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MOTHÉ, D.: De Monsieur First à Monsieur Next. Les Grands Chefs des relations sociales 40:1-26
LAPASSADE, Georges: Bureaucratie dominante et esclavage politique [À propos du Despotisme oriental, de K. Wittfogel] 40:27-36
CARDAN, Paul: Marxisme et théorie révolutionnaire (V) 40:37-71 = FR1965B*
DOCUMENTS: Deux fronts de la même guerre:
WEINBERG, JACK: Le mouvement pour la liberté d'expression et les droits civiques aux États Unis 40:72-75
LE MONDE EN QUESTION:
CANJUERS, P.: La guerre du Vietnam 40:76-80
Une nouvelle forme de protestation aux États-Unis: Après les "sit-ins", les "teach-ins" (d'après The Nation) 40:80-81
CANJUERS, P.: La France sans histoire 40:81-82
GÉRARD, A: Zorba le grec: faîtes votre plein d'humanisme 40:82-83
Pas de manifestation aujourd'hui (d'après le New-York Times) 40:84
CHATEL, S: La foule solitaire par David Riesman 40:84-89
SAREL, Benno: Jean Ziegler: Sociologie de l'Afrique nouvelle 40:90-92
TIKAL, P: Bref regard sur la gauche américaine 40:92-94
À nos abonnés et à nos lecteurs 40:95
Librairies qui vendent Socialisme ou Barbarie 40:95
BULLETIN D'ABONNEMENT 40:96
[DÉCLARATION DES PRINCIPES]
SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
16, rue Henri-Bocquillon PARIS-15e
Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19
Comité de Rédaction :
P. CARDAN
A. GARROS
D. MOTHE
Gérant : P. ROUSSEAU
4 F.
12 F.
Le numéro
Abonnement un an (4 numéros)
Abonnement de soutien
Abonnement étranger
24 F.
18 F.
Os
Volumes déjà parus (I, nºs 1-6, 608 pages ; II, nºs 7-12,
464 pages; III, nº 13-18, 472 pages : 5 F. le volume ;
IV, n°8 19-24, 1112 pages ; V, nºs 25-30, 760 pages : 7 F.
le volume ; VI, nº$ 31-36, 662 p., 10 F.). La collection com-
plète des nºs 1 à 36, 4 078 pages : 30 F. Numéros séparés :
de 1 à 18, 0,75 F. le numéro : de 19 à 30, 1,50 F. le numéro,
de 31 à 36, 2 F. le numéro ; les suivants, 4 F. le numéro.
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
Les grèves belges (Avril 1961), brochure
1,00 F.
0,50 F.
1,00 F.
SOCIALISME OU BARBARIE
De Monsieur First à Monsieur Next
Les Grands Chefs des relations sociales
nous
Depuis deux années, trois personnes, chargées de répon-
dre aux délégués du personnel se sont succédées à notre direc-
tion générale.
Ces trois personnages, comme
allons le voir et
contrairement à ce que l'on pourrait croire sont très diffé-
rents les uns des autres aussi bien sur le plan du caractère
que sur celui des principes, ce qui ne manque pas ici de soule-
ver un point théorique très important, sinon fondamental. En
effet, dans l'espace de ces deux années, aucune révolution
n'est venue troubler la quiétude de notre usine et de notre
société ; pourtant, comme nous le verrons, insensiblement des
principes changés se sont glissés incidieusement dans les roua-
ges de nos rapports avec la direction. Etant donné que les
trois personnes qui se sont succédées représentent toujours —
puisqu'il n'y a eu aucune révolution apparente les intérêts
immuables et historiques de l'usine, c'est-à-dire du gouverne-
ment, donc de la société capitaliste, on pourrait en déduire
que ce sont ces intérêts qui ont changé et que l'histoire a
pris un autre cours. Mais prétendre que l'histoire est fantai-
siste risquerait de choquer des esprits sérieux et dogmatiques ;
c'est pourquoi nous ne ferons qu'effleurer le problème en
évitant soigneusement de prendre parti. Aussi il faut dire
qu'à l'encontre d'une telle thèse il existe une constatation qui
pèse de tout son poids de l'autre côté de la balance. C'est que
de notre côté, des représentants ouvriers, rien n'a changé et
nous savons pertinemment que l'histoire, aussi fantaisiste soit-
elle, ne peut rien faire sans nous. Nous sommes restés de
granit, immuables avec nos habitudes, notre langage et notre
clairvoyance déjà séculaire.
- 1
MONSIEUR FIRST
Le premier représentant de la direction que j'ai connu
et qui nous recevait était un homme de trente-cinq ans envi-
ron. Sa tenue vestimentaire aussi bien que sa démarche évo-
quait l'équilibre et la pondération. Il marchait à pas égal et
s'habillait d'une façon aussi égale, c'est-à-dire impersonnelle.
Pas un bouton laissé au hasard d'une fantaisie malfaisante ;
ou bien tous étaient rivés à leur boutonnière ou bien tous en
étaient libérés. L'homme était impeccable mais il l'était d'au-
tant plus lorsqu'il parlait et puisque sa fonction était de par-
ler et non de se promener, c'est particulièrement de celle-là
que nous traiterons.
Il parlait modérément mais si modérément que les phra-
ses avaient quelques difficultés à se former. Pourtant le fran-
çais employé était aussi rigoureux et précis que celui d'un
mathématicien. La métaphore, la parabole, les allusions même
en étaient soigneusement bannies comme des artifices inuti-
les et dangereux ; les effets oratoires les plus anodins, abso-
lument inexistants. Cet homme, il faut lui rendre cet hom-
mage, n'était pas un démagogue.
Quand chaque mois, comme c'est la coutume, il s'instal-
lait à son pupitre pour répondre aux questions d'un aréopage
de plus de cent délégués du personnel, nous savions que pen-
dant trois heures précises, il ne se départirait pas de son calme
et de sa pondération. Nous savions qu'il emploierait tout ce
temps à construire ses phrases calmement mais sûrement
comme s'il s'agissait de petits cubes d'un jeu de construction.
Il y avait, à chaque séance mensuelle environ 45. ques-
tions, toujours semblables, posées en bonne et due forme, et
que M. First avait eu le loisir d'étudier, puisque suivant le
protocole établi, un délai de huit jours est prescrit entre la
déposition des questions et leur réponse.
Evidemment les trois heures étaient bien insuffisantes
pour y répondre, cela indépendamment de la lenteur du lan-
gage de M. First, à cause de l'ampleur et de l'importance
des questions elles-mêmes. Peu importe : à 17 heures préci-
ses, M. First se lèverait et la séance aussitôt de même.
La lenteur des phrases du représentant de la direction
était directement proportionnelle à leur concision.
A peine M. First avait-il terminé la construction de sa
phrase définitive, celle qui devait figurer en bonne place dans
le compte rendu officiel, que déjà dans la salle plusieurs
mains se levaient pour interpeller et surtout manifester un
désaccord profond .
Le dialogue commençait souvent ainsi.
« Nous les travailleurs, ne sommes pas d'accord
vous ». Mais d'autres délégués, pour donner plus de vie à ce
dialogue, simulaient faussement l'étonnement devant
avec
une
2
réponse déjà connue puisqu'elle était similaire depuis bien
des années. Il y avait ainsi toujours dans la salle celui qui
commençait son intervention de la sorte.
« Nous les travailleurs, sommes très étonnés d'enten-
dre votre réponse ».
Mais M. First planait bien au-dessus de l'étonnement ou
de la surprise. Pour lui, ces éléments du dialogue ne pouvaient
appartenir qu'à un passé révolu ou à un système irrationnel
car il avait banni aussi bien de son langage que de ses préoc-
cupations toute surprise et ne manifestait dans son comporte-
ment aucune émotion de ce genre. Pas de soulèvement de sour-
cils intempestif pouvant donner lieu à de multiples interpré-
tations, pas de soulèvement d'épaule ou de har: le coeur.
First n'aimait pas le mime. Il était là pour répondre ; il
répondait.
Une fois donc la vague d'indignation, de désaccord et
d'étonnement réprobateur passé, le représentant de la direc-
tion répondait à la réponse de la réponse. Bien sûr, M. First
n'allait pas jusqu'à répéter textuellement ce qu'il avait dit
auparavant, il devait innover et donner l'apparence de l'inédit
à son langage et c'est cette création qui devenait pénible
aussi bien pour lui que pour nous. En effet, que d'embûches
et de traquenards devant la création spontanée des phrases
et des idées. C'est pourquoi M. First était si prudent. Les mots
hâchés, se poussant derrière les uns des autres avec beaucoup
de difficulté mais avec une précision et une inattaquable
vérité, répondaient aux réponses.
Le sujet du dialogue reposait toujours sur l'augmentation
des salaires. C'était toujours la première question, mais
c'était aussi pratiquement la totalité des autres. On s'accro-
chait à ce sujet qui devait être traité pendant les trois heu-
res de notre entretien.
Comme l'on devait s'y attendre, nous n'influencions
aucunement M. First qui d'ailleurs n'était pas payé pour
cela mais M. First non plus n'était pas convaincant, même
lorsqu'il nous fournissait des chiffres, et Dieu sait si son lan-
gage était peu avare d'une telle denrée.
Les choses auraient pu se passer ainsi dans l'ennui et
dans l'indifférence, où chacun des partis se serait répété jus-
qu'à l'heure fatidique avec la monotonie des protocoles ; mais
le déroulement presque certain de ce combat prenait un
cours différent. Il se passait un phénomène étrange qu'il est
nécessaire de décrire. Appelons-le, pour être plus clair, le
phénomène passionnel.
Le fait que cet homme réponde d'une façon mathéma-
tique et si précise, n'apportant aucun élément sentimental et
passionnel, provoquait dans la salle un effet inverse. La ratio-
nalité de M. First semblait être une sorte de machination
3
ou bien
les
machiavélique, de l'hostilité bien plus subtile encore qu'un
langage qui aurait été intentionnellement blessant. J'irai même
jusqu'à dire que M. First nous apparaissait comme un provo-
cateur. Alors devant ce mur de rationalité impersonnelle, de
chiffres et de preuves, la salle commençait à réagir et à
s'échauffer.
Comme il était pratiquement impossible de s'en prendre
aux paroles invulnérables de M. First, chaque orateur essayait
d'en gratter le vernis pour y découvrir tous les stratagèmes
cachés. Ainsi plus M. First paraissait imperturbable, plus
l'auditoire lui prêtait des intentions qu'il n'avait pas formulées.
Et beaucoup d'affirmer : — « Vous semblez dire Monsieur... » :
« A vous entendre, on croirait que... » ; ou encore
- « Si l'on vous écoutait, on aurait l'impression que... »
Il va sans dire que le doute enveloppait toute l'atmo-
sphère et que bientôt la suspicion irait s'insinuant dans tous
pores
des conversations, un peu comme de la vermine. Les
orateurs se transformaient en détectives, décalant sous chaque
mot l'intention cachée ou le piège. Le dialogue se déroulait
ainsi sur deux voies toutes différentes sans rencontre. Il y
avait d'une part M. First qui s'accrochait aux mots comme à
des bouées de sauvetage, et les ajustait inlassablement les uns
aux autres comme des puzzles. M. First ignorait ostensible-
ment l'océan des intentions, tellement il était préoccupé par
l'assemblage mathématique de ses phrases. Sur l'autre voie,
par contre, les orateurs ne prenaient en considération que ce
qui n'apparaissait pas et se souciaient fort peu des édifices
rhétoriques de leur partenaire. Ils répondaient aux idées et
aux désirs qui se camouflaient derrière les constructions de
M. First.
En agissant ainsi les orateurs s'en prenaient directement
à la logique et au mécanisme de M. First. Lui, par contre,
refusant de combattre sur un autre terrain répondait toujours
imperturbable, sans nuances, refusant d'élever d'un demi-ton
sa voix même lorsqu'elle était couverte par le bruit de l'indi-
gnation de ses adversaires.
Alors un orateur plus téméraire et poussé par la déma-
gogie s'indignait :
« Monsieur First, parlez plus fort, on ne vous entend
pas ! »
Il espérait sans doute engager une querelle sur la puis-
sance de la voix, mais rien ne pouvait troubler le mécanisme
de la logique.
M. First répondait qu'il lui était impossible de parler
plus fort, sans en expliquer les raisons et en évitant soigneu-
sement d'élever la voix pour lui répondre.
D'autres avaient la prétention de vouloir enfermer
M. First dans ses contradictions comme on enferme un insecte
4
dans une boîte, et ces orateurs commençaient toujours leur
intervention par un préambule prometteur.
« Monsieur First, ce que vous dites est en complète
contradiction avec ce que vous avez affirmé à telle séance en
telle occasion ».
Mais l'effet oratoire n'allait souvent pas plus loin car
M. First savait que ses mots n'avaient pas de faille et il répé-
tait textuellement ce qu'il avait dit à la séance en question en
dépouillant ses mots de leur interprétation.
Ici je n'ai nullement l'intention de juger le débat lui-
même, puisque étant ouvrier et délégué du personnel, je me
range inconditionnellement derrière les arguments de mes
confrères. Mais j'essaie de juger le climat qui, lui, semble
être indépendant de la logique des arguments et de la ratio-
nalité des idées. Je tente de donner au lecteur une idée de ce
phénomène étrange et passionnel qui surgissait dans les débats;
bien que j'en rejette évidemment l'entière responsabilité sur
le comportement de M. First, il m'est difficile d'en donner
l'explication.
Pourtant il était évident que le langage de M. First était
soigneusement criblé et débarrassé de toutes les scories suscep-
tibles de blesser l'advsersaire. Pas un mot explosif ou pervers
ne passait ses lèvres. Pas une phrase insidieuse ni hypocri-
tement flatteuse. Rien. Rien qu'un langage aussi plat et aride
que le désert, un langage sans oasis, sans aspérité pour s'accro-
cher, pour faire une halte, pour grappiller, grignoter quelque
récréativité ou quelques succulantes plaisanteries. Pas de faux
pas non plus, donnant prise au calembour. Pas de mot que
l'on puisse prendre à contresens pour le délayer en rigolade
générale.
M. First n'avait rien qui trahisse un soupçon d'humanité
et bien souvent je pensais qu'on pourrait facilement le rem-
placer par ces merveilleuses machines électroniques qui, à
l'aide de petites cartes perforées, vous donnent en langage
clair et concis une réponse à une question quelconque.
L'usine a déjà introduit des machines un peu semblables
pour le chewing-gum. Il suffit d'y introduire une pièce pour
être satisfait. J'imagine aisément une telle invention que l'on
pourrait nommer, « le distributeur de réponses » qui serait
placée dans chaque atelier. Ainsi aurait-on contribué à la
grande entreprise de démocratisation de l'usine et l'ouvrier
spécialisé, en revenant des lavabos, pourrait ainsi à loisir met-
tre un jeton demandant la diminution de ses cadences. Il
recevrait en échange la réponse imperturbable et concise de
M. First. Mais dans cette hypothèse, il est probable que de
tellen machines ne résisteraient pas à la fureur collective.
M. First, lui, y résistait.
Parfois j'avais l'impression que M. First était un gros
chien bien dressé qui répondait aux questions exactement
- 5
comme ceux qui servirent dans les expériences du célèbre
docteur Pavlov. Par moments, on avait l'impression que cer-
tains rivalisant d'audace s'approchaient de plus en plus du
gros chien non plus pour lui poser des questions mais pour
lui tirer la queue. Que l'on me pardonne cette image. Mais
tout ceci faisait toujours partie de l'expérience pavlovienne, et
ce que cherchaient certains c'était non plus la réponse mais
l'aboiement.
J'entendis ainsi : « Monsieur First, il paraît que vous
êtes un ingénieur. Eh bien, laissez-moi vous dire que vous êtes
un drôle d'ingénieur ».
La banderille était bien placée, avec un accent faubou-
rien impeccable et un murmure passa dans la salle comme
dans une arène. Nous fîmes silence, attendant la riposte à
l'estocade. Mais rien ne vint et M. First, insensible à la tauro-
machie, fit simplement remarquer que cet argument ne prou-
vait rien et n'apportait rien de positif et de nouveau dans
le dialogue.
Encouragé par l'audace du banderillero, et pour ne pas
être en reste, un autre apostropha M. First lui reprochant un
rendez-vous qu'il n'avait pas tenu. La salle lassée cette fois
ne réagit pas et la question n'eut peut-être même
pas
de
réponse.
Mais nous avions un toréro de marque dans la salle, un
tribun de talent comme on n'en trouve guère de nos jours.
Il se levait de sa chaise, entreprenait M. First et une sorte de
joute commençait, elle aussi prometteuse. Pendant quelques
minutes les questions et les réponses se succédaient, et bien
que notre torero avait le don de poser des questions embarras-
santes, M. First y répondait toujours tant et si bien que le
duel se terminait toujours par la lassitude de notre orateur
qui finissait par s'asseoir avec une visible tristesse. Son talent
allait briser comme des
vagues sur cette imperturbable
mécanique, les effets oratoires restaient sans réponse et, bien
qu'ils emportassent l'approbation de la salle, le manque
d'écho enlevait une grande partie de leur saveur.
Toute tentative de transformer nos réunions en séances
jacobines se soldait par un échec car l'enthousiasme n'était
visiblement que d'un seul côté et c'est cet élénient qui déchaî-
nait de notre part cette irritation insupportable.
Nous connaissions toutes les réponses, nous savions tout
ce qui allait se dire et surtout nous savions qu'aucune décision
ne serait prise au cours de la réunion, mais nous y attendions
certainement un peu d'illusion. Et même cette bribe de
simulation de débat nous était enlevée. M. Firul nous volait
notre raison d'être, il poussait l'affront jusqu'à ne pas se
montrer comme un adversaire mais uniquement comme un
mécanisme impersonnel. Le débat ne pouvait plus prendre
des dimensions humaines, il restait en deça et cela blessait
se
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les participants jusqu'au fond de leur être. Mais tout cela
arrivait ainsi à cause de qui ? A cause de M. First. Tout
n'était qu'un stratagème, un défi à notre fonction, une sorte
d'humiliation.
Puis, un jour, M. First disparut comme il était venu,
englouti dans l'appareil de direction et affecté à un autre
poste. Il nous quitta aussi impersonnellement qu'il nous était
apparu. Peut-être s'était-il usé à nos dialogues, nous voulions
bien l'espérer pour croire encore à l'utilité du langage.
Mais si M. First partait pour d'autres raisons, alors...
MONSIEUR S.
Monsieur S. qui le remplaça est très différent comme
personnage, les traits de son visage sont fortement marqués
et il n'a pas cette face impersonnelle et poupine de M. First.
Des rides longitudinales le font ressembler à un héros de
western, on croirait un peu Gary Cooper. Mais il n'y a pas
que le visage qui évoque ce trait, sa haute stature et sa démar-
che décidée lui donnent l'apparence de l'homme d'action.
Seules ses grosses lunettes d'écaille rappellent qu'il a exercé
pendant longtemps une profession intellectuelle. En effet c'est,
dit-on, un ancien gendarme ou quelque chose qui y
ressemble.
Lors de nos réunions mensuelles, quand M. S. entre dans
la grande salle de conférence il va s'asseoir à son poste d'un
air si décidé que M. First qui l'a assisté encore pendant quel-
ques séances nous apparaît comme plus raffiné et précieux,
une sorte d'homme du XVIIIe siècle. M. S., comme un soldat
qui monte à l'assaut, va à son pupitre et on comprend tout
de suite qu'il aime se battre. Cela va sans dire, ce n'était pas
pour nous déplaire.
Enfin M. S. serait-il notre mesure permettant d'étalonner
nos facultés et notre valeur ? Nous l'espérions et nous atten-
dions chez S. un adversaire qui nous revaloriserait nous-
mêmes, un ennemi qui accepterait notre combat, en dehors
de la logique mécaniste de M. First, dans l'arène des senti-
ments et des passions.
Les séances sont plus passionnées bien que M. S. réponde
de la même façon laconique et impersonnelle que M. First,
mais comme le dialogue s'engage, il y entre de plain-pied.
Comme son prédécesseur, il a éliminé de son langage les ter-
mes apparemment blessants, ceux qui vous colent à votre
condition subalterne comme du papier mouche. Ce sont des
petites phrases sèches pour commencer, mais qui sont beau-
coup plus liées et
en rapport avec les interventions des
orateurs. Il s'amorce, semble-t-il, un véritable dialogue. Et
pourtant, pourtant, le phénomène, oui le même phénomène
qu'avec M. First apparaît. L'hostilité, la haine dirais-je, font
- 7
sera
leur entrée. Les autres et moi-même nous nous mettons à
détester M. S. car, il faut le dire, M. S. est plus fort que nous.
Ses réponses ont quelque chose de définitif et d'immuable, elles
tombent comme des couperets de guillotine et donnent le
malaise de l'impuissance. Ainsi quand nous réclamons une
augmentation de salaire et que M. S. démontre avec talent
qu'il n'y aura pas d'augmentation, le climat devient hostile
et pourtant personne n'est dupe, tout le monde connaît la
réponse avant qu'elle soit formulée. Mais le fait que M. S.
s'obstine à placer soigneusement tous les arguments comme
des obstacles irrite la salle. Pourquoi dépenser tant de raffi-
nement pour nous dire non, c'est-à-dire aboutir à la même
réponse que M. First ? Il est arrivé plusieurs fois qu'un orateur
s'écrie : « Mais, M. S., dites-nous non simplement, ce
plus clair au lieu de vouloir nous amuser ». Avec M. S. c'est
donc la réaction inverse qui se produit et ce qui lui est repro-
ché c'est son talent pour dire des choses que l'on connaît
d'avance. Cette sorte de plaisir qu'il met à contredire ses
interlocuteurs semble une sorte de raffinement perfide. Si
l'on en voulait à M. First pour son impersonnalité, on en veut
à M. S. pour le plaisir qu'il trouve à refuser nos désirs. On
peut penser que ce plaisir est purement intellectuel, et imagi-
ner que son sadisme ait une origine plus perverse serait une
interprétation absolument gratuite.
Si la logique de M. S. est rigoureuse, c'est aussi parce
qu'il a la chance de se trouver du bon côté de la table, ce
qui donne un sérieux coup de pouce à la logique et au reste
d'ailleurs. Il a avec lui les lois logiques du négoce, les lois non
moins logiques du prix de revient et de la concurrence, la
logique de la production, la logique des lois sociales et bien
d'autres encore.
Dans ce domaine nous avons de notre côté beaucoup moins
de chance ; nos impératifs et nos désirs ne possèdent pas de
logique aussi rigoureuse.
Quel est le système rationnel pouvant démontrer la néces-
sité que les travailleurs doivent gagner plus d'argent tout en
travaillant moins de temps ? Enoncée de la sorte d'ailleurs
la chose apparaît même choquante o provocatrice. Ni la logi-
que, ni la dialectique ne peuvent soutenir efficacement une
telle démarche ; et si certains économistes lui ont donné un
contenu théorique, il faut dire que c'est avec tellement de
nuances et de réserves que ces théories ne servent pas
à notre cause. C'est pourquoi le combat entre M. S. et nous
reste toujours inégal. Lui bénéficiant des armes redoutables
de la rationalité et aussi du pouvoir, tandis que nous sommes
dépossédés de tout, excepté de notre volonté.
Comme un berger rassemble ses troupeaux, M. S. ramène
tous nos arguments aux impératifs intrinsèques de l'entreprise.
A force de subir cette épreuve les orateurs finissent par
beaucoup
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se lasser. Toute tentative de diversion est obligatoirement
ramenée au problème. Certains d'entre nous font des tenta-
tives de sortie sur le régime, d'autres évoquent 1936, les plus
hardis vont jusqu'à glorifier par allusion les pays socialistes.
Mais M. S. ramène tout au bercail de sa logique et les problè-
mes, quand ils sont placés sur cette voie, nous le savons, ne
peuvent plus être résolus favorablement pour nous. Ils n'ar-
rivent jamais à notre destination.
M. S. s'acquitte de sa tâche avec brio, disons même avec
zèle. Cette méthode brillante dont il possède la maîtrise pour
vous tirer toujours aux problèmes du prix de revient, à celui
du coût salarial, de la concurrence internationale et de bien
d'autres encore, finit par nous irriter. Comme Pénélope, il
retisse devant nous ce que de notre côté nous essayons chaque
fois de défaire et toujours nous sommes obligés de refaire en
arrière le pas que nous pensions avoir fait définitivement en
avant.
Les belles envolées lyriques sur la misère des travailleurs
sont clouées au livre des comptes. Les tentatives d'universali-
sation du problème ; celles de lier notre classe à la grande
famille des exploités, celle de survoler les frontières natio-
nales et de brasser les grandes questions de l'humanité, pren-
nent toutes la même direction du panier des comptes de notre
entreprise. Et là, M. S. qui est imbattable arbore le sourire
de celui qui fait mouche à chaque coup.
Ayant la répartie facile, il sait être humoriste, ne crai-
gnant aucune forme de style ; il sait aussi bien par le calem-
bour que par l'allusion vous plonger dans le marais des chif-
fres, ajoutant ainsi des sortes de fioritures et d'arabesques
exaspérantes à son travail.
Certains essaient de se venger de ce zèle en voulant opérer
de la même façon qu'avec M. First. Par diversion sans doute,
aussi peut-être avec le secret espoir de se tailler un succès
devant un auditoire favorable, ils tentent de temps à autre
d'aller tirer la queue du chien qui habite M. S. Mais ce der-
nier est loin d'être insensible à ces taquineries et sa person-
nalité d'homme qui triomphe toujours s'accorde assez mal
avec l'attitude du gros chien à qui l'on tire la queue.
M. S. ne grogne pas, il mord. Et comme il veut triompher
sans se départir de son sourire conquérant et crispé, il écrase.
« Mais Monsieur, vous ignorez totalement le problème
dont vous débattez. Vous feriez mieux de vous renseigner
avant de venir ici, ce serait préférable pour vous et aussi pour
les autres. »
L massacre continue.
« C'est très intéressant ce que vous dites, c'est aussi
très spirituel. Mais c'est faux. Demandez donc à vos camara-
des avant de parler de ces choses. Vous nous faites perdre
notre temps. »
9
« Mais, Monsieur, réfléchissez deux minutes à ce que
vous venez de dire et vous comprendrez quel tort vous avez
de parler d'une telle chose. »
Plus le ton monte, plus la tension se fait forte, plus M. S.
agit avec superbe et tout d'un coup la séance donne l'allure
d’un collège. M. S., paternel, très faussement paternel, distri-
bue les punitions et aussi les récompenses mais plus le ton
est poli, plus les mots sont atroces et humiliants. Il n'y a plus
qu'une mince pellicule de langage conventionnel qui sépare
la réalité des phrases et des idées. - M. S. s'adresse alors à la
centaine que nous sommes comme à des enfants. Et les ora-
teurs, les uns après les autres, ayant reçu les blessures polies
et onctueuses se rassoient. Pas un ne quitte la salle, pas un
n'ose briser le protocole, et ils restent, même après ces affreu-
ses humiliations, vissant sur leur chaise les derniers restes de
leur dignité.
M. S. s'amuse alors comme un chat avec les souris. Il
joue avec certains, donne à d'autres de fausses récompenses.
« C'est très intéressant ce que vous nous dites-là, Mon-
sieur, c'est en tout cas plus sérieux que ce que nous disait
votre camarade tout à l'heure. »
Parfois enfin, il punit en agitant la suprême brimade.
« Si vous continuez, Monsieur, je crains que vous ne
puissiez pas participer aux prochaines séances ».
Peut-être parce qu'il a fait un bon repas et qu'il trouve
l'auditoire trop calme à son goût, M. S. cherche ses adversai-
res pour se battre et aussi sans doute se distraire.
« Mais Monsieur, je vous en prie, prenez votre temps,
développez votre idée. Elle est très intéressante ».
Mais c'est justement à celui qui vient de gaffer que le
compliment est adressé.
M. S. connaît les divergences et les animosités qui exis-
tent au sein même des délégués et il ne manque pas, quand
il le désire, d'exploiter la chose. Lorsqu'il veut mordre il sait
qu'il peut toujours utiliser les quelques rires qui sont là, dis-
ponibles, dans la salle prêts à éclater contre l'un d'entre nous.
Combien de haine a-t-il put naître dans l'esprit de tous
mes camarades qui se sont fait ainsi publiquement immoler
pour rien. Combien peut-être d'insomnies M. S. a-t-il provo-
qué chez tous ceux qui ont été obligés de rentrer leur colère
parce qu'ils n'avaient pas avec eux la logique des dirigeants
mais simplement la volonté de transformer leur condition. Et
ce n'est pas le tract de la semaine qui, en stigmatisant M. S.,
changera quoi que ce soit et pansera les blessures.
Sur son terrain M. S. est imbattable, mais comme il
possède l'arrogance de toutes les personnes combattives, il ose
parfois aborder d'autres problèmes et se risque sur d'autres
terrains. Tout cela afin d'amener son ennemi
peu
à
peu dans
10
sans
son fief et pour finir par l'immoler sur le grand livre des
comptes toujours prêt, grand ouvert pour l'ultime sacrifice.
Du dialogue il ne reste que les apparences, la réalité
n'est qu'un combat acharné derrière cette façade protocolaire.
Le sourire de M. S. n'est ni un signe de bienveillance ni de
détente, c'est le rictus de ruse et de victoire, le sourire névro-
tique qui présage les traditionnelles maladies de nos cadres.
Les apparences mêmes s'effritent et seul le nom du ser-
vice peut faire croire qu'il s'agit d'un organisme de relations
sociales.
Bien que tout critère sentimental dans cette affaire soit
aussi superflu que dérisoire et que les lois de la sportivité
veulent que ce soit toujours les plus forts qui gagnent, il va
dire
que
l'on aborde ici une contradiction de taille.
La direction avait institué un service de relations socia-
les
pour éviter les heurts et ainsi servir d'amortisseur dans les
antagonismes irréductibles et M. First comme M. S. n'avaient
fait qu'apporter une note supplémentaire à cet antagonisme.
L'un par son impersonnalité, l'autre par sa fougue, chacun
avait contribué à apporter un surplus d'hostilité dans les
rapports sociaux.
A chaque fois un élément aussi étrange qu'insolite appa-
raissait inopportunément dans un univers rationnel : la passion
Oui, la passion car c'est d'elle qu'il s'agissait toujours. Pour-
tant nous avions depuis longtemps franchi avec gloire les
frontières du Moyen Age, et voilà notre société industrielle
aux prises avec de telles futilités. Serions-nous revenus
temps des sorcières ?
L'utilité des relations sociales se trouvait mise en cause.
Les bureaux tremblaient sur leurs assises. Les fonctionnaires
étaient inquiets.
Au fond, pourquoi humilier des personnes très convena-
hles? Ne suffit-il pas de les faire produire ? L'humiliation
n'a pas de valeur marchande, elle est même onéreuse.
Bien que ceci ne soit le fruit que de réflections person-
nelles, il est probable que des constatations identiques furent
faites par nos adversaires et c'est aussi ce qui explique sans
aucun doute la raison pour laquelle M. S. disparut à son tour
dans la trappe de la direction.
Un autre homme apparut, bien différent des deux autres ;
c'est Monsieur Last. Vive Monsieur Last.
au
1
1
MONSIEUR LAST.
Monsieur Last est un homme rempli de sourire, irradiant
la bonhomie comme l'uranium les particules alfa, le crâne si
dégagé que son visage du menton à la nuque ne représente
qu'une figure géométrique : la sphère, symbole d'harmonie
s'il en est un.
11
Monsieur Last s'est présenté ainsi à nous, sans pudeur,
avec une calvitie toute débonnaire dévoilant par-là la nudité
la plus complète de son esprit. Il devenait évident que
M. Last ne pouvait rien nous cacher et là aussi il contrastait
beaucoup avec M. S. dont l'abondante chevelure ne présageait
que ruse de guerre et mystère d'une spiritualité retorse.
M. Last a comparu devant nous rond, nu et ouvert comme
un livre.
Pour commencer la première séance M. Last nous a parlé
d'une voix sans assurance, au ton plutôt fade, et là encore il
contrastait tellement avec le timbre métallique de son prédé-
cesseur. M. Last, c'était évident, ne possédait aucune des qua-
lités du bon orateur, et c'est pourquoi il nous a parlé comme
un bon père de famille retrouvant ses enfants après une longue
absence.
Il déclara une chose qui passa inaperçue pour un audi-
toire aussi lassé de mots et de politesse. Il nous dit qu'il
répondrait à toutes nos questions, qu'il s'efforcerait d'entrete-
nir le dialogue et, bien que sachant par avance qu'il lui serait
impossible de satisfaire toutes nos demandes, il essaierait de
nous en faire comprendre les raisons.
Cette introduction laissait sceptique une salle dont l'ob-
jectif était ailleurs que de comprendre. En effet nous avions
été élus à nos postes pour obtenir des avantages et non pour
saisir les raisons cachées qui faisaient obstacle à
revendications.
Ce fut tout d'abord son ton dépourvu de rigueur qui
flottait comme une chose incertaine qui rassura la salle. Quel-
ques instants plus tard M. Last se trompa sur un détail impor-
tant. L'avait-il fait intentionnellement pour montrer qu'il
faisait partie des humains ? Avait-il obéi aux décisions irréfu-
tables d'une machine électronique lui imposant l'erreur
consciente ? Avait-il suivi les directives d'un calcul opéra-
tionnel lui conseillant fortement la chose ? C'est difficile à
dire. Mais M. Last qui faisait l'inventaire de nos conquêtes,
celles des ouvriers, depuis les dernières années en ajoutait
certaines qui étaient encore loin d'être réalisées. Ainsi quand
il parla de la retraite à 60 ans que nous avions victorieuse-
ment arrachée, il fallut un mouvement unanime de la salle
pour lui faire remarquer qu'il se trompait l'autant plus que
cette chose figurait non pas au cahier des victoires mais à
celui de nos revendications auquel il avait à répondre.
Cet homme qui voulait nous faire plus glorieux que nous
étions, nous parut étrange.
M. Last était-il donc un poète ? En anticipant et en se
trompant, consciemment ou non, il contrastait avec ses prédé-
cesseurs par la liberté et, disons-le, la fantaisie avec laquelle
il nous répondait.
nos
12
Il se reprenait, gommait une phrase qu'il venait juste de
dire et ainsi l'accumulation de ses erreurs ou maladresses avait
quelque chose de bienveillant.
Ah, si M. First ou S. s'étaient trompés ils auraient pro-
voqué bien des remous dans la salle. Chacun des orateurs qui
se succédaient se serait accroché à ces erreurs pour les ronger
et les mastiquer pendant une bonne partie de la réunion.
Tandis
que M. Last, en se trompant, donnait des gages à ses
interlocuteurs, il ne se montrait pas comme l'homme du savoir
infaillible, mais sous l'aspect bien humble de celui qui se
trompe en bavardant familièrement avec nous. Le fait de se
montrer vulnérable enlevait déjà une grande partie de
l'agressivité.
Le phénomène passionnel dont j'ai parlé précédemment
ne s'est pas manifesté aux premières séances.
Bien sûr, nous avons bien rit lorsque M. Last nous a
déclaré que nous avions la retraite à 60 ans au lieu de 65,
comme c'est la réalité, mais notre rire n'était pas malveillant,
il excusait M. Last.
Tout d'un coup le représentant de la direction changeait
de place ; il devenait notre obligé. C'est nous qui lui pardon-
nions son ignorance. Les rapports s'étaient donc quelque peu
inversés et le climat sans aucun doute s'en trouvait détendu.
Nous avions devant nous un adversaire vulnérable et bon
enfant ; il suffisait d'un pas pour le croire complètement idiot.
En lui pardonnant de se tromper nous arrivions insen-
siblement à lui pardonner de nous répondre Non, comme ses
prédécesseurs, puisque nous savions que c'était la seule réponse
qu'il nous donnerait. Mais, au fond de nous-mêmes nous
étions rassurés en pensant qu'il se trompait peut-être aussi en
nous disant Non.
Ce ne fut pourtant que lorsque M. Last aborda de plain-
pied les questions épineuses, pour ne pas dire tabou, qu'il se
tailla le plus grand succès.
Dans la salle l'un de nous parla de la fameuse année 1936
comme cela se fait couramment dans nos milieux. Nous évo-
quons 1936 un peu comme les Anglais parlent de Trafalgar
ou Waterloo ; heureusement eux ils peuvent varier, ils ont
deux victoires à évoquer, mais nous n'avons qu'une seule.
M. Last parla de 1936 comme il parlait des voitures et
du salon de l'auto ; aussi simplement. Cette année étrange
n'était pas exclue de son calendrier. Il en parlait même avec
le sourire comme si ce fut pour lui une époque aussi signifi-
cative que pour nous. Il en donnait aussi la même interpré-
tation, 1936 évoquait pour lui aussi une conquête ouvrière.
Après une telle déclaration il y eut un grand silence dans la
salle et les regards amis se cherchèrent. Lui aussi il avait
avoué, comme un coupable à qui on vient de faire dire ses
13
sa
forfaits de son crime. Le sourire triomphant du policier victo-
rieux passa sur tous les visages des délégués.
Rendez vous compte : un représentant de la direction
affirmait que 1936 avait existé. Beaucoup n'en croyaient pas
leurs oreilles.
Quant à M. Last, il avait l'air de trouver cette chose telle-
ment naturelle qu'il n'éprouvrait pas le besoin d'appuyer
sur sa déclaration et qu'il n'exploitait pas la chose par des
effets oratoires pour obtenir les vivats mérités. En effet, nous
nous expliquions mal son attitude. Il aurait pu au moins
préparer l'auditoire pour annoncer qu'il allait nous dire
quelque chose qu'il lui était personnellement très pénible
d'avouer mais qu'il se faisait un devoir de dire car
conscience le lui dictait. Il aurait pu ainsi créer cette sorte
de silence d'extase et d'attente tellement merveilleux pour un
orateur. Mais non, M. Last était bonhomme jusqu'au bout et
quelques-uns d'entre nous se demandaient déjà s'il était un
être normal.
Pourtant ce fut pire encore lorsque M. Last d'une voix
mal assurée nous affirma lui-même qu'effectivement nous
nous trouvions dans un système capitaliste.
La salle s'agita et nous nous regardâmes. Un de mes
camarades se pencha vers moi et les yeux exhorbités me
répéta, croyant visiblement que je n'avais pas compris.
« Il a dit que nous étions en régime capitaliste ; extra-
ordinaire ».
Les bras nous en tombaient. Tandis que les chuchote.
ments balayaient la salle, M. Last imperturbable et nullement
troublé par ses affirmations continuait à pérorer sur le
système dans lequel on achetait, on vendait, on faisait du
bénéfice et de la concurrence ; un système qu'il décrivait
naturellement avec aussi peu de passion qu'il aurait parlé des
chutes du Niagara.
J'ai compris alors que M. Last était un personnage histo-
rique. Il se situait dans le cadre d'une évolution bien précise
des rapports entre la direction et nous. Sa place, son rôle
étaient bien nets, bien déterminés. Il faisait partie des per-
sonnages qui servent de lubrifiant nécessaire aux rapports
humains et aussi aux rapports de classe.
Monsieur Last, c'était de l'huile.
Mais alors qu'allait-il se passer ? Le flot de l'animosité
générale, de celle qui est vraie comme de celle qui est feinte,
allait-il s'écraser contre la bonhomie de M. Last ?
Les sectes obscures, les sanguinaires et les rouges se ver-
raient-ils balayer par de l'huile ? Les révoltés n'auraient-ils
plus de langage propre, se verraient-ils dérober toute leur
originalité ? Eux ayant eu tant de mal à expliquer et à
réexpliquer que nous vivions dans un régime capitaliste,
allaient-ils se faire usurper cette caractéristique par M. Last ?
14
Et les droits d'auteur ? Vous nous dérobez tout, même notre
36, Monsieur Last. De quoi allons-nous parler maintenant ?
Vous n'êtes qu'un voleur.
Mais les sectes obscures n'avaient pas le privilège de
baigner dans l'atmosphère chaude et lubrifiée de Monsieur
Last. Elles évoluaient encore dans le monde des contacts
brutaux.
Alors demain faudra-t-il dénoncer M. Last à la face du
monde ?
« C'est lui qui va écraser les valeurs séculaires des
notions traditionnelles. C'est lui qui va nier la lutte et l'an-
tagonisme de nos classes ennemies. Nous serons alors submer-
gés non plus par la violence des C. R. S. armés, mais par de
l'huile qui nous engloutira.
Si M. Last nie ces valeurs alors, Camarades, qu'aurons-
nous à faire et surtout à dire ? Tout sera huile et nous
mâcherons nos idées et nos mots comme du chewing-gum,
lentement, et la société continuera sa course imperturbable
sans notre concours ».
Pourtant, au-delà de nos contacts avec M. Last, une
question plus inquiétante que douloureuse nous préoccupait.
C'était celle de la signification de sa personnalité.
Quand on vit au jour le jour sans s'inquiéter du devenir
des choses et de l'existence, ces sortes de préoccupations ne
vous atteignent pas. Mais lorsqu'on est représentant du person-
nel, mandaté par une organisation syndicale et nourri aux
mamelles de quelque idéologie flottant dans la société, le
devenir de notre monde prolétarien vous pose quelques soucis.
La question qui se posait était donc celle-ci : Qui était
M. Last ? Que représentait-il ? Quelle était sa fonction et
surtout sa destinée ?
Dans les rapports sociaux, comme en affaires, un sourire
ne peut jamais être interprété comme tel. Une parole n'est
jamais une parole. Tout cache quelque chose, et c'est ce mys-
tère que les plus doués - les politiciens rusés - ont mission
de dévoiler.
Il y avait ici plusieurs interprétations.
Pour les uns, le sourire de M. Last n'existait pas. Ils ne
prêtaient aucune attention à toutes ces considérations contin-
gentes qui caractérisaient M. Last. Ces camarades ne voyaient
dans les choses et dans les hommes que leur essence théorique.
C'était les métaphysiciens. Ils évitaient systématiquement de
dire « Monsieur un tel », ils disaient « le représentant de ceci
ou de cela ». C'était le plus souvent soit le représentant des
travailleurs soit le représentant de la bourgeoisie qui étaient
les représentants les plus utilisés. Ils ne disaient pas
bombe, une guerre ou une caserne mais l'instrument de ceci
ou de cela. L'instrument le plus utilisé était celui de l'impéria-
lisme ou du socialisme.
une
15
Pour eux il y avait donc deux M. Last, celui en chair et
en os qui nous parlait mais qui était sans importance, et
l'essence de M. Last qui suivait tranquillement le cours de
l'histoire, comme celui d'un ruisseau. C'est à ce dernier M. Last
abstrait et historique qu'ils se référaient toujours.
Pour eux, M. Last faisait partie d'une équation. Il avait
la caractérisation d'un x ou d'un y. En l'occurrence M. Last
était le représentant patenté du capital. Le sourire dans ce
cas n'avait plus aucune importance et certains si pénétrés de
cette équation, n'avaient pas remarqué le changement entre
M. First et M. Last.
C'était une constatation étonnante qu'en plein XXe siècle
nous ayons encore parmi nous des personnes aussi pétries
de métaphysique et évoluant dans le monde fermé de l'ésoté-
risme. Et pourtant, c'est triste à dire, quand ils s'exprimaient
s'adressant à d'autres personnes, ils parlaient toujours à des
entités abstraites, à l'essence même des individus sans se préoc-
cuper de leur visage, de leur taille, de leur opinion et à plus
forte raison de leurs paroles. Et nous-mêmes, leurs camarades,
nous devions être parmi ceux-là.
Il y avait aussi ceux qui voyaient la réalité à travers
les attitudes, comme on verrait à travers une vitre : c'était
les traducteurs futés. Pour eux le sourire de M. Last n'était que
la traduction du machiavélisme. Les bonnes paroles équiva-
laient systématiquement à de mauvaises intentions, et même
la bonhomie de M. Last équivalait à de mauvaises intentions.
Elle ne signifiait qu'hostilité cachée.
Au fond, la méthode d'interprétation de ces camarades
était simple ; il suffisait de montrer que la réalité cachée était
exactement l'image contraire de celle que l'on voyait. Mais
cette interprétation n'allait pas jusqu'à systématiser la chose
car lorsque M. Last, dans un immense sourire, donnait une
réponse négative à nos revendications, leur exégèse ne tra-
duisait pas cette dernière en affirmation. Ces camarades qui
interprétaient ainsi les choses donnaient à toutes les attitudes
de M. Last une orientation contraire à nos aspirations. Cette
méthode était simple, elle consistait à dire que tout ce que
M. Last disait de bon était mauvais et tout ce qu'il disait de
mauvais était réellement mauvais.
Il y avait aussi ceux qui, assoiffés de puissance, préten-
daient que la bonhomie de M. Last ne servait qu'à camoufler
sa peur. Pour eux c'était le signe de sa faiblesse devant notre
force. Ceci n'expliquant évidemment pas pourquoi M. Last
disait toujours Non à nos revendications au lieu de dire Oui.
Quant à l'avenir de M. Last beaucoup pensaient qu'il était
sans perspective, absolument bouché. Bientôt, disaient-ils,
M. Last serait balayé par notre victoire, celle des travailleurs
et il partirait chassé comme le dernier représentant d'une
classe définitivement exclue de la société nouvelle.
16
Mais pourtant, disaient les plus terre à terre, ceux qui
refusaient de nager dans le grand bain des perspectives volup-
tueuses, pourtant qui remplacera M. Last à ce bureau ? Il
faudra bien quelqu'un ? Qui ? Qui sera son successeur ?
Alors les camarades les plus formés et les plus doués
tentaient de faire entrer ces interlocuteurs bornés dans le
monde de l'Etre.
Mais, disaient-ils, dans la société que nous instaurerons
ce ne sera plus M. Last qui nous recevra. Le chef du personnel
ce sera Nous.
Mais alors, répliquaient les incrédules, si c'est nous qui
remplacerons M. Last, Nous qui nous remplacera ?
Et les métaphysiciens répondaient le ton fier, sans une
pointe de doute : Nous, nous serons toujours à la même place ;
des travailleurs. Nous serons à la fois de ce côté de la table
et à la fois de l'autre côté. Nous poserons des revendications
en tant que travailleurs et celui qui nous répondra sera aussi
une partie de nous-mêmes qui représentera aussi les travail-
leurs. Il n'y aura plus de problème ; étant représentés des
deux côtés de la table ce sera comme si nous étions une même
personne dans deux endroits différents au même moment. Les
lois de l'espace et du temps seront bousculés et notre révolution
sera encore plus grande que celle d'Einstein.
Mais alors, reprenaient les incroyants, le problème ne sera
pas résolu pour autant, car lorsque nous parlerons d'un côté
de la table nous dirons des choses différentes que lorsque nous
serons de l'autre côté. Nous pourrons très bien partager notre
personnalité : ainsi, lorsque nous parlerons en tant que repré-
sentants des travailleurs, nous revendiquerons les mêmes choses
qu'actuellement et lorsque nous représenterons M. Last, nous
dirons les mêmes choses que lui ; nous nous cramponnerons
au prix de revient et nous refuserons à nous-mêmes ce que
nous nous aurons demandé. Notre personnalité sera déchirée,
mais il y aura toujours un combat entre nos deux êtres, la
lutte de classe sera encore plus profonde puisqu'elle habitera
chacun de nous.
Alors les métaphysiciens répondaient, toujours avec le
sourire de condescendance de l'homme illuminé par le savoir.
Erreur, vous ne vous conduirez plus comme vous vous
conduisez actuellement dans cette société corrompue. Vous
serez transformés, vous serez si différents que vous ne réclame-
rez que ce qu'il sera possible d'obtenir. Vous ne voudrez pas
obtenir davantage.
Et M. Last? s'écriaient les incrédules.
M. Last sera vous-mêmes, ne l'oubliez pas. Il incarnera
en vous la sagesse universelie et vous vous soumettrez à cette
sagesse, car ne l'oubliez pas, vous serez conscients.
En réalité, les mystiques ne pouvaient pas imaginer un
autre changement que le nôtre. Leur idéal était notre propre
1
17
RE
transformation ce qui au fond était l'idéal de beaucoup de
personnes et de M. Last lui-même. Tout le monde voulait que
notre comportement soit différent, que l'on se range à la
Raison, que l'on accepte les impératifs des autres du moment
qu'on leur donne le qualificatif de supérieur. Le rôle qu'on
nous réservait était toujours l'adhésion passive à cette raison.
Les plus illuminés par la mystique voyaient M. Last, le
jour J entrer dans notre Etre comme dans sa maison. Mais
alors, que de conséquences cela entraînerait ! Pour faire de la
place à M. Last, il faudrait balayer de notre personnalité tout
esprit d'opposition, de critique et d'hostilité. Comment des
camarades qui actuellement étaient entièrement possédés par
l'esprit revendicatif pouvaient-ils accepter avec autant de joie
une perspective qui les dépouillerait tellement d'eux-mêmes,
et où la présence de M. Last dans leur Etre étoufferait leur
combativité ? Leur désir de changement devait être si grand,
qu'ils envisageaient sans doute cet avenir avec insouciance.
Ah non, cette perspective n'était pas acceptable. Elle était
trop symbolique et nous rappelait trop les discussions que nous
avions actuellement avec nos camarades de travail. Lorsque
ceux-ci nous reprochaient notre faiblesse en face de la direc-
tion, le principal grief qu'ils nous faisaient était justement de
nous laisser pénétrer par
M. Last. Evidemment ils nous disaient
cela dans leur langage imagé et primitif, où les notions
philosophiques étaient remplacées par des symboles bassement
sexuels. Mais puisqu'actuellement cela constituait un reproche,
comment penser que plus tard, le même fait serait considéré
à leurs yeux comme une gloire ?
Il est difficile d'être mystique, surtout dans une société
industrielle et ayant un niveau de culture moyen, c'est pour-
quoi ces explications si elles apaisaient certains, n'étaient pas
prises au sérieux par la plupart.
Non, je le dis tout de suite, cette perspective de M. Last
entrant en nous-mêmes n'avaient rien de convaincant. Bien
que l'on puisse aimer M. Last, c'était trop nous demander que
de le laisser s'installer dans notre personnalité.
Il faut chercher une explication différente et pour cela
abandonner la métaphysique au profit des lois élémentaires
de l'évolution naturelle des choses.
Tout d'abord, on doit constater qu'il y a eu changement
entre M. First et M. Last. Ensuite, dégager le sens et la
signification de ce changement. Enfin, déduire de cela l'orien-
tation future et prédire du même coup quel sera le personnage
qui risque fort de succéder à M. Last.
Procédons méthodiquement et revenons sur le passé.
Entre M. First et M. Last il y a eu de la part de notre
direction la volonté d'entretenir le dialogue et de converser
avec les représentants du personnel. Ceci ne veut pas dire, bien
entendu, que ce dialogue ait pour but de résoudre les pro-
18
blèmes soulevés, non ; en général les questions qui alimentent
le dialogue sont déjà résolues par d'autres instances ou par
d'autres voies moins officielles. Le but n'est
que
de
nouer des
relations amicales ; un peu de la même façon que vous essayez
de vous lier avec votre voisin en lui adressant systématiquement
la parole. Il est évident que si vous entretenez ce genre de
rapports avec lui, ce dernier aura moins envie de frapper à la
cloison lorsque vous faites trop de bruit.
Il semble
que les rapports entre la direction et nous obéis-
sent à de tels impératifs. Elle veut parler, converser mais sans
que nous ayons la possibilité de résoudre quoi que ce soit. Le
dialogue prend le même sens que lorsqu'on rencontre une
connaissance. On parle de la pluie et du beau temps. Ceci
faisant la richesse de notre civilisation et de nos rapports
humains car, n'ayant dans la plupart des cas besoin de per-
sonne pour résoudre nos problèmes, nous pouvons d'autant
mieux donner libre cours au raffinement des relations humai.
nes. N'ayant rien à se dire, on peut fignoler et décorer le
dialogue qui prend ainsi l'allure de conversations futiles et
décousues n'ayant aucune incidence quelconque sur le compor-
tement et les décisions des uns et des autres.
Mais les sociétés industrielles ont ceci de particulier, c'est
qu'elles s'ingénient par tous les moyens de récupérer ce qu'elles
ont par ailleurs prodigieusement gaspillé.
L'industrie récupère les vieux chiffons pour les remettre
en circulation, les vieilles huiles, les bouts de métaux et les
eaux sales. Elle récupère aussi la conversation inutile pour
en lubrifier les rapports sociaux. Et là, nous voyons toute
l'importance et le génie de M. Last qui est passé maître dans
l'art et la manière de récupérer. Mais il serait mal venu d'en
faire le reproche à M. Last, car cette récupération était d'un
profond réconfort pour nous-mêmes et la source d'une joie
immense. Que ceux qui n'ont jamais participé à de telles
séances imaginent cette situation où chacune des paroles qui
tombent habituellement dans l'oubli de la journée, soit soigneu-
sement ramassée, empaquetée, étiquetée et mise dans le musée
des innombrables procès-verbaux que seuls les rats auront le
droit de détruire. Qu'ils imaginent une seule seconde toute
cette richesse de postérité que la faculté de parler nous offre
désormais. Une parole lancée, une répartie, une exclamation
même sont ainsi prises en considération et c'est à M. Last que
nous devons de revaloriser, ce que chacun a ainsi abandonné.
M. Last redonne ainsi au langage la valeur qu'il n'a connu
peut-être que dans la préhistoire, où les hommes ne se ser-
vaient de la parole que pour communiquer entre eux et où la
notion de gaspillage était encore inconnue.
Mais le pouvoir de M. Last avait des limites. Il ne réha-
bilitait que la parole mais pas davantage. M. Last ne va pas
au-delà de cette tâche et il laisse toujours un trou béant entre
19
les paroles et les actes, entre le langage et la décision. Il rend
perceptible cette notion de l'expression sans aller au-delà. C'est
un peu comme si M. Last disait à ses interlocuteurs : « Vos
paroles sont des paroles, je les prends en considération. Votre
langage existe, je m'en porte garant. Il va de vous à moi. Ce
que vous dites, je l'entends, je le comprends et j'y réponds
mais ne m'en demandez pas plus. Ma fonction est celle de vous
comprendre et de vous répondre ; c'est tout. Elle n'est
pas
de
transformer vos paroles en actes et de les matérialiser. Je ne
suis pas un alchimiste et il m'est impossible de transformer
des paroles en autre chose que des paroles. Ce qui est abstrait
le reste et je n'ai aucun pouvoir d'enclencher ce que vous me
dites dans le mécanisme de l'usine. Tout doit rester entre
nous ».
Alors les interlocuteurs comprendront que la barrière de
leur impuissance a reculé de quelques centimètres mais que
la barrière existe toujours entre les appareils qui décident et
eux-mêmes.
Alors la question devient plus brûlante. Après M. Last
que se passera-t-il ?
Les représentants du personnel voudront toujours grignoter
ce mur qui les sépare des délices de la décision. Ils voudront
participer à cette grande joie et M. Last ne les intéressera
plus, car ils voudront dépasser le stado de la parole.
Ceux qui décident comprendront alors que les lois de
l'évolution sont inexorables, qu'elles bousculent les habitudes
et la tranquillité. M. Last ne suffira plus à contenir le flot du
devenir. La quiétude des appareils de direction sera troublée
et déjà dans l'ombre se profilera la silhouette imprécise du
successeur de M. Last.
1
MONSIEUR NEXT.
1
M. Next remplacera M. Last et sa fonction, nous l'avons dit,
sera de reculer de quelques centimètres la frontière de la déci-
sion. Mais M. Next ne sera pas le produit malfaisant du
hasard. La maquette de M. Next aura été construite avant sa
prise de fonction, elle aura subi des essais et des expériences
multiples, sa nomenclature sera un produit de laboratoire
soigneusement préparé à l'avance par des techniciens patentés.
Si M. Last avait eu pour fonction de valoriser la parole
des représentants du personnel, M. Next aura pour fonction
de valoriser certains actes du personnel tout entier.
Entendons-nous bien, il ne s'agit pas ici de croire que la
fonction du directeur du personnel va être de donner une
possibilité d'expression à toutes les volontés et des délégués
et des travailleurs. Cette tentative de mettre les paroles dans
le circuit de la matérialité ne s'appliquera qu'à certains
domaines bien déterminés et choisis d'avance par les techni-
20
ciens. Il y
aura toujours par contre une aire absolument
intouchable. Ainsi l'organisation du travail restera la même
et les travailleurs n'auront à s'occuper que d'une sphère très
réduite. Ils seront dépossédés comme auparavant de toute
possibilité de gestion de leur travail. Les chaînes de montage
resteront ce qu'elles étaient du temps de Ford ou de Taylor.
Tous les gestes des hommes y travaillant auront été déterminés
et codifiés par des gens capables et diplômés, comme cela se
pratique aujourd'hui. Le travail aux pièces continuera toujours
à transformer les hommes en automates en les abrutissant
mais, par contre, la mauvaise humeur qui résulte de ces tra-
vaux pourra plus librement s'exprimer. Et l'expression limitée
actuellement par la parole pourra, comme nous le verrons,
prendre des dimensions : nouvelles en allant jusqu'à investir
les profondeurs de l'acte. De surface elle deviendra volume.
Une telle perspective attérera certainement tous ceux qui
croient que tout problème est impossible à résoudre s'il esi
posé pour la première fois. A ceux-là nous demanderons de
modifier totalement leur état d'esprit et de ne plus croire
que le moindre problème nouveau est le signe d'une crise
sociale irréductible. A tous les blasés de ce siècle, ceux qui
ne croient plus à l'expression, ni à son utilité, ni à son effi-
cacité, nous demanderons de modifier leur jugement et de
croire aux ressources profondes et au pouvoir créateur que
recèle notre humanité. Même le capitalisme n'échappe pas à
cette règle et devant une situation nouvelle il crée une réponse
inédite.
La fonction de M. Next sera de répondre à l'hostilité de
ses partenaires. Non seulement d'y répondre comme M. Last,
mais de donner une certaine matérialisation à cet antagonisme.
L'hostilité n'est pas une chose que l'on trouve à l'état
naturel dans la nature humaine, elle n'est pas comme le char-
bon ou le pétrole sur notre globe. L'hostilité n'est que la
conséquence d'une situation donnée et M. Next comme ses
prédécesseurs n'aura pas à agir sur les causes de l'hostilité.
Il essaiera de colmater cette plaie industrielle comme le méde-
cin soigne la maladie, lorsqu'elle se manifeste.
L'hostilité peut s'exprimer à différents degrés. Le premier
se manifeste exclusivement dans l'attitude réservée et sobre
des individus. A ce premier stade, la parole ne sert pas encore
pour véhiculer l'hostilité mais il faut déjà prendre des pré-
cautions. Le second degré se manifeste par l'expression orale
allant jusqu'à la colère et même l'engueulade tellement ancrée
dans nos traditions. Enfin il existe l'expression physique qui
va du trépignement chez l'enfant, de la crise de nerf chez la
jeune fille jusqu'à la voie de fait chez les êtres primitifs ou
chez les plus sensibles chez qui toute impulsion psychologique
ne peut se traduire que par des actes.
21
leur opposer
M. Next devra faire face à toute cette gamme variée et riche
en nuances des différents stades de l'hostilité. Sa fonction ne
sera pas de stopper ses expressions car il aura appris dans les
séminaires que rien n'est plus mauvais pour la production que
l'existence endémique de sentiments refoulés. Il devra, au
contraire, extirper du monde productif toutes ces tares d'ordre
psychologique qui gênent le bon fonctionnement de l'industrie,
qui se glissent dans les engrenages des transmissions des ordres
et qui gâtent terriblement la qualité des marchandises pro-
duites.
Cependant il faut dire que cette tâche sera d'autant plus
colossale que M. Next aura à faire à des hommes libres et
cultivés. Il n'aura plus en face de lui ces brutes primitives
comme les esclaves industriels du siècle passé qui fonction-
naient par l'engueulade. Il aura devant lui des personnes
raffinées à la culture télévisée, à l'intellect complexe et aux
sentiments multiples. Il devra donc affronter ces hommes sans
d'obstacles brutaux et sans pour autant satisfaire
leur désir profond.
M. Next devra avant tout simuler la capitulation devant
ses interlocuteurs sans toutefois capituler. Il devra dépasser le
stade de M. Last et donner à cette simulation plus de matéria-
lité que de simples paroles.
Pour ne pas altérer les rapports sociaux et pour conserver
cette harmonie nécessaire à toute entreprise collective, il devra
jouer la simulation jusqu'à la frontière limite de la réalité
profonde.
Il nous est difficile d'anticiper sur cette image futuriste
du manager de demain. Il est très hasardeux de vouloir saisir
cette personnalité, tellement elle sera complexe, subtile et tor-
turée qu'elle entre avec peine dans nos concepts traditionnels
et déjà démodés. Seules les générations futures pourront décrire
et étudier le chef du personnel. Nous, nous ne pouvons qu'en
tracer les lignes générales et même si certaines attitudes nous
paraissent choquantes ou contradictoires nous devrons nous
en accommoder en pensant que de telles contradictions ne
pourront être expliquées et surtout comprises que par des
hommes d'une autre culture.
LE PORTRAIT DE M. NEXT.
Quand M. Next, nouveau chef du personnel, entrera dans
la salle de réunion pour discuter des 45 revendications pré-
sentées par les 112 représentants ouvriers, il apparaîtra tout
de suite comme un coupable. Tout le monde dans l'aréopage
comprendra cela. Ne serait-ce que par sa démarche, son vête-
ment, son visage - peu importe, M. Next portera en lui la culpa-
bilité comme certains portent en eux la misère. Il devra la
22
traîner avec lui dans tous les contacts officiels
avec
le person-
nel, dans toutes les réunions, toutes les entrevues, comme le
Christ traînait sa croix.
La réaction de la salle sera alors favorable ; non pas à
M. Next mais favorable à elle-même. Chaque délégué sera
content de lui, parce que chacun trouvera en M. Next l'homme
avec qui il veut s'entretenir.
M. Next représentėra tellement l'image de la plupart des
rêves hostiles que peut-être la salle sera déconcertée par la
similitude, mais à la longue elle s'y habituera et la corres-
pondance entre le personnage rêvé et le personnage réel la
rendra très vite confiante en elle-même et lui donnera plus
d'assurance.
Mais le grand soulagement ne viendra que lorsque l'ora-
teur le plus téméraire aura ouvert les vannes de l'antagonisme.
«M. Next, vous êtes le représentant du capitalisme,
donc vous exploitez les travailleurs, donc vous êtes un salaud. »
- « Oui, en effet, répondra M. Next l'air préoccupé. Ce
que vous dites est très juste, j'approuve votre point de vue et
je dois dire que pour cette raison, je me maudis moi-même. »
Ici toutes les variantes sont possibles à imaginer, selon le
degré de civilisation et les coutumes. M. Next éprouvera-t-il
la nécessité de verser une larme ou non ? Nous ne pouvons
pas répondre clairement à la question, car tout cela dépendra
de plusieurs facteurs ; de la nature particulière de l'hostilité,
du degré de pression des travailleurs et de la valeur mar-
chande de la larme elle-même, qui sera cotée en bourse parmi
les valeurs essentielles :
; car cette matière si rare
aussi commercialisée.
Pourtant certaines habitudes contractées à l'époque anté-
rieure, c'est-à-dire la nôtre, resteront bien enracinées dans les
coutumes et ainsi, lorsque dans la discussion un délégué
demandera à M. Next quelle est sa réponse définitive sur la
revendication d'augmentation des salaires, M. Next n'aura pas
à innover ; il répondra comme ses prédécesseurs : V. R. P.
Ce qui veut dire en bon français : Voir Réponse Précédente.
Il faudra alors que les novices remontent dans l'histoire et
feuillètent les archives des comptes rendus de l'époque pré-
cédente pour enfin s'apercevoir que V. R. P. signifie non.
Malgré cela, M. Next n'aura aucune assurance. Il sera
petit et peut-être bégaiera ; de toute façon il ne pourra
s'exprimer qu'avec beaucoup de difficulté et lorsqu'il prendra
la parole, il provoquera des rires dans la salle car, de plus,
son vocabulaire sera lui aussi conditionné et volontairement
incorrect.
La vie personnelle de M. Next sera un livre ouvert. Tout
le monde la connaîtra grâce à la presse syndicale et la vie de
M. Next sera tout simplement abjecte.
i
sera elle
23
Tout le monde saura ainsi qu'il bat sa femme, ses enfants
et qu'il laisse dans la misère ses vieux parents infirmes.
La presse de gauche signalera tous ces méfaits aux tra-
vailleurs avec .photos à l'appui. Les magazines feront fortune
en lançant des incursions dans sa vie privée et leurs images
scandaleuses alimenteront la vie politique de la localité.
Son passé sera tamisé et bien heureux les journalistes
qui réussiront à mettre la main sur la photo de famille où
M. Next, enfant, se trouve sur les genoux d'un grand-oncle
collaborateur notoire pendant l'occupation allemande. On
montrera ainsi au peuple la lourde hérédité de M. Next et
l'explication dialectique de son comportement hostile vis-à-
vis des travailleurs.
Enfin, certaines feuilles plus futiles et portées sur le satire
facile parleront de la vie sexuelle de M. Next qui sera, n'en
doutons pas, abondante en perversions multiples.
Lorsque des conflits naîtront dans les ateliers, des grooms
particulièrement robustes et spécialement éduqués pour cette
tâche iraient quérir de gré ou de force M. Next dans son
bureau
pour le livrer aux arguments des mécontents. De cette
façon, les travailleurs n'auront plus à se déranger comme ils
le font actuellement lorsqu'ils sont mécontents. Ce n'est pas
eux qui iront au chef du personnel mais le chef du personnel
qui ira à eux ; ceci afin que ces derniers perdent moins de
temps dans les longs couloirs de la direction et ne troublent
pas la cotonneuse quiétude des services.
Chaque délégué et chaque travailleur pourra ainsi invec-
tiver M. Next selon le style qui lui est propre. La liberté du
langage pourrait s'épanouir de cette façon et le vocabulaire
de M. Next s'en trouverait par ricochet lui-même enrichi.
Après de telles séances, il va sans dire que chacun se
trouvant soulagé par sa propre répartie et son argumentation
s'en retournerait allègre aux manivelles de sa machine et la
production s'en trouverait aussi nettement améliorée.
La vie syndicale, si austère dans la période actuelle,
reprendrait une certaine vigueur et les feuilles d'atelier pour-
raient abondamment commenter en détail ces entrevues en
exposant ce qui a été dit et aussi ce qui aurait pu l'être.
Toutes les quinzaines, les ouvriers en touchant leur paye
verraient la photo de M. Next épinglée à leur décompte et
chacun pourrait ainsi, en guise de sortilège, percer l'image
maudite avec les encouragements complices et clandestins de
la maîtrise. Quelques économies sur le coût salarial pourraient
ainsi se réaliser et permettre une juste concurrence avec les
autres firmes.
Pour maintenir les cadences élevées dans les ateliers de
production et de montage, de grands portraits en carton de
M. Next orneront les murs. Mais l'image n'aura pas la même
signification qu'elle a encore dans quelques pays. Certaines
24.
populations travailleuses arrivent en effet à dépasser les nor-
mes grâce à la présence dans leur atelier de l'image aimée de
leur chef génial. Pour montrer que le progrès est capable
d'inverser les valeurs qui nous paraissent les plus chères, ce
sera le contraire qui se produira, car la civilisation aura
franchi un palier supplémentaire. Ce sera la photo honnie
qui assistera les travailleurs pendant la journée et les résul-
tats n'en seront que meilleurs. En effet, il est prévisible qu'à
la fin de la journée ou au summum de l'énervement, les
ouvriers les plus sensibles iront crever ces tableaux en y
jetant leurs pièces qui retomberont ensuite dans des bennes
de récupération spécialement disposées à cet effet.
L'agressivité pouvant librement s'exprimer et se maté-
rialiser, nous vivrons ainsi dans le libéralisme le plus total.
Quant aux démagogues, ils nageront dans la béatitude et la
félicité. chaque jour apportant sa moisson de victoires.
La surenchère vindicative contre M. Next ne sera limi-
tée que par sa résistance physique car en effet ici nous tou-
chons un grave problème industriel. Personne n'est sans igno-
rer les préoccupations qui hantent déjà les capitaines d'indus-
trie et les offices internationaux. Les sources de matières pre-
mières sont en train de se tarir ; le cuivre, le pétrole, l'eau
même pourront devenir des matériaux rares. Il en sera de
même pour les chefs du personnel, car déjà on voit poindre
de bien tristes présages. L'infarctus du myocarde en est un
mais il est loin de préfigurer les méfaits qui se présenteront
par la suite.
Les courbes de consommation de représentants des rela-
tions sociales deviendront inquiétantes et pour les industriels
et pour la nation tout entière car, j'avais oublié de le dire,
M. Next sera parfois molesté. Evidemment tout un système
de rémunération sera mis en place pour compenser ces incon-
vénients et une prime dite de « salubrité sociale » dédomma-
gera M. Next. Mais encore...
Les petites annonces du Monde, de l'Express et même de
France-Soir porteront de grands placards : « Entreprise cher-
che personne vile et dénuée de sens moral, supportant douleur
et discrédit pour servir abcès de fixation. Bon salaire,
retraite, assurance, infirmerie, etc. »
Mais tout cela ne suffira pas, car dans une société aussi
libérale il sera difficile de trouver des personnes possédant
le degré de dépravation nécessaire. Les services psychotechni-
ques, les grandes écoles auront beaucoup de difficulté à créer
de telles aptitudes et seul l'appât de l'argent et l'assurance
d'une grande sécurité pourront tenter certains à se dépraver
publiquement de la sorte.
Une période de néo-romantisme succédera à celle du
matérialisme sordide et beaucoup de chefs regretteront l'an-
cien temps. Ils en parleront avec nostalgie comme des poètes
25
et l'on comprendra combien ils étaient heureux, de M. First
à M. Last, tous ces chefs qui pouvaient jouir d'une haute
moralité malgré leur tâche. M. Next, lui, ne le pourra plus.
Alors, comme il advient souvent dans de telles situations,
les événements les plus désirés surviendront sans qu'on s'y
attende et par des voies différentes de celles que l'on croyait.
Il est prévisible que l'événement que nous tous, syndicalistes
convaincus, redoutons le plus arrivera car M. Next, plus pour
se préserver que pour se défendre, sera amené lui-même à se
syndiquer.
C'est là qu'il nous est impossible de spéculer plus loin
dans le futur et la question reste en suspens : que se passera-
t-il ?
Les subtilités de la dialectique sont inefficaces
pour
avancer plus loin. Il faudra certainement créer d'autres instru-
ments et d'autres méthodes d'investigation intellectuelle car
comment nous, personnes du XXe siècle, pouvons imaginer un
seul instant M. Next affilié à la même centrale que nous ?
Quelle situation complexe dans laquelle nous devrions à la
fois l'attaquer et le défendre et où de son côté M. Next devrait
refuser nos revendications tout en les acceptant ?
Nos personnalités d'un côté et de l'autre s'atomiseront, se
détruiront peut-être dans un grand feu d'artifice, et les grands
métaphysiciens alors auront-ils le dernier mot ?
Car ce monde qu'il nous promettent où chaque travailleur
serait à la fois des deux côtés de la table ne serait-il pas
réalisé ?
Seuls les philosophes impénitents et grincheux attachés
à leur passé pourront rétorquer que la syndicalisation de
M. Next ne fera que porter l'antagonisme à un autre niveau
plus élevé dans la hiérarchie. Entre nous et le directeur géné-
ral par exemple. Mais là encore ne soyons plus septiques. Ce
dernier peut très bien, comme M. Next, prendre la même voie
et se décider à payer et sa carte et son timbre mensuel. Il en
est de même pour toute autorité qui aura à se défendre contre
notre soif d'hostilité ; des petits chefs effacés jusqu'à ceux
qui président aux grandes destinées des nations.
Les sources de l'antagonisme universel se tariront ainsi
tout juste avant l'épuisement total des réserves de chefs des
relations sociales.
Une nouvelle ère de bonheur commencera.
Nous baignerons dans les joies immenses de la producti-
vité et dans celles de notre dépersonnalisation.
D. MOTHÉ.
26
Bureaucratie dominante
et esclavage politique
(A propos du DESPOTISME ORIENTAL, de K. Wittfogel)
une
Né en 1896, K. Wittfogel n'a pas trente ans lorsqu'en 1922 il
commence à publier ses premiers travaux de sinologue entrepris sous
la double influence de Marx et de Marx Weber. Il est aussi, en même
temps, théoricien des problèmes d'Extrême-Orient dans la III: Inter-
nationale. Vers 1924, personne, parmi les marxistes, n'ouvre le débat
sur la possibilité pour la bureaucratie de devenir une nouvelle classe
dominante. Du moins, pas dans ces termes. Lénine fait quelques
allusions à l'éventualité d'une restauration de « l'Asiatchina »
c'est ainsi qu'il désigne le « despotisme oriental » il redoute le
développement de la nouvelle bureaucratie russe ; mais il ne va pas
jusqu'à la décrire comme une nouvelle classe en formation. Comme
Marx, et comme Trotsky, il considère la bureaucratie comme
couche parasitaire. Lorsque Bruno Rizzi ouvre le débat vers 1939,
Trotsky s'emploiera à réfuter la définition de la bureaucratie en ter-
mes de classe.
C'est à partir de ses travaux scientifiques sur un passé, lointain
que K. Wittfogel, qui est par ailleurs, à ce moment, un communiste
militant, s'oriente vers cette idée de la première classe dominante
bureaucratique, alors que c'est par l'expérience politique que Rizzi
est conduit à ses thèses sur « la nouvelle classe ».
Il n'est donc pas exact de soutenir que K. Wittfogel découvre
le rôle dirigeant de la bureaucratie parce qu'il en a besoin pour
« dévier » sur le plan politique. Ce qu'il faut dire, par contre, c'est
que sa haine de Staline et du stalinisme vont le conduire beaucoup
plus tard à voir dans l'Etat socialiste le produit d'une bureaucratie
plus dictatoriale que les « bureaucraties asiatiques » et tout aussi
incapable d'évoluer, de se transformer et de se « démocratiser ».
La biographie politique de K. Wittfogel éclaire ainsi l'importance
et les limites de son apport. Wittfogel a élaboré des matériaux histo-
riques d'une importance décisive pour qui veut approfondir l'analyse
de la domination bureaucratique. Mais, trop fidèle aux analyses de
Marx, il affirme l'immutabilité du système oriental. Puis, obsédė
par la dictature stalinienne, il fige l'image du système soviétique
dans sa phase de « terreur absolue ». Tel est son modèle de la
bureaucratie.
Ce modèle n'est pas entièrement valable pour décrire le mouve-
ment des anciennes civilisations bureaucratiques. On ne peut, ensuite,
le transposer dans l'analyse des sociétés industrielles bureaucrati-
ques. qui modifient et modernisent
leur système de
domination.
sans
cesse
27
En 1931, une conférence réunie à Leningrad au terme
de quatre années de discussions, condamnait la notion mar-
xiste de mode de production asiatique fixée par Marx dès
1853 et conservée en fait
par lui jusqu'à sa mort. On condamne,
donc, cette notion, et on établit définitivement le dogme d'une
évolution uni-linéaire de l'histoire selon laquelle l'homme
serait passé successivement par l'esclavage, le servage et le
salariat. La bible, c'est maintenant l'ouvrage d'Engels sur
l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat.
Laborieusement, les ethnologues, archéologues et historiens
marxistes vont chercher partout, en Chine comme en Russie,
en Europe occidentale et ailleurs, les traces et les preuves d'un
passé esclavagiste, féodal... et même capitaliste.
Pourquoi la condamnation de 1931 ? K. Wittfogel en
rend compte longuement, dans son livre sur le Despotisme
oriental (1). Vers 1927-1930 le débat est ouvert dans les par-
tis marxistes, sur la construction du socialisme en U. R. S. S.
C'est le moment de la planification. Les communistes jettent
à la face des socio-démocrates ce pas en avant. Blum riposte :
avec des millions d'esclaves, on peut toujours construire des
pyramides. L'allusion est claire ; elle est directement inspirée
de Marx, de son analyse des sociétés asiatiques. Il faut donc,
dès lors, oublier cette analyse. C'est fait, à partir de 1931.
Staline fixe définitivement le dogme en 1938, en publiant
Matérialisme historique et matérialisme dialectique. Staline
décide que l'histoire a suivi partout le même développement,
celui qu'énonçait d'ailleurs le Manifeste communiste (Marx ne
découvre l'Asie que vers 1850): esclavage, féodalité, capi-
lisme.
Aujourd'hui, trente ans plus tard, la situation est modi-
fiée. Mao veut-il se construire un passé occidental ? Ses
théoriciens en tout cas rejettent, comme Staline en 1931, le
« prétendu mode de production asiatique, une pensée que
Marx n'a jamais développée » (2) — à ceci près que les
textes de Marx sur la question emplissent à eux seuls un
volume.
Du côté de l'Afrique, la situation semble moins dogma-
matique. Modera Keita connaît les analyses et le modèle
de Marx. Les socialistes africains voient dans ce M.P.A., comme
on dit pour désigner le mode de production asiatique, un
moyen de comprendre leur propre passé, leurs propres struc-
tures.
En France, Raymond Barbé reprend ce thème à propos
un
(1) Aux Editions de Minuit (1964), avec Avant-propos de
P. Vidal Naquet d'où sont extraites nos références à cet auteur.
(2) M. Shapiro, dans la revue Marxism Today, août 1962.
28
de l'Afrique actuelle (3). Des' historiens marxistes comme
P. Boiteau (4) explorent à la lumière des nouvelles perspec-
tives le passé africain. Dès 1961, un autre marxiste, J. Suret-
Canale écrit : « il semble bien qu'on puisse rapprocher le
mode de production prépondérants des régions les plus évoluées
de l'Afrique noire traditionnelle de ce que Marx avait dénom-
mé le mode de production asiatique » (5). Ainsi, il paraît bien
que partout, en Asie sans doute, mais également dans l'Amé-
rique des Incas et des Aztèques, dans l'Afrique du Nord et
dans l'Afrique noire, dans la Grèce antique des premiers temps,
ce mode de production a été une forme universelle de civili-
sation et d'acquisition des biens dont, seule, l'Europe, se serait
détachée radicalement. C'est ce que met en évidence M. Gode-
lier (6), qui cite en particulier J.-P. Vernant (7) pour qui
l'empire mycénien aurait été « asiatique ».
Nous savons en effet qu’aussi bien en Orient que dans
l'Afrique des Pharaons ou l'Amérique précolombienne, ont
surgi des formes de vie sociale qui ont permis les grands tra-
vaux dont ces palais, ces pyramides, mais aussi ces routes, ces
canaux d'irrigation ou de drainage, demeurent les vestiges.
La littérature occidentale des XVII et XVIIIe siècles a
donné un commun dénominateur à ces différents régimes
sociaux, en avançant l'expression de despotisme oriental. Marx,
qui trouve ce concept aussi bien chez les écrivains classiques
que chez les économistes anglais, propose d'expliquer la
genèse de ce « mode de production asiatique » à partir de
l'organisation des grands travaux (irrigation, drainage, terras-
sement...). Au stade historique précédent, les hommes vivaient
sous le régime de la communauté primitive. La « famille » ou
le lignage était alors l'unité de production. Elle possédait le
sol «en commun », organisait souvent sur des bases de type
« démocratique » les travaux agricoles et se suffisait à elle-
même. Lorsque l'aridité du sol ou la sécheresse rendent impos-
sible l'agriculture pluviale, il est nécessaire de procéder à une
organisation plus large de la main-d'oeuvre. Sont alors entrepris
des efforts groupés pour creuser des canaux d'irrigation,
construire des réservoirs, maîtriser le rythme des crues et des
décrues, organiser l'agriculture en terrasses et transformer ainsi
les conditions matérielles de la vie.
Mais il faut, pour réaliser ces tâches, une division
(3) Présentation du numéro d'Economie et politique sur les clas-
ses sociales en Afrique.
(4) Pierre Boiteau. Les droits sur la terre dans la propriété.
malgache (Contribution à l'étude du « Mode de production asiati-
que ») La Pensée, n° 117 (Octobre 1964).
(5) L'Afrique Noire, tome I, page 101, 1961 (passage sur le M.P.A.
censuré dans l'édition russe).
(6) M. Godelier : La notion de « mode de production asiatique »
et les schémas marxistes d'évolution, C. E. R. M., 1964.
(7) J.-P. Vernant : Les origines de la pensée grecque, Paris, P.U.F.
29
d'abord technique du travail : il faut des manoeuvres, mais
aussi, et en même temps, des experts en astronomie, des
hommes capables d'établir un calendrier et de déterminer le
nouveau rythme des travaux entrepris. Il faut enfin des orga-
nisateurs et même des « planificateurs » dont les directives sont
transmises et appliquées par une hiérarchie de dirigeants et
de sous-fifres qui coordonnent l'ensemble. Bref, comme dit
Vidal-Naquet, un régulateur devient nécessaire au fonctionne-
ment d'une telle entreprise.
Voici en d'autres termes, et pour reprendre l'expression
de P. Lambert, la « naissance de la bureaucratie ». Pourquoi ce
terme, habituellement retenu, aujourd'hui, par les historiens ?
D'abord parce qu'il désigne un « appareil d'Etat » comme dit
encore P. Vidal-Naquet. La bureaucratie, c'est cet ensemble de
prêtres-savants, de scribes, de comptables, de contrôleurs des
tâches, de planificateurs mis peu à peu en place pour cet élan
soudain des forces productives qui, sur la base des nouvelles
formes de production de masse, vont donner naissance à ces
ensembles qui constituent des « civilisations », c'est-à-dire ces
palais, ces routes, ces canaux d'irrigation et de circulation
caractéristiques des empires dits « asiatiques » (8). Ces bureau-
crates, dit Wittfogel, sont d'abord les managers d'une agricul-
ture lourde.
La bureaucratie serait donc d'abord une « classe fonction:
nelle », à fonction régulatrice avant de devenir une classe
dirigeante. La gestion a précédé l'exploitation, la division
technique du travail, sa division sociale. L'organisation du
travail est la source de la domination bureaucratique.
Mais
que devient la structure sociale antérieure : la
communauté primitive ? A l'intérieur du modèle, de la struc-
ture, son statut n'est pas entièrement univoque :
le plus
souvent, semble-t-il, elle subsiste. La terre appartient toujours
aux communautés dont elle est la propriété collective. Parfois,
l'Etat prélève une partie et en fait des propriétés d'Etat, qui
ne sont pas pour autant des propriétée privées du despote ou
des membres de la bureaucratie. La propriété collective d'Etat
reproduit en quelque sorte, au niveau de l' « Empire » le mode
de propriété de lignage, de la famille, et sa relation commu-
nautaire au sol cultivé. Il impose sa « barbarie » à des commu-
(8) On a fait remarquer (M. Godelier, 1964), que la référence
géographique qu'on retrouve dans les expressions «despotisme orien-
tal » et « mode de production asiatique >> est incorrect, puisqu'il
désigne aussi bien les empires de l'Amérique précolombienne, de
l'Egypte, etc...
Egalement incorrecte serait l'expression « société hydraulique »
proposée par K. Wittfogel (1964) qui reconnait lui-même la possibi-
lité d'une origine militaire de ces systèmes sociaux. Je propose donc
de désigner par l'expression « mode de production bureaucratique »
cette structure sociale de la « bureaucratie dominante » (J.-S. Mill)
de la société asiatique (Jones) du « despotisme oriental » (Montes-
quieu ou encore du « mode de production asiatique » (Marx-Engels).
30
nautés qui conservent le système du « socialisme » primitif. La
« clé du paradis oriental » dit Marx, c'est l'absence de propriété
privée.
Karl Wittfogel définit ce système en le comparant à celui
des organisations industrielles et commerciales. « En termes de
revenu, les membres inférieurs de la hiérarchie d'Etat peuvent
se comparer aux employés d'une entreprise capitaliste qui ne
participent pas aux bénéfices réalisés grâce à eux. Une socio-
logie de classe qui se base sur la propriété les considérerait
donc comme des plébéiens plutôt que comme des membres de
la classe supérieure. Un tel mode de classement négligerait les
relations humaines qui caractérisent d'ordinaire et de façon
spécifique les opérations d'ordre bureaucratique. Ces opéra-
tions font du plus humble des représentants de l'appareil d'Etat
un co-participant à l'exercice du pouvoir total. Alors que les
employés d'une entreprise commerciale ou industrielle dépen-
dent des conditions du marché qui établissent une égalité for-
melle, l'action du plus modeste des hommes de l'appareil repose
sur la coercition, c'est-à-dire sur une inégalité formelle. Une
telle situation dans la hiérarchie du pouvoir fournit à certains
des fonctionnaires inférieurs des occasions de s'enrichir per-
sonnellement, et elle leur confère à tous un statut socio-
politique spécifique. En qualité de représentant de l'Etat
despotique, le dernier des fonctionnaires éveille chez le peuple
méfiance et crainte. Ils occupent donc une situation sociale
qui les place, en termes de prestige, en dehors et de façon
ambivalente au-dessus de la masse des gouvernés » (9).
Wittfogel se situe à deux niveaux, qui sont liés : le niveau
scientifique de l'historien des « sociétés asiatiques » dont il
étudie la naissance et le fonctionnement, - et le niveau poli-
tique du sociologue et de l'ancien militant communiste. Je.
me limiterai ici aux problèmes posés à ce deuxième niveau.
Quel est donc le problème politique posé par Wittfogel ?
Son livre contient, comme le dit l'auteur lui-même, un
« ouvrage dans l'ouvrage » comme Montesquieu vise
Louis XIV à travers son « despote oriental », Wittfogel vise
Staline et en même temps la bureaucratie qu'il considère
comme une classe dirigeante en U.R.S.S., et non plus seulement
dans les sociétés hydrauliques. En fait, ce type de raisonne-
ment analogique pose un certain nombre de problèmes.
a) Un premier problème est celui qui consiste à définir
une « classe sociale ». A la définition de Wittfogel, on a objecté
et on objecte la notion « marxiste » qui impliquerait la
propriété privée. C'est d'ailleurs l'opinion de Wittfogel lui-
même. Or, c'est un point discutable. Dans Misère de la
:
(9) Le despotisme criental, p. 407-408. Notons ici que K. Witt-
fogel, qui a commencé ses travaux à partir de lectures de Max
Weber, puis de Marx, se réfère également à Burnham (p. 105).
31
mer
philosophie, Marx souligne que la notion de propriété est
une « superstructure » qui montre et qui masque à la fois le
niveau où s'établit le clivage des classes — à savoir le niveau
des rapports réels de production (de « l'infrastructure »). Dans
Le Capital, il définit la « classe capitaliste », celle qui « pos-
sède le monopole des moyens de production sociaux et de
l'argent ». Voici donc un problème théorique : quel est le
contenu de ce concept, de ce modèle structurel qui définit la
classe sociale dominante et la relation des classes ? La pro-
priété ? La domination ? La gestion ?
Engels admet, dans l'Anti-Dühring, que dans ces sociétés
asiatiques « les individus dominants se sont unis pour for-
une classe dominante ». (Editions sociales, p. 194).
On le voit, à ce premier niveau du problème, l'analyse du
M.P.A. oblige à préciser le concept marxiste de classe
sociale (10). Mais une nouvelle question surgit ici : pourquoi,
si Marx ne définit pas la classe par la propriété, a-t-il renoncé
à définir la classe dominante du M.P.A. ?
Wittfogel estime que Marx a « reculé » devant les consé-
quences de son analyse du M.P.A. parce qu'il aurait entrevu,
Bakounine et, avant, Proudhon, y aidant, dans le futur, le
risque d'apparition d'une « nouvelle classe » au-delà de la
suppression de la propriété privée, et sur la base de la gestion
collectivisée de la production. A cela, on a fait au moins deux
réponses :
que Marx n'a pas « reculé » mais qu'il aurait adopté
avec Engels le modèle unilinéaire de Morgan qui ne fait pas
place, dans l'évolution historique, au M.P.A. (Godelier montre,
après Plekanov et de façon plus précise, cette influence de
Morgan sur Engels) ;
que Wittfogel suppose gratuitement que Marx s'est
fait du régime socialiste « une idée analogue à celle que
Wittfogel se fait du régime soviétique ».
Vidal-Naquet utilise un troisième argument qui concerne,
cette fois, non plus Marx, mais la condamnation du modèle
marxiste du M.P.A. en U.R.S.S., en 1931. C'est que, nous
dit-on, personne ne songeait en 1931, en U.R.S.S., à considérer
que la bureaucratie pouvait constituer une classe dominante.
On sait d'ailleurs que Trotsky, s'il considérait Staline comme
« produit de la bureaucratie » (cf. son Staline) s'est toujours
refusé explicitement (notamment face à Bruno Rizzi) à définir
la bureaucratie soviétique comme une classe dominante. Nous
reviendrons sur ce point. Il fallait le mentionner en précisant
même que les trotskystes en 1931 ne pouvaient en fait
qu'être contre le principe d'une analyse historique dont la
(10) Sur les textes de Marx de Misère de la philosophie et sur
l'ensemble du problème, cf P. Chaulieu : « Les rapports de production
en Russie », Socialisme ou Barbarie, nº 2.
32
conséquence politique aurait pu être, pour la Chine, une lutte
révolutionnaire conduite sur la base des paysans. C'est sur
la base de ses recherches scientifiques que Wittfogel, vers
1926, découvre :
que les fonctionnaires peuvent constituer une classe
dirigeante sur la base d'une division d'abord technique du
travail dans l'organisation des grands travaux hydrauliques ;
que cette classe dirigeante, on doit l'appeler bureau-
cratie en donnant à ce terme une signification de classe, et
non pas de « couche parasitaire » comme l'a fait Trotsky, ou
encore de « dysfonction de l'organisation » comme le font aussi
bien les sociologues américains (Merton, etc...) que les bureau-
crates soviétiques et yougoslaves (sauf Djilas).
K. Wittfogel souligne la cohérence de cette déduction
dans la logique marxiste. Il ne montre pas, par contre, que
cette définition de la bureaucratie comme classe dirigeante
n'est pas incompatible avec la définition la plus profonde que
donne Marx lui-même de la relation des classes au niveau
des rapports réels de production, et non des rapports de pro-
priété, qui en sont l'expression déformée au niveau des
superstructures (11).
Mais même si l'on admet ces présupposés, il reste à
valider et c'est là un problème spécifique, la thèse de Rizzi,
de Chaulieu, de Djilas, de Claude Lefort, selon laquelle « il
existe en U.R.S.S. une classe dominante » (cf. Lefort, Qu'est-
ce que la bureaucratie ? in Arguments, Nº 14). Ce problème
est spécifique en tant qu'il implique non seulement une posi-
tion claire sur les présupposés énoncés ci-dessus, mais encore
en tant qu'une société industrielle bureaucratique ne peut être
la simple répétition – aggravée du système bureaucratique
agraire.
Soit le problème de « l'immutabilité ». Dans la « société
asiatique », le changement n'a lieu, Marx le souligne, qu'au
niveau politique : il suffit à Pizarro, pour dominer, de frap-
per à la tête des Incas : les masses paysannes obéiront avec la
même passivité. On aurait tort de présenter, donc, comme
identiques les bureaucraties modernes. Wittfogel publie son
livre en 1957 : il ne tient absolument pas compte de la
destalinisation et de l'avènement d'un système bureaucratique
« despote » et sans « terreur totale ». La bureaucratie
des sociétés industrielles change, se modernise, s'adapte.
Mais Wittfogel est moins expert, visiblement, sur les
questions des bureaucraties dirigeantes actuelles que sur les
premières bureaucraties. D'où l'impression de parti-pris.
sans
Les
(11) On résume toujours ici l'article de P. Chaulieu :
rapports de production en Russie ».
33
ne
dit pas
que les
Ce parti-pris politique dirigeant le travail scientifique
n'est pas seulement caractéristique de certains aspects, les
moins élaborés, de l'oeuvre de K. Wittfogel. On le retrouve,
comme l'a remarqué Claude Lévi-Strauss, dans l'ouvrage de
Louis Baudin : L'Empire socialiste des Incas (Travaux et
Mémoires de l'Institut d'Ethnologie de Paris, Paris, 1928).
Ici, le parti-pris devient plus visible et, si l'on peut dire, plus
caricatural dans le choix même du titre. La notion du socia.
lisme a toujours signifié depuis le siècle dernier, la fin
de l'exploitation, de la domination de l'homme par l'homme.
Or, L. Baudin savait que l'Empire des Incas, qui appartient
au mode de production dit « asiatique », implique une part
d'exploitation (qui a permis, notamment, la constitution du
« fabuleux trésor » arraché aux Incas par Pizarro au seizième
siècle) et une part de « domination » politique ; le terme
« Empire » signifie enfin une extension « impérialiste » et la
conquête d'autres communautés, d'autres états, conquête
économique ou/et politique, également inconciliable avec les
principes mêmes du socialisme. C'est donc pour donner à
penser que le socialisme ne met pas fin à ces formes de domi-
nation et d'exploitation que le titre de cet ouvrage a été
choisi. Ce procédé est plus grossier, plus naïf, en fait, que la
démarche de Wittfogel :
ce dernier
« sociétés hydrauliques », comme il les appelle, sont socia-
listes. Au contraire : il y voit des sociétés d'exploitation dont
le type d'organisation lui paraît susceptible d'apporter la
preuve quasi-expérimentale qu'une société sans propriété
privée, et à économie planifiée, n'exclut pas nécessairement
l'apparition d'une classe dominante.
Bref, K. Wittfogel a sur L. Baudin cette supériorité
théorique que peut donner une connaissance réelle de la
problématique marxiste. Il y a, dans les premières pages de
son livre, des éléments autobiographiques qui montrent ce
qu'a été son itinéraire. Dès 1924-1926, au cours de ses premiers
travaux sur la Chine ancienne, il découvre et déclare, ce sont
ses propres termes en 1926, que la bureaucratie constitue,
dans le mode de production asiatique, la classe dominante. Il
revient alors à Marx et à ses sources dans les économistes
anglais. Il découvre que Marx n'est pas allé jusqu'au bout
de sa théorie. En même temps il perd, dit-il, vers 1930, l'espoir
de voir le régime soviétique devenir véritablement, sur la
base des nationalisations, un régime socialiste. Ce qui éclaire
rétrospectivement son travail. Ainsi Wittfogel est en avance
sur les oppositionnels politiques, sinon dans l'analyse de la
réalité soviétique, du moins dans l'élaboration théorique. Cela
dit, et pour des raisons également biographiques, l'attitude
de Wittfogel est passionnelle parfois, prompte à appliquer le
« raisonnement » par analogie ; mais il pose à sa manière
et à propos d'un grand débat historique (sur le M.P.A.) une
34
question soulevée par certains courants issus du marxisme.
C'est bien pourquoi, d'ailleurs, l'attaque stalinienne contre lui
est beaucoup plus fréquente, et plus violente que contre un
livre tel que celui de Baudin (12).
Dans une étude conceptuelle rigoureuse et d'orientation
structuraliste, M. Godelier a adressé trois critiques à Wittfogel.
a) La première concerne le concept de société hydrauli-
que proposé par l'auteur pour remplacer la notion plus
ancienne de «despotisme oriental » aussi bien que le con-
cept marxien de « mode de produciton asiatique ». Alors
que K. Wittfogel propose une définition à base technologique
(les grands travaux hydrauliques d'adduction d'eau, de drai-
nage, etc...) M. Godelier suggère une définition plus écono-
mique fondée sur la notion de surplus, qui lui permet d'éten-
dre à d'autres sociétés, notamment africaines, le modèle du
M. P. A. Marx et Engels, on le sait, avaient mis surtout l'ac-
cent sur les grands travaux hydrauliques. M. Godelier les
« revise » sur ce point et élargit le concept. C'est K. Wittfogel,
on le voit, qui serait « orthodoxe », avec sa théorie « hydrau-
lique ».
b) Sa seconde critique concerne le concept de bureau-
cratie. De nombreux auteurs (A. Métraux, P. Lambert, etc.),
le conservent pour désigner l'appareil d'état « asiatique ».
M. Godelier emploie le terme aristocratie en précisant que
ce concept, dans la structure du M. P. .A., n'a
pas la même
signification que, par exemple, dans la structure féodale. Ce
choix se justifie pour lui par la confusion
la confusion théorique
qui s'attacherait au concept de bureaucratie, dont l'usage,
dit-il, devrait être limité à la notion de dysfonctionnement
des organismes de gestion d'une société donnée.
Chacun sait qu'en effet, dans le vocabulaire de la socio-
logie d'aujourd'hui aussi bien que dans les langages politi-
ques, la bureaucratie prend des significations multiples. Mais
il se trouve que sur le terrain exploré par K. Wittfogel un
quasi-consensus s'est réalisé pour employer le terme « bureau-
cratie », en fait, en retenant l'usage politique du terme
qui fait référence à la possibilité pour les « fonctionnaires >>
d'exercer le pouvoir de direction et d'exploitation. Enfin, le
terme « aristocratie » n'est pas plus clair et il est moins près
de la réalité historique.
c) La troisième critique que M. Godelier adresse à
Wittfogel, nous l'avons déjà mentionnée. Elle concerne l'hy-
pothèse d'un « recul » de Marx devant l'éventualité d'un
avortement du socialisme au profit du despotisme oriental.
(12) Cf Jean Chesneau : Le mode de production asiatique, La
Pensée, avril 1964, p. 34 : « Wittfogel présente une caricature à
peine reconnaissable du mode de production asiatique... une critique
huinouse du monde socialiste contemporain... Il s'agit de « repren-
die » des mains des renégats un concept si riche... »
35
Cette hypothèse est en effet très peu vraisemblable. Il lui
oppose l'hypothèse d'une influence de Morgan, partisan d'un
développement historique unilinéaire, sur Engels, écrivant
l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, un
ouvrage dont le titre même fixe le dogme d'un Etat issu de la
propriété privée.
Le livre de Karl Wittfogel, fondé à la fois sur l'héritage
théorique des économistes classiques et de Marx, et sur une
analyse comparée des sociétés asiatiques permet de définir
plus clairement le mode de production dit asiatique ou,
mieux, le mode de production bureaucratique comme une
structure sociale dans laquelle :
a) une civilisation se construit sur la base des commu-
nautés primitives réunies par la médiation d'un Etat dont la
fonction initiale et essentielle est la régulation technique et
économique d'une société qui n'est pas fondée sur la pro-
priété privée des moyens de production.
b) le pouvoir central peut coexister avec une structure
communautaire de base ; la « barbarie » totalitaire peut
s'édifier sur le « communisme primitif » sans dissoudre sa
structure économique ;
c) une classe dominante bureaucratique apparaît pour
la première fois dans l'histoire universelle, dirige et met en
mouvement les forces productives ainsi que l'ensemble de la
culture et de la science en liaison avec le développement
nouveau ;
d) un stade de développement historique est atteint qui
peut, soit être détruit de l'extérieur (les Incas), soit évoluer
lentement pour ensuite se fixer et enfin dépérir, soit encore
donner naissance, comme cela a pu se produire dans la Grèce
archaïque, à une nouvelle étape de développement (13).
Georges LAPASSADE.
(13) C'est l'hypothèse avancée notamment par Pierre Boiteau.
Les droits sur la terre dans la société malgache pré-coloniale. La
Pensée, n° 117, octobre 1964. Ce numéro, ainsi que le numéro
spécial d'avril 1964 de la même revue, constituent, malgré un ton
parfois sectaire (Cf le passage cité de Jean Chesneaux), un très bon
outil de travail pour qui s'intéresse au mode de production asiatique.
L'article de F. Iokei par exemple, est plus documenté sur Marx et
Engels que le livre de Wittfogel. Mais il faut lire aussi La Pensée
pour voir les limites de la destalinisation : on évite, à chaque page,
la question politique.
36
Marxisme
et théorie révolutionnaire
V. - BILAN PROVISOIRE (*)
On a vu (1) que l'on ne peut pas comprendre les institu-
tions, encore moins l'ensemble de la vie sociale, comme un
système simplement fonctionnel, série intégrée d'arrangements
asservis à la satisfaction des besoins de la société. Car toute
interprétation de ce type soulève immédiatement la question :
fonctionnel pour quoi, par rapport à quoi, à quelle fin
question qui ne comporte pas de réponse à l'intérieur d'une
perspective fonctionaliste (2). Les institutions sont certaine-
ment fonctionnelles en tant qu'elles doivent nécessairement
assurer la survie de la société considérée (3). Mais déjà ce
qu'on appelle « survie » a un contenu complètement différent
selon la société que l'on considère ; et, au-delà de cet aspect,
les institutions sont « fonctionnelles » relativement à des fins
qui ne relèvent ni de la fonctionalité, ni de son contraire.
Une société théocratique ; une société agencée essentiellement
pour permettre à une couche de seigneurs de guerroyer inter-
minablement ; ou enfin, une société comme celle du capi-
talisme moderne qui crée à jet continu de nouveaux
« besoins » et s'épuise à les satisfaire, ne peuvent être ni décri-
tes, ni comprises dans leur fonctionalité même que relative-
ment à des visées, des orientations, des chaînes de significa-
tions qui non seulement échappent à la fonctionalité, mais
auxquelles la fonctionalité se trouve pour une bonne partie
asservie.
On ne peut pas non plus comprendre les institutions
(*) Les parties précédentes de ce texte ont été publiées dans les
Nos 36, 37, 38 et 39 de cette révue.
(1) V. le N° 39 de cette revue, p. 40 à 52.
(2) « ...dire qu'une société fonctionne est un truisme ; mais dire
que tout dans une société fonctionne est une absurdité ». Claude
Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris 1958, p. 17.
(3) Même cela, du reste, ne va pas sans problèmes : nous avons
deja rappelé l'existence d'institutions dysfonctionnelles, notamment
dans les sociétés modernes, ou l'absence d'institutions nécessaires à
certaines fonctions. Cf. N° 39 de cette revue, p. 42.
37
simplement comme un réseau symbolique (4). Les institutions
forment un réseau symbolique mais ce réseau, par définition,
renvoie à autre chose que le symbolisme. Toute interprétation
purement symbolique des institutions ouvre immédiatement
ces questions : pourquoi ce système-ci de symboles, et pas
un autre ; quelles sont les significations véhiculées par
les
symboles, le système des signifiés auquel renvoie le système
des signifiants ; pourquoi et comment les réseaux symboliques
parviennent-ils à s'autonomiser. Et l'on soupçonne déjà que
les réponses à ces questions sont profondément liées.
a) Comprendre, autant que faire se peut, le « choix » qu'une
société fait de son symbolisme, exige de dépasser les considérations
formelles ou même « structurales ». Lorsqu'on dit, à propos du toté-
misme, que telles espèces animales sont investies totémiquement non
pas parce que « bonnes à manger » mais parce que « bonnes à pen-
ser » (5), on dévoile sans doute une vérité importante. Mais celle-ci ne
doit pas occulter les questions qui viennent après : pourquoi ces
espèces sont-elles « meilleures à penser » que d'autres, pourquoi tel
couple d'oppositions est-il choisi de préférence aux innombrables
autres offerts par la nature, penser par qui, quand, comment bref,
elle ne doit pas servir à évacuer la question du contenu, à éliminer
la référence au signifié. Lorsqu'une tribu pose deux clans comme
homologues au couple faucon-corneille, la question de savoir : pour-
sens
(4) Comme semble vouloir le faire de plus en plus Claude Lévi-
Strauss. V. notamment Le totémisme aujourd'hui, Paris 1962 ; la
discussion avec Paul Ricæur, dans Esprit, novembre 1963, notam-
ment p. 636 : « Vous dites... que La pensée sauvage fait un choix pour
la syntaxe contre la sémantique ; pour moi, il n'y a pas à choisir
...le sens résulte toujours de la combinaison d'éléments qui ne sont
pas en, eux-mêmes signifiants... le est toujours réductible...
derrière tout sens il y a un non-sens et le contraire n'est pas vrai...
la signification est toujours phénoménale ». Aussi, Le cru et le cuit,
Paris 1964 : « Nous ne prétendons donc pas montrer comment les
hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se
pensent dans les hommes et à leur insu. Et peut-être... convient-il
d'aller encore plus loin, en faisant abstraction de tout sujet pour
considérer que, d'une certaine manière, le mythes se pensent entre
eux. Car il s'agit ici de dégager non pas tellement ce qu'il y a dans
les mythes... que le système des axiomes et des postulats définissant
le meilleur code possible, capable de donner une signification commune
à des élaborations inconscientes... » (p. 20, soul. dans le texte). Quant
à cette signification. «...si l'on demande à quel ultime signifié ren-
voient ces significations qui se signifient l'une l'autre, mais dont il
faut bien qu'en fin de compte, et toutes ensemble elles se rapportent
à quelque chose, l'unique réponse que suggère ce livre est que les
mythes signifient l'esprit, qui les élabore au moyen du monde dont
il fait lui-même partie » (ib., p. 346). Comme on sait que pour Lévi-
Strauss l'esprit signifie le cerveau, et que celui-ci est carrément de
l'ordre des choses, sauf qu'il possède cette bizarre propriété de
pouvoir symboliser les autres choses, on aboutit à cette conclusion
que l'activité de l'esprit consiste à se symboliser soi-même en tant
que chose dotée de pouvoir symbolisateur. Toutefois, ce qui nous
importe ici ne sont pas les apories philosophiques où conduit cette
position, mais ce qu'elle laisse échapper d'essentiel dans le social-
historique.
(5) Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd'hui, l. c., p. 128.
38
quoi ce couple a-t-il été choisi parmi tous ceux qui pourraient con
noter une différence dans la parenté, surgit aussitôt. Et il est clair
que la question se pose avec infiniment plus d'insistance dans le cas
des sociétés historiques (6).
b) Comprendre, et même simplement saisir, le symbolisme d'une
société, c'est saisir les significations qu'il porte. Ces significations
n'apparaissent que véhiculées par des structures signifiantes ; mais
cela ne veut pas dire qu'elles s'y réduisent, ni qu'elles en résultent de
façon univoque, ni enfin qu'elles en sont déterminées. Lorsque, à
propos du mythe d'Edipe, on dégage une structure qui consiste en
deux couples d'oppositions (7), on indique probablement une condition
nécessaire (comme les oppositions phonématiques dans la langue)
pour que quelque chose soit dite. Mais qu'est-ce qui est dit ? Est-ce
n'importe quoi c'est-à-dire le néant ? Est-il en l'occurrence indiffé-
rent que cette structure, cette organisation à plusieurs étages de
signifiants et de signifiés particuliers, transmet finalement une signi.
fication globale ou un sens articulé, l'interdit et la sanction de l'in-
ceste, et, par cela même, la constitution du monde humain comme
cet ordre de coexistence où autrui n'est pas simple objet de mon désir
mais existe pour soi et soutient avec un tiers des rapports auxquels
l'accès m'est interdit ? Lorsqu'encore une analyse structurale réduit
tout un ensemble de mythes archaïques à l'intention de signifier, par
le moyen de l'opposition entre le cru et le cuit, le passage de la nature
à la culture (8), n'est-il pas clair que le contenu ainsi signifié possède
un sens fondamental : la question et l'obsession des origines, forme
et partie de l'obsession de l'identité, de l'être du groupe qui se la
pose ? Si l'analyse en question est vraie, elle signifie ceci : Les hommes
se posent la question, qu'est-ce que le monde humain et ils y
répondent par un mythe : le monde humain est celui qui fait subir
une transformation aux données naturelles (où l'on fait cuire les
aliments) ; c'est finalement une réponse rationnelle donnée dans
l'imaginaire par des moyens symboliques. Il y a un sens qui ne peut
jamais être donné indépendamment de tout signe, mais qui est autre
chose que l'opposition des signes, et qui n'est forcément lié à aucune
structure signifiante particulière, puisqu'il est, comme disait Shannon,
ce qui reste invariant lorsqu'un message est traduit d'un code dans
un autre, et même, pourrait-on ajouter, ce qui permet de définir
l'identité (fut-elle partielle) dans le même code de messages dont la
facture est différente. Il est impossible de soutenir que le sens est
simplement ce qui résulte de la combinaison des signes (8 a). On
peut tout autant dire que la combinaison des signes résulte du sensy
car enfin le monde n'est pas fait que de gens qui interprètent le
discours des autres ; pour que ceux-là existent, il faut d'abord que
ceux-ci aient parlé, et parler c'est déjà choisir des signes, hésiter, se
reprendre, rectifier les signes déjà choisis en fonction d'un sens.
Le musicologue structuraliste est une personne infiniment respectable,
à condition qu'il n'oublie pas qu'il doit son existence (du point de vue
économique, mais aussi ontologique) à quelqu'un d'autre qui, avant
lui, a parcouru le chemin inverse ; à savoir, au musicien créateur qui
(6) Cette question, la science qui travaille pour ainsi dire au
ras du symbolisme, la lingustique, en vient derechef à se le poser.
Cf. Roman Jacobson, Essai de linguistique générale, Paris 1963, Ch. VII
(« L'aspect phonologique et l'aspect grammatical du langage dans leurs
interrelations »), Encore moins peut-on éviter de la poser dans les
autres domaines de la vie historique, où F. de Saussure n'aurait
jamais pensé étendre le principe de l' « arbitraire du signe ».
(7) V. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, I. c., pp. 235-243.
(8) Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, l. c.
(8 a) Lévi-Strauss, in Esprit, l. c.
39
-
(consciemment ou inconsciemment, peu importe) a posé et même
choisi ces « oppositions de signes », a biffé des notes sur une parti-
tion, a enrichi ou appauvri tel accord, confié finalement aux bois telle
phrase initialement donnée aux cuivres, guidé par une signification
musicale à exprimer (et qui, bien entendu, ne cesse pas d'être influen-
cée, le long de la composition, par les signes disponibles dans le code
utilisé, dans le langage musical que le compositeur a adopté bien
que finalement un grand compositeur modifie ce langage lui-même
et constitue en masse ses propres signifiants). Cela vaut tout autant
pour le mythologue ou pour l'anthropologue structuraliste, sauf qu'ici
le créateur c'est une société entière, la reconstruction des codes est
beaucoup plus radicale, et beaucoup plus enfouie bref, la constitu-
tion des signes en fonction d'un sens est une affaire infiniment plus
complexe. Considérer le sens comme simple « résultat » de la diffé-
rence des signes, c'est transformer les conditions nécessaires de lec-
ture de l'histoire en conditions suffisantes de son existence. Et certes,
ces conditions de lecture sont déjà intrinsèquement des conditions
d'existence, puisqu'il n'y a histoire que du fait que les hommes com-
muniquent et coopèrent dans un milieu symbolique. Mais ce symbo-
lisme est lui-même créé. L'histoire n'existe que dans et par le « lan-
gage » (toutes sortes de langages), mais ce langage, elle se le donne,
elle le constitue, elle le transforme. Ignorer ce versant de la question,
c'est poser à jamais la multiplicité des systèmes symboliques (et donc
institutionnels) et leur succession comme des faits bruts sur lesquels
il n'y aurait rien à dire (et encore moins à faire), éliminer la question
historique par excellence : la genèse du sens, la production de nou-
veaux systèmes de signifiés et de signifiants. Et, si cela est vrai de la
constitution historique de nouveaux systèmes symboliques, il l'est tout
autant de l'utilisation, à chaque instant, d'un système symbolique
établi et donné. Dans ce cas, non plus, on ne peut dire, absolument,
ni que le sens « résulte » de l'opposition des signes, ni l'inverse ;
car cela transporterait ici des relations de causalité, ou en tout cas
de correspondance bi-univoque rigoureuse, qui masq? aient et annu-
leraient ce qui est la caractéristique la plus profonde du phénomène
symbolique, à savoir son indétermination relative. Au niveau le plus
élémentaire, cette indétermination est déjà clairement indiquée par le
phénomène, découvert par Freud, de la sur-détermination des sym-
boles (plusieurs signifiés peuvent être attachés au même signifiant)
auquel il faut ajouter le phénomène inverse, que l'on pourrait
appeler la sur-symbolisation du sens (le même signifié est porté par
plusieurs signifiants ; il y a, dans le même code, des messages équi-
valents, il y a, dans toute langue, des « traits redondants », etc.)
Les tendances extrémistes du structuralisme résultent de ce qu'il
cède effectivement à « l'utopie du siècle », qui n'est pas « de cons-
truire un système de signes sur un seul niveau d'articulation » (8b)
mais bel et bien d'éliminer le sens (et, sous une autre forme, d'éli-
miner l'homme). C'est ainsi qu'on réduit le sens, pour autant qu'il
n'est pas identifiable à une combinaison de signes (ne serait-ce que
comme son résultat nécessaire et univoque), à une intériorité non-
transportable, à une « certaine saveur » (8bb). C'est qu'on semble ne pou-
voir concevoir le sens que dans son acception psychologique-affective
la plus limitée. Mais l'interdiction de l'inceste n'est pas une saveur,
c'est une loi, à savoir une institution qui porte une signification,
symbole, mythe et énoncé de règle qui renvoie à un sens organisateur
d'une infinité d'actes humains, qui fait lever au milieu du champ du
possible la muraille qui sépare le licite et l’illicite, qui crée une valeur,
et réarrange tout le système des signifiants, donnant par exemple à
(8 b) Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, p. 32.
(8 bb) Lévi-Strauss, in Esprit, l. c., p. 637, 641.
40
la consanguinité un contenu qu'elle ne possédait pas « avant ». La
différence entre nature et culture n'est pas davantage la simple diffé-
rence de saveur entre le cru et le cuit, elle est un monde de signifi-
cations.
C) Enfin, il est impossible d'éliminer la question : comment et
pourquoi le système symbolique des institutions parvient-il à s'autono-
miser ? Comment et pourquoi la structure institutionnelle, aussitôt
posée, dévient-elle un facteur auquel la vie effective de la société est
subordonnée et comme asservie ? Dire qu'il est dans la nature du
symbolisme de s'autonomiser serait pire qu'une innocente tautologie.
Cela reviendrait à dire qu'il est dans la nature du sujet de s'aliéner
dans les symboles qu'il emploie, donc abolir tout discours,' tout dia-
logue, toute vérité en posant que tout ce que nous disons est porté
par la fatalité automatique des chaînes symboliques (8 c). Et nous
savons en tout cas que l'autonomisation du symbolisme comme tel,
dans la vie sociale, est un phénomène second. Lorsque la religion se
tient, face à la société, comme un facteur autonomisé, les symboles
religieux n'ont indépendance et valeur que parce qu'ils incarnent la
signification religieuse, leur éclat est d'emprunt comme le montre
le fait que la religion peut investir de nouveaux symboles, créer de
nouveaux signifiants, s'emparer d'autres régions pour les sacraliser.
Il n'est pas inévitable de tomber dans les trappes du
symbolisme, pour en avoir reconnu l'importance. Le discours
n'est pas indépendant du symbolisme, et cela signifie bien
autre chose qu’un simple « condition externe » : le discours
est pris dans le symbolisme. Mais cela ne veut pas dire qu'il
lui est fatalement asservi. Et surtout, ce que le discours vise,
c'est autre chose que le symbolisme : c'est un sens, qui peul
être perçu, pensé ou imaginé ; et ce sont les modalités de ce
rapport au sens qui en font un discours ou un délire (qui peut
être grammaticalement, syntactiquement et lexicalement im-
peccable). La distinction, qu'il nous est impossible d'éviter,
entre celui qui, regardant la Tour Eiffel, dit : « C'est la Tour
Eiffel », et celui qui dit : « Tiens, voici grand-mère », ne peut
être trouvée que dans le rapport du signifié de leur discours
avec un signifié canonique des termes qu'il utilise et avec un
noyau indépendant de tout discours et de toute symbolisa-
tion. Le sens, c'est ce noyau indépendant qui vient à l'expres-
sion (qui, dans cet exemple, est l' « état réel des choses »).
Nous poserons donc qu'il y a des significations indépen-
dantes des signifiants qui les portent, et qui jouent un rôle
dans le choix et dans l'organisation de ces signifiants. Ces
significations peuvent correspondre au perçu, au rationnel,
(8 c) On peut certes soutenir qu'un usage lucide du symbolisme
est possible au niveau individuel (pour le langage, par exemple), et
non au niveau collectif (relativement aux institutions). Mais il fau-
drait le montrer, et cette démonstration ne pourrait de toute évidence
pas s'appuyer sur la nature du symbolisme comme tel. Nous ne
disons pas qu'il n'y a pas de différence entre les deux niveaux, ni
même qu'elle est simplement de degré (complexité plus grande du
social, etc). Nous disons simplement qu'elle relève d'autres facteurs
que le symbolisme, à savoir du caractère beaucoup plus profond (et
difficile à dégager) des significations imaginaires sociales. V. plus loin.
41
« Nom
ou à l'imaginaire. Les rapports intimes qui existent prati-
quement toujours entre ces trois pôles ne doivent pas nous
faire perdre de vue leur spécificité.
Soit Dieu. Quels que soient les points d'appui que sa
représentation prenne dans le perçu ; quelle que soit son
efficace rationnelle comme principe d'organisation du monde
pour certaines cultures, Dieu n'est ni une signification de réel,
ni une signification de rationnel ; il n'est pas non plus symbole
d'autre chose. Qu'est ce que Dieu non pas comme concept
de théologien, ni comme idée de philosophe — mais pour nous
qui pensons ce qu'il est pour ceux qui croient en Dieu ? Ils ne
peuvent l'évoquer, s'y référer qu'à l'aide de symboles, ne
serait-ce que
le
mais pour eux, et pour nous qui
considérons ce phénomène historique constitué par Dieu et
ceux qui croient en Dieu, il dépasse indéfiniment ce «Nom»,
il est autre chose. Dieu n'est ni le nom de Dieu, ni les images
qu'un peuple peut s'en donner, ni rien de similaire. Porté,
indiqué par tous ces symboles, il est, dans chaque religion, ce
qui fait de ces symboles des symboles religieux, -- une signi.
fication centrale, organisation en système de signifiants et de
signifiés, ce qui soutient l'unité croisée des uns et des autres,
ce qui en permet aussi l'extension, multiplication, modification,
etc. Et cette signification, ni d'un perçu (réel) ni d'un pensé
(rationnel), est une signification imaginaire.
Soit encore ce phénomène que Marx a appelé la réifica-
tion, et, plus généralement, cette attitude qui consiste à « dés-
humaniser » les individus des classes exploitées dans certaines
phases historiques : un esclave est vu comme animal vocale,
l'ouvrier comme « écrou de la machine » ou simple marchan-
dise. Il nous importe peu, ici, que cette assimilation ne par-
vient jamais à se réaliser totalement, que la réalité humaine
des esclaves ou des ouvriers la met en question, etc. (8 d).
Quelle est la nature de cette signification – qui, il faut bien
le souligner, loin d'être simplement concept ou représenta-
tion, est une signification opérante, avec des lourdes consé-
quences historiques et sociales ? Un esclave n'est pas un
animal, un ouvrier n'est pas une chose ; mais la réification
n'est ni une fausse perception du réel, ni une erreur logique ;
et l'on ne peut pas en faire non plus un « moment dialec-
tique » dans une histoire totalisée de l'avènement de la vérité
de l'essence humaine, où celle-ci se nierait radicalement avant
et afin de pouvoir se réaliser positivement. La réification est
une signification imaginaire (inutile de rappeler ici que
(8 d) Nous nous sommes expliqués ailleurs sur la relativité du
concept de réification ; cf., Le mouvement révolutionnaire sous le
capitalisme moderne, Nºs 31, 32 et 33, en particulier N° 33, p. 64-65 ;
aussi Recommencer la révolution, Nº 35, p. 7-8. Ce qui met en question
la réification, et la relativise comme catégorie et comme réalité, c'est
la lutte des esclaves. ou des ouvriers.
42
l'imaginaire social, tel que nous l'entendons, est plus réel que
le « réel »). Si l'on veut la saisir du point de vue étroitement
symbolique, ou « linguistique », elle apparaît comme un dépla-
cement de sens, comme une combinaison de métaphore et de
métonymie. L'esclave ne peut « être » animal que métaphori-
quement, et cette métaphore, comme toute métaphore, s'appuie
sur une métonymie, la partie étant prise pour le tout aussi
bien chez l'animal que chez l'esclave et la pseudo-identité des
propriétés partielles étant étendue sur le tout des objets
considérés. Mais ce glissement de sens qui est après tout
l'opération indéfiniment répétée du symbolisme - le fait
que sous un signifiant survient un autre signifié, est simple-
ment une façon de décrire ce qui s'est passé, et ne rend
compte ni de la genèse, ni du mode d'être du phénomène
considéré. Ce dont il s'agit dans la réification
dans le cas
de l'esclavage ou dans le cas du proletariat
c'est l'instau-
ration d'une nouvelle signification opérante, la saisie d'une
catégorie d'hommes par une autre catégorie comme assimi-
lable, à tous égards pratiques, à des animaux ou à des choses.
C'est une création imaginaire, dont ni la réalité, ni la rationa-
lité, ni les lois du symbolisme ne peuvent rendre compte
(autre chose si cette création ne peut pas « violer » les lois du
réel, du rationnel et du symbolique), et qui n'a pas besoin
d'être explicitée dans les concepts ou les représentations pour
exister, qui agit dans la pratique et le faire de la société
considérée comme sens organisateur du comportement humain
et des relations sociales indépendamment de son existence
« pour la conscience » de cette société. L'esclave est méta-
phorisé comme animal, l'ouvrier comme marchandise dans
la pratique sociale effective longtemps avant les juristes
romains, Aristote ou Marx.
Ce qui rend le problème difficile, ce qui probablement explique
pourquoi il n'a été vu pendant longtemps que de façon partielle, et
pourquoi aujourd'hui encore, aussi bien en anthropologie qu'en psy-
chanalyse, on constate les plus grandes difficultés à distinguer les
registres et l'action du symbolique et de l'imaginaire, ce ne sont pas
seulement les préjugés « réalistes » et « rationalistes » (dont les ten-
dances les plus extrêmes du « structuralisme » contemporain repré-
sentent un curieux mélange) qui répugnent à admettre le rôle de
l'imaginaire. C'est que, dans le cas de l'imaginaire, le signifié auquel
renvoie le signifiant est presqu’insaisissable comme tel, et par défini-
tion son: « mode d'être » est un mode de non-être. Dans le registre du
perçu (réel) « extérieur » ou « intérieur », l'existence physiquement
distincte du signifiant et du signifié est immédiate : personne ne
confondra le mot arbre avec un arbre réel, le mot colère ou tristesse
avec les affects correspondants. Dans le registre du rationnel, la dis-
tinction n'est pas moins claire : nous savons que le mot (le « terme »)
qui désigne un concept est une chose, et le concept lui-même en est
une autre. Mais dans le cas de l'imaginaire, les choses sont moins
simples. Certes, nous pouvons ici aussi distinguer, à un premier
niveau, les mots et ce qu'ils désignent, signifiants et signifiés : Cen-
taure est un mot, qui renvoie à un être imaginaire distinct de ce mot,
et que l'on peut « définir » par des mots (par quoi il s'assimile à un
43
pseudo-concept) ou représenter par des images (par quoi il s'assimile
à un pseudo-perçu) (8e). Mais déjà ce cas facile et superficiel (car le
Centaure imaginaire n'est rien d'autre qu'un réassemblage de mor-
ceaux décollés d'êtres réels) ne s'épuise pas dans ces considérations,
car pour la culture qui vivait la réalité mythologique des Centaures,
l'être de ceux-ci était bien autre chose que la description verbale ou
la représentation sculptée que l'on pouvait en donner. Mais cette
a-réalité dernière, comment la tenir ? Elle ne se donne, d'une certaine
façon, comme les « choses en soi », qu'à partir de ses conséquences,
de ses résultats, de ses dérivés. mment saisir Dieu, en tant que
signification imaginaire, autrement qu'à partir des ombres (des
Abschattungen) projetées sur l'agir social effectif des peuples mais,
en même temps, comment ne pas voir que, de même que la chose
perçue, il est condition de possibilité d'une série inépuisable de telles
ombres, mais, à l'opposé de la chose perçue, il n'est jamais donné « en
personne » ?
Soit un sujet qui vit une scène dans l'imaginaire, se livre à une
rêverie ou double fantasmatiquement une scène vécue. La scène
consiste em ; « images » au sens le plus large du terme. Ces images
sont faites du même matériau dont on peut faire des symboles ; sont-
elles des symboles ? Dans la conscience explicite du sujet, non ; elles
ne sont pas là pour autre chose, elles sont « vécues » pour elles-
mêmes. Mais cela n'épuise pas la question, Elles peuvent représenter
autre chose, un fantasme inconscient et c'est généralement ainsi
que le psychanalyste les verra. L'image est donc ici symbole mais.
de quoi ? Pour le savoir, il faut entrer dans les dédales de l'élabora-
tion symbolique de l'imaginaire dans l'inconscient. Qu'y a-t-il au
bout ? Quelque chose qui n'est pas là pour représenter autre chose,
qui est plutôt condition opérante de toute représentation ultérieure,
mais qui existe déjà lui-même dans le mode de la représentation : le
fantasme fondamental du sujet, sa scène nucléaire (non pas la « scène
primitive »), où existe ce qui constitue le sujet dans sa singularité :
son schèrne organisateur-organisé qui s'image, et qui existe non pas
dans la symbolisation, mais dans la présentification imaginaire qui
est déjà pour le sujet signification incarnée et opérante, première
saisie et constitution d'emblée d'un système relationnel articulé
posant, séparant et unissant « intérieur » et « extérieur », ébauche
de geste et ébauche de perception, répartition de rôles archétypaux
et imputation originaire de rôle au sujet lui-même, valorisation et
dévalorisation, source de la signifiance symbolique ultérieure, origine
des investissements symboliques privilégiés et spécifiques du sujet, un
structurant-structuré. Sur le plan individuel, la production de ce
fantasme fondamental relève de ce que nous avons appelé l'imagi-
naire radical (ou l'imagination radicale); ce fantasme lui-même existe
à la fois dans le mode de l'imaginaire effectif (de l'imaginé) et est
première signification et noyau de significations ultérieures.
Ce fantasme fondamental, il est douteux que l'on puisse le saisir
directement ; tout au plus peut-on le reconstruire à partir de ses
manifestations, parce qu'il apparaît en effet comme fondement de
possibilité et d'unité de tout ce qui fait la singularité du sujet autre-
ment que comme singularité purement combinatoire, de tout ce qui
dans la vie du sujet dépasse sa réalité et son histoire, condition der-
nière pour qu'au sujet une réalité et une histoire surviennent.
Lorsqu'il s'agit de la société qu'il n'est évidemment pas ques-
tion de transformer en « sujet », ni au propre, ni métaphoriquement
(8 e) Il y a une « essence » du Centaure : deux ensembles définis
de possibles et d'impossibles. Cette « essence » est « représentable » :
il n'y a aucune imprécision concernant l'apparence physique « géné-
rique » du Centaure.
44
nous rencontrons cette difficulté à un degré redoublé. Car nous
avons bien ici, partir de l'imaginaire qui foisonne immédiatement à
la surface de la vie sociale, la possibilité de pénétrer dans le laby-
rinthe de la symbolisation de l'imaginaire ; et en poussant l'analyse,
nous parvenons à des significations qui ne sont pas là pour repré-
senter autre chose, qui sont comme les articulations dernières que la
société en question a imposées au monde, à elle-même et à ses besoins,
les schémas organisateurs qui sont condition de représentabilité de
tout ce que cette société peut se donner. Mais par leur nature même,
ces schémas n’existent pas eux-mêmes sous le mode d'une représenta-
tion sur laquelle on pourrait, à force d'analyses, mettre le doigt. On
ne peut parler ici d'une « image », quelque vague et quelqu'indéfini
que soit le sens donné à ce terme. Dieu est peut-être, pour chacun des
fidèles, une « image » qui peut même être une représentation
« précise » -, mais Dieu, en tant que signification sociale imaginaire,
n'est ni la « somme », ni la « partie commune », ni la « moyenne »
de ces images, il est plutôt leur condition de possibilité et ce qui fait
que ces images sont des images « de Dieu ». Et le noyau imaginaire
du phénomène de réification n'est « image » pour personne. Les signi-
fications imaginaires sociales n'existent pas à proprement parler dans
le mode d'une représentation ; elles sont d'une autre nature, pour
laquelle il est vain de chercher une analogie dans les autres domaines
de notre expérience. Comparées aux significations imaginaires indivi-
duelles, elles sont infiniment plus vastes qu’un fantasme (le scheme
sous-jacent à ce que l'on désigne comme ľ « image du monde » juive,
grecque ou occidentale s'étend à l'infini) et elles n'ont pas un lieu
d’existence précis (si tant est que l'on peut appeler l'inconscient indi-
viduel un lieu d'existence précis). Elles ne peuvent être saisies que
de manière dérivée et oblique : comme l'écart à la fois évident et
impossible à délimiter exactement entre la vie et l'organisation effec-
tive d'une société et cet autre terme, également impossible à définir :
cette vie et cette organisation conçues de façon strictement « fono-
tionnelle-rationnelle » ; comme une « déformation cohérente » du
système des sujets, des objets et de leurs relations ; comme la cour
bure spécifique à chaque espace social ; comme le ciment invisible
tenant ensemble cet immense bric-à-brac de réel, de rationnel et de
symbolique qui constitue toute société et comme le principe qui choisit
et informe les bouts et les morceaux qui y seront admis. Les signifi-
cations imaginaires sociales — en tout cas celles qui sont vraiment
dernières ne dénotent rien, et elles connotent à peu près touti; et
c'est pour cela qu'elles sont si souvent confondues avec leurs symboles,
non seulement par les peuples qui les portent, mais par les scienti-
fiques qui les analysent et qui en viennent de ce fait à considérer que
leurs signifiants se signifient eux-mêmes (puisqu'ils ne renvoient à
aucun réel, aucun rationnel que l'on pourrait désigner), et à attribuer
à ces signifiants comme tels, au symbolisme pris en lui-même, un rôle
et une efficace infiniment supérieurs à ceux qu'ils possèdent certai-
nement.
Mais n'y aurait-il pas la possibilité d'une « réduction » de cet
imaginaire social à l'imaginaire individuel ce qui fournirait, du
même coup, un contenu dénotable à ces signifiants ? Ne pourrait-on
pas dire que Dieu, par exemple, dérive des inconscients individuels, et
qu'il signifie très précisément un moment fantasmatique essentiel de
ces inconscients, le père imaginaire ? De telles réductions comme
celle tentée par Freud pour la religion, par exemple, celles aussi que
l'on pourrait tenter pour les significations imaginaires de notre propre
culture nous semblent contenir une part de vérité importante, mais
non pas épuiser la question. Il est incontestable qu'une signification
imaginaire doit trouver ses points d'appui dans l'inconscient des
individus; mais cette condition n'est pas suffisante, et l'on peut même
se demander légitimement si elle est condition plutôt que résultat.
45
L'individu et sa psyché semblent à certains égards, surtout à nous,
hommes d'aujourd'hui, posséder une « réalité » éminente, dont le
social serait privé. Mais à d'autres égards cette conception est illu-
soire, « l'individu est une abstraction » ; le fait que le champ social-
historique n'est jamais saisissable comme tei mais seulement par ses
« effets » ne prouve pas qu'il possède une moindre réalité, ce serait
plutôt le contraire. Le poids d'un corps traduit une propriété de ce
corps, mais aussi du champ gravitationnel environnant, lequel n'est
perceptible que par des effets « mixtes » de cet ordre ; et ce qui
appartient « en propre » au corps considéré, sa masse dans la concep-
tion classique, ne serait pas, à en croire certaines conceptions cosmo-
logiques modernes, une « propriété » du corps, mais l'expression de
l'action sur ce corps de tous les autres corps de l'univers (principe de
Mach), en bref, une propriété de « co-existence » qui surgit au niveau
de l'ensemble. Que dans le monde humain nous rencontrons quelque
chose qui est à la fois moins et plus qu'une « substance », l'individu,
le sujet, le pour-soi, ne doit pas faire diminuer à nos yeux la réalité
du « champ ». Concrètement, en posant, comme dans l'interprétation
freudienne de la religion, l'existence d'une « place à combler dans
l'inconscient individuel, et en acceptant sa lecture des processus qui
produisent la nécessité de la sublimation religieuse, il n'en reste pas
moins que l'individu ne peut pas combler cette place par ses propres
productions, mais seulement en utilisant des signifiants dont il n'a
pas la libre disposition. Ce que l'individu peut produire, c'est des
fantasmes privés, ce n'est pas des institutions. La jonction s'opère
parfois, de façon même que l'on peut situer et dater, chez les fonda-
teurs de religion et quelques autres « individus exceptionnels », dont
le fantasme privé vient combler là où il faut et à point nommé le
trou de l'inconscient des autres, et possède suffisamment de « cohé.
rence » fonctionnelle et rationnelle pour s'avérer viable une fois sym-
bolisé et sanctionné c'est-à-dire institutionnalisé. Mais cette
constatation ne résoud pas le problème dans le sens « psychologique »,
non seulement parce que ces cas sont les plus rares, mais parce que
même sur eux l'irréductibilité du social est facilement lisible. Pour
que cette jonction entre les tendances des inconscients individuels
puisse se produire, pour que le discours du prophète ne reste pas
hallucination personnelle ou crédo d’une secte éphémère, il faut que
des conditions sociales favorables aient façonné, sur une aire indé-
finie, les inconscients individuels, et les aient préparés à cette « bonne
nouvelle ». Et le prophète lui-même travaille dans et par l'institué,
même s'il le bouleverse il y prend appui ; toutes les religions dont
nous connaissons la genèse sont des transformations de religions
précédentes, ou bien contiennent une composante
énorme
de
syncrétisme. Seul le mythe des origines, formulé par Freud dans
« Totem et tabou », échappe en partie à ces considérations, et cela
parce que c'est un mythe, mais aussi pour autant qu'il se réfère à un
état hybride et, à vrai dire, incohérent. L'institué est déjà là, la
horde primitive elle-même n'est pas un fait de nature, ni la castra-
tion des enfants mâles, ni la préservation du dernier-né ne peuvent
être considérées comme relevant d'un « instinct » biologique (à quelle
finalité, et comment celui-ci aurait-il « disparu » par la suite ?) mais
traduisent déjà la pleine action de l'imaginaire, sans laquelle du reste
la soumission des descendants est inconcevable, le meurtre du père
n'est pas acte inaugural de la société mais réponse à la castration (et
celle-ci qu'est-elle sinon parade anticipée ?), comme la communauté
des frères, en tant qu'institution, succède au pouvoir absolu du père,
est donc révolution plutôt qu'instauration première. Ce qui n'est pas
encore là, dans la « horde primitive », c'est que l'institution, dont
tous les autres éléments sont présents, n'est pas symbolisée comme
telle.
Il reste qu'en dehors d'une postulation mythique des origines,
toute tentative de dérivation exhaustive des significations sociales à
partir de la psyché individuelle paraît vouée à l'échec car méconnais-
sant l'impossibilité d'isoler cette psyché d'un continuum social tou-
jours déjà institué. Et, pour qu'une signification sociale imaginaire
soit, il faut des signifiants collectivement disponibles, mais surtout des
signifiés qui n'existent pas sous le mode sous lequel existent les signi-
fiés individuels (comme perçus, pensés ou imaginés par tel sujet).
La fonctionalité emprunte son sens hors d'elle-même ; le
symbolisme se réfère nécessairement à quelque chose qui n'est
pas du symbolique, et qui n'est pas non plus seulement du
réel-rationnel. Cet élément, qui donne à la fonctionalité de
chaque système institutionnel son orientation spécifique, qui
surdétermine le choix et les connexions des réseaux symbo-
liques, création de chaque société, de chaque époque histo-
rique, sa façon singulière de vivre, de voir et de faire sa propre
existence, son monde et ses rapports à lui, ce structurant ori-
ginaire, ce signifié signifiant central, source de ce qui se
donne chaque fois comme sens indiscutable et indiscuté, sup-
port des articulations et des distinctions de ce qui importe et
de ce qui n'importe pas, origine du surcroît d'être des objets
d'investissement pratique, affectif et intellectuel, individuels
ou collectifs cet élément n'est rien d'autre que l'imaginaire
de la société ou de l'époque considérée.
Aucune société ne peut exister si elle n'organise pas la
production de sa vie matérielle et sa reproduction en tant que
société. Mais ni l'une ni l'autre de ces organisations ne sont
et ne peuvent être dictées inéluctablement par des lois natu-
relles ou par des considérations rationnelles. Dans ce qui
apparaît ainsi comme marge d'indétermination, se place ce
qui, du point de vue de l'histoire (pour laquelle ce qui importe
n'est certes pas que les hommes ont chaque fois mangé ou
engendré des enfants, mais, d'abord, qu'ils l'ont fait dans une
infinie variété de formes) est l'essentiel — à savoir que le
monde total donné à cette société est saisi d'une façon déter-
minée pratiquement, affectivement et mentalement, qu'un
sens articulé lui est imposé, que des distinctions sont opérées
corrélatives à ce qui vaut et à ce qui ne vaut pas (dans tous
les sens du mot valoir, du plus économique au plus spécu-
latif), entre ce qui doit se faire et ce qui ne doit pas se
faire (9).
Cette structuration trouve certes ses points d'appui dans la
corporalité, pour autant que le monde donné à la sensoria-
lité est déjà nécessairement un monde articulé, pour autant
aussi que la corporalité est déjà besoin, que donc objet maté-
ce
(9) Valeur et non-valeur, licite et illicite sont constitutifs de
l'histoire et en sens, comme opposition structurante abstraite,
presupposées par toute histoire. Mais ce qui est chaque fois valeur et
non-valeur, licite et illicité, est historique et doit être interprété,
autant que possible, dans son contenu.
47
riel et objet humain, nourriture, comme accouplement
sexuel, sont déjà inscrits dans le creux de ce besoin, et
qu'un rapport à l'objet et un rapport à l'autre humain,
donc une première « définition » du sujet comme besoin et
relation à ce qui peut combler ce besoin est déjà portée par
son existence biologique. Mais ce présupposé universel, partout
et toujours le même, est absolument incapable de rendre
compte aussi bien des variations que de l'évolution des formes
de vie sociale.
ROLE DES SIGNIFICATIONS IMAGINAIRES.
L'histoire est impossible et inconcevable en dehors de
l'imagination productive ou créatrice, de ce que nous avons
appelé l'imaginaire radical tel qu'il se manifeste à la fois
et indissolublement dans le faire historique, et dans la consti-
tution, avant toute rationalité explicite, d'univers de signifi.
cations (10). Si elle inclut cette dimension que les philosophes
idéalistes ont appelé liberté, et qu'il serait plus juste d'appeler
indétermination (laquelle, présupposée par ce que nous avons
défini comme l'autonomie, ne doit pas être confondue avec
celle-ci), c'est que ce faire pose et se donne autre chose que ce
qui simplement est, et qu'il est habité par des significations
qui ne sont ni reflet du perçu, ni simple prolongement et
sublimation des tendances de l'animalité, ni élaboration stric-
tement rationnelle des données.
Le monde social est chaque fois constitué et articulé en
fonction d'un système de telles significations, et ces signifi-
cations existent, une fois constituées, dans le mode de ce que
avons appelé l'imaginaire effectif (ou l'imaginé). Ce
n'est que relativement à ces significations que nous pouvons
comprendre, aussi bien le « choix » que chaque société fait
de son symbolisme, et
et notamment de symbolisme
institutionnel, que les fins auxquelles elle subordonne la
« fonctionalité ». Prise incontestablement dans les contraintes
nous
son
(10) Le rôle fondamental de l'imagination, au sens le plus radical,
était vu par la philosophie classique allemande, déjà par Kant, mais
surtout par Fichte, pour qui la Produktive Einbildungskraft est un
« Faktum de l'esprit humain » qui est, en dernière analyse, non-
fondable et non-fondé et qui rend possibles toutes les synthèses de
la subjectivité. Telle est du moins la position de la première Wissens-
chaftslehre, où l'imagination productive est ce sur quoi « est fondée
la possibilité de notre conscience, de notre vie, de notre être pour
nous, c'est-à-dire de notre être comme Je ». V. notamment R. Kroner,
Von Kant bis Hegel, 2 Aufl., Tübingen, 1961, Vol. I, pp. 448 et S.,
477-480, 484-486. Cette intuition essentielle a été obscurcie par la suite
(et déjà dans les æuvres ultérieures de Fichte), surtout en fonction
d'un retour vers le problème de la validité générale (Allgemeingüi-
tigkeit) du savoir, qui paraît presqu'impossible à penser en termes
d'imagination.
48
du réel et du rationnel, insérée toujours dans une continuité
historique et par conséquent co-déterminée par ce qui était
déjà là, travaillant toujours avec un symbolisme déjà donné
et dont la manipulation n'est pas libre, leur production ne
peut pas être exhaustivement réduite à un de ces facteurs
ou à leur ensemble. Elle ne le peut pas, car aucun de ces
facteurs ne peut remplir leur rôle, ne peut « répondre » aux
questions auxquelles elles « répondent ».
Toute société jusqu'ici a essayé de donner une réponse à
un nombre limité de questions fondamentales : qui sommes-
nous, comme collectivité ? que sommes-nous, les uns pour les
autres ? où et dans quoi sommes-nous ? que voulons-nous,
que désirons-nous, qui est ce qui nous manque ? La société
doit définir son « identité » ; son articulation
; son articulation ; le monde,
ses rapports à lui et aux objets qu'il contient ; ses besoins
et ses désirs. Sans la « réponse » à « questions », sans
« définitions », il n'y a pas de monde humain, pas de
société et pas de culture car tout resterait chaos indif-
férencié. Le rôle qu'ont joué jusqu'ici les significations ima-
ginaires, a été de fournir une réponse à ces questions,
réponse que, de toute évidence, ni la « réalité >> ni la «ratio-
nalité » ne peuvent fournir (sauf dans un sens spécifique, sur
lequel nous reviendrons).
.
ces
ces
Bien entendu, lorsque nous parlons de « questions », de « ré-
ponses », de « définitions », nous parlons métaphoriquement. Il ne
s'agit pas de questions et de réponses posées explicitement, et les
définitions ne sont pas données dans le langage. Les questions ne sont
même pas posées préalablement aux réponses. La société se constitue
en faisant émerger une réponse de fait à ces questions dans sa vie,
dans son activité. C'est dans le faire de chaque collectivité qu'apparaît
comme sens incarné la réponse à ces questions, c'est ce faire social
qui ne se laisse comprendre que comme réponse à cette question qu'il
pose.
Lorsque le marxisme croit montrer que ces questions et les
réponses correspondantes relèvent de cette partie de la « superstruc-
ture » idéologique qu'est la religion ou la philosophie, et qu'en réalité
elles ne sont que reflet déformé et réfracté des conditions réelles et
de l'activité sociale des hommes, il a en partie raison pour autant qu'il
vise la théorisation explicite, pour autant aussi que celle-ci est effec-
tivement (bien que non intégralement) sublimation et déformation
idéologique, et que le sens authentique d'une société est à chercher en
premier lieu dans sa vie et son activité effectives. Mais il a tort lors-
qu'il croit que cette vie et cette activité puissent être saisies en dehors
d'un sens qu'elles portent, ou que ce sens « va de soi » (qu'il serait,
par exemple, la « satisfaction des besoins »). Vie et activité des socié-
tés sont précisément la position, la définition de ce sens, le travail des
hommes (au sens le plus étroit comme au sens le plus large) indique
par tous ses côtés, dans ses objets, dans ses fins, dans ses modalités,
dans ses instruments, une façon chaque fois spécifique de saisir le
monde, de se définir comme besoin, de se poser par rapport aux autres
êtres humains. Sans tout cela (et non simplement parce qu'il présup-
pose la représentation mentale préalable des résultats, comme dit
Marx), il ne se distinguerait pas effectivement de l'activité des
abeilles. L'homme est un animal inconsciemment philosophique, qui
49
s'est posé les questions de la philosophie dans les faits longtemps
que la philosophie existe comme réflexion explicite ; et il est un
animal poétique, qui a fourni dans l'imaginaire des réponses à ces
questions.
un
comme
Nous essaierons maintenant d'indiquer brièvement le rôle
des significations sociales imaginaires dans les domaines indi-
qués plus haut.
D'abord, l'être du groupe et de la collectivité : chacun se
définit, et est défini pour les autres, par rapport à
« nous ». Mais ce « nous », ce groupe, cette collectivité, cette
société, c'est qui, c'est quoi ? C'est d'abord un symbole, les
insignes d'existence que ce sont toujours donné chaque tribu,
chaque cité, chaque peuple. Avant tout, c'est bien sûr un
nom. Mais ce nom, conventionnel et arbitraire, n'est-il ei
conventionnel et arbitraire ? Ce signifiant renvoie à deux
signifiés, qu'il réunit indissolublement. Il désigne la collec-
tivité dont il s'agit, mais il ne la désigne pas
simple extension, il la désigne en même temps comme compré-
hension, comme quelque chose, qualité ou propriété. Nous
sommes les léopards. Nous sommes les ara. Nous sommes les
Fils du Ciel. Nous sommes les enfants d’Abraham, peuple élu
que Dieu fera triompher de ses ennemis. Nous sommes les
Héllènes ceux de la lumière. Nous nous appelons, ou les
autres nous appellent, les germains, les francs, les teutsch, les
slaves. Nous sommes les enfants de Dieu qui a souffert pour
nous. Si ce nom était symbole à fonction exclusivement
rationnelle, il serait signe pur, dénotant simplement ceux qui
appartiennent à telle collectivité elle-même désignée par
référence à des caractéristiques extérieures dépourvues
d'ambiguïté (« les habitants du XXe arrondissement de
Paris »). Mais cela n'est le cas que pour les découpages admi-
nistratifs des sociétés modernes. Autrement, pour les collecti-
vités historiques d'autrefois on constate que le nom ne s'est pas
borné à les dénoter, qu'il les a en même temps connotées
et cette connotation renvoie à un signifié qui n'est ni ne
peut être réel, ni rationnel, mais imaginaire (quel que soit
le contenu spécifique, la nature particulière, de cet imagi-
naire).
Mais, en même temps ou au-delà du nom, dans les totems,
dans les Dieux de la cité, dans l'extension spatiale et tempo-
relle de la personne du Roi, se constitue, s'alourdit et se maté-
rialise l'institution qui pose la collectivité comme existante,
comme substance définie et durable au-delà de ses molécules
périssables, qui répond à la question de son être et de son
identité en les référant à des symboles qui l'unissent à une
autre « réalité ».
La nation (dont on aimerait bien qu'un marxiste autre
50
que Staline explique, au-delà des accidents de sa constitution
historique, les fonctions réelles depuis le triomphe du capi-
talisme industriel) joue aujourd'hui ce rôle, remplit cette
fonction d'identification par cette référence triplement ima-
ginaire à une « histoire commune » triplement, car cette
histoire n'est que du passé, car elle n'est pas tellement
commune, car enfin ce qui en est sû et sert de support à cette
identification collectivisante dans la conscience des gens est
mythique pour la plus grande partie. Cet imaginaire de la
nation s'avère pourtant plus solide que toutes les réalités,
comme l'ont montré deux guerres mondiales et la survie des
nationalismes. Les « marxistes » d'aujourd'hui qui croient éli-
miner tout cela en disant simplement : « le nationalisme est
une mystification >> se mystifient évidemment eux-mêmes. Que
le nationalisme soit une mystification, aucun doute. Qu'une
mystification ait des effets aussi massivement et terriblement
réels, qu'elle s'avère beaucoup plus forte que toutes les forces
« réelles » (y compris le simple instinct de survie) qui
« auraient dû » pousser depuis longtemps les prolétariats à
la fraternisation, voilà le problème. Dire : « la preuve que le
nationalisme était une simple mystification, donc quelque
chose d'irréel, c'est qu'il va se dissoudre le jour de la révolu-
tion mondiale », ce n'est pas seulement vendre la peau de
l'ours, c'est dire : « Vous, hommes qui avez vécu de 1900 à
1965 et qui sait à quand encore, et vous les millions de morts
des deux guerres, et tous les autres qui en avez souffert et en
êtes solidaires, vous tous, vous in-existez, vous
toujours inexisté au regard de la vraie histoire ; tout ce que
vous avez vécu, c'était vos hallucinations, vos pauvres rêves
d'ombres, ce n'était pas l'histoire. La vraie histoire, était ce
virtuel invisible qui sera, et qui, derrière votre dos préparait
la fin des vos illusions ». Et ce discours est incohérent, parce
qu'il nie la réalité de l'histoire à laquelle il participe (un
discours n'est quand même pas une forme du mouvement des
forces productives) et parce que il appelle, par des moyens
irréels ces hommes irréels à faire une révolution réelle.
De même, chaque société définit et élabore une image du
monde naturel, de l'univers où elle vit, en essayant chaque
fois d'en faire un ensemble signifiant, dans lequel doivent
trouver leur place certainement les objets et êtres naturels
qui importent à la vie de la collectivité, mais aussi cette col-
lectivité elle-même, et finalement un certain « ordre du
monde ». Cette image, cette vision plus ou moins structurée de
l'ensemble de l'expérience humaine disponible, utilise chaque
fois les nervures rationnelles du donné, mais les dispose selon
et les subordonne à des significations qui comme telles ne
relèvent pas du rationnel (ni, du reste, d'un non-rationnel
positif), mais de l'imaginaire. Cela est évident aussi bien pour
avez
51
les croyances des sociétés archaïques (11) que pour les concep-
tions religieuses des sociétés historiques ; et même le « ratio-
nalisme » extrême des sociétés modernes n'échappe pas tota-
lement à cette perspective.
Image du monde, et image de soi-même (12) sont de toute
évidence toujours liées. Mais leur unité est à son tour portée
pour la définition que chaque société donne de ses besoins, telle
qu'elle s'inscrit dans l'activité, le faire social effectif. L'image
de soi que se, donne la société comporte comme moment
essentiel le choix des objets, actes, etc., où s'incarne ce qui
pour
elle a' sens et valeur. La société se définit comme ce dont
l'existence (l'existence « valorisée », l'existence « digne d'être
vécue ») peut être mise en question par l'absence ou la pénu-
rie de telle ou telle chose et, corrélativement, comme activité
qui vise à faire exister cette chose en quantité suffisante et
selon les modalités adéquates (chose qui peut être, dans
certains cas, parfaitement immatérielle, par exemple la
« sainteté »).
On sait depuis toujours (au moins depuis Hérodote) que le besoin,
qu'il soit alimentaire, sexuel, etc., ne devient besoin social qu'en fonc-
tion d'une élaboration culturelle. Mais on se refuse la plupart du
temps obstinément à tirer les conséquences de ce fait, qui réfute, nous
l'avons déjà dit, toute interprétation fonctionaliste de l'histoire
comme « interprétation dernière » (puisque, loin d'être dernière, elle
reste suspendue en l'air faute de pouvoir répondre à cette question :
qu'est-ce qui définit les besoins d'une société ?). Il est clair aussi
qu'aucune interprétation « rationaliste » ne peut suffire à rendre
compte de cette élaboration culturelle. On ne connaît pas de société
où l'alimentation, l'habillement, l'habitat obéissent à des considéra-
tions purement « utilitaires », ou « rationnelles ». On ne connaît pas
se
sans
(11) Nous pensons que c'est dans cette perspective que doit être
vu pour une grande partie le matériel examiné notamment par
Claude Lévi Strauss dans la pensée sauvage, et qu'autrement les
homologies de structure entre nature et société par exemple dans le
totémisme (« vrai » ou « prétendu ») restent incompréhensibles.
(12) A vrai dire c'est là une tautologie, puisqu'on ne voit pas
comment une société pourrait « représenter » elle-même
se situer dans le monde ; et l'on sait que toutes les religions insèrent
d'une façon ou d'une autre l'être de l'humanité dans un système
dont les dieux et le monde font partie. On sait également, au moins
depuis les sophistes, que les hommes créent les dieux à leur propre
image, par quoi il faut entendre à l'image de leurs relations effec-
tives, elles-mêmes empreintes d'imaginaire, et à l'image de l'image
qu'ils ont de ces relations (cette dernière étant largement incons-
ciente). Les travaux de G. Dumézil ont montré avec précision, depuis
vingt-cinq ans l'homologie d'articulation entre univers social et uni-
vers des divinités sur l'exemple des religions indo-européennes. C'est
dans la société contemporaine que pour la première fois, en même
temps que cette liaison persiste sous de multiples formes, elle est
mise en question, parce qu'image du monde et image de la société
se dissocient, mais surtout parce qu'elles tendent à se disloquer cha-
cune pour son compte. C'est là un des aspects de la crise de l'imagi-
naire dans le monde moderne, sur laquelle nous revenons plus loin.
52
de culture où il n'y ait pas d'aliments « inférieurs », et nous serions
étonné s'il en avait jamais existé une (en dehors des cas « catastro-
phiques » ou marginaux, comme les aborigènes australiens décrits dans
Les enfants du capitaine Grant [13]).
Comment se fait cette élaboration ? C'est un problème immense,
et toute réponse « simple » qui ignorerait l'interaction complexe d'une
foule de facteurs (les disponibilités naturelles, les possibilités techni-
ques, l'état « historique », les jeux du symbolisme, etc.) serait déses-
pérément naïve. Mais il est facile de voir que ce qui constitue le
besoin humain (comme distinct du besoin animal) c'est l'investisse-
ment de l'objet avec une valeur qui dépasse, par exemple, la simple
inscription dans l'opposition « instinctuelle » nutritif-non nutritif (qui
« vaut » aussi pour l'animal) et qui établit, à l'intérieur du nutritif
la distinction entre le mangeable et le non-mangeable, qui crée l'ali-
ment au sens culturel et ordonne les aliments dans une hiérarchie,
les classe en « meilleurs » et « moins bons » (au sens de la valeur
culturelle, et non pas des goûts subjectifs). Ce prélèvement culturel
dans le nutritif disponible, et la hiérarchisation, structuration, etc.,
correspondantes, trouvent des points d'appui dans les données natu-
relles, mais ne découlent pas de celles-ci. C'est le besoin qui crée la
rareté comme rareté sociale, et non l'inverse (13 a). Ce n'est ni la
disponibilité, ni la rareté des escargots et des grenouilles qui font que,
pour des cultures parentes, contemporaines et proches, ils sont, ici,
plat de fin gourmet, là, vomitif d'efficacité certaine. On n'a qu'à faire
le catalogue de tout ce que les hommes peuvent manger et ont effec-
tivement mangé (en s'en portant très bien) à travers les différentes
époques et sociétés, pour s'apercevoir que ce qui est mangeable pour
l'homme dépasse de loin ce qui a été, pour chaque culture, aliment
et que ce ne sont pas simplement les disponibilités naturelles et les
possibilités techniques qui ont déterminé ce choix. Cela se voit encore
plus clairement lorsqu'on examine les besoins autres que l'alimenta-
tion. Ce choix est porté par un système de significations imaginaires
qui valorisent et dévalorisent, structurent et hiérarchisent un ensemble
croisé d'objets et de manques correspondants, et sur lequel peut se
lire, moins difficilement que sur tout autre, cette chose aussi incer-
taine qu'incontestable qu'est l'orientation d'une société.
Que, par rapport à cet ensemble d'objets définis corréla-
tivement et consubstantiellement aux besoins, se définit paral-
lèlement une structure ou une articulation de la société, on le
voit déjà dans le totémisme (« vrai » ou « prétendu »), lorsque
la fonction par exemple d'un clan est de « faire exister » pour
(13) « Ces êtres, dégradés par la misère, étaient repoussants ».
Jules Verne, Les enfants du capitaine Grant, Paris (Hachette), 1929,
p. 362 et s. Verne a dû, à son habitude, emprunter les éléments de
son récit à un voyageur ou explorateur de l'époque.
(13 a) Comme le pense Sartre, Critique de la raison dialectique,
p. 200 et s. Sartre va jusqu'à écrire : « Ainsi, dans la mesure où le
corps est fonction, la fonction besoin et le besoin praxis, on peut
dire que le travail humain... est entièrement dialectique » (pp. 173-
174, soul. dans le texte). Il est amusant de voir Sartre critiquer
longuement la « dialectique de la nature » pour aboutir, par le biais
de ces identifications successives corps fonction besoin
praxis travail dialectique, à « naturaliser » lui-même la
dialectique. Ce qu'il faut dire, c'est que nous manquons cruellement
d'une théorie de la praxis chez les hyménoptères, que peut-être la
suite de la Critique de la raison dialectique fournira.
53
ces
les autres son espèce éponyme. Dans cette « étape » ou mieux
variété, l'articulation est homologue à la distinction des
objets, parfois des forces de la nature, que la société a posée
comme pertinente. Lorsque les objets pertinents sont posés
comme secondaires relativement aux moments abstraits des
activités sociales qui les procurent, --- ce qui sans doute pré-
suppose
une évolution poussée de activités comme
technique, une extension de la taille des communautés, etc.
ce sont ces activités elles-mêmes qui fournissent le fondement
d'une articulation de la société, non plus en clans, mais en
castes.
L'apparition de la division antagonique de la société en
classes, au sens marxiste du terme, est, à n'en pas douter, le
fait capital pour la naissance et l'évolution des sociétés histo-
riques. Force est de reconnaître que ce fait reste enveloppé
dans un épais mystère.
Les marxistes qui croient que le marxisme rend compte de la nais-
sance, de la fonction, et de la « raison d'être » des classes ne sont
pas à un niveau de compréhension supérieur à celui des chrétiens qui
croient que la Bible rend compte de la création et de la raison d'être
du monde. La prétendue « explication » marxiste des classes se réduit
en fait à deux schémas dont chacun est insatisfaisant et qui, pris
ensemble, sont hétérogènes. Le premier (14) consiste à poser, à l'ori-
gine de l'évolution, un état de pénurie pour ainsi dire absolue, où, la
société étant incapable de produire un « surplus » quelconque, elle ne
peut pas non plus entretenir une couche exploiteuse (la productivité
par homme-année est juste égale au minimum biologique, de sorte
qu'on ne pourrait exploiter quelqu'un sans le faire mourir d’inanition
tôt ou tard). A la fin de l'évolution se placera, comme on sait, un état
d'abondance absolue où l'exploitation n'aura plus de raison d'être,
chacun pouvant satisfaire totalement ses besoins. Entre les deux, se
situe l'histoire connue, phase de pénurie relative, où la productivité
du travail s'est suffisamment élevée pour permettre la constitution
(14) Au point de vue de la généralité, non pas de la chrono-
logie. Dans les écrits de Marx et d'Engels, les deux principes d'expli-
cation coexistent et s'entrecroisent. En tout cas, Engels dans L'origine
de la famille, etc. (1884) ouvrage du reste fascinant et qui fait
réfléchir davantage que la grande majorité des travaux ethnolo-
giques modernes met franchement l'accent sur l'accroissement de
productivité permis par les « premières grandes divisions sociales du
travail » (élevage, agriculture) et qui aurait entraîné « nécessaire-
ment » l'esclavage (pp. 147-148 de l'édition des « Editions sociales »,
Paris, 1954). Ce « nécessairement » est toute la question. Pour le
reste, dans tout le chapitre « Barbarie et civilisation », Engels parle
continuellement de l'évolution de la technique et de la division du
travail concomitante, mais à aucun moment il ne relie cette évolu-
tion de la technique comme telle à la naissance des classes. Comment
le pourrait-il, du reste, puisque sa matière l'amène à considérer à la
fois les premières étapes de l'élevage, de l'agriculture et de l'arti-
sanat, activités basées sur des techniques différentes et conduisant à
(ou compatibles avec) la même division de la société en maîtres et
esclaves (ou avec l'absence d'une telle division) ? L'apparition de
l'élevage, de l'agriculture et de l'artisanat peuvent en elles-mêmes
conduire à une division en métiers, non en classes.
54
d'un surplus, lequel servira (en partie seulement !) à entretenir la
classe exploiteuse.
Ce raisonnement s'effondre quel que soit le bout par lequel on le
met à l'épreuve. En admettant qu'à partir d'un moment les classes
exploiteuses soient devenues possibles ; pourquoi sont-elles devenues
nécessaires ? Pourquoi le surplus apparaissant n'a-t-il pas été graduel-
lement et imperceptiblement résorbé dans un bien-être (ou un moindre
« mal-être ») croissant de l'ensemble de la tribu, comment n'est-il pas
devenu partie intégrante de la définition du « minimum » pour la
collectivité considérée ? Les cas où les classes exploitées sont réduites à
un minimum biologique ont-ils jamais existé, autrement que comme cas
marginaux ? Peut-on même définir un « minimum biologique », et, en
dehors de conditions privées de signification, a-t-on jamais rencontré
de collectivité humaine qui ne s'occupe que de sa nourriture ? N'y
a-t-il pas eu, pendant le paléolithique et le néolithique, une progres-
sion à bien y réfléchir fantastique de la productivité du travail eti
sans doute aussi du niveau de vie, sans qu'on y puisse parler de
« classes » au sens vrai du terme ? N'y a-t-il derrière tout cela
comme l'image d'hommes qui guettent le moment où la crue de la
production atteindra la cote « permettant » l'exploitation pour se ruer
les uns sur les autres et s'établir, les vainqueurs, maîtres, les vaincus,
esclaves ? Cette image elle-même, ne correspond-elle pas surtout à
l'imaginaire du XIXme siècle capitaliste, et comment peut-elle se
concilier avec les descriptions des Iroquois et des Germains pleins
d'humanité et de noblesse, sur lesquelles Engels s'étend avec complai-
sance ?
Le deuxième schéma consiste à relier, non pas l'existence de
classes comme telle à un état général de l'économie (à l'existence d'un
<< surplus » qui reste insuffisant), mais chaque division précise de la
société à une étape donnée de la technique. « Au moulin à eau cor-
respond la société féodale, au moulin à vapeur la société capitaliste ».
Mais, si l'existence d'un rapport entre la technologie de chaque société
et sa division en classes ne peut être niée sans absurdité, c'est une
tout autre affaire que de fonder celle-ci sur celle-là. Comment impu-
ter à une technique agricole qui est restée pratiquement la même de
la fin du néolithique à nos jours (pour la grande majorité des pays),
des rapports sociaux qui vont des hypothétiques mais probables com-
munautés agraires primitives aux fermiers libres des Etats-Unis du
XIXme siècle, en passant par les petits cultivateurs indépendants de la
première Grèce et de la première Rome, par le colonat, le servage
médiéval, etc. ? Dire que les grands travaux hydrauliques aient condi-
tionné ou favorisé l'existence d'une proto-bureaucratie centralisée en
Egypte, Mésopotamie, Chine, etc., c'est une chose ; ramener à cette
hydraulicité constante à travers le temps et l'espace les variations,
extrêmes d'un pays à un autre et dans l'histoire de chaque pays, de
la vie historique et des formes de la division sociale, c'en est une
autre. Les quatre millénaires de l'histoire égyptienne ne sont pas
réductibles à quatre mille crues du Nil, ni à la variation des moyens
utilisés pour les contrôler. Comment ramener l'existence des seigneurs
féodaux à la spécificité des techniques productives de l'époque, lorsque
ces seigneurs sont par définition hors de toute production ?
Lorsque les interprétations marxistes dépassent les schémas sim-
ples, lorsqu'elles ont à faire avec la matière concrète d'une situation
historique, alors elles abandonnent, dans les meilleurs des cas, la pré-
tention de mettre le doigt sur le facteur qui a produit cette division
de la société en classes, alors elles essaient de se donner, comme
moyen d'explication, la totalité de la situation considérée en tant que
situation historique, c'est-à-dire qui renvoie, pour son explication
à ce qui était déjà là. C'est ce que Marx a fait avec bonheur, lorsqu'il
décrit certains aspects ou phases de la genèse du capitalisme. Mais il
faut se rendre compte de ce que cela signifie, aussi bien pour le pro-
55
blème de l'histoire en général, que pour le problème plus spécifique
des classes. On n'a plus alors une explication générale de l'histoire,
mais une explication de l'histoire par l'histoire, une remontée de
proche en proche, qui essaie de faire entrer en ligne de compte l'en-
semble des facteurs, mais qui rencontre toujours les faits, les faits
« bruts », aussi bien comme surgissement d'une nouvelle signification
non-réductible à ce qui existe, que comme pré-détermination de tout
ce qui est donné dans la situation par des significations et des struc-
tures déjà existantes, qui renvoient « en dernière analyse » au fait
brut de leur naissance enfouie dans une origine insondable. Cela n'est
pas pour dire que tous les facteurs sont sur le même plan, ni qu'une
théorisation sur l'histoire soit vaine ou sans intérêt ; mais pour souli-
gner les limites de cette théorisation. Car, non seulement, nous avons
à faire, dans l'histoire, à quelque chose qui est toujours déjà com-
mencé, où ce qui est déjà constitué, dans sa facticité et sa spécificité,
ne peut pas être traité en simple « variation concomitante » dont on
pourrait faire abstraction ; mais aussi et surtout, l'historique
n'existe chaque fois que dans une structuration portée par des signi-
fications dont la genèse nous échappe comme processus corrihen-
sible, car elle relève de l'imaginaire radical.
Nous pouvons décrire, expliquer et même « compren-
dre » comment et pourquoi les classes se perpétuent dans la
société actuelle. Mais nous ne pouvons pas dire grand'chose
quant à la manière dont elles naissent, ou plutôt dont elles
sont nées. Car toute explication de ce type prend les classes
naissantes dans une société déjà divisée en classes, où la
signification classe était déjà disponible. Une fois nées, les
classes ont informé toute l'évolution historique ultérieure ;
que l'on est entré dans le cycle de la richesse et de la
pauvreté, du pouvoir et de la soumission, une fois que la
société s'est constituée, non pas sur la base de différences (qui
ont probablement toujours existé) mais de différences non-
symétriques, toute la suite s? « explique » ; mais cet « une
fois » est tout le problème.
Nous pouvons voir ce qui, dans des mécanismes de la
société actuelle, soutient l'existence de classes et les reproduit
constamment. L'organisation bureaucratique est auto-catalyti-
que, auto-multiplicative, et l'on peut voir comment elle informe
l'ensemble de la vie sociale. Mais d'où vient-elle ? Elle est,
dans les sociétés occidentales, la transcroissance de l'entre-
prise capitaliste classique (la « grande industrie » de Marx),
qui renvoie à son tour à la manufacture, etc., et à la limite,
à l'artisanat bourgeois d'un côté, à l' « accumulation primitive »,
de l'autre. Nous savons positivement que là, dans ces régions
d'Europe occidentale, à partir du XIe siècle, est née la bour-
geoisie d'abord (et, comme classe, vraiment ex nihilo), le
capitalisme ensuite. Mais la naissance de la bourgeoisie n'est
naissance d'une classe que parce qu'elle est naissance dans une
société déjà divisée en classes (nous utilisons, on l'aura
compris, le mot au sens le plus général, peu importe ici la
différence entre « états » féodaux, « classes » économiques,
etc.), dans un milieu où les acides nucléïques porteurs des
une fois
56
significations de classe sont partout présents : dans la propriété
privée existant depuis des millénaires dans cette aire culturelle,
dans la structure hiérarchique de la société féodale, etc. Ce
n'est pas dans les traits spécifiques de la bourgeoisie nais-
sante, mais dans la structure générale de la société féodale
qu'est inscrite la nécessité pour la nouvelle couche d'être
posée comme catégorie particulière opposée au reste de la
société, la bourgeoisie naît dans un monde qui ne peut conce-
voir et agir sa différenciation interne que comme catégori-
sation en « classes ». Suffit-il de remonter à la chute de l'Em-
pire romain ? Certainement pas, celle-ci n'a pas créé une table
rase, et les germains, quelle qu'eût pu être leur organisation
sociale antérieure, ont été sans doute possible « contami-
nés » par les structures sociales qu'ils ont rencontrées.
Cette remontée, nous ne pouvons l'arrêter avant qu'elle
nous ait plongé dans l'obscurité qui couvre le passage du néo-
lithique à la proto-histoire. Dans ce qui n'a été probablement
que deux ou trois millénaires, au Proche et Moyen Orient en
tout cas, on trouve la transition des villages néo-lithiques les
plus évolués mais sans trace apparente de division sociale, aux
premières villes sumériennes où dès le début du IVe millé-
naire avant Jésus-Christ existe d'emblée et sous
une forme
pratiquement déjà achevée, l'essentiel de toute société bien
organisée : les prêtres, les esclaves, la police, les prostituées.
Tout est déjà joué et nous ne pouvons pas savoir comment
et pourquoi cela l'a été.
Le saurons-nous un jour ? Des excavations plus poussées
nous feront-elles comprendre le mystère de la naissance des
classes ? Nous avouons ne pas voir comment des trouvailles
archéologiques pourraient nous faire comprendre cela : qu'à
partir d'un « moment », les hommes se sont vus et se sont
agis les uns les autres non pas comme alliés à aider, rivaux
à surclasser, ennemis à exterminer ou même à manger, mais
comme objets à posséder. Comme le contenu de cette vision
et de cette action est parfaitement arbitraire, nous ne voyons
pas en quoi pourrait consister son explication et sa compré-
hension. Comment pourrait-on constituer ce qui est consti-
tuant des sociétés historiques ? Comment comprendre cette
position originaire, qui est condition de compréhensibilité du
développement ultérieur ? Il faut se donner, posséder déjà ce
structurant initial : un homme peut être « quasi-objet » pour
un autre homme, et quasi-objet dans l'anonymat de la société
(au marché des esclaves, dans les villes industrielles et les
usines d'une longue partie de l'histoire du capitalisme), pour
pouvoir comprendre l'histoire depuis six millénaires. Nous
pouvons comprendre aujourd'hui cet état de « quasi-objet »
parce que nous disposons de cette signification, nous sommes
nés dans cette histoire. Mais ce serait une illusion de croire
57
que nous pourrions la produire, et en reproduire, dans la
compréhension, l'émergeance. Les hommes ont fait exister la
possibilité de l'esclavage : ce fut là une création de l'histoire
(dont Engels disait, sans cynisme, qu'elle a été la condition
d'un progrès grandiose). Plus exactement, une fraction des
hommes a fait exister cette possibilité contre les autres lesquels,
sans cesser de la combattre de mille façons, y ont aussi de
mille façons participé. L'institution de l'esclavage est surgis-
sement d'une nouvelle signification imaginaire, d'une nouvelle
façon pour la société de se vivre, de se voir et de s'agir comme
articulée de façon antagonique et non-symétrique, signification
qui se symbolise et se sanctionne aussitôt par des règles (14 a).
Cette signification est étroitement reliée aux autres signi-
cations imaginaires . centrales de la société, notamment la
définition de ses besoins et son image du monde. Nous
n'examinerons pas ici le problème que cette relation pose
Mais cette impossibilité de comprendre les origines des
classes ne nous laisse pas désarmés devant le problème de
l'existence des classes comme problème actuel et pratique.
Pas plus qu'en psychanalyse l'impossibilité d'atteindre une
« origine » n'empêche de comprendre dans l'actuel (aux deux
sens du mot) ce dont il s'agit, ni de relativiser, désamarrer,
désacraliser les significations constitutives du sujet comme
sujet malade. Il vient un moment où le sujet, non pas parce
qu'il a retrouvé la scène primitive ou détecté l'envie de pénis
chez sa grandmère, mais par sa lutte dans sa vie effective et
à force de répétition, déterre le signifiant central de sa névrose
et le regarde enfin dans sa contingence, sa pauvreté et son
insignifiance. De même, pour les hommes qui vivent aujour-
d'hui, la question n'est pas de comprendre comment s'est fait
(14 a) Engels avait presque touché cette idée : « Nous avons vu.
plus haut comment, à un degré assez primitif du développement de
la production, la force de travail humaine devient capable de fournir
un produit bien plus considérable que ce qui est nécessaire à la
subsistance des producteurs, et comment ce degré de développement
est, pour l'essentiel, le même que celui où apparaissent la division
du travail et l'échange entre individus. Il ne fallut plus bien long-
temps pour découvrir cette grande « vérité » : que l'homme aussi peut
être une marchandise, que la force humaine est matière échangeable.
et exploitable, si l'on transforme l'homme en esclave. A peine les
hommes avaient-ils commencé à pratiquer l'échange que déjà, eux-
mêmes, ils furent échangés ». (L'origine de la famille, etc., l. C.,
pp. 160-161, souligné par nous). Cette grande « vérité », essentielle-
ment la même avec l'« imposture » que dénonçait Rousseau dans le
Discours sur l'origine de l'inégalité ni vérité, ni imposture donc,
ne pouvait être ni « découverte », ni « inventée » ; il fallait qu'elle
fût imaginée et créée — Cela dit, on remarquera qu’Engels présente,
ici et ailleurs, l'esclavage comme une extension de l'échange des
objets aux hommes, cependant que son moment essentiel est la
transformation des hommes en « objets » et c'est précisément cela
qui n'est pas réductible à des considérations « économiques ».
58
le
passage du clan néo-lithique aux villes déjà fortement
divisées d’Akkad. C'est de comprendre et cela évidemment
signifie, ici plus que partout ailleurs : d'agir - la contin-
gence, la pauvreté, l'insignifiance de ce « signifiant » des
sociétés historiques qu'est la division en maîtres et esclaves,
en dominants et dominés.
Or, la mise en question de cette signification que repré-
sente la division de la société en classes, la décantation de cet
imaginaire, commence en fait très tôt dans l'histoire, puisque
en même temps presque que les classes apparaît la lutte des
classes et, avec elle, ce phénomène primordial qui ouvre une
nouvelle phase de l'existence des sociétés : la contestation,
l'opposition à l'intérieur de la société elle-même. Ce qui était
jusqu'alors résorption immédiate de la collectivité dans ses
institutions, asservissement simple des hommes à leurs créa-
tions imaginaires, unité qui n'était que marginalement per-
turbée par la déviance ou l'infraction, devient maintenant
totalité déchirée et conflictuelle, auto-contestation de la
société ; l'intérieur de la société lui devient extérieur, et cela,
pour autant qu'il signifie l'auto-relativisation de la société, la
mise à distance et la critique (dans les faits et les actes) de
l'institué, est la première émergeance de l'autonomie, la pre-
mière fêlure de l'imaginaire.
Il est certain que cette lutte commence, demeure long-
temps, retombe presque toujours à nouveau, dans l'ambi-
valence. Et comment pourrait-il en être autrement ? Les oppri-
més qui luttent contre la division de la société en classes, lut-
tent contre leur propre oppression surtout ; de mille façons
ils restent tributaires de l'imaginaire qu'ils combattent par
ailleurs dans une de ses manifestations, et souvent ce qu'ils
visent n'est qu'une permutation des rôles dans le même scéna-
rio. Mais très tôt aussi, la classe opprimée répond en niant
en bloc l'imaginaire social qui l'opprime, et en lui opposant
la réalité d'une égalité essentielle des hommes, même si elle
maintient auteur de cette affirmation un vêtement mythi-
que :
Wenn Adam grub und Eva spann,
Wo war denn da der Edelmann ?
(Lorsque Adam piochait et Eve tissait,
Où était donc alors le noble ?)
chantaient les paysans allemands au XVIe siècle, en brûlant
les châteaux des seigneurs.
Cette mise en question de l'imaginaire social a pris une
autre dimension depuis la naissance du proletariat moderne.
Nous y reviendrons longuement.
59
L'IMAGINAIRE DANS LE MONDE MODERNE.
Le monde moderne se présente, superficiellement, comme
celui qui a poussé, qui tend à pousser la rationalisation à la
limite et qui, de ce fait, se permet de mépriser – ou de
regarder avec une curiosité respectueuse
les bizarres coutu-
mes, inventions et représentations imaginaires des sociétés
précédentes. Mais paradoxalement, en dépit ou plutôt en raison
de cette « rationalisation » extrême, le monde moderne relève
autant de l'imaginaire que n'importe quelle des cultures
archaïques ou historiques.
Ce qui se donne comme rationalité de la société moderne,
c'est simplement la forme, les connexions extérieurement
nécessaires, la domination perpétuelle du syllogisme. Mais
dans ces syllogismes de la vie moderne, les prémisses
emrpuntent leur contenu à l'imaginaire ; et la prévalence
du syllogisme comme tel, l'obsession de la « rationalité >>
détachée du reste, constitue un imaginaire au deuxième degré.
La pseudo-rationalité moderne est une forme de l'imaginaire
dans l'histoire ; elle est arbitraire dans ses fins ultimes pour
autant que celles-ci ne relèvent d'aucune raison, et elle est arbi.
traire lorsqu'elle se pose elle-même comme fin, en ne visant
rien d'autre qu'une « rationalisation » formelle et vide. Dans
cet aspect de son existence, le monde moderne est en proie
à un délire systématique - dont l'autonomisation de la tech-
nique déchaînée et qui n'est « au service » d'aucune fin assigna-
ble est la forme la plus immédiatement perceptible et la plus
directement menaçante.
L'économie au sens le plus large (de la production à la
consommation) passe pour l'expression par excellence de la
rationalité du capitalisme et des sociétés modernes. Mais c'est
l'économie qui exhibe de la façon la plus frappante — préci-
sément parce qu'elle se prétend intégralement et exhausti-
vement rationnelle -- la domination de l'imaginaire à tous les
niveaux.
C'est, visiblement, le cas pour ce qui est de la définition
des besoins qu'elle est supposée servir. Plus que dans n'im-
porte quelle autre société, le caractère « arbitraire », non
naturel, non fonctionnel de la définition sociale des besoins
apparaît dans la société moderne, précisément à cause de son
développement productif, de sa richesse qui lui permet d'aller
loin au-delà de la satisfaction des « besoins élémentaires » (ce
qui a souvent, d'ailleurs, comme contre-partie non moins signi-
ficative, que la satisfaction de ces besoins élémentaires est
sacrifiée à celle de besoins « gratuits »). Plus qu'aucune autre
société, aussi, la société moderne permet de voir la fabrication
historique des besoins que l'on manufacture tous les jours sous
nos yeux. La description de cet état de choses a été faite
60
depuis des années et, bien que ces analyses devraient être
considérablement approfondies, nous n'avons pas l'intention
d'y revenir ici. Rappelons seulement la place graduellement
croissante que prennent dans les dépenses des consommateurs
les achats d'objets correspondant à des besoins « artificiels »,
ou bien le renouvellement sans aucune raison « fonctionnelle >>
d'objets pouvant encore servir, simplement parce qu'ils ne
sont plus à la mode ou ne comportent pas tel ou tel « perfec-
tionnement >> souvent illusoire (15).
Il est vain de présenter cette situation exclusivement
comme une « réponse de remplacement », comme l'offre de
substituts à d'autres besoins, besoins « vrais », que la société
présente laisse insatisfaits. Car, en admettant que de tels
besoins existent et que l'on puisse les définir, il n'en devient
que plus frappant qu'une telle réalité puisse être totalement
recouverte par une « pseudo-réalité » (pseudo-réalité co-exten-
sive, rappelons-le, à l'essentiel de l'industrie moderne). Il
est également vain de vouloir éliminer le problème, en le
limitant à son aspect de manipulation de la société par les
couches dominantes, en rappelant le côté « fonctionnel » de
cette création continue de nouveaux besoins, comme condition
de l'expansion (c'est-à-dire de la survie) de l'industrie moderne.
Car non seulement ces couches dominantes sont elles-mêmes
dominées par cet imaginaire qu'elles ne créent pas librement ;
non seulement ses effets se manifestent là même où cet aspect
n'existe pas (ainsi, dans les pays industrialisés de l'Est, où
l'invasion du style de consommation moderne se fait longtemps
avant que l'on puisse parler d'une saturation quelconque des
marchés). Mais ce que l'on constate surtout, sur cet exemple,
c'est que ce fonctionnel est suspendu à l'imaginaire : l'écono-
mie du capitalisme moderne ne peut exister qu'en tant qu'elle
répond à des besoins qu'elle confectionne elle-même.
La domination de l'imaginaire est également claire pour
ce qui est de la place des hommes, à tous les niveaux de la
structure productive et économique. Cette prétendue orga-
(15) On a estimé récemment que le simple coût des changements
annuels de modèle pour les voitures particulières aux Etats-Unis se
monte à 5 milliards de dollars par an au minimum pour la période
1956-1960, soit plus de 1 % du produit national du pays, sans
compter la consommation d'essence accrue (par rapport aux économies
qu'aurait permises l'évolution technologique). Les économistes qui
ont présenté ce calcul au Quarante-septième congrès annuel de l'Asso-
ciation économique américaine (décembre 1961) ne nient pas que ces
changements ont pu aussi apporter des améliorations ni qu'ils aient
pu être « désirés »' par les consommateurs. « Cependant, les coûts ont
semblé si extraordinairement élevés, qu'il a semblé qu'il vaut la peine
de présenter l'addition et de se demander rétrospectivement s'ils
la «valent » (Fischer, Griliches and Kaysen in American Economic
Review, Mai 1962, p. 259).
61
nisation rationnelle exhibe, on le sait et on l'a dit depuis
longtemps mais personne ne l'a pris au sérieux sauf ces gens
non sérieux que sont les poètes et les romanciers, toutes les
caractéristiques d'un délire systématique. Remplacer, s'agis-
sant de l'ouvrier, de l'employé, ou même du « cadre », l'homme
par un ensemble de traits partiels choisis arbitrairement en
fonction d'un système arbitraire de fins et par référence à une
pseudo-conceptualisation également arbitraire, et le traiter
dans la pratique en conséquence, traduit une prévalence de
l'imaginaire, qui, quelle que soit son « efficacité » dans le
système, ne diffère en rien de celle des sociétés archaïques les
plus « étranges ». Traiter un homme en chose ou
en pur
système mécanique n'est pas moins, mais plus imaginaire que
de prétendre voir en lui un hibou, cela représente un autre
degré d'enfoncement dans l'imaginaire ; car non seulement la
parenté réelle de l'homme avec un hibou est incomparable-
ment plus grande qu'elle ne l'est avec une machine, mais aussi
aucune société primitive n'a jamais appliqué aussi radicale-
ment les conséquences de ses assimilations des hommes à autre
chose, que ne le fait l'industrie moderne de sa métaphore de
l'homme-automate. Les sociétés archaïques semblent toujours
conserver une certaine duplicité dans ces assimilations ; mais
la société moderne les prend, dans sa pratique, au pied de la
lettre de la façon la plus sauvage. Et il n'y a aucune diffé-
rence essentielle, quant au type d'opérations mentales et même
d'attitudes psychiques profondes, entre un ingénieur taylo-
rien ou un psychologue industriel d'un côté, qui isolent des
gestes, mesurent des coefficients, décomposent la personne
en «facteurs » inventés de toutes pièces et la recomposent en
un objet second ; et un fétichiste, qui jouit à la vue d'une
chaussure à talon haut ou demande à une femme de mimer
un lampadaire. Dans les deux cas ce qui est à l'oeuvre c'est
cette forme particulière de l'imaginaire qu'est l'identification
du sujet à l'objet. La différence, c'est que le fétichiste vit
dans un monde privé et son fantasme n'a pas d'effets au-delà
du partenaire qui veut bien s'y prêter ; mais le fétichisme
capitaliste du « geste efficace », ou de l'individu défini par
des tests, détermine la vie réelle du monde social (16).
On a rappelé plus haut l'esquisse que Marx déjà fournis-
sait du rôle de l'imaginaire dans l'économie capitaliste, en
parlant du « caractère fétiche de la marchandise ». Cette
esquisse devrait être complétée par une analyse de l'imagi-
(16) La réification, telle que l'analysait Lukács (Histoire et
conscience de classe, Paris 1960, spécialement pp. 110 à 141), est
évidemment une signification de l'imaginaire. Mais elle n'apparait
pas comme telle chez lui, parce que la res a une valeur philosophique
mystique, en tant précisément qu'elle est une catégorie « rationnelle »
pouvant entrer dans une « dialectique historique ».
62
naire dans la structure institutionnelle qui prend de plus en
plus, à côté et au-delà du « marché », le rôle central dans
la société moderne : l'organisation bureaucratique. L'univers
bureaucratique est peuplé d'imaginaire d'un bout à l'autre. On
n'y prête d'ordinaire pas attention —, ou seulement pour en
plaisanter, parce qu'on n'y voit que des excès, un abus de
la routine ou des « erreurs », bref des déterminations exclusi-
vement négatives. Mais il y a bel et bien un système de signi-
fications imaginaires « positives » qui articulent l'univers
bureaucratique, système que l'on peut reconstituer à partir
des fragments et des indices qu'offrent les instructions sur
l'organisation de la production et du travail, le modèle même
de cette organisation, les objectifs qu'elle se propose, le
comportement typique de la bureaucratie, etc. Ce système a
du reste évolué avec le temps. Des traits essentiels de la
bureaucratie d'autrefois, comme la référence ou « précédant »,
la volonté d'abolir le nouveau comme tel et d'uniformiser le
flux du temps, sont remplacés par l'anticipation systématique
de l'avenir ; le fantasme de l'organisation comme machine
bien huilée cède la place au fantasme de l'organisation comme
machine auto-réformatrice et auto-expansive. De même, la
vision de l'homme dans l'univers bureaucratique tend à
évoluer : il y a, dans les secteurs « avancés » de l'organisation
bureaucratique, passage de l'image de l'automate, de la
machine partielle, vers l'image de la « personnalité bien inté-
grée dans un groupe », parallèle au passage noté par les
„sociologues américains (notamment Riesman et Whyte) des
valeurs de « rendement » aux valeurs d' « ajustement ». La
pseudo-rationalité « analytique » et réifiante tend à céder la
place à une pseudo-rationalité « totalisante » et « socialisante >>
non moins imaginaire. Mais cette évolution, bien qu'elle soit
un indice très important des fissures et finalement de la crise
du système bureaucratique, n'en altère pas les significations
centrales. Les hommes, simples points nodaux dans le réseau
des messages, n’existent et ne valent qu'en fonction des statuts
et des positions qu'ils occupent sur l'échelle hiérarchique.
L'essentiel du monde, c'est sa réductibilité à un système de
règles formelles, y compris celles qui permettent d'en « cal-
culer » l'avenir. La réalité n'existe que pour autant qu'elle est
enregistrée, à la limite le vrai n'est rien et le document seul
est vrai. Et ici apparaît ce qui nous semble le trait spécifique,
et le plus profond, de l'imaginaire moderne, le plus lourd de
conséquences et de promesses aussi. Cet imaginaire n'a pas de
chair propre, il emprunte sa matière à autre chose, il est
investissement fantasmatique, valorisation et autonomisation
d'éléments qui en eux-mêmes ne relèvent pas de l'imaginaire :
le rationnel limité de l'entendement, et le symbolique. Le
monde bureaucratique autonomise la rationalité dans un de
ses moments partiels, celui de l'entendement, qui ne se soucie
63
que de la correction des connexions partielles et ignore les
questions des fondements, de la totalité, des fins, et du rap-
port de la raison avec l'homme et avec le monde (c'est pour-
quoi nous avons appelé sa « rationalité » une pseudo-rationa-
lité) ; et il vit, pour l'essentiel dans un univers de symboles
qui, la plupart du temps ni ne représentent le réel, ni ne sont
nécessaires pour le penser ou le manipuler, c'est celui qui
réalise à l'extrême l'autonomisation du pur symbolisme.
Cette autonomisation, le degré d'emprise qu'elle peut
exercer sur la réalité sociale au point d'en provoquer la dislo-
cation, comme le degré d'aliénation qu'elle fait subir à la
couche dominante elle-même, on a pu les voir sous leurs
formes extrêmes dans les économies bureaucratiques de l'Est,
surtout avant 1956, lorsque les économistes polonais ont dû,
pour décrire la situation de leur pays, inventer le terme
d' « économie de la Lune ». Pour rester en-deçà de ces limites
en temps normal, l'économie occidentale n'en présente pas
moins à cet égard les mêmes traits essentiels.
Cet exemple ne doit pas créer de malentendu sur ce que
nous entendons par imaginaire. Lorsque la bureaucratie
s'acharne à vouloir construire un métro souterrain dans une
ville - Budapest -- où c'est physiquement impossible ; ou
lorsque non seulement elle prétend devant la population que
le plan de production a été réalisé mais continue elle-même
d'agir, de décider et d'engager en pure perte des ressources
réelles comme s'il l'avait été, les deux sens du terme imagi-
naire, le plus courant et superficiel, et le plus profond, se
rejoignent, et nous n'y pouvons rien. Mais ce qui importe sur-
tout, c'est évidemment le second, que l'on peut voir à l'oeuvre
lorsqu'une économie moderne fonctionne efficacement et réel-
lement, d'après ses propres critères, lorsqu'elle n'est pas étouf-
fée
par
les excroissances au second degré de son propre
symbolisme. Car alors le caractère pseudo-rationnel de sa
« rationalité » apparaît clairement : tout est effectivement
subordonné à l'efficacité mais l'efficacité pour qui, en vue
de quoi, pour quoi faire ? La croissance économique se
réalise ; mais elle est croissance de quoi, pour qui, à quel
coût, pour arriver à quoi ? Un moment partiel de système
économique (même pas le moment quantitatif : une partie du
moment quantitatif concernant certains biens et services) est
érigé en moment souverain de l'économie ; et, représentée
par ce moment partiel, l'économie, elle-même moment de la
vie sociale, est érigée en instance souveraine de la société.
C'est précisément parce que l'imaginaire social moderne
n'a pas de chair propre, c'est parce qu'il emprunte sa subs-
tance au rationnel, à un moment du rationnel qu'il transforme
ainsi en pseudo-rationnel, qu'il contient une antinomie radi-
cale, qu'il est voué à la crise et à l'usure, et que la société
64
moderne contient la possibilité « objective » d'un dépasse-
ment de ce qui a été jusqu'ici le rôle de l'imaginaire dans
l'histoire. Mais avant d'aborder ce problème, il nous faut
considérer de plus près le rapport de l'imaginaire et du
rationnel.
IMAGINAIRE ET RATIONNEL.
Il est impossible de comprendre ce qu'a été, ce qu'est
l'histoire humaine, en dehors de la catégorie de l'imaginaire.
Rien d'autre ne permet de répondre à ces questions : qu'est-
ce qui pose la finalité, sans laquelle la fonctionalité des
institutions et des processus sociaux resterait indétermi-
née ? qu'est-ce qui, dans l'infinité des structures symbo-
liques possibles, spécifie un système symbolique, établit les
relations canoniques prévalentes, oriente dans une des innom-
brables directions possibles toutes les métaphores et les méto-
nymies abstraitement concevables ? Nous ne pouvons pas
comprendre une société en dehors d'un facteur unifiant, qui
fournisse un contenu signifié et le tisse aux structures symbo-
liques. Ce facteur n'est pas le simple « réel », chaque société
a constitué son réel (nous ne prendrons pas la peine de spéci-
fier que cette constitution n'est jamais totalement arbitraire).
Il n'est pas non plus le « rationnel », l'inspection la plus
sommaire de l'histoire suffit à le montrer, et s'il en était ainsi,
l'histoire n'aurait pas été vraiment histoire, mais accession
instantanée à un ordre rationnel, ou, au plus, pure progres-
sion dans la rationalité. Mais si l'histoire contient incontesta-
blement la progression dans la rationalité
nous y revien-
drons — elle ne peut pas y être réduite. Un sens y apparaît,
dès les origines, qui n'est pas un sens de réel (référé au perçu),
qui n'est pas non plus rationnel, ou positivement ir-rationnel,
qui n'est ni vrai ni faux et pourtant est de l'ordre de la
signification, et qui est la création imaginaire propre à
l'histoire, ce dans et par quoi l'histoire se constitue pour
commencer.
Nous n'avons donc pas à « expliquer » comment et pour-
quoi l'imaginaire, les significations sociales imaginaires et les
institutions qui les incarnent, s'autonomisent. Comment pour-
raient-elles ne pas s'autonomiser, puisqu'elles sont ce qui était
toujours là « au départ », ce qui, d'une certaine façon, est
toujours là « ou départ » ? A vrai dire, l'expression même,
«s'autonomiser » est visiblement inadéquate à cet égard ; nous
n'avons pas à faire à un élément qui, subordonné d'abord, « se
détache » et devient autonome dans un second temps (réel
ou logique), mais à l'élément qui constitue l'histoire comme
telle. S'il y a quelque chose qui fait problème, ce serait plu-
tôt l'émergeance du rationnel dans l'histoire et, surtout, sa
65
sa
en
« séparation », constitution moment relativement
autonome.
Cela constitue déjà un problème immense sur le plan de
la distinction des concepts. Comment peut-on distinguer les
significations imaginaires des significations rationnelles dans
l'histoire ? Nous avons défini le symbolique-rationnel comme
ce qui représente le réel ou bien est indispensable pour le
penser ou pour l'agir (17). Mais le représente pour qui ? Le
penser comment ? L'agir dans quel contexte ? De quel réel
s'agit-il ? Quelle est la définition du réel impliquée ici ? N'est-
il pas clair que nous courons le risque d'introduire subrepti-
cement une rationalité (la nôtre) pour lui faire tenir le rôle
de la rationalité ?
Lorsque, considérant une culture d'autrefois, nous quali-
fions tel élément de sa vision du monde ou cette vision elle-
même comme imaginaire, quel est le repère ? Lorsque nous
nous trouvons, non pas devant une « transformation » de la
terre en divinité, mais devant une identité originaire, pour
une culture donnée, de la Terre – Déesse mère, identité
inextricablement tissée, pour cette culture, avec sa manière
générale de voir, de penser, d'agir et de vivre le monde, n'est-
il pas impossible de qualifier cette identité, sans plus, d'ima-
ginaire ? Si le symbolique-rationnel est ce qui représente le
réel ou ce qui est indispensable pour le penser ou pour l'agir,
n'est-il
pas
évident que ce rôle est tenu aussi, dans toutes les
sociétés, par des significations imaginaires ? Le « réel », pour
chaque société ne comprend-il pas, inséparablement, cette
composante imaginaire, aussi bien pour ce qui est de la nature
que, surtout, pour ce qui est du monde humain ? Le « réel >>
de la nature ne peut être saisi en dehors d'un cadre catégo-
rial, de principes d'organisation du donné sensible, et ceux-ci
ne sont jamais — même pas dans notre société — simplement
équivalents, sans excès ni défaut, au tableau des catégories
dressé par les logiciens (et du reste éternellement remanié).
Quant au « réel » du monde humain, ce n'est pas seulement
en tant qu'objet possible de connaissance, c'est de façon imma-
nente, dans son être en soi et pour soi, qu'il est catégorisé
par la structuration sociale et l'imaginaire que celle-ci signi-
fie ; relations entre individus et groupes, comportement, moti-
vations, ne sont pas seulement incompréhensibles pour nous,
elles sont impossibles en elles-mêmes en dehors de cet imagi-
naire. Un « primitif » qui voudrait agir en ignorant les dis-
tinctions claniques, un hindou d'autrefois qui déciderait de
négliger l'existence des castes, serait très probablement fou
ou le deviendrait rapidement.
Il faut donc se garder, en parlant d'imaginaire, d'y faire
(17) V. le No 39 de cette revue, p. 56.
66
glisser une imputation, à la société considérée, d'une capa-
cité rationnelle absolue, qui, présente dès le départ, aurait
été repoussée ou recouverte par l'imaginaire. Lorsqu'un indi-
vidu, grandissant dans notre culture, butant sur une réalité
structurée d'une façon précise, baignant dans un contrôle
social perpétuel, « décide » ou « choisit » de voir dans chaque
personne qu'il rencontre un agresseur potentiel et développe
un délire de persécution, nous pouvons qualifier sa perception
des autres comme imaginaire non seulement « objectivement »
ou socialement -- par référence aux repères établis , mais
subjectivement, au sens qu'il « aurait pu » se forger une vue
correcte du monde ; la prévalence de la fonction imaginaire
dans son développement demande une explication à part, en
tant que d'autres développements étaient possibles et ont été
réalisés par la grande majorité des hommes. D'une certaine
façon, nous im putons à nos fous leur folie, non seulement au
sens que c'est la le
mais qu'ils auraient pu ne pas la pro-
duire. Mais qui peut dire des Grecs qu'ils savaient très bien,
ou qu'ils auraient pu savoir, que les dieux n'existent pas, et
que leur univers mythique est une « déviation » relativement
à une vue sobre du monde, déviation qui demande à être
expliquée comme telle ? Cette vue sobre, ou prétendue telle,
c'est tout simplement la nôtre.
Ces remarques ne sont évidemment pas inspirées par une
attitude agnostique ou relativiste. Nous savons que les dieux
n'existent pas, que des hommes ne peuvent pas « être » des
corbeaux, et nous ne pouvons pas l'oublier exprès lorsque nous
examinons une société d'autrefois ou d'ailleurs. Mais nous
rencontrons ici, à un niveau plus profond et plus difficile. le
même paradoxe, la même antinomie de l'application rétro-
active des catégories, de « projection en arrière » de notre
façon de saisir le monde, que nous avons relevé plus haut (18)
à propos du marxisme, antinomie dont nous avions déjà dit
qu'elle est constitutive de la connaissance historique. Nous
avions alors constaté que l'on ne peut pas, pour la plupart
des sociétés pré-capitalistes, maintenir le schéma marxiste
d'une « détermination » de la vie sociale et de ses diverses
sphères, du pouvoir par exemple, par l'économie, parce que
ce schéma présuppose une autonomisation de ces sphères qui
n'existe pleinement que dans la société capitaliste, dans un
(as aussi proche de nous dans l'espace et dans le temps que la
Hociété féodale par exemple (et les sociétés bureaucratiques
pronentes des pays de l'Est), relations de pouvoir et relations
économiques sont structurées de telle sorte que l'idée de
* vmiermination » des unes par les autres est privée de sens.
(18) V. le No 36 (p. 20 et suiv.) et 37 (p. 23 et suiv.) de cette
I'vile.
67
D'une façon beaucoup plus profonde, la tentative de distin-
guer nettement afin d'en articuler le rapport, le fonctionnel,
l'imaginaire, le symbolique et le rationnel dans des sociétés
autres que l'Occident des deux derniers siècles (et quelques
moments de l'histoire de Grèce et de Rome) se heurte à l'im-
possibilité de donner à cette distinction un contenu rigoureux,
et qui soit vraiment significatif pour les sociétés considérées,
qui ait réellement prise sur elles. Si les puissances divines,
si les classifications « totémiques » sont, pour une société
antique ou archaïque, des principes catégoriaux d'organisation
du monde naturel et social, comme elles le sont incontesta-
blement, que veut dire, du point de vue opératoire (c'est-à-
dire pour la compréhension et l' « explication » de ces socié-
tés), l'idée que ces principes relèvent de l'imaginaire en tant
qu'il s'oppose au rationnel ? C'est cet imaginaire qui fait que
le monde des Grecs ou des Aranda n'est pas un chaos, mais
une pluralité ordonnée, que l'un y organise le divers sans
l'écraser, qui fait émerger la valeur et la non-valeur, qui trace
pour ces sociétés la démarcation entre le « vrai » et le « faux »,
le permis et l'interdit – sans quoi elles ne pourraient exister
une seconde (19). Cet imaginaire ne joue pas seulement la
fonction du rationnel, il en est déjà une forme, il le contient
dans un indistinction première et infiniment féconde et on
peut y discerner les éléments que présuppose notre propre
rationalité (20).
Il serait donc, à cet égard, non pas incorrect, mais à
proprement parler privé de sens de vouloir saisir toute l'his-
toire précédente de l'humanité en fonction du couple de caté-
gories imaginaire - rationnel qui n'a véritablement son plein
sens que pour nous. Et pourtant
c'est là le paradoxe
nous ne pouvons pas nous dispenser de le faire. Pas plus que
nous ne pouvons lorsque nous parlons du domaine féodal,
affecter d'oublier le terme « économie » ni nous dispenser de
catégoriser comme économiques des phénomènes qui ne
l'étaient pas pour les hommes de l'époque, nous ne pouvons
(19) A ce point de vue, il y a donc une sorte de « fonctionalité »
de l'imaginaire effectif en tant qu'il est « condition d'existence » de
la société. Mais il est condition d'existence de la société comme
société humaine, et cette existence comme telle ne répond à aucune
fonctionalité, elle n'est fin de rien et n'a pas de fin.
(20) C'est cela qui nous paraît être, et malgré ses intentions,
l'essentiel de l'apport de Claude Lévi Strauss, en particulier dans
La pensée sauvage, beaucoup plus que la parenté entre pensée « ar:
chaïque » et bricolage, ou l'identification entre « pensée sauvage » et
rationalité tout court. Quant au problème énorme, au niveau philo-
sophique le plus radical, du rapport entre imaginaire et rationnel,
de la question de savoir si le rationnel n'est qu'un moment de l'ima-
ginaire ou bien s'il exprime la rencontre de l'homme avec un ordre
transcendant ou transcendantal, nous ne pouvons ici que le laisser
ouvert, doutant du reste que nous pourrons jamais faire autrement.
68
faire semblant d'ignorer la distinction du rationnel et de
l'imaginaire en parlant d'une société pour laquelle elle n'a
pas de sens ou pas le même contenu que pour nous (21). Cette
antinomie, notre considération de l'histoire doit nécessaire-
ment l'assumer. L'historien ou l'ethnologue doit obligatoire-
ment essayer de comprendre l'univers des babyloniens ou des
bororos, naturel et social, tel qu'il était vécu par eux, et, en
tentant de l'expliquer, se garder d'y introduire des détermi-
nations qui n'existent pas pour .cette culture (consciemment ou
insconsciemment). Mais il ne peut pas en rester là. L'ethnolo-
gue qui a tellement bien assimilé la vue du monde des boro-
ros qu'il ne peut plus le voir qu'à leur façon, n'est plus un
ethnologue, c'est un bororo — et les bororos ne sont pas des
ethnologues. Sa raison d'être n'est pas de s'assimiler aux boro-
ros, mais d'expliquer aux parisiens, aux londoniens, aux new-
yorkais de 1965 cette autre humanité que représentent les
bororos. Et cela, il ne peut le faire que dans le langage, au
sens le plus profond du terme, dans le système catégorial des
parisiens, londoniens, etc. Or, ces langages ne sont pas des
« codes équivalents »> — précisément parce que dans leur struc-
turation, les significations imaginaires jouent (et en tout cas
ont joué) un rôle central (22).
C'est pourquoi le projet occidental de constitution d'une
histoire totale, de compréhension et d'explication exhaustive
(21) Cela n'est pas affecté par le fait que toute société distingue
nécessairement entre ce qui est pour elle réel-rationnel et ce qui est
pour elle imaginaire.
(22) Comme diraient les linguistes, ces langages n'ont pas qu'une
fonction cognitive ; et seuls les contenus cognitifs sont intégralement
traduisibles. Cf. Roman Jacobson, Essais de linguistique générale,
ib., pp. 78 à 86. La dialectique totale de l'histoire, impliquant la
possibilité d'une traduction exhaustive en droit de toutes les cultures
dans le langage de la culture « supérieure » implique une telle réduc-
tion de l'histoire au cognitif. De ce point de vue, le parallèle avec la
poésie est absolument rigoureux, le texte de l'histoire est une mixture
indissociable d'éléments cognitifs et poétiques. La tendance structu-
raliste extrême dit à peu près : Je ne peux pas vous traduire Hamlet
en français, ou très pauvrement, mais ce qui est beaucoup plus inté-
ressant que le texte de Hamlet, c'est la grammaire de la langue où
il est écrit, et le fait que cette grammaire est un cas particulier
d'une grammaire universelle. On peut répondre, Non merci, la poésie
nous intéresse en tant qu'elle contient quelque chose de plus que la
Krammaire. On peut aussi demander : Et pourquoi donc la grammaire
anglaise n'est-elle pas directement cette grammaire universelle ?
Pourquoi y a-t-il plusieurs grammaires ? Evidemment, les éléments
poétiques eux-mêmes, bien que non rigoureusement traduisibles, ne
Nont pris inaccessibles. Mais cet accès est re-création : « ... la poésie,
par définition, est intraduisible. Seule est possible la transposition
cróntrice » (Jacobson, 1.c., p. 86). Il y a, même au delà du contenu
Mogollll, lecture et compréhension approchée à travers les diverses
phanesh historiques. Mais cette lecture doit assumer le fait qu'elle est
Toollll'e par quelqu'un.
69 -
au
des sociétés d'autrefois et d'ailleurs contient nécessairement à
sa racine l'échec, s'il est pris comme projet spéculatif. La
façon occidentale de concevoir l'histoire s'appuie sur l'idée
que ce qui était sens pour soi, sens pour les Assyriens de leur
société, peut devenir, sans résidu et sans défaut, sens pour
nous. Mais cela est de toute évidence impossible, et frappe
du même coup d'impossibilité le projet spéculatif d'une
histoire totale. L'histoire est toujours histoire pour nous ---
ce qui ne veut pas dire que nous avons le droit de l'estropier
comme il nous chante, ni de la soumettre naïvement à nos
projections, puisque précisément ce qui nous intéresse dans
ſ'histoire c'est notre altérité authentique, les autres possibles
de l'homme dans leur singularité absolue. Mais en tant
qu'absolue, cette singularité s'abolit nécessairement
moment où nous essayons de la saisir, de même qu'en micro-
physique au moment où l'on fixe la particule dans sa position,
elle « disparaît » comme quantité d'énergie définie.
Pourtant, ce qui apparaît comme une antinomie insur-
montable à la raison spéculative change de sens lorsque on
réintègre la considération de l'histoire dans notre projet
d'élucidation théorique du monde – et en particulier du
monde humain, lorsqu'on y voit une partie de notre tenta-
tive d'interpéter le monde pour le transformer
non pas
en subordonnant la vérité aux exigences de la ligne du parti,
mais en établissant explicitement l'unité articulée entre éluci-
dation et activité, entre théorie et pratique, pour donner sa
pleine réalité à notre vie en tant que faire autonome, à savoir
activité créatrice lucide. Car alors, le point ultime de jonction
de ces deux projets — comprendre et transformer — ne peut
se trouver chaque fois que dans le présent vivant de l'histoire
qui ne serait pas présent historique s'il ne se dépassait pas
vers un avenir qui est à faire par nous. Et que nous ne puis-
sions pas comprendre l'autrefois et l'ailleurs de l'humanité
qu'en fonction de nos propres catégories — ce qui en retour
revient dans ces catégories, les relativise, et nous aide à
dépasser l'asservissement à nos propres formes d'imaginaire
et même de rationalité - ne traduit pas simplement les condi-
tions de toute connaissance historique et son enracinement,
mais le fait que toute élucidation que nous entreprenons
est finalement intéressée, elle est pour nous au sens fort, car
nous ne sommes là pour dire ce qui est, mais pour faire être
ce qui n'est pas (à quoi le dire de ce qui est appartient comme
moment).
Notre projet d'élucidation des formes passées de l'exis-
tence de l'humanité n'acquiert son sens plein que comme
moment du projet d'élucidation de notre existence, à son tour
inséparable de notre faire actuel. Nous sommes déjà, et quoi-
que nous fassions, engagés dans une transformation de cette
70
existence quant à laquelle le seul choix que nous ayons est
entre subir et faire, entre confusion et lucidité. Que cela nous
entraîne inéluctablement à réinterpréter et à ré-créer le passé,
certains peuvent le déplorer et y dénoncer un « cannibalisme
spirituel, pire que l'autre ». Eux, pas plus que nous, n'y pou-
vons rien, pas plus que nous ne pouvons empêcher que notre
nourriture contienne, en proportion constamment croissante,
les éléments qui composaient le corps de nos ancêtres depuis
trente mille générations.
Paul CARDAN.
(La fin de ce texte sera publiée dans le prochain numéro
de Socialisme et Barbarie).
- 71 -
DOCUMENTS
DEUX FRONTS DE LA MEME GUERRE
LE MOUVEMENT POUR LA LIBERTE D'EXPRESSION
ET LES DROITS CIVIQUES, AUX ETATS-UNIS
L'article qui suit est une tentative de replacer le F. S. M. dans
son contexte politique et social. L'auteur en est Jack Weinberg,
ancien assistant de mathématiques à l'Université de Californie,
actuellement président de la section locale du C. 0. R. E. (Congrès
pour l'égalité raciale : une des organisation les plus radicales dans
la lutte contre la ségrégation, N. D. T.) et membre du comité direc-
teur du F. S. M.
C'est son arrestation qui fut à l'origine des incidents survenus à
Berkeley (voir S. ou B., n° 38, p. 67-78).
Ceux qui considèrent le F. S. M. comme une simple extension
du mouvement pour les droits civiques, comme une lutte pour per-
mettre aux groupes étudiants pour les droits civiques de continuer
à avoir une base d'opérations à l'intérieur du campus ont une
compréhension très partielle du F. S. M. Dans cet article, nous envi-
sagerons le mouvement étudiant pour les droits et sa relation avec
le F. S. M., ainsi que les implications des deux mouvements pour la
société américaine.
1.
LE F. S. M. ET LE MOUVEMENT POUR LES DROITS.
Dans les dernières années, il s'est produit un changement quan-
titatif et qualitatif dans l'activité politique des étudiants de Berkeley.
Jusqu'en 1963, seul un petit' groupe d'étudiants était engagé dans la
lutte pour les droits. L'activité politique des étudiants n'avait jusque-
là à peu près aucun effet sur la collectivité en général. Des organi-
sations, comme les groupes pour la paix, formulaient des revendi-
cations si importantes qu'elles étaient innaccessibles. Les groupes
pour les droits civiques, au contraire, avaient des objectifs accessi-
bles, mais sans importance : un travail ou un logement pour un parti-
culier noir, victime de la ségrégation. L'activité politique des
étudiants ne constituait absolument pas une menace, ni même une
gêne quelconque pour les intérêts en place. Au début de 1963, un
précédent s'établit : les organisations pour les droits civiques com-
mencèrent à demander aux gros employeurs d'intégrer leur force de
travail de manière qu'il ne soit pas seulement symbolique.
A l'autonmne 1963, un deuxième précédent s'établit. A partir des
manifestations au Drive-in de Mel, un grand nombre d'étudiants,
s'engagèrent dans le mouvement et à mesure qu'ils le rejoignaient,
le mouvement adoptait des tactiques plus militantes. Abordant des
* « Free Speech Movement » que nous désignerons par les initia-
les F. S. M. - N. D. T.
72
questions plus signifiantes et avec plus d'armes à sa disposition, le
mouvement pour les droits civiques devint une menace, ou au moins
une gêne réelle pour les intérêts en place. Le mouvement n'était pas
seulement « une bande de mauvais garçons » forçant les employeurs à
changer de politique, mais il commençait à remettre en cause des
équilibres politiques plutôt précaires. Les autorités civiles et les
intérêts en place essayèrent de contenir le mouvement par des procès
répétés, des reportages partiaux, des intimidations, etc.. Mais ces
tentatives stèrent sans succès, le mouvement grandit, devint plus
complexe, et se mit à explorer d'autres terrains d'attaque contre la
structure du pouvoir.
Pendant tout l'été 1964, la section du C. O. R. E. de Berkeley
maintint un niveau d'agitation efficace. Le comité ad hoc pour en
finir avec la discrimination commença à réaliser un projet contre
l'Oakland Tribune (journal raciste de San Francisco). Ceux qui
voulaient contenir le mouvement pour les droits civiques n'ayant
trouvé aucun répondant dans la collectivité commencèrent à faire
pression sur l'université. Comme une grande majorité des partici-
pants au mouvement était constituée d'étudiants, ils soutinrent que
l'université était responsable. Après avoir résisté aux pressions,
l'université finit par céder et elle promulgua des règlements restric-
tifs pour mieux saper la base étudiante du mouvement pour les droits
civiques. La réaction était prévisible : protestation immédiate pour
exiger l'annulation des règlements. Le mouvement pour les droits
civiques, étant à l'origine des pressions exercées sur l'université,
pressions qui amenèrent la suppression de la liberté d'expression
politique, et comme leurs intérêts étaient les plus menacés les mili-
tants pour les droits prirent la tête des protestations, d'où beaucoup
de gens conclurent que le F. S. M. était une extension du mouve-
ment pour les droits civiques.
2.
LE F. S. M. EN TANT QUE PROTESTATION UNIVERSITAIRE.
Mais, si nous considérons le F. S. M. comme une extension du
mouvement pour les droits, nous ne pouvons pas expliquer le soutien
écrasant qu'il a reçu des étudiants dont beaucoup étaient jusque-là
indifférents ou hostiles. Les militants pour les droits civiques, ceux
dont les intérêts sont vraiment en jeu, forment une toute petite
partie des supporters les plus ardents du F. S. M.
La grande majorité des supporters du F. S. M. n'avait jusque-là
aucune envie de participer à des réunions, de distribuer des tracts
ou de plaider publiquement en faveur de quoi que ce soit. Le
mouvement pour la liberté d'expression était devenu un exécutoire
pour les sentiments d'hostilité et d'aliénation que beaucoup d'étu-
diants éprouvent à l'intérieur de l'université.
Au début du mouvement, un étudiant diplômé qui travaillait
toute la nuit pour le F. S. M. déclara : « je me fous complètement
de la liberté d'expression, j'en ai simplement mare d'avoir le bec
cloué. Même si on n'y gagne rien d'autre, ils auront à nous respecter
après cela ». Evidemment, il exagérait : la liberté d'expression était
la question essentielle et pratiquement tous les défenseurs du F. S. M.
s'identifiaient aux revendications du F. S. M. Les racines du mouve-
ment sont cependant beaucoup plus profondes. Si le thème de la
liberté d'expression a été si promptement accepté, c'est qu'elle a
permis aux étudiants d'exprimer leur mécontentement de la vie
universitaire et de la plupart des institutions de l'université.
Ce phénomène n'est pas tout à fait nouveau, bien que le F. S. M.
en soit un exemple extrême. Certaines grèves sauvages ressemblent
beaucoup au F. S. M. Prenons pour exemple une usine où les ouvriers
sont mécontents de leur situation, que le salaire soit ou non bas.
L'hostilité règne entre la direction et les ouvriers, hostilité motivée
73
par un certain nombre de pratiques et d'institutions, mais dont
aucune n'est suffisante pour entraîner un mouvement. L'un des
griefs les plus importants est l'attitude de la direction face aux
ouvriers. Le syndicat s'est montré incapable de soulever le problème.
Rien ne se passe jusqu'au jour où pour une broutille quelconque
un ouvrier est réprimandé. Ses copains de travail se déclarent soli-
daires et une grève sauvage se déclenche, abordant la véritable
question.
Le F. S. M. a été créé par les mêmes forces que les grèves sau-
vages. L'aliénation et l'hostilité existent à l'état permanent, mais
ne s'incarnent pas dans les revendications plus spécifiques. Il y a
un sentiment général d'impuissance. Personne ne sait comment s'or-
ganiser, ce qu'il faut attaquer en premier, comment attaquer. Nul
ne sent la nécessité où la justification d'une lutte ; et puis tout d'un
coup, la question est soulevée, tout le monde s'y reconnaît, tout le
monde s'y accroche.
Un sentiment de solidarité prend vie chez les étudiants comme
chez les travailleurs.
Les étudiants de Berkeley se sont unis. Deux thèmes centraux
se sont dégagés depuis le début du mouvement : la condamnation du
rôle de l'université : comme « usine de savoir » et la revendication
que la voix des étudiants soit entendue. Si ces thèmes ont été si bien
acceptés, c'est que les étudiants avaient le sentiment que l'univer-
sité les avait plongés dans l'anonymat, qu'ils n'étaient pas responsa-
bles de leurs études et de leur avenir et que l'université ne donnait
aucune réponse à leurs besoins personnels. Ces étudiants protestent
contre le manque de contact humain, l'absence de dialogue qui règne
à l'université. Beaucoup pensent que la plupart de leurs cours est
inutile, que la plupart de leurs tâches ne sont qu'une série de tra-
vaux ennuyeux avec peu ou pas de valeur éducative. Bien souvent,
dans sa carrière étudiante, l'étudiant se demande «A quoi ça sert
tout çà ! » Dans un éclair de lucidité, il entrevoit tout le processus
éducatif comme de vastes fourches caudines de l'intelligence. Les
études de licence lui apparaissent comme une course d'endurance
rituelle, une série d'épreuves. qui lui permettent, s'il y réussit, d'en-
trer dans le troisième cycle (Graduate School). Et à ceux qui ont
passé toutes les épreuves du rite avec succès, on met sur la tête une
couronne de laurier avec le titre de Docteur (Ph. D.). Et pour ceux
qui n'aboutissent pas jusqu'au doctorat, plus on va loin, meilleur
sera ensuite le poste occupé. L'éducation apparaît ainsi comme une
espèce de sélection botanique régie par la loi de l'offre et de la
demande. Plus on est complice du jeu plus on est récompensé.
Bien sûr, il y a d'excellents cours à Berkeley. Bien qu'il soit
presque impossible d'y acquérir une culture générale, l'étudiant peu
y acquérir dans un domaine limité de quoi faire une bonne carrière
académique. Et surtout, des études à Berkeley sont un signe que
l'étudiant sera assez maléable pour s'adapter à une place dans
l'industrie.
Vu de l'université, le F. S. M. est une révolution. La revendication
essentielle des étudiants est une demande d'être entendu, d’être pris
en compte quand des décisions sont prises concernant leur vie à
l'université. Quand on regarde l'histoire du F. S. N. on s'aperçoit
que chaque vague du mouvement correspond à une décision de l'ad-
ministration qui négligeait de considérer les étudiants comme des
êtres humains, qui manifestait ouvertement que la masse étudiante
était un objet à manipuler. Il semble malheureusement que dans les
rares moments où ils ne sont pas considérés comme des choses, les
étudiants soient traités en enfants.
74
3.
LES IMPLICATIONS POUR LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE.
annexes
nos
Il est inexact de considérer le F. S. M. comme un mouvement
purement universitaire. Quand ils entrent en activité politique, on
peut être sûr que les étudiants se posent les problèmes les plus
importants de leur société. Si les étudiants sont si actifs dans le
mouvement pour les droits civiques, c'est qu'ils ont trouvé là un
front sur lequel ils peuvent s'attaquer aux problèmes sociaux essen-
tiels. Le F. S. M. doit être considéré à la même lumière.
L'université de Californie est un microcosme où tous les pro-
blèmes de notre société se réflètent. Les pressions pour abolir la
liberté d'expression à l'intérieur de l'université vinrent de l'exté-
rieur ; la plupart des défauts de l'université reflètent le mal profond
de la société américaine.
C'est ainsi que l'allocation de fonds aux divers départements
est proportionnelle au degré d'intérêt que l'industrie accorde à ces
divers départements. L'un des maux les plus grands de cette nation
est le refus absolu par presque tous ses membres de critiquer le
pouvoir établi. Au moment où les ressources de notre société sont.
utilisées dans un effort total pour gagner la guerre froide, où toutes
institutions deviennent des
du complexe militaro-
industriel où les dirigeants de l'industrie contrôlent de plus en
plus la vie des américains, il ne faut pas s'attendre à ce que l'uni-
versité reste pure. Celle-ci, en théorie un centre de critique et d'ana-
lyse, refuse d'examiner cette situation. A travers toute la société,
l'individu a perdu de plus en plus le contrôle de son environnement.
Quand il vote, il a à choisir, entre deux candidats qui sont d'accord
sur toutes les questions essentielles. Dans son travail, il est devenu
un rouage dans une machine, une partie d'un plan dans l'élaboration
duquel il n'a pas été consulté et sur lequel il ne peut exercer aucune
influence. Il lui est de plus en plus difficile de trouver un sens dans
son travail ou dans sa vie. Il devient cynique. La bureaucratisation
de l'université n'est qu'un reflet de la bureaucratisation de la vie
américaine.
N’étant pas considérés comme adutes, les étudiants sont plus ou
moins en dehors de la société, et en nombre croissant, ils ne désirent
pas y entrer. A partir de leur position sociale périphérique, ils sont
mesure de maintenir des valeurs humaines, valeurs dont ils
savent qu'elles seront détruites quand ils entreront dans le monde
pratique, le monde de la compromission, le monde « adulte ».
C'est donc leur statut marginal qui a permis aux étudiants de
devenir actifs dans le mouvement pour les droits et de créer le
F. S. M. Dans leur idéalisme, les étudiants sont confrontés avec un
monde qui est un échec total, un monde que les générations précé-
dentes ont fermé à des perspectives humaines. Ils commencent par
être libéraux, parlent de la société, la critiquent, vont à des confé-
rences, donnent de l'argent. Et puis, année après année, ils décou-
vrent qu'ils ne peuvent s'arrêter là. Même s'ils ne savent pas com-
ment sauver le monde, ils décident de se faire entendre. Ils devien-
nent activistes. C'est ainsi qu'apparaît une nouvelle génération, une
génération de révolutionnaires.
en
75
1
LE MONDE EN QUESTION
LA GUERRE DU VIETNAM
justement, Hanoï et Pékin affec-
tent de ne plus souhaiter. Si bien
que c'est à Washington que les
bombardements du Vietnam sem-
blent avoir fait apparaître le
« signe d'un changement d'atti-
tude ».
se-
LES OBJECTIFS
DE L'« ESCALADE >
comme
sur
en
La phase actuelle de la guerre
du Vietnam, caractérisée par les
bombardements incessants du
Nord-Vietnam paraît en tout ins-
tant faire courir au monde le
risque du cataclysme nucléaire
généralisé. Pourtant cette situa-
tion dure depuis plusieurs
maines et malgré le caractère
apparemment aigu de la crise,
rien de décisif ne se produit. Au
contraire chacun des protago-
nistes paraît éviter soigneusement
de rien faire qui soit décisif.
C'est que la situation où ils se
sont placés est pour eux profon-
dément obscure et qu'ils se trou-
vent dans l'impossibilité de sa-
voir en quel sens une nouvelle
initiative serait décisive. Malgré
l'arsenal rationnel et
même
« scientifique » lequel les
dirigeants affectent de fonder
leurs décisions, le déroulement
d'une crise comme celle du Viet-
nam révèle leur incapacité de ra-
tionaliser celles-ci. Ou plutôt on
s'aperçoit qu'ils réussissent jus-
qu'à un certain point à se guider
une rationalité partielle,
par exemple, étroitement mili-
taire mais que lorsque l'am-
pleur des enjeux les oblige à
chercher une rationalité globale,
celle-ci leur échappe.
Le côté absurde de la politique
américaine éclate plus que ja-
mais en cette fin d'avril : les
bombardements du Nord-Vietnam
sont destinés à contraindre les
communistes à
leur
agression contre le Sud » et à
négocier sans conditions. Mais,
répète mécaniquement Dean Rusk,
« aucun signe n'est encore apparu
qui permette de penser que Ha-
noï ait changé d'attitude ». Or
au même moment les Américains
acceptent de participer à
conférence sur le Cambodge dont
on sait qu'elle serait principale-
ment le moyen de négocier sur le
Vietnam par la bande et
que
sur
Comment les Américains en
sont-ils arrivés là ? Il est trop
simple de présenter,
le
fait une grande partie de la
presse française se targuant comi-
quement de l'expérience de deux
guerres coloniales perdues, la
décision américaine de porter la
guerre au nord comme une fuite
en avant vouée à hâter encore
l'inéluctable défaite occidentale.
Même s'il y a tout à parier qu'au
terme de la crise vietnamienne
la position américaine en Asie
du Sud-Est sera nettement
recul par rapport à ce qu'elle
était avant, il faut croire les
Américains lorsqu'ils disent qu'ils
ne peuvent pas être vaincus dans
cette guerre. Il faut les croire
tout simplement parce qu'ils sont
les plus forts à la surface du
globe. Ils ne peuvent pas subir
de Dien-Bien-Phu militaire étant
donné l'armement atomique
même simplement tactique
dont ils disposent. Quand à un
« Dien-Bien-Phu diplomatique »,
il est hautement improbable parce
que l'enjeu est trop gros pour les
Américains : l'hégémonie sur le
sud-est asiatique et même, sur le
reste du monde « occidental » ;
tandis que l'enjeu est relative-
ment réduit pour les communistes
qui ont certes autant à gagner
que les Américains ont à perdre
mais qui eux ne peuvent pas per-
dre grand'chose, en tout cas pas
autant.
Mais il est
moins vrai
que les Américains ne peuvent
pas battre le Vietcong en tant que
« cesser
une
non
76
menace
tel, c'est-à-dire en tant que mou-
vement intérieur au Sud-Vietnam,
exprimant la lutte d'une large
part des masses vietnamiennes
contre le régime d'exploitation et
d'oppression représenté par la
clique de Saïgon. Cependant, pour
les Américains, ce n'est pas la
question du régime intérieur du
Sud-Vietnam qui est vraiment in-
téressante, c'est le statut interna-
tional de ce pays, son régime
intérieur n'étant guère pour eux
qu’une garantie de dépendance
sur le plan international. Après
tout, en termes purement écono-
miques, les Américains ont moins
à perdre que la France à l'établis-
sement d'un régime révolution-
naire à Saïgon (Cf. les chiffres
récemment publiés sur les inté-
rêts étrangers au Sud-Vietnam).
Or le Vietcong n'est pas seule-
ment l'organisation révolution-
naire des masses sud-vietnamien-
nes, il est aussi l'instrument uti-
lisé par les pays communistes
pour gagner du terrain en Asie
du sud-est. C'est cet aspect-là
uniquement que les Américains
ont choisi de voir dans le Viet-
cong puisqu'aussi bien c'est seu-
lement le problème international
qui les intéresse dans la crise
vietnamienne. Assimilant donc
complètement le Vietcong à Ha-
noï, à Pékin et, moins explicite-
ment, à Moscou, ils ont commencé
prudemment et méthodiquement
l'« escalade » vers le nord : après
les raids tests de l'été 64, ce
furent les bombardements de
« représailles » puis l'attaque sys-
tématique des voies de commu-
nication et d'objectifs militaires
« limités », intensifiée récemment
jusqu'à la « non-stop » offensive.
Ce faisant, donc, les Américains
semblent avoir eu comme objec-
tif central de poser devant les
pays communistes le problème
sur leur propre terrain, celui du
rapport de forces entre les blocs,
et sur ce terrain ils ont pu pro-
poser des négociations, excluant
évidemment le Vietcong, puisqu'il
« n'existe pas ». En somme ils
ont montré qu'ils refusaient d'en-
trer dans le jeu des communistes
qui utilisent à fond l'équivoque
du Vietcong, à la fois mouve-
ment communiste ou communi-
sant mais intérieur au Sud-Viet-
nam.
Définie en ces termes, l'initia-
tive américaine de porter la
guerre au nord était donc logique
et la critiquer en se fondant sur
les précédents du Vietminh et du
F.L.N. pour dire que ce type de
guerre ne peut se terminer que
par une négociation « avec ceux
qui se battent » c'est oublier que
le Vietminh avait remporté Dien-
Bien-Phu, ce qui est hors de
question pour le Vietcong, et que
le F.L.N. n'entretenait avec aucun
pays arabe ou autre des relations
du type de celles qu'entretient le
Vietcong avec Hanoï et Pékin,
même si le Vietcong n'est pas la
pure et simple émanation des
capitales communistes.
Mais il semble que les Etats-
Unis aient attendu de cette cla-
rification du problème à coups
de bombes, et de la
qu'elle impliquait d'une clarifi-
cation encore plus énergique, une
évolution rapide de la situation :
ou bien Hanoï, lâché par Moscou
et Pékin, aurait cédé en faisant
pression sur le Vietcong pour
qu'il arrête la guérilla et en ac-
ceptant de négocier ; bien
Hanoï aurait contre-attaqué par
exemple en bombardant à son
tour les bases américaines du
sud ou en envoyant des unités
importantes au sud du 17° paral-
lèle et même peut-être Pékin
aurait-il suivi et dans
ç'aurait été la riposte foudroyante
contre la R.D.V.N. et surtout
contre la Chine dont le potentiel
économico-militaire aurait
été
anéanti pour un
bon moment,
selon le veu des stratèges amé-
ricains.
Quant à l'hypothèse d'une in-
tervention soviétique décisive en
faveur de Hanoï, il semble qu'elle
ait été tenue à Washington pour
hautement improbable étant don-
né le différend sino-soviétique et
la passivité de Moscou lors des
raids de l'été 64. Mais de toutes
façons même si l'U.R.S.S. avait
mis ses forces dans la balance,
le principal objectif de Washing-
ton était atteint : le Vietnam
prenait place dans une épreuve dé
ou
ce
cas
- 77
une
force à l'échelle mondiale et une
négociation sur ce terrain pouvait
s'engager dans laquelle les Etats-
Unis, étaient à même de faire
sentir le poids de leur supériorité
militaire.
Or jusqu'à présent aucune de
ces hypothèses ne s'est réalisée :
Hanoï n'a pas cédé et le Viet-
cong poursuit son activité ; Ha-
noï ni Pékin n'ont donné de pré-
texte à une riposte foudroyante
et Moscou est resté réservé mais
inquiétant.
LA REPONSE COMMUNISTE
L’U.R.S.S., en effet, a envoyé
sans grande hâte, apparem-
ment des fusées anti-aériennes
en R.D.V.N. et a proposé l'envoi
de « volontaires » au cas où l'es-
calade poursuivrait et où
Hanoï en ferait la demande. Elle
appuie le programme en quatre
points du premier ministre nord-
vietnamien qui consiste à faire
'« régler le problème du Vietnam
par les Vietnamiens eux-mêmes »,
c'est-à-dire par le Vietcong, et
comme Hanoï, elle déclare qu'une
négociation ne peut s'engager que
si au préalable, les Américains
cessent leurs bombardements.
Elle vient cependant, semble-t-il,
d'accepter de participer à la
conférence sur le Cambodge.
Cet engagement extrêmement
mesuré paraît répondre à trois
préoccupations. La première, et
probablement la plus importante,
est d'éviter un affrontement sé-
rieux avec les Etats-Unis qui ris-
querait de déclencher une guerre
« chaude » ou, à tout le moins,
nouvelle guerre
« froide >>
impliquant une évolution interne
à rebours de celle que l’U.R.S.S.
suit actuellement. La seconde
préoccupation est de ne pas se
déconsidérer aux yeux des pays
satellites et du Tiers-Monde
en faisant la preuve que
la
garantie militaire qu'elle leur
accorde ne vaut rien enjeu
d'importance, puisque si elle lais-
sait faire cette preuve cela pour-
rait signifier à plus ou moins
long terme la désagrégation com-
plète de son bloc, déjà fortement
ébranlé par le conflit avec la
Chine. Enfin, il semble
que
l'U.R.S.S. ait tenté d'utiliser la
américaine
pour faire
sentir à la Chine le besoin de sa
se
menace
Mao Tse Toung a souligné plus d'une fois
que « comme toute chose ici-bas, l'impéria-
lisme et la réaction ont également une dou-
ble nature. Avant d'être définitivement
détruits, ils peuvent, dans certaines pério-
des jouir provisoirement de certains avan-
tages militaires et apparaitre comme des
tigres de fer, bien réels et pleins de vitalité.
Aussi faut-il que les révolutionnaires pren-
nent l'ennemi au sérieux, qu'ils soient pru-
dents et qu'ils étudient soigneusement et
perfectionnent l'art de la lutte ».
(PEKING REVIEW).
protection nucléaire et de la ra-
mener dans son orbite le
même calcul valant évidemment
aussi pour Hanoï.
La Chine, elle, parait avoir
cherché à éviter d'une part de
donner un prétexte aux Améri-
cains pour l'attaquer ; d'autre
part, de solliciter la protection
de l'U.R.S.S. qui l'aurait remise
en situation de dépendance. En-
fin elle s'est efforcé de faire la
preuve qu'elle était plus « révo-
lutionnaire » que l'U.R.S.S. D'où
son attitude qui a consisté à ne
pas s'exposer plus que l’U.R.S.S.,
en offrant à Hanoï exactement la
même aide que Moscou et cela
immédiatement après Moscou
de manière à rester à l'abri de la
puissance soviétique sans avoir
eu à le demander. Cela conjugué,
78
en
au
évidemment, avec
des déclara-
tions incendiaires sur la solida-
rité entre Chinois et Vietnamiens
et avec des dénonciations répétées
de l'attitude de l'U.R.S.S., accu-
sée de faire sciemment le jeu des
impérialistes.
La R.D.V.N. a cherché à équi-
librer l'aide dont elle avait besoin
la demandant à la fois à
Pékin et à Moscou. Il est vrai que
potentiellement, la seule aide qui
soit susceptible d'être opposée
aux · forces américaines elle ne
peut l'obtenir que de Moscou.
Mais pour l'instant elle s'efforce
de ne
pas y faire appel. Le
Vietcong enfin, semble travailler
à s'établir solidement dans le
centre-Vietnam afin de disposer
d'une assise territoriale qui lui
permette de s'imposer comme in-
terlocuteur.
Ainsi, dans l'ensemble, la ré-
ponse des pays communistes à la
tentative américaine de porter la
guerre sur le plan international,
a été de l'ignorer. Ils font comme
si les bombardements américains
sur le nord n'avaient pas lieu et
continuent à mettre en avant le
Vietcong comme protagoniste
principal de la crise. La tenta-
tive américaine pour exploiter la
brèche ouverte dans le bloc com-
muniste
par
le conflit sino-
soviétique n'a pas réussi, en
sens qu'elle na pas
amené les
communistes à céder ou à négo-
cier sans conditions. Mais elle n'a
pas échoué, en sens qu'elle
n'a pas resserré les rangs com-
munistes, ce qui aurait modifié
sérieusement le rapport de forces.
La division du bloc communiste
demeure, aussi profonde et rien
moins qu'« idéologique ».
sino-américain survenu au-dessus
de Hai-Nan a été particulière-
ment révélateur : Washington a
soutenu que les avions commu-
nistes qui avaient attaqué les
appareils américains étaient « non
identifiés » tout en reconnaissant
qu'ils avaient certainement décol-
lé de Hai-Nanet pendant que
Pékin proclamait leur nationalité
chinoise. Depuis, les déclarations
de Johnson ont été dans le même
sens : pas d'utilisation des armes
atomiques au Vietnam, pas de
bombardement des villes vietna-
miennes sauf en cas d'attaques
massives des forces nord-vietna-
miennes au sud du 17° parallèle
et en même temps on annon-
çait à Saïgon qu'un bataillon et
peut-être même un régiment ré-
gulier nord-vietnamien se trou-
vait Centre-Vietnam, unité
que les Américains auraient bien
pu considérer comme « massive »
s'ils avaient voulu. Il semble
donc que l'absence de réponse
des communistes, d'une part, les
hésitations américaines, d'autre
part, aient « désamorcé l'esca-
lade » (pour employer le jargon
de rigueur). Aussi, les divers pro-
tagonistes ont-ils commencé un
mouvement timide vers Genève
pour y parler Cambodge.
Quelles sont ces inconnues qui
font hésiter et peut-être même
reculer les dirigeants américains?
C'est évidemment d'abord l'im-
possibilité de savoir à partir de
quel moment les Russes réagiront
et en quoi consistera leur réac-
tion. C'est aussi l'impossibilité
de prévoir les répercussions que
pourrait avoir dans le reste du
monde
et particulièrement
chez les alliés occidentaux et dans
le Tiers-Monde une aggrava-
tion plus poussée de la crise du
Vietnam. Enfin, la société amé-
ricaine elle-même est une incon-
nue comment les dirigeants
pourraient-ils prévoir et surtout
contrôler, la réaction de « leurs >>
dirigés s'ils les mettaient dans la
perspective d'une nouvelle guerre
de Corée, ou, a fortiori, d'une
guerre nucléaire totale 2
La majorité des Américains
est jusqu'à présent restée muette.
Mais il existe dans une minorité
ce
се
WASHINGTON
DEVANT L'INCONNU
:
Le résultat, c'est apparemment
que les Américains ne savent
plus où « escalader ». Il semble,
en effet,
que l'administration
Johnson n'ose pas monter d'un
degré de plus, car elle est inca-
pable et pour cause d'éva-
luer les risques réels que cela
comporterait. L'incident aérien
79
certains comportements qui ne
sont pas de nature å rassurer les
dirigeants. Il ne s'agit pas ici
d'exagérer le poids que peuvent
avoir directement sur les déci-
sions de Washington les quel-
ques manifestations d'étudiants
contre la guerre au Vietnam. Mais
il est capital de voir tout d'abord
que ces manifestations se relient
étroitement au mouvement de
contestation de l'ordre établi qui
se répand dans les universités
américaines que ce soit contre la
ségrégation, contre la bombe ou
tout simplement contre la mani-
pulation que subissent les étu-
diants ; et de voir, en second
lieu, que ce mouvement traduit
une instabilité qui est d'autant
plus grave qu'elle affecte cette
société américaine ultra-moderne,
c'est-à-dire ultra-sensible, et cela
dans une des couches sociales les
plus essentielles à son équilibre,
celle sans
croissante des
étudiants. En somme, lorsqu'une
société a fait de la « climatisa-
tion »
son principe essentiel de
gouvernement, il est contre-indi-
qué aux dirigeants d'y faire pas-
ne serait-ce que de violents
courants d'air.
cesse
ser
P. CANJUERS
UNE NOUVELLE FORME DE PROTESTATION
AUX ETATS-UNIS : APRES LES « SIT-INS »,
LES « TEACH-INS >>
Aux Etats-Unis, les milieux universitaires, professeurs comme
étudiants, forment la principale opposition à la guerre totale qui
s'installe peu peu dans l'Asie du Sud-Est. Sous des formes tradition-
nelles, meetings, manifestations, pétitions, télégrammes au président,
les résultats ont été nuls : M. Johnson est resté totalement indifférent
aux critiques extérieures. C'est alors qu'est né le « teach-in ». Le
« teach-in » consiste à faire tenir, dans les amphithéâtres d'université
des exposés sur la guerre du Vietnam, faits par des experts, et par
des professeurs se relayant toute la nuit. L'expression, intraduisible
en français, a été formée par analogie aux « sit-ins », qui consistent
pour les noirs à s'asseoir dans les endroits interdits (restaurants,
salles d'attente, etc.), et à y rester jusqu'à ce qu'ils soient expulsés.
Le mot même éveille l'intérêt : il rappelle au grand public les
marathons de danse, le port du drapeau, et autres concours d'endu-
rance tant prisés par les Américains. Aussi les journalistes accou-
rurent-ils à ces démonstrations avec des photographes. Les jour-
naux en firent leur titre.
Les raisons d'un tel succès sont peut-être mauvaises, mais les
résultats sont bons. Le grand mérite du teach-in est qu'il est pure-
ment éducatif et que même une université ne peut s'opposer à
l'éducation.
Le teach-in semble avoir été inventé à l'université de Michigan
le 24 mars. Trois experts entamèrent une discussion sur le Vietnam,
puis trente professeurs tinrent des séminaires sur le même sujet ju-
qu'à l'aube. L'assistance dépassa les espérances des organisateurs :
2.800 étudiants et enseignants participèrent à cette séance qui se
termina par une manifestation huit heures du matin.
L'idée se répandit rapidement. Des groupes dans quarante univer-
sités envoyèrent des télégrammes de soutien ; des manifestations de
sympathie eurent lieu le même soir à l'université de Californie à
Berkeley et au Collège d'Etat de San Francisco, Ces deux universités
80
en
projettent d'organiser leur propres teach-ins et l'exemple sera suivi
dans d'autres universités. Comme le dit' un professeur : « Les étu-
diants américains sont en train de sortir d'un long sommeil ».
Cette agitation dans le milieu universitaire américain est
effet un trait important de la situation actuelle. De plus en plus de
gens aux Etats-Unis, surtout parmi les jeunes, pensent qu'un chan-
gement radical doit être opéré dans la politique extérieure aux Etats-
Unis, de même que dans les valeurs de la société américaine dans
son ensemble. Cette contestation reste limitée aux milieu étudiant et
intellectuel (qui est, comme on le sait, très important numérique-
ment). La classe ouvrière se manifeste moins encore qu'en France du
temps de la guerre d'Algérie. Néanmoins, la lutte contre la guerre au
Vietnam s'inscrit, avec le mouvement des noirs et les mouvements
pour les libertés universitaires, dans une contestation de la société
américaine dans son ensemble.
(D'après The Nation)
LA FRANCE SANS HISTOIRE
Jamais autant
qu'en cette
« grande année politique » que
devait être 65, avec les munici-
pales, les présidentielles et même
peut-être, à l'horizon, des législa-
tives n'est apparu le désert poli-
tique qu'est devenue la France.
Et cela, depuis près de trois ans
que la guerre d'Algérie est finie.
L'aspect essentiel de cette absence
de vie politique est assurément
le désintérêt profond des masses.
On le constatait déjà durant la
guerre d'Algérie, après l'échec des
mouvements de 56. Mais pendant
cette période, du moins, un pro-
blème politique se posait
parce que les Algériens le po-
saient et, tant au niveau des
organisations que dans des sec-
teurs minoritaires de la popula-
tion, des attitudes et une activité
politiques se manifestaient. Le
fait nouveau, c'est que depuis
trois ans aucun problème intéres-
sant l'ensemble la société
française n'ait émergé, même à
travers des formulations partiel-
les et confuses et que la dépoli-
tisation ait atteint même les or-
ganisations spécialisées et les
minorités qui s'agitaient pendant
la guerre, ainsi que le reconnais-
sent avec découragement les diri-
geants de l'U.N.E.F., par exemple.
La vie politique, si l'on peut
dire, s'est réfugiée dans les états-
majors au sens le plus étroit du
terme et là elle a pris l'aspect
à la fois d'une paranoia et sur-
tout d'une bagarre sordide pour
les places à prendre. Les muni-
cipales ont offert à cet égard un
spectacle édifiant. Grâce à la nou-
velle loi électorale, les marchan-
dages, au lieu de se faire dans
l'ombre entre les deux tours, ont
pu s'épanouir au grand jour du-
rant de longues semaines. Jamais
la comédie démocratique n'avait
pris un tour aussi sordide ; ja-
mais on n'avait trafiqué aussi
ouvertement avec des paquets de
bulletins de vote, manipulé avec
aussi peu de fausse honte le
« libre choix des électeurs ». Mais
après tout, cela fait plus de cent
ans que chacun sait à quoi s'en
tenir sur l'essence
du régime
« démocratique » et il y a tou-
jours des électeurs. Pourquoi se
gêner ?
Quant à l'élection présiden-
tielle, on savait depuis le début
« bon », c'est-à-dire de
Gaulle, gagnerait comme dans
un match de catch. Mais main-
tenant, comme dans un film des
Marx Brothers, l'effet comique
s'est corsé grâce au procédé bien
connu de la multiplication insen-
sée des personnages. Il
passe guère de semaine qu'on ne
compte un nouveau partant dans
la course à l'Elysée. Comme le
dit Defferre, l'enjeu est mainte-
nant de savoir qui arrivera en
second derrière de Gaulle. C'est
de
que le
ne
se
81
ne
se
on
eu
se
ne
ne
ou
ou
sur
ce que les politiciens appellent
sans rire préparer l' « après gaul-
lisme ».
En attendant, ce qui est frap-
pant c'est que le gaullisme n'ait
suscité aucune véritable opposi-
tion, même réformiste et
sortant pas des chapitres classi-
ques de la politique. Sans par-
ler d'une opposition organisée
et structurée, il peut paraître
étonnant qu'il n'y ait pas
même de tentative, depuis trois
ans,
pour lancer
serait-ce
qu'une campagne sur des objec-
tifs limités tels que la réforme
du système fiscal français l'un
des plus iniques du monde et
cela de plus en plus
la politique du logement, thè-
mes qui sembleraient pourtant
assurés de recueillir un large
écho. Mais sans doute n'en est-
il pas ainsi puisque les politi-
ciens préfèrent pinailler
1 « atlantisme »
ou l'
< euro-
péanisme » de la Ve République,
méditer sur les vertus
ou les
vices du
l'échec ou la réussite du plan de
stabilisation, ou encore, monter
en épingle la petite guerre inter-
ne de l'O, R. T. F.
Cette affaire de l'O. R. T. F.
qui a occupé une place de choix
dans la presse d'opposition bien
que le fond même de l'affaire,
c'est-à-dire le partage du pou-
voir entre les réalisateurs et la
direction de l'0. R. T. F., n'ait
guère d'intérêt pour le public
qui regarde la télé est l'exem-
ple typique du procédé qui con-
siste à faire faire aux gens de
la politique par la bande puis-
qu'il s'agissait d'utiliser la popu-
larité de la sélé et des réalisa-
teurs pour intéresser les gens à
une critique politique du gou-
vernement.
La décomposition du concept
même de la politique tel qu'il a
existé jusqu'à l'époque actuelle,
pourrait nous le disons depuis
longtemps dans cette revue
révéler positive pour
la
reconstruction d'une politique
révolutionnaire si
voyait
dans quelque section de la socié-
té française dessiner
serait-ce que le germe d'une
activité d'attitudes autono-
mes de contestation. Mais rien
de tel n'apparaît.
De ce point de vue, les conflits
sociaux qui se déroulent actuel-
lement (Peugeot, Berliet, la mé-
tallurgie nantaise) restent tra-
ditionnels en sens qu'ils ne
sortent pas du cadre syndical
et des méthodes syndicales d'ac-
tion. Cependant, il faut égale-
ment noter
que
la solidarité
ouvrière a joué un rôle impor-
tant dans leur déclenchement et
que leurs objectifs ne
se limi-
tent pas aux salaires mais, sur-
tout à Sochaux, mettent en cau-
se le rapport entre le temps de
travail et de loisir dans la vie
du travailleur et le pouvoir de
la direction à le modifier selon
son gré. On voit à Sochaux que
l'amélioration des conditions de
vie des ouvriers quand elle est
acquise est considérée par eux
normale et
que
loin
d'être fatalement ☆ endormis »
par elle ils sont prêts à entrer
en lutte pour la défendre.
ce
sur
ou
isur
comme
P. CANJUERS.
ZORBA LE GREC: FAITES VOTRE PLEIN D'HUMANISME
Six heures du soir à Saint-Lazare ou à Strasbourg-Saint-Denis :
la joie de vivre ruisselle, les faces sont épanouies, c'est le triomphe
de la civilisation humaine. L'air sent bon la violette, le printemps
a retrouvé son odeur agréable. L'homme ici a su créer un espace å
sa mesure. Enfilez ce couloir de métro ; on vous invite à partager
de l'antique Hellas les trésors de culture dont vous êtes les dignes
fils... Mykonos, Samos Delos, le St-Tropez du Péloponèse. L'homme
82
une
aux
comme
Theilardien (1) atteint ici sa verticalité... son ascension se poursuit
vers l'Esprit ; « quelle magnifique époque que le vingtième siècle
français », peut s'écrier André Rousseau dans le Figaro littéraire.
« Faites votre plein de soleil », pouvez-vous lire en lettres de
feu. Le 15 août au Cap Sounion ou à Dephes, vous serez des milliers
à faire le plein, à recréer l'espace de la gare St-Lazare à six heures
du soir. D'autres vous invitent à parcourir en chameau cent mètres
de Neguev aménagés en vrai désert pour la circonstance.
L'humanisme triomphe ; comme écrit C. Pavese, « il y a
émotion inséparable de la rencontre avec un autre humain ». L'hu-
manité se lève enfin : la vie, la vraie vie vous attend. Allez faire
votre plein. Les sourires se multiplient pour que vous soyez heu-
reux... La Science avance... les révolutions aussi : révolution dans le
travail de bureau, révolution dans les loisirs, révolution dans les
aspirateurs...
Chaque jour s'enrichit votre univers mental et celui de votre
voisin : vous avez de plus en plus de choses à vous dire - ne serait-
ce que sur la crise de la communication qu'on vous vend, somme
toute, pour un prix modique. Si par un malheureux hasard, vous n'en
savez pas assez long sur la joie de vivre, allez au cinéma le Biarritz ;
vous en aurez pour votre argent : de la mer, du soleil, des monta-
gnes, une petite terre fabuleuse, la terre de Crète « aux hommes
innombrables, quatre-vingt-dix ville »,
la chantait
Homère. Quelques hommes qui végètent dans un misérable village,
qui ont de petites et de grandes passions, et au milieu d'eux, Alexis
Zorba dont la joie de vivre éclate de partout ; la terre est bonne ;
il faut danser, aimer les femmes, boire, se fondre à la mer dans des
élans sauvages. Il faut savoir mourir, il faut se battre ici et là pour
donner sens à sa vie : contre des hommes ou des montagnes pleines
de charbon. It's up to you d'être heureux. Il faut savoir perdre, savoir
s'attacher et se détacher. Zorba fait tout cela devant vous : il danse,
il chante ; son corps entier exprime la prodigieuse vitalité de l'hu-
main Il ne tient qu'à vous de suivre ce modèle dans votre quatre
pièces à Arcueil ou Pantin. La leçon d'humanisme est terminée.
Demain vous irez en Crète, « soyez y crétois » ; les paysans crétois,
eux, seront invités à être Allemands à Dusseldorf où se trouve leur
bonheur.
En attendant, vous voilà sur le boulevard Haussmann : la leçon
n'a pas été perdue : regardez comme ils sont heureux vos semblables !
Ils ont eu leur plein d'humanisme. Dionysos est dans la rue. Le
problème du sens de leur vie est ainsi périodiquement résolu : en deux
heures, ils en ont eu pour leurs huit francs... Quels sont ceux qui
grognent ? La leçon de Zorba n'est pas perdue : Jean Eskenazy en a
fait dans France-Soir le modèle à suivre pour l'équipe de France
de football à Belgrade.
Les naïfs pensent encore qu'il y a quelque chose qu'on ne peut
pas acheter... et pourtant les marchands de soleil vendent tout ce
dont vous avez besoin. Ils ont plus d'une Crète dans leur sac. Quand
la Crète sera devenue un autre Arcachon sans Crétois, et que vous
ne pourrez plus être qu'arcachonnais à Knossos, alors, ils en feront
revenir quelques-uns de Essen pour qu'ils puissent jouer au crétois
devont vous ; « vous reviendrez ainsi des vacances plus riches que
vous n'étiez partis, riches d'un vrai contact avec un autre peuple. »
A. GERARD.
(1) Cf. Les règlements des H. L. M. de la ville de Tours cités par
R. Dehoux dans son livre « Teilhard est un con ».
83
PAS DE MANIFESTATION AUJOURD'HUI
Une noire ayant une fonction élevée dans
le gouvernement de la Ville de New-York
loue les vertus de la limousine avec chauf-
feur qui fait partie des attributs de son
poste : « Sans elle je ne peux pas aller à
mon bureau. Quand j'essaie d'entrer à pied
dans une enceinte administrative, un policier
m'arrête pour me dire 'Sorry miss, il n'y a
pas de manifestation aujourd'hui (no picke-
ting today) '».
(D'après le New-York Times)
« LA FOULE SOLITAIRE »
par David RIESMAN
ces
se
un
un
se
« La foule solitaire » se pré-
sente comme un ouvrage sur ce
que son auteur appelle le carac-
tère social. Il n'est pas néces-
saire d'avoir lu le livre de Ries-
man (dont la traduction fran-
çaise vient de paraître aux
Editions Artaud) pour savoir
qu'il existe selon lui trois
types fondamentaux de déter-
mination du comportement :: la
détermination par les traditions,
par soi, par autrui. Or ces trois
types représentent chacun
caractère social spécifique : ils
apparaissent dans un contexte
historique et social précis et
assurent, dans les: conditions
propres à ce contexte, la" con-
formité des individus aux be-
sions du fonctionnement social.
La société, brièvement parlant,
produit et impose, selon Ries-
man le caractère qui lui con-
vient : les énergies les plus
diverses sont organisées dans un
système unique de répressions
et de tolérances, un comporte-
ment uniforme est imposé aux
êtres les moins semblables, des
motivations identiques pénètrent
à l'intérieur du domaine réser-
vé de la conscience. Ainsi la
détermination par la tradition
apparaît-elle comme la motiva-
tion essentielle dans les sociétés
où le changement est faible,
sinon nul, et où le fonctionne-
ment social exige la conformité
du comportement
qui réglementent rigidement tou-
tes les sphères de la vie. Lors-
que
sphères trouvent
bouleversées par de nouvelles
idées et réorganisées autour
d'une activité privilégiée, l'acti-
vité économique, qui elle-même
impose d'autres bouleversements,
la tradition n'est plus capable
d'assurer l'adaptation de l'indi-
vidu et par son opposition au
changement devient même
obstacle à cette adaptation. Il
s'agit maintenant de canaliser
les énergies psychiques dans un
système qui assure la répression
des tendances non-productives
(sexe, jeu) et valorise, par oppo-
sition, la sublimation, le sacri-
fice, le travail et l'accumulation.
L'individu
découvre alors
comme individu, une voix inté-
rieure, qu'il appelle sa conscience
morale, lui dicte une conduite
qui, indépendamment du
des événements, se règle suivant
les mêmes lois, éternelles : c'est
l'homme moral du capitalisme
dans sa première phase.
A cet homme, que Riesman
appelle
de, suivant le développement de
l'histoire, l'homme déterminé
non par soi mais par autrui
(« other-directed ») : mais ceci
n'est possible, et nécessaire, que
dans le cadre d'une société qui
a réglé le problème de la pro-
duction des biens matériels et a
accédé à l'abondance. Ici il s'agit
de libérer les énergies précé-
demment réprimées : l'expres
cours
aux
normes
84
une
un
sion de soi, la satisfaction des
besoins, la consommation, de-
viennent les nouvelles valeurs,
ainsi que la sincérité et la tolé-
rance dans les rapports inter-
personnels. A une vie et à une
pensée où c'est le rapport avec
les choses qui domine succède
maintenant la découverte, et l'ob-
session, de l'homme et des au-
tres hommes ; les traditions se
sont évaporées, le gyroscope qui
permettait au sujet moral de se
repérer par rapport aux étoiles
de la pure raison est abandon-
né, les hommes cherchent la
direction de leur vie dans l'imi-
tation, la manipulation ou la
compréhension d'autrui.
Le rappel qui vient d'être fait
des thèses de Riesman est plus
qu'insuffisant. Cependant en s'y
livrant on se rend compte qu'un
développement, même poussé,
des notions précédentes n'aide-
rait pas à saisir ce qui constitue
l'originalité et la valeur profonde
de « La foule solitaire ».
Car
plus qu'un ouvrage désintéressé
de sociologie, Riesman écrit
un livre politique et engagé :
contrairement à ce qu'il affirme
lui-même « La foule solitaire »
n'est pas un livre sur le carac-
tère social, son sujet véritable
est ailleurs.
me
a
qu'ils véhiculent, objet pour les
dirigeants et les bureaucrates ?
Ce sont ces questions qui s'ex-
priment dans « La foule soli-
taire » beaucoup plus que des
préoccupations de méthodologie
sociologique (laquelle n'est ici,
quelque soit l'intérêt que l'au-
teur lui porte, que moyen
et
instrument de pensée). A cet
égard la préface que Riesman a
donné en 1960, 10 ans après la
parution initiale, à réédi-
tion de son livre est explicite :
* Si ceci devait être la fin de
l'histoire humaine, écrit-il, nous
pourrions inventer nouvel
homme
« plastique »... et nous
débarrasser ainsi du «problème
de l'homme dans les sciences
sociales ». Pour Riesman, l'hom-
n'est problème dans les
sciences sociales (et celles-ci en
tirent leur raison d'être)
que
parce qu'il est problème dans la
société, et c'est ce problème qu'il
tente, dans son livre, d'expliciter.
Le caractère politique, engagé
et presque militant de « la foule
solitaire » apparaît également
dans sa forme, dans son recours
constant à l'expérience et à l'opi-
nion, traitée comme portant un
sens et disant quelque chose de
valable plus que comme pur objet
d'étude. Il est vrai que préala-
blement à « la foule solitaire »
de nombreux interviews et étu-
des ont été menés (recueillis dans
un autre livre « Visages dans la
foule ») : mais il n'en reste pas
moins que Riesman adopte de-
vant ce matériel une attitude très
différente de celle qui caractérise
trop souvent le sociologue « ob-
jectif ». Il existe un sens dans ce
matériel, que Riesman veut ex-
pliciter : on le sent prêt à modi-
fier ses hypothèses, prêt à les
abandonner peut-être, mais aussi
profondément attaché à la notion
que tout ceci a
sens, que
cette expérience est le moment
d'une problématique fondamen-
ce qui se passe aux
Etats-Unis sous ses yeux «dit »
quelque chose sur le sort de
l'homme, de son histoire, de son
autonomie. Et si l'expérience n'est
pas pour Riesman pur objet, le
sociologue, c'est-à-dire lui, Ries-
UN AUTRE MODE DE VIE ?
un
Existe-t-il, pour l'homme de
la société moderne,
autre
mode de vie possible, en dehors
de l'adaptation pure et simple
et de l'anomie, du conformisme
et du cynisme ? Comment con-
cevoir qu'une société qui ait
développé à ce point chez les
hommes la conscience de leur
propre importance les laisse si
impuissants devant les problè-
mes de leur vie collective, si
passifs dans leur vie privée ?
Est-ce que l'homme a été totale-
ment dépourvu d'autonomie, est-
il devenu plastique et maléable,
est-il plus que jamais cet objet
qu'il n'a jamais cessé d'être au
cours de son histoire, objet pour
les organes de formation, objet
pour les moyens de communi-
cation et la culture de
un
tale, que
masse
85
en
ne
en
en
ren-
man, n'est pas, de son côté pur
sujet : il est lui-même engagé,
il parle de ce dont le matériel
parle et par cette parole il agit
sur le matériel. Ceci signifie que
le sociologue conscient du sens
de ce qui se passe sous ses yeux
se contente pas d'en donner
une description sereine, ou plu-
tột la description qu'il fait ne
peut être sereine : car
dant compte de l'expérience, le
sociologue permet aux hommes
d'en comprendre le sens, leur
fait entendre le son amplifié de
leur propre parole, leur fait sai-
sir l'importance de ce qu'ils font,
pensent, sentent et ainsi contri-
bue à leur autonomie. Le socio-
logue « objectif » pourrions-nous
dire, en généralisant cette idée
: de Riesman, est victime de
l'aliénation subie par les hommes
qu'il étudie : comme eux il vit
les problèmes sans s'en rendre
compte et y apporte des éléments
de solution dont il ne perçoit pas
la valeur et qu'il oublie, en tout
cas, dès qu'il réfléchit < sérieu-
sement ».
comportement fonction de
cette opinion, ne sont pas réser-
vées aux enfants et adolescents :
les parents eux-mêmes révèlent la
même détermination non seule-
ment en reprenant les modes et
styles développés primitivement
par
leurs enfants, mais
inanifestant la même préoccupa-
tion envers l'extérieur. La ma-
nière dont les Français se sont
jetés, ces dernières années, dans
la consommation, bouleversant
leurs goûts, élargissant les fron-
tières de leurs activités (le déve-
loppement du ski en tant que
sport de masse est un exemple
frappant de cette extension ; le
vide qu'a été ceite année Paris
pendant la semaine fériée
précédant Pâques en est un au-
tre), la révision qui, simultané-
ment, s'est opérée dans les
valeurs et qui a fait apparaître à
un nombre considérable de per-
sonnes qu'il était plus important
de consommer que de « mettre de
côté », plus agréable de sortir
que de rester chez soi, tout cela
fait partie de l'extension à la
France du caractère social que
Riesman, ainsi que nous l'avons
vu plus haut, appelle « other-
directed ».
non
L'
« OTHER-DIRECTION »
EN FRANCE
RELATIONS « PSYCHOLOGISÉES >>
nos
ce
En suivant Riesman, nous pé-
nétrons au cour même de notre
vie : nous trouvons nos attitudes,
nos personnages,
conflits.
Nous reconnaissons les adoles-
cents attentifs à l'opinion de
leur propre groupe d'âge à
point qu'ils paraissent n'en être
que le reflet, et
avec Riesman
nous constatons la disparition
progressive du jeune homme
d'autrefois qui, isolé par la force
des choses et s'isolant volontai-
rement, découvrait ce qui le sépa-
rait d'autrui, et pratiquait non
l'adhésion aux opinions et styles
du groupe d'âge auquel il appar-
tenait (lequel, d'ailleurs, avait un
statut et une importance secon-
daires), mais le rejet dédaigneux
des opinions et styles du groupe
d'âge auquel il n'appartemait
pas, celui des adultes et particu-
lièrement de ses parents. L'adhé-
sion aux valeurs et opinions du
groupe et, plus que cela, la régu-
lation sincère et angoissée du
nous
Il est un autre plan sur lequel
les descriptions et catégories de
Riesman jettent une lumière :
celui des activités qui autrefois,
par opposition à la futilité de la
vie privée, paraissaient seules
importantes et graves : le tra-
vail et la politique. En lisant
« la foule solitaire » et en con-
frontant cette lecture à notre
expérience, nous
trendons
compte à quel point nos relations
dans le travail se sont «psycholo-
gisées ». Ce n'est pas seulement
qu'il y est de plus en plus ques-
tion de ce que des hommes sans
imagination appellent le
« côté
humain des choses », ni même le
fait que ce « côté humain » est
devenu l'objet d'organes institués
(services de relations sociales
dans les entreprises, organismes
conseils...) : ce qui surtout frappe
c'est que nous-mêmes (et
non
86
nous
ces
aucun
comme
ces
ou
ceux qui
manipulent)
soyons devenus si sensibles aux
relations dans le travail et à
leur contexte psychologique. La
description que donne ici même
Mothé des relations entre repré-
sentants de la direction et délé-
gués du personnel en est un
exemple : même lorsqu'il s'agit
de rapports antagoniques, comme
c'est le cas dans cette description,
nous scrutons autrui, nous péné-
trons dans ses motivations per-
sonnelles (qui ne sont pas celles
du groupe auquel il appartient)
et en retour, sous son vil, nous
nous sentons à notre tour expo-
sés, nus, psychismes translu-
cides et non plus symboles opa-
ques d'une fonction (Le Chef, Le
Dessinateur, La Fidèle Secrétaire)
ou d'une classe (L'Ouvrier, Le Va-
let du Patron). Les murs de nos
bureaux sont devenus de verre,
mais bien plus important est le
fait que ceux qui autrefois ca-
chaient et protégeaient notre
« moi intime » sont aujourd'hui
de la même matière. Quant à la
politique, les remarques de Ries-
man éclaircissent également, jus-
qu'à un certain point, la situation
française. Tous les observateurs
ont noté la nouvelle importance
des « hommes » dans la vie poli-
tique de ce pays, et le déclin des
programmes et des doctrines.
Mais alors que nous avons l'habi-
tude d'attribuer ce phénomène
au dégoût qu'éprouveraient les
électeurs
des formations
politiques corrompues et ineffi-
caces, Riesman nous suggère qu'il
se produit ici, outre une réaction
de dégoût, un effet de cette ob-
session nouvelle de psychologie.
Si ce qui nous arrive dans nos
rapports avec autrui nous paraît
plus important que les structures
et réalités du monde dans lequel
ces rapports prennent place, il est
logique de transporter cette même
attitude aux affaires politiques,
même si celles-ci restent concer-
nées par ce monde des réalités
et des structures. Nous
bien que la société doit être orga-
nisée et gérée, mais lorsque nous
agissons pour que ceci soit pos-
s ble nous nous tournons non pas
vers, des groupes qui ont des
idées précises sur affaires,
mais vers des hommes qui, pour
des raisons multiples, nous atti-
rent. On pourrait presque dire
qu'il n'y a là aucun calcul, et
que
nous
n'établissons
lien entre la bonne volonté des
hommes qui nous attirent et les
bonnes choses qu'ils réaliseront :
tout se passe comme si nous les
mettions en place moins pour
qu'ils fassent quelque chose (nous
sommes relativement démystifiés
à ce propos), mais pour que
l'homme que nous aimons soit
là-haut, visible, à côté du cou-
reur de fond courageux et de
l'acteur sympathique, que nous
aimons également.
Il est vrai que,
dernières remarques le montrent,
la lecture de Riesman nous sug-
gère fréquemment des idées qui,
adaptées à la situation améri-
caine, le sont moins en ce qui
concerne la France tout au
moins anticipent sur ce qu'elle
sera. La permanence de la poli-
tique au sens traditionnel du
terme est trop forte pour que
nous puissons réduire tout ce qui
se passe ici à ce roman d'amour
qui caractérise les rapports du
public et de ses « étoiles » spor-
tives artistiques. La même
chose est vraie, par exemple, des
rapports entre parents et enfants
qui relèvent beaucoup plus en
France de l'ancien mode que du
nouveau : alors qu'aux Etats-
Unis la préoccupation essentielle
des parents est de former leurs
enfants à la vie collective et pour
cela de gommer tout ce qui en
eux s'oppose à leur fusion dans
le groupe, les parents français
continuent de concevoir leur rôle
comme étant essentiellement de
fabriquer des sortes d'automates
entièrement indépendants qui
batailleront avec les autres en-
fants jusqu'au jour où, escala-
dant joyeusement la pile de reca-
lés et des ratés de 18 ans, ils
entreront à Polytechnique, comme
Papa a dit.
ou
envers
savons
87
AMBIGUITÉ DE L'AUTONOMIE
en
au
une
C'est parce que les différences
entre les situations, française et
américaine, restent profondes,
que l'intérêt de « La foule soli-
taire » pour celui qui s'efforce
de comprendre ce qui se passe en
lui et autour de lui, réside peut-
être plus encore dans l'ambiguïté
que Riesman saisit dans les si-
tuations que dans le détail de
ces situations. La société décrite
par Riesman est un traquenard,
et lorsque nous posons son livre
nous nous rendons compte que
notre existence est elle aussi, par
beaucoup de ses aspects, traque-
nard, piège. Et les hommes que
décrit Riesman sont des hommes
vides, qui n'ont un contenu que
pour autant qu'ils vivent dans
le piège de la vie collective. Et en
effet il nous semble vivre dans
un monde qui capte si bien nos
énergies que lorsque nous croyons
enfin nous en être dégagés, c'est
seulement pour constater que ce
Moi que nous avons enfin réussi
à isoler est un être vide, une
parenthèse qui n'est plus remplie
ni par les contenus traditionnels
ni par le gyroscope moral :
gens d'aujourd'hui, selon la
phrase d'un commerçant cité par
Riesman, savent ce qu'ils aiment
mais
qu'ils
veulent ».
Nous ne sommes que pour autant
que quelque chose nous est offert;
nous n'existons que si quelque
chose vient nous remplir ; vie
privée et vie collective, aussi bien
niveau des comportements
que du psychisme, sont inextrica-
blement mêlés. Et ce qui se passe
alors c'est que le positif dans
nos vies ne parvient plus à s'iso-
ler du négatif, le valable produit
le condamnable, la sensibilité
psychologique des parents pro-
duit des adultes angoissés devant
l'écrasante
gamme des
maux
qu'ils peuvent provoquer en agis-
sant
leurs enfants et des
enfants angoissés par les angois-
ses et incertitudes de leurs pa-
rents, et ainsi de suite. Le traque-
nard paraît frappant lorsque nous
pensons relations dans le
travail. En accordant tant d'im-
portance aux relations et à leur
contexte phychologique nous
montrons que ce qui nous arrive,
à nous, hommes sensibles, est
plus important que beaucoup de
choses qui, autrefois, paraissaient
essentielles, et ainsi une révolu-
tion dont on ne pourra jamais
surestimer la signification s'est,
silencieusement,
opérée. Mais
l'intérêt que nous portons à l'Au-
tre dans le supérieur ou à l'Autre
dans le subordonné conduit
fait aujourd'hui non à une com-
préhension authentique mais à
une justification projective de son
comportement. Chacun est Soi
dans l'Autre et ainsi la relati-
visation, la critique et le conflit,
moments essentiels d'une compré-
hension véritable, disparaissent.
Ainsi fur et à mesure
qu'apparaissent les signes d'une
redécouverte (qui, historique-
ment, ainsi que le soutient Ries-
man,
est
découverte de
l'expérience humaine, de sa puis-
sance et de sa valeur, constate-
t-on aussitôt que ces signes sont
plus ambigus qu'il ne semblait.
Le désir d'être aimé pour ce que
l'on est accompagne une trans-
formation de ce que l'on est en
ce que les autres attendent que
l'on soit, et cette transformation
est aussi destructrice et contraire
à l'autonomie que la répression
des « mauvaises » tendances chez
l'homme moral du passé. L'at-
tention à autrui devient pression
autrui. La démystification
politique progresse au même pas
que la privatisation et le retrait
de toute activité orientée vers la
création et l'application d'idées
relatives à la gestion de la socié-
té. Libéré d'une culture qui consi-
dérait, dans tous les domaines,
les hommes sous des catégories
réifiantes et qui pour
les
comprendre, agir
eux,
commençait par les réduire à
l'état de choses, l'homme d'au-
jourd'hui se débat plus encore
que celui
du
passé dans le
dilemme des rapports du Moi et
de l'Autre, de l'Intérieur et de
l'Extérieur, de l'autonomie dont
il sent les forces et la valeur et
du conformisme qui le pénètre
de toutes parts et ne se contente
« les
non
ce
sur
au
ou
sur
sur
aux
88
:
une
plus du sacrifice de quelques
comportements et gestes rituels,
mais exige,
tout
le
monde l'exige, d'être aimé pour
ce qu'il est, lui conformiste.
comme
DISPARITION DU TRAVAIL ET DE LA
POLITIQUE ?
mes
nous
un
nous
nous
nous
dans « Le capitalisme américain »
et « The affluent society »)
mais là où Riesman voit
disparition, nous voyons, quant à
nous, une transformation, qu'il
n'existe aucune raison d'ignorer,
d'autant plus que c'est là, avec
les grèves sauvages, les tendances
gestionnaires, les nouvelles for-
d'action et de conscience
politique qu'apparaît l'autonomie
comme telle, dégagée de l'englue-
ment dans la vie sociale, libérée
de cette situation de cauchemar
qui
voit irrésistiblement
poussés par une force qui n'est
autre que nous-mêmes à faire
fonctionner avec zèle et amour ce
que, dans le même moment, nous
rejetons.
Mais au moment de formuler
ces remarques,
nous pre-
nons à hésiter devant les perspec-
tives sereines que
donnons à nous-mêmes, comme le
héros d'un western regardant un
paysage tranquille, trop tran-
quille justement, trop paisible.
Car si Riesman, dont l'intérêt et
même la passion pour l'autono-
mie éclatent, est brusquement
saisi d'impuissance au
moment
où il lui faut en parler, il y a
peut-être plus, là, qu'une mani-
festation du
comportement
d'échec, plus, en tous cas qu'une
simple ignorance du travail et de
la politique. Tout se passe comme
si Riesman était lui-même englué
dans l'engluement dont il parle,
lui-même impuissant à dégager
les valeurs qu'il poursuit des
tâches de l'écrivain et du profes-
seur, soucieux comme nous tous
de respectabilité professionnelle,
de l'opinion des collègues, du
développement harmonieux et
honorable de la carrière. La bou-
cle ainsi paraît bouclée, l'auto-
nomie ne se pose comme moment
indépendant ni dans l'action ni
dans la pensée
c'est cette
perspective que les dernières pa-
ges de Riesman évoquent, et
bien qu'elle nous paraisse faussé,
il n'en reste pas moins que la
manière dont elle se présente ici
a le pouvoir de nous ébranler.
des
L'autonomie qui se manifeste
aujourd'hui est inséparable des
situations dans lesquelles elle
apparaît, non pas parce qu'il se
trouve que ces situations sont là
lorsqu'elle apparaît, mais, bien
plus profondément, parce que
l'homme se fait autonome à tra-
vers des comportements qui, en
fin de compte, consolident
ordre social étranger et hostile à
cette autonomie. Voilà
ce
que
suggère la lecture de Riesman et
sans doute est-ce à partir de cette
ambiguïté que l'on doit juger la
dernière partie de « la Foule
solitaire ». La dernière section du
livre traite en effet de l'autono-
mie elle-même et de ses perspec-
tives : bien que Riesman y pré-
sente
notions fécondes
(comme celles d'autonomie, adap-
tation et anomie tant
que
modes du rapport de l'individu
et de la société), il s'agit là
des pages les plus faibles du livre
et en les parcourant chacun res-
sentira une déception. Car on ne
trouvera rien ici qui puisse servir
de base à une action en faveur
de cette autonomie qui est la
préoccupation majeure de l'au-
teur, en dehors d'une sorte de
confiance exprimée envers la pos-
sibilité d'une telle action. Nous
pourrions remarquer que si Ries-
mana tant de mal à définir un
avenir pour l'autonomie c'est
parce qu'il ignore les deux do-
maines où précisément un avenir
lui est donné : le travail et la
politique. L'industrie moderne a
vaincu le problème de la pro-
duction, affirme Riesman et le
problème politique, de son côté,
a disparu, en même temps que la
structure, du pouvoir s'est ato-
misée sous l'effet des groupes de
pression (on rapprochera cette
idée de celle du « countervailing-
power »
exposé par
Galbraith
en
:
S. CHATEL
89
JEAN ZIEGLER :
SOCIOLOGIE DE L'AFRIQUE NOUVELLE (1)
а
une
:
comme
comme
une
Ce livre décrit l'échec de la
révolution dans trois pays afri-
cains : Congo-Léopoldville, Gha-
na, Egypte, et d'autre part il
enveloppe cette description, sou-
vent intéressante, d'une sorte de
gangue théorique inadéquate.
.
L'essai de définition à priori des
concepts de classe dirigeante, de
conscience de classe, de fausse
conscience (avec, pour références
principales Alain, Marx, Raymond
Aron, Merleau-Ponty et surtout
Lukacs) mène un échec. Il fau-
drait en effet, si on suivait l'au-
teur, et pour ne prendre qu'un
exemple, considérer l'organisa-
tion des Officiers Libres égyptiens,
avant même la prise du pouvoir,
classe
; mieux
la seule classe ayant
vocation de classe dirigeante du
seul fait qu'elle montre sui-
vant le concept lukacsien
« conscience adéquate ».
Reste la description, souvent
sommaire, mais intéressante.
Le cas du Ghana est celui d'un
pays de 7.000.000 d'habitants, où
l'organisation officielle, «le Par-
ti», embrasse 2.000.000 de per-
sonnes, sans compter les Pion-
niers (70 % des enfants). Chiffres
extraordinaires lorsqu'on tient
compte du caractère primitif du
pays, du manque de communi-
cations, de la nature de l'écono-
mie, vivrière dans la majorité
des villages.
Au Ghana, le C.P.P. (Conven-
tion People Party), parti au pou-
voir depuis l'indépendance (1957)
avait réussi à moderniser quel-
que peu l'économie et à la diver-
sifier. Pendant la période colo-
niale, même les sacs dans lesquels
on exportait les grains de cacao
produit de base du pays
étaient importés. Aujourd'hui,
on a planté du jute et on fabri-
; de même des
conserves de légumes et de fruits,
du papier, des allumettes, etc.
Mais les succès les plus impor-
tants semblent avoir été obtenus
dans le domaine de l'enseigne-
ment. L'enseignement primaire
est obligatoire ; un énorme effort
de construction scolaire été
fait ; entre 1957 et 1963, le
nombre des élèves de lycées est
passé de 3.000 à 23.000. Paral-
lèlement les cadres de l'économie
et de l'administration étaient
massivement africanisés, le capi-
tal étranger et indigène
était soit nationalisé, soit muselé
dans des « Sociétés Mixtes ». Pour
tout cet effort, pour tout ce pro-
grès, le gouvernement a joui, les
premiers temps du concours actif
des masses.
Pourquoi ce concours lui a-t-il
manqué par la suite ? Pourquoi
à partir de 1961-62 le régime
s'est-il trouvé de plus en plus
isolé. ? Il faut chercher la cause
première de ce processus dans la
différence criante entre le niveau
de vie des dirigeants des mem-
bres du gouvernement surtout
et celui de la masse. Différence
qui ne manque pas de s'expliquer,
en partie, par la corruption et
qui prend les traits
les plus
byzantins : la femme de tel
ministre s'achète à Londres un
lit en or massif ; tel autre mi-
nistre ordonne au Directeur d'une
banque étatisée de lui verser,
sans reçu, 30.000 livres.
C'est ce qui sans doute expli-
que la séparation entre sommet
et base dans le Parti officiel,
séparation devenue évidente en
automne 1961 lorsque éclata une
grève très suivie des dockers et
des cheminots à laquelle se soli-
darisèrent maintes coopératives
agricoles. La grève constituait
une réponse à des mesures
d'austérité appelées par le déficit
budgétaire et qui entraînaient
l'augmentation du prix du sucre,
du thé, du café, des légumes, du
poisson, des textiles, etc. En
que des
sacs
« Idées », NRF,
(1) Collection
Paris, 1964.
90
non
même temps tous les salariés
étaient forcés d'« investir > 5 à
10 % de leurs salaires, bloqués
désormais, dans des obligations
d'Etat. Devant cette grève, qui
paralysait le pays, le gouverne-
ment agit avec violence : il fit
donner la troupe et la police, et
avec mauvaise foi prétendant
que le mouvement était fomenté
par l'impérialisme. Malgré toutes
les mesures prises, la grève ne
s'écroula pas, elle s'éteignit peu à
peu de ce que les grévistes, privés
de salaires, étaient affamés. Cette
grève révéla que le parti officiel,
dont l'idéologie est de type léni-
niste, n'a pas la charpente de
militants révolutionnaires pro-
fessionnels de certains partis
bolcheviques. Elle révéla égale-
ment que l'appareil d'Etat est
peu sûr.
de
tants dans les villes : parmi les
chômeurs et les prolétaires, mi-
sérables physiquement, mais aus.
si moralement parce que arrachés
aux liens traditionnels et jetés
dans un monde auquel ils ne
peuvent s'intégrer, qu'ils envient
et à la fois méprisent ; parmi les
classes moyennes et parmi les
étudiants, qui
seulement
voient leur avenir bouché mais
sont profondément déséquilibrés
par leur solitude, par l'érotisme
de la culture de masse inoderne
(40 cinémas brûlés, au Caire, en
janvier 1952, par la foule sui-
vant les Frères Musulmans). A
tous ces déséquilibres, les Frères
Musulmans opposent le mirage
du retour à la foi et à la loi
islamique primitive : puritanisme
des meurs, égalitarisme, solida-
rité, propriété de Dieu sur la
terre et sur tout ce qui s'y trouve:
une sorte de socialisme théo-
crat que. En 1948, les Frères Mu-
sulmans comptaient plus d'un
million d'adhérents, dont
nombreux officiers de l'armée.
En 1951 ils participent aux côtés
des partis ouvriers, aux guerillas
anti-britanniques de la zone du
canal de Suez.
Pourquoi ce mouvement actif,
bien implanté dans l'armée est-
il écarté en 1952 par les Offi-
ciers Libres, association
treinte et qui s'était tenue à
l'écart des luttes de guérillas
récentes ? Evoquer le concept
lukacsien de conscience adéqua-
te comme le fait Ziegler, paraît
peu convaincant. En dehors de
leur foi nationaliste les Officiers
Libres avaient à peine une idéo-
logie, sans parler d'un program-
me de gouvernement. Mais le
fait est que leur coup d'Etat
réussi ils jouissent d'un large
appui populaire. Il semble bien
qu'après le régime de Farouk
toute tentative de renouveau de-
vait être accueillie avec élan.
Au pouvoir, les Officiers Libres
n'essaient pas de déchiffrer la
situation en fonction d'une phi-
losophie politique ; ils agissent
simplement en tâtonnant, empi-
riquement, guidés malgré tout
par les événements extérieurs.
C'est à partir de cette grève
que le parti dirigeant se comporte
de manière désordonnée, affolée,
n'ayant plus que des réactions
d'auto-défense. Une répression
massive s'installe qui atteint
d'abord les dirigeants grévistes,
ensuite les groupes d'opposition
hors-parti, enfin, les tendances
droitière et gauchiste du parti
même. A cette répression répond
un terrorisme aveugle.
La popularité personnelle du
chef de l'Etat, N'Krumah semble
surnager à ces événements mais
de plus en plus elle est envelop-
pée dans un culte de la person-
nalité dont certaines manifesta-
tions dépassent l'ancien culte de
Staline (« N'Krumah ne
jamais » !)
En Egypte, sous l'ancien régime
monarchique il y avait trois
mouvements d'opposition la
secte des Frères Musulmans, le
mouvement ouvrier, l'association
des Officiers Libres. Vers 1950-
1952, les Frères Musulmans sem-
blaient avoir le plus de chance
de renverser le régime, incapable
et corrompu, de Farouk. Il est
intéressant d'envisager le cas de
cette secte, typique d'une société
islamique traditionnelle, menacée
par le modernisme capitaliste.
Les Frères Musulmans recru-
taient l'essentiel de leurs mili-
res-
mourra
:
91
ce
couron-
C'est la défaite de Palestine de tenir en main. Or, on aurait pu
1948 qui avait donné un certain penser justement que le régime
essor à leur association. L'atta- était engagé dans l'engrenage
que isréalienne contre le terri- d'une sorte de révolution perma-
toire de Gaza, en 1955, et le nente. La puissance de ses enne-
revers égyptien, provoque le dur-
mis d'une part, son ambition
cissement du régime de Nasser d'être le chef de file révolution-
ainsi que son évolution vers le naire du monde arabe, d'autre
Bloc Soviétique. Cette évolution part, aurait dû l'amener à s'ap-
est rendue plus nette par les puyer de manière toujours plus
événements de Suez en 1956. Et profonde sur les masses, d'aider
c'est encore pour faire face à la chaque fois de nouvelles couches
menace de l'étranger qu'en poli-
de travailleurs à rentrer dans la
tique intérieure, Nasser prend vie politique active. Or, le régi-
des mesures d'industrialisation, me a pu éviter cet écueil
s'engage dans la planification de véritable danger. Hassan Riad,
l'économie, nationalise les biens marxiste égyptien, cité par Zie-
étrangers, d'abord, égyptiens en- gler, observe avec juste raison
suite, invente enfin pour cou- que si Nasser a pu malgré tout
ronner le tout, l'idée du « Socia- maintenir son ton et ses ambi-
lisme Arabe ». Mais ce socialisme tions c'est qu'il a remplacé l'ap-
est octroyé par
les Officiers pui des masses par celui de la
Libres qui eux-mêmes
diplomatie soviétique.
nent la bureaucratie d'Etat. Le chapitre sur le Congo est
Parallèlement le régime est sans doute le plus faible. L'échec
amené à détruire par la terreur de Lumumba, comme ensuite
toute opposition : mouvement l'échec de l'administration Gi-
ouvrier d'abord, Frères Musul- zenga á Stanleyville sont assez
ensuite. Et de même il peu expliqués. De même l'essai
tente à plusieurs reprises de de conceptualisation à propos du
mettre place
ses propres gouvernement Lumumba (« socié-
organisations de
Mais té instantanée ») n'est pas très .
c'est là qu'il échoue et il semble convaincant.
bien qu'à mesure que le tableau Il est difficile de tirer des
du socialisme nasserien se com- conclusions d'ordre général du
plétait les masses redevenaient livre de Ziegler. L'auteur tâton-
amorphes. Cette évolution, com-
lorsqu'il s'agit de donner
préhensible elle-même,
une théorie des faits qu'il expo-
manque pas de s'expliquer en se, mais son ouvrage est inté-
Egypte
partie tout ressant par ses descriptions, inté-
moins par des causes spéci- ressant également par l'angle de
fiques. Dans la révolution inté- vue adopté : celui de l'étude
rieure qu'il a entreprise, Nasser des révolutions dans les pays
n'est pas allé jusqu'au bout, et sous-développés, plus exactement
ceci est vrai surtout de la réfor- des régimes collectivistes-bureau-
agraire. En même temps, cratiques issus de révolu-
tout en briguant le soutien des tions.
masses, Nasser voulait surtout les
Benno SAREL.
mans
en
masse.
ne
en
ne
en
au
me
ces
BREF REGARD SUR LA GAUCHE AMERICAINE
un
une
Curieuse idée que de parler de
la gauche américaine : en existe-
t-il donc ? On n'a plus
entendu sa voix depuis que le
New Deal rooseveltien récu-
péré une bonne part de ce qu'il
y avait de révoltés entre les deux
guerres mondiales. Il n'y a même
pas parti social-démocrate.
Les syndicats sont intégrés au
système, même et surtout lors-
qu'ils sont corrompus.
Et pourtant il y a les luttes
des noirs, il y a les grèves sau-
a
92
ne
ou
vages, tout récemment encore, la
lutte exemplaire des étudiants de
l'université de Berkeley. Il y a
aussi certains aspects des Beat-
niks et du Pop’ Art.
Ces actions et encore plus le
malaise général qui règne dans
la société américaine sont
naturellement pas sans effet sur
le mouvement des idées et sur
les préoccupations de la couche
sociale qui ressemble plus ou
moins à celle où se recrutent et
vivent les intellectuels de gau-
che de notre pays.
Remettant une description gé-
nérale au numéro que
« Socia-
lisme
Barbarie » compte
consacrer à la société américaine,
nous examinerons ici un échan-
tillon des produits de la recher-
che intellectuelle de la gauche
aux Etats-Unis. Il s'agit du nu-
méro spécial du cinquantenaire
de l'hebdomadaire « libéral »
« New Republic ». Ce numéro,
est centré sur un thème unique :
les problèmes que doit affronter
l'Amérique au seuil de la « Great
Society », cette société grandiose
que promettent les dirigeants
comme développement de la
« société d'abondance >> actuelle.
Feuilletant la revue, nous
voyons traiter successivement les
sujets suivants :
Un article proprement poli-
tique soulignant l'importance du
pouvoir fédéral et à l'intérieur
de celui-ci, le déclin des assem-
blées au profit de la bureaucra-
tie présidentielle. L'auteur consi-
dère cette tendance comme iné-
luctable et souhaitable tout en
soulignant le risque de voir le
pouvoir tomber entre les mains
d'un général de quelque
démagogue d'extrême-droite.
Vient ensuite':
rait-il être notre ville ? ». Par-
tant d'une expérience en cours à
Reston (Virginie) de ville sans
voitures, à fonctions non diffé-
renciées, l'auteur pose le pro-
blème de l'évolution du cadre de
vie urbain, de la dégradation des
conditions d'existence de la par-
tie croissante de la population
(partie déjà largement majori-
taire) qui habite les villes. Il
discute d'orientations qui pour-
raient rendre moins inhumaines
les villes existantes et servir
d'axes à un urbanisme nouveau.
Il souligne les difficultés que
rencontre le choix de ces orien-
tations aans une économie capi-
taliste de la construction, mais
se méfie également de leur appli-
cation par la bureaucratie.
Un article sur l'« environ-
nement » attiré l'attention sur le
fait que l'air, l'eau et la terre
sont appelés à être (sont déjà)
les facteurs rares qui poseront
les problèmes économiques les
plus difficiles dans les années à
venir. C'est là une conséquence
de l'expansion démographique et
de l'urbanisation explosive.
Les tendances actuelles de
l'éducation conduisent à la dis-
parition de toute diversité dans
le système éducatif, constate un
autre article. Une structuration
uniforme et hiérarchisée tend à
consolider l'existence d'une cou-
che exclue des bénéfices de la
« société d'abondance ». L'auteur
souligne les difficultés institu-
tionnelles qui empêchent de
sortir de cette voie et regrette,
quoiqu'assez marginalement, le
caractère passif des méthodes
d'enseignement.
Sur le plan économique,
on lit un plaidoyer en faveur de
la planification, considérée com-
me nécessaire pour améliorer les
prévisions à l'échelle nationale
et comme étant seule capable de
résoudre les problèmes du chô-
mage engendré par l'automation.
« L'émancipation n'est pas
encore arrivée », cet article de
Bruno 'Bettelheim sur la femme
américaine insiste notamment sur
les conditions socio-économiques
qui s'opposent à la libération de
la femme et qui expliquent dans
une certaine mesure le « retour
au foyer » constaté ces dernières
années. Il en voit la cause dans
le caractère aliénant et inhumain
des modes de travail offerts par
notre société. Les hommes sont
forcés de le subir, à cause de la
nécessité économique. Les fem-
mes n'y ont trouvé qu'un autre
ou
« ceci pour-
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mes
esclavage remplaçant celui du
foyer.
L'article consacré à la jeu-
nesse fait une large place à la
déliquance juvénile, celle des
classes pauvres comme celle des
classes aisées. Cette dernière
prouve que le malaise de la so-
ciété contemporaine n'est
pas
seulement économique.
Les problèmes de la vieil-
lesse sont abordés sous l'angle
démographique, médical, social,
psychologique et économique. La
question du droit au suicide est
également évoquée.
Le problème noir est pré-
senté par un blanc : il rappelle
que sur tous les plans la fin de
la discrimination raciale impli-
que la fin d'un certain nombre
de privilèges dont jouissent les
blancs, alors qu'on semble croire,
bien souvent, qu'il suffira de
donner aux noirs ce dont ils sont
privés actuellement
soit besoin de le prendre à per-
pation des femmes, de moins
bons et de franchement médio-
cres. Mais la gamme des problè-
couverts est très intéres-
sante : il s'agit des problèmes
réels de notre société à son stade
d'évolution. Sans doute il arrive
que la presse de gauche euro-
péenne aborde ces questions ;
mais elle donne presque toujours
l'impression d'y recourir comme
à des trucs pour attirer les lec-
teurs et les ramener aux problè-
mes de la politique tradition-
nelle. Chez les Américains, elles
sont abordées pour elles-mêmes,
comme des problèmes qui nous
intéressent parce qu'ils sont à
résoudre maintenant et qu'ils ont
une répercussion vitale sur l'évo-
lution de la société. Les sujets
sont en général attaqués de front,
de façon hardie, hors des préju-
gés et des cadres rigides.
Mais lorsqu'on aborde l'écono-
mie ou la politique proprement
dite, la pensée est très faible. En
économie, on réclame une plani-
fication souple (le modèle fran-
çais est fréquemment cité), un
système fiscal plus progressif. En
politique on souhaite un meilleur
fonctionnement du régime « dé-
mocratique », la défense des
droits civils, leur extension aux
noirs, une meilleure représenta-
tion des villes dans le système
électoral.
En fait ce qui manque surtout
à la gauche intellectuelle améri-
caine, c'est une vue d'ensemble
des problèmes qu'elle aborde.
Cette carence entretient l'illusion
que ces problèmes peuvent être
résolus par des aménagements
qui ne brisent pas le cadre du
système économique et politique
existant. Ainsi, ses qualités et ses
défauts apparaissent en quelque
sorte comme complémentaires de
ceux de la gauche européenne.
sans
qu'il
sonne.
ses
La culture n'est évoquée
qu'en fonction des efforts du gou-
vernement pour utiliser à
propres fins de propagande le
développement d'une culture que
nous qualifierons, de toutes fa-
çons, d'officielle. Rien n'est dit
du Pop Art, des Beatniks ou de
toute autre forme de la culture
vivante.
Le dernier article est le
seul qui sorte du cadre du terri-
toire national des Etats-Unis et
des problèmes spécifiquement
américains. Il insiste sur le fait
que l'accélération de l'Histoire
serait arrivée à un niveau cri-
tique, où l'efficacité de l'Etat
national, notamment, serait tout
à fait dépassée.
La qualité de ces articles est
certes très variable. Il y en a
de très bons, comme ceux qui
concernent les villes et l'émanci-
Paul TIKAL
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