards et des
enfants, — leur concentration dans des villages soumis à
la surveillance continuelle des troupes et à la délation
chronique des indicateurs, le nettoyage des régions déser-
tées et la destruction des villages abandonnés, l'ingérence
croissante des militaires dans la gestion de toutes les
affaires de la collectivité paysanne, fournissent surabon-
damment la preuve, non pas de la capacité des Français
à administrer l'Algérie, mais bien de leur incapacité. Ce
n'est pas administrer que d'opérer sur une population
comme sur du bétail. Sans doute ce genre de rapport est-il
impliqué dans toute société où les uns exécutent et les
autres dirigent. Encore ceux-ci tentent-ils par tous les
moyens de cacher aux travailleurs leur transformation en
simples objets, puisque c'est à la condition qu'ils acceptent
cette situation que celle-ci peut persister. Mais ici les exécu-
tants sont manifestement manipulés comme des choses ;
l'intensité des moyens mis en cuvre contre la situation
révolutionnaire qui écartèle la société algérienne témoigne
contradictoirement de l'intensité de cette situation.
Il y a, enfin, les unités ALN elles-mêmes. Leur nombre
est difficile à estimer, d'abord parce qu'on n'a, d'un côté
11
ni de l'autre, aucun intérêt à fournir des indications
exactes, ensuite parce que la qualité de combattant ne se
laisse pas aisément cerner quand il s'agit d'une guerre de
ce type (8). Mais un premier fait s'impose, c'est que
l’ALN n'a rencontré depuis cinq ans aucun problème de
recrutement, en dépit des prévisions hypocrites ou
inconscientes ? — du commandement français. La base de
ce recrutement, c'est la paysannerie. Les fellahs algériens
souffrent d'un sous-emploi chroniquè ; le chômage partiel
atteignait il y a 10 ans la moitié de la population rurale
dans toute l'Afrique du Nord, et la proportion est certai-
nement plus élevée aujourd'hui pour la seule Algérie, où
quantité de terres sont perdues pour la culture du fait des
opérations. Admettrait-on un instant que le métier des
armes soit devenu pour les jeunes fellahs une profession
plus rémunératrice que le travail de la terre, on reconnaî-
trait encore ainsi, au prix d'une singulière ignorance des
sentiments réels du maquisard, le fait fondamental que
les institutions selon lesquelles le travail devrait s'effectuer,
c'est-à-dire les rapports de production, sont devenus abso-
lument incapables d'assurer la production. A supposer que
la seule misère gonfle les rangs des unités rebelles, celles-ci
y trouveraient une justification suffisante de leur caractère
révolutionnaire : l'abandon massif de la terre par les jeunes
paysans, c'est le refus de continuer à vivre comme vivaient
leurs parents, c'est la rupture avec l'Algérie coloniale.
Mais une interprétation aussi étroitement économiste
manque la signification essentielle que revêt la constance
des effectifs rebelles depuis des années. La lutte armée,
c'est une forme qualitativement autre que toutes celles que
nous venons de dire : celles-ci sont des résultats de celle-
là. Dans l'existence des maquis et dans leur permanence,
le rapport préexistant entre le problème algérien et les
exploités se trouve renversé : ce n'est plus le problème
qui se pose aux Algériens, ce sont les Algériens qui posent
le problème de leur exploitation, et ce simple fait modifie
totalement la donnée. Auparavant lorsque tel gouvernement,
<
(8) L'organisation rebelle distingue les inoudjahidines, combat-
tauts réguliers, et les moussebilines, partisans temporaires. On peut
concevoir des états intermédiaires. Alger chiffre les effectifs
rebelles à 30, parfois 40 000. Yazid parlait à Monrovia de 120 000
combattants. Si l'on retient le chiffre de 80 000 fellagas, on admet
un rapport de 1 à 6 entre maquisards réguliers et troupes de répres-
sion, qui nous paraît justifier l'absence de succès militaires de part
et d'autre. Un rapport supérieur donnerait un avantage sensible à la
rébellion : c'était le cas avant 56. Et inversement. Le rapport 1/6
était celui que les généraux allemands, en 1949, jugeaient nécessaire
pour mettre à égalité défenseurs et assaillants, 'selon leur expérience
du front russe. Cf Ph. Guillaume, « La guerre et notre époque »,
Socialisme ou Barbarie, nº 3, p. 11.
12
!
la « gauche » française elle-même, abordaient la question
algérienne, ils en acceptaient implicitement la position ;
il fallait résoudre ce problème pour les Algériens, ce qui
signifiait quelquefois : dans leur intérêt, et toujours : à
leur place (9). Quiconque a milité dans les organisations
« de gauche » en Algérie avant 1954 n'ignore pas que le
paternalisme, c'est-à-dire ces même rapports de dépen-
dance qu'elles cherchaient en principe à détruire, persistait
sous des formes à peine voilées entre militants européens
et militants algériens. Une telle façon de poser le problème
le rendait évidemment insoluble, puisque le contenu essen-
tiel du problème n'était rien d'autre que la forme universelle
des rapports sociaux en Algérie, à savoir la dépendance
elle-même.
La lutte armée a brisé le charme. Les Algériens, en se
battant, ne sollicitent plus des réformes, ne demandent
plus qu'on leur octroie des écoles, des hôpitaux, des usines,
ils contraignent l'impérialisme à lâcher son emprise, ils
passent à l'attaque, et c'est là le contenu littéralement
révolutionnaire de leur action. La société algérienne n'était
plus une société de dépendance du moment que les « sous-
hommes » qu'elle opprimait démontraient concrètement
qu'ils n'étaient pas des débiteurs, et qu'ils mouraient pour
cela. On ne peut pas comprendre l'angoisse des Européens
devant la résistance si on ne la replace pas sur l'horizon
de paternalisme rassurant dans lequel ils essayaient de
vivre. La critique radicale du mythe selon lequel les Algé-
riens étaient faits pour obéir, exécuter et éventuellement
être exécutés, cette critique explosait déjà au bout des
fusils de chasse des premiers maquis. Qu'on imagine la
stupeur des Français de souche ! Ce n'était même plus
leur monde en question, c'était, exactement, leur monde à
l'envers.
3.
LES CLASSES MOYENNES ET LE VIDE SOCIAL.
Mais s'il est vrai que la situation révolutionnaire, par
sa durée et par son intensité, exprime la destruction des
rapports sociaux fondamentaux en Algérie, on peut, de
cette même intensité et de cette même durée, tirer argu-
(9) J. Bauliu, dans son livre Face au nationalisme arabe, cite ce
commentaire d'un collaborateur du Monde : « Prétendre acheter un
mouvement nationaliste, passe encore ; mais espérer l'enlever au
rabais... » (pp. 125-6). Cela définit exactement le maximum de subti-
lité de la « gauche » et de la « bourgeoisie intelligente » dans la
question algérienne : mettre le prix. C'est d'ailleurs l'un des remèdes
préconisés par Baulin lui-même dans la question arabe, avec cette
différence qu'il le présente ouvertement comine la seule stratégie
cohérente du capitalisme.
13
ment pour montrer que la situation ne parvient pas à.
maturité. Un fait s'impose : personne n'est sorti victorieux
de cinq ans de combat, ni les forces de répression, ni l'ALN.
Sur le plan sociologique, ce fait signifie assurément, nous
l'avons dit, que l'armée de l'impérialisme n'est parvenue
à consolider sur la réalité algérienne aucune forme durable
de rapports sociaux ; mais la durée de la guerre implique
aussi que le Gouvernement Provisoire de la République
Algérienne n'a pas non plus fait surgir des cendres de
l'Algérie coloniale une société nouvelle conforme à ses
objectifs. En examinant la situation algérienne sous cet
angle, nous entendons parvenir au contenu de classe qu'ex-
prime ce double échec.
L'évolution de la stratégie et de la tactique de l’ALN
depuis 5 ans fournit à cet égard une première indication,
si l'on admet avec Trotski que « l'armée représente en
général une image de la société qu'elle sert » (10). Constitué
d'abord de guerillas centrées autour de quelques noyaux
politiques illégaux dans les régions traditionnellement les
plus hostiles à la colonisation, le réseau du CRUA s'est
peu à peu tissé entre ces foyers selon une trame corres-
pondant aux exigences du ravitaillement et aux possibilités
politiques et militaires de l'implantation. Plus le réseau se
resserrait, plus les groupes de combat s'enfouissaient
profondément dans la population algérienne, plus aussi les
problèmes de recrutement et de survie se trouvaient
simplifiés.
Ce processus, vérifiable pour les campagnes et pour les
villes, parvenait à son point culminant fin 56-début 57.
Alors l'emprise administrative du FLN sur les communes
rurales et les quartiers arabes des villes faisait de lui
comme un anti-Etat déjà présent en filigrane dans une
société algérienne encore provisoirement soumise à la
répression française. On pouvait à cette époque se demander
si le Front n'allait pas se transformer en appareil politico-
militaire immédiatement capable de passer après la victoire,
à la gestion de la société algérienne indépendante
. Les
combats, dont l'ALN avait le plus souvent l'initiative, pre-
naient de plus en plus la forme de batailies livrées selon
les règles de l'Ecole de guerre ; la structure de l'ALN se
hiérarchisait, des grades apparaissaient, les unités deve-
naient de plus en plus volumineuses, le commandement
distribuait des soldes. Le fait dominant de cette phase, à
savoir l'incorporation massive des couches bourgeoises et
petites-bourgeoises dans les rangs de la résistance, se
reflétait dans l'organisation et la tactique de l'ALN par
(10) Histoire de la Révolution Russe, t. I, p. 233.
14
se
l'importance croissante des cadres et la subordination
accrue des hommes de troupe. L'armée algérienne parais-
sait préfigurer l'organisation de la future société, où la
bourgeoisie ne manquerait pas de subordonner la
paysannerie.
Mais il eût été prématuré à l'époque de vouloir identi-
fier distinctement la nature sociale de la direction frontiste.
D'abord parce que ce processus de structuration croissante
restait à l'état de tendance et qu'il était contrarié par le fait
que les unités devaient l'essentiel de leur sécurité à l'appui
des ruraux, ce qui obligeait les cadres à conserver dans
leur idéologie les motifs permanents du mécontentement
rural, et dans leur commandement le respect pour les
éléments paysans dont ils se donnaient comme les repré-
sentants. Ensuite parce que cette structuration de l’ALN
et du Front lui-même pouvait s'interpréter aussi bien
comme expression de la montée au pouvoir de la bour-
geoisie algérienne que comme incorporation des éléments
issus de cette bourgeoisie dans un appareil politico-militaire
déjà solidement constitué. Il n'était pas encore possible, à
ce stade du développement de la révolution algérienne, de
préciser si le Front avait d'ores et déjà acquis la capacité
de dissoudre les éléments de la bourgeoisie qui se ralliaient
à lui, et de constituer avec ces éléments et ceux qui venaient
de l'Organisation Spéciale un embryon de bureaucratie ; ou
bien si au contraire la bourgeoisie algérienne avait un poids
spécifique suffisant pour imposer au Front la politique de
ses intérêts (11).
La suite des événements devait permettre de dissiper
cette ambiguïté. Pendant l'été 57, en même temps que
l'autorité de Paris sur la conduite de la guerre périclitait,
le bloc des ultras et des militaires constitué à Alger impo-
sait ses propres méthodes de lutte. Les forces de répression
étaient réorganisées, les effectifs militaires gonflés, les
réseaux policiers multipliés et leurs méthodes intensifiées,
on distribuait des armes à la population européenne et on
l'organisait dans des groupes d'autodéfense, tandis que la
forme prise par les combats dans les djebels défavorisait
désormais les unités ALN : à égalité de structure et de
tactique, leur équipement ne pouvait rivaliser avec celui
des troupes de choc iinpérialistes.
se
ou
au
(11) « Il est encore trop tôt », écrivait-on ici en 1957, « pour
savoir si une fois le conflit achevé l'appareil s'incorporera et
supprimera dans un Etat de type « démocratique » si
contraire il digérera l'Etat pour réaliser finalement un nouvel exem-
plaire de ces « régimnes forts » que produisent les jeunes nations
politiquement émancipées de la tutelle colonialiste. De toute façon
le problème est déjà posé dans les faits » (« Nouvelle phase, etc. »,
S. ou B., n° 21, p. 168).
15
En automne de la même année, le FLN perdait la
bataille d'Alger, et dans les principales villes son organi-
sation était traquée par les paras et la police. Le Front
reportait alors son effort sur la dissociation de ses unités,
désormais trop lourdes pour garder l'avantage dans des
combats ouverts avec des régiments d'élite bien entraînés
et puissamment équipées. Jusqu'au début de 58, les forces
de répression reprirent l'initiative, contraignant les unités
rebelles à se diviser, accélérant ainsi le processus de recons-
titution des guerillas. Le commandement français qui avait
politiquement les mains libres et qui savait avoir repris
l'initiative dans la conduite des opérations, cherchait à
détruire les bases rebelles. L'affaire de Sakhiet vint mettre
un point final à cette phase. En tant qu'incident diploma-
tique, le bombardement du village tunisien reportait l'atten-
tion du monde sur l'irresponsabilité de Paris dans les
affaires algériennes, et ouvrait la crise politique en France.
Les contradictions internes à l'impérialisme avaient alors
atteint leur point de rupture, et elles passèrent sur le devant
de la scène algérienne: Pendant toute cette crise les yeux
des militaires furent tournés beaucoup plus vers Paris que
vers le bled.
Le FLN, s'il fut ébranlé quelque peu sinon par les
« fraternisations » du 16 mai, au moins par la venue de de
Gaulle au pouvoir, put en revanche mettre à profit le répit
relatif que lui laissait le règlement des comptes entre Paris
et Alger pour remanier son organisation militaire et sa
stratégie. Les grosses formations furent résolument aban-
données, ainsi que le combat ouvert. Quant le contact
militaire redevint officiel, dans l'été 58, il apparut claire-
ment que les unités ALN avaient repris leur fluidité initiale
et la tactique de harcèlement et d'embuscade propre aux
guerillas. Au lieu de poursuivre, après Salan, un quadril-
lage militaire relativement stable qui immobilisait une
lourde fraction de ses forces, Challe se proposa de consti-
tuer des unités aussi mobiles que celles de son adversaire,
cependant qu'il assignait au quadrillage une fonction plus
administrative que militaire.
On put croire, à partir de l'automne 58, que la lassitude
des fellahs aidant, l'entrée dans la cinquième année de
guerre allait signifier l'effondrement de la résistance armée.
Les djebels n'étaient plus parcourus que par des groupes
de trois à dix hommes qui n'acceptaient le combat que dans
les conditions les plus favorables. Déjà Juin proclamait la
guerre « virtuellement terminée ». Outre qu'une guerre est
toujours virtuellement terminée, et avant même de com-
mencer, c'était faire un contre-sens complet sur la nature
du problème algérien et confondre l'analyse politique avec
une conférence d'Etat-Major. N'y revenons pas. Ce qui nous
importe ici, c'est la constatation suivante : il n'y a pas eu
7
16
depuis 1954 une stratification régulièrement croissante qui
eût transformé ce qui n'était initialement que des guerillas
dispersées en unités de plus en plus volumineuses, hiérar-
chisées, centralisées. Ou du moins ce processus a été arrêté
vers la fin de 1957, et s'est inversé.
Si l'on passe sur le plan politique, le sens de cette
situation était en ceci qu'elle tendait à restituer contradic-
toirement aux chefs des maquis un poids politique que leurs
succès antérieurs leur avaient fait perdre au sein de la
direction frontiste. Le repli de la résistance sur ses bases
strictement paysannes découvrait du même coup la compo-
sition réelle des forces sociales combinées dans le Front.
Tant que l’ALN avait accumulé les succès, le Front avait
exercé sur les éléments bourgeois une attraction dont le
ralliement de Ferhat Abbas avait été la consécration ; on
était alors tenté de considérer le FLN comme l'organe dont
la bourgeoisie locale allait se servir pour contrôler les
paysans d'une part et d'autre part entamer en bonne posture
une négociation avec l'impérialisme. On pouvait en ce sens
invoquer le précédent tunisien où les maquis avaient surtout
permis à Bourguiba d'ouvrir les pourparlers menant à
l'autonomie.
Mais quand les offres de de Gaulle en octobre 1958
furent repoussées, la preuve fut faite que la fraction bour-
geoise du GPRA n'avait pu imposer à l'ensemble de la
résistance une orientation bourguibiste. Les chefs paysans
et les anciens illégaux de l’OS encore vivants avaient posé
comme condition préalable à tout pourparler la reconnais-
sance du GPRA comme gouvernement algérien, c'est-à-dire
la reconnaissance de leur propre présence dans toute phase
politique ultérieure. Le refus du GPRA de venir à Paris
se faire pardonner ses inconduites signifiait en réalité que
les éléments de l'appareil refusaient de rendre leur liberté
aux bourgeois libéraux pour mener à bien une négociation
dont en définitive ils ne pouvaient être que les perdants :
une fois les armes déposées ils étaient privés de toute
force sociale réelle, on les invitait gentiment à retourner
dans leurs familles pour y conter leurs exploits cependant
que cette même bourgeoisie dont l'impuissance avait motivé
le recours à la violence allait s'installer avec la bénédiction
de de Gaulle aux places de choix que celui-ci leur offrirait
dans une Algérie confédérée à la France. En repoussant
la manouvre gaulliste du drapeau blanc dans les maquis
et du tapis vert à Paris, par laquelle l'impérialisme cher-
chait à dissocier le Front et à y sélectionner ses interlocu-
teurs « naturels », le GPRA ne sauvegardait pas seulement
son unité, il offrait la preuve que la politique ultra pour-
suivie en fait en Algérie et particulièrement la tentative
d'écrasement militaire de l'ALN renforçaient la position
des cadres politico-militaires de la rébellion armée aux
- 17
dépens de sa façade bourgeoise-libérale. La seule force réelle-
ment déterminante demeurait la paysannerie en armes,
dont le contrôle, en dépit des tentatives des éléments bour-
geois pour recueillir les fruits de son combat, restait le
monopole de l'appareil, et celui-ci manifestait, à travers
le refus du GPRA, une indépendance, relative, mais certaine,
par rapport aux méthodes qu'eût employées une bourgeoisie
libérale et que Bourguiba préconisait.
Une telle interprétation trouve au demeurant sa confir-
mation dans la naissance même du Front. Non seulement
l'initiative de sa création n'était pas venue des représentants
politiques de la classe moyenne algérienne, non seulemeni
les essais de constitution d'un Front anticolonialiste étaient
demeurées infructueuses lors des années 50-52, mais ce
n'est qu'au prix de la destruction de l'Union Démocratique
du Manifeste Algérien et du Mouvement pour le Triomphe
des Libertés Démocratiques que le rassemblement des
forces nationalistes avait pu s'effectuer en novembre 54.
L'UDMA, expression traditionnelle de la bourgeoisie dési-
reuse de participer à la gestion de l'Algérie coloniale, avait
disparu de la scène politique bien avant qu'Abbas, son chef,
se fut rallié au Front ; quant au MTLD, ultérieurement
converti en Mouvement National Algérien, il ne devait une
survie plus longue qu'à son implantation chez les travail-
leurs algériens de la métropole, mais l'orientation de plus en
plus conciliatrice que lui donnait Messali, et le poids
qu'exerçaient sur ses militants les succès réels du Front
en Algérie finissaient par le décomposer. En Tunisie, puis-
qu'il faut en finir avec ce parallèle, les maquis constitués
à la suite des ratissages massifs de la fin 51 n'avaient pas
le moins du monde ébranlé le Néo-destour ; tout au
contraire ils avaient permis à cette organisation de la
bourgeoisie de consolider et d'étendre son implantation
dans les masses rurales, et jamais aucune force sociale
n'était venue s'interposer entre les chefs de bande et les
responsables destouriens.
Si l'on examine les rapports du Front avec les « pays
frères » du Maghreb, on y trouve une autre expression de
l'originalité sociale de la direction rebelle par rapport aux
gouvernements bourgeois nationaux. Les intérêts que la
bourgeoisie marocaine et tunisienne entend sauvegarder
tout en réglant son contentieux avec l'impérialisme la pré-
disposent à des méthodes conciliatrices. Sa perspective de
classe dirigeante et possédante rencontre dans la guerre
d’Algérie et dans l'intransigeance du GPRA un obstacle,
permanent à sa consolidation, non seulement dans ses
rapports diplomatiques avec la France, mais sur le plan
intérieur, par la pression constante que le FLN exerce sur
l'opinion des deux pays : l'implantation massive des réfu-
giés algériens, la présence d'importantes bases militaires
>
18
ALN permettent en fait aux agitateurs frontistes d'exercer
une active propagande dans les masses tunisiennes et
marocaines qui peuplent les régions frontières ; il est
possible que certaines zones soient directement adminis-
trées par les cadres du GPRA ; celui-ci étend son influence
sur la vie politique des pays voisins par le canal de frac-
tions politiques, comme l'ancienne équipe de l'Action dont
Bourguiba a dû se débarrasser, ou comme le PDI au Maroc;
la collaboration des unités ALN et des groupes de:l'Armée
de Libération marocaine dans le Sud échappe à coup sûr
au gouvernement chérifien. Si l'influence réelle que Tunis
et Rabat exercent sur le Front est beaucoup moins forte
que l'audience de celui-ci dans les couches populaires
tunisienne et marocaine, c'est bien parce que les deux bour-
geoisies maghrébines ne trouvent pas chez les dirigeants
frontistes des éléments libéraux capables de diffuser effica-
cement des directives « bourguibistes ».
On pourrait multiplier les signes qui depuis cinq ans
et au-delà révèlent la faiblesse relative du rôle joué par la
bourgeoisie algérienne dans le mouvement national. Nous
en rechercherons tout à l'heure les raisons. Mais il importe
d'en souligner immédiatement les implications, qui se
résument en ceci : si la situation révolutionnaire que l'on
voit se perpétuer depuis cinq ans n'a pas encore abouti
sous la forme qu'il paraissait raisonnable de lui prédire,
c'est-à-dire celle d'un partage du pouvoir et du profit entre
une couche dirigeante algérienne et l'impérialisme, c'est
d'abord parce que l'impérialisme n'était pas parvenu à
replacer sous son contrôle sa fraction algérienne, mais c'est
surtout parce que la réalité sociale algérienne ne pouvait
pas lui fournir, en guise d'interlocuteurs, les représentants
d'une classe dont les intérêts pussent à la fois servir de
pôle à toutes les classes algériennes et s'avérer immédia-
tement compatibles avec ceux de l'impérialisme. Il y a un
rapport absolument direct entre la durée et l'intensité de
la situation révolutionnaire et le fait qu'aucune catégorie
sociale capable de poser sa candidature à la direction de
la société algérienne ne préexistait au déclenchement de la
lutte. En d'autres termes les éléments de la bourgeoisic
étaient restés dans une position beaucoup trop latérale par
rapport à la structure même de la société pour pouvoir y
introduire des modifications susceptibles de mettre rapi-
dement fin à la crise.
Le schéma qu'offre l'Algérie est, du point de vue de la
question coloniale, aux antipodes du modèle traditionnel.
Ici la faiblesse politique de la bourgeoisie coloniale ne pro-
vient pas de la combinaison de ses intérêts avec ceux de
l'impérialisme sous la forme de participation aux profits
tirés du travail colonial ; tout au contraire la bourgeoisie
algérienne a été tenue systématiquement à l'écart des posi-
19
tions sociales où le partage de la plus-value est décidé. Sa
faiblesse politique résulte de sa faiblesse économique et
sociale. C'est ce qu'il convient d'expliquer.
Il a toujours existé en bordure des empires précapi-
talistes que Marx enveloppait sous le vocable de « despo-
tisme oriental » une frange de bourgeoisie mercantile dont
la fonction était de négocier au profit des bureaucra-
ties (12) qui y détenaient le pouvoir le surplus non
consommé du produit du travail paysan. On trouve cette
(12) Appliquer la notion de bureaucratie å la classe réellement
dominante des sociétés orientales, et plus particulièrement à celle
qui, sous le couvert de l'Empire ottoman, a dominé tout le monde
proche-oriental, du Danube au Golge Persisque, d'Aden jusqu'au
Magreb, pendant plus de trois siècles ne relève pas d'une bureau-
cratophobie généralisante dans sa forme, aiguë, mais permet de
résoudre les caractéristiques du développement du monde oriental
sans trafiquer l'histoire comme le font les historiens staliniens.
L'analyse montre en effet que les rapports de production prédomi-
nants dans ces sociétés sont de type servile, en ce que l'extraction
de la plus-value s'opère sous la forme manifeste des impôts en
travail (corvées) et en nature (prélèvements sur les produits du
travail), mais non de type féodal, puisque la classe qui s'approprie
la plus-value n'est pas constituée de seigneurs possédant de façon
privée les moyens de production. La forme de la propriété est toute
différente de ce qu'on voit dans le Moyen Age occidental : la terre
et les eaux, c'est-à-dire l'essentiel des moyens de production dans ces
régions à dominance steppique et dans les conditions de faible déve-
loppement des forces productives, sont propriété formelle du souve-
rain ; leur disposition, c'est-à-dire la réalité sociale de la propriété,
appartient en fait à ses fonctionnaires. Le rôle de cette classe dans
le processus productif apparait clairement sur l'exemple parfaitement
pur de l'Egypte ancienne : l'extension des cultures dans la vallée du
Nil exigeait l'utilisation à plein des crues périodiques ; mais l'endi-
guement, la construction de barrages rudimentaires, le creusement de
canaux et de bassins de réserve, la régulation des débits dans les
zones irriguées, la synchronisation dans la manœuvre des vannes, la
prévision des maxima de crue aux différents points de la vallée, cet
immense travail de prise de possession de toute l'Egypte fertile par
l'homme ne pouvait être accompli par des communautés paysannes
sporadiques. Une fois mises en valeur les zones qui pouvaient être
cultivées moyennant une irrigation locale, l'organisation en villages
dispersés ou même en fiefs séparés constituait un obstacle objectif
au développement des forces productives. Le gain de nouvelles terres
à la culture exigeait le contrôle de toute la vallée depuis Assouar
jusqu'au Delta, c'est-à-dire l'incorporation de tous les travailleurs
à un organisme centralisé capable de distribuer l'eau, la terre, et en
définitive la force de travail elle-même selon les exigences de la
production. L'Etat égyptien n'était que l'appareil coercitif dont la
classe bureaucratique avait besoin pour maintenir l'ensemble des
paysans sous sa domination. L'aliénation totale des ruraux à l'appa-
reil despotique, qui caractérise les rapports sociaux de l'Egypte
pendant des millénaires, prend source dans la monopolisation formi-
dable des moyens de production par les fonctionnaires, telle qu'elle
était impliquée par les conditions naturelles. On peut nommer ces
rapports de production « servage d'Etat », et la classe des fonction-
naires peut être dite bureaucratie, en ce sens qu'elle disposait en
commun des moyens de production, que, comme toute bureaucratie,
elle était formellement hiérarchisée depuis les surveillants de chantier
20
1
couche de marchands en Chine et aux Indes, dans l'Orient
musulman, et plus lointainement encore à Byzance et même
dans l’Egypte pharaonique. Sa présence n'est pas fortuite:
elle permettait à l'Etat de réaliser la plus-value présente
dans les produits arrachés à la paysannerie et dont il
détenait le monopole exclusif. A cette bourgeoisie mar-
chande se trouvait associée une petite bourgeoisie artisanale
spécialisée dans la production d'objets de luxe destinés au
marché des couches bureaucratiques. La petite bourgeoisie
des bazars et même la bourgeoisie mercantile demeuraient
inévitablement subordonnées à la bureaucratie puisque
celle-ci constituait en définitive leur seul débouché dans
la mesure où elle s'appropriait de façon exclusive la
richesse produite par les villageois. La prospérité de ces
classes n'était donc déterminée que par le degré de domi.
nation que les fonctionnaires impériaux parvenaient à
imposer aux travailleurs ruraux.
Dans l'Algérie musulmane, cette structure ne s'est
jamais présentée sous une forme pure. La société n'y a
jamais été réellement dominée par la bureaucratie otto-
mane. Celle-ci ne s'y est pas même implantée directement,
elle'a seulement officialisé au xvie siècle le pouvoir que des
corsaires venus de Tunisie avaient réussi à installer à Alger
et le long des côtes. Les administrateurs turcs « campent »
dans le pays, ils n'y constituent pas une classe qui détruit
les rapports sociaux préexistants, essentiellement tribaux,
et impose ses modèles propres d'organisation sociale ; la
portée réelle de leur pouvoir n'excède pas une journée de
marche de leurs janissaires, et leur gestion ressemble
singulièrement au pillage. Les marchands qui conimercia-
lisent le produit de l'impôt, ou de la razzia, comme on
voudra, ne forment pas une couche économiquement stable
et socialement distincte, assurant une fonction régulière
dans les rapports sociaux. Pendant des siècles la source
principale de ses revenus sera la course sur mer, que
les
pachas d'Alger encouragent activement. Les traits carac-
téristiques des couches dirigeantes algériennes à cette
époque sont donc d'une part le parasitisme non seulement
à l'égard des populations algériennes, mais aussi par
rapport au commerce méditerranéen, d'autre part la ten-
dance à la confusion complète entre bourgeoisie mercantile
et fonctionnaires algérois.
Quand les Français débarquent à Alger, la société
et les gardes-chiourme jusqu'au souverain, et que la plus-value était
distribuéc entre ses membres en fonction de la hiérarchie.
Sur la question de la bureaucratie orientale, voir le travail de
P. Brune sur la Chine, à paraître.
L'organisation de l'Empire ottoman est dans ses grandes lignes
assimilable à celle d'une bureaucratie fondée des rapports
serviles.
sur
21
algérienne rurale a conservé à peu près intacte la physio-
nomie précédente. Les tribus de cultivateurs et de nomades
qui peuplent l'intérieur échappent pratiquement au contrôle
de l'administration algéroise. Une partie des fonctionnaires
turcs a commencé à se détacher de la bureaucratie et à se
constituer en oligarchie féodale en s'appropriant à titre
privé les moyens de production et de défense; de leur côté
certains chefs familiaux ou tribaux se sont approprié
directement le patrimoine collectif ; cependant les rapports
dominants conservent la forme de la communauté libre
exploitant collectivement les terres et les troupeaux. Quant
à la bureaucratie algéroise, elle offre le spectacle d'une
décomposition totale ; elle est devenue une espèce d'orga-
nisme pillard opérant au Nord par la course sur mer, au
Sud par des raids de mercenaires sur les territoires des
lribus. La bourgeoisie marchande d'une part, arme les
navires corsaires et empoche le plus gros du produit des
rançons, d'autre part spécule activement sur les grains
volés aux paysans. Elle a ainsi rejoint les débris de la
bureaucratie pour former la pègre dorée qui tient Alger
dans la corruption et la terreur. La consolidation des Etats
européens après 1815 porte un coup décisif à la course
barbaresque et ruine Alger. C'est alors que les troupes de
Bourmont viennent prendre place des janissaires.
La classe petite bourgeoise d'artisans et de commer-
çants qui vivotait dans l'Algérie préimpérialiste allait se
trouver condamnée à végéter par la forme même que pre-
nait l'occupation française de l'Algérie. La nature sociale
des groupes favorables à l'occupation d'Alger en 1830
(essentiellement des compagnies commerciales) et la pers-
pective qu'elles imposèrent longtemps, avant que le capital
financier se mêle de spéculer sur les terres, montrent qu'il
ne s'agissait tout d'abord que de monopoliser les voies
commerciales de la Méditerranée occidentale en éliminant
les corsaires barbaresques. Mais à mesure que les terres
sont saisies et mises en exploitation, les compagnies instal-
lées à Alger accaparent les opérations de plus en plus
fructueuses portant sur l'exportation des produits. Les
petits commerçants musulmans et juifs qui disposent d'un
capital assez maigre se trouvent confinés au commerce
intérieur, nécessairement faible en raison de la misère
paysanne, ou a'u prêt à usure, recours inévitable du
paysan
criblé de dettes. Quant aux artisans algériens, ils ne trou-
vent plus de clientèle ni dans les familles paysannes
réduites au minimum biologique, ni dans la population
française qui préfère à leurs produits les objets importés
de la métropole. Les possibilités d'expansion de ce qui
restait des classes moyennes après la décomposition anté-
rieure de la bourgeoisie mercantile étaient donc réduites à
leur plus simple expression.
22
nom
Dans les autres pays musulmans, et en général dans
presque tous les pays qu'il s'est approprié, l'impérialisme
a utilisé une procédure beaucoup moins coûteuse, financiè-
rement et politiquement, que l'expropriation en
propre. S'appuyant sur la classe au pouvoir lors de sa
pénétration, généralement l'oligarchie agrarienne, il a tenté
de lui conserver les prérogatives d'une couche dirigeante,
un Etat, une monnaie, une langue nationale, se contentant
de doubler chaque département « indigène » d'un départe-
ment européen correspondant. Cette implantation offrait à
une partie des classes moyennes des pays colonisés, la
possibilité de trouver du travail dans l'appareil adminis-
tratif lui-même. La petite bourgeoisie rurale, artisanale et
commerçante, affaiblie de génération en génération par la
concentration croissante des richesses dans les mains de
l'impérialisme, pouvait envoyer ses fils à l'école et à l'Uni-
versité pour qu'ils deviennent officiers, professeurs, doua-
niers, postiers, cheminots, etc. Sans doute la perspective
d'un reclassement des chômeurs issus des classes moyennes
dans l'appareil étatique était-elle obstruée à court terme
parce que l'exploitation impérialiste d'une part et d'autre
part la population de ces classes s'accroissaient à un rythime
plus rapide que l'appareil administratif lui-même. Mais
précisément, en concentrant dans cet appareil les contra-
dictions issues du développement de l'impérialisme dans les
pays colonisés ce processus faisait de l'Etat lui-même le
point faible de la société coloniale. Car la crise qui attei-
gnait les classes moyennes et la paysannerie locales devait
atteindre nécessairement le personnel, issu de ces classes,
qui peuplait les bureaux, les casernes, les collèges, etc...
Il n'était pas dans l'intention de ' l'impérialisme d'offrir
indéfiniment, à la société qu'il était en train de détruire,
le remède d'un Etat-providence. La saturation de l'appareil
étatique portait à son comble la crise des classes moyennes:
compétition de plus en plus rude, corruption généralisée,
dégoût de plus en plus radical à l'égard de la classe diri-
geante associée à l'impérialisme. C'est alors que l'Etat offre,
par sa structure même, à ce profond mécontentement une
organisation qui favorise son expression et accélère sa
transformation en activité politique : de là le rôle détermi-
nant de l'armée dans les révolutions égyptienne, syrienne,
irakienne, etc.
En Algérie, rien de cela. L'appropriation directe des
terres et des échanges par l'impérialisme s'accompagnait
de l'occupation massive de tous les départements adminis-
tratifs par les Européens. L'origine sociale du personnel de
l'appareil étatique n'était pas, du reste, substantiellement
différente de son équivalent égyptien ou irakien : les
« petits blancs » qui y exercent les fonctions subalternes
sont pour une bonne parť les descendants d'anciens petits
23
colons expropriés par les sociétés. Mais la compétition pour
les postes de fonctionnaire était inégale : les chômeurs
musulmans étaient handicapés par l'usage du français
comme langue officielle, par tout un ensemble de conduites
étrangères à leurs habitudes culturelles, et finalement par
la barrière raciale. Le pourcentage des Algériens occupės
dans l'administration est resté remarquablement faible.
C'est ainsi que les classes moyennes algériennes furent
condamnées aux carrières libérales, principale issue à leur
asphyxie, ce qui explique l'importance relative des étudiants
algériens en droit, médecine, pharmacie, etc., et aussi à
l'émigration. Dans les deux cas, et a fortiori quand ils se
combinaient, elles demeuraient pulvérisées, et leur natio-
nalisme ne pouvait guère dépasser l'étape des déclarations
d'intention, à supposer qu'il existât.
C'est un fait incontesté que le nationalisme, dans les
pays colonisés, est la réponse que la population finit par
donner à la désocialisation profonde que l'impérialisme y
produit. On peut supposer que l'occupation directe, comme
ce fut le cas en Algérie, désocialise encore plus radicale-
ment que l'appropriation par « personnes interposées ».
Plus qu'ailleurs la population algérienne rencontrait, une
fois toutes ses institutions réduites à néant, le problème
de reconstruire une vie sociale nouvelle, un mode de
coopération qui prenne pour base l'état même où l'avait
placée le choc colonial, et qui ne pouvait donc plus être
emprunté à un modèle pré-impérialiste. Or la nation cons.
titue en général le type de réponse à ce problème : elle
offre un mode de coexistence et de solidarité d'une part,
et d'autre part elle épouse le cadre même que l'impérialisme
a donné au pays colonisé, elle rassemble, au-delà des
anciennes communautés villageoises, tribales ou religieuses,
des hommes qui ont tous été broyés ensemble, sinon identi-
quement, par le colonialisme.
Encore faut-il, pour que l'idéologie nationaliste puisse
se développer et se répandre comme solution à la situation
coloniale, que des classes sociales ayant une expérience ou
du moins une vision de l'ensemble de la société soumise à
l'oppression impérialiste soient capables de donner à tous
les mécontentements particuliers, à toutes les révoltes isolées,
une formulation universelle et des objectifs communs. Ce
rôle est en général assumé par les éléments expulsés des
anciennes classes moyennes et regroupés dans l'appareil
même dont l'impérialisme se sert pour maintenir sa tutelle
sur la société. En Algérie cette condition faisait défaut.
Pourrait-on comprendre autrement qu'Abbas eût pu déclarer
en 1936 : « Si j'avais découvert la nation algérienne, je
serais nationaliste et je n'en rougirais pas comme d'un
crime... Je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce
que cette patrie n'existe pas. Je ne l'ai pas découverte. J'ai
24
interrogé l'histoire, j'ai interrogé les vivants et les morts ;
j'ai visité les cimetières : personne ne m'en a parlé...
Personne d'ailleurs ne croit sérieusement à notre nationa-
lisme... » (13) ? Comprendrait-on que l'Etoile, fondée par
Messali sur le noyau le plus politisé des travailleurs algé-
riens émigrés en France, fût nord-africaine avant d'être
algérienne ?
Il n'est pas besoin d'insister davantage : quand les
, premiers coups de feu ont retenti dans les casbahs en
novembre 54, les hommes de l'OS n'avaient derrière eux
ni une classe moyenne encore insérée solidement dans les
rapports de production, ni un appareil d'Etat susceptible
d'être retourné contre l'impérialisme et les éléments colla-
borateurs. L'idéologie nationaliste qu'ils faisaient éclater
au grand jour, n'avait pour ainsi dire pas de support socio-
logique spécifique, et ce n'est pas seulement un vide
politique qu'il leur fallait combler, mais un vide social.
Politiquement d'abord, le Front n'était pas la transposition
pure et simple, dans l'univers de la violence, d'une organi-
sation nationaliste préexistante, il était au contraire le
moyen violent de faire exister cette organisation (14). Mais
socialement parlant, il n'y avait pas une classe travaillée
par le nationalisme qui prenait enfin les armes, mais ces
groupes armés cristallisaient sur eux-mêmes un nationa-
lisme que la situation de la bourgeoisie algérienne avait
empêché de parvenir à sa propre expression. Tout se passait
donc comme si les classes moyennes rendues incapables par
leur faible développement de véhiculer efficacement une
idée de nation qui puisse servir de réponse à la crise
de la société algérienne, étaient remplacées dans cette
fonction par un appareil appuyé directement sur les masses
paysannes. De là la forme prise par la lutte nationale-démo-
cratique en Algérie, de là l'intensité, la longueur du
processus révolutionnaire, de la durée de la guerre. Reste
à expliquer d'où provenait cet appareil, qui étaient ces
hommes, comment leur entreprise allait être la seule
réponse efficace à la situation algérienne.
(13) L'Entente, 23 février 1936 ; cité par C.-A. Julien, L'Afrique
du Nord en marche, p. 110.
(14). « L’union idéologique du Peuple Algérien autour du prin-
cipe de la Nation Algérienne a déjà été réalisée. L'union réelle,
l'union dans l'action continuera d'être notre objectif principal parce
que nous sommes persuadés que c'est le moyen efficace pour venir
à bout de l'impérialisme oppresseur ». Ces lignes tirées de l'éditorial
d'El Maghrib el Arabi, journal du MTLD en langue française, et
datées du 16 janvier 1948 reflétaient correctement cette situation.
L'organe ajoutait : « notre inquiétude est grande à la lumière de
certaines informations », faisant allusion à la difficulté de réaliser
l'unité d'action avec les éléments bourgeois.
25
4.
FORMATION DE L'EMBRYON BUREAUCRATIQUE.
On peut en un sens résumer tout ce qui vient d'être
dit tant sur le processus révolutionnaire lui-même que sur
son contenu de classe, de la manière suivante : la lutte
nationale algérienne ne pouvait se développer que sous la
forme de maquis. Ceux-ci contiennent en eux-mêmes et le
sens révolutionnaire de la lutte et sa signification sociale.
Son sens révolutionnaire, parce que les hommes qui se
rassemblent dans les maquis abandonnent consciemment
et presque géographiquement leur société traditionnelle
pour prendre les armes contre elle. Le maquis, c'est la
société voulue par eux, distinguée de la société dont ils ne
veulent plus et déjà présente en elle. Cette rupture avec la
vie quotidienne indique la profondeur de la crise sociale :
la société algérienne n'offrant aucune possibilité légale de
sa propre transformation, il faut se placer hors la loi pour
la modifier.
Mais la signification de classe des maquis est beaucoup
plus riche. Le support social du maquis, c'est par définition
la paysannerie. S'il est vrai que les cadres actuels du FLN
sont pour une bonne part des éléments issus des classes
moyennes, ce qui fait des maquis le point de jonction de
la bourgeoisie jacobine avec les paysans, il n'en allait pas
de même pour les initiateurs du mouvement. Le rôle joué
par les illégaux du MTLD exige quelque éclaircissement.
On pourra en tirer la preuve d'une réelle différence de
nature sociale entre les cadres du FLN et la bourgeoisie
proprement dite.
A la différence de l’UDMA, mouvement de notables, les
cadres politiques de l'ancien Parti Populaire Algérien,
devenu MTLD après son interdiction, étaient issus de la
paysannerie algérienne exilée dans les ateliers, les mines
et les chantiers de la métropole. Si l'Etoile nord-africaine
avait été fondée à Paris, ce n'était pas seulement parce
que la répression y était moins rude pour les Algériens
qu'en Algérie, c'était d'abord parce que la conscience de
leur activité et leur besoin de solidarité s'y faisaient plus
aigus au contact des métropolitains. Un sentiment national,
encore flou puisqu'il englobait tous les Maghrébins par
contraste avec les Européens, naissait de l'exil lui-même.
D'autre part les conditions du travail industriel et les
contacts étroits qu'ils entretenaient avec les organisations
ouvrières apprenaient à ces paysans chassés de leurs villa-
ges par l'oppression impérialiste les raisons de leur sort
et les formes d'organisation qu'il leur fallait constituer
pour le transformer.
On sait que les Algériens viennent travailler en France
pendant quelques années, et retournent en grand nombre
:
26
.
en Algérie. L'émigration algérienne a donc joué pendant
des années le rôle d'une école de cadres pour l'organisation
du mouvement nationaliste. Des milliers de paysans algė-
riens sont nés à la lutte de classes dans les usines de
Nanterre, dans les mines du Nord, sur les barrages. L'uni-
vers industriel métropolitain a rempli, par rapport au
développement des antagonistes de classe en Algérie, un
rôle parallèle à celui que jouait l'appareil d'Etat pour
l’Egypte ou l'Irak. Au Proche-Orient, on l'a dit, cet appareil
en rassemblant les débris des classes moyennes ruinées par
l'impérialisme a permis que ces éléments dispersés, indivi-
dualistes, prennent conscience de la communauté de leur
sort et lui cherchent, quand la crise a atteint les fonction-
naires eux-mêmes, une issue collective. En Algérie ce qui
restait de l'appareil local traditionnel fut anéanti, et celui
que reconstitua l'impérialisme fut pratiquement fermé aux
Algériens. De là deux conséquences fondamentales : la
crise que subirent les classes moyennes ne trouva pas
d'issue dans le fonctionnarisme, et leur poids spécifique
dans la société diminua en même temps que la population
augmentait ; d'autre part les paysans ne purent trouver
dans le maintien d'un Etat local la sauvegarde de certaines
institutions traditionnelles, ils reçurent de plein fouet le
choc colonial, l'impérialisme ne leur vola pas seulement
leurs terres et leurs moyens de vivre, il les dépouilla
encore de leurs manières et de leurs raisons de vivre. Ce
ne fut donc pas dans l'appareil étatique colonial lui-même
que les débris des classes disloquées par la colonisation
purent chercher refuge et s'organisèrent contre l'exploita-
tion, ce fut dans les usines de la métropole que les paysans
chassés par la famine affluèrent et qu'ils découvrirent les
moyens de transformer leur condition.
Dans ce qui sera les bastions de l'insurrection, Kaby-
lies, Aurès, Nementchas, Quarsenis, le contact des paysans
avec la colonisation était tout à fait épisodique. Il n'y a
pas de grandes propriétés européennes, les fellahs ne sont
pas des journaliers, mais des paysans libres. Ce sont au
contraire des zones où la paysannerie a été refoulée depuis
longtemps, pendant que la colonisation s'emparait des
riches terres des plaines côtières et des vallées. De sorte
que les villages kabyles, qui sont parfois à 60 kilomètres
de piste de toute route, vivaient d'une façon telle que le
rapport de leur propre misère avec la colonisation n'appa-
raissait pas immédiatement dans les conditions de leur
travail. Au contraire dans les terres riches, la paysannerie
a été essentiellement prolétarisée : les terres ont été acca-
parées, une partie des paysans a été employée comme force
de travail louée dans les exploitations européennes, le reste
est allé à la ville former la plebe sans travail qui peuple
les banlieues. Dans cette paysannerie qui est en contact
27
permanent avec la situation coloniale, certains éléments
d'une prise de conscience sociale et politique se trouvaient
sans doute rassemblés. Mais ils étaient constamment étouffés
par l'écrasante concurrence que l'étroitesse de l'emploi
faisait peser sur les travailleurs : ceux qui ont du travail
ne font rien qui puisse les en priver, ceux qui n'en ont
pas sont réduits par la misère à une vue sur les choses
absolument a-sociale et a-politique. Le lumpen-prolétariat
n'a jamais été une classe révolutionnaire.
En résumé dans les zones de refoulement comme dans
celles de l'occupation coloniale, les masses paysannes ne
pouvaient trouver, encore que pour des raisons diverses,
une issue sociale et politique à la situation que leur faisait
la colonisation. Dans les réduits montagnards, l'idée que le
malheur ne venait pas d'abord de la nature, mais des
conditions sociales qui résultaient d'une colonisation vieille
d'un siècle, cette idée ne pouvait être spontanée. Elle eût
impliqué une vue sur la paysannerie comme telle
que
chaque village ne pouvait avoir, elle supposait une mise en
perspective historique profondément étrangère à la répé-
tition cyclique du travail paysan. Dans le prolétariat agri-
cole, la menace permanente du débauchage entravait les
tentatives pour constituer des organisations de lutte. Enfin
dans les couches faméliques des bidonvilles, se développait,
à l'encontre de toute perspective de classe, cette attitude
spécifique de la misère, qui se manifeste par l'imprévoyance,
l'absentéisme, la démographie galopante, et qui exprime
en définitive l'essence même de la misère : l'absence de
futur. C'est pourquoi la paysannerie dans son ensemble
exprimait sa critique de la société dans des formes de résis-
tance élémentaire, de repli sur soi, de retour aux vieilles
superstitions, qui ne portaient aucune promesse de dépas-
sement positif de sa condition.
Transplanté dans l'usine française au contraire le
paysan kabyle prenait contact à vif avec des conditions
d'exploitation exposées crûment dans l'organisation même
des ateliers ; et le chôrneur des plaines et des bidonvilles
se trouvait brutalement réintégré dans une unité socio-
économique aussi structurée que son mode de vie en Algé-
rie avait été « amorphe ». A l'un l'expérience industrielle
apprenait à démasquer l'exploiteur derrière les prétendues
« nécessités » du travail à la chaîne, à l'autre elle rendait
la conscience d'appartenir à une collectivité. Et dans les
deux cas, cette expérience directe des antagonismes de classe
dans un pays industrialisé était en même temps l'expé-
rience de l'organisation capitaliste de l'exploitation et celle
de l'organisation ouvrière de la résistance à l'exploitation.
L'apprentissage des formes de lutte dans l'usine et au
dehors portait rapidement ses fruits, les contacts étroits
des ouvriers nord-africains avec la CGT et le PC avant 36
28
eurent pour résultat de transformer bon nombre de ces
paysans déracinés en inilitants actifs, héritiers des tradi-
tions prolétariennes, voire même déjà pervertis par les
formes bureaucratisées que l'Internationale communiste
imposait à l'organisation ouvrière de la lutte de classe.
On aurait pu penser qu'en partageant ainsi avec les
ouvriers français l'expérience industrielle et politique, la
plupart de ces travailleurs algériens s'incorporeraient fina-
lement au prolétariat métropolitain. Or même ceux qui
s'installèrent dans la métropole continuèrent à vivre à part,
et la proportion de ceux qui rentrent en Algérie a toujours
été élevée. Daniel Mothé a expliqué (15) pourquoi l'assimi-
lation ne se fait pas avec la classe ouvrière française. Les
raisons qu'il donne ne valent pas seulement pour la période
qu'il décrit, où la lutte armée est engagée en Algérie. Même
avant l'insurrection, les ouvriers algériens ne parviennent
pas à s'intégrer à la classe ouvrière française. Les rapports
qu'ils entretiennent entre eux demeurent empreints de leurs
traditions communautaires précapitalistes, et opposent une
résistance considérable à la pulvérisation, à l'atomisation
qu'entraîne la société capitaliste industrielle.
A cette différence sociale vint s'ajouter, lors du Front
Populaire, un divorce politique définitif. Avant 36, l'Etoile
est en contact étroit avec le PC. Pendant l'année 36, les
hommes de Messali se joignent à toutes les manifestations
de massę, participent aux grèves ; au mois d'août Messali
expose publiquement à Alger un programme dans lequel
l'objectif de l'indépendance est placé au premier rang. Mais
à la fin de l'année, le PC renverse complètement sa position
à l'égard du nationalisme algérien : dans les usines et les
bistrots de la banlieue, à la tribune des congrès, les stali-
niens accusent le mouvement messaliste de vouloir la
sécession et par conséquent de se rendre complices des
colons les plus réactionnaires, aggravant ainsi la différence
de civilisation, insinuant le chauvinisme et le racisme anti-
arabe jusque dans la conscience ouvrière, poussant enfin
le mouvement algérien à chercher appui du côté des orga-
nisations de droite, comme le PSF (qui soufflera à l'Etoile
son nouveau nom de Parti Populaire Algérien). En janvier
1937, l'isolement dans lequel la campagne stalinienne a
placé les Algériens permet à Blum de dissoudre l'Etoile,
sans provoquer de la part du PC que des commentaires
platoniques et rares.
Les Algériens prenaient ainsi, bien avant la classe
ouvrière française elle-même, la mesure du caractère
* prolétarien » du Front Populaire. Celui-ci n'étaii que la
Socialisme
(15) « Les ouvriers français et les Nord-Africains
ou Barbarie, n° 21, pp. 146 sq.
29
.:
coalition de la bourgeoisie radicale, du réformisme et du
stalinisme, portée par une puissante poussée des masses.
et destinée à la détourner de ses objectifs révolutionnaires.
Le cas de l’Algérie constituait un véritable test du contenu
politique réel de cette coalition ; les mesures prises par
le gouvernement et connues sous le nom de projel Blum-
Viollette, en proposant l'assimilation pure et simple des
« évolués » algériens à la bourgeoisie française, visaient
la consolidation de l'impérialisme en Algérie. C'est bien
ainsi que les ouvriers algériens l'entendirent ; leur démys-
tification à l'égard du stalinisme et du réformisme en
matière coloniale fut complète ; c'est à partir de cette date
que le mouvement algérien rompit toute unité d'action avec
les partis « ouvriers » français, et que les plus lucides de
ses militants commencèrent à comprendre qu'ils ne pou-
vaient compter que sur eux-mêmes pour mettre fin à
l’exploitation colonialiste en Algérie. Ils ne furent sûrement
pas étonnés que le gouvernement MRP-SFIO-PC ordonne
ou tolère en 45 le massacre du Constantinois, ni qu'en cette
occasion les militants du Parti Communiste Algérien pré-
lent, au moins individuellement, la main à la répression.
La différence culturelle d'une part et d'autre part la
rupture politique avec le stalinisme et le réformisme fran-
çais eurent pour résultat de placer le nationalisme au
premier plan de l'idéologie du PPA, et dé renvoyer la lutte
algérienne sur le terrain de l'Algérie elle-même. Mais par
rapport à la composition sociale de l'Algérie, où la masse
paysanne avait à affronter vingt-quatre heures sur vingt-
quatre le problème élémentaire de son minimum biologique,
et où les éléments libéraux, en raison de leur faiblesse,
demeuraient constamment tentés par l'assimilation et la
collaboration, la signification politique de l'expérience faite
par les ouvriers algériens de la métropole ne pouvait guère
être comprise que par eux-mêmes et par les éléments les
plus avances du prolétariat local : encore celui-ci demeu-
rait-il pour une bonne part placé dans des conditions de
travail quasi artisanales, condamné aux tâches les moins
qualifiées, et de toute manière peu enclin à risquer le
chômage que lui promettait le patronat au cas où il s'agite.
rait ; il était enfin numériquement débile.
Les militants retour de la métropole et la mince avant-
garde locale formaient ainsi un ferment politiquement
original dans une Algérie coloniale où il ne pouvait pas
agir, bien qu'il résultât indirectement de l'une de ses
contradictions majeures. Isolés de la grande masse pay-
sanne, dont ils étaient issus, par leur expérience ouvrière
et leur conscience politique, privés de tout développement
du côté prolétarien par la faiblesse de l'industrialisation,
conscients de l'impuissance des « évolués », ces hommes
ne pouvaient pas espérer obtenir dans leur pays une
- 30
audience telle qu'ils puissent engager ouvertement la lutte
politique contre l'administration coloniale. Bien au con-
traire leur isolement relatif permettait à celle-ci de les
arrêter, de les interner, de les déporter, de leur interdire
le séjour en Algérie avec la plus totale impunité. La pers-
pective d'un développement politique légal paraissait donc
complètement obstruée, et le projet de constituer à toutes
fins utiles une solide organisation clandestine au-dessous de
l'encadrement officiel du MTLD naquit à la fois de l'impasse
politique et du souci de ne pas laisser décimer par la
répression les militants les plus actifs. Ainsi le passage à
la clandestinité revêtait surtout, dans les années 46-50, le
sens d'une parade défensive ; mais le nombre croissant des
illégaux et la crise subie par l'impérialisme français à
partir des années 50 allait ouvrir aux cadres clandestins
une perspective' proprement offensive.
La violence de la répression qui s'abattait sur le MTLD
renforçait contradictoirement les éléments qui se consa-
craient à l'Organisation Spéciale, c'est-à-dire à la mise en
place d'un appareil armé, et en général les clandestins du
parti, aux dépens des politiques que l'orientation légaliste,
prise lors des tentatives de front commun avec l'UDMA,
avaient précédemment placés sur le devant de la scène
politique. En 54, l'échec de la politique d'unité avec Abbas
et de participation aux élections, voire aux administrations
communales, préconisée par les organes centraux du parti,
était manifeste, au moment où Tunisie et Maroc entamaient
ouvertement la lutte pour l'indépendance et où l'impéria-
lisme se voyait infliger sa plus cuisante défaite en Indo-
chine. Fortement inspirés par le précédent du Viet-Minh,
avec lequel certains d'entre eux avaient eu des contacts
directs, et dans lequel ils reconnaissaient une organisation
voisine de la leur, directement impulsés par la révolution
égyptienne, les hommes de l'Organisation Spéciale estimè-
rent que le moment'était venu de passer à l'attaque ouverte
fût-ce au prix d'une rupture avec Messali.
Leur jonction avec la paysannerie sur la base des
maquis devait s'avérer relativement aisée, et cela pour deux
raisons : dans les montagnes, beaucoup d'illégaux vivaient
depuis des années en contact étroit avec les paysans et les
avaient travaillés politiquement ; d'autre part la constitu-
tion même des maquis coïncidait avec l'une des formes
endémiques de la résistance paysanne à l'exploitation
coloniale.
Dans les couches rurales décomposées par l'impéria-
lisme, on observe toujours à l'état chronique ce qu'il est
convenu d'appeler le banditisme. Quand le fellah est écrasé
de dettes, quand il se sait promis à la prison, pour avoir
violé des dispositions légales auxquelles il ne comprend
rien et dont il éprouve seulement la brutale contrainte sous
31
les espèces du gendarme ou du garde-champêtre, il décroche
le fusil et rejoint ceux qui tiennent la montagne. Ces
« coupeurs de route » » sont des produits immédiats et
immémoriaux de l'exploitation subie par les paysans.
Inutile, pour les comprendre, d'aller chercher l'héritage
spirituel des tribus arabes ou le bellicisme congénital de
l'âme musulmane. Ce sont des hypothèses à la fois bien
grosses et bien légères, et que dément l'observation de
n'importe quelle paysannerie placée dans les mêmes condi-
lions d'exploitation.
Il est parfaitement exact de dire, comme la presse
bien pensante !e soulignait alors avec une vertueuse indi-
gnation, qu'il y avait des « bandits » dans les maquis. Tout
ce qui peut indigner dans cette affaire, outre l'hypocrisie
ou la sottise de ladite presse, c'est qu'une société ait pu, en
plein xx° siècle, imposer aux travailleurs ruraux des condi-
tions de vie et de travail telles qu'ils ne pouvaient y
répondre que par les mêmes conduites que leurs ancêtres
du iyº siècle.
Il est évident qu'e, pas plus que les tempêtes de jacque-
ries venues battre jusqu'aux portes des villes algériennes
depuis des siècles, ce banditisme n'avait un sens politique
conscient. Le simple fait que les bandits soient obligés
pour survivre de s'attaquer parfois aux paysans suffit à
montrer, s'il en était besoin, qu'aucune tentative de solu-
tion de la question agraire à l'échelle de la paysannerie
comme classe ne dirigeait l'activité de ces hors-la-loi.
Mais la symbiose des paysans révoltés avec les cadres
illégaux du PPA allait transformer radicalement la signi-
fication politique du fellaguisme. En intégrant à l'appareil
rebelle les hommes dressés contre la crise de la paysannerie,
les cadres relièrent cette crise, jusqu'alors ressentie élémen-
tairement au niveau du village, à celle de la société globale.
Ils replaçaient ainsi le travailleur dans la collectivité algé-
rienne, et son histoire dans l'histoire de l'Algérie. Ils
ouvraient les yeux d'une paysannerie, condamnée à l’hori-
zon du douar ou du bidonville, sur la perspective globale
de l'émancipation politique. La volonté de lutte des paysans
trouvait ainsi son prolongement et l'occasion de sa muta-
tion dans la forme radicale que les cadres du MTLD
donnait à l'action politique. La paysannerie incapable de
construire comme classe une solution au problème de sa
propre exploitation, trouvait dans l'idéologie et dans la
pratique que lui insufflaient les illégaux une plate-forme
susceptible de cristalliser sa combativité et de donner valeur
universelle à sa lutte.
On peut comprendre maintenant les rapports exacts
des cadres fellagas avec la bourgeoisie et la paysannerie
algériennes. Sur des classes moyennes qui ne parvenaient
pas, en raison de leur situation spécifique, à dépasser un
32
liberalisme complètement irréaliste par rapport au problème
algérien concret, les méthodes de lutte innovées par les
maquisards exercèrent à la fois l'attrait de l'efficacité et
la répulsion que tout possédant, même petit, éprouve pour
la violence. Les jeunes intellectuels, qui n'avaient pas grand
chose à perdre, pas même une carrière d'avance condamnée,
furent les plus vite conquis, et ils vinrent les premiers
s'incorporer à l'appareil frontiste. Les artisans et les com-
merçants gardèrent une attitude plus prudente, sympathi-
sant ouvertement quand les succès. du Front leur offraient
l'espoir d'avantages substantiels dans une République algé-
rienne où leur activité ne serait plus bridée par l'impéria-
lisme, mais se retirant dans la neutralité, voire dans la
collaboration avec les forces de répression, quand la violence
de celle-ci leur conseillait de conserver ce qu'ils tenaient.
Tout ce que le Front parvint à leur soutirer, ce fut, un peu
de leur essence, il est vrai : leur argent. Il est de toute
manière évident que les cadres militaires et politiques de
la rébellion sont distincts, idéologiquement et politique-
ment, de la petite bourgeoisie. Le noyau initial avait, on
l'a dit, une origine paysanne et une expérience ouvrière
qui suffisaient déjà à délimiter complètement sa mentalité
de celle d'un petit commerçant ou d'un artisan : fonda-
mentalement, les illégaux étaient des gens qui n'avaient
rien à perdre, aussi bien comme paysans 'expropriés que
comme ex-salariés industriels, et la frontière qui les coupe
des bourgeois, c'est celle qui passe entre les hommes qui
ne possèdent pas et les hommes qui possèdent, serait-ce un
tout petit peu, les moyens de travailler. Leur vue sur
l'économie et la société est qualitativement autre, leur
désaliénation par rapport à la possession privée des biens
de production irréductible à la religion de l'argent, qui est
celle des petits bourgeois. A cette divergence sociologique
s'ajoute l'espèce de mépris que les permanents clandestins,
traqués pendant des années et formés au combat à main
armée, ne peuvent manquer d'éprouver pour une classe
dont l'ambition la plus extrême a toujours été, jusqu'à
l'insurrection, d'être assimilée à la petite bourgeoisie fran-
çaise. Les hommes du FLN considèrent sûrement, et non
sans raison, que cette attitude des « évolués » n'est pas pour
rien dans l'humiliation permanente où les masses paysannes
ont été délaissées pendant des décades.
Les cadres ne sont donc pas politiquement petits
bourgeois, même si une fraction de l'intelligentsia a été
incorporée à l'appareil frontiste. Est-ce à dire que leurs
objectifs soient ceux de la paysannerie ? - Que l'ALN soit
une armée paysanne ne fait aucun doute ; mais une
« armée paysanne » renferme des contradictions sociales.
Ce n'est pas parce que beaucoup de ses cadres, peut-être
la majorité actuellement, proviennent directement des
33
classes rurales, que cette armée ne contient pas pour autant
un antagonisme entre les objectifs paysans et ceux que le
Front comme appareil se propose. Retenons-en quelques
symptômes. Si l'extermination des maquis messalistes
pouvait s'expliquer par l'attitude de plus en plus équivoque
du MNA et par l'usage que le commandement français
entendait faire des troupes de Bellounis, il n'en reste pas
moins que les paysans de l'ALN ne durent pas sans hési-
tation attaquer des paysans qui avaient comme eux pris
les armes et dont la volonté de lutte anti-impérialiste
n'était pas moins indubitable que la leur. L'attitude spon-
tanée des soldats devait être ici la fraternisation, tandis
que l'appareil frontiste poursuivait systématiquement son
programme de liquidation totale du messalisme. La disci-
pline exigée par le Front apparaissait à ce propos comme
une discipline imposée de l'extérieur, et l'on ne s'aventure
pas beaucoup en supposant que des discussions violentes
opposèrent dans les katibas les cadres et les paysans,
suivies occasionnellement de sanctions capitales. --- Dans
le même sens, les paysans ne durent pas voir d'un très bon
vil le fait que les privilèges d'argent épargnaient aux
propriétés des grands colons et des sociétés le sort que les
groupes de saboteurs de l'ALN réservaient aux petites
fermes isolées : là encore les raisons de politique générale
invoquées par les commissaires politiques durent laisser
assez insensibles des fils de fellahs fort conscients que la
grande propriété avait ruiné leurs pères bien plus que les
petits colons, avec lesquels au contraire ils ressentaient une
certaine communauté de sort. --- Le nationalisme lui-même
ne doit pas laisser sans soupçon des paysans trop habitués
aux promesses pour ne pas les passer au crible de leur bon
sens campagnard. Que l'appareil n'ait pas placé en tête de
son programme la question agraire, qu'il n'ait pas inlassa.
blement répété que le problème essentiel est celui de la
redistribution des terres et par conséquent de l'expropria-
tion, ne peut laisser indifférent les fellahs. Il leur importe
peu sans doute qu'Abbas remplace Delouvrier à Alger si
les terres ne changent pas de mains dans les campagnes.
On leur dit qu'Abbas industrialisera et que le trop plein de
la main-d'oeuvre rurale trouvera du travail dans les usines.
Mais Delouvrier aussi dit qu'il va industrialiser ; et le
fellah sait très bien que l'emploi industriel restera pendant
de longues années sans commune mesure avec le chômage
rural. En résumé, il y a déjà dans les rapports entre cadres
et paysans les signes
ceux que nous venons de dire, et
bien d'autres - d'un antagonisme qui porte finalement sur
le sens global qu'il convient de donner à l'action politique,
et qui révèle, de façon encore esquissée, mais déjà identi-
fiable, un conflit de classes.
L'examen des rapports contradictoires qui lient les
34
membres de l'appareil frontiste avec les éléments petits-
bourgeois et avec les masses laborieuses prouve en effet que
les cadres permanents issus de l'ancien noyau MTLD et
multipliés par la guerre elle-même ne représente fidèlement
ni les classes moyennes, ni le prolétariat, ni la paysannerie,
et qu'ils constituent un appareil étatique distinct, en fait,
des classes qu'ils rassemblent, à des titres divers, dans la
lutte commune. Cette couche originale n'incarne les intérêts
politiques d'aucune catégorie particulière dans la société
algérienne, elle récapitule plutôt en elle-même la société
algérienne globale : l'histoire de sa formation, c'est le
déroulement de toutes les contradictions algériennes. Au
départ, il y a l'absence d'un nationalisme bourgeois et
petit-bourgeois suffisamment fort pour
pour cristalliser le
malaise de toutes les classes algériennes autour de l'idée
d'indépendance. Ensuite la naissance du mouvement natio-
naliste chez les ouvriers émigrés en France exprime l'une
des contradictions fondamentales que l'impérialisme crée
dans la colonie : la formidable décomposition de la paysan-
nerie ne trouve pas d'équilibre dans une industrialisation
complémentaire. Les paysans deviennent ouvriers, mais en
France, et le mouvement politique algérien recoupe alors
le mouvement ouvrier français et mondial, au moment où
celui-ci expose au grand jour, et pour la première fois en
Occident, la gangrène stalinienne. L'impossibilité de trouver
une issue à l'exploitation et à la répression coloniales ni
du côté des classes moyennes locales ni du côté des partis
de gauche français maintient isolé, pendant toute une
phase, un noyau de « nationalistes professionnels ». Ceux-
ci trouveront enfin dans la crise qui ébranle l'impérialisme
en Indochine, en Egypte, en Tunisie et au Maroc, l'occasion
de rompre cet isolement par la violence ouverte.
La forme de leur lutte et sa longueur, c'est-à-dire ce
que nous avons appelé l'intensité et la durée de la situation
révolutionnaire, s'éclairent si on l'envisage à partir de ce
contenu socio-historique. Aucune couche sociale algérienne
n'avait la force de mettre un terme, prématuré du point de
cadres, à la guerre en entrant en pourparlers avec
l'impérialisme français. Au contraire, la poursuite de la
guerre était de nature à transformer les noyaux de maqui-
sards en éléments d'un appareil, puis à étoffer cet appareil
lui-même aux dépens des couches sociales qui subissaient
le plus durement la situation coloniale. Quantité de jeunes
paysans se détachaient de leurs villages pour grossir les
rangs de l’ALN et devenaient des permanents politico-
mi ires ; de leur côté les intellectuels quittaient l'Univer-
sité ou le Barreau pour se transformer en commissaires
politiques ou en délégués extérieurs, rompant tout lien
matériel avec leur classe d'origine. Le Front puisant d'une
part dans la paysannerie l'essentiel de ses forces, décom-
35
posant d'autre part la petite bourgeoisie intellectuelle,
commençait à remplir le vide social dont nous avons parlé.
Ainsi l'appareil tendait par sa fonction dans la guerre er
grâce à la durée de cette guerre, à se constituer en couche
distincte. Ce qui avait été au début une bureaucratie poli-
tique au sens classique, c'est-à-dire un ensemble d'individus
occupant des rôles hiérarchisés au sein d'un parti, com-
mençait à devenir une bureaucratie au sens sociologique,
c'est-à-dire une couche sociale issue de la décomposition
profonde des classes sociales antérieures et porteuse de
solutions qu'aucune de ces classes ne pouvait envisager.
Le fait que cette bureaucratie naisse non pas du pro-
cessus de production lui-même, mais de ce processus de
destruction qu'est la guerre, ne change absolument rien
à sa nature de classe, puisque aussi bien cette destruction
exprime directement l'impossibilité où se trouvait l'Algérie
coloniale d'assurer le processus productif dans le cadre des
rapports antérieurs. La destruction n'est ici que la forme
prise par la contradiction entre les forces productives et
les rapports de production, et l'on savait déjà, au demeu-
rant, que la violence est une catégorie économique. - Que
vette violence enfin donne à la classe en gestation dans les
maquis la forme d'une bureaucratie, on le conçoit aisément
puisque tous les rapports entre les membres de cette classe
ne sont rien d'autre et rien de plus que tous les rapports
entre les cadres de l'appareil politico-militaire, constitué
justement pour la guerre : salariés, hiérarchisés, adminis-
trant en commun la destruction de l'Algérie traditionnelle,
comme peut-être demain ils administreront en commun
la construction de la République algérienne.
Le processus en cours au sein d'une situation révolu-
tionnaire vieille de cinq ans, c'est celui de la formation
d'une nouvelle classe et la totalité des données qui compo-
sent cette situation fait nécessairement de cette classe une
bureaucratie.
Mais pour qu'une bureaucratie algérienne se consolide
comme classe, il faudrait d'abord que la situation révolu-
tionnaire qui maintient béant le vide social où elle prend
place se poursuive assez longtemps pour que l'appareil
bureaucratique puisse s'agréger des fractions notables de
la paysannerie. et des classes moyennes, il faudrait donc
que la guerre dure, et cela ne dépend pas d'elle seulement,
mais aussi et entre autres de l'impérialisme. Une fois
admise cette première hypothèse, il faudrait encore que
l'appareil arrache à l'impérialisme une victoire militaire
décisive, de l'ordre de celle de Dien-Bien-Phu : alors seule-
ment la bureaucratie aurait acquis la capacité d'éliminer
sa concurrente politique, la bourgeoisie française, et de
36
ce
prendre en main sans compromis la réorganisation du
pays (16).
Or il est évident que le poids de l'impérialisme français
sur la société algérienne est beaucoup trop lourd pour que
ces deux hypothèses puissent être raisonnablement rete-
nues. Le dixième de la population, soit la moitié du produit
algérien (17), se réclamant à coup sûr de la métropole, les
2/5* des terres appartenant aux Français, soit plus de la
moitié de la production agricole, un sous-sol saharien qui
promet des milliards de profits - rien de
cela ne
s'abandonne, surtout quand l'impérialisme sort consolidé
de la crise que lui avait fait indirectement traverser la
rébellion elle-même. En revanche tout cela peut se négocier,
et se négociera - sûrement, parce que bon gré mal gré le
régime gaulliste, s'il veut stabiliser même provisoirement
la situation algérienne et faire avorter le processus de
bureaucratisation, devra tenir compte du fait que depuis
cinq ans des postulants très sérieux à la direction des
affaires algériennes se sont manifestés.
En s'orientant dans sens, la déclaration de de
Gaulle, quelque soit la raideur du ton, tente de dégager au
sein du Front et aussi en dehors de lui, un interlocuteur
prêt à négocier un partage des richesses et du pouvoir avec
l'impérialisme. Et la réponse de GPRA signifie que les
bureaucrates de l'appareil sont maintenant prêts à engager
les pourparlers dans une perspective nationale démocra-
tique. Dans l'état actuel des choses, c'est-à-dire si aucun
renversement sérieux n'intervient dans les rapports entre
de Gaulle et la fraction européenne d'Algérie, cette pers-
pective est la plus probable.
Sa signification politique et sociale est fort claire : c'est
le même poids écrasant de l'impérialisme qui a produit ce
vide dans lequel la nouvelle classe a commencé à se cons-
tituer, et qui lui interdit maintenant de se développer
complètement. Depuis 57, les cadres frontistes savent bien
à la fois qu'ils ne seront pas vaincus et qu'ils ne peuvent
vaincre ; le commandement français a acquis la même
certitude en ce qui le concerne. Cet équilibre ne peut être
rompu de l'intérieur. Il faudra bien qu'il se résolve en
compromis entre les deux parties. Quels que soient
l'échéance, la forme et le contenu de ce compromis, il en
(16) Telle était sans doute la perspective de Ramdane, ancien
responsable pour Alger.
(17) Le revenu annuel global de l'Algérie était estimable en 55
à 537 milliards de francs (sur la base des chiffres donnés par Peyrega).
Le total du revenu dont disposaient tous les algériens musulmans
pouvait se chiffrer, selon le rapport Maspétiol en 53, à 271 milliards.
Les Français d’Algérie recevaient donc sensiblement la moitié du
produit global,
37
la
résultera, au moins pendant une phase transitoire, que la
bureaucratie ne pourra pas continuer à se consolider
comme elle le faisait à la faveur de la guerre. Le seul fait
qu'il y ait compromis signifie en effet qu'il lui faudra
accepter, par exemple sous forme d'élections, un nouveau
type de rapport avec la population algérienne. Le caractère
réellement démocratique de ces élections ne peut évidem-
ment pas faire illusion ; mais au-delà de la comédie libé-
rale, le problème posé sera celui de l'implantation réelle
des cadres politico-militaires dans les couches paysannes,
qui seront décisives par leur nombre.
Ce qui reste acquis en attendant, c'est d'abord
que
guerre d'Algérie nous offre un exemple supplémentaire de
la formation de la bureaucratie en pays colonial (avec ce
trait spécifique qu'ici la classe en question ne parvient pas
dans l'immédiat à son plein développement), - mais c'est
aussi que la lutte émanticipatrice dans les pays sous tutelle,
en ce qu'elle requiert l'entrée des masses sur la scène poli-
tique, est porteuse d'un sens révolutionnaire qu'il importe
de souligner. Nous savons bien que les perspectives offertes
à la révolution algérienne comme à toutes les révolutions
coloniales ne sont pas et ne peuvent pas être celles du
socialisme, et nous ne soutenons pas le mouvement algérien -
parce qu'il finira par moderniser les rapports sociaux dans
un pays arriéré : à ce compte il faudrait applaudir la
bureaucratie chinoise, voire même un impérialisme « intel-
ligent », s'il est vrai ce que nous pensons qu'aucune
« nécessité objective » ne s'oppose à ce qu'il procède lui-
même à la décolonisation (comme on le voit pour l'Afrique
Noire).
Mais ce qu'aucune classe dirigeante, locale ou métro-
politaine, ne peut faire, ne peut même souhaiter, c'est que
les travailleurs coloniaux interviennent eux-mêmes, prati-
queinent et directement, dans la transformation de leur
société, qu'ils brisent effectivement, sans en demander à
personne la permission, les rapports qui les écrasaient, ei
donnent, à tous les exploités et à tous les exploiteurs,
l'exemple de l'activité socialiste en personne : la récupéra-
tion de l'homme social par lui-même. En particulier, les
paysans les ouvriers et les intellectuels algériens ne pour-
ront plus oublier et cela est d'une immense portée pour
l'avenir de leur pays qu'ils ont, pendant ces années-ci,
maîtrisé leur sort, voulu ce qui leur arrivait, et qu'il se
peut donc qu'il arrive à l'homme ce qu'il veut.
7
Jean-François LYOTARD.
28
Un algérien raconte sa vie (11)
(Suite et fin)
Le première partie de ce texte a
été publiée dans le précédent numéro
de Socialisme ou Barbarie, pp. 11 à 40.
CHAPITRE III : EN FRANCE
Alors là, après, vers 1945, je suis venu en France. Je voulais
venir en France. Je me disais : peut-être la mentalité n'est pas
pareille. Ils avaient même fait un bureau de recrutement, rue
Tanger, pour lancer une propagande pour tous ces nord-africains
qui veulent foutre le camp en France. Et d'ailleurs je voyais des
algériens qui allaient demander des renseignements. On leur
promettait la lune. Et une fois qu'ils arrivaient en France, eh bien,
ils n'avaient pas de boulot. Il fallait qu'ils se débrouillent ou bien
on les exploitait à faire 36 000 travaux.
Premier patron en France...
Quand je suis arrivé en France, j'avais mon métier. J'ai fait
mon premier patron. C'est au bout de deux mois que j'étais là
que je me suis dit : « Tiens, maintenant il va falloir que je me
mette à travailler ». Parce que j'avais un peu d'argent devant
moi.
Alors je suis rentré chez un patron chez lequel on faisait du
travail aux pièces. Il y avait bien 30' ou 35 ouvriers dans cette
boîte. Donc, je rentre, je présente mes papiers. Le type, il n'avait
pas tellement confiance parce qu'il voyait que j'étais algérien.
Finalement ils m'ont embauché. Il me donne à faire du travail et
me dit : « Voilà, on paye 500 F la pièce ». D'accord. Mais natu-
rellement comme il n'avait pas confiance en moi, il m'a donné
des pièces qui étaient un peu esquintées ; mais, dans notre
métier, on peut les rattraper, on peut les camoufler. J'ai fait le
travail. Et il y avait un contremaître qui avait dit au machiniste :
« L'algérien c'est un as, il y va dans son boulot ! »
Quand j'ai fini ma première série, je descends prendre une
deuxième série. Il y avait un autre ouvrier, un nommé Martin,
qui travaillait à l'étage en dessous. Il faisait exactement le même
travail que moi. Alors je vais le voir pour savoir si ça allait, pour
faire sa connaissance. Je discute. Il me dit : « Ça va, ça te plaît ? »
Je dis « oui, ça me plaît, mais seulement le travail n'est pas fignolé,
parce que, mon vieux, il y a plein de défauts là-dedans ». « Ah
39
oui ! qu'il me dit, c'est un essai, c'est pour voir si tu les loupes
pas, parce que si tu les loupes ce sera pas une grande perte ».
Je lui dis : « D'accord, mais c'est pour le prix ». Il me répond :
« Pour 550 F, c'est
pas formidable ». « 550 F.? moi je n'ai
que 500 F ». Il dit : « Il faut demander au contremaître comment
ça se fait qu'il te les donne à 500 F, parce que, dis, il ne faut
pas après qu'il me dise à moi aussi qu'il me les donne à 500 F »
...et premier sabotage
« T'en fais pas, ça va péter avec moi ». J'attrape le contre-
maître et lui dis : « Vous êtes satisfait de mon travail ? ».
« Oui ». « Vous savez, le prix que vous m'avez donné,
c'est pas formidable. » « On pensait t'augmenter, mais pas
pour l'instant, plus tard ». - « Oui, mais donnez-moi au moins
le même prix qu'à l'autre ». — « Mais il a le même prix que toi ».
« Non, il a 550 F ». « Je vais en parler au patron ».
« Bon, parlez-en au patron, parce que moi, vous savez, si
vous me donnez moins je ne travaille pas ». A ce moment-là on
cherchait des ouvriers.
Alors j'ai rangé le bois, j'ai tout préparé, et l'après-midi j'ai
attrapé le contremaître et je lui ai demandé s'il avait parlé au
patron. Il m'a dit que oui, mais qu'il fallait que je finisse encore
cette série et qu'après, à l'autre série, j'aurai 550 F. Je l'ai regardé
et j'ai rien dit. Alors si c'est comme ça, je me suis dit, c'est mon
premier patron et déjà il veut m'exploiter. J'en ai marre de
l'exploitation. J'étais en Algérie, j'étais exploité, j'arrive en France
et je trouve la même mentalité que là-bas. Non, ça va plus ! Et
je n'ai rien dit. J'ai fait acte de présence. Je venais tous les matins,
je faisais une heure de présence, je changeais les bouts de bois
de place pour montrer que j'avais fait quelque chose. On nous
payait en deux fois. D'abord pour les quarante heures une somme
de tant, ensuite, quand on avait fini la série, le supplément. C'était
pour le fisc qu'ils faisaient ça. Le mardi j'avais donc touché le
solde de ma première série et le vendredi je devais toucher la
part qui correspondait aux quarante heures pour la nouvelle série.
Donc le mercredi, le jeudi et le vendredi matin je changeais mes
bouts de bois de place pour faire croire que j'avais travaillé. Puis,
le vendredi après-midi, je suis venu et je me suis mis au boulot.
Et il y a un certain travail que l'on fait dans notre métier qui
permet, si on veut faire du sabotage, de tuer dix pièces d'un seul
coup, et ça fait une somme de cent mille francs. A cette époque-là,
ça faisait cent mille francs de foutus en l'air. Mais ce truc-là on
ne pouvait pas s'en apercevoir tout de suite. Seulement deux ou
trois jours après.
Alors je me suis dit « puisque c'est comme ça, vache pour
vache... » J'ai préparé mes outils et puis j'ai préparé mon coup.
Je lui ai fait tout le sabotage. Et puis la comptable est venue,
elle m'a remis mon enveloppe. Et je suis parti, je n'ai rien dit
à personne.
40
Deuxième patron...
Quand j'ai eu quitté, j'arrive chez un autre patron. Je demande
de l'embauche. Il m'embauche aussi sec. Mais je n'ai pas voulu lui
dire que j'avais déjà fait une place. Il aurait dit « qu'est-ce que
c'est que ce zèbre-là ! il a fait une semaine là-bas et il vient ici,
qu'est-ce que c'est que ça ? »
Je n'étais pas au courant du tarif que les ouvriers devaient
encaisser. On était deux ouvriers plus le patron. C'était un petit
artisan et les artisans c'est des salopards, hein ? Il me dit : « Je
te paye 65 F de l'heure, c'est le tarif ». Bon. Je commence à
travailler. Je voyais qu'il était heureux. Il avait l'air content parce
que, sans me faire confiance, je sais travailler. Il m'avait même
dit : « Tu verras, plus tard je vais agrandir et tu seras contre-
maître là-dedans ». Je disais « oui, oui, oui » et puis je faisais mon
boulot. Mais en moi-même, je me disais : « Si je trouve quelque
chose de mieux, je foutrai le camp. >>
Voilà qu'un soir la personne chez qui j'habitais, un ami je
n'étais pas en hôtel à cette époque là me présente au café un
ami à lui. C'était un fabricant. La discussion commence. Depuis
combien de temps que j'étais là ? Deux mois et demi. Où j'avais
travaillé ? Telle ou telle boîte. Et puis je lui raconte mon histoire :
que mon premier patron voulait m'arnaquer et que je l'avais
arnaqué. Que j'étais chez un petit artisan. « Mais il est conscien-
cieux, que je dis, il me donne 65 F de l'heure ». Il me dit : « Il
te déclare 65 F de l'heure ». Je lui dis : « Il me donne 65 F de
l'heure et il me déclare 65 F de l'heure ». Il me répond : « C'est
pas normal, parce que régulièrement il doit te déclarer à 65 F de
l'heure et te donner 75 F de l'heure ». A cette époque tous les
ouvriers c'était comme ça, c'était le prix. « Mais moi, il ne me
donne
pas ça ».
« Eh bien ! moi je t'embauche si tu veux ».
...et deuxième sabotage
« Je veux bien, seulement je ne veux pas lui faire de
vacherie, alors je vais voir s'il accepte de me donner 75 F de
l'heure, comme tout le monde ». J'ai été voir mon patron et je
lui ai expliqué et puis je lui ai dit : « Moi, je vous le dis franche-
ment, j'ai trouvé une place où on m'a offert ce prix-là. Si vous
voulez bien me donner 75 F, je reste chez vous. Je vous avertis,
je ne veux pas être vache ». « Ah non ! non, non, qu'il me dit,
il faut patienter ici. Et plus tard, je te le promets, tu seras contre-
maître ». Je lui dis : « Oui, si je dois être contremaître pour que
vous m'exploitiez comme vous m'exploitez à l'heure actuelle, je ne
marche plus ». Et j'ajoute : « Je ne suis pas vache, je reste tra-
vailler, mais je vous avertis que samedi je prends mon compte,
parce que je suis sûr que si je pars maintenant vous
payerez pas ». — « Non, je ne te payerai pas, je ne te payerai
que samedi ».
Je m'étais dit : "ça va, il va réfléchir. Le vendredi soir je l'ai
attrapé. « Vous avez réfléchi, vous me donnez. 75 F ? » Il me dit :
« Non ». Le samedi je devais faire un travail qui devait rester
sous forme jusqu'à lundi. Je me suis dit : mon petit bonhomme,
ne me
tu m'as arnaqué pendant une semaine à ce prix-là, eh bien ! moi
aussi je vais t'arnaquer, il n'y a pas de pitié. Et je lui ai fait le
même sabotage qu'à l'autre. Je lui ai tué son boulot. Il n'a rien
vu, il ne pouvait rien voir. Et puis j'ai foutu le camp et j'ai été
chez l'autre patron, celui qui m'avait proposé de m'embaucher.
Relations avec les ouvriers français
On était 17 ouvriers à travailler là-dedans. Ça allait, j'étais
bien vu. Et même les ouvriers étaient heureux de voir un algérien
qui travaillait parmi eux. Mais cela n'empêche pas que de temps
en temps ils m'envoyaient des piques : « Alors le crouille, alors
le bicot ! » Alors je n'osais pas trop, mais après je les ai remis
à leur place. C'est des mots vraiment vexants, quand on dit
« crouille » à quelqu'un, j'estime que ce n'est pas
bien.
Et puis il y en avait un qui me jalousait. Je ne faisais pas
cas de lui. Mais je sentais qu'un jour ou l'autre, ça péterait des
flammes. Le patron avait vu que j'étais assez débrouillard dans
mon métier, alors il me confiait certains travaux qui étaient
vraiment intéressants à faire. L'autre, ça lui faisait mal au cæur,
parce qu'il était classé comme moi. C'était un très bon ouvrier
aussi. Donc le patron, comme il voyait que j'étais vif, il me
donnait ces travaux là à faire. Comme c'était en pleine chaleur,
j'allais plus vite, parce que moi, la chaleur, je ne la craignais pas.
Il n'y avait que l'hiver que je craignais, alors là l’hiver, je les
avais les miches là.
Lutte de classe
Mais le patron commençait déjà à avoir des ennuis. Il faisait
la bringue et tout ce qui s'ensuit. Un jour, c'était un samedi soir,
on attendait la paye. D'habitude c'était à cinq heures que le
patron arrivait pour nous payer. Il était six heures et tous les
ouvriers commençaient à gueuler là-dedans. Mais il n'y en avait
pas un qui était syndiqué, il n'y avait rien. C'était tous faux jetons
et compagnie.
Ils étaient tous en train de gueuler. Moi je ne disais rien.
Mais il
у avait parmi les ouvriers un petit maneuvre qui était
un bon communard. Celui-là c'était un champion. Ce copain-là,
il rouspétait bien un peu et puis il s'arrêtait, il ne disait plus rien.
Alors le patron est arrivé. On l'avait attendu jusqu'à 8 heures.
Il a commencé à gueuler après les ouvriers. Il disait : « Et puis
vous verrez, il va y avoir du chômage et si vous foutez le camp,
vous irez tous à la soupe populaire ». Moi je me disais : de la
manière dont ils gueulaient avant qu'il n'arrive, j'espère mainte-
nant qu'ils vont lui foutre une tannée ou qu'ils vont rouspéter
après lui, qu'ils vont le mettre à sa place. Ils ont tous fermé
leur claquemerde.
Pour moi, il faut que je te dise que le patron m'estimait bien.
Des fois il m'invitait à aller au restaurant manger avec lui. C'était
bien simple, son père lui-même s'occupait d'acheter mon ravitail-
lement, parce que je me faisais à manger à l'atelier, j'avais tout
mon attirail, des pommes de terre et tout le bataclan. Donc, moi
42
je ne disais rien. Et puis tout d'un coup je lui fais : « Dis donc,
Robert ? ». Il me dit : « Oui, qu'est-ce qu'il y a ? ». Alors je
lui dis : « Comment faire pour te donner tes 8 jours ? » Ce
n'était plus lui qui me donnait mes 8 jours, c'était moi qui lui
envoyais. « Pourquoi ? » – « Parce que moi je t'emmerde et je
te donne mes 8 jours. Parce que s'il y a la soupe populaire, je
m'en fous, j'irai à la soupe populaire. Mais je n'aime pas être
dominé par un type comme toi. Parce que, eux, ils ont gueulé
avant que tu viennes et maintenant il n'y en a pas un qui bronche,
parce qu'ils ont peur de la sauter, ils ont peur de crever de faim.
Mais moi je t'emmerde et puis je fous le camp de chez toi, je ne
travaille plus chez toi ».
Quand le petit maneuvre a vu ça, il a dit : « Moi aussi je
fous le camp, je ne reste plus chez toi ». Et puis il y avait aussi
un autre ouvrier. Il n'avait rien dit, mais quand il a vu que j'avais
remis à sa place le tôlier et que le petit maneuvre avait suivi, il
a dit : « Moi aussi je fous le camp ». Mais tous les autres sont
restés à l'atelier. Il y en a 14 qui sont restés. Alors donc c'est
des bons à lap, des bons à nib, moi je dis. Il n'y a pas de solidarité
ouvrière quand on a affaire à des brebis galeuses comme ça,
on ne pourra jamais s'en sortir.
Chômage
Donc, on est sorti tous les trois et on a été boire un coup au
bistrot. Et on était heureux malgré qu'on sache qu'on allait être
au chômage. J'ai cherché du boulot. Le petit maneuvre je l'ai
perdu de vue, l'autre aussi. J'ai cherché, mais je ne trouvais pas
de boulot. Alors là ça a été dur. Je me rappelle, il y avait du
pain rassis à la maison, je le mouillais, puis je le mangeais.
Et puis un jour, je rencontre mon patron dans la rue. Il
me fait : « Tiens Ahmed ! alors tu ne travailles pas ? » Je lui
dis que non, et il m'invite à venir boire un coup. Je vais boire
le coup, mais j'avais le ventre vide. Il m'interroge et je lui dis
que je suis fauché, que je ne travaille pas. Il me dit : « Je te
reprends ». Je lui réponds : « Je veux bien retourner chez toi,
mais ne t'imagine pas que je m'incline, parce que je n'ai rien à
foutre. Je ne marche pas si tu me reprends dans l'espoir de dire
que tu me soulages. Parce que tu sais, moi, j'ai mangé du pain
mouillé, mais si je vois que vraiment je n'ai plus rien à croquer,
eh bien, je t'attends au coin de la rue près de chez toi, et puis
je t'attaque et puis je t'assomme et je te prends ton pognon. Il
faut pas jouer avec moi ».
Il me dit : « Non, non, non, c'est parce que je t'estime bien.
C'est toi qui a été le plus franc, tu m'as envoyé promener et tu
vois, les autres, de la manière dont ils étaient faux comme ça, ils
sont perdus dans mon estime, mais toi tu as été franc ». Je dis :
« Bon, je retourne. Ils sont tous là ? » « Qui ». « Je
retourne, mais c'est histoire de les emmerder, parce qu'ils sont
tous des faux jetons ».
Tu vois, il y en a des ouvriers qui sont des champions, mais
sur. 17 on était 3. Donc, s'il y avait eu toute la masse, qu'est-ce
43
1
.
qu'il aurait fait le patron ? Hein ? C'est pas lui qui aurait touché
aux outils, alors il aurait coulé, il aurait bouffé du
pognon.
Avec
une solidarité de 17, il ne serait pas monté sur ses quatre che-
vaux. Seulement ils étaient là qui gueulaient et quand il est
arrivé ils ont fermé leur gueule. J'ai trouvé ça dégueulasse.
Donc le patron m'a invité à aller déjeuner. J'ai mangé et le
lendemain je suis retourné à l'atelier.
Antagonisme
Quand je suis arrivé, tous ils me regardaient de travers.
Ils se disaient : il est revenu comme un petit chien. Moi je ne
disais rien, je laissais tâter le terrain. Le patron, il savait que si ça
n'allait pas je ferais la bagarre, alors il ne disait rien non plus.
Alors ça se passait comme ça : si j'en voyais un et que je lui disais
« tiens, passe-moi ça », il faisait le sourd-muet. Alors moi, automa-
tiquement, je disais « dégueulasse ! >>
Mais il y en avait un, il m'en voulait vraiment, il m'en voulait
du premier jour que j'étais là. Il y avait un outil dont il fallait
que je me serve, et comme il était près de lui il s'en servait aussi.
Un jour j'arrive pour prendre l'outil. Il me dit « laisse-moi cet
outil ». Je lui dis « pourquoi ? C'est pas à toi, c'est l'outil de l'ate-
lier et donc j'ai autant le droit que toi de le prendre ; et si tu n'es
pas content c'est la même chose. » Alors il veut me l'arracher des
mains. A ce moment là je le lui donne, et puis je lui rentre dedans,
je lui fous une année. Ça a été la bagarre, et puis le patron et son
père sont venus et nous ont séparés.
Mais celui-là, je ne lui pardonnais plus. Il partait avant
l'heure, le soir, parce que moi je l'attendais à la sortie. Je voulais
le taper, je voulais le liquider. Alors le patron, après ça, m'avait
mis dans un endroit spécial pour moi tout seul. Je n'étais plus avec
les autres. Il m'avait mis un poêle à côté de moi et je travaillais
tranquillement.
Ahmed de nouveau à son compte
Ici c'est toute une histoire. Mais c'est trop long à te raconter.
Le patron était en train de couler, il allait faire faillite. Et puis un
jour il avait fait des chèques sans provision et les flics sont venus
et l'ont emmené en taule. Il y avait à l'atelier un nouveau, un petit
italien nommé Bruno, qui était sérieux et avec qui j'étais copain.
Quand la boîte a coulé, on s'est mis en association et on a travaillé
ensemble. Ça a duré un an et demi. Et puis il y a eu une petite
crise. Et Bruno ne voulait pas patienter, il a voulu liquider notre
petite affaire. Alors pour la liquidation on s'est brouillé. Surtout
à cause de son père. Même que ça a manqué finir en bagarre. Je
ne l'ai plus revu et j'ai essayé de me mettre à mon compte.
Alors j'ai commencé à travailler dur, je me suis crevé. Je
n'avais pas de machine, j'étais obligé de tout faire à la main. Et
quand j'étais obligé de passer par les machines, j'allais travailler
chez des types qui me louaient des machines. Alors là, qu'est-ce
que j'ai pu supporter avec eux ! J'étais obligé de m'incliner. Donc
j'ai travaillé dur et je me suis installé. Avec le pognon, j'avais
.
ΔΑ:
sance
pris un tout petit local. Il a fallu que je paye un pas de porte de
15 000 fr. J'ai commencé à travailler avec rien et je me suis dé-
brouillé. Un jour je mangeais, le lendemain je ne mangeais pas.
J'étais habitué.
Fiançailles
Je connaissais une jeune fille, qui est d'ailleurs maintenant
ma femme. On s'est mis en ménage. J'avais une petite chambre et
j'en avais fait une belle petite chambre. On avait comme table une
caisse. Madeleine travaillait comme bonne. Elle travaillait chez
des gens qui disaient être ses protecteurs, et puis, total, ils cher-
chaient à l'exploiter.
Sa patronne n'aimait pas que je la fréquente, elle disait « c'est
un algérien, c'est un truand ». Elle nous a même fait suivre.
Quand, par exemple, le soir j'allais la chercher pour aller au
cinéma, il y avait quelqu'un qui nous suivait pour voir dans quel
endroit on allait.
Alors un jour j'ai dit à Madeleine « demain soir tu diras à ta
patronne de venir avec toi pour que tu lui fasses les présenta-
tions ». Le lendemain sa patronne est venue pour faire ma connais-
parce que ma fiancée lui avait dit qu'elle avait l'intention
de se marier avec moi. On était au café, elle a voulu payer. J'ai
refusé en disant
que c'était moi le fiancé. Elle m'a dit « mais vous
parlez bien le français ». Je lui ai dit que j'ai été élevé dans un
endroit où on parlait couramment le français. Elle m'a dit « vous
êtes différent des autres, je vous prenais pour un bandit, un voyou,
un pruneau, quoi ». Je lui ai répondu : « Ah madame ! je ne suis
pas un voyou. Mais rappelez-vous d'une chose, c'est qu'un algérien
n'est pas un voyou. Vous dites que les algériens sont des voyous,
mais le plus grand voyou, le plus grand gangster c'est Pierrot le
Fou, et s'il y a parmi nous des voyous, d'accord, mais pas
d'aussi
grande classe. » Quand elle a vu ça, elle était malade. Et j'ai
ajouté : « Rappelez-vous une chose, c'est que quand je prendrai
ma femme définitivement avec moi, elle ne travaillera plus chez
vous. » Elle m'a dit « oui, mais je pensais lui faire une situation ».
J'ai répondu « la situation, c'est moi qui lui ferai, elle n'a pas
besoin de vous ». Alors, après, j'ai dit à Madeleine « elle me dé-
goûte ta patronne, c'est une dégueulasse, allez hop ! il faut quitter
ta place ». Alors elle a quitté et elle est venue habiter chez moi
là où on avait une petite caisse.
Débuts difficiles
Et on était malheureux. Je me rappelle quand elle était en-
ceinte, un soir de réveillon de Noël, on n'avait même pas de quoi
acheter un petit gâteau. C'est pour dire comme on était malheu-
reux. Quand j'avais besoin de machines, donc, j'allais travailler
chez les types qui en avaient. Ils prenaient 200 F de l'heure à cette
époque, pour louer leurs machines. Là ils m'avaient donné un sur-
nom qui montrait que j'étais nord-africain. Moi je ne faisais pas
cas, je me disais un surnom je m'en fous du moment que je fais
mon boulot et que je gagne mon bifteck. Ma femme est enceinte,
45
c'est l'essentiel. Et en rigolant comme ça, il y en avait qui me di-
saient « et alors, bicot ! ». Alors je disais « tu me dis ça, tu sais,
moi ça me touche pas ». Je ne sais pas ce que j'ai eu, je pensais
trop à mon boulot. Je n'avais pas la réaction de répondre à ces
trucs là.
Ces mecs là qui avaient trouvé ça, c'étaient des artisans ; à
l'heure actuelle ils disent qu'ils sont du P. C. et tout ce qui s'en-
suit ; c'est des beaux dégueulasses. C'est des artisans. Avant peut-
être c'était des bons, mais du moment qu'ils se sont mis à leur
compte... parce que généralement c'est un ouvrier, mais quand il
se met à son compte tout de suite il passe réactionnaire, il devient
le contraire des autres, il cherche à exploiter même son copain.
Ça a duré pendant deux ans au moins, comme ça.
Racismes en chaine...
Alors moi ça me tapait sur les nerfs. Et puis je me disais :
maintenant qu'ils ont pris l'habitude, ça serait vexant de ma part
de leur dire d'arrêter définitivement. J'ai donc employé une autre
tactique. Quand ils me disaient « bicot ou crouille » et tout ce qui
s'ensuit, moi je leur disais « frangaou ». C'est un mot d'Algérie.
Les français de là-bas, quand ils voient un français de France
arriver à Alger, ils disent « ça c'est un frangaou ». Par exemple,
quand les trouffions ils essayaient de danser au bal avec les filles, 4
elles leur répondaient : « ah ! moi non, je ne danse pas avec un
frangaou ». Textuellement. S'il y a encore des français de France,
des ouvriers qui ont fait leur service en Algérie et qui sont francs,
ils diront que c'est pas du bidon. «. Alors frangaou, espèce de
con ! », je leur répondais. Et d'autres trucs comme ça.
Quand ils me disaient d'autres paroles comme ça, j'avais
essayé aussi une autre tactique pour ne pas qu'ils m'emmerdent.
J'allais, je les prenais et je les tournais et je leur disais « tu vas
voir le bicot, qu'est-ce qu'il va te faire ! » et je faisais le geste de
leur donner. Alors il y en avait qui réagissaient et d'autres qui
disaient seulement « allez, fais pas le con ! » Et je répondais « tu
vas voir comment vais faire le con ! » Ça fait que d'un coup ça
passait à la rigolade.
Mais au fond ça me vexait. Jusqu'au jour où il y a eu une
bagarre. Un algérien et un français se sont bagarrés. Ça a pété
des flammes. Et il y en avait un, qui soi-disant était le plus intelli-
gent de toute la clique, que je connaissais. Et il a dit « quand
même, ces sales bicots, quelle sale race ! ». Pourquoi il disait ça ?
Il l'avait dit sans penser que moi j'étais à côté de lui.
Alors je lui ai dit : « Monsieur, pourquoi vous dites ça ?
Pourquoi vous dites sale rące ? Est-ce que ça vous plairait qu'on
vous dise sale race à vous ? Hein ? ». Il me dit : « Non, il ne faut
pas te vexer ». « Si, je dis, je me vexe. Parce que jusqu'à l'heure
actuelle j'ai tout supporté, je n'ai rien dit. Mais il arrivera le
moment où je vous cracherai à la figure. Maintenant je ne fais
rien, parce que je fais mon travail chez vous. J'ai besoin de vous.
Je suis franc de vous le dire. Mais il arrivera le jour où, moi, tel
que vous me voyez, je vous cracherai à la figure et je vous ferai
46
voir qu'est-ce que c'est qu'un sale bicot ou une sale race. » Puis. je
dis : « Est-ce que vous savez lequel a eu tort ? Il y en a deux, et
peut-être que c'est le français qui a eu tort, hein ? Peut-être qu'il l'a
provoqué, comme vous venez de me dire sale race, sans vous dou-
ter que j'étais à côté de vous. Ce n'est pas beau ce que vous dites
là. Il ne faut jamais dire des choses comme ça. Quand vous voyez
un noir, pourquoi vous dites tout de suite « négro » ? C'est un
africain, un africain de couleur, n'importe quoi, un sénégalais
par exemple. S'il a été créé comme ça, si son père l'a fait comme
ça, noir, ce n'est
pas
de sa faute. »
Ça fait que, plus tard, j'ai acheté une machine et j'ai continué
à travailler tranquillement.
...bagarre au café
Et puis j'ai une figure, un comportement... on ne dirait pas
que je suis algérien. Alors quand je rentre dans un café ou n'im-
porte où, j'entends des critiques inimaginables. Au début je me
bagarrais, mais après je n'ai plus rien fait. J'ai compris, parce que
nous autres, dès qu'on fait quelque chose, ça y est, on est bon
comme la romaine.
Avant, au moindre petit coup j'intervenais. Si je rentrais dans
un café, si on parlait des algériens, je ne disais rien. Mais si on
disait « sales bicots, c'est des crouilles », alors j'intervenais, je leur
demandais des explications. Des fois ça s'arrangeait, des fois il y
avait des types qui étaient un peu doux, quoi. Mais des fois il y
avait des types qui voulaient se montrer, alors ça déclenchait la
bagarre.
Ça m'est arrivé une fois au café. Ils me connaissaient là-de-
dans, j'y achetais mes cigarettes et j'y buvais souvent un petit
coup. Donc, je commande un café. Mais je vois que le garçon ne
me servait pas tout de suite et je réclame encore une fois. Alors il
me dit : « dis-donc toi, le crouille, si tu es pressé, eh bien ! tu as
le temps. » Alors ça c'est un coup fumant ! Je l'ai regardé, je l'au-
rais dévoré. Mais j'ai attendu. Je lui ai dit « donnez-moi un café,
monsieur ». Alors le type a dit « ah ! bien, je vais te servir ». Et
puis il a été servir deux clients et il m'a donné mon café après.
C'était une injustice ça. Je n'ai rien dit, mais j'étais révolutionné
dans mon coin. Quand il a servi mon café, j'ai attrapé la tasse, je
lui ai dit « tu vois le bique, hein ? » et je lui ai foutu tout en
pleine figure.
Alors ça a déclenché la bagarre. Les autres garçons sont ve-
nus, et il y avait des gens. C'était la grande bagarre. Ils sont venus
à cinq. Ma parole, contre cinq je ne pouvais rien faire. Ils m'ont
foutu des coups et j'ai reçu une trempe. S'ils avaient agi seulement
comme ça, il n'y aurait eu que demi mal, mais cette bande de dé-
gueulasses, ils ont appelé les flics.
Les flics sont venus. Moi je les regarde et leur première réac-
tion a été « c'est un bique encore ! » Alors moi je dis : « Oui, ils
se sont mis à cinq contre moi, et puis le garçon, ce fumier là...
« Ferme ta gueule, sinon je vais te rentrer dedans », dit un
Alic. « Non je ne ferme pas ma gueule ». Alors ils m'ont attrapé
47
et ils m'ont foutu dans le panier à salade. Et moi je criais « il faut
qu'ils viennent tous, tous ceux qui étaient contre moi ». Mais ils
ont mis la voiture en marche et m'ont emmené au commissariat.
...au commissariat
Je rentre. On me dit : « Enlève ta ceinture » << Dis donc,
je n'ai pas envie de me tuer, ma ceinture je la garde » – « Enlève,
ou je vais te foutre des coups. Et puis enlève tes lacets ». Alors ils
m'ont foutu au cachot. Pas dans le machin grillagé, ils m'ont foutu
carrément au cachot.
J'ai passé la nuit là dedans. Le lendemain, je vois un flic que,
vu que j'étais du coin, je connaissais. Je l'appelle et je lui dis «dis
donc, Maurice, donne-moi une cigarette et, si ça te fait rien, va
voir mon dossier, voir ce qu'il y a dans le rapport ». Il dit « tu
sais que je n'ai pas le droit de te donner une cigarette, mais je vais
te la donner quand même ». Il me passe une cigarette. Je la fume.
Ah ! ça me paraissait bon de fumer. Et puis il a vérifié le dossier.
Eh bien, je devais descendre au Dépôt. Cette bande de salopards,
ils avaient fait un drôle de rapport contre moi : j'aurais foutu des
coups à une femme et tout ce qui s'ensuit. J'avais jamais eu affaire
avec des femmes, moi !
Maurice devait finir son service à midi. Alors je lui ai dit :
« écoute, si tu veux me rendre service, tu n'as qu'à aller voir telle
personne ». C'était une personne que je connaissais, qui était assez
bien. C'était un juif. Pour ça, moi, je suis bien avec tous. Il n'y a
pas de religion, il n'y a pas de race. Un homme c'est un homme.
Il a été le voir et l'autre a fait le nécessaire. Et à trois heures
de l'après-midi le flic de service vient et me dit : « Tu vas aller
voir le commissaire, mais avant qu'est-ce que tu veux boire ? »
« Un bon café au lait ». Et il a été me le chercher au bistrot d'en
face. Quand je me suis bien coltiné le café au lait, je suis monté
là-haut voir le commissaire. Mais à côté de lui il y avait un type
auquel j'avais donné un coup de poing. C'était sûrement l'un des
premiers qui avaient voulu intervenir. Je lui avais ouvert un peu
l'arcade. Le commissaire me dit : « Tu sais que tu vas descendre
au Dépôt ? » – « Je ne vois pas pourquoi. Je me suis bagarré
avec le garçon parce qu'il m'a manqué, et si celui-là a voulu inter-
venir, ce n'est pas de ma faute. Je me défends ». Il me dit : « Oui,
mais il y avait une femme. Elle était enceinte et elle a reçu
des
coups.
C'est la femme à monsieur ». « Je n'ai pas vu de
femme ». Enfin il me dit : « Il n'est pas méchant, mais il faut que
tu lui fasses des excuses, autrement tu vas descendre au Dépôt ».
En moi-même je me disais : faire des excuses... et si je ne fais
pas d'excuses, ma femme elle va rester avec le môme. Surtout qu'on
était pas riche. Alors je lui ai fait des excuses, mais au fond de
moi-même je me disais c'est un enfoiré, c'est pas un homme d'agir
comme ça. Et je suis sorti.
Je suis retourné au café et j'ai demandé un café. Il y avait un
marchand de journaux qui était devant la porte et qui avait vu le
truc. Il me dit : « Ils ont été dégueulasses hier. Chope-les donc
dans un petit coin. » « Je ne peux pas. Ils ont fait un rapport.
48
Si jamais je les attrape un par un, je vais y passer. Si je suis là,
c'est parce que j'ai eu un petit coup de piston. »
Plus tard j'ai revu le type à l'arcade sourcillière. Je l'ai ren-
contré dans la rue. Je lui ai dit « dis donc, ce n'est pas vrai, je ne
t'ai pas fait d'excuses, c'était du bidon, c'était pour que je sorte ».
Et ça s'est arrêté là.
...leçon de morale dans le train
Il y a eu aussi un autre coup. J'avais fait du travail, j'avais un
peu de sous et je m'étais dit on va prendre un peu de vacances.
Ma femme et le gosse étaient partis et je prenais le train pour les
rejoindre.
Je rentre dans le compartiment. Il y avait une jeune fille,
toute jeune, deux garçons avec elle et un couple, un monsieur et
une femme assez âgés. Je m'installe, je ne dis rien. Je lisais. Mais
en cours de route ces jeunes cons là se sont mis à parler des algé-
riens.
Moi, ma physionomie ne montre pas que je suis algérien.
Alors automatiquement ils se permettent, parce que s'ils en voient
un ils ferment leur claquemerde, ils arrêtent de dire quoi que ce
soit. Ils parlaient de la rue de la Charbonnière, des crouilles, des
bicots. J'ai tendu l'oreille. Ils disaient que les types étaient dégueu-
lasses, qu'ils étaient sales et tout ce qui s'ensuit. C'est allé cinq
minutes, après ça a commencé à me révolutionner. Surtout après ce
que j'avais vu là-bas à Alger. Et puis j'arrive en France, je rentre
chez un patron, il cherche à m'exploiter ; je rentre chez un autre,
il commence à m'exploiter aussi ; je rentre dans un atelier, il y
avait des ouvriers que c'étaient des fumiers... Alors d'un seul coup
le sang me monte à la tête et je dis : « Si les algériens sont tels,
c'est le bienfait que la France leur a fait. Maintenant vous parlez
des algériens, est-ce qu'ils vous ont attaqué ? » Le type ne savait
pas quoi répondre : « Non, mais qui êtes-vous ? »
« Moi qui
suis devant toi, je suis un algérien, je suis un arabe. Je vais te
prouver que je ne suis pas un dégueulasse : ma femme, je vis avec
elle et je vais la rejoindre, elle est en vacances. C'est une jeune
fille, elle a un gosse de moi. Je vais te prouver qu'un algérien n'est
pas un salopard. Qu'est-ce que j'en ai à foutre, moi, à me marier
avec une française après tout ce que j'ai passé, hein ? (je ne lui
ai pas raconté ma vie) qu'est-ce que j'en ai à foutre ? J'aurais pu
tirer un coup et puis au revoir et merci, si elle est enceinte je m'en
fous. Toi, s'il t'était arrivé la même chose, tu aurais gonflé la petite
et tu l'aurais laissée. Donc je te prouve qu'un algérien n'est pas
dégueulasse, je vais la rejoindre ». Et puis alors là je lui ai dit « tu
es un enfoiré » ; je ne savais plus me retenir. Je lui ai craché à la
figure. « Sale con, et puis les algériens, ils t'emmerdent ». Et ça
s'est déchaîné.
Le type, il ne disait plus rien et finalement il s'est levé et il
est parti dans le couloir. Alors j'ai pris sa place, j'y ai bien installé
mes deux jambes et je suis resté là. La jeune fille et le jeune
homme qui étaient restés, je ne leur disais rien, parce que c'était
l'autre qui avait attaqué. Alors je les ai regardés, bien regardés, et
49
Et on
au fond de moi-même je voulais leur montrer qu'il ne faut pas
être comme ça. J'ai pris mon paquet de cigarettes et je leur ai dit
« c'est un nuage qui est passé ». J'ai tendu mon paquet et je leur
ai dit « fumez ». Ils ont fait un large petit sourire et ils ont dit
« non merci, monsieur ».
continué le chemin. Mais l'autre enfoiré il est resté
dans le couloir, il n'est pas rentré de tout le trajet. J'avais bien mis
mes pieds de façon que s'il avait voulu rentrer il aurait fallu qu'il
me dise « pardon, monsieur ». Il n'y avait rien à faire.
Des trucs comme ça j'en ai entendu, vraiment que s'il fallait
que je me dispute à tout bout de champ, je me disputerais tous
les jours. Soit des mots vulgaires par là, soit des mots vulgaires par
ci. On rentre dans un café et on est obligé d'entendre des tas de
sornettes.
...Une curieuse compagnie aérienne
Un an plus tard, je dis à ma femme « depuis le temps que je
suis en France je n'ai pas revu ma mère ni aucun membre de ma
famille, je voudrais bien aller à Alger ». Mais comme le gosse avait
deux ans et demi, on a pensé que l'avion c'était mieux. Pas depuis
Paris, ça coûte trop cher, mais pour la traversée, depuis Marseille.
Donc un jour de juillet je vais à Air France, à l'Opéra, pour
prendre mes billets. Je ne sais pas, c'est peut-être parce que je
n'étais pas rasé : je venais de quitter mon boulot et j'étais parti
en vitesse. Toujours est-il que la bonne femme me dit « je regrette,
monsieur, il n'y a plus de place ». Et elle me dit d'aller à la Com.
pagnie Air-Algérie.
J'y vais, je me présente. C'était un petit bureau insignifiant.
Je prends deux billets aller-retour. Le gosse ne payait pas. J'ai
seulement payé l'assurance pour lui. On me dit « soyez à Marseille
tel jour, à 5 heures et demie, au poste de rassemblement ». On
prend donc le train un jour à l'avance, pour pouvoir se reposer
une journée à Marseille, pour que ça ne fatigue pas le gosse. Le
lendemain matin on se lève à l'aube et on se présente au bureau
à 5 heures et demie.
On attend. A 6 heures et quart, un car nous emmène à Mari-
gnane. Arrivés là-bas, on nous dit « asseyez-vous et attendez ».
L'avion devait partir à 6 heures et demie. Arrive 7 heures et de-
mie, 8 heures, toujours rien. Le gosse était réveillé depuis 5 heures,
on l'avait sur les bras, quoi. Je réclame et on me dit que j'aurai le
prochain. De temps en temps il y avait des gens qu'on appelait,
monsieur un tel, monsieur un tel. Tous des français. A 11 heures
du matin, j'ai fait une pétarade là-dedans. Ça bardait, je criais.
Arrive une espèce de commandant qui me dit « qu'est-ce que
c'est ? ». J'explique que j'attends depuis 5 heures. — « Ce n'est
pas votre tour attendez ». Je tempête, demande à être remboursé.
D'un seul coup l'hôtesse vient et nous dit que
la compagnie nous
offre à déjeuner. Je refuse d'abord et puis après on y va. C'était
une espèce de restaurant où il y avait tous les aviateurs, les pilotes.
Pendant le repas, j'explique mon cas à un pilote. Il ne me
répond pas, mais il avait un petit sourire. Puis il se lève et va cher-
50
cher une chaise longue pour le gosse. Jusque là on nous avait rien
donné pour lui, il était toujours sur nos bras. Deux heures et de-
mie, toujours rien. Je vais revoir l'hôtesse. Alors elle me dit « oui,
mais vous êtes algérien ». Textuellement. Je lui dis « pourquoi ?
parce que je suis algérien ? je suis français, non ? » Et je com-
mence à gueuler. L'espèce de commandant revient et dit « dites
donc, il ne faut
pas crier comme ça, vous n'êtes pas
chez vous ici ».
Enfin, vers quatre heures et demie, l'hôtesse arrive et dit « je
m'excuse, je n'y suis pour rien, vous pouvez partir maintenant ».
Et on prend l'avion. Après j'ai fait le calcul : ils convoquaient les
algériens le matin et ils les embarquaient le soir, parce qu'ils
attendaient qu'il y ait la quantité voulue pour les mettre dans
l'avion. Tous les algériens ensemble.
Mais le plus beau ça a été dans l'avion. On s'asseoit et l'hô-
tesse de l'air tire un rideau. Je ne fais pas cas, je ne voyais pas
de français. L'avion décolle, on peut enlever les ceintures. Alors je
cherche l'hôtesse parce que le gosse avait soif. Je tire le rideau.
Qu'est-ce que je vois ? C'étaient tous, des français qu'il y avait là-
dedans. Donc les français à part et les algériens à part. L'hôtesse
arrive, je lui demande à boire et je lui dis : « Qu'est-ce que c'est
que ce racisme qu'il y a là-dedans, on tire le rideau, d'un côté les
algériens et de l'autre les français ! Mais ils sont bons pour aller
se faire casser la gueule quand il y a une guerre ». Alors, elle :
« Monsieur, taisez-vous, pas de scandale ici ».
Sûrement ils ont dû dire de moi qu'il y avait un révolution-
naire dans l'avion, parce que, arrivé à Alger... On descend à Mai-
son Blanche. Un car s'amène, on porte les valises des français et
on les met dans le car. Puis un type vient et dit aux algériens qui
étaient restés en groupe : « Vous n'avez qu'à prendre vos vali-
ses ! ». Moi je dis : « Mais j'ai payé pour qu'on m'amène mes vali-
ses jusqu'à Alger ». Et d'un seul coup je vois un flic qui me dit
« vos papiers ». Il les regarde et dit « Ah ! c'est vous qui rous-
pétez tant ». Je me défends, je raconte mon histoire. Mais une
autre espèce de commandant arrive et dit : « Plus de rouspétance,
plus un mot ! » — « Comment, que je dis, j'ai le droit de rouspé-
ter, je suis chez moi, puisque là-bas à Marseille on m'a dit vous
n'êtes pas chez vous. Ici je suis à Alger, je suis chez moi ».
Alors, tu sais ce qu'ils m'ont fait ? Ils ont demandé à ma
femme l'acte de naissance du gosse. Elle ne l'avait pas. Et ils ont
dit « qu'est-ce qui prouve que ce gosse n'a pas été volé ? » Tex-
tuellement, je te donne ma parole d'homme. Et ils m'ont dit :
« Ne la ramenez pas, sinon vous allez passer de drôles de vacances
en taule, ne la ramenez pas ! »
Quand on a vu vraiment qu'il y avait du racisme en plein, on
a fermé notre gueule, pris nos valises et puis, dans l'autocar, j'ai
commencé à faire la morale à tous les algériens qu'il y avait là-
dedans,
Tout ce qu'il y a de plus merveilleux ce voyage là ! Mais
je me suis vengé. Je suis allé à la compagnie et je leur ai raconté
que ma femme se plaisait à Alger et qu'on avait décidé d'y rester
définitivement et qu'il fallait qu'ils me remboursent mon retour.
51
Ils ont accepté et puis, quand ils m'ont eu payé, je leur ai dit
« c'est du bidon, je vais retourner en bateau, parce que vous êtes
une sale compagnie ». Le type, il était soufflé. Et je suis retourné
en bateau.
Fraternité
Revenu en France, j'ai continué à travailler. Je ne pensais qu'à
mon boulot. Et puis je me suis dit en moi-même que je voulais
faire quelque chose. Alors j'ai formé un petit gars. C'était le fils
d'un ami à moi. Quand il travaillait avec moi je le considérais
comme mon fils. Il a vécu cette fraternité. A quatre heures, je
buvais un petit café et ma femme lui apportait aussi. Et puis il
est parti faire son service militaire en Algérie. Et tous les mois je
lui envoyais un petit mandat. Je me disais : ma foi il est jeune, il
a besoin de s'amuser, ses parents ne sont pas bien riches ; je lui
envoyais tous les mois 1 000 fr.
Quand il est parti à Alger, je lui ai donné l'adresse de ma
mère et certaines indications où il pouvait aller s'amuser. Des bons
tuyaux, quoi. Et je lui ai dit : « Si tu as besoin d'aide, si tu es
fauché, que tu es en permission et que tu ne veux pas payer l'hô-
tel, ou si tu as du linge à faire laver, tu vas et tu montes à la mai-
son ». Il y a été d'ailleurs, il a vu ma mère, le jardin où il y a
des oranges.
Quand il est revenu du service je lui ai demandé son com-
portement, comment il était. « Ah ! il m'a dit, j'étais bien à Alger
et puis après ils m'ont envoyé dans une espèce de bled. Ah ! là-bas
c'était dégueulasse. L'armée nous faisait une moralité de ne pas
acheter chez les arabes, par exemple la bière ou le pain ou les
fruits. Alors moi, j'étais écouré, parce que franchement quand
je parlais des arabes je pensais à toi, qui étais comme un frère
pour moi. »
Plus tard il s'est marié. J'étais à son mariage.
Il y a eu un autre cas. C'était un type qui était dans toute
cette clique de petits artisans que je fréquentais et qui m'avaient
donné un surnom et me disaient toutes sortes de mots. J'ai voulu
leur montrer ce que c'était qu'un algérien.
Ce type, un italien, sa première femme l'avait quitté. Un
nommé Pingotti. Son associé avait profité de ce qu'il était dans les
vaps pour liquider leur affaire à son profit et il était resté dans la
misère. Alors moi, bien qu'il était avec tous ces types qui me di-
saient des choses vexantes, je lui ai trouvé un local, je lui ai même
prêté des sous. On a traité affaires, je lui ai passé certains tuyaux.
On a travaillé ensemble pendant quelque temps, je lui ai donné un
bon coup de main. Jusqu'au jour où il est tombé malade, il est
parti de la caisse. Alors là, je m'occupais de ses affaires pendant
qu'il était malade. Et puis après, quand il est sorti du sana, vrai.
ment il ne pouvait plus continuer à travailler dans ce métier.
C'était trop fatigant.
Sans prétention, je leur ai montré à tous que j'étais plus ma-
lin. Je l'ai fait rentrer comme représentant dans une maison. Il
était heureux là-dedans, il gagnait bien sa vie. Je lui avais vendu
52
le local entre temps, il avait touché son pognon et tout. Et puis il
a rechuté et il est mort. Il paraît même que quand il est mort il
a dit : « Appelez-moi Ahmed, il n'y a que lui vraiment qui est un
bon copain. »
Ce type s'était remarié. Pendant qu'il était malade, la
deuxième fois, je faisais des collectes pour sa femme. J'allais trou-
ver ses copains, tous ces types là et je leur disais « allez hop !,
envoyez le pognon,
il
y a un malade là-dedans », et je le donnais
à sa femme.
Eh bien ! s'ils étaient tous comme ça, s'ils avaient une cor-
dialité comme ça, eh bien ! on ne serait pas dans la misère. S'ils
n'avaient pas peur de s'unir.
« Qu'est-ce que c'est le syndicat ? »
Ah ! oui, bien sûr, il y a le syndicat. Qu'est-ce que c'est le
syndicat ? Le syridicat. Quand je suis allé travailler à Pantin, je
suis rentré dans une usine, il y avait 500 types. Et soi-disant dans
cette boîte il fallait rester quinze jours pour savoir si tu es un
ouvrier ou pas. Et puis, en plus de ça, ils vous gardent les quatre
premiers jours de paye. Si tu fais cinq jours, ils ne t'en payent
qu'un seul. Pourquoi ces quatre jours ? Parce qu'ils en profitent
eux,
les
gros, de ses quatre jours, avec notre sueur.
C'était des carrosseries automobiles et tout ce qui s'ensuit.
Comme il n'y avait pas de boulot, j'étais rentré là-dedans. Donc
je travaille la semaine, cinq jours. Donc il fallait qu'ils me payent
une journée . Ils me donnent une enveloppe et je vois 82
l'heure. A cette époque là 82 F de l'heure ! J'attrape un ouvrier et
je lui dis :. « Combien qu'on paye ici dans ma catégorie ? »
« 92 F de l'heure » « Mais moi j'ai 82 F »
« Oui, mais
c'est parce que tu es à l'essai >> « Combien de temps ça dure ? »
« 15 jours ». Je lui dis : « Mais il n'y a pas besoin de quinze
jours, dans notre métier, au bout de 2 heures on voit si c'est un
ouvrier qualifié ou pas. »
« Ah ! c'est pas moi, il faut t'adresser au délégué ». Bon. Je me
présente à ce putain de délégué — parce que tous, c'est tous des
fumiers, parce qu'ils ont la bonne planque, hein ! - et je lui dis :
« Ça fait cinq jours que je suis ici, on me donne 82 F de l'heure,
ça va pas. Je connais mon métier, vous l'avez vu ». Il me dit :
« Oui, mais je ne peux pas faire autrement, il faut attendre ». Je
lui réponds : « Je m'adresse à toi, tu es délégué, fais quelque
chose, tu es un ouvrier ». Il me dit : « Moi, je ne peux rien faire ».
Alors je lui dis : « C'est ça le délégué ? Tu n'es rien du tout.
Puisque c'est comme ça, vous allez voir, attendez, bande de va-
ches ! »
La
paye avait été distribuée à quatre heures et l'usine fermait
à six heures. J'attrape mes vieux outils, je les fais changer au ma-
gasin contre des outils neufs, je remplis ma valise, je m'asseois et
je mets ma valise à côté de moi. Le contremaître arrive et me dit
qu'il faut travailler, qu'il faut pas rester comme ça pendant que
les autres travaillent. « Moi, travailler ? J'ai été voir le délégué, il
n'a rien voulu faire. Pourquoi voulez-vous que je travaille ? Et
de
53
puis si ça vous plaît pas que je sois assis, allez le dire à la Direc-
tion ».
Sur ce, un espèce de directeur arrive et me dit : « Alors, vous
ne voulez
pas
travailler ? » « Je veux bien travailler, mais on me
donne 82 F de l'heure et ça fait 5 jours que je suis ici et on me
garde 4 jours. Quatre jours ! et les actionnairės ils travaillent avec
ces quatre jours là, et puis il a fallu que je bouffe, moi, pendant
ce temps là. Et en plus on me donne 82 F au lieu de 92 F, mais,
sans prétention, je connais mon métier ». « Mais vous êtes à
l'essai » « Dans notre métier, au bout de deux heures, on voit
si on est un ouvrier ou si on ne l'est pas » « Ici ce n'est pas
comme ça. Et puis est-ce que vous avez trouvé du travail ? >>
« Non, mais j'en trouverai. » « Patientez ». Je lui dis : « Non,
je ne patienterai pas, parce que je préfère mieux crever en me
reposant que crever en travaillant pour vous autres ».
Et je suis parti à 6 heures. Ça a fait deux heures de récupé-
rées, près de deux cents balles. J'ai vu aussi le délégué et lui ai dit :
« Bande de cons, des délégués comme ça on en chie tous les ma-
tins dans la poubelle ».
14 juillet 1953
Ma femme était à l'hôpital. Elle venait d'accoucher d'un
deuxième enfant. Alors je sors de l'hôpital et je savais qu'il y avait
le défilé. Je me dis, je vais défiler, c'est pas loin. Mais manque de
pot, je tourne d'un côté et je tombe sur trois cars de Alicaille qui
étaient là. Ils me regardent d'un sale wil. Moi je m'en foutais, je
les emmerdais. Il y avait l'autre gosse à la maison qui m'attendait,
mais je me suis dit : il va bien m'attendre un petit peu, je vais voir
comment c'est le défilé. Parce qu'il y avait Marcel Cachin. J'aimais
bien voir ce vieux-là. Et puis d'un seul coup, poum ! vlan ! j'en-
tends que ça commence la bagarre là-dedans.
Alors je me dis : ça y est. Il vaut mieux que je foute le camp,
parce que j'ai le gosse qui m'attend à la maison et si je me lance
dans la bagarre, ça va encore péter des flammes. Et si je suis ra-
massé, mon gosse qui est-ce qui va lui donner à manger ? Surtout
que je n'ai pas de famille, moi la famille, il faut traverser. la mer.
Alors je suis rentré à la maison.
Mais arrivé à la maison, j'ai pris le gosse et je suis descendu
au café. Il y avait là une bonne femme, une grande gueule : « Ah !
le parti communiste, moi je suis une communiste ! » Elle me dit :
« Tu te rends compte qu'est-ce qu'ils ont fait les algériens ! »
« Qu'est-ce qu'ils ont fait ?» — « Eh bien ! ils ont manifesté, et
tu te rends compte, ces putains de flics, ils ont laissé arriver juste
les algériens et alors ils ont chargé ». Je dis : « Il y avait des fran-
çais ? » – « Oui, seulement c'est les algériens qui ont arraché
les pavés et qui ont fait la grande bagarre. Il y avait les flics en
l'air, les cars de renversés et tout le bataclan ». « Ah ! je dis,
c'est beau, les flics, les cars, allez hop ! on renverse tout ça ».
J'étais content. Je me disais : .puisque ça prend de l'extension et
que je connais deux gars du P. C. qui sont acharnés là-dedans, je
vais aller les voir et puis je vais commencer à activer, je vais
54
m'acharner. Puisque c'est comme ça et comme il y a pas mal de
compatriotes parmi nous qui sont là-dedans c'est pas comme à
Alger je vais activer.
Mais le lendemain matin je regarde le journal et je vois tant
de blessés, tant de morts. Oh! Oh ! Alors ça m'a soulevé un petit
problème. Je me suis dit : c'est là où je vais voir vraiment si les
types du P. C. ils sont capables ou non ; je vais voir vraiment si
les chefs principaux et tout le bataclan ils peuvent nous défendre ;
on va voir.
Puisqu'il y a pas mal d'Algériens qui sont morts, s'il y a une
solidarité, ils vont faire une manifestation, une deuxième mani-
festation en l'honneur de ceux qui sont tombés en manifestant
pour le P. C.
Eh bien, je l'attends jusqu'à l'heure actuelle.
Il n'y a pas eu ça, il n'y a pas eu de manifestation. Ils ont fait
des articles sur eux, et puis ils n'en ont plus parlé. C'est là que je
me suis aperçu qu'il y a pas mal de types qui sont à la tête du
P.C. qui ne valent rien du tout. Parce que les algériens avaient
fait acte de solidarité avec l'ouvrier français - puisque l'ouvrier
algérien était parmi eux et qu'il a combattu et que les flics ont
attendu que ce soit l'algérien qui passe pour lui foutre des coups
les ouvriers français auraient dû se réunir pour
faire une mani.
festation en l'honneur de ces victimes. Ils l'ont fait dans le bla-
bla, dans l'écriture, et c'est tout. Alors là je me suis dit en moi-
même, ça ne vaut pas le coup, avec des mecs comme ça, non.
Solidarité ouvrière
Moi je voudrais que l'ouvrier français et l'ouvrier arabe
même demain ou après-demain, quand il y aura l'indépendance
algérienne — je voudrais que l'ouvrier français et l'ouvrier arabe
soient la main dans la main. Je voudrais que tous les ouvriers
aient la main dans la main. Alors là, je donnerais mon sang
là-
dessus.
Et ça c'est un truc qu'il faut faire, parce qu'à l'heure actuelle,
en Algérie, s'il n'y a pas une entr'aide entre l'ouvrier français et
l'ouvrier arabe, s'il n'y a pas une communauté de ces deux ouvriers,
on va être bouffé par la bourgeoisie algérienne. Oui, on va être
bouffé par la bourgeoisie algérienne. Donc il faut tenir compte de
ça, alors moi ce que je veux c'est une bonne entente de l'ouvrier.
Aider maintenant ce peuple qui veut acquérir son indépendance.
Qui c'est qui se bat ? C'est l'ouvrier qui se bat ; le fellagha
qu'est-ce que c'est ? Chez nous le fellagha, c'est le fellah. C'est celui
qui travaille la terre et qui gagnait 20 francs par jour avant la
guerre, et qu'est-ce que c'est que 20 francs par jour quand il avait
quatre ou cinq gosses et qu'il mangeait un pain avec des oignons
dans la terre ?
Eh bien ! s'il y avait vraiment une fraternité de l'ouvrier, on
arriverait à quelque chose.
55
Profession de foi
J'ai eu des copains dont l'idéal, quand ils seront arrivés à un
certain point qu'ils espèrent, est d'avoir des villas et tout ce qui
s'ensuit. Alors moi je leur répondais, je leur disais : « Ecoute, moi,
mon plus grand souci, ma plus grande joie, le jour où on aura
l'indépendance, ce n'est pas d'avoir une villa, ce que je cherche
c'est de former une école, de former des gosses et de leur appren-
dre un métier, parce que là ça a plus de valeur. Qu'est-ce que j'en
ai à foutre d'une villa, moi ? Il fait toujours beau à Alger, alors
si tu vois le soleil quand tu te lèves le matin, que je sois dans ma
villa ou que j'aille sur la plage me mettre au soleil, c'est la même
chose ».
Moi ce que je veux, c'est de former un centre d'apprentissage,
mais
pas faire un centre d'apprentissage comme ceux qui existent
à l'heure actuelle, qui sont dirigés par des types qui ne connaissent
pas le métier, comme les français l'exigent d'ailleurs. Là ça ne
marche pas.
Les problèmes de l'apprentissage
Lorsque j'étais en France, j'aurais pu embaucher un algérien
pour lui apprendre le métier. Mais ce n'était pas possible, parce
que, automatiquement, l'algérien qui travaille en France et qui
veut apprendre un métier ne peut pas l'apprendre. Primo, il faut
qu'il paye sa chambre d'hôtel ou qu'il trouve une chambre, et
qu'il se nourrisse ; deuxio, il faut qu'il envoie des sous à sa mère.
Et puis il y a une autre chose – mais ça c'est pareil pour les
français et les algériens. C'est le contrat de l'artisanat et moi je
ne l'admets pas, c'est de l'exploitation d'un gosse. Un artisan
dans notre métier fait une pièce en série, il fait toujours le
même modèle. Admettons qu'il prenne un gosse de 15 ou 16 ans
pour lui apprendre le métier. Pendant trois ans que le gosse
restera, il apprendra toujours ce même modèle. Le jour où il s'en
ira, il ira chez un autre et il ne saura pas faire un autre modèle
de série, parce qu'il ne le connaîtra pas. Donc là-dessus je suis
contrat. Je suis pour un contrat pour un gosse, mais
pour un an seulement. Moi, dans l'engagement du contrat, je veux
qu'on spécifie bien qu'au bout d'un an que le gosse a appris ce
que je fais, ce que je fabrique, je le place chez un autre patron,
un copain qui fait le même métier que moi et qui fait un autre
modèle que moi, une autre série ; de façon que le gosse il a
appris ma façon de travailler et après il voit la façon de l'autre
de travailler. Parce que chez tous les artisans il n'y a pas la même
façon de travailler. Mais en France on est obligé de prendre un
gosse, par contrat pour trois ans. Et quand on a un gosse sous
contrat, on le paye 40 ou 50 F de l'heure et il reste trois ans à
apprendre le métier et il ne peut trouver autre chose si on ne lui
résilie pas son contrat. C'est ce qui est arrivé à un gosse que je
connais, son patron ne veut pas lui résilier son contrat.
Pour un algérien, c'est pire. Automatiquement il ne peut pas
apprendre un métier, parce qu'il ne peut pas gagner 40 ou 50 F
de l'heure. Il lui faut beaucoup plus que ça. Donc si j'avais voulu
contre
56
apprendre un métier à un algérien quand j'étais en France, je
n'aurais pas pu. Parce que moi je ne suis pas riche, je travaille et
si j'avais pris un algérien et que par exemple je l'avais déclaré
à 45 F et que je l'avais payé 100 F en douce, pour rester contre
les lois, eh bien, quand même avec ces 100 F il ne pourrait pas
vivre. Alors qu'est-ce qu'il est obligé de faire ? Il est obligé de
faire le manæuvre pour gagner ses 180 F de l'heure.
C'est pour ça qu'en France on ne peut pas former d'apprentis
algériens. Et en Algérie, il n'y a pas de professeurs. Les profes-
seurs qui sont en Algérie, c'est des types qui ont appris à être
professeurs par la lecture, ils n'ont pas appris par la pratique.
Ils ont appris par la théorie. Et ce n'est même pas sur la théorie
qu'il faut compter. Il faut compter sur la pratique, parce que
quand on ne sait pas tenir un outil, on a beau savoir la théorie,
on ne sait pas travailler.
En Belgique
Maintenant je suis en Belgique, mais mon plus grand désir
c'est d'aller à Alger, quand on aura l'indépendance, former une
école. Sans prétention, ce que je connais je l'enseignerai. Et il y a
des types encore plus qualifiés que moi, qui connaissent le métier
beaucoup plus à fond. Alors, oui, d'accord. Mais je ne pense pas
m'enrichir, avoir une villa et me pavaner là, avec des rafraîchis-
sements et tout ça. Ça ne marche pas.
Mais il y en a qui sont comme ça ?
Ah ! il y en a beaucoup qui sont comme ça. C'est juste-
ment, quand on rencontre des types et qu'on voit qu'ils sont
comme ça, il faut
essayer
de les ramener d'eux-mêmes et de leur
montrer la réalité. Là, oui d'accord, là seulement tu es un homme.
Autrement si c'est pas comme ça, ce n'est pas un homme pour
moi.
Voilà le mot de la fin. Mais en Belgique, depuis que tu
y es, comment ça va ?
Il n'y a pas grand chose à dire. C'est un peu comme en
France, seulement en Belgique, ils s'en foutent de l'Algérie. On
est moins harcelé. Ils ne nous regardent pas trop d'un sale wil.
57
1
.
La Chine
à l'heure de la perfection
totalitaire
1. -
« Fleurs parfumées et plantes vénéneuses ».
Devant l'agitation qui en mai et juin 1957 s'amplifiait
de semaine en semaine et menaçait de faire de la Chine
une deuxième Hongrie, la bureaucratie chinoise a eu peur
et il ne fait aucun doute que les éléments les plus avertis
des sphères supérieures du Parti aient parfaitement com-
pris la nature des contradictions qui minent le régime et
la signification historique de cette action de sape (1). Mais
les dirigeants de Pékin n'ont pas pour autant reconnu
explicitement la vérité toute simple, à savoir que le système
d'exploitation et d'oppression issu de la Révolution de 1949
s'est déjà développé sous une forme suffisamment achevée
pour que les masses ouvrières et paysannes entrent désor-
mais ouvertement en conflit avec lui. Au contraire, pendant
tout l'été 1957 la préoccupation dominante de l'appareil a
été de défigurer complètement le sens des événements de
l'hiver et du printemps précédents et les plus hautes auto-
rités du Parti se sont acharnées à fournir la démonstration
que tout se réduit en réalité à un complot réactionnaire
fomenté par un bloc de politiciens bourgeois, d'étudiants
origines sociales douteuses et de travailleurs
dévoyés (2). Lu bureaucratie ne peut pas admettre le carac-
tère prolétarien et révolutionnaire de l'opposition à laquelle
elle se heurte, sous peine de voir s'effondrer toute sa doc-
trine officielle et la représentation qu'elle se fait d'elle-
même et de son propre univers. C'est pourquoi, à mesure
que le processus réel es luttes sociales contredit avec de
plus en plus de violence ses conceptions idéologiques, elle
est obligée d'essayer de le supprimer de façon imaginaire,
aux
(1) V. P. Brune. La lutte des classes en Chine bureaucratique.
Socialisme ou Barbarie, n° 24.
(2) Jen-Ming-Jih-Phao (Quotidien du Peuple). Fékin, 8, 10, 11
et 21 juin 1957.
58
par des falsifications historiques, étayées sur de grossiers
analgames policiers.
Dès le mois de juillet 1957, faussaires, théoriciens et
policiers sont au travail pour accréditer la fable du complot
réactionnaire. Tout d'abord un complot a, de coutume, des
chefs. On les trouve. Ce sont Tchang-Po-Kiun et Lo-Long-
Ki, deux politiciens de la bourgeoisie libérale tardivement
ralliés à la Révolution (3). La vérité est que les deux com-
pères au plus fort de la crise du printemps 1957 se sont
simplement consultés avec quelques-uns de leurs amis,
« communistes libéraux » et bourgeois « progressistes »,
pour examiner l'éventuelle constitution d'un gouvernement
à la façade plus « démocratique », dans le cas où les
ouvriers et les étudiants coalisés auraient renversé les
« durs de l'appareil ». Craignant que tout l'édifice bureau-
cratique ne s'écroule et que le pouvoir ne tombe dans la
rue, ces politiciens avisés envisageaient de marcher sur les
traces de Nagy et de Gomulka, c'est-à-dire d'essayer de
sauver l'existence d'un appareil et d'un Etat en mettant
en avant des solutions réformistes. Mais dès le 1er juillet
la presse les accuse d'avoir fomenté « des plans sinistres
pour jeter le pays dans le chaos » (4). Ils protestent,
allèguent qu'on exagère, qu'on ne les a pas compris. Peine
perdue. Des pressions de plus en plus menaçantes s'exer-
cent sur eux. Au bout de quinze jours, l'Appareil arrive à
ses fins : Tchang-Po-Kiun et Lo-Long-Ki avouent tout ce
qu'on veut, et dénoncent leurs complices, une dizaine
d'intellectuels et de politiciens bourgeois ralliés en 1949 (5).
Après les têtes du complot, ses ramifications. Pendant
tout le mois de juillet la presse multiplie les dénonciations
en choisissant ses victimes dans ces milieux ci-devant
bourgeois qui, au mois de mai, se sont rendus suspects de
« liberalisme droitier » et ont manifesté leurs « sentiments
restaurationnistes ». Les accusés refusent-ils de se prêter
à la comédie policière qui se prépare ? Le Parti a de puis-
sants moyens d'action. La vie de tous ces éléments qui
ont autrefois collaboré avec le Kuo-Ming-Tang, est rarement
sans taches. La police et la presse fouillent dans le passé,
ressortent des affaires depuis longtemps classées, soulèvent
des aperçus sur les scandales des vies privées. Le chantage
réussit à merveille. A la fin de juillet les journaux dévoilent
un peu plus chaque jour, l'ampleur du complot réaction-
naire, qui, de Pékin, où une quarantaine de députés com-
promis passent à leur tour aux aveux, avait poussé des
(3) J.-M.-J.-P., 11 juin 1957.
(4) J.-M.-J.-P., 10 juillet 1957.
(5) J.-M.-J.-P., 16 juillet 1957.
antennes vers presque toutes les villes (6). Les aveux des
accusés, les détails qu'ils donnent sur leur passé et leurs
activités contre-révolutionnaires étoffent d'anecdotes vécues
les thèses de l'accusation. La radio et les quotidiens en
donnent d'interminables récits.
Alors, lorsque le caractère de l'opposition a été suffi-
samment établi avec la collaboration des accusés eux-
mêmes, le Parti passe à la deuxième phase de cette
immense entreprise de mystification. A tous ces hommes
de la « clique Tchang-LO » qui sont indiscutablement
d'anciens bourgeois qui ont effectivement fait au printemps
1957 une critique de « droite » du régime bureaucratique,
le Parti amalgame brusquement des « communistes » et les
éléments qui ont fait eux une critique révolutionnaire de
la dictature sur la base programmatique de la Révolution
des Conseils ouvriers de Hongrie (7). Des étudiants, de
jeunes militants anonymes, des vétérans de la guerre civile,
des écrivains rouges de. Yenan, de vieux communistes qui
ont derrière eux trente ans de vie militante dans des condi-
tions terribles, sont fourrés dans le même sac que les poli-
ticiens ralliés, et catalogués porte-paroles de la bour-
geoisie (8).
L'accusation est si énorme que la plupart des membres
du Parti ne parviennent pas à cacher leur gêne et leur peu
d'enthousiasme à approuver les mesures qu'il va falloir
prendre contre les « traitres ». Il faut pour les faire taire,
que le 23 septembre le secrétaire du P.C. prononce un
discours grondant de colère et de menaces contre ceux qui
osent mettre en doute la réalité du « complot des droi-
tiers » (9).
Mais déjà les théoriciens fournissent les explications
« marxistes » nécessaires sur les événements du printemps
1957. En 1956, le socialisme avait remporté une victoire
écrasante dans le domaine de la transformation des rap-
ports de propriété. Mais, comme chacun sait pour peu
qu'il ait parcouru les cuvres de Staline, il se produit un
certain décalage dans le temps entre les changements qui
interviennent dans les infra-structures sociales et ceux qui
affectent les superstructures idéologiques. Le développe-
ment de la conscience retarde sur le développement de la
réalité. La crise de la Chine en mai et juin 1957 trouve tout
entière son explication dans une application particulière
de cette loi générale : l'esprit bourgeois survivait à la
disparition de la bourgeoisie comme classe et la conscience
(6) J.-M.-J.-P., 20 janvier 1958 et New China News Agency (Agence
officielle de Pékin), 15 janvier 1958.
(7) J.-M.-J.-P., 1, 11 septembre et 19 octobre 1957.
(8) J.-M.-J.-P., 1er septembre 1957.
(9) J.-M.-J.-P., 19 octobre 1957.- ::
60
socialiste du peuple gardait quelques mois de retard sur
la réalité socialiste des rapports de production. La campa-
gne de rectification était un piège tendu aux droitiers et à
tous ceux qui restaient infectés de conceptions bourgeoises,
Il fallait les démasquer. C'est maintenant chose faite. « Ce
n'est qu'en laissant les plantes vénéneuses apparaître sur
le sol qu'on peut les extirper » - écrivait le 10 juillet 1957
l'éditorial du Jen-Ming-Jih-Pao.
Une telle explication n'a à coup sûr pas grand chose
à voir avec la conception marxiste du processus historique
comme dialectique d'une totalité en changement et on ne
voit pas très bien comment, à travers ce monisme vulgaire
et cette représentation grossièrement mécaniste des rap-
ports de la conscience et de la réalité, le P.C.C. parviendrait
à expliquer que, par la vertu de quelque force mystérieuse,
une transformation socialiste de la société ait pu s'opérer en
l'absence d'un mûrissement de la conscience socialiste des
masses. Mais les doctrinaires de la bureaucratie n'ont cure
de tout cela. Pour eux, la philosophie n'est qu'une servante
de la police et pour accomplir des besognes aussi basses
des approximations suffisent.
C'est bien en effet une immense opération de police
que prépare le travail des faussaires et des idéologues du
C.C. Febrilement les services de sécurité trient les oppo-
sants et d'une façon assez inattendue, c'est le rapport Mao
et la nouvelle théorie des contradictions dont il est riche,
qui fournissent les critères pour l'établissement des fiches
de police. Bien que tous les opposants soient uniformément
qualifiés de droitiers, le Parti ne réserve pas en effet à tous
le mêine sort. Ceux qui sont restés dans les limites des
contradictions qui peuvent, se manifester à « l'intérieur
du Peuple », et se sont bornés à critiquer le régime et à
réclamer sa libéralisation, c'est-à-dire, en fin de compte les
authentiques droitiers, sont simplement destitués de leurs
postes et condamnés à travailler dans une usine ou
village en partageant le sort des ouvriers et des pay-
sans (10). Les autres, ceux qui ont effectivement essayé de
pousser les massés à la révolte et se sont livrés à des actes
qui sont du domaine des « contradictions antagoniques >>
opposant le Peuple à ses ennemis, sont, sans plus de forme,
renvoyés devant les tribunaux (11). De juillet à décembre
1957 les procés publics se succèdent, expédiant devant les
pelotons d'exécution ou dans les bagnes concentration-
naires, la fine fleur du prolétariat et de l'intelligentsia
révolutionnaires. Au total 3 000 groupes clandestins sont
détruits. Rien que dans le Parti 8 000 militants tombent,
un
(10) J.-M.-J.-P., 4 août 1957.
(11) J.-M.-J.-P., 13 octobre et 14 décembre 1957.
61
victimes de cette nouvelle vague de terreur, 230 000
< contre-révolutionnaires >> subissent de lourdes condam-
nations. Près de 2 millions de personnes sont arrêtées et
interrogées par la police (12).
Dans les derniers mois de 1957 la victoire de l'appareil
semble complète. Dans les villages, les usines, les univer-
sités, les administrations, chacun se tait ou proclame très
haut son attachement au Parti (13). La Chine a
eu elle
aussi sa période de « Kadarisation » à froid.
La mise au pas des bureaucrates libéraux et hésitants,
la désarticulation des organisations révolutionnaires et le
rétablissement d'un monolithisme sans fissure dans tout le
Parti ne sont du reste qu'une étape préparatoire et c'est
bientôt la nation tout entière qui fait l'objet d'une campa-
gne de reprise en mains et de « remoulage idéologique »
qui n'a sans doute jamais eu d’équivalent dans aucun autre
pays.
Déclenchée au cours du mois d'août 1957, elle se
termine vers le printemps 1958. A cette date pas un village,
une úsine, une école n'y a échappé. D'un certain point de
vue, cette nouvelle campagne de rectification prolonge celle
du printemps car il s'agit comme quelques mois plus tôt
de combler le fossé qui s'est creusé entre le Peuple et
l'Appareil (14). Mais le régime est maintenant sur ses
gardes et les réunions « de critique et d'autocritique » se
tiennent en présence de cadres et d'activistes itinérants
qui au nombre de 1 750 000 sont spécialement affectés à la
tâche de diriger la campagne de « remoulage » et de faire
en sorte que les meetings ne dégénèrent pas en manifes-
tations révolutionnaires (15).
Comme au mois de mai 1957 les masses sont certes
invities à faire entendre leurs doléances envers les métho-
des des cadres et des tableaux d'affichage sont même posés
partout de manière à ce que les travailleurs puissent for-
muler leurs critiques dans des journaux muraux (16). Mais
ces critiques sont maintenant contenues dans des limites
très étroites et il n'est plus toléré que le régime lui-même
soit mis en question. Si çà et là des imprudents s'enhar-
dissent encore à proférer des paroles de rebellion, ils sont
aussitôt dénoncés par le troupeau hurlant des activistes
comme des
« voyous anti-socialistes » et parfois même
(12) J.-M.-J.-F., 15 octobre '1957. N.C.N.A., 21 octobre, 18 et 25
novembre 1957. Hsueh-Hsi (Etudes, revue mensuelle du Parti). Pékin,
janvier 1958.
(13) J.-M.-J.-P., 1 et 23 novembre, 1 et 5 décembre 1957. N.C.N.A.,
23 novembre et 5 décembre 1957.
(14) N.C.N.A., 26 mars 1958.
(15) J.-M.-J.-P., 20 octobre 1957.
(16) N.C.N.A., 26 mars 1958.
62
roués de coups. Ces brutalités ne sont pas rares, surtout
dans les villages. Il y a, en tout cas, suffisamment d'excès
pour que les dirigeants du Parti jugent nécessaire de
rappeler aux activistes que la critique doit être menée par
la parole et non pas à coups de poings, qu'on ne peut pas
assimiler tous les mécontents à des comploteurs et qu'il
n'est pas possible de reconquérir la confiance des niasses
en plongeant tout le pays dans un bain de sang (17).
Une fois cette : « critique dirigée » de l'appareil par les
masses menée à bien, la bureaucratie fait à son tour son
autocritique. Le Parti ne conteste pas que les griefs que
formulent les travailleurs à l'encontre de l'appareil soient
le plus souvent, légitimes. Cet appareil est trop lourd, beau-
coup de cadres sont incompétents, et parfois même corrom-
pus, leur style de travail est entâché d'arrogance, de
* commandisme » et de formalisme bureaucratique.
Pour remédier à ces défauts, les dirigeants n'hésitent
pas à prendre de rudes décisions. D'abord, un million et
demi de fonctionnaires qui occupent dans les villes des
postes qui ne sont guère que des sinécures vont être expé-
diés dans les villages et y recevoir des tâches bien déter-
minées. Ensuite, quelle que soit leur affectation, tous les
cadres participeront désormais au travail manuel, au moins
quelques heures par semaine (18).
Bien entendu cette décision, qui restera d'ailleurs
purement symbolique pour les hautes sphères de l'appareil,
a d'abord un caractère démagogique et vise à estomper la
netteté de la séparation des classes. Mais plus profondé-
ment, elle constitue une tentative pour surmonter l'aliéna-
tion de la couche dirigeante par rapport à la production
sans modifier la structure de classe dans laquelle cette
aliénation prend racine. Au bout de cinq ans de planifica-
tion le Parti a appris à mesurer les difficultés auxquelles
se heurte l'entreprise de faire diriger la production et le
travail par une couche sociale qui se trouve organiquement
séparée des producteurs et du processus productif et n'a
aucune connaissance directe des réalités qu'elle doit gou-
verner. Il s'agit de faire en sorte que les cadres cessant
désormais d'être étrangers au travail, puissent participer
au savoir que les ouvriers et les paysans acquièrent et
renouvellent chaque jour, par suite de leur présence perma-
nente en plein caur du processus de production, de telle
manière que les décisions de l'appareil dirigeant des entre-
prises ne soient plus inadaptées à la réalité et entachées
d'arbitraire et d'inefficacité (19).
(17) J.-M.-J.-P., 19 octobre 1957.
(18) J.-M.-J.-P., 17 et 25 novembre 1957. N.C.N.A., 26 novembre
1957.
(19) J.-M.-J.-P., 19 octobre 1957.
63
Les admirateurs béats des régimes bureaucratiques, en
apprenant que les cadres chinois travaillaient désormais
dans les usines et les rizières n'ont pas manqué d'imaginer
que la bureaucratie commençait déjà à dépérir et à se
résorber dans le proletariat et la paysannerie. Mais en
réalité si le socialisme signifie avant tout la gestion de la
production par les producteurs eux-mêmes, il est bien
certain que la Chine n'a pas fait un seul pas en avant dans
ce sens. La participation des cadres au travail ne tend pas
à faire des ouvriers et des paysans les dirigeants de leurs
propres activités, mais seulement à faire des dirigeants des
travailleurs temporaires, quelques heures par semaine et
la division de la société en dirigeants et exécutants reste
intacte. Bien plus, l'intrusion des membres de l'appareil
de direction et de contrôle dans les brigades de travail
signifie la présence quotidienne et permanente de l'oeil du
maître parmi les ouvriers et les paysans. Les mille procédés
camouflés dont usaient les travailleurs pour « couler » les
normes et freiner les cadences vont se trouver dévoilés et
devenir en grande partie impraticables. Le travail manuel
des cadres, ce n'est pas « le premier bourgeon du socialisme
naissant » c'est un renforcement extrêmement rigoureux
de la surveillance des ouvriers et des paysans, c'est la
riposte de la bureaucratie à la crise de la productivité du
travail comme forme élémentaire de la lutte des classes
sous un régime de terreur.
Des soucis analogues inspirent encore la décision de
créer dans chaque entreprise, usine ou village, une assem-
blée de travailleurs qui coopérera à la gestion. Désormais
les objectifs de production, l'organisation des ateliers et
des brigades, l'établissement des normes, des primes, des
salaires etc. ne résulteront plus seulement d'une décision
unilatérale de l'appareil dirigeant. Réunis en assemblée
générale les ouvriers et les paysans donneront leur avis,
formuleront leurs critiques et leurs propositions. En même
temps que les dirigeants descendront parmi les masses
pour participer à leur travail, les masses seront appelées
à participer à la fonction dirigeante des cadres (20). Mais
là encore, il faut une bonne dose d'optimisme réformiste
pour voir dans tout cela une étape dans la voie conduisant
la « société de transition » vers l'épanouissement du socia-
lisme selon un processus où se combineraient la résorption
de la couche dirigeante dans la masse et l'accès de la masse
aux tâches de direction.
D'abord les assemblées de travailleurs ne sont ni libres
ni souveraines (21). Elles peuvent formuler des voeux et
(20) J.-M.-J.-P., 19 octobre 1957.
(21) Ibidem.
64
des suggestions, mais ce sont les organes bureaucratiques
qui en dernier ressort tranchent et décident. De plus elles
se tiennent en présence des cadres et des activistes qui ont
pour tâche non seulement de recueillir les « propositions
justes » que pourraient faire les travailleurs, mais de
repérer et de critiquer ceux qui manifesteraient l'insuffi-
sance de leur « niveau idéologique ». La création des
assemblées de travailleurs se situe dans le contexte de la
campagne de « remoulage » et d'épuration qui sème la
panique dans le pays. C'est elle qui lui donne son sens,
Ce que le parti en attend, c'est d'abord la déroute des
opposants qui seront démasqués, isolés, poursuivis s'il le
faut. C'est ensuite, lorsque les masses auront été émiettées
et rendues dociles par l'extirpation de l'avant-garde, une
transformation radicale de leur attitude. vis-à-vis de la
production.
La bureaucratie. ne se borne pas en effet à enregis-
trer les plaintes des ouvriers et des paysans. Elle riposte,
en critiquant à son tour les masses et leur attitude négative
vis-à-vis de la production. On n'attend pas des ouvriers
et des paysans des récriminations et des revendications
stériles mais des propositions constructives, des indications
et des renseignements sur la façon dont il faut procéder
pour fixer de manière rationnelle les normes, les cadences
et les objectifs de production de manière que le travail et
l'outillage rendent au maximum. Pendant l'automne et
l'hiver 1957-1958 les cadres se déchaînent et abasourdissent
littéralement les travailleurs de conférences destinées à les
persuader que très vite tout ira mieux si chacun se donne
à fond à l'effort de production socialiste et collabore active-
ment avec toute son intelligence à la difficile tâche d'extir-
per les incohérences et les absurdités qui caractérisent
trop souvent le fonctionnement des entreprises et de la
vie économique.
Pendant des semaines, des mois, aussi longtemps qu'il
le faut, les réunions de remoulage idéologique se succèdent,
interminables, lassantes, obsédantes. L'attitude de chaque
brigade de travail, puis de chaque membre de la brigade
est longuement passée au crible. On exige, on finit par
obtenir que chacun fasse la critique de son comportement
passé, reconnaisse ses insuffisances et apporte sa contri-
bution à l'immense mouvement d'émulation qui doit préci-
piter la marche vers le socialisme. Malheur à ceux qui
résistent ! Malmenés par les équipes d'activistes, assaillis
de tous côtés, traqués, exténués, ils n'ont que le choix entre
toute résistance, manifester bruyamment leur
adhésion à la campagne de remoulage et y apporter leur
contribution, ou bien se faire classer parmi les éléments
irrécupérables (22). On comprend aisément ce que signifie
cesser
(22) Hsueh-Hsi, janvier 1958.
65
dans une pareille atmosphère la participation des travail-
leurs à la gestion. En l'occurrence, l'institution d'organis-
mes « co-gestionnaires » ne vise qu'un seul but : contrain-
dre les travailleurs à mettre leur connaissance du travail
et leur ingéniosité au service de la couche dirigeante pour
l'aider à rationaliser sa domination et son exploitation.
Lorsque vers le printemps 1958, après avoir fait rage
pendant tout l'hiver, la campagne de « remoulage » et
d'épuration se termine, les masses semblent dépossédées
de toute volonté autonome. Nulle part aucune voie discor-
dante ne se fait plus entendre dans le concert de louanges
et d'approbations qui, de tout le peuple chinois, monte
vers son gouvernement (23). Dans les usines, les ouvriers
réclament maintenant le relèvement des normes et péti-
tionnent pour qu'on n'introduise pas encore les congés
payés. Dans les campagnes, les paysans insistent pour que
le gouvernement les autorise à dépasser la durée légale de
la journée de travail. Ils refusent de chômer le repos
hebdomadaire, le jour de l'An et les fêtes traditionnelles
que célébrait depuis un temps immémorial la campagne
chinoise. Les universitaires, les érudits, les chercheurs
icientifiques sollicitent avant de faire leurs cours ou de
publier leurs travaux les conseils et les lumières des cama-
rades du Parti et autres détenteurs de vérités universelles.
Dans les grandes villes des processions « d'offrande du
caur au Parti » s'organisent et les écrivains, les savants,
les professeurs, les artistes défilent docilement dans les
rues avec des cæurs de carton peints en rouge épinglés sur
la poitrine.
Au début de l'été 1958, la Chine donne en vérité un
étrange et fascinant spectacle. Paradoxalement le système
totalitaire a revêtu les apparences d'une démocratie pres-
que parfaite. Les techniques du « remoulage des âmes »
appliquées à la nation tout entière ont donné de tels résul-
tats que le gouvernement n'a même plus besoin de dicter
des ordres. Soumises à une pression et à une manipulation
constante, les masses reflètent avec une exactitude presque
parfaite la volonté des dirigeants de sorte que ceux-ci ne
se trouvent jamais mis dans le cas de prendre une décision
qui n'ait d'abord été exigée frénétiquement par le peuple
unanime. Bons princes, les maîtres de Pékin ne font que
céder à la volonté populaire telle qu'ils l'ont faite au préala-
ble s'exprimer par des pétitions et des meetings monstres.
lls appellent cela suivre la ligne des masses. Jusqu'ici on
pensait, qu'en principe du moins, dans un régime démo-
cratique les actes du gouvernement expriment la volonté
(23) Liu-Chao-Chi. Rapport sur le travail du C.C. du P.C.C. à la
24 session du VIII Congrès. Pékin, 5 mai 1958. In « Recueil de docu-
ments ». Pékin, 1958.
66
du peuple. Mais les dirigeants chinois ont aussi rectifié les
principes et le fonctionnement de la démocratie de sorte
que c'est l'inverse qui se produit dans leur pays : 600 mil-
lions d'hommes se comportent comme s'ils avaient été
transformés en zombies et étaient intégralement possédés
par une volonté étrangère, celle de l'Etat.
.
11.
Les merveilles du grand bond en avant.
A peine cependant la bureaucratie a-t-elle achevé de
procéder à cette terrifiante reconstruction de l'unité tota-
litaire de sa société qu'elle lance à corps perdu la nation
dans la politique « du grand bond en avant ».
Toute l'année 1957 a été du point de vue économique
une année d'incertitudes et d'hésitations. Malgré l'opti-
misme de façade qui avait longtemps été de rigueur à
Pékin, il est aujourd'hui officiellement admis que pendant
toute la durée du 1er plan quinquennal, les forces de
production se sont développées avec beaucoup trop de len-
teur pour que la Chine puisse s'arracher au cycle infernal
du sous-développement. Le pays était trop pauvre, le revenu
national trop bas et les investissements trop faibles en
valeur absolue.
Certes, longtemps les chinois s'énorgueillirent de faire
visiter aux étrangers les installations minières et sidérur-
giques ultra modernes qu'ils ont équipées avec des machi-
nes et de l'outillage importés de l'URSS. Mais outre que les
entreprises géantes et les usines automatisées exigent des
années de travail avant d'être mises en route, elles absor-
bent une part beaucoup trop grande du maigre capital
disponible en Chine pour la construction industrielle et
n’emploient, en raison même de leur modernisme, qu'une
assez faible main-d'oeuvre. Or, huit ans après la Révolution,
les problèmes du chômage et du sous-emploi ne sont tou-
jours pas résolus. Alors que, pendant le 1er plan quin-
quennal soviétique, le nombre d'ouvriers avait augmenté
de 11 millions, il ne s'est accru en Chine entre 1952 et 1957
que de 8 700 000, c'est-à-dire sensiblement moins vite que
la population active du pays (23). Dans les villes et plus
encore dans les campagnes la masse des sans-travail
continue à s'accroître et l'essor démographique – la popu-
lation globale augmente de 13 à 14 millions d'unités par
fait peser sur l'avenir les plus lourdes menaces.
Malgré les interdictions répétées et les mesures de refou-
lement sans cesse renouvelées, des centaines de milliers
de ruraux sans emploi continuent à déferler vers les
an
(23) Ch. Bettelheim. La croissance économique de la Chine.
Cahiers internationaux, n° 102.
67
villes (24). De temps à autre les autorités recrutent dans
ces bas-fonds de la main-d'ouvre et des familles entières
partent vers les lointaines steppes d’Asie Centrale, travail-
ler pêle-mêle avec des concentrationnaires et des « pion-
niers rouges » à la construction des voies ferrées et des
combinats industriels de la Sibérie chinoise. Mais de toute
façon, les quantités de main-d'ouvre susceptibles d'être
absorbées par l'industrialisation débutante de ces terres
vierges d'Asie sont hors de proportion avec la formidable
surpopulation de la campagne. Toutes choses égales les
zones industrialisées de la Chine risquent de plus en plus
de prendre l'aspect d’îlots futuristes perdus dans un océan
d’archaïsme et de misère.
Même en laissant de côté l'épineuse question du chô-
mage, la poussée démographique menace à elle seule de
poser bientôt le problème alimentaire en termes inquié-
tants. Déjà le retard de l'agriculture ne permet de nourrir
la population existante qu'au prix d’un rationnement
draconien et violemment impopulaire. Or la Chine ne
semble capable ni de fabriquer, ni d'importer de l'étranger
la formidable quantité de moyens de production agricoles
nécessaires pour faire accomplir quelques progrès à ses
campagnes misérables et arriérées. De sorte que tous les
efforts déployés pour parvenir à une stabilisation du sys-
tème bureaucratique semblent tôt ou tard devoir être remis
en question.
Pendant tout l'été 1957 Ges graves problèmes agitent
les sphères supérieures du Parti et de nouveau des diver-
gences de vues et des déchirements dramatiques se mani-
festent. Pour les éléments les plus intransigeants groupes
autour de Liu-Chao-Chi, il faut accepter de courir le risque
d'imposer aux masses un dur surcroit de labeur et de
privations afin de précipiter le rythme de la construction
industrielle et se donner les moyens d'arracher l'agricul-
ture à son état de stagnation technologique. Les plus graves
périls seraient à craindre, expliquera Liu-Cha-Chi, « si 600
millions d'habitants devaient pendant une longue période
vivre dans la pauvreté et déployer tous leurs efforts juste
pour mener une vie de misère » (25). Contre cette politique
qui lui paraît mener directement à un conflit catastrophique
entre le peuple et le Parti, se dresse tout un groupe de
dirigeants qui seront bientôt accusés de déviation de droite.
Ils préconisent un étalement prudent des tâches de l'indus-
trialisation et de la modernisation de l'agriculture sur une
période de plusieurs quinquennats cependant que la poussée
(24) N.C.N.A. 17 avril 1955. 16 novembre 1955, etc.
(25). Liu-Chao-Chi, Rapport sur le travail du C.C., op. cit.
68
démographique sera corrigée par une vigoureuse politique
de « birth control » (26).
Mais tandis que les « droitiers » qui semblent d'abord
l'emporter inondent les autorités locales d'instructions et
de circulaires sur la nécessité de la limitation des naissan-
ces, Liu-Chao-Chi et ses amis mènent la campagne de
rectification. Son succès sera la perte des droitiers. En
reprenant puissamment en mains la nation tout entière,
Liu administre à tous la démonstration que la droite
surestime démesurément la puissance des courants d'oppo-
sition et les dangers qui peuvent en résulter. Ces masses
que les « droitiers » trop prompts à s'effrayer imaginent
prêtes à la révolte au moindre signe de durcissement de la
politique gouvernementale, la campagne de rectification les
a si bien transformées, qu'il n'est pas d'effort supplémen-
taire qu'elles ne soient prêtes à accomplir dans un débor-
dant mouvement d'enthousiasme socialiste. De tout le pays,
affluent les pétitions populaires qui réclament du gouver-
nement une politique qui soit à la hauteur des capacités
créatives de la nation chinoise. Dès lors à mesure que le
succès de la campagne de « remoulage idéologique »
s'affirme, la droite perd du terrain. Mao-Tsé-Toung, qui
a d'abord paru hésitant, se prononce pour l'accélération
de la construction économique. Les objectifs du 2 plan
sont révisés (27). Un slogan est lancé que la presse, le
cinéma, la radio, les agitateurs du Parti vont inlassable-
ment populariser : « Rattraper la Grande-Bretagne en
quinze ans » (28). Au mois de mai 1958, les dernières
hésitations sont balayées. Le « grand bond en avant » de la
production se déclenche et s'accélère rapidement. Le
triomphe de la ligne de Liu-Chao-Chi est complet.
Pendant tout l'été 1958 c'est un déluge de chiffres de
production qui grimpent sur un rythme vertigineux. Les
records mondiaux de la croissance économique sont pulvé-
risés, du moins sur le papier. Jamais, même en URSS le
« socialisme » n'avait réussi à opérer de pareils miracles.
La production de grains qui était passée de 138,7 millions
de tonnes avant guerre à 185 millions en 1957 atteindra,
assurent les autorités, 350 millions de tonnes après les
récoltes de 1958. La production de coton brut passera de
1,64 millions de tonnes en 1957, à 3,50 millions de tonnes
en 1958. La production d'oléagineux atteindra après les
récoltes d'automne 20 millions de tonnes, contre 13,82
(26) Hsueh-Hsi, octobre 1955. Kwang-Ming-Jih Fao, 13 août 1956.
(La Lumière Quotidienne, Pékin).
(27) State bureau of Statisties. Pékin, 1957.
(28) Yang-Chen-Paï. Racing to overtake Britain, in China recons-
trúcts, n° 14, p. 12.: (Revue officielle d'information à destination des
pays anglo-saxons).
... 69
l'année précédente (29). La presse de Pékin délire d'enthou-
siasme : les Etats-Unis eux-mêmes sont surclassés. Ils n'ont
produit que 38,65 millions de tonnes de blé alors que la
Chine va en récolter 40 millions. La production de coton
brut de la terre chinoise dépassera de presque un million
de tonnes, celle de la « cotton belt » américaine estimée
à 2,65 millions de tonnes.
Parallèlement le bond en avant se manifeste d'une
manière tout aussi sensationnelle dans l'industrie : Alors
que, pendant le 1e' quinquennat, la production industrielle
n'a progressé en moyenne que de 19,2 % par an, en 1958
le taux de l'accroissement est de 29 % en mars, de 42 %
en avril, de 46 % en mai, de 55 % en juin. A la fin de
l'année Po-I-Po annoncera que la production industrielle
a augmenté de 65 % en 1958 (30). L'extraction de la houille
est passée de 124 à 210 millions de tonnes, la fabrication
de l'acier de 5,35 millions de tonnes, à 10,7, la production
d'électricité de 193 millions de kwh. à 275 millions (31).
Déjà la Grande-Bretagne a été dépassée pour l'extraction
de la houille. A la fin de l'année elle sera rattrapée pour
la production de l'acier que la Chine se propose de porter
à 18 ou même 20 millions de tonnes cependant que les
charbonnages accroitront encore leur production de 110
millions de tonnes (32). A l'exception de la production du
sucre et des filés de coton qui augmentent pourtant respec-
tivement de 50 et de 43 %, tous les objectifs qui avaient
été primitivement assignés à l'industrie pour la fin du
2° quinquennat, sont d'ores et déjà dépassés (33).
Certes il apparaîtra par la suite que tous ces chiffres
vertigineux ne donnent qu'une traduction assez fantastique
d'une réalité beaucoup moins miraculeuse, mais il est
incontestable cependant qu'une extraordinaire métamor-
phose s'accomplit dans les campagnes chinoises, qui, en
quelques mois, bouleverse toutes les idées reçues sur le
développement des pays arriérés. A l'inverse des « droi-
tiers » la majorité du C.C. est partie de l'idée que la force
de travail, l'ingéniosité et la créativité des masses, étant
bien plus encore que l'outillage, l'élément primordial et
décisif du processus productif, les bras et l'intelligence de
centaines de millions d'hommes et de femmes en surnom-
bre dans le pays pouvaient suppléer aux machines moder-
nes qu'il n'était possible ni d'acheter, ni de fabriquer
(29) China reconstructed, n° 12, p. 6-7.
(30) PO-I-Po. Industry's tasks in 1959. Peking Rewiew. Janyary
6-1959. (Revue officielle d'informations économiques).
(31) China reconstructs, op. cit., p. 6-7.
(32) Po-I-Po. Ibidem.
(33) Proposals of the 8th National Party Congress for the 2 nd.
5 year. Plan. Péking, 1956.
70.-
í
immédiatement en nombre suffisant. Rompant avec une
imitation trop étroite des méthodes soviétiques mal adap-
tées à la réalité chinoise, le P.C.C. a entrepris de remplacer
les usines de type soviétique ou américain trop coûteuses
pour un pays aussi pauvre par des armées du travail et
d'élever la Chine au niveau des Etats avancés en mobili-
sant sa seule richesse véritable, la force de travail du quart
des habitants du globe.
Cette décision de se rabattre sur l'emploi massif des
techniques artisanales et paysannes, sur la pioche, la pelle,
la brouette, le rouet et le métier archaïque du tisserand
n'implique d'ailleurs aucun abandon du développement des
grands centres industriels modernes. Au contraire : dans
la mesure où les ateliers villageois équipés avec des moyens
techniques si primitifs qu'ils n'exigent à peu près aucune
dépense nouvelle, seront désormais capables, tant bien que
mal, de satisfaire à la consommation populaire et même
aux besoins de l'agriculture, l'Etat peut reporter tous les
capitaux disponibles vers les grandes industries et la fabri-
cation d'équipements modernes. En 1958 les investisse-
ments dans les grands complexes industriels augmentent
de 80 % par rapport à 1957 et au total 700 grandes mines
et usines de toutes sortes sont construites ou terminées au
cours de l'année (34). Le problème du manque de capitaux
et de moyens de production trouve ainsi une solution d'une
extrême originalité ; en jetant dans la bataille de la produc-
tion la totalité des forces de travail en réserve dans le
pays les dirigeants chinois ont trouvé le biais leur permet-
tant de précipiter furieusement la croissance économique
sans procéder à un écrasement du niveau de vie aussi
terrible que celui qui aurait été autrement nécessaire.
En revanche le « bond en avant » bouleverse la vie de
dizaines de millions de paysans qui en quelques semaines
se trouvent arrachés à leur vie familiale et incorporés à
l'immense armée du travail qui s'organise. En décembre
1957 dans le Heilunkiang, 500 000 paysans creusent des
canaux sous la neige et le vent sibérien. Dans le Kiangsi
ils sont 1 million, dans le Shansi 2 500 000, dans le Kansu
3 400 000 qui creusent des puits, aménagent des réservoirs,
assèchent des marais, rectifient le cours des rivières, cons-
truisent des terrasses sur les flancs ravinés des montagnes,
y transportent de la terre avec de simples paniers et
plantent des arbres. Dans les premiers mois de 1958 ces
formidables armées de travailleurs grandissent encore.
Vers la fin de l'hiver 1958, il y a 6 500 000 paysans dans le
Kiangsi, 10 000 000 dans le Honan, 15 000 000 dans le
Shantoung qui travaillent à l'aménagement des terrains.
(34) Three monthly economic Rewiew of China, North Korea
and Hong-Kong. February 1959.
-.71-
En mai 1958 à la 2° session du VIII Congrès du Parti,
Tan-Chin-Lin et Liu-Chao-Chi peuvent dresser un bilan
déjà fort impressionnant des résultats obtenus par la
méthode du travail en masse. Les superficies irriguées qui
sur 110 000 000 d'hectares de terre cultivée en couvraient
34 000 000 à l'automne 1957, ont augmenté de 23 500 000
hectares auxquels s'ajouteront 13 500 000
s'ajouteront 13 500 000 hectares de
champs autrefois inondés et marécageux qui sont mainte-
nant drainés et soumis à une irrigation régulière. A l'au-
tomne, 66 000 000 d'hectares bénéficieront de l'irrigation
soit 59,5 % des terres mises en culture dans tout le pays.
Près de 20 000 000 d'hectares ont été plantés en forêts,
30 000 000 d'hectares ont été mis à l'abri du travail de
l'érosion. Cet immense travail d'aménagement du sol per-
mettra d'accroître de 7 500 000 hectares la superficie des
rizières, de 4 200 000 hectares la superficie des terres consa-
crées aux pommes de terre et de 1 500 000 hectares les
cultures de maïs (35).
Mais lorsque vers la fin de l'hiver ces travaux touchent
à leur fin et que l'époque des labours et des semailles
arrive, les dirigeants de Pékin ne rendent pas les paysans
terrassiers à leurs charrues. Ils les affectent en masse à
des chantiers industriels destinés à faire surgir de nouvelles
entreprises « aussi nombreuses que les étoiles qui brillent
dans le ciel de la Chine »... De même qu'ils ont avec des
pelles et des pioches bouleversé la physionomie de cantons
entiers de la terre chinoise, les paysans rivaliseront avec
les usines modernes par la force de leur nombré, en utilisant
et en perfectionnant des techniques élémentaires parfois
connues depuis des siècles (36).
Dans le Set-Chouen 10 000.000 de paysans sont trans-
formés en mineurs et affectés à l'extraction du charbon et
du minerai de fer. Trois millions de coolies remplacent à.
l'aide de paniers les voies ferrées et les camions qui man-
quent pour le transport des produits miniers. A partir du
printemps 700 000 paysans travaillent dans le Houan à
créer des moyens de transport. Dans le Shantoung des
centaines de milliers de ruraux construisent en quelques
mois les voies ferrées nécessaires à l'industrialisation.
Ailleurs, ce sont des armées de 20 000, 50 000, 70 000 villa-
geois qui se concentrent pour construire des barrages
hydro-électriques ou attaquer le flanc des montagnes afin
d'en extraire le charbon, le fer et le cuivre, cependant
que d'autres détachements de travailleurs édifient ces hauts
+
(35) Tan-Tchen-Lin. Explication sur le programme national pour
le développement de l'agriculture 1956-1967. Pékin, 17. mai 1958 et
Liu-Chao-Chi. Rapport sur le travail du C.C., op. cit., p. 29-30.
(36) Li-Fou-Tchoun. Où en est l'édification du socialisme ? Pékin,
1958.
72
ces
fourneaux campagnards qui ont tant surpris les observa-
teurs et des milliers d'entreprises villageoises. Il y avait
15 000 hauts fourneaux rustiques en juillet 1958. Il y en
a 30 000 en septembre, 700 000 en octobre, 900 000 en
décembre (37). A la fin de l'année la production métallur-
gique des campagnards dépasse officiellement celle des
installations sidérurgiques de Mandchourie et de Wuhan.
Des dizaines de millions de femmes, d'enfants et de vieil-
lards à l'aide de rouets et de métiers manuels filent et
tissent davantage de cotonnades que les usines modernes
de la côte et des régions du Yang-Tsé. Plus de 7 500 000
entreprises nouvelles fonctionnent dans les villages qui
produisent aussi bien de la farine, de l'huile, du sucre que
du ciment, des briques, des engrais, des charrues, des
batteuses, des brouettes, des machines à décortiquer le riz
et une foule d'autres engins agricoles où se combine
l'emploi du métal et du bois (38).
Bien entendu.
industries rurales sont d'un
archaïsme proprement stupéfiant. La plupart des hauts
fourneaux villageois ne dépassent pas deux mètres de haut.
Ils ont été construits avec des briques et de l'argile puis
consolidés avec des cercles de fer. C'est avec des brouettes
ou des charrettes qu'on les approvisionne en charbon et
en minerai, avec des échelles de bois et des paniers qu'on
les recharge. Les convertisseurs et les fours rotatifs qui
leur sont accouplés ne sont que de vieux fûts d'essence ou
de goudron dont l'intérieur a été garni d'argile réfractaire.
Ce que les documents officiels , appellent « usines villa-
geoises » ne sont que des installations souvent ingénieuses
mais extrêmement rudimentaires mises en mouvement par
des animaux de trait, la force hydraulique, parfois la force
éolienne. De vieux paysans fabriquent des billes pour
roulements tout simplement à l'aide de câbles d'acier
sectionnés en rondins qui sont ensuite, avec une patience
infinie, arrondis et polis par frottement dans un creuset
de pierre meulière. D'autres, moulent et éliment des pièces
de machines d'après des modèles de bois qui leur ont
été fournis. Plus loin on rassemble les pièces et on opère
le montage. Entre les brigades de production, les hommes,
les femmes, les enfants, les vieillards, une division du
travail et une spécialisation des tâches apparaissent (39).
A l'automne, les paysans chinois sont capables de cons-
truire des charrues de fer, des herses, des rateleuses mais
aussi, nous assure-t-on, plus de 150 modèles de tracteurs
(37) Hsueh-Pao-Ting. The big drive for Steel, in China recons-
tructs, nº 12. Et A. Gatti. Notes de voyage dans les communes
chinoise, in Cahiers franco-chinois. Paris-Pékin, nº 1, mars 1959.
(38) Démocratie Nouvelle. Paris, numéro spécial, décembre 1958.
(39) China reconstructs, nº 12.
73
qui sont fabriqués en un mois de travail en copiant et en
simplifiant les modèles construits en URSS et en Tchéco-
slovaquie et surtout des « machines de remorque à câble »
qui actionnées par l'homme, les bêtes de trait, le vent,
l'énergie hydraulique ou l'électricité, sont utilisées pour les
labours, le désherbage et les moissons (40). Bref, à sa
manière, la Chine rurale est en train de se mécaniser.
Lorsque à ce propos, la presse de Pékin parle d'une
« révolution de la culture et des techniques » dans la Chine
ale; et du déclenchement d'une « campagne de recher-
che scientifique de masse », elle se ridiculise par l'outrance
de ses termes et de ses informations. Mais il est bien certain
cependant que l'industrialisation rurale, suppose, même
compte tenu de l'archaïsme des moyens de fabrication
employés et de la mauvaise qualité des produits qui sortent
des manufactures rurales, l'acquisition par cette paysan-
nerie routinière et inculte, d'une foule de connaissances
techniques et professionnelles qu'elle ne possédait pas. A
partir de l'idée que la science et la technologie ne cons-
tituent pas un mystère accessible aux seuls spécialistes
mais que au contraire n'importe quel travailleur est capable
de comprendre l'essentiel du savoir scientifique applicable
à la production et même de l'enrichir en communiquant
aux experts le résultat de ses réflexions nées de l'utilisation
de l'outillage, un effort considérable de diffusion des
connaissances techniques a été fait (41). Les paysans se
sont mis à l'école des artisans et des ouvriers, des déléga-
tions sont allées dans les usines examiner comment les
machines pouvaient être copiées, simplifiées, réadaptées
aux maigres moyens du village. Des millions de réunions
d'étude se sont tenues au cours desquelles les travailleurs
ont conféré avec des techniciens et des ingénieurs et exposé
leurs idées sur les moyens d'améliorer l'outillage. Dans
tous les villages, par centaines de milliers, se sont crées
des sociétés pour « la recherche scientifique de masse »
qui ont organisé la communication entre les connaissances
théoriques des spécialistes et le savoir empirique des pro-
ducteurs. Bientôt la presse, la radio et le cinéma ont rendu
célèbres les meilleurs « inventeurs populaires », paysans
et ouvriers qui avaient amélioré les machines, inventé de
nouveaux engrais, découvert de nouveaux insecticides, créé
de nouvelles méthodes d'hybridation des céréales, etc... Des
expositions se sont organisées pour faire admirer leurs
inventions, des réunions se sont tenues pour les étudier
et tâcher de les dépasser. Finalement les autorités ont
(40) Démocratie Nouvelle. Numéro spécial, décembre 1958.
(41) Tsaï-Pang-Hwa, Scientists learn from peasants. China
reconstructs, n° 10, p. 14.
74
décidé de créer partout des écoles où les travailleurs vien-
dront occuper leurs loisirs à perfectionner leurs connais-
sances professionnelles en même temps que leur instruction
politique. En quelques années, c'est la totalité des chinois
qui doivent devenir à la fois « experts et rouges » (42).
Cette industrialisation que les paysans font presque
de leurs mains nues n'exige à coup sûr que fort peu d'inves-
tissements. La plupart des « usines » rurales ont été mises
en route à l'aide de « procédés maison » et de matériaux
qui autrement seraient restés inutilisés. En revanche, la
multiplication de ces fabriques rurales qui prolifèrent d'un
mois à l'autre sur un rythme affolant exige de formidables
quantités de travail et de peine. Or en cette année 1958
les travaux agricoles nécessitent un surcroit considérable
de labeur paysan.
D'abord, parce que les superficies cultivées ont aug-
menté. Ensuite parce que, sur 54 000 000 d'hectares on a
appliqué les nouvelles techniques agraires du « labour en
profondeur et de la plantation serrée » qui nécessitent
un défonçage du sol jusqu'à deux ou trois mètres de
profondeur, plusieurs labours étagés entre un mètre el
cinquante centimètres et un épandage de fumier aux diffé-
rentes couches de labour. Si cet ameublissement de la terre
et cet entassement de couches d'engrais – plus de 2 000
tonnes par hectare permettent d'ensemencer deux ou
trois fois plus de grains sur la même superficie et d'élever
en conséquence, les rendements, les labours profonds
imposent aux paysans un colossal travail. Si on ajoute à
cela la multiplication des opérations de hersage et désher-
bage, l'emploi d'insecticides, la sélection des semences et
enfin le surcroît de peine que représente la tâche d'engran-
ger des récoltes qui sont, nous assure-t-on, deux fois supé-
rieures à celles des années précédentes, on finit par admettre
cette constatation paradoxale des dirigeants de Pékin : la
Chine pays traditionnel de la surpopulation a maintenant
trop peu de bras pour mener à bien le fantastique effort
de production qui lui a été imposé (43).
III. — Ils appelaient cela l'aurore du communisme.
Dès l'hiver 1958, le gouvernement chinois a commencé
à rechercher une solution aux problèmes de main-d'æuvre
que devaient inévitablement faire surgir les méthodes
employées pour réaliser le « bond en avant ». Déjà les
(42) Chen-Po-Lin. The technical revolution. China reconstructs,
n° 11, p. 12. Ling-Keng. Home grown technical revolution. China
reconstructs, n° 9, p. 10. Chang-Lin-Kouan. Foisonnement d'écoles
pour tous. Démocratie Nouvelle, op. cit.
(43)Premier bilan du bond en avant. Cahiers franco-chinois,
op. cit., p. 106.:
75
grands travaux d'aménagement du terroir qui exigent le
travail de dizaines et parfois de centaines de milliers de
paysans ne peuvent pas être accomplis à l'échelle du village.
Même pendant les mois creux de l'année agricole, celui-ci
ne saurait fournir suffisamment de bras adultes pour des
tâches d'une pareille ampleur. Dès cette époque il faut pour
organiser les armées du travail rassembler les ruraux
dispersés dans des dizaines et des centaines de villages,
les concentrer sur des chantiers qui se trouvent souvent
fort éloignés de leurs lieux de résidence et par suite
organiser des campements et des cantines pour ces travail-
leurs qui se trouvent, au sens premier du terme, mobilisés.
Ces mesures avaient, cependant, ou du moins on pou-
vait le croire, un caractère exceptionnel et provisoire. Mais
lorsqu'au printemps 1958 les dirigeants prennent la décision
de pousser parallèlement le « bond en avant » agricole et
industriel force est bien de maintenir en permanence les
armées de travailleurs, pour les affecter suivant les saisons
et les besoins, à des travaux de terrassements, à la cons-
truction d'usines ou au travail des champs. C'est cette
nécessité de regrouper de manière stable de grandes masses
de paysans dans des organismes plus larges que les villages
qui fait naître l'idée des Communes Populaires. Réunissant
dans une même unité sociale et économique tous les villages
d'un canton, soit 30 à 50 000 habitants en moyenne, la
Commune est à même, d'organiser toute l'année des déta-
chements mobiles de travailleurs, qui se déplaçant sur son
territoire suivant les nécessités de la production, tantôt
travaillent à édifier des barrages d'irrigation, tantôt cons-
truisent des centrales électriques, creusent des mines ou
viennent fournir des renforts pour les gros travaux agri-
coles tels que labours et moissons. Détachés de toute vie
familiale, déplaçables à volonté, mangeant en plein air,
couchant au bivouac dans le voisinage du chantier, ces
travailleurs mènent une vie de soldats en campagne.
Effectivement, ils sont les soldats de la furieuse bataille
de la production que mène la Chine.
Bientôt cette bataille d'ailleurs exige davantage encore:
pour atteindre les objectifs du « bond en avant » c'est la
totalité de la population qui doit être organisée selon un
mode militaire. Lorsqu'arrive la saison des gros travaux
agricoles, les besoins de main-d'oeuvre sont en effet devenus
si pressants qu'il faut non seulement multiplier les brigades
mobiles de travailleurs recrutées parmi les hommes mais
y incorporer en masse les femmes et même les enfants, et
pour cela, désagréger la vieille famille rurale et réorganiser
la vie de chacun de ses membres, en fonction des nouveaux
impératifs de la production. Comme les ouvrières de toutes
les villes industrielles du monde capitaliste, la paysanne
chinoise est « libérée » par la Commune du fardeau d'en-
76
tretenir son ménage, de préparer les repas et d'élever les
enfants, afin d'être entièrement disponible pour aller
travailler 9 ou 10 heures par jour aux hauts fourneaux, à
la mine, à la fabrique du village ou aux champs. Désormais,
tandis que les enfants sont confiés à des pensionnats com-
munaux où ils partagent leur temps entre les différentes
activités scolaires et des travaux industriels et agricoles,
les vieux et les infirmes sont pris en charge par la Commune
et placés dans des foyers de vieillards. Quant aux adultes,
hommes et femmes, ils prennent dorénavant leurs repas
quotidiens dans des réfectoires collectifs afin de n'avoir
pas à perdre un temps précieux à cuisiner leur nourriture
et à faire des allées et venues entre leur lieu de travail
et leur domicile (44).
Cette dissolution de la vie familiale traditionnelle
n'est pas une malédiction particulière à la Chine bureau-
cratique. Partout dans le monde le capitalisme a désagrégé
d'une façon plus ou moins complète la cellule familiale
et dispersé ses membres en fonction des exigences de la
production. Dès 1847 Marx comparait le prolétariat à une
armée.
Cependant si la tendance à transformer les travailleurs
en soldats de la production est commune à tous les régimes
capitalistes, la rupture des liens familiaux a été en Chine
plus brutale que partout ailleurs et la subordination de
la vie quotidienne de chacun à la production y est plus
systématique et plus cruelle que dans n'importe quel autre
pays.
Le processus de déracinement des paysans de leur
village et de leur foyer s'est en effet opéré avec une extrême
soudaineté. C'est le 29 août 1958 que le C.C. prend la déci-
sion historique, d'étendre à toute la Chine le système des
Communes qui depuis le mois d'avril fait l'objet d'expé-
riences et d'études tenues secrètes dans le Honan, le Hopeï
et le Shantoung (45). Un mois plus tard, à la fin de
septembre 1958 la quasi totalité de la population rurale
des vingt-deux Provinces se trouve intégrée au nouveau
système social. Quelques 26 000 Communes remplacent les
275 000 coopératives rurales qui existaient jusque là et dès
le mois d'octobre 1958 le gouvernement commence à pré-
parer la création de Communes industrielles dans les
villes (46). Tout compte fait la formation des Communes
(44) Liu-Yi-Hsing. Foeple's commune, à new stage. China recons-
tructs, n° 12, p. 8.
Chen-Han-Seng. From cooperative to Commune. China recons-
tructs, n° 12, p. 27.
(45) J.-M.-J.-P., 13 août et 10 septembre 1958.
(46) Hung-Chi, 15 octobre 1958. (Le drapeau rouge, organe théo-
rique du P.P.C.).
77
)
a été beaucoup plus rapide que ne l'avait été celle des
coopératives.
C'est que l'affaire, savamment et longuement préparée
a été menée de main de maître, grâce à une ingénieuse
combinaison de propagande, de promesses et de contrainte.
On a fait entrevoir à ces paysans encore à demi-
affamés les plus alléchantes améliorations de leur niveau de
vie. Avec un grand luxe de détails les plus aptes à frapper
les imaginations, les cadres ont longuement fait miroiter
aux yeux des ruraux éblouis tous les avantages qu'ils ne
tarderaient à retirer d'un effort supplementaire de produc-
tion. Ici, les agitateurs du Parti expliquent aux paysans
rassemblés que s'ils mènent à bien l'équipement des manu-
factures rurales et les travaux d'irrigation qu'on leur
propose, chacun pourra non seulement manger à satiété
mais acheter pour sa famille plusieurs costumes, 6 paires
de chaussures et même du vin. Ailleurs on calcule ensemble
combien de bicyclettes et de postes de radio on pourra faire
venir de la ville après la récolte de l'automne.
Le passé le plus récent est du reste trop sordide, trop.
humiliant et souvent même trop horrible, pour que la
paysannerie demeure entièrement inerte lorsqu'on lui
propose de faire surgir une Chine nouvelle que sa force
mettra à l'abri des agresseurs impérialistes et qui sera
libérée de ces calamités millénaires que sont les inonda-
tions, l'épuisement des terres cultivées, les famines et les
épidémies. Comme dans tous les pays sous-développés, la
politique d'industrialisation recoupe la volonté opiniâtre
des masses rurales de transformer leur propre vie et de
s'arracher à la misère, à l'ignorance et à la routine du
village asiatique et fort habilement le Parti a su canaliser
ce courant diffus qui anime la paysannerie et la porte vers
la création d'une civilisation nouvelle.
Plus de 500 millions de ruraux ne constituent pas
cependant un bloc parfaitement homogène. Si certains
éléments de la paysannerie, ont été effectivement persuadés
d'apporter leur collaboration active à l'industrialisation
rurale et à la « révolution des techniques » le Parti n'a
pas eu pour autant la naïveté de croire que la totalité des
villageois se précipiterait d'elle-même vers les armées du
travail et changerait totalement de mode d'existence sans
être pressée de le faire. C'est pourquoi la formation des
Communes a été précédée de la mise en place d'un solide
appareil d'encadrement de la masse. Pendant toute une
année la campagne de rectification, a permis non seulement
d'extirper des villages tous les éléments susceptibles d'être
les noyaux d'une opposition organisée, mais elle a donné
l'occasion de sélectionner une foule d'activistes, le plus
souvent des jeunes issus du prolétariat rural, qui en deve-
nant des ouvriers d'élites dans les coopératives avaient
7
78
commencé à s'intégrer à l'aristocratie du travail, et s'étaient
fermement persuadés que la soumission la plus zélée à la
politique du Parti était le meilleur moyen de grimper dans
l'échelle sociale. C'est sur ces noyaux d'activistes que le
Parti s'est appuyé pour briser la résistance des éléments
hostiles ou réticents.
Dès la mi-août en effet, sous couleur de préparer la
lutte contre une éventuelle agression impérialiste la
crise de Formose et bientôt le bombardement de Quemoy
commencent - le gouvernement fait procéder à la création
de Milices Populaires c'est-à-dire en réalité à l'armement
des activistes (47). Lorsque, quelques semaines plus tard,
la formation des Communes se généralise dans tout le pays,
il n'est plus guère possible de s'y opposer : les détachements
armés se sont partout constitués dans les villages et ils
ont vite fait de réduire les quelques tentatives de résistance
qui se dessinent çà et là (48).
Vers la fin de septembre 1958 presque toute la popu-
lation valide des deux sexes est embrigadée dans des
équipes qui se rendent au travail escortées par les Miliciens
armés. Plus de 1 500 000 cantines communales ont été
organisées, et parfois même les couples ont été affectés à
des chantiers si éloignés que les hommes et les femmes
doivent dormir dans des « dortoirs collectifs » c'est-à-dire,
pour le moment dans des campements improvisés. En
octobre, à l'exception des travailleurs de plus de 40 ans
qui ont le privilège d'être employés dans le village et de
dormir dans leur lit, la totalité de la population paysanne
des deux sexes mène une vie de soldats en campagne.
Tout est fait d'ailleurs pour que cette assimilation
entre la vie civile et militaire soit aussi complète que
possible. Comme des soldats, les travailleurs sont groupés
en escouades, en brigades, en compagnies, qui le matin sont
réveillés au clairon et après l'appel, partent au travail en
colonne à la manière de détachements militaires (49).
Toutes les semaines les autorités publient des communi-
qués sur les succès remportés dans la « bataille de l'acier >>
ou la « bataille du riz » et la presse se remplit du récit
des exploits qu'accomplissent les « héros de la production
sur le front économique ». La journée de travail s'allonge
jusqu'à 10-et bientôt 12 et 14 heures. Pour ne pas perdre
un seul instant on décide que les réunions d'endoctrine-
ment et d'éducation technique se tiendront pendant les
repas qui devront être pris en silence. Les activistes lancent
des campagnes pour des journées de choc aux hauts four-
(47) Hung-Chi, 16 août et 16 septembre 1958.
(48) J.-M.-J.-P., 5 et 20 septembre 1958.
(49) I. Hoa. Le bond en avant des chinois. Démocratie Nouvelle,
octobre 1958.
79
neaux et renoncent à leur repos hebdomadaire. On exerce:
d'opiniâtres pressions sur les autres travailleurs pour qu'ils
imitent cet exemple. Bientôt il n'y a plus que deux jours
de repos par mois. Le Kung-Jen-Jih-Pao vante l'héroïsmo
de travailleurs qui font dans le mois trois journées de
24 heures, six journées de 18 heures et peinent le reste
du temps 14 ou 15 heures par jour. Les enfants eux-mêmes
à partir de 8 ans, passent la moitié de la journée à travailler
aux champs ou dans les hauts fourneaux qu'on construit
dans les cours d'écoles. Des étudiants, des travailleurs
urbains de toute sorte viennent faire dans les Communes
des périodes de production (50).
La Chine n'est plus qu'un immense chantier où 500
millions de paysans « mis en condition » par un appareil
de propagande et d'encadrement gigantesque n'ont plus
d'autre liberté que de se soumettre entièrement à l'appareil
et d'autre fonction que de peiner tout le jour et une partie
de la nuit pour faire naître de rien une civilisation indus-
trielle. Les dirigeants chinois ont le front de se réclamer
à tout propos de l'enseignement de Marx. Leur politique,
expliquent-ils, est une application géante, dans les condi-
tions d'un pays arriéré, de la conception marxiste selon
laquelle le travail humain est le seul créateur de toute la
richesse. Mais en réalité en les soumettant à une domination
totalitaire sans fissure et en dépossédant les paysans de la
faculté d'organiser eux-mêmes leur vie et leurs activités
dans la Commune, les maîtres du peuple chinois n'ont fait
que pousser jusqu'à l'extrême ce que Marx dénonçait dès
l'époque du Manifeste comme l'essence même du rapport
d'oppression capitaliste : la déshumanisation du prolétaire
que l'aliénation réduit à l'état d'une simple force de travail
nécessaire à la réalisation du processus productif.
Des centaines de milliers de gens par le monde consi-
dèrent Mao comme un brillant disciple de Marx ayant su
« adapter les vérités générales du marxisme à la pratique
de la révolution chinoise ». Le moins qu'on puisse dire
c'est que cette adaptation a été très loin, si loin même que
les mots et les choses identiques ont fini par prendre un
sens radicalement opposé sous la plume de Marx et sous
celle de Mao. Lorsque le premier parle des ouvriers
organisés militairement » et devenus de « simples soldats
de l'industrie », des femmes et « des enfants transformés
en instruments de travail », il dénonce ces terribles réalités
de son époque comme l'expression même de l'infamie de
la domination du capital. Cent dix ans plus tard, Mao
arrache des centaines de millions de paysans à leur vie
familiale pour les incorporer à des armées du travail orga-
<<
(50) Hung-Chi, 1er septembre 1958.
80
nisées comme des détachements de combat, militarise de
fond en comble la vie de toute la Chine ruralę y compris
celle des femmes et des enfants et les « marxistes » de
Pékin ont l'audace d'annoncer que l'aube du communisme
se lève sur l'Asie.
IV.
De la mégalomanie au chaos totalitaire.
Au demeurant la réalité aura vite raison de ces rodo-
montades bureaucratiques. Dès le mois d'octobre 1958 il
apparaît que le parti n'a pas réussi à instituer réellement
cette « ligne des masses » qui lui avait paru le plus sûr
moyen de surmonter les incohérences qui résultent de
l'aliénation de l'appareil dirigeant par rapport à la produc-
tion et de la non participation des masses à la direction
de leurs activités laborieuses.
Certes les décisions prises ont été appliquées et des
centaines de milliers de réunions ont été tenues pour que
les travailleurs collaborent à l'établissement des objectifs
de production et des normes. Mais l'expérience a fait éclater
la contradiction majeure que recelait cette tentative d'orga-
niser une participation des travailleurs à la gestion d'une
société par ailleurs tout entière modelée par un écrasant
conformisme totalitaire et où la division sociale entre diri-
geants et exécutants. ne s'est trouvée en rien altérée par
cette caricature de socialisme que sont les Communes. En
réalité les méthodes utilisées pour recréer « l'unité du
Peuple et du Parti » ont détruit toute espèce de rapport
authentique entre les dirigeants et la masse. Il y a eu trop
d'arrestations et de déportations pour que les travailleurs
exposent franchement leurs opinions et mettent en ques-
lion les décisions prises par les cadres. Le mensonge, la
simulation et la comédie du conformisme sont la rançon
inévitable de la terreur:
Incapable d'obtenir une collaboration réelle des travail-
leurs à la direction des entreprises, la bureaucratie n'est
pas non plus parvenue à serrer de plus près les réalités
de la production 'en y participant elle-même. L'universel
conformisme de la société totalitaire s'est imposé aux cadres
comme aux simples paysans. C'est que la sécurité ou tout
simplement la carrière des éléments qui constituent la
couche dirigeante des Conimunes dépendent de leur apti.
tude à faire triompher la ligne générale du C.C. et nul
d'entr'eux n'est assez imprudent pour faire observer que
les décisions prises en-haut lieu sont inapplicables. Au
contraire, un arrivisme forcené et féroce a partout conduit
les cadres à instituer entre eux de véritables compétitions
de vitesse dans l'empressement à 'appliquer les directives
officielles. Pendant tout le mois de septembre 1958, ce
fut à qui battrait les records et éblouirait les dirigeants par
81
les rapports les plus sensationnels sur les réalisations faites
à la base. Une fois cette course du bluff commencée il n'y
eut plus de limites et le C.C. lui-même finit par être intoxi-
qué par l'universel mensonge que secrète par tous ses
pores la société totalitaire. Se croyant poussés effectivement
par le peuple unanime, les dirigeants glissèrent sur la
pente des exigences les plus insensées jusqu'au moment
où la lutte renaissante des travailleurs exaspérés et le chaos
de l'économie vinrent briser le mur du mensonge officiel.
Cette compétition furieuse que se livrent les cadres
exige des masses rurales un effort exténuant et meurtrier.
Partout les usines et les mines rurales sont mise en route
avec une précipitation stupide. Pékin veut des hauts four-
neaux par centaines de milliers. Les cadres en font sortir
de terre comme des champignons après un orage d'été. Or
ces paysans transformés en quelques semaines en ouvriers
sont mal adaptés au travail industriel. Bousculés par les
cadres, talonnés par le système des amendes et des mises
à pied qui peuvent leur faire perdre la presque totalité de
leur maigre salaire en argent, ils travaillent trop vite et
trop longtemps. Dès septembre 1958 les accidents aux
hauts fourneaux et surtout dans les mines dont l'organi-
sation a été baclée atteignent des proportions affolantes :
les galeries mal étayées s'effondrent, ensevelissant par
centaines les mineurs improvisés. La bataille du travail,
a, elle aussi son infanterie férocement sacrifiée à l'arrivisme
des états-majors de la production (51).
Il n'importe. Les cadres, veulent, pour leur avance-
nient, des records de production. Ils en obtiennent, quitte
à retirer en masse des bras aux travaux agricoles pour
affecter les paysans à des tâches industrielles. D'un bout
à l'autre du territoire communal, les travailleurs vont,
viennent et repartent. Marcher et contre-marcher, ordres
et contre-ordres se succèdent et provoquent un incroyable
gaspillage de temps. Au mois d'octobre ce gaspillage
redouble lorsque le C.C., aveuglé par des dizaines de milliers
de rapports mensongers qui lui parviennent de toute la
Chine décide de relever encore les objectifs de production
et d'accélérer le rythme de l'industrialisation rurale. Mais
cette fois l'effort exigé est trop grand. Il lasse les meilleures.
volontés. Les paysans qui depuis le début de l'hiver 1958
ont travaillé comme des damnés, tombent littéralement de
fatigue. Au terme des journées de choc devant les hauts
fourneaux les hommes s'endorment debout hébétés de
surmenage. Dans les fabriques les travailleurs s'écroulent
de fatigue et de sommeil sur les machines et les accidents
7
(51) Résolution sur quelques questions concernant les communes,
adoptée le 10 décembre 1958. pour la Vie Session du C.C. Pékin, 1959.
82
déciment les brigades. Les femmes et les enfants, des écoles
eux-mêmes surmenés par des tâches au-dessus de leurs
forces ont atteint les limites de l'épuisement (52). Lors-
qu'arrive le temps des moissons de l'automne la paysan-
nerie éreintée par des travaux industriels qu'on lui a fait
accomplir avec la précipitation la plus folle, n'a plus la
force d'engranger les récoltes.
Or la plupart des entreprises industrielles que les
Communes ont dû mettre en route en quelques semaines et
parfois en quelques jours, n'auront guère servi qu'à faciliter
la promotion des cadres les plus ambitieux. Dès le mois
de septembre la Pravda avait signalé que le 1/3 des hauts
fourneaux rustiques serait incapable de fonctionner conve-
nablement parce qu'il serait impossible de les ravitailler
régulièrement en charbon et en minerai (53). Les chinois
ne s'en sont pas moins obstinés à les multiplier. Mais en
décembre 1958 le .C.C. sera contraint de reconnaître que
les industries rurales n'ont pas été localisées avec bonheur.
Quelques mois plus tard, on apprendra que plus de 400 000
hauts fourneaux ont été abandonnés, tant la qualité de
l'acier produit par ces installations rustiques est faible.
Aujourd'hui les statistiques officielles ne tiennent même
plus compte de l'acier que fabriquent les quelques installa-
tions sidérurgiques. rurales qui fonctionnent encore.
Epuisée par des travaux industriels dont plus de la
moitié peut être n'aura servi à rien, la paysannerie a été
de surcroît démoralisée et finalement révoltée par la nou-
velle politique que la bureaucratie a adopté en matière
de rénumération dans les Communes.
Vers la mi-septembre, toute la presse chinoise a .
annoncé, dans le style tapageur qui lui est désormais habi-
tuel, une extraordinaire nouvelle : brûlant les étapes dans
le processus de sa « révolution ininterrompue » la Chine a
déjà dépassé le stade du socialisme pour aborder celui du
communisme. Le principe de distribution « A chacun selon
ses besoins » va commencer à entrer en application. Dans
les Communes la nourriture devient gratuite pour tout le
peuple. On commence même çà et là, à distribuer des vête-
ments aux travailleurs sans qu'il leur en coûte la moindre
pièce de monnaie. Chose étrange cependant, les paysans
ne semblent pas s'enthousiasmer pour ce soudain passage
au communisme et bien qu'ils soient peu versés dans les
questions théoriques, ils ont vite fait de comprendre quelle
réalité se cache dans les considérations doctrinales doni
les cadres les abreuvent afin de leur expliquer le sens béné-
fique de la transformation qui s'accomplit. En fait, en
.
(52) Ibidem.
(53) Pravda, 26. septembre 1958.
83
échange de leur treize ou quatorze heures de travail quoti.
dien, ce « début de communisme » leur offre tout juste la
nourriture, des vêtements de travail et un salaire en argent
dérisoire de quelques yuans tous les mois. Adieu les bicy-
clettes, les postes de radio et autres merveilles modernes
qu'on avait espéré faire venir de la ville ! Le Parti se
félicite que la distribution des biens puisse déjà se faire
suivant la formule « A chacun selon ses besoins !
». Mais
il est bien entendu que les besoins de chacun se réduisent
à peu près à la nourriture, au logement dans un campe-
ment improvisé et à un bourgeron de travail c'est-à-dire
à ce que Marx appelait l'entretien élémentaire de la force
de travail. Jamais une classe dominante n'avait osé per-
vertir à ce point le sens des mots.
Mais cette fois, la bureaucratie n'est même pas habile :
la mystification se détruit du fait même de sa grossièreté.
Dans les réfectoires communaux les paysans ne sont même
pas nourris convenablement. D'abord parce que leur orga-
nisation -- réalisée en quelques jours a été une tâche
bàclée comme celle des crèches d'enfants et des pensionnats
scolaires. On n'avait ni le personnel compétent, ni les bâti-
ments, ni le matériel qui auraient été nécessaires. Ensuite
parce que les quantités de vivres dont disposent les Com-
munes pour nourrir la main-d'ouvre, les enfants et les
vieillards sont à peine suffisantes par suite de l'importance
des livraisons obligatoires à l'Etat qui n'ont cessé d'aug-
menter à mesure que la production agricole progressait. De
juin à novembre 1958 c'est-à-dire pour une période de cing
mois les livraisons de céréales exigées par l'Etat représen-
tent déjà les 4/5 de celles qui avaient été prélevées pendant
Tés douze mois de l'année 1957. De leur côté les livraisons
de coton ont augmenté de 80 % par rapport à celles effec-
tuées en 1957 (54). Partout, en conséquence, la nourriture
est médiocre, monotone, mal préparée, souvent peu ragoû-
tante (55). Dans certaines Communes éclatent de mysté-
rieuses affaires d'empoisonnement. Sabotage et mancuvres
criminelles de cuisiniers contre-révolutionnaires déclarent
aussitôt les autorités embarrassées. En réalité plus simple-
ment et plus vraisemblablement, intoxications alimentaires
provoquées par une alimentation insuffisante, sans variété
et finaleinent malsaine.
Il n'est sans doute pas exact cependant que la paysanne-
rie ait subi en bloc une réduction de son niveau de vie, car
dans les régions les plus pauvres les travaux d'aménage-
ment du terroir et l'industrialisation rurale ont permis de
?
(54) Three monthly economic rewiew of China, North Korea and
Hong-Kong, n° 25, février 1959.
(55) Résolution sur quelques questions concernant les Commu-
nes, op. cit.
84
doubler ou même de tripler le nombre annuel de journées
ouvrables. Pour les habitants des cantons les plus misé-
rables qui passaient parfois de longs mois la faim au ventre,
la maigre ration des réfectoires communaux a du moins
l'avantage d'être quotidienne. Pourtant il ne fait aucun
doute que dans l'ensemble, les ruraux espéraient davantage
que cet extrême minimum vital qu'assure à tous le nouveau
système. Des manæuvres aux activistes, tous ont le senti-
ment que le régime n'a pas tenu ses promesses : à quoi
bon ce labeur de damnés pour ne bénéficier finalement que
de la médiocre pitance des cantines communales ?
Dans les dernières 'semaines d’octobre la déception des
paysans se mue çà et là en colère et en révolte. Lorsque
malgré l'état de surmenage dans lequel se trouvent les
ruraux les cadres prétendent à la fois accélérer la produc-
tion industrielle des campagnes et engager la bataille pour
les moissons d'automne, les premiers troubles éclatent dans
les Communes. Dans le Hopeh les paysans s'opposent réso-
lument au surcroît d'effort qu'on leur demande et les
journaux de cette province font allusion à des rebellions
villageoises ayant occasionné des meurtres et des incendies.
Les forces de police opèrent aussitôt des descentes dans
les villages pour anéantir les groupes de « meneurs » qui
malgré les épurations de l'année précédente se sont recons-
titués. Mais déjà, l'agitation gagne le Honan considéré
jusque là comme la province modèle. Les forces de sécurité,
visiblement inquiètes tiennent une conférence à Cheng-
Chow pour étudier les moyens de briser < l'esprit de rebel-
lion et de sabotage ». Elles décident finalement d'instituer
des « tribunaux populaires » qui, appliquant une procédure
expéditive, jugeront sur place, à la fabrique ou aux champs,
les éléments suspects d'entretenir l'agitation et de pousser
les masses à la résistance. De nouveau les travailleurs
vivent dans la terreur de « la rectification devant les hauts
fourneaux » ainsi que les publications officielles appellent
d'une manière sinistrement transparente cette politique de
répression. Partout le duel recommence entre les travail-
leurs et la bureaucratie. Moins d'un an après la formidable
cainpagne de « remoulage idéologique » entreprise par
Liu-Chao-Chi, la lutte des classes resurgit des profondeurs
de la société totalitaire et brise sa trompeuse unité.
Malgré les mesures de terreur, l'appareil ne réussit
plus à imposer sa volonté aux masses. Rapidement le
rapport des forces entre les travailleurs et les cadres
s'inverse de nouveau. Lâchées par les activistes qui sont
eux-mêmes brisés de fatigue et cruellement déçus par les
faibles récompenses que leur a valu leur zèle, en butte à
l'opposition et à la passivité des paysans, les autorités
communales commencent çà et là à céder aux pressions
populaires. Un peu partout elles 'multiplient les fausses
85
:
déclarations sur les récoltes de l'automne qui sont mainte-
nant volontairement sousestimées afin que la part de
produits exigible par l'Etat se trouve réduite et celle qui
reste dans les Communes pour être consommée par les
paysans, augmentée d'autant. Les cadres se refusent-ils à
prendre la responsabilité de faire de fausses déclarations ?
Les paysans consacrent alors tout ce qui leur reste de
forces à moissonner d'abord les récoltes qui resteront dans
les greniers communaux et ils laissent périr sur pieds ce
qui devait revenir à l'Etat. Ni les menaces, ni les sanctions,
ni les appels au patriotisme et au dévouement socialiste
ne peuvent venir à bout de leur obstination et de leur
fatigue. En novembre dans le Shensi, alors que les travaux
agricoles touchent à leur fin une partie importante des
récoltes n'a pas été rentrée et court le risque d'être rapide-
ment abimée par le mauvais temps. Il faut que les autorités
provinciales se démènent pendant plusieurs semaines pour
réussir à faire moissonner 7 500 000 tonnes de grains que
les paysans avaient abandonnées. Malgré l'envoi en renfort
des étudiants, des enfants des villes et de centaines de
milliers de travailleurs citadins à la fin du mois de novem-
bre 40 % du riz, 30 % du coton, 20 % des tubercules ne
sont pas encore récoltés alors que déjà l’hiver com-
mence (56). Ces récoltes de 1958 dont les fabricants de
statistiques officielles avaient dit tant de merveilles ont
été gaspillées dans des proportions énormes. On ne saura
jamais sans doute combien de millions de tonnes de grain
et de coton ont péri sous la pluie, faute d'avoir pu être
récoltées, transportées et stockées dans des conditions
convenables. La production agricole de la Chine a rattrapé
celle des Etats-Unis, nous assurait-on. Mais, chose étrange,
le gouvernement de Pékin n'a pu ni exécuter les contrats
de livraison qu'il avait conclus avec les puissances étran-
gères, ni augmenter la consommation de la population. Fin
décembre des informations de Pékin annoncent même une
réduction des rations alimentaires (57). Au seuil de l'hiver
une pénurie dramatique de produits de consommation sévit
de nouveau dans la plupart des centres industriels.
De proche en proche, en effet, le chaos économique
s'étend suivant un processus de réaction en chaîne. Les
tâches assignées aux nouvelles industries rurales, chargées
tout spécialement de la production de moyens de consom-
mation, se révèlent très au-dessus de leur capacités réelles.
Equipées avec un outillage conçu et fabriqué par les villa-
geois, les fabriques Communales présentent inévitablement
(56) Thoree monthly economic rewiew. of China..., op. cit., nº 25.
(57). N.C.N.A., 27 décembre 1958.,
86:
de graves et multiples imperfections technologiques. La
fonte et l'acier des paysans permettent à la rigueur de
fabriquer des outils agricoles élémentaires. Ils ne permet-
tent pas de construire des machines industrielles capables
de supporter bien longtemps l'épreuve du fonctionnement
dans une fabrique. A chaque instant les « usines » Com-
munales voient leur production interrompue par de graves
avaries techniques et, fonctionnant par à-coups, ne parvien-
nent à atteindre les objectifs qui leur ont été fixés, de
sorte que les magasins de l'Etat se vident sans pouvoir
renouveler leurs stocks.
'L'extrême décentralisation sur laquelle repose l'indus-
trialisation communale fait surgir de surcroît un problème
quasiment insoluble des transports. Des millions de coolies
équipés de brouettes ou de paniers ne parviennent pas à
remplacer réellement les trains et les camions qui man-
quent, surtout pendant la période où il faut tout à la fois
distribuer les matières premières aux millions d'entreprises
dispersées dans les communes, acheminer leurs produits
vers les consommateurs, fournir régulièrement aux grandes
usines les produits indispensables à leur fonctionnement
et transporter les récoltes vers les lieux de stockage. Les
tâches démesurées auxquelles doit ainsi faire face le
maigre système de transports de la Chine aboutissent après
les moissons d'automne à un formidable engorgement de
la circulation des produits et à une rupture des circuits
économiques. Le gaspillage des denrées agricoles et la
pénurie de moyens de consommation s'aggravent. Les villes
et les Communes rurales cessent d'être approvisionnées, les
files d'attente s'allongent devant les magasins publics plus
désespérément vides que jamais. Manquant de tout, les
Communes se replient sur elles-mêmes, essayent de vivre
par leurs propres moyens et ce glissement vers l'autarcie
achève de désorganiser la circulation des produits (58).
Même le secteur moderne de la production se trouve graves
ment atteint par la crise des transports. Affolées par la
perspective de la catastrophe alimentaire qui se prépare si
Jes récoltes ne sont pas mises assez tôt à l'abri du mauvais
temps, les autorités affectent par priorité le matériel rou-
lant au transport des convois de vivres. Mais dès lors les
grandes unités de production ne recevant plus les matiè-
res premières en quantités suffisantes sont obligées de
tourner au ralenti ou de s'arrêter et la désorganisation
gagne de proche en proche tout l'appareil industriel des.
villes. Faute d'avoir reçu les équipements nécessaires, des
centaines d'usines en voie de construction sont incapables
d'entrer en fonctionnement à la date prévue et les calculs
(58) Résolution sur quelques questions..., op. cit.
87
des organismes de planification s'en trouvent entièrement
bouleversés.
Loin d'avoir permis au système bureaucratique de
surmonter ses tares congénitales, la « campagne de recti-
fication » n'a réussi qu'à les exaspérer : en muselant le
peuple tout entier, en le courbant sous un despotisme sans
fissure, Liu-Chao-Chi a détruit, pour un temps, tout ce qui
pouvait servir de frein aux sphères dirigeantes et ils les a
aussi poussées vers une mégalomanie, qui dans les derniers
mois de 1958 aboutit à un ensemble de perturbations d'une
violence probablement sans précédent dans une économie
planifiée.
Le miracle du « bond en avant » n'était pas seulement
comme on pourrait être tenté de le penser, un gigantesque
bluff, une fantasmagorie de chiffres truqués organisée par
des statisticiens en délire. Ces moissons sensationnelles
avaient bien été semées et à quelques dizaines de millions
de tonnes prés, elles avaient bien effectivement mûri. Des
centaines de milliers de hauts fourneaux, de mines et
d'installations industrielles de toutes sortes avaient bien
été mises en route. Seulement cet effort immense, héroïque
et meurtrier des masses populaires a été gaspillé d'une
manière abominable. On a pendant des mois épuisé tout
un peuple à fabriquer sur un rythme frénétique de l'acier
inutilisable et à construire de l'aube au soir des entreprises
industrielles, que quelques mois plus tard il faudra aban-
donner parce qu'elles ne peuvent pas marcher. On a fait
accomplir aux paysans des travaux pharaoniques, pour
arracher la Chine rurale à sa misère millénaire. Mais lors-
que, vient le temps des moissons, les ruraux brisés de
fatigue et désespérés n'ont plus la force de recueillir les
fruits du labeur écrasant de toute une année et les récoltes
pourrissent sur pied ou en tas sous la pluie, parce que
quand on les semées nul ne s'est soucié de savoir comment
on les transporterait et comment ou les stockerait. Jamais
sans doute aucun système d'organisation de la production
n'avait atteint un pareil degré de monstrueuse absurdité.
Pour la Chine, l'heure de la perfection totalitaire a été aussi
celle de la perfection de l'anarchie et du gachis totalitaire.
Les dernières semaines de l'année 1958 sont inquié-
tantes et sombres. Certes, partout les forces de l'ordre
restent maîtresses de la situation et au moindre signe de
rébellion ouverte une répression sans faiblesse s'abat sur
les villages. Mais en -lui-même ce retour aux méthodes.
brutales du « commandisme » et de la terreur constitue
un écrasant échec pour un régime qui pendant toute une
année s'était flatté d'avoir obtenu une adhésion et une
participation volontaire du peuple tout entier à la politique
du bond en avant. Ployée sous la terreur, la Chine ouvrière
et paysanne se tait. Mais ce silence lui-même exprime son
88
opposition : lorsque les cadres réunissent les assemblées
de travailleurs, ils n'entendent plus de critiques malson-
nantes et ne sont plus interrompus par les apostrophes ou
les réflexions ironiques. Mais en revanche, ils ne parvien-
nent plus à extorquer à leurs auditeurs le moindre applau-
dissement, la moindre parole d'assentiment et bien entendu
la moindre proposition constructive. Les masses chinoises
ont appris à défier leurs maitres sans prendre de risques
inutiles et face à ce peuple qui se fait volontairement inerte
et amorphe, qui s'enfonce dans un silence buté et dans un
refus de participation qui est comme une gigantesque
grève perlée, la dictature éprouve soudain son immense
impuissance et son extrème vulnérabilité. De nouveau le
spectre d'une révolution populaire hante les anciens révo-
lutionnaires qui, dans les palais gouvernementaux de Pékin,
se trouvent maintenant presqu'aussi isolés du peuple que
l'étaient naguère les dignitaires de l'Ancien Régime.
Les dirigeants soviétiques eux-mêmes s'inquiètent. Dès
le début ils ont accueilli avec la plus froide réserve les
vantardises et les fantaisies théoriques des chinois. Mais
lorsqu'au début de l'hiver ils découvrent le chaos auquel
ont abouti les extravagances du P.C.C., ils n'hésitent plus
à prodiguer au Parti frère les mises en garde les plus
pressantes contre les conséquences incalculables qu'aurait
pour le « camp socialiste » tout entier une crise de la
République Populaire de Chine.
Aussi bien, les dirigeants chinois savent maintenant
que les limites. de ce que peut supporter le peuple ont été
atteintes. Depuis le 2 novembre à Chen-Chow, puis à
Wuhan, les cadres supérieurs du Parti et bientôt la totalité
du C.C. confèrent avec Mao-Tsé-Toung qui est rentré fort
inquiet d'une de ses coutumières tournées d'inspection à
travers le pays. Les échanges de vues et les discussions
durent plus d'un mois et nul ne sait ce qui se dit lors de
ces conférences protégées par un huis-clos rigoureux. Mais
le communiqué final publié le 10 décembre sur cette
VI Session du C.C. ne parvient pas à masquer, malgré les
quelques fanfaronnades qui y retentissent encore, un fait
d'une importance décisive ; l'appareil totalitaire n'a pas été
le plus fort et il a été finalement contraint de plier devant
la résistance populaire. Toute une série d'importantes
concessions sont faites aux travailleurs : réduction de la
journée de travail ramenée à une durée de 10 heures,
augmentation des salaires payés en argent, interdiction de
séparer les hommes et les femmes mariés et d'inrposer aux
enfants des tâches au-dessus de leurs forces, amélioration
de la nourriture dans les cantines, abandon des méthodes
militaires d'organisation du travail et restitution aux
paysans qui en feront la demande de leurs meubles et de
89
leurs maisons (59). S'il ne se déjuge pas entièrement le
Comité Central atténue du moins singulièrenient les
rigueurs d'un système qu'il renonce d'ailleurs à implanter
dans les villes. Au dernier moment le pire a été évité et
l'année 1959 s'ouvre sous les auspices d'une indiscutable
détente. Mais ce répit, la dictature bureaucratique ne l'a
obtenu que parce qu'elle a su reculer en temps voulu. Pour
la deuxième fois depuis 1956 le sol a tremblé sous
pagode aux dix-huit étages > (60).
« la
P. BRUNE.
1
.
(59) Résolution sur quelques questions..., op. cit.
(60) On se souvient que les opposants emploient cette expres-
sion imagée pour désigner la hiérarchie de l'appareil bureaucratique
qui domine la Chine. Cf. Brune. La lutte des classes en Chine bureau-
cratique, op. cit.
90:
A la mémoire de Benjamin Péret
ои
Notre camarade et ami Benjamin Péret n'est plus. Avec
lui, le mouvement révolutionnaire a perdu, en septembre
1959, un des rarissimes esprits créateurs qui ont, toute
leur vie durant, refusé de monnayer leur souffle en
argent, prix Goncourt Staline et cocktails chez
Gallimard. Péret restera pour nous un exemple, car il
a garanti ses idées par son existence non seulement en
quelque circonstance exceptionnelle mais jour après jour
pendant quarante ans, par son refus quotidiennement
renouvelé d'accepter le moindre compromis avec l'infâmie
bourgeoise ou stalinienne.
La presse bourgeoise et « progressiste » avait tenté dė
l'enterrer sous son silence pendant qu'il était vivant ; elle
a encore essayé de mutiler son cadavre en parlant de lui,
à l'occasion de sa mort, comme si Péret n'avait été qu'un
littérateur. Mais ce qu'est la « littérature pour ces
Messieurs, était aux yeux de Péret-une abomination. Il était
resté, avec André Breton, un des rares surréalistes du début
pour qui le surréalisme avait intégralement gardé son
contenu révolutionnaire, une négation non seulement de
telle forme de la littérature, mais de la littérature et du
littérateur contemporain comme tels. La révolution dans
la culture était pour lui inséparable de la révolution dans
la vie sociale et inconcevable sans elle. Et cette unité de la
lutte pour la libération spirituelle et matérielle de l'homme
n'est pas restée chez Péret un væu ou une profession de
foi. Elle a pénétré à la fois son duvre d'écrivain et sa vie.
Militant au Parti Communiste lorsque celui-ci méritait
encore ce nom, il s'est très tôt rallié à l'Opposition de
Gauche rassemblée autour de Trotsky. Combattant pendant
la guerre d'Espagne, il a été conduit par l'expérience du
stalinisme dans les faits à réviser les idées de Trotsky et
à comprendre qu'il ne subsistait plus rien, en Russie, du
caractère prolétarien de la révolution d'octobre. Il a été
ainsi amené à critiquer violemment les positions du trots-
kisine officiel, dans Le Manifesté des Exegètes, brochure
publiée en 1945 à Mexico. Après sa rupture avec le trots-
kisme, survenue définitivement en 1948, il a continué, avec
des camarades français et espagnols, ses efforts pour la
reconstruction d'un mouvement révolutionnaire sur de
nouvelles bases.
Il nous a paru que nous ne pouvions pas mieux hono-
91
rer sa mémoire qu'en reproduisant ici Le Déshonneur des
Poètes, publié à Mexico en février 1945 et qui est resté à.
peu près inconnu en France. Car en montrant dans ce texte
comment les valeurs les plus élevées de la poésie et de la
révolution, loin de s'opposer, convergent, en montrant com-
ment la prostitution au chauvinisme a conduit les Aragon
et les Eluard à la fois à trahir le prolétariat et à revenir
aux canons bourgeois de la beauté, Péret y exprime à la
fois la vérité de sa propre vie et ce qui, de cette vie, doit
rester pour nous un exemple impérissable.
SOCIALISME OU BARBARIE.
~
-
92
Parti sans
sans laisser d'adresse
« La philosophie commence par la ruine d'un monde
réel » ; la poésie aussi.
L'expression « en marge » s'applique parfaitement à
Benjamin Péret qui ne prit part, depuis 1922, à « la vie
culturelle et politique française » que pour s'employer à
la ruiner, avec la dernière énergie. Cette vie là n'étant, dans
ses formes traditionnelles de littérature de commercialisme,
de parlementarisme et de collaboration de classes qu'un
ensemble de concessions de portée révolutionnaire nulle
faites à la société. Péret a lutté jusqu'au bout contre les
idéologies bourgeoises et pseudo-socialistes, contre les
dogmes chrétiens et staliniens, contre l'esclavage et la
technocratie... pour un art révolutionnaire indépendant. Il
n'était ni réformiste ni mystique (et en cela se distinguail
des « intellectuels de gauche »), il n'était pas de ces litté
rateurs pour qui la prépondérance de l'imaginaire sur le
social suffirait à masquer l'infinie absurdité du monde
actuel. Son mépris pour toute espèce de réalisme, en art.
était aussi radical que son dédain pour les égomaniaques
perdus dans la contemplation de leur nombril ; il ne légi-
timait pas le monde tel qu'il est, et ne tentait pas non plus
de ne le changer que pour lui, en regardant ailleurs.
La réunion, tant souhaitée par Breton, de Marx et de
Rimbaud en une seule force, Benjamin Péret est peut-être
le seul à lui avoir consacré touté son existence : ce fut à la
fois un marxiste et un grand poète. Son intégrité, la rigueur
de sa conduite et de ses jugements, son abnégation, sa
violence, son appétit, son regard d'enfant, son opiniâtreté,
son humour, sa tristesse sont déjà légendaires. Alors
qu'aucun journal ne sáluait du moindre entrefilet la paru-
tion de livres aussi importants que Déshonneur des poètes,
Feu central, Mort aux vaches et au champ d'honneur, etc...
sa mort a suscité, comme par hasard, un grand intérêt
chez ces messieurs de l'Aurore, des Lettres Françaises, de
France-Soir, de Libération et du Figaro Littéraire (1). Même
(1) Depuis 1948 Péret militait dans une formation révolution-
naire espagnole. Cela n'a pas empêché les journaux phalangistes
madrilènes de le couvrir d'éloges... posthumes.
93
1
horizon, même méthode : maintenant qu'il est mort ils
l'admirent.
L'autre après-midi, aux Batignolles, à l'enterrement de
cet ami irremplaçable sans lequel bon nombre de ceux qui
étaient là pour le saluer une dernière fois ne seraient pas
ce qu'ils sont, j'ai pensé que le seul hommage digne de lui
eût été de faire calligraphier par un avion, en rouge et noir,
au-dessus de Paris, cet épigraphe de Trotsky : « La Révo-
lution doit conquérir pour tous les hommes, le droit non
seulement au pain, mais à la poésie ».
C'est une promesse que nous tiendrons.
)
Jean-Jacques LEBEL..
94
BENJAMIN PERET
Le déshonneur des poètes
Si l'on recherche la signification originelle de la poésie,
aujourd'hui dissimulée sous les mille oripeaux de la société,
on constate qu'elle est le véritable souffle de l'homme, la
source de toute connaissance et cette connaissance elle-
même sous son aspect le plus immaculé. En elle se
condense toute la vie spirituelle de l'humanité depuis qu'elle
a commencé de prendre conscience de så nature ; en elle
palpitent maintenant ses plus hautes création's et, terre à
jamais féconde, elle garde perpétuellement en réserve les
cristaux incolores et les moissons de demain. Divinité tuté-
laire aux mille visages, on l'appelle ici amour, la liberté,
ailleurs science. Elle demeure omnipotente, bouillonne dans
le récit mythique de l’Esquimau, éclate dans la lettre
d'amour, mitraille le peloton d'exécution qui fusille l'ouvrier
exhalant un dernier soupir de révolution sociale, donc de
liberté, étincelle dans la découverte du savant, défaille,
exsangue, jusque dans les plus stupides productions se
réclamant d'elle et son souvenir, éloge qui voudrait être
funèbre, perce encore dans les paroles momifiées du
prêtre, son assassin, qu'écoute le fidèle la cherchant, aveu-
gle et sourd, dans le tombeau du dogme où elle n'est plus
que fallacieuse poussière.
Ses innombrables détracteurs, yrais et faux prêtres,
plus hypocrites que les sacerdotes de toutes les églises,
faux témoins de tous les temps, l'accusent d'être un moyen
d'évasion, de fuite devant la réalité, comme si elle n'était
pas la réalité elle-même, son essence et son exaltation. Mais,
incapables de concevoir la réalité dans son ensemble et ses
complexes relations, ils ne la veulent voir que sous son
aspect le plus immédiat et le plus sordide. Ils n'aperçoi-
vent que l'adultère sans jamais éprouver l'amour, l'avion
de bombardement sans se souvenir d’Icare, le roman
d'aventures sans comprendre l'aspiration poétique perma-
nente, élémentaire et profonde qu'il a la vaine ambition
de satisfaire. Ils méprisent le rêve au profit de leur réalité
comme si le rève n'était pas un de ses aspects et le plus
bouleversant, exaltent l'action aux dépens de la méditation
95
sang séché
comme si la preinière sans la seconde n'était pas un sport
aussi insignifiant que tout sport. Jadis, ils opposaient
l'esprit à la matière, leur dieu à l'homme'; aujourd'hui ils
défendent la matière contre l'esprit. En fait c'est à l'intui-
tion qu'ils en ont au profit de la raison sans se souvenir
d'où jaillit cette raison.
Les ennemis de la poésie ont eu de tout temps l'obses-
sion de la soumettre à leurs fins immédiates, de l'écraser
sous leur dieu ou, maintenant, de l'enchaîner au ban de
la nouvelle divinité brune ou « rouge » rouge-brun de
plus sanglante encore que l'ancienne. Pour
eux, la vie et la culture se résument en utile et inutile,
étant sous-entendu que l'utile prend la forme d'une pioche
maniée à leur bénéfice. Pour eux, la poésie n'est que le luxe
du riche, aristocrate ou banquier, et si elle veut se rendre
« utile » à la masse, elle doit se résigner au sort des arts
« appliqués », « décoratifs », « ménagers », etc.
D'instinct, ils sentent cependant qu'elle est le point
d'appui réclamé par Archimède, et, craignent que, soulevé,
le monde ne leur retombe sur la tête. De là, l'ambition de
l'avilir, de lui retirer toute efficacité, toute valeur d'exalta-
tion pour lui donner le rôle hypocritement consolant d'une
saur de charité.
Mais le poète n'a pas à entretenir chez autrui une
illusoire espérance humaine ou céleste, ni à désarmer les
esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un
père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège.
Tout au contraire, c'est à lui de prononcer les paroles
toujours sacrilèges et les blasphèmes permanents. Le poète
doit d'abord prendre conscience de sa nature et de sa place
dans le monde. Inventeur pour qui la découverte n'est que
le moyen d'atteindre une nouvelle découverte, il doit com-
battre sans relâche les dieux paralysants acharnés à main-
tenir l'homme dans sa servitude à l'égard des puissances
sociales et de la divinité qui se complètent mutuellement.
Il sera donc révolutionnaire, mais non de ceux qui s'oppo-
sent au tyran d'aujourdhui, néfaste à leurs yeux parce
qu'il dessert leurs intérêts, pour vanter l'excellence de
l'oppresseur de demain dont ils se sont déjà constitués les
serviteurs. Non, le poète lutte contre toute oppression :
celle de l'homme par l'homme d'abord et l'oppression de
sa pensée par les dogmes religieux, philosophiques ou
sociaux. Il combat pour que l'homme atteigne une connais-
sance à jamais perfectible de lui-même et de l'univers. Il
ne s'ensuit pas qu'il désire mettre la poésie au service
d'une action politique, même révolutionnaire. Mais sa
qualité de poète en fait un révolutionnaire qui doit com-
battre sur tous les terrains : celui de la poésie par les
moyens propres à celle-ci et sur le terrain de l'action sociale
sans jamais confondre les deux champs d'action sous peine
-96
de rétablir la confusion qu'il s'agit de dissiper et, par suite,
de cesser d'être poète, c'est-à-dire révolutionnaire.
Les guerres comme celle que nous subissons ne sont
possibles qu'à la faveur d'une conjonction de toutes les
forces de régression et signifient, entre autres choses, un
arrêt de l'essor culturel mis en échec par ces forces de
régression que la culture menaçait. Ceci est trop évident
pour qu'il soit nécessaire d'insister. De cette défaite momen-
tanée de la culture, découle fatalement un triomphe de
l'esprit de réaction, et, d'abord, de l'obscurantisme reli-
gieux, couronnement nécessaire de toutes les réactions. Il
Caudrait remonter très loin dans l'histoire pour trouver une
époque où Dieu, le Tout-Puissant, la Providence, etc., ont
été aussi fréquemment invoqués par les chefs d'Etat ou à
leur bénéfice. Churchill ne prononce presque aucun discours
sans s'assurer de sa protection, Roosevelt en fait autant,
de Gaulle se place sous l'égide de la croix de Lorraine,
Hitler invoque chaque jour la Providence et les métropo-
lites de toute espèce remercient, du matin au soir, le
Seigneur du bienfait stalinien. Loin d'être de leur part une
manifestation insolite, leur attitude consacre un mouvement
général de régression en même temps qu'elle montre leur
paniqué. Pendant la guerre précédente, les curés de France
déclaraient solennellement que Dieu n'était pas allemand
cependant que, de l'autre côté du Rhin, leurs congénères
réclamaient pour lui la nationalité germanique et jamais
les églises de France, par exemple, n'ont connu autant de
fidèles que depuis le début des présentes hostiſités. .
D'où vient cette renaissance du fidéisnie ? D'abord du
désespoir engendré par la guerre et de la misère générale :
l'homme ne voit plus aucune issue sur la terre à son horri-
ble situation ou ne la voit pas encore et cherche dans un
ciel fabuleux une consolation de ses maux matériels que
la guerre a aggravés dans des proportions inouïes. Cepen-
dant, à l'époque instable appelée paix, les conditions maté-
rielles de l'humanité, qui avaient suscité la consolante
illusion religieuse, subsistaient bien qu'atténuées et récla-
maient impérieusement une satisfaction. La société prési-
dait à la lente dissolution du mythe religieux sans rien
pouvoir lui substituer hormis des saccharines civiques :
patrie ou chef.
Les uns, devant ces ersatz, à la faveur de la guerre et
des conditions de son développement, restent désemparés,
sans autre ressource qu'un retour à la foi religieuse pure
et simple. Les autres, les estimant insuffisants et désuets,
ont cherché soit à leur substituer de nouveaux produits
mythiques, soit à régénérer les anciens mythes. D'où
l'apothéose générale dans le monde, d'une part du christia-
nisme, de la patrie et du chef d'autre part. Mais la patrie
et le chef comme la religion dont ils sont à la fois frères
97
et rivaux, n'ont plus de nos jours de moyens de régner sur
les esprits que par la contrainte. Leur triomphe présent,
fruit d'un réflexe d'autruche, loin de signifier leur éclatante
renaissance, présage leur fin imminente.
Cette résurrection de Dieu, de la patrie et du chef a
été aussi le résultat de l'extrême confusion des esprits,
engendrée par la guerre et entretenue par ses bénéficiaires.
Par suite, la fermentation intellectuelle engendrée par cette
situation, dans la mesure où l'on s'abandonne au courant,
reste entièrement régressive, affectée d'un coefficient néga-
tif. Ses produits demeurent réactionnaires, qu'ils soient
« poésie » de propagande fasciste ou antifasciste ou exalta-
tion religieuse. Aphrodisiaques de vieillard ils ne rendent
une vigueur fugitive à la société que pour mieux la fou-
droyer. Ces « poètes » ne participent en rien de la pensée
créatrice des révolutionnaires de l'An II ou de la Russie
de 1917, par exemple, ni de celle des mystiques ou héréti-
ques du Moyen Age, puisqu'ils sont destinés à provoquer
une exaltation factice dans la masse, tandis que ces révo-
lutionnaires et mystiques étaient le produit d'une exaltation
collective réelle et profonde que traduisaient leurs paroles.
Ils exprimaient donc la pensée et l'espoir de tout un peuple
imbu du même mythe ou animé du nême élan, tandis
que la « poésie » de propagande tend à rendre un peu de
vie à un mythe agonisant. Cantiques civiques, ils ont la
même vertu soporifique que leurs patrons religieux dont
ils héritent directement la fonction conservatrice, car si la
poésie mythique puis mystique crée la divinité, le cantique
exploite cette même divinité. De même le révolutionnaire
de l’An II ou de 1917 créait la société nouvelle tandis que
le patriote et le stalinien d'aujourd'hui en profitent.
Confronter les révolutionnaires de l'An II et de 1917
avec les mystiques du Moyen Age n'équivaut nullement à
les' situer sur le même plan mais en essayant de faire
descendre sur la terre le paradis illusoire de la religion,
les premiers ne sont pas sans faire montre de processus
psychologiques similaires à ceux qu'on découvre chez les
seconds. Encore faut-il distinguer entre les mystiques qui
tendent malgré eux à la consolidation du mythe et prépa-
rent involontairement les conditions qui amèneront sa
réduction au dogme religieux et les hérétiques dont le rôle
intellectuel et social est toujours révolutionnaire puisqu'il
remet en question les principes sur lesquels s'appuie le
mythe pour se momifier dans le dogme. En effet, si le
mystique orthodoxe (mais peut-on parler de mystique
orthodoxe ?) traduit un certain conformisme relatif, l'héré-
tique en échange exprime une opposition à la société où il
vit. Seuls les prêtres sont donc à considérer du même vil
que les tenants actuels de la patrie et du chef, car ils ont
la même fonction parasitaire au regard du mythe.
98
Je ne veux pour exemple de ce qui précède qu'une
petite brochure parue récemment à Rio-de-Janeiro : l'Hon-
neur des poètes, qui comporte un choix de poèmes publiés
clandestinement à Paris pendant l'occupation nazie. Pas
un de ces « poèmes » ne dépasse le niveau lyrique de la
publicité pharmaceutique et ce n'est pas un hasard si leurs
auteurs ont cru devoir, en leur immense majorité, revenir
à la rime et à l'alexandrin classiques. La forme et le contenu
gardent nécessairement entre eux un rapport des plus
étroits et, dans ces « vers », réagissent l'un sur l'autre
dans une course éperdue à la pire réaction. Il est en effet
significatif que la plupart de ces textes associent étroite-
ment le christianisme et le nationalisme comme s'ils
voulaient démontrer que dogme religieux et dogme natio-
naliste ont une commune origine et une fonction sociale
identique. Le titre même de la brochure, l'Honneur des
poètes, considéré en regard de son contenu, prend un sens
étranger à toute poésie. En définitive, l'honneur de ces
poètes » consiste à cesser d'être des poètes pour devenir
des agents de publicité.
Chez Loys Masson l'alliage religion-nationalisme com-
porte une proportion plus grande de fidéisme que de
patriotisme. En fait, il se limite à broder sur le catéchisme:
Christ, donne à ma prière de puiser force aux racines profondes
Donne-moi de mériter cette lumière de ma femme à mes côtés
Que j'aille sans faiblir vers ce peuple des geôles
Qu'elle baigne, comme Marie de ses cheveux.
Je sais que derrière les collines ton pas large avance.
J'entends Joseph d'Arimathie froisser les blés påmés sur le Tombeau
et la vigne chanter entre les bras rompus du larron en croix.
Je te vois : Comme il a touché le saule et la pervenche
le printemps se pose sur les épines de la couronne.
Elles flambent :
Brandons de délivrance, brandons voyageurs
ah ! qu'ils passent à travers nous et qu'ils nous consument
si c'est leur chemin vers les prisons.
Le dosage est plus égal chez Pierre Emmanuel :
O France robe sans couture de la foi
souillée par les pieds transfuges et les crachats
O robe de suave haleine que déchire
la voix tendre férocement des insulteurs
O robe du plus pur lin de l'espérance
Tu es toujours l'unique vêlement de ceux
qui connaissent le prix d'être nus devant Dieu...
Habitué aux amens et à l'encensoir staliniens, Aragon
ne réussit cependant pas aussi bien que les précédents à
99
allier Dieu et la patrie. Il ne retrouve le premier, si j'ose
dire, que par la tangente et n'obtient qu'un texte à faire
pâlir d'envie l'auteur de la rengaine radiophonique fran-
çaise : « Un meuble signé Lévitan est garanti pour long-
temps ».
Il est un temps pour la souffrance
Quand Jeanne visite à Vaucouleurs
Ah / coupez en morceaux la France
Le jour avait cette pâleur
Je reste roi de mes douleurs.
Mais c'est à Paul Eluard qui, de tous les auteurs de
cette brochure, seul fut poète, qu'on doit la litanie civique
la plus achevée :
Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
1
J'écris ton nom.
Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J'écris ton nom...
1
Il y a lieu de remarquer incidemment ici que la forme
litanique affleure dans la majorité de ces « poèmes > sans
doute à cause de l'idée de poésie et de lamentation qu'elle
implique et du goût pervers du malheur que la litanie
chrétienne tend à exalter en vue de mériter des félicités
célestes. Même Aragon et Eluard, jadis athées, se croient
tenus, l'un, d'évoquer dans ses productions les « saints et
les prophètes », le « tombeau de Lazare » et l'autre de
recourir à la litanie, sans doute pour obéir au fameux mot
d'ordre « les curés avec nous ».
En réalité tous les auteurs de cette brochure partent
sans l'avouer ni se l'avouer d'une erreur de Guillaume
Apollinaire et l'aggravent encore. Apollinaire avait voulu
considérer la guerre comme un sujet poétique. Mais si la
guerre, en tant que combat et dégagée de tout esprit natio-
naliste, peut à la rigueur demeurer un sujet poétique, il
n'en est pas de même d'un mot d'ordre nationaliste, la
nation en question fût-elle, comme la France, sauvage-
ment opprimée par les nazis. L'expulsion de l'oppresseur
et la propagande en ce sens sont du ressort de l'action
politique, sociale ou militaire, selon qu'on envisage cette
expulsion d'une manière ou d'une autre. En tout cas, la
poésie n'a pas à intervenir dans le débat autrement que
par son action propre, par sa signification culturelle même,
quitte aux poètes à participer en tant que révolutionnaires
à la déroute de l'adversaire nazi par des méthodes révolu-
tionnaires, sans jamais oublier que cette oppression corres-
100 -
pondait au voeu, avoué ou non, de tous les ennemis -
nationaux d'abord, étrangers ensuite --- de la poésie com-
prise comme libération totale de l'esprit humain car, pour
paraphraser Marx, la poésie n'a pas de patrie puisqu'elle
est de tous les temps et de tous les lieux.
Il y aurait encore beaucoup à dire de la liberté si
souvent évoquée dans ces pages. D'abord, de quelle liberté
s'agit-il? De la liberté pour un petit nombre de pressurer
l'ensemble de la population ou de la liberté pour cette
population de mettre à la raison ce petit nombre de privi-
légiés ? De la liberté pour les croyants d'imposer leur dieu
et leur morale à la société tout entière ou de la liberté pour
cette société de rejeter Dieu, sa philosophie et sa morale ?
La liberté est comme « un appel d'air », disait André
Breton, et, pour remplir son rôle, cet appel d'air doit d'abord
emporter tous les miasmes du passé qui infestent cette
brochure. Tant que les fantômes malveillants de la religion
et de la patrie heurteront l'aire sociale et intellectuelle sous
quelque déguisement qu'ils empruntent, aucune liberté ne
sera concevable : leur expulsion préalable est une des
conditions capitales de l'avènement de la liberté. Tout
« poèine » qui exalte une « liberté » volontairement indé-
finie, quand elle n'est pas décorée d'attributs religieux ou
nationalistes, cesse d'abord d'être un poème et par suite
constitue un obstacle à la libération totale de l'homme, car
il le trompe en lui montrant une « liberté » qui dissimule
de nouvelles chaînes. Par contre, de tout poème authen-
tique s'échappe un souffle de liberté entière et agissante,
même si cette liberté n'est pas évoquée sous son aspect
politique ou social, et, par là, contribue à la libération
effective de l'homme.
Mexico, février 1945.
101
DOCUMENTS
Chômage partiel dans le textile à Beauval (Somme)
Usines SAINT-FRÈRES : filature et tissage de jute (1)
I. - SITUATION GÉNÉRALE DE L'ENTREPRISE.
SITUATION
1
Au cours de l'Assemblée générale, qui s'est tenue le 3 juillet
dernier, M. Roger SAINT déclarait que l'entreprise, grâce à son dyna-
misme et à la protection étatique, avait pu, pendant les 15 dernières
années, « panser ses blessures », « reprendre son élan » et « retrouver
ses plus hauts niveaux de production ». Elle avait « consolidé puis
amélioré son potentiel industriel et ses positions financières sans
reculer devant certaines modifications de structure ». Le chiffre
d'affaires qui était de 13 milliards en 1956 était passé à' 15 milliards
en 1957 et à 17 milliards en 1958 ; les bénéfices avoués, de 359 mil-
lions en 1957, à 379 millions en 1958. (Voir La Vie Française, du
10 juillet 1959).
Pourtant, malgré tous ces progrès, l'entrée dans le Marché com-
mun restait préoccupante car, disait M. Saint, « nos coûts de trans-
formation demeurent grevés de charges fiscales, financières, sociales,
dans l'ensemble plus élevées qu'ailleurs ». Après cet appel du pied
à la compréhension des pouvoirs publics », M. Saint laissait
toutefois espérer un arrangement au sein de l'Association européenne
de jute « grâce à d'étroits contacts avec (ses) collègues étrangers >> ci
une organisation professionnelle « cohérente » entre les six pays.
En clair, cela signifië que les protections douanières seront remplacées
par des accords inter-trusts pour supprimer la concurrence.
Malgré l'optimisme de commande dans une allocution à l'usage
des actionnaires, M. Roger Saint croyait devoir dénoncer une menace
grave pour son industrie « dans l'introduction massive à la faveur
de complaisances intéressées, de produits asiatiques en Europe ».
M. Roger Saint admettait « une stabilisation et même une légère
régression des ventes, dans certaines branches, au cours du premier
semestre 1959 ; l'alourdissement des stooks provoquait des réductions
d'horaires dans les usines de filature et de tissage de jute. Enfin
et en conséquence M. Saint avertissait que toute nouvelle augmen-
tation des salaires ruinerait ses efforts en vue d'accroître les expor-
ations.
(1) V. dans le nºi 27 de cette revue, pp. 98 à 108, La grève dle
l'usine Saint Frères à Beauval.
102
II.
LA SITUATION À BEAUVAL EN OCTOBRE 1959.
A.
La réduction des horaires
Les premières réductions ont été introduites dès octobre 1958 ;
la grève de 5 semaines ensuite a peut-être rendu inutiles de nouvelles
réductions, mais, cet été, la situation s'est aggravée : les ouvriers du
tissage circulaire qui travaillaient 4 jours par semaine (32 heures)
ne travaillent plus que 3 jours (24 heures) voirei 2 jours (16 heures).
Ce ralentissement touche maintenant les ateliers de filature et de
sacherie qui de 45 heures passent à 40 et à 32 heures par semaine,
Deux jours de travail, cela ne fait pas 3.000 francs par semaine ! Si
on se souvient que ces ouvriers ont, l'automne dernier, soutenu une
grève de 5 semaines, on peut imaginer quel peut être leur degré de
misère. Pendant ce temps, les actionnaires avouent se partager
379 millions 276 mille 577 francs de bénéfices !
B. L'état des esprits: à Beauval
(Visite du 8 octobre 1959)
a) Deux passants, près de l'école maternelle
L'un des deux est assez modeste, s'apitoie sur les réductions :
« Deus jours par semaine ! » Il est sympathique, mais il n'exprime
aucune opinion, aucun jugement, il ne sait pas. Le second porte
un complet-veston, il pourrait être instituteur en retraite. Selon lui,
les réductions d'horaires ne sont pas une « vengeance » des patrons
après la grève de l'an dernier. C'est la crise du textile ; cette crise est
la conséquence des bruits de paix en Algérie, il en avait été de même,
au moment de la paix en Indochine. Mais leur 2 CV. les attend ; il
aurait fallu demander si, en conséquence, il fallait déplorer la paix,
dans le style : Gaulle = Mendès. Il me semble plutôt que cet homme
voulait donner « une explication objective », sans porter de jugement
de valeur.
b) Un ménage ouvrier
Il n'est pas difficile de rencontrer les chômeurs partiels de l’usine
Saint ; dans la Cité ouvrière, sur le bord d'une petite route le long
de. laquelle sont accolées leurs petites maisons uniformes en briques,
je Jes vois en conversation debout devant le pas de leur porte. Pour
m'avoir aperçu, l'an dernier, à l'occasion de la grève, quelques-uns
me reconnaissent. C'est le nari qui parle, la femme confirme,
approuve, ponctue d'une exclamation. Ils paraissent avoir 45 ans ;
ils n'envisagent pas d'aller ailleurs : ils ont acheté la maison qu'ils
habitent. Ce qui est important pour eux c'est le fait de la réduction
des horaires ; en ce qui concerne les causes, ils se contentent de
rapporter ce qui se dit, sans prendre parti. Il ressort toutefois qu'on
se trouve en présence de trois groupes d'explications.
1) L'entreprise manque de commandes, ses produits sont trop
chers pour le marché commun ; les Saint n'ont pas voulu baisser
leur prix, « à ce qu'on dit », ce qui expliquerait la mévente.
2) En ce moment, on installe encore de nouvelles machines ; il
en résulte une augmentation des cadences de 30 % ; par exemple, un
ouvrier qui avait la charge de 12 bobines, en aura 18. Le chômage
partiel est une bonne méthode pour faire accepter cette aggravation
des conditions de travail. Hier, un « vieux » de 52 ans, on lui a
doublé son travail ; il a protesté : « Je ne pourrai pas le faire ! »
« Si tu ne peux pas le faire, tu ne reviendras pas demain !.» Ces
nouvelles machines coûtent cher, d'autant plus qu'on met les autres
à la ferraille ; pour amortir ces nouvelles machines, on diminue la
103
masse des salaires par diminution des horaires et augmentation des
cadences.
3) Quant aux représailles, à cause de la grève de l'an dernier,
on ne sait pas, mais cela se dit ; ces bruits viennent bien de quelque
part, dit l'ouvrier, probablement on l'aura entendu dire dans les
bureaux. On cite le cas d'une autre usine de Saint : après la grève,
ils ont organisé un chômage partiel.
Que faire ? Ce ménage parait découragé.
« Naturellement, dis-je, dans ces conditions, il n'est pas
question de faire une nouvelle grève... Ils poussent immédiatement
des exclamations horrifiées ; la femme lève les bras : « Ah ! non !
Cinq semaines nous ont suffi ! »
c), Un peu plus loin, un second ménage ouvrier
L'hoinme est plus jeune, dynamique, révolté : « Ah ! s'il y avait
seulement une autre usine dans la région ! Dunlop ? c'est à 15 km.
Au début, il avait été prévu qu'un car passerait pour prendre les
ouvriers, vous pensez si j'en aurais été ! En prévision de cette éven-
tualité, Saint avait mis au point un barème d'augmentation. Mais
ils ont trouvé quelque chose de plus habile, le car ne passera jamais !
Accord inter-patronal sans doute ou action sur les autorités locales,
les Saint dominent toute la région !
Nous sommes dans la misère, ils nous donnent juste de quoi
ne pas mourir de faim : 700 francs par jour d'allocation-chômage
pour les ouvriers, 200 francs pour les femmes. Pourquoi cette diffé-
rence ? On u'en sait rien ; on ne sait jamais rien ; ils se croient tout
permis ! Ces gens-là (les Saint) quoi qu'on leur dise, quelque anomalie
qu'on leur fasse. remarquer, ils répondent : C'est normal ! c'est
normal ! tout est toujours normal. Je l'ai bien vu l'an dernier, à
l'occasion de la grève, j'étais en délégation à Paris, ils avaient fait
la leçon à tout le monde : c'est comme ça ? eh bien ! c'est normal !
Et comme se parlant à lui-même et se, posant une nouvelle fois
la question avec' impuissance mais avec rage : : « On ne sait pas ce
que c'est que ces gens-là ; ils peuvent donc faire tout ce qu'ils
veulent ! ? »
Le premier ouvrier à qui j'avais parlé s'est rapproché ; il seinble
ine signifier d'un geste : vous voyez comme il confirme ce que je
vous ai dit ! puis il ajoute, avec son caline habituel : « Sans
vouloir mêler à cela la politique, voilà des patrons qui vont bien
avec le gouvernement que nous avons maintenant ».
Ce n'est pas tout ! Après 5 semaines de grève, l'an dernier, ils
avaient signé des accords avec nous; ces accords qu'ils avaient signés,
ils les ont déchirés ; ils ne les appliquent plus, lettre morte ; aucune
réclamation n'est admise, ni même écoutée : le délégué du personnel
a demandé audience au sous-directeur, aucune réponse, il ne sera pas.
reçu. Vraiment, je ne sais pas ce que c'est que ces gens-là !
CONCLUSION :
Les ouvriers sont découragés ; ils se sont battus pour rien.
Contre une entreprise du genre des Saint Frères une grève dans une
de leurs usines peut être une gêne, elle ne suffit pas si elle ne s'étend
pas à toutes les usines. Mais les Saint n'imposent pas partout les
mêmes conditions de travail afin d'éviter une généralisation des
conflits ; ils récompensent les bons et punissent les méchants. Si les
ouvriers ne savent pas déjouer ces « habiletés », ils ne pourront
vaincre. Seule une action simultanée dans toutes les usines pourrait
imposer une diminution des cadences et alors il n'y aurait plus lieu
de diminuer les horaires. Sinon ces ouvriers devront continuer à
redouter de perdre un travail inhumain, à la fatigue de cadences
au-dessus de leurs forces s'ajoutera l'angoisse permanente de la
104
misère et les parasites de leur labeur continueront à se distribuer
des centaines de millions de bénéfices !
Les ouvriers sentent confusément que ce qu'il faudrait c'est une
société nouvelle, que dans la société actuelle ils sont coincés comme
des rats, mais cette société nouvelle, sans exemple nulle part, ils ne
discernent ni les voies ni les moyens d'y parvenir.
DERNIERES NOUVELLES.
(Beauval, 6 novembre 1959).
se
Dès le 20 octobre, le journal local signalait une « amélioration »
de la situation notamment dans la branche la plus atteinte par « la
pénurie de commandes » : le tissage circulaire. Alors que les horaires
hebdomadaires étaient tombés à 16 heures, on revenait brusquement
à 48 heures pour faire face à une importante et très urgente
commande de sacs destinés aux produits chimiques ». Le titre de
l'article : « Amélioration TEMPORAIRE » était repris dans la suite
du texte et on ajoutait que « la Direction 'espérait qu'une fois cette
importante commande, exécutée, d'autres seraient groupées et
permettraient un travail continu ».
Entre temps et pour répondre aux critiques, la Direction aurait
fait savoir que le chômage partiel n'était pas le fruit de son impré-
voyance ni de son incurie mais de la sécheresse. Cette dernière, en
effet, réduisant la récolte de betteraves a, par là même, réduit lc
besoin de sacs. En ce qui concerne la modernisation des usines, la
Direction expliquerait qu'il y va de l'intérêt de tous : si les « vieil-
les » machines ne sont pas remplacées par d'autres plus rapides et
plus économiques en main-d'œuvre, les Etablissements Saint ne
pourront plus lutter contre la concurrence étrangère et toute la
région sera ruinée par la faillite de Saint. Les renvois occasionnés
par la modernisation seront faits avec discernement ; on tiendra
compte de l'âge (mises à la retraite, anticipées, non remplacement
des jeunes qui sont appelés par l'armée, etc.). Est-il besoin d'ajouter
qu'on tiendra compte aussi de la qualité du travail fourni, du bon
esprit ? Si on en doutait un incident récent le confirmerait : un des
gardiens de l'usine (veilleur de jour et veilleur de nuit) âgé. de
62 ans, avait, le jour, quitté son poste pendant quelques minutes
en se faisant remplacer par un autre veilleur (celui qui devait prendre
la suite quelques heures plus tard). La Direction avisée (on ne sait
par qui) de ce manquement a adressé une lettre recommandée au
domicile 'du veilleur, affolant sa femme. Le pauvre homme n'ose
même pas protester ni expliquer quoi que ce soit ; « il est vieux,
vous comprenez, il accepte cette réprimande injustifiée ; on
pas mis à la porte tout à fait, on l'a remis en usine ; le pauvre
homme répète : je suis dégradé ! »
Ce que la Direction a bien fait entrer dans la tête des ouvriers
c'est qu'ils ne peuvent pas lutter contre elle. La patronne d'un des
cafés répète : c'est bizarre, brusquement ceux qui travaillaient le
moins se mettent à travailler plein rendement et on leur demande
de faire des heures supplémentaires, le samedi et même le dimanche;
dans un autre département de l'usine, au contraire, l'horaire diminue;
c'est ainsi à tour de rôle, toute amélioration est « temporaire »,
aucune section de l'usine n'est à l'abri du chômage soudain et brutal
Partir ? se révolter ? Non, car le travail peut reprendre brusque-
inent... Ces ouvriers vivent l'aliénation au dernier degré : à chaque
instant, leur sort dépend d'autrui d'une façon imprévisible.
ne l'a
Y. B.
- 105
LE MONDE EN QUESTION
Les Actualités
LES ELECTIONS ANGLAISES
Le trait le plus apparent des dernières élections anglaises c'est
leur américanisation. S'il reste encore une différence, c'est surtout
qu'en Angleterre l'analogie avec le « show » est remplacée par
l'analogie avec le « match ». La population électorale est devenue
un public ; ce public compte les points, en se fondant sur des critères
aussi profondément politiques que le plus ou moins astucieux usage
de la télévision, l'allure plus ou moins sympathique et entraînante
des leaders... Même les programmes électoraux sont d'abord jugés
en tant que morceaux de genre, sur leur valeur en quelque sorte
technique, comme une affiche ou un publi-reportage. Il n'y a qu'à
lire l’Economist pour s'en convaincre.
Il est évident, néanmoins, que même telles, ces élections mettent
en cause l'attitude politique de la société anglaise, et que c'est en
termes politiques profonds et non accidentels que l'on doit rendre
compte du problème : pourquoi l'échec du Labour ?
A cet échec, les atouts des conservateurs fournissent un premier
ordre de raisons. Ces atouts, c'était, comme les Conservateurs l'ont
proclamé, la paix et la prospérité.
Alors qu'après l'affaire de Suez, les Tories avaient facilement
pu être présentés par leurs adversaires comme des fauteurs de guerre,
aujourd'hui, l'oubli aidant, Macmillan, l' « homme au bonnet de
fourrure », l'audacieux visiteur de la Russie en plein hiver, a beau
jeu de se donner pour un pionnier de la rencontre au sommet et
pour un partenaire indispensable à la poursuite de la « détente ».
Dans ces conditions à quoi peuvent prétendre les Travaillistes ? Qu'on
leur fasse confiance pour parler aux Russes mieux que Macmillan ?
De inème, il y a six mois, au plus bas de la récession, on pou-
vait imputer .aux Conservateurs l'extension du chômage, etc.. Mais
aujourd'hui les affaires ont repris, le chômage est en grande partie
résorbé ; la production de biens de large consommation est en plein
essor : c'est bien ce qu'en langage capitaliste, on appelle la prospé-
rité. Il reste aux Travaillistes d'offrir encore plus de prospérité.
En somme le capitalisme anglais se trouve, tant sur le plan
extérieur que sur le plan intérieur, en bonne posture, ayant surmonté
ses difficultés sans faire appel à des moyens exceptionnels ; car s'il
cst vrai que, il y a six mois les Travaillistes auraient eu plus de
chances de l'emporter, il est encore plus vrai que l'Angleterre est sortie
de la récession sans avoir eu besoin des Travaillistes. Le fonction-
nement normal d'un capitalisme moderne trouve en lui-même les
ressources qui lui permettent de triompher de ses difficultés conjonc-
turelles.
Et, de fait, les réformes de structure proposées ou plutôt
suggérées par le Labour l'ont été avec une extrême timidité. De
nombreux candidats travaillistes ont à peine osé parler à leurs élec-
teurs de nationalisations et de renforcement de l'intervention étatique.
En revanche, ils se sont déchaînés sur le chapitre des promesses
électorales aux « catégories défavorisées de la population » : hausse
considérable des rentes et des pensions, stabilisation des loyers, ren-
flouement des entreprises touchées par la récession, donc par le
chômage, subventions aux entreprises nationales également en
vue du : plein emploi etc... Cette accumulation de promesses
а
1:06
'surtout effrayé, car on voyait mal comment ils parviendraient à les
concilier dans un budget, et elles n'ont pas fait le poids en face de
la prospérité réelle dont les Conservateurs ont pu se targuer.
En somme, les électeurs n'ont pas vu en quoi les programmes
des deux grands partis étaient différents et c'est ce qui explique
que les élections aient pris la tournure d'un match, ou d'une course
de chevaux. Cette métamorphose n'a pas du tout profité aux Travail-
listes. Ils ont fait figure à bon nombre d'électeurs, surtout parmi les
jeunes, d'un appareil ayant perdu sa raison d'être, n'ayant plus
prise sur le réel. Même si les Conservateurs n'ont guère d'attraits
supplémentaires et même beaucoup plus de chances d'être odieux, du
moins leur rôle dans la société apparaît comme plus sérieux. Dans
la situation actuelle du capitalisme anglais, l'option entre les deux
grands partis n'est plus fondée dans la réalité, ne correspond plus
à une alternative réelle.
Cependant pour éclairer la situation du Labour par rapport à
la vie réelle de la société, il faut le confronter avec ce qui est sans
doute le problème du capitalisme anglais contemporain, problème
qu'il est de moins en moins capable de régler, et qui est 'infiniment
plus profond que toutes les récessions et les guerres froides ; il s'agit
de l' * indiscipline » endémique des ouvriers, se traduisant par des
grèves « sauvages » qui éclatent un peu partout, à tout moment et
à propos de tout, et déchaînent le chaos dans le processus produc-
tif (1). Un exemple en est la grève des ouvriers de l'oxygène, qui a
éclaté en pleine campagne électorale, et a paralysé ou menacé de
paralysie plusieurs secteurs fondamentaux de l'économie anglaise
tels que l'industrie automobile, la construction navale, le bâtiment.
Ces grèves sauvages traduisent ce fait essentiel que la classe ouvrière
tend à échapper au contrôle du patronat sur le processus de pro-
duction lui-même. Mais aussi contrôle de la bureaucratie
< ouvrière ». Et c'est à partir de là que l'on doit comprendre la
situation des syndicats et du Labour dans la société. L'échec du
Labour aux élections, exprime bien que sur le plan le plus
superficiel cette situation.
Pour se faire, accepter comme interlocuteur valable par la bour-
geoisie, il est évidemment vital pour la bureaucratie réformiste de
prouver qu'elle est seule capable de contrôler la classe ouvrière. Les
grèves sauvages apportent un démenti catégorique à cette prétention.
Aussi la bureaucratie n'épargne-t-elle. pas efforts pour lutter
contre elles.
Reprenons l'exemple de la grève de l'oxygène. Elle a été déclen-
chée alors que des négociations entre le syndicat (TGWU) et le
patron avaient abouti, pour le renouvellement du contrat collectif,
à un relatif succès du syndicat. Mais les ouvriers n'étaient pas
d'accord avec la revendication présentée par le syndicat (au lieu
d'une seinaine de congé supplémentaire, ils préféraient une hausse
plus importante des salaires) et aussi, ils ne faisaient pas confiance
au patron ni au syndicat pour l'application du contrat
dont en
outre certaines clauses ne leur étaient pas connues. Les grévistes
se sont donné une très forte organisation, avec un comité de grève
et des assemblées générales de la base qui décidaient ; l'appel à la
solidarité des ouvriers d'autres secteurs leur a fourni des fonds
amplement suffisants. Les plus hauts bonzes syndicaux se sont déran-
gés pour tenter de faire reprendre le travail, inais ils
se sont
heurtés d'abord au refus des ouvriers de les laisser leur parler, et
ensuite malgré cet obstacle franchi, au vote hostile de la base. Les
au
ses
(1) Cf. Soc. ou Bar., n° 26 : P. Chaulieu : les grèves de l'auto-
mation en Angleterre ; et notes dans les nºs 22 et 24.
107
un
ouvriers n'ont repris le travail que devant les mises à pied de leurs
camarades d'autres industries paralysées par leur grève. Mais, de
l'aveu même du Financial Times, grâce à son organisation, à la
participation de la base et à ses ressources, même après une reprise
du travail, cette grève pourrait à tout moment éclater de nouveau.
Le souci causé aux syndicats et par suite au Labour par les
grèves sauvages s'est manifesté sur un plan plus général l'occasion
du Congrès des Trade Unions. A part quelques efforts pour élaborer
une ligne de revendications, qui ont abouti à ce qu'on laisse l'initia-
tive en cette matière aux Fédérations particulières, ce Congrès s'est
occupé particulièrement du problème des grèves sauvages et des
shop-stewards. On sait en effet que les shop-stewards (délégués
d'atelier contrôlés d'extrêmement près par la base) jouent souvent
un rôle déterminant dans l'organisation des grèves sauvages. Mais
comme ils sont en même temps le seul lien vivant grâce auquel la
bureaucratie communique encore avec sa base, la seule conclusion
de ce débat fut, à part des jugements très sévères sur la conduite
des shop-stewards, la décision de faire une enquête sur leur rôle...
pour en reparler l'an prochain.
Ainsi, les syndicats et leur expression politique, le Labour, se
trouvent-ils largement déconsidérés aux yeux des patrons en tant
qu'instruinents capables de maintenir les ouvriers dans la discipline
de la production ; ce n'est pas pour rien que le Financial Times
déplore « le grave défaut de communication entre les responsables
et leur base », et exhorte les syndicats à y trouver des remèdes.
Mais aussi, les organisations réformistes encourent discrédit
encore plus grave pour elles de la part de la fraction la plus comba-
tive et la plus radicale de la classe ouvrière.
Il est vrai que cette fraction n'a pas de limites bien strictes.
Dans certaines régions forteinent industrialisées. en Ecosse, par.
exemple les ouvriers mènent des luttes fréquentes et énergiques,
souvent malgré et même contre leurs syndicats, tout en restant
encore largement attachés au Labour. Ils prolongent ainsi leur action
revendicative par une action politique de type traditionnel.
Mais il est de plus en plus évident que, pour un nombre croissant
d'ouvriers, il s'établit. une coupure profonde entre la lutte contre le
capitalisme sur le plan des conditions de vie et de travail et l'attitude
politique : ils font des grèves sauvages et votent conservateur. Pour
expliquer cette opposition, il faut admettre qu'aux yeux de ces
ouvriers, la politique au sens traditionnel du terme ne paraît plus
concerner la vie réelle, ce pour quoi ils luttent sans cesse. En d'autres
termes, ces deux plans, les organisations réformistes n'arrivent plus
à les joindre.
Ceci cst, en un sens, positif. C'est l'aspect que prend en Angle-
terre l'expérience par le prolétariat de la vraie nature de la bureau-
cratie, et le début de l'affirmation de ce que signifie la politique
pour le prolétariat face à la politique telle que l'exercent les appa-
reils au pouvoir. Mais il reste que de larges couches d'ouvriers
anglais ont voté conservateur. Cela mesure l'immensité de la tâche
des révolutionnaires qui doivent travailler à approfondir et à élargir
ces objectifs et ces méthodes de lutte mis en avant dans les usines
pour les porter jusqu'au niveau de la politique globale, où ils pour-
ront seulement trouver leur pleine signification et apporter une
solution au problème de la société. La société capitaliste anglaise
ne comporte plus d'alternative réformiste réelle mais seulement une
alternative révolutionnaire. La « dépolitisation » actuelle des ouvriers
anglais ne pourra être dépasséc que s'ils arrivent à prendre une
conscience globale de cette alternative et à s'organiser pour la faire
triompher.
108
1
KROUCHTCHEV AUX ETATS-UNIS
En se rendant aux Etats-Unis, Krouchtchev avait moins pour
but de convaincre les dirigeants américains de la nécessité d'un
accord entre les deux Grands, que de donner des garanties de sincé-
rité et de bonne foi. En effet ni Eisenhower ni aucun autre politicien
américain « sérieux » n'avaient besoin d'être persuadés qu'un accord
entre l'URSS et les USA est aujourd'hui inévitable. La nécessité de
s'entendre découle simplement de l'impossibilité d'exterminer l'adver-
saire. Plus exactement à l'équilibre auquel les deux blocs sont
parvenus dans le domaine militaire s'ajoute la nature même des
forces équilibrées ; celle-ci est telle que les employer signifierait
que ni l'un ni l'autre bloc n'échapperait à des destructions colos-
sales, et ceci quelle que soit l'issue finale. On ne saurait conclure de
l'impossibilité présente d'une guerre (à moins de folie subite de la
part de Krouchtchev, Eisenhower ou de Gaulle) à son impossibilité
permanente' : il est probable au contraire que les développements
dans le domaine des fusées ou dans d'autres domaines permettront
de dépasser cette situation et de remettre en cause l'équilibre actuel.
Il n'en reste pas moins que pour l'instant les Grands ne peuvent que
s'entendre, et c'est ce dont les dirigeants américains ont aussi claire-
ment conscience que Krouchtchev.
Mais il était indispensable pour Eisenhower que Krouchtchev
donne des preuves concrètes de sa bonne foi, que la phraséologie
pacifiste soit appuyée par un comportement pacifique : il s'agissait
que Krouchtchev se présente aux américains non comme le meneur
d'une entreprise de subversion internationale, mais comme le chef
d'un Etat se préoccupant exclusivement de lui-même, de ses courbes
de production et de son niveau de vie. A cet égard Krouchtchev a
totalement rassuré. Au cours de son voyage il manifeste un mépris
total pour les « problèmes sociaux » américains, reconnaît avec son
cynisme invraisemblable mais éminemment accessible aux politiciens
et aux hommes d'affaires américains qui ne tiennent pas un autre
langage, que « Les esclaves du capitalisme ont l'air d'assez bien se
porter », ajoutant que « les esclaves du communisme ne sont pas
mal non plus ». Pour qu'on ne puisse pas se tromper, il affirme
qu'il ne fait « aucune distinction entre le peuple américain et son
gouvernement » et réserve sa sympathie aux poules, aux porcs et au
maïs. En agissant de la sorte, Krouchtchev a permis à Eisenhower
de se libérer de la pression de l'aile droite sudiste et réactionnaire
et plus généralement de tous les politiciens qui pour une raison ou
pour une autre ont intérêt à la continuation de la guerre froide et
qui se sont efforcé de multiplier les incidents et les provocations
tout le long du voyage.
S'acheminant vers la « paix », Eisenhower et Krouchtchev
s'appuient l'un sur l'autre, le pouvoir et le prestige de l'un se trouvant
renforcés à chaque moment par le comportement de l'autre. Plus
profondément, les classes dirigeantes qu'ils représentent consolident
mutuellement leurs doininations respectives et l'évolution actuelle
des rapports internationaux doit être considérée dans cette perspec-
tive. Il importe de souligner ce point, car l'idée qu'une politique de
« paix » manifeste une victoire des travailleurs et de la gauche sur
la bourgeoisie a valeur d'évidence dans les milieux « progressistes »
et constitue un des rares bijoux du trésor intellectuel de France-
Observateur. La « détente » telle que les classes dirigeantes de l'Est
et de l'Ouest l'organisent actuellement représente une cohésion ren-
forcée pour les unes, et les autres. Elle permet par exemple à la
bourgeoisie américaine et à ses sphères dirigeantes de remporter une
victoire décisive sur les éléments ultra-réactionnaires, maccarthystes
non-lepentis, racistes, qui ont pesé au cours de ces dernières années
d'une façon décisive sur l'orientation de la politique américaine et
plus particulièrement sur la politique extérieure, rendant impensable
un accord avec l'URSS alors même que les cercles dirigeants étaient
109
parfaitement convaincus qu'un tel accord ne pouvait plus être évité.
A l'Est la « détente », en imposant définitivement les idées de
Krouchtchev, permet aux éléments centraux de la bureaụcratie de
donner le coup final aux éléments extrémistes, périphériques et
staliniens et de réaffirmer la cohésion et l'unité de la classe diri-
geante soviétique derrière un homme et une politique. Parler dans
ces conditions d'une « victoire » des travailleurs relève du délire.
Si la politique de « détente » représente bien le dépassement au
profit des classes dirigeantes de certaines contradictions politiques
et militaires de l'époque antérieure (une guerre qu'on prépare mais
dont on sait d'avance qu'il ne peut en sortir aucun vainqueur, une
tension qui ne sert que les intérêts d'une minorité de politiciens),
il n'en reste pas moins qu'on peut voir dès maintenant que la situa-
tion à laquelle cette politique conduit est elle-même grosse de contra-
dictions. Pour s'en tenir aux plus flagrantes, il est évident que la
conférence au sommet ne peut aboutir qu'à officialiser laborieuse-
ment le statu quo présent. En dehors du règlement possible de
problèmes subalternes tels que le statut de Berlin, il n'y a rien à
attendre de la conférence en ce qui concerne l'Allemagne, la Corée
et le Vietnam dont on nous rebat les oreilles depuis des années et
à propos desquels l'un ou l'autre des Grands profère périodiquement
des menaces de guerre, mais dont en réalité ils se moquent tous
éperdument. Les conflits locaux, les tentatives d'infiltration des russes
en Irak et ailleurs continueront à se produire. Que reste-t-il å
discuter ? Il ne peut être question de modifier en quoi que ce soit
les délimitations actuelles des blocs, puisque c'est précisément parce
qu’on a reconnu de part et d'autre l'impossibilité de faire reculer
l'autre bloc d'un pouce qu'on se dirige, les uns résignés, les autres
enthousiastes, vers une conférence au sommet. Il est de même exclu
que la conférence parvienne à autre chose qu'à souhaiter pieusement
un désarmement général, pendant qu'au même moment on développe
fiévreusement à l'Est comme à l'Ouest la recherche et la technologie
dans le domaine des fusées intercontinentales et interplanétaires.
Dans ces conditions la conférence au sommet ne peut avoir
d'autre résultat que de prouver que la « politique internationale »
dont on parle avec tant de sérieux n'est qu'une vaste farce dans
laquelle moins que jamais les gens ne peuvent accepter de se laisser
impliquer. Depuis des années la crainte d'une guerre mondiale va
en s'amenuisant. Un an et demi après l'affaire de Suez, les événe-
ments d'Irak ct de Jordanie, puis la tension entretenue à propos
du statul de Berlin, ont été incapables de créer parmi la population
une psychose de guerre. Krouchtchev a agité ses fusées, Eisenhower
a agité les siennes, les politiciens ont parlé d' « heures graves ».
Mais quelles heures graves ? De quelle guerre s'agissait-il ? La guerre
qui possède une réalité déci ive aux yeux des gens est celle qui se
produit chaque jour au bureau et à l'usine. Comme le dit un ouvrier
américain dans Correspondence (journal rédigé par des groupes
d'ouvriers américains): « Il se déroule en ce moment une telle
guerre froide entre nous et nos patrons que nous n'avons pas le
temps de nous occuper de Krouchtchev. Nous essayons de nous
débrouiller dans notre propre guerre froide. Il y a bien des gars
qui sont persuadés que les russes veulent les réduire en esclavage,
mais la plupart estiment que nous sommes de toute inanière des
esclaves si bien qu'on se demande ce qu'on peut avoir à perdre ».
Au plus fort de la guerre froide les dirigeants de l'Ouest et de
l'Est ont été totalement incapables de faire croire aux gens que le
sort de l'humanité ne dépendait plus que d'eux, mais maintenant
qu'ils parlent de paix et qu'ils présagent un avenir de « concurrence
pacifique » et de « prospérité », la situation n'est pas changée à
cet égard. Que Krouchtchevet Eisenhower parviennent ou non à
s'entendre sur le statut de Berlin cela n'a pas la moindre impor-
tance, même et en premier lieu en ce qui concerne la politique
.
... 110
internationale elle-même et les rapports, entre les blocs, qui conti-
nueront à être régis par les rapports de force réels. D'autre part la
période de paix et de prospérité à laquelle la conférence au sommet
est censée introduire l'humanité, après des années de guerre froide,
de menaces de guerre chaude et de tension permanente, est indis-
cernable du passé, et l'effet que toute cette grande politique et ces
victoires diplomatiques des Krouchtchev et Cie peut avoir sur la vie
réelle des gens est absolument nul. C'est" justement parce qu'ils
reconnaissent que cette coupure entre leur 'politique dans tous ses
aspects, mais particulièrement dans son aspect international, de loin
le plus grotesque, et la vie privée et sociale des gens est totale, que
les dirigeants, comme Krouchtchevaux Etats-Unis, vont
peuple », et, dans une grande folie d'embrassades, de tapes sur le
ventre, de mangeaille, de pitreries et de grossièretés, essaient de
refiler leur camelote au public.
au
LA GREVE DE L'ACIER
Au moment où Krouchtchev se trouvait aux USA, un demi-mil-
lion d' « esclaves du capitalisme »'estimant qu'ils ne se portaient
pas assez bien venaient de déclencher la grève la plus longue que
la sidérurgie américaine ait jamais connue. Il n'effleure pas l'esprit
de Krouchtchev que « bien se porter » puisse vouloir dire autre chose.
que : « être bien payés », ni que les conflit's puissent concerner autre
chose que les salaires. Ce conflit ne contient pourtant qu'accessoire-
ment une revendication d'augmentation de salaires, il s'explique.
essentiellement. par la volonté : du patronat d'enlever aux ouvriers
certains avantages qu'ils ont acquis au cours de ces dernières années,
notamment en ce qui concerne les conditions de travail et la pratique
du recours à la grève « sauvage » dans les conflits qui surgissent
à leur propos. Un ouvrier résume la situation ainsi dans Correspon-
dence : « Ils veulent que je travaille là où on me dit de travailler,
comme manæuvre ou comme n'importe quoi, selon ce qu'ils veulent.
C'est de cela qu'il s'agit dans cette grève ». Le patronat, d'accord
en ceci avec cet ouvrier, reconnaît sans fard que l'enjeu de la grève
est le contrôle des conditions de travail, et réclame la suppression
du « featherbed » (« lit de plumes ») et l'augmentation du rende-
ment.
L'histoire du déclenchement de ce conflit est extrêmement signi.
ficative. Le syndicat avait réclamé, lors des négociations pour le
renouvellement du « contrat » (convention collective), une modeste
augmentation des salaires. Les ouvriers étaient extrêmement tièdes
et ne paraissaient pas disposés à appuyer cette demande par une
grève. Mais le patronat: a répondu en se déclarant prêt à accorder
des augmentations de salaire, mais réclamant en revanche la
suppression des clauses du « contrat » qui limitaient ses pouvoirs en
matière de conditions de travail. C'est cette attitude du patronat qui
a radicalement transformé l'attitude des ouvriers et leur a fait
soutenir une grève totale pendant plusieurs mois.
POLOGNE : L'EFFICACITÉ DES BUREAUCRATES
Aux Etats-Unis les patrons s'indignent vertueusement à l'idée
que les ouvriers puissent chercher à humaniser les conditions dans
lesquelles ils travaillent. En Pologne Gomulka mène lui aussi combat
contre le « lit de plumes » : « reprenant les griefs rassemblés depuis
quelque temps contre les travailleurs polonais, M. Gomulka a confirmé
la volonté du gouvernement de lutter contre les divers abus commis
en matière de salaires : rétribution indue d'heures supplémentaires,
absentéisme, indiscipline au travail. Le premier secrétaire a égale-
ment stigmatisé les « simulateurs » subventionnés par les assurances
111
aux
une
sociales et annoncé un relèvement des normes de travail, « ridicu-
lement basses ». (Le Monde, 20 octobre 1959).
Mais l'« efficacité » que Gomulka, d'accord avec les patrons
américains, réclame des ouvriers fait totalement défaut dès qu'il
s'agit du travail des dirigeants eux-mêmes. En effet, simultanément
mesures qu'on vient d'évoquer, Gomulka doit annoncer
augmentation de 25 % du prix de la viande et des graisses. Selon
Le Monde (21 oct.), cette augmentation serait le résultat direct d'une
« erreur des planificateurs ». « Ce n'est pas un pur hasard, écrit
Le Monde, si lo cheptel bovin est tombé de 12 millions 300 000 têtes
en juin 1957 à 11 millions 200 000 en juin 1959. Les paysans
n'avaient pas intérêt à élever des bêtes dont la nourriture leur coûtait,
selon la revue Zycie Gospordacze, 17 zlotys et qui leur étaient achetés
17,5 zlotys le kilo. Ils ont préféré vendre leurs pommes de terre aux
distilleries plutôt que de les « jeter aux pourceaux ». Même les
fermes d'Etat ont réduit de 100 000 têtės cette année leur cheptel
porcin, ce qui prouve que les directives gouvernementales étaient
erronées ou qu'elles n'étaient pas présentées avec la clarté néces-
saire ».
Le dernier mot de l'histoire nous est fourni par cette information
(Le Monde, 15-16 nov. 1959) :
« Varsovie, 14 novembre. Les autorités polonaises envisagent
de faire venir des experts américains pour réorganiser l'agriculture
et encourager la classe paysanne à utiliser des méthodes de produc-
tion un peu plus modernes. Tel est l'un des points qui vont être
discutés au cours de la visite que M. Frederick H. Mueller, le secré.
taire d'Etat américain au commerce, entreprend aujourd'hui samedi
à Varsovie ».
S
Et vive la supériorité des méthodes « socialistes » !
CHINE : « DES STATISTICIENS INEXPERIMENTES »
Pour le bureaucrate polonais les paysans pourraient tout aussi
bien être des martiens, à ceci près qu'il en sait probablement plus
long sur la planète Mars que sur les campagnes polonaises. Battant
comme d'habitude tous les records établis, le bureaucrate chinois
ne voit même pas ce qui se passe sous son nez, chez lui, dans la rue,
à la cantine, Tibor Mende, pourtant favorable au communisme en
tant que mal nécessaire, au moins en ce qui concerne les pays
arriérés et sous-développés, donne dans Le Monde (30 sept. 1959) une
image saisissante de la « compétence » des bureaucrates à s'occuper
des affaires de la société. Après le « grand bond en avant » de 1958,
écrit-il, « une atmosphère de triomphe régnait dans les ministères
de Pékin. Le directeur du ministère de l'agriculture m'assura que le
problème du ravitaillement était assuré pour un demi-siècle. Les
autorités envisageaient, m'informa-t-il, de réduire les superficies
cultivées... Puis en avril le premier ministre lui-même confirma ces
chiffres devant le Congrès du peuple ». « Mais, poursuit Tibor Mende,
pendant ces semaines j'avais pu voir dans les villes de longues files
d'attente devant les magasins d'alimentation. Les rations de céréales
furent même réduites dans les villes... Entre temps sur les panneaux
d'affichage les courbes de production s'élevaient à des hauteurs
vertigineuses ».
L'explication officielle de cette modeste « erreur » fut que des
« statisticiens inexpérimentés » avaient faussé les chiffres. Il est donc
admis que pour apprendre ce que n'importe quelle ménagère sait au
bout de 5 minutes de marche, les ministres et les premiers ministres
n'ont pas d'autre solution que de mettre en branle des administra-
tions gigantesques qui parcourent le pays, compilent des chiffres,
dressent des courbes, et concluent finalement que « le problème du
ravitaillement est réglé pour un demi-siècle », alors qu'au même
***REAN KHAS
112
moment les gens se demandent s'ils auront encore de quoi manger
demain. On ne peut qu'en conclure que les « esclaves du commu-
nisme », comme ceux du capitalisme, se porteraient mieux s'ils pou-
vaient s'occuper eux-mêmes de leurs propres affaires.
LE DERNIER CONGRES MENDESISTE
1
Le congrès de septembre dernier par lequel les mendésistes ont
décidé d'adhérer au P.S.A. en vue de former un grand parti socialiste
a ceci de particulier qu'il y a été fort peu question de socialisme,
pour la raison très simple que là n'était pas le problème.
En fait de quoi s'agissait-il ? Essentiellement de créer une force
cette fameuse gauche non communiste et la formation de cette
force constitue en elle-même, à leurs yeux, une perspective, un idéal
et un but. Aussi les différentes interventions des militants en faveur
de l'adhésion du P.S.A. ont-elles toutes traité de la nécessité de
s'unir, mais n'ont jamais été jusqu'à la question : « s'unir pour faire
quoi ? »
Pour mieux comprendre cette vue étroite des choses, il faut savoir
qui sont les mendésistes. Ce sont des gens qui ont répondu à l'appel
de Mendès en entrant en masse au parti radical, dont ils se moquaient
totalement et pour lequel ils n'avaient aucune sympathie particulière.
Alors que la venue au pouvoir du général de Gaulle a eu pour effet
d'endormir les français qui s'en remettent à lui pour régler les
problèmes, le passage de Mendès au gouvernement avait eu l'effet
tout opposé. Les français avaient brusquement recommencé à s'inté-
resser aux affaires publiques, avaient eu le sentiment qu'ils pouvaient
agir sur les événements, et, chose plus importante, en avaient eu
le désir.
Quels sont les gens qui s'étaient ainsi brusquement révélés ? Ils
appartenaient à toutes les classes de la société (y compris à une
partie de la classe ouvrière, bien que les adhésions. d'ouvriers au
parti radical aient été fort peu nombreuses : c'était quand même trop
leur demander). Mais ils avaient une chose en commun : leur âge,
qui allait de 25 à 35 ans avec une forte proportion d'hommes et de
femmes de 30 ans. Ces hommes et ces femmes, sans aucune forma-
tion politique, mais bouillant de l'ardeur du néophyte, se sont
trouvés rapidement englués dans les méandres et les subtilités de
la vie du parti radical, auxquels ils n'ont rien compris et qu'ils ont
d'ailleurs refusés en bloc.
D'où leur dégoût, leur inertie à l'intérieur du parti et leur inca-
pacité à soutenir Mendès dans la réorganisation d'un parti dont
ils ne voulaient pas. Ils n'étaient pas venus pour ça et ils n'avaient
qu'une idée, c'était sortir de là pour créer une nouvelle formation
avec Mendès à sa tête. D'où aussi la fascination qu'ont exercé sur
eux la naissance et le développement du P.S.A.
De leur passage au parti radical ils ont tiré des conclusions
simplistes qui sont celles-ci :
il faut être nombreux,
il faut être organisés,
il faut être disciplinés.
Le P.S.A., organisé et discipliné, pouvait devenir un grand parti
s'ils y venaient entendez par là un parti à nombreux adhérents.
Le problème qu'ils ont donc tous traité au congrès'a été celui-ci:
« pouvons-nous par notre adhésion au P.S.A. en faire un grand parti?
c'est-à-dire n'y a-t-il pas opposition irréductible entre notre clientèle
et celle du P.S.A.? » D'où de savantes études plus ou moins sociolo.
giques qui ont démontré que l'union du P.S.A. et des mendésistes
assurait la possibilité d'avoir prise sur toutes les classe moyennes,
avec deux franges extrêmement intéressantes : d'un côté ce qu'on
appelle maintenant les « technocrates » (y compris les grands fonc-
113
tionnaires) et de l'autre côté une minorité, certes, d'ouvriers, mais
de ceux que l'on considère coinme les plus évolués et les plus
dynainiques. Ce qui laisse espérer que l'on pourrait récupérer à plus
ou moins longue échéance ce million d'électeurs communistes qui
s'est déplacé lors de la venue au pouvoir de de Gaulle.
Cette démonstration faite, ce ne sont pas les quelques interven-
tions opposées à cette fusion qui ont pu renverser le cours des choses.
En effet, à deux exceptions près, elles avouaient en toute candeur
des préoccupations personnelles étonnantes : « mais si j'adhère au
P.S.A. je ne serai jamais élu. Vous jugez de haut ici à Paris, sans
tenir compte des situations particulières ».
Le congrès, passant outre aux situations personnelles, a donc
voté la fusion à une majorité écrasante.
Mais maintenant qu'il est en route, ce grand parti, la question
« pour faire quoi ? » se pose quand même avec urgence. La réponse
nous est donnée dans l'intervention finale de Mendès-France à ce
congrès, intervention dont l'Express a donné de très larges extraits.
La signification de cette réponse est analysée dans la note
publiée plus loin. Constatons simplement qu'elle revient à convier
les niilitants à faire la « Révolution » pour établir une Vie Répu-
blique.. sæur jumelle de la IVe !
Mendès-France
et le nouveau réformisme
se
« Mendes-France est-il socialiste ?
demande gravement
Tribune du Peuple du 10 octobre. C'est la question que se sont posé
et se posent beaucoup de gens, et en premier lieu les militants du
P.S.A. et de l’U.G S. Sans doute un certain nombre y a déjà répondu
négativement.
Il est clair, en effet, que les explications qu'il a fournies de son
adhésion au P.S.A., l'orientation qu'il a tracée dans son discours
au congrès du C.A.D. (1), ne contiennent pas la moindre parcelle de
socialisine. Pierre Naville lui-même est bien obligé de le constater,
dans un article de cette même Tribune du Peuple, où, après avoir
montré que Mendès-France ne va pas au-delà d'une sorte de dirigisme
économique, reste sur le terrain du capitalisme, il conclut cependant
de manière surprenante : <... les récentes prises de position de
Mendès-France nous amènent enfin (! !) à débatttre des problèmes
essentiels de l'orientation du mouvement socialiste. Que cela nous
conduise à forger un parti unique, ou que nous poursuivions une
action concertée dans une solide Union, l'essentiel resto que le dégel
des forces socialistes s'accentue, et qu'il ne peut mener qu'à leur
renaissance ».
Mais laissons Naville à ses inconséquences ; les militants de
l’U.G.S. devraient y trouver matière à réflexion.
Pour nous, l'adhésion de Mendès-France au P.S.A. est indiscu.
tablement celle d'un bourgeois libéral à certaines méthodes du capi-
talisme d'Etat. Planification pour accroître la production, extension
des nationalisations. « C'est l'Etat démocratique lui-même qui doit
définir les objectifs, les moyens de parvenir aux objectifs, et qui
doit contrôler l'exécution des décisions ». < Création et formation
d'une élite ouvrière apte à jouer un rôle partout où se décident
(1) Publié dans « L'Express » du 1-10-59 : « Les raisons d'un
choix ».
114
mesures
ne
l'orientation économique et l'investissement, où se fait la planifi-
cation et où s'exerce le contrôle ». « Formation de cadres nou-
veaux » (2).
Encore imprécises, ce sont les grandes lignes d'un programme
de réforme du capitalisme français. Par la planification et la natio-
nalisation, alléger le poids des groupes privés sur l'orientation de
l'économie, fixer des objectifs de production et les atteindre, réorga-
niser le circuit commercial. S'assurer, pour ce faire, la collaboration
de la classe ouvrière, à la fois par une « meilleure répartition des
richesses », liée à l'accroissement de la production, et par l'association
de son élite (les dirigeants politiques et syndicaux) à l'orientation
économique.
Bien entendu, de telles
modifieraient pas d'un
millième la substance même du régime hourgeois. Ce prétendu socia-
lisme, s'il entend transformer dans des cas extrêmes la forme
juridique de la propriété, par la nationalisation, ignore l'exploitation
et ne se propose d'apporter aucun changement aux rapports de
production cux-mêmes, c'est-à-dire aux rapports entre les classes
dans le processus productif. Dans le système politique et social
« profondément transformé » qu'envisage l'ancien Président, la bour-
geoisie et la haute bureaucratie de l'Etat, renforcées des « élites
ouvrières », dirigeraient la production comme par le passé, au niveau
de l'entreprise et au niveau de l'économie nationale, décideraient des
investissements, de la répartition des produits, et par là même,
objectivement, du niveau de vie des travailleurs ; ceux-ci exécute-
raient, comme par le passé, les ordres reçus, seraient toujours dans
le même rapport de dépendance vis-à-vis des chefs de la production
(patrons ou bureaucrates) et de la production elle-même, dont l'a.
gestion leur échapperait totalement. Leur condition de prolétaires
resterait inchangée.
Mais si les solutions de Mendès-France n'ont rien à voir avec
le socialisme, son adhésion au P.S A. tend en un sens à créer une
situation nouvelle dans la classe ouvrière française. En effet, si elle
vise tout d'abord à accélérer le regroupement des appositions au
Gouvernement sous la bannière d'un candidat sérieux à la succession,
au-delà elle rejoint les efforts faits de divers côtés pour constituer
en France ce mouvement réformiste dont toute démocratie moderne
semble avoir besoin.
Le regroupement des oppositions trouve sa raison d'être dans
la situation présente. Cette situation est de toute évidence « anor-
male » et ne saurait se prolonger indéfiniment. La séparation entre
le Gouvernement et les travailleurs est totale ; plus même, l'espèce
de communication que les institutions démocratiques modernes sont
censées établir entre l'Etat et la population n'existe plus dans les
institutions de la Ve République. Or, ce « blocage » est dangereux
pour la société bourgeoise à un double titre : il empêche de canaliser
le mécontentement et, ayant supprimé toute soupape de sûreté, tend
à accumuler les tensions sociales ; il accentue l'attitude négative des
ouvriers face à la production et aux institutions politiques.
Le vide entre les pouvoirs publics et la population, le personnel
qui entoure de Gaulle est incapabe de le combler. A sa droite
coinme dirait L'Express il y a les colonels, les activistes, les colons
et les politiciens les plus obtus, derrière lui la masse amorphe do
l'U.N.R., à sa gauche... Gaillard; Mollet ? Ce n'est pas sérieux !
C'est à la gauche de prendre la relève, dit Mendès-France. Et
(2) Mendès-France. Discours cité.
115
c'est un discours d'homme d'Etat qu'a prononcé l'ancien gouvernant
de la IV. en rejoignant le P.S.A. (3).
Certes, le rassemblement de la gauche, la lutte politique, la
succession du régime, sont ses buts immédiats. Il n'en reste pas
moins qu'en adhérant aux « socialistes autonomes » et non en
fondant son propre mouvement il renforce les éléments qui, dans
ce parti et hors de ce parti, rêvent depuis longtemps d'un mouvement
réformiste solidement implanté dans la classe ouvrière : bureaucrates
planificateurs en puissance de l'appareil F.0. et C:F.T.C., de l’UGS
et du PSA, progressistes qui regardent avec envie les chiffres de
production des régimes staliniens, mais « répugnent aux méthodes »,
« honnes seulement pour des pays arriérés ». Tous ceux, en somme
et ils sont nombreux au P.C. lui-même -- qui, regrettant amère-
ment' les liens de celui-ci avec Moscou, souhaitent qu'un nouveau
parti réformiste, libre de toute attache avec l'URSS, de tout dogma-
jisine stalinien, puisse jouer en France le rôle réformateur que le
parti de 'Thorez ne pourra, par sa nature même, jamais assumer (4).
Que ce soit pour ses objectifs immédiats ou à long terme un parti
réformiste aura besoin de l'appui de la classe ouvrière. Dès mainte-
nant, s'il veut avoir un certain poids, il doit conquérir l'adhésion
d'importants secteurs ouvriers.
Sur ce terrain, il rencontrera inévitablement celui qui est déjà
en place : le P.C.
Or, ce n'est pas seulement au poids de la tradition, au fait que
le P.C. dispose d'un appareil politique et syndical parfaitement rodé
que le parti réformiste va se. heurter. C'est à quelque chose de plus
profond.
En effet, ce qui motive - l'adhésion d'une partie de la classe
ouvrière au P.C. n'est pas que la tradition ou la propagande autour
de l'URSS. Pour bon nombre d'ouvriers qui le suivent, l'élément
fondamental de leur attachement est la position de ce parti dans la
société bourgeoise en France.
Le P.C. leur apparaît avant tout comine une force d'opposition
à la classe dirigeante et, dans l'entreprise, au patron. Dans ce sens,
leur attachement se fonde essentiellement sur leur refus de s'intégrer
à l'entreprise capitaliste, sur une attitude de non collaboration vis-
à-vis de la production et des structures capitalistes. Dans une situation
où l'expansion de l'économie est conditionnée par l'augmentation
de la productivité, ce refus ne risque pas de s'atténuer. Toute tentative
de pousser sérieusement, au niveau de l'entreprise et au niveau
national, une politique de collaboration des classes, se heurterait
inévitablernent à une telle attitude, qui, sans traduire une conscience
révolutionnaire, n'en exprime pas moins une « sagesse » ouvrière,
purement défensive : profiter de toute concession, mais refus de
collaborer, et encore plus d' « y croire ».
Or, les secteurs ouvriers qui suivent le P.C. sont parfaitement
capables de comprendre, dès maintenant, la signification du pro-
gramme qu’annoncent Mendès-France et les ex-ministres S.F.1.0.
fraîchement « démollétisés ». Ce n'est certes pas un tel emplâtre qui
les décidera à changer d'organisation !
Premier écueil de taille pour l'implantation d'une organisation
réformiste dans la classe ouvrière.
(3) Voir dans « Socialisme ou Barbarie », 11° 15-16, l'article de
P. Chaulieu : « Mendès-France, velléités d'indépendance et tentative
de rafistolage ».
(4) Voir dans « Socialisme ou Barbarie », n° 26 : « Objectifs et
contradictions du P.C.F. ».
116
D'un autre côté, le passage d'ex-députés S.F.1.0. et de mendés-
sistes de tout poil au P.S.A. risque d'avoir des répercussions négatives
dans le milieu même où : s'étaient développés jusqu'à présent les
efforts
confus ou pas
de reconstruction d'un mouvement socia:
liste et révolutionnaire. Le courant d'adhésions dont avaient bénéfició
le P.S.A. et l'U.G.S. était formé en partie d'anciens militants et de
jeunes qui cherchaient à construire tout autre chose qu’un parti
de type travailliste, Le parlementarisme, les compromissions avec la
bourgeoisie, la Hongrie, la guerre d'Algérie, l'orientation des centrales
syndicales, leur propre expérience dans des organisations bureau-
cratisées, dominées par les leaders, avaient poussé des militants de
la S.F.I.O. et du P.C. à rompre et à rejoindre des jeunes organisations
où ils pensaient trouver une théorie et une pratique socialistes et
révolutionnaires.' Des employés, des étudiants, des jeunes ouvriers,
y avaient adhéré dans le même esprit.
Quel qu'ait pu être le degré de confusion créé par l'appareil
U.G.S. et P.S.A., l'inévitable déformation subie dans des organisations
dont l'activité a été jusqu'ici principalement centrée sur les campa-
gnes électorales, ces militants et ces jeunes ne peuvent pas accepter
purement et simplement l'orientation réformiste et le visage classi-
quement social-démocrate que le nouveau mouvement est en train
de prendre.
En revanche, la masse des éléments intellectuels et petit-bourgeois
dont la tendance au réformisme, à la paix sociale et à l'efficacité à
court terme est naturelle dans des périodes de relative stabilité
sociale, va se trouver satisfaite. Il s'agit aussi bien d'adhérents actuels
du PS.A. et de l'U.G.S. que d'une bonne partie de membres, ou
d'ex-membres du P.C., de sympathisants et d'inorganisés. Il s'agit
essentiellement de cette masse de lecteurs de journaux de gauche qui,
si elle s'oppose aux injustices les plus criantes, aux crimes les plus
féroces de la société bourgeoise, en accepte quand même les fonde-
ments et en subit l'influence. C'est la masse des éléments pseudo-
politisés qui voient dans la hausse du niveau de vie le signe que le
socialisme s'approche, qui identifient l'industrialisation planifiée et
la société socialiste, la paix et la conférence au sommet, la classe
ouvrière et lès dirigeants syndicaux.
Au-delà, il reste encore la grande masse des salariés qu'on
qualifie d'indifférents, des millions de travailleurs qui ne militent
pas, mais qui subissent comme les autres le poids de l'exploitation,
qui votent généralement à gauche, souvent P.C., exceptionnellement
de Gaulle, qui réagissent parfois, dans des périodes de violente tension
sociale, et bouleversent alors par leur poids la face du pays. C'est à
eux aussi que prétend s'adresser le nouveau parti réformiste. Mais
qu'a-t-il à leur proposer ? La planification et la nationalisation ils
s'en fichent, quand ils ne s'en méfient pas, à juste titre. Il pourrait
à la rigueur recueillir une partie de leurs voix dans une consultation
électorale, mais leur participation active un parti, quel qu'il soit, ne
l'obtiendra pas si leurs intérêts quotidiens ne sont pas en cause.
S'adressant à son public de gauche, Mendès-France l'a mis en
garde contre l'illusion d'une lutte uniquement électorale et a évoqué
la nécessité d'une « pulsation » populaire. Mais une telle « pulsa-
tion », c'est-à-dire un mouvement des masses, ne peut pas se déve-
lopper sur les objectifs que lui et ses amis proposent. Quel que soit
l'accident qui déclenche le mouvement, c'est pour leurs propres
intérêts que les travailleurs se mobilisent. Et le rôle des réforinistes
est alors non de dégager le fond réel de cette « pulsation »
dirait 'Mendès mais de l'obscurcir, de détourner les masses de
leurs propres intérêts. C'est ce qui s'est passé en 1936. Mais le
inouveinent gréviste de 1936 a été tellement falsifié par les staliniens
et les réformistes qu'il est devenu un exemple glorieux die mesures
bénéfiques pour les travailleurs prises par les partis unis au
d'une « pulsation » pacifique : une espèce de crise de bons sentiments
commc
cours
117
on
de toute la société française, sauf quelques traitres, les deux cents
familles et autres cagoulards.
Que Mendès-France ľui-même soit victime ou non de cette image
d'Epinal cn souhaitant un mouvement populaire qui emporterait le
régime, il est certain que son parti d'ex-parlementaires déçus ne
mobilisera pas la masse dite des indifférents pour construire une
démocratie dirigée.
Si la cohorte informe du P.S.A. se retrouve dans le même parti
avec l'ancienne U.G.S., pourra alors parler enfin de gauche
retrouvée, mais cc sera, avec son lourd passé, sa confusion idéologique,
ses audaces verbales et ses dérobades pratiques, pour expliquer à la
bourgeoisie les vertus d'un capitalisme « à la page » et pour essayer
d’en persuader la classe ouvrière.
Quant aux jeunes travailleurs et aux militants qui auront gardé
une conscience claire des objectifs pour lesquels ils avaient adhéré
à ces organisations, il ne leur restera plus le moindre espoir de les
voir défendus par le nouveau parti.
Dès maintenant, ils doivent prendre conscience du fossé qui
sépare la réforme sociale de la révolution, l'aménagement de l'exploi-
tation de sa suppression. Dès maintenant, ils peuvent nous aider à
construire l'organisation révolutionnaire qui luttera pour le pouvoir
et la gestion des travailleurs.
R. MAILLE
118
CORRESPONDANCE
A PROPOS DE « POUVOIR OUVRIER »
Nous avons reçu à propos du supplément
mensuel ronéoty pé de la Revue, Pouvoir
Ouvrier (12 numéros parus à ce jour) la lettre
ci-dessous dont le contenu nous parait justifier
la reproduction intégrale, malgré sa longueur.
Nous
excusons auprès de autres
correspondants de devoir, de ce fait, ajourner
à notre prochain numéro, la publication de
leurs lettres.
nous
nos
une
A mon avis, l'importance de « Pouvoir Ouvrier » dans la période
actuelle réside dans le fait qu'il doit être considéré comme
tentative pour aider la classe ouvrière à reprendre l'initiative dans
sa lutte permanente contre l'exploitation capitaliste, au lieu de
déléguer ses pouvoirs à des formations qui lui sont étrangères et qui
l'utilisent pour leurs propres fins.
"Les actions des dernières années prouvent la volonté des travail-
leurs d'imposer leurs revendications et leurs méthodes dans les luttes;
mais elles prouvent aussi leur échec faute d'un outil approprié pour
coordonner leurs luttes, unifier leurs revendications et imposer leurs
décisions. Cet outil, la classe ouvrière ne le forgera pas spontanément,
c'est le rôle des militants révolutionnaires de l'y aider.
Si « Pouvoir Ouvrier » répond à une nécessité dans des circons-
tances données, il est important de connaître ce qu'il y a de carac-
léristique dans la période actuelle pour que se dégagent pratiquement
les formes d'organisation et de lutte dans ces circonstances.
A mon avis, ce qui caractérise la période actuelle c'est les rapports
qui se sont établis au sein inême de la production entre dirigeants
et exécutants depuis un quart de siècle, ces rapports étant le résultat
de la division à l'infini du travail.
La division du travail existait déjà dans les sociétés pré-capita-
listes, marchandes ou primitives. L'apparition des manufactures
accentue cette division, mais celle-ci n'est pas encore très complexe.
Le directeur de la manufacture n'est pas seulement un directeur
administratif, c'est généralement un homme qui connaît le travail
d'un bout à l'autre et ses contremaîtres sont formés à la même école;
l'unité du travail se réalise dans la tête de quelques hommes inter-
changeables et de ce fait les problèmes inhérents à la division du
travail sont résolus assez simplement. Ce qui n'empêche pas que les
problèmes relatifs à l'exploitation se posent avec acuité.
Dans la société moderne, ces derniers se posent peut-être plus
impérieusement du fait de l'augmentation du taux d'exploitation,
mais sensiblement dans les mêmes termes qu'avant.
En revanche, la division du travail s'est non seulement accrue
à l'infini dans la production, mais elle s'est imposée à son tour dans
les tâches de direction. Au point qu'il n'y a plus aujourd'hui un
directeur capable de prendre des décisions pour résoudre, plus ou
moins heureusement peut-être mais résoudre tout de même, les
problèmes pratiques. Mais un homme irresponsable (du point de vue
technique), pour lequel les problèmes se posent sous forme de conflits
entre différents services, qu'il ne peut résoudre, arbitrairement en
général, qu'après discussion au sein d'un conseil d'administration
fórmé en majorité d'actionnaires incompétents, sensibles uniquement
aux : questions de chiffres.
119
Cette division se reproduit ensuite au sein de chaque service.
Jusqu'à la dernière guerre, on admettait de placer comme chefs
d'atelier des anciens compagnons, connaissant par expérience les
différentes phases de la production dans leur atelier, et même dans
les ateliers voisins. Ces hommes jouaient encore dans la grando
industrie le rôle joué par les directeurs dans les manufactures. Ils
étaient responsables de la production de leur atelier et s'opposaient
à l'organisation formelle de l'entreprise quand les besoins l'exigeaient.
Ils cumulaient des fonctions administratives et techniques et impo-
saient généralement leurs décisions aux bureaux administratifs et
aux bureaux des méthodes.
Si le titre subsiste, ce genre d'individus tend à disparaître
aujourd'hui et a déjà complètement disparu de la grande entreprise
moderne.
Le chef d'atelier est aujourd'hui un homme qui sort des grandes
écoles et qui est choisi pour ses qualités d'administrateur et quel.
quefois pour ses connaissances en < relations sociales » (on range
sous ce vocable les hypnotiseurs capables de faire avaler les « plus
grosses couleuvres » ; ils sont très appréciés des directions recher-
chant la paix sociale à bon compte). N'importe comment ses fonctions
sont purement coercitives. Quant à ces hommes-tampons que l'on
nomme chefs d'équipe ou contremaîtres, tous ceux qui travaillent
dans les grandes entreprises savent qu'ils sont choisis pour leur
souplesse de l'échine, et quand par hasard il s'en trouve un qui
veut conserver quelque dignité dans l'exercice de son travail, il s'en
tire en favorisant l'organisation informelle de l'entreprise,- ce que
nous appelons plus communément le « démerdage ». Quant aux
problèmes techniques, ils sont du ressort du bureau dès méthodes.
Mais celui-ci n'apparaît à l'ouvrier que sous les traits impersonnels
des services d'acheminement qui apportent les pièces brutes, dessin
réduit à sa plus simple expression : l'opération à exécuter, et bon de
travail.
Arrivé à ce stade, l'ouvrier n'a plus qu'à travailler, il n'a pas
vue d'ensemble du travail
en tant que travailleur isolé (ni
personne autour de lui). Il lui est donc difficile de juger du bien
fondé de l'opération qu'il exécute, excepté dans les ateliers d'outil-
lage. Ses attaques au sujet de l'inadaptation de l'outillage prévu
dépassent rarement la forme de la « rouspétance » ; il lui faudrait,
renuer ciel et terre pour faire admettre une modification justifiée.
Mais là où il ne peut abandonner la lutte, car sa paye et sa santé
en dépendent, c'est sur le temps alloué. Nous avons vu pourquoi
étaient choisis les chefs d'équipe ; professionnellement, ils ont en
général une expérience inférieure à celle de l'ouvrier, et ils n'ont
aucune possibilité de faire modifier les temps alloués, excepté dańs
certains cas, à l'outillage.
L'ouvrier, ne pouvant pas compter sur eux, doit s'adresser ailleurs.
Pour les temps alloués, allons donc voir le chrono, ce qui paraît
assez normal. Mais là aussi le travail est divisé et le chrono n'est
responsable ni des tolérances demandées par le bureau de dessin
ni des exigences des contrôleurs.
À côté de l'imposant appareil administratif et coercitif de
l'usine, toute l'organisation technique se réduit, au niveau de la
production, à ce composé binaire : .chronométreur-contrôleur, qui
s'évanouit devant l'ouvrier.
Le premier, en réponse à une demande de rallonge de temps,
dit : « Tu n'as pas besoin de fignoler comme cela, c'est bien hon pour
ce que c'est faire », et quand l'ouvrier livre les pièces, le second dit :
« Il y a deux triangles sur lc.'dessin, je ne veux pas de rayures, le
chrono doit donner le teinps nécessaire ».
Mais l'ouvrier subit encore les contre-coups de la division du
travail à l'intérieur du « contrôle ». Quand au début d'une série il
fait contrôler. une pièce pour vérifier le réglage de la machine, le
une
120
contròleur préposé à la pièce-type fait souvent cette réponse pleine
d'humour : « Pour une pièce de série elle serait bonne, mais pour
une pièce-type fais-en une mieux », et le contrôleur qui vérifie la
série renvoie les pièces en disant : « elles sont moins bien que la
pièce-type, retouche-les » (1).
Présenté de cette façon, nous pourrions croire à une histoire de
fous, mais ce n'est pas un artifice de présentation, c'est cette histoire
de fous que l'ouvrier vit, ou du moins vivrait à longueur d'années
s'il n'y avait pas le « démerdage », par nécessité pour lui et pour
le plus grand bien de l'entreprise,
Tous les ouvriers savent ces choses, mais du fait même de la
division du travail, ils ne voient le résultat des petites combines
que dans un secteur restreint de la production, et simplement comme
un moyen d'adoucissement des conditions d'exploitation. Très rares
sont ceux qui reconnaissent' un caractère universel à cette organisation
parallèle de la production dans l'usine. Il est pourtant impression-
nant de voir le nombre de décisions importantes qui sont prises par
l'ouvrier contre l'organisation officielle de l'usine.
Si j'ai insisté un peu longuement sur ce que je considère être
le trait caractéristique de l'organisation de l'usine moderne, c'est
parce que je pense que c'est cela que le journal ouvrier doit traduire
dans ses lignes.
Politiser le journal ouvrier, si ce n'est pas traiter de la dégéné-
rescence de la révolution russe ou de la participation au Marché
Commun, comme l'a démontré D. Mothé (2), nous voyons maintenant
ce que ce doit être : la relation de faits vécus, non pour photographier
le « milieu ouvrier », mais pour dégager le caractère universel de la
participation active de la classe ouvrière à la production.
Mais la question qui se pose maintenant est de savoir pourquoi
nous pouvons considérer que le fait de montrer que le débrouillage
généralisé est une véritable organisation parallèle à l'organisation
officielle de l'entreprise est une politisation du journal ouvrier.
J'ai dit plus haut que c'est cette histoire de fous que l'ouvrier
vivrait à longueur d’années s'il n'y avait pas le « démerdage ». En
effet, pour l'ouvrier, ce ne peut être autre chose. Lorsqu'il se trouve
devant un travail à exécuter où sont imposées des conditions incom-
patibles, il peut soumettre le problème à une autorité supérieure.
En adınettant qu'il s'agisse d'un jeune chef qui veuille faire du
zèle, il ira discuter l'affaire dans les bureaux des méthodes ; cela,
il pourra le faire deux ou trois fois, mais on lui fera vite comprendre
qu'il est un empêcheur de danser en rond et que s'il veut faire des
ennuis, on peut lui en faire aussi, il devra plier ou sauter, Le
débrouillage, pour lui, est simple ; il dira à l'ouvrier : les autres
le font bien, si tu ne peux pas y arriver, cherche-toi un autre emploi.
Mais l'ouvrier est dans la situation de Charlie Chaplin dans « Le
Dictateur »: quand il doit désamorcer la bombe, il n'y a personne
derrière lui à qui transmettre l'ordre, il doit le faire lui-même. C'est
pourquoi beaucoup de décisions sont prises en fait par l'ouvrier, non
seulement en dehors de l'organisation officielle mais contre elle. Les
petites combines sont souvent connues du chef d'équipe, qui ferme
les yeux, mais le jour où il y a un ennui (les décisions prises par
l'ouvrier, si elles résolvent le problème immédiat créent quelquefois
un autre problème à un stade plus avance de l'usinage ou au mon-
tage, car il n'a pas une connaissance générale du problème à résoudre)
l'ouvrier est le seul responsable devant la direction.
Pour l'individu isolé, il ne s'agit que d'un débrouillage, qui lui
est d'ailleurs imposé, nous l'avons vu, par l'organisation du travail
dans l'entreprise. Ce débrouillage fait partie de l'exercice même du
(1) Ces réflexions, textuelles, sont loin d'être exceptionnelles ;
elles dénotent au contraire un état d'esprit général.
(2) V. « Socialisme ou Barbarie », n° 17, p. 29.
121
tel que
métier, et tout en sachant que le copain à côté de lui agit de la
même façon et que cela se répète dans toutes les branches de la
production, il n'en tire pas la conclusion que c'est grâce à ces initia-
tives ouvrières, non seulement imprévues mais encore interdites et
en fin de compte niées par la directioni, que le produit peut être livré.
Et il ne peut itirer cette conclusion du fait même de la division du
travail, car il résoud un problème qui est une infime partie du
produit fini, lequel représente à ses yeux le résultat concret d'une
décision supérieure et il ne peut admettre qu'il soit seulement le
résultat d'une suite de hasards. De là naît un complexe d'infériorité
de l'ouvrier devant le rôle technique de la direction de l'usine, qui
subsiste même quand il la critique.
Un journal ouvrier ne peut donc pas naître spontanément, mais
seulement du travail d'un groupe de militants politiques le considé-
rant non comme un hut en soi mais comme une forme de travail
politique. Ce qui ne veut pas dire que n'importe quel groupe de
militants politiques puisse promouvoir un journal ouvrier, du moins
le définit. D. "Mothé dans l'article sur le journal ouvrier
(S. ou B., n° 17), car, en le faisant, on reconnaît implicitement
l'absolue nécessité de l'initiative ouvrière dans la lutte de classe.
Toutes les organisations, politiques ou syndicales, d'extrême-
droite, du centre ou d'extrême-gauche, qu'elles utilisent le mécon-
tentement en vue de faire pression sur les autorités ou qu'elles
recherchent simplement des électeurs, cherchent à s'attirer la clien-
tèle ouvrière.
Mais seule l'organisation révolutionnaire, par définition même,
peut laisser l'initiative ouvrière se développer à travers sa lutte
permanente contre l'exploitation. Et de plus, elle doit la favoriser
sous peine de se nier comme organisation révolutionnaire.
Non seulement les partis et syndicats traditionnels ne peuvent
promouvoir un journal ouvrier sans mettre en danger leurs privilèges
de bureaucraties dirigeantes, mais ils ne peuvent même pas imaginer
un tel journal, car leur conception de l'organisation est le reflet de
l'organisation capitaliste de la société, c'est-à-dire de la division du
travail entre dirigeants et exécutants" (3). Et pour eux, écrire un
journal est du ressort des dirigeants.
C'est pourquoi je considère le lancement d'un journal ouvrier
comme une expérience très intéressante. C'est une forme d'activité
où l'organisation révolutionnaire .se différencie pratiquement des
organisations staliniennes, réformistes ou même chrétiennes.
En lançant un journal de ce genre, un groupe de militants poli-
tiques fait un travail politique, car si en multipliant les exemples
d'initiatives ouvrières dans la lutte contre l'exploitation ils détruisent
les illusions, entretenues par les bureaucraties syndicales que c'est
grâce à elles que des victoires (?) sont remportées, en multipliant
los exemples d'initiative's ouvrières dans la production ils prouvent
non seulement le caractère, universel de la participation "ouvrière à
cette production, mais aussi que ce que fait l'ouvrier est impor-
tant (4). Toute l'organisation capitaliste de la production tendant
à réduire le rôle des ouvriers à celui de simples exécutants et les
syndicats acceptant cette interprétation, aider à la détruire c'est
faire un travail politique.
De plus, en détruisant par des exemples répétés le mythe de
l'organisation rationnelle de la production capitaliste, en montrant
que lorsque l'appareil de direction prend une décision c'est au hasard
et qu'il y avait une quantité d'autres décisions, ni meilleures ni plus
mauvaises, on aide l'ouvrier à se débarrasser du complexe d'infé-
riorité devant l'organisation technique d'une part, et d'autre part
(3) V. « Prolétariat et organisation », « S. ou B. », n° 27, p. 68.
(4) V. dang*::Pouvoir Ouvrier », n° 5, Particle : *Ce: qui est
important »
122
LLLLLL
on
prouve théoriquement que les producteurs peuvent gérer la
production, non seulement aussi bien mais en fait beaucoup mieux
qu’une direction séparée d'eux, en attendant qu'ils puissent le prouver
pratiqueinent par la prise du pouvoir.
Lorsque les ouvriers admettront profondément que ce qu'ils font
est important, le problème de la participation au journal ouvrier
sera à moitié résolu. Dans l'article de « P.O. » : « Pourquoi les
ouvriers n'écrivent-ils pas », la question de la formation scolaire
(ou plutôt de la non-formation) est bien traitée, mais c'est incom-
plet. Car si l'on s'arrète là, tout le temps que l'éducation reste entre
les mains des classes dirigeantes les ouvriers ne pourront pas s'expri-
mer et il faudrait attendre que l'éducation socialiste soit un fail
pour lancer un journal ouvrier. Or, la formation de l'individu se
fait non seulement à l'école, mais dans la société. en général, dans
les organisations de jeunesse, au cinéma, dans l'armée ou mêine å
l'église, mais surtout à l'atelier et au bureau, car c'est là que nous
passons les trois-quarts de notre vie active. Mais cette formation ne
se fait pas seulement par ces organismes, mais aussi contre eux,
dans la lutte que les exploités: doivent toujours développer pour
défendre leurs conditions d'existence, leur dignité ou leur idéal.
L'initiative que les exécutants ne peuvent développer dans le pro-
cessus de production, ils la développent dans leurs luttes' contre
l'exploitation. C'est pourquoi la lacune de la formation scolaire
n'arrètera pas leur participation au journal le jour où ils admettront
que leur expérience personnelle est importante et utile à leur lutte.
Mais depuis plusieurs décades, les mouvements de masse qui
auraient dù permettre aux travailleurs de se former en luttant contre
les organes du pouvoir de la bourgeoisie, agissent en fait de la même
façon qu'eux en disant : « Faites-nous confiance et surtout ne prenez
pas d'initiatives, vous êtes ignorants des grands problèmes et par
vos interventions intempestives vous prenez des risques inutiles et
vous compromettez la solution finale, dont nous seuls pouvons avoir
conscience ».
Nous savons aujourd'hui où nous ont conduits de telles méthodes.
Et je pense qu'il est indispensable de reprendre le travail à la base
et que le journal ouvrier est un moyen qui favorise ce travail.
Mais je ne dis pas que le journal ouvrier doive être limité à
cela ; la plus large publicité doit être faite à l'action ouvrière, aux
méthodes de lutte, aux formes d'organisation, à la solidarité effective
dans l'action, etc. Je dis simplement que le développement pratique
de cette théorie de l'interférence de l'attitude des ouvriers sur la
production donnerait plus de force à l'action ouvrière en lui donnant
une perspective. En effet, si l'on excepte les grands mouvements
comine celui des postiers en 53, où les travailleurs espéraient par
leur unité à la base obtenir une action commune des syndicats et
améliorer leur niveau de vie, la plupart des mouvements ont un
caractère désespéré. Et ceci ressort particulièrement des articles de
« Pouvoir Ouvrier ». Far exemple, dans le n° 6, « A la Société
Métallurgique de Normandie », ou dans le n° 5, « Solidarité avec un
nord-africain », un membre de la direction avait dépassé la limite
que les ouvriers pouvaient accepter, rien n'aurait pu empêcher le
déclenchement de l'action ouvrière, ni la crainte des représailles ni
les calculs sur les chances d'aboutir. C'est le reflexe incontrôlable à
une certaine limite, celle-ci étant variable évidemment.
Il en est de même pour la revendication économique. L'exploité
ne peut accepter, par lassitude, un certain niveau de vie, car l'exploi-
teur n'a comme limite à son appétit que la résistance de l'exploité.
La revendication est une nécessité impérieuse, combien de fois
pouvons-nous entendre : « A quoi bon faire la grèvé, il nous faudrait
deux ans pour récupérer la perte de salaire » -« si la vie n'augmen-
tait pas »
« alors ne la faisons pas » « on ne peut tout de
inême pa's se laisser faire sans rien dire !... et puis la vie augmentera
123
----
quand même ». Il est évident qu'entrer en lutte avec de telles
perspectives n'est guère encourageant ; savoir en plus que l'on est
sûr de la trahison des syndicats pour terminer, explique assez le
inanque d'enthousiasme dans la lutte.
Dans les cas du réflexe devant les vexations, de la lutte contre
les cadences ou de la revendication économique, la perspective d'une
possibilité de dépassement de l'objectif particulier vers quelque chose
de plus général, donnerait beaucoup plus de combativité dans la
classe ouvrière. Si l'on arrive à montrer que la gestion ouvrière n'esi
pas une idée fumeuse, une abstraction, mais une réalité déjà palpable
dans l'usine moderne, si l'on prouve que le contrôleur n'est pas
indispensable, que l'ouvrier peut très bien éliminer lui-même les
pièces qu'il a loupées le jour où ni sa paye ni son amour-propre ne
dépendront du nombre de pièces bonnes, si l'on montre que la qualité
de la production sera supérieure puisqu'il n'aura pas besoin de
« camoufler' » les pièces mortes et que la disparition des chronos ne
signifiera pas une réduction de la' production puisque la suppression
de la lutte de classe dans la production évitera le gâchis de temps
et de matières premières, on facilitera l'élaboration de mots d'ordre
plus avancés de la classe ouvrière. Pour lutter, il faut d'abord croire
à la possibilité du but que l'on vise.
Si le trait le plus caractéristique de la période actuelle est le
caractère social de la production, cela ne veut pas dire que ce soit
un fait universellement reconnu, bien au contraire. La tendance dans
la classe ouvrière à considérer tous ceux qui ne travaillent pas avec
leurs mains comme des bons à rien est tout aussi ridicule que la
tendance parmi les techniciens à nier la valeur de l'expérience
ouvrière. Cette conception est d'ailleurs le reflet parmi les travailleurs
de l'atelier ou des bureaux de l'idéologie capitaliste. La bourgeoisie
n'étant pas à une contradiction près parle de l'association « capital-
travail » et base sa propagande sur la possibilité de la promotion
individuelle, car, consciemment ou non, elle a besoin de mystifier
la classe ouvrière sur ce point. Il lui serait en effet difficile de recon-
naître le caractère social de la production et de multiplier en même
temps les échelles de salaires comme elle le fait constamment.
Ces considérations n'ont pour but ni de régler le problème du
journal ouvrier ni de donner des directives ; je voulais seulement
montrer en quoi à mon avis, il doit différer du journal d'opinion.;
pour le reste, s'il devient un journal ouvrier réellement vivant, nous
ne pouvons lui tracer des cadres pour l'avenir, ou alors il ne
deviendrait qu'un journal d'opinion camouflé, c'est-à-dire artificiel
en tant que journal ouvrier, et donc sans intérêt.
Je n'ai nullement en vue la dissolution de l'organisation poli-
tique dans le mouvement de inasses, mais au contraire son renfor-
cement par le redressement de ses liens avec la classe.
Il ne faut pas dire non plus que refuser de lui imposer une ligne
politique bien définie d'avance c'est l'abandonner aux autres orga-
nisations, car si la classe ouvrière suivait une organisation réformiste
ou stalinienne c'est que la position de Socialisme ou Barbarie sur la
possibilité d'un développement de la lutte autonome du prolétariat
aurait été fausse, du moins dans l'immédiat, ce que je ne crois pas,
et le maintien d'un journal ouvrier artificiel ne changerait rien à
la situation.
D'autre part, ce qui différencie l'organisation révolutionnaire
des organisations réformistes ou bureaucratiques c'est qu'elle n'utilise
pas le prolétariat pour ses fins propres, mais au contraire qu'elle en
est l'émanation et donc que son existence n'est pas menacée mais
renforcée par les initiatives ouvrières. Et bien que j'aie insisté
surtout sur le comportement de la classe ouvrière dans la production
car c'est le point qui est resté le plus dans l'ombre dans « Pou-
voir Ouvrier » le regroupement des forces ouvrières autour d'un
journal se fera surtout au travers de la lutte sous toutes ses formes
124
et là encore seule une organisation révolutionnaire peut soutenir
complètement les initiatives ouvrières.
Dans « Le contenu du socialisme », Chaulieu a démontré que
la démocratie en société socialiste consisterait d'abord à poser les
problènies en termes compréhensibles pour que les décisions soient
prises en connaissance de cause (5). Or, en régime capitaliste, la
« démocratie » demande toujours à la population de se prononcer
sur des problèmes complexes (et pour cause) ; évidemment le choix
se fait passionnément même pour ceux qui le couvrent par des argu-
ments. Et l'organisation révolutionnaire est toujours désarmée, car
la seule position qu'elle peut prendre est négative ; « laissons la
bourgeoisie se débouiller avec ses problèmes » et en dehors d'une
période d'agitation elle ne peut donner de directives positives.
Beaucoup considèrent cette attitude comme une défaillance, car
ils acceptent la division du travail entre dirigeants et exécutants,
ne pouvant pas imaginer une autre forme de rapports au sein d'une
organisation que les rapports que le capitalisme crée dans ses propres
organisations, et se considérant comme exécutants ils attendent des
directives de l'organisation. En développant ses rapports avec « Pou-
voir Ouvrier » sur une autre base, Socialisme ou Barbarie montrerait
pratiquement ce que peuvent être d'autres rapports. La chose n'es!
pas simple, et surtout ces rapports ne peuvent être définis d'avance,
inais en développant le journal ouvrier les militants politiques ne
doivent pas perdre de vue que le but est de. les établir.
Le problème n'est pas de savoir si l'organisation révolutionnaire
doit développer tout ou une partie de ses positions politiques, si le
journal ouvrier doit avoir des positions politiques assez souples ou
un caractère plus général, etc.
Les positions politiques d'une organisation révolutionnaire ne
sont pas le résultat d'un hasard ou d'une idée géniale d’un militant
politique, mais le reflet sur le plan des idées et au travers de l'expé-
rience historique de la classë" ouvrière, des problèmes que l'organi-
sation de la société lui pose à une époque donnée.
C'est pourquoi c'est un devoir pour l'organisation politique de
développer toutes ses positions politiques dans un journal ouvrier,
si elle considère ce journal comme un outil de liaison entre elle
et la classe.
Le problème qui se pose n'est pas qu'est-ce que l'on peut dire
dans ce journal, mais comment on doit le dire. Par « comment »,
je ne pense pas à la simplification de la rédaction, qui n'est qu'un
problème technique : les questions doivent être exprimées clairement,
comme partout, mais dans toute leur complexité. Je veux dire qu'elles
doivent être traitées dans leurs conséquences au niveau de la produc-
tion. C'est de cette façon que l'organisation à son tour pourra profiter
de l'expérience ouvrière, car les problèmes intéressant directement
les ouvriers ils pourront facilement faire part de leurs initiatives,
de leurs suggestions pour les régler, au lieu d'attendre les mots
d'ordre des syndicats. :
A mon avis, nous pourrions attendre beaucoup d'un journal
ouvrier. Il devrait permettre le regroupement d'une avant-garde qui,
dans les usines, les bureaux ou chez les fonctionnaires, aurait comme
soul souci la lutte contre l'exploitation et une base politique suffi-
sante pour que les travailleurs dirigent eux-mèine's leurs luttes au
lieu de pousser les syndicats à les défendre et pour qu'ils considèrent
une organisation révolutionnaire non comme une chapelle à côté de
beaucoup d'autres, mais comme l'organisation de la classe.
Je ne discuterai pas de l'opportunité de lancer le journal ouvrier
en ce moment puisqu'il existe. Et l'accueil qu'il a reçu « pour »
ou « contre » prouve qu'il n'arrive pas par hasard.
JEAN DOMINIQUE.
(5) « S. ou B. », n° 22, p. 60.
125